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Slow media : émergence d'un journalisme narratif sur le web.

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par Elena JOSET
Université Sciences Humaines et Arts Poitiers - Master Information-Communication, Web éditorial 2016
  

Disponible en mode multipage

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Mémoire de fin d'études - Master web éditorial

Sous la direction de Mme Marie-Hélène Hermand

UFR Sciences Humaines et Arts de l'Université de Poitiers, promotion 2016

SLOW MEDIA : ÉMERGENCE D'UN JOURNALISME NARRATIF

SUR LE WEB

Étude comparative du dispositif mis en place par les pure players Le Quatre Heures et Les Jours.

Elena Joset - juin 2016

2

Remerciements

Je tiens particulièrement à remercier Mme Marie-Hélène Hermand, directrice de ce mémoire, pour son accompagnement, sa disponibilité, et l'intérêt porté pour ce projet. Sa réactivité, son analyse, et ses commentaires m'ont été des plus utiles tout au long de la rédaction de ce travail.

De plus, je souhaite remercier Monsieur Yannis Delmas, directeur du Master Web éditorial pour sa disponibilité et son écoute, ainsi que Monsieur David Guillemin pour ses précieux apports méthodologiques.

Par ailleurs, je tiens à remercier mes camarades de classe et surtout amies, Anastasiia Markina, Marine Schilling et Morgane Pourteau pour leur soutien, leur bienveillance (et leur brin de folie).

Je remercie également Rose-Luce Ricart, Martial Joset et Élise Joset, qui m'ont encouragée et soutenue, il y a deux ans, dans mon projet de reprise d'étude.

Enfin, je remercie tout particulièrement Mehdi Benyounes, complice au quotidien, pour son immense patience, son humour fin, et bien évidemment, son soutien.

« Ah cette presse, que de mal on en dit ! [...]

Il s'agit d'être renseigné tout de suite. Est-ce le journal qui a éveillé dans le public cette curiosité croissante? Est-ce le public qui exige du journal cette indiscrétion de plus en plus prompte ? Le fait est qu'ils s'enfièvrent l'un l'autre, que la soif de l'un s'exaspère à mesure que l'autre s'efforce, dans son intérêt, de la contenter. Et c'est alors qu'on se demande, devant cette exaltation de la vie publique, s'il y a là un bien ou un mal. Beaucoup s'inquiètent. Tous les hommes de cinquante ans regrettent l'ancienne presse, plus lente et plus mesurée. Et l'on condamne la presse actuelle1 ».

Émile Zola, 24 novembre 1888.

3

1 ZOLA, Émile. Le journalisme. Le Figaro (supplément littéraire). 24 novembre 1888. [En ligne] [Consulté le 20/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k272469b/

4

Table des matières

Introduction 6

Première partie 10

Le journalisme narratif du XIXe siècle à aujourd'hui : le récit au service d'un journalisme

de temps long 10

1.1- Entre tradition du journalisme littéraire américain et grand reportage à la française 11

1.1.1- Terminologie : journalisme littéraire et journalisme narratif 11

1.1.2- Une longue tradition américaine 12

1.1.3- Le succès du grand reportage à la française 13

1.1.4- Le New journalism et le New New journalism 14

1.2- Tentative de définition du journalisme narratif 17

1.2.1- Un journalisme qui s'écarte du modèle canonique de l'écriture journalistique 17

1.2.2- Raconter une histoire vraie : le récit au coeur du journalisme narratif 18

1.2.3- Précision factuelle, immersion et regard pour un journalisme expérientiel 19

1.3- Un regain d'intérêt en réaction à l'ère de la surabondance d'informations 22

1.3.1- Pression temporelle et « circulation circulaire de l'information » 22

1.3.2- Un journalisme qui s'inscrit a priori dans le concept de Slow media 24

1.3.3- Le journalisme narratif en France depuis 2008 : des mooks aux pure players 27

Deuxième partie 30

Données récoltées de l'étude comparative de deux pure players de temps long : Le

Quatre Heures et Les Jours. 30

2.1- Présentation de la méthodologie convoquée pour l'étude comparative 31

2.1.1- Objectifs et attentes de l'étude comparative 31

2.1.2- Corpus retenu pour l'étude comparative 32

2.1.3- Appuis théoriques et présentation de la grille d'analyse 33

2.2- Les Jours et Le Quatre Heures : caractéristiques et revendications des deux pure

players 36

2.2.1- Le Quatre Heures : un média de « slow info » 36

2.2.2- Les Jours : l'actualité traitée en séries d' « obsessions » 38

2.3- Présentation des données issues de l'analyse de contenu 42

2.3.1- Description générale des documents et mise en contexte des reportages 42

2.3.2- Identification des éléments structurels du récit 42

5

2.3.3- Analyse de la narration 45

2.3.4- Observation de la forme des reportages : éléments graphiques, hiérarchisation de

l'information et interactivité 48

Troisième partie 53

Interprétation des données récoltées : le web comme terrain favorable à un journalisme

de temps long et à l'identité forte 53

3.1- La narratologie au service de l'analyse de récits médiatiques 54

3.1.1- La narration pour affirmer des choix éditoriaux et légitimer le récit en tant que

production journalistique 54

3.1.2- Réconciliation de la fonction intrigante et de la fonction configurante au sein du

récit médiatique 57

3.2- L'apport du web dans la narration : la recherche d'une nouvelle expérience de lecture 61

3.2.1- La réappropriation des codes de la presse papier sur le web 61

3.2.2- Une « mise en relief » du récit médiatique grâce au web 62

3.2.3- Le web pour révéler l'immersion du reporter et favoriser celle du lecteur 64

3.3- Slow media : un concept sujet à des interprétations différentes et révélateur d'un métier

en crise identitaire 66

3.3.1- Concept de Slow media : précisions terminologiques 66

3.3.2- Des discours sur le Slow media a priori divergents 67

3.3.3- Volonté d'un retour aux fondamentaux d'un métier en crise identitaire : le temps au

coeur du débat 70

3.3.4- Tendances d'évolution du concept de Slow media 74

Conclusion 77

Bibliographie 82

ANNEXES 87

6

Introduction

Depuis son apparition dans les années 1990, Internet a démocratisé l'accès de tous à l'information en facilitant sa circulation et en lui permettant d'être diffusée dans l'immédiat. Dans ce contexte, les médias de la presse écrite ont dû s'adapter en investissant le support web. En décembre 1995, le journal Le Monde lance son site web ( Lemonde.fr) quelques mois après le quotidien régional Dernières Nouvelles d'Alsace2. Durant la première moitié des années 2000, les rédactions se sont dotées de services dédiés à l'information en ligne pour devenir des rédactions bi-média.

Par ailleurs, les évolutions technologiques en matière d'équipements ont permis aux internautes d'avoir accès à l'information partout, et tout le temps. D'après l'Insee, en 2014, la vente de smartphones en France a explosé, au point que sur quatre téléphones mobiles achetés, trois sont des smartphones3. La vente de tablettes en 2015 a augmenté de six points par rapport à l'année précédente. Par ailleurs, le baromètre du numérique du CREDOC de 20154 révèle que les réseaux sociaux sont de plus en plus sollicités pour s'informer de l'actualité.

Ces évolutions technologiques, permettant d'avoir accès à une abondance d'informations de manière instantanée, ont considérablement bouleversé les pratiques professionnelles des journalistes. Dans ce contexte, les journalistes ont développé un nouveau rapport au temps. En effet, le journalisme numérique s'inscrit dans la contrainte de traiter l'actualité en temps réel. Cette notion de « temps réel » de l'information repose sur la volonté de réduire au minimum le temps entre un événement et son écho sur le web5.

Les journalistes se trouvent ainsi pris dans une spirale de l'urgence qui se traduit par une course à l'information. Dans cette logique, l'accélération du rythme de production d'information incite les journalistes à s'informer auprès des mêmes sources d'information, à savoir, les agences de presse. Il n'est d'ailleurs pas rare de lire, sur des médias en ligne, des articles quasi identiques. Le manque de temps favoriserait ainsi une certaine uniformisation des contenus causée notamment par un

2 HEMERY, Claire. Quand la presse française s'emparait du web. Inaglobal.fr. [En ligne]. 19 décembre 2013. [Consulté le 18/06/2016] Disponible à l'adresse : http://www.inaglobal.fr/presse/article/quand-la-presse-francaise-semparait-du-web

3 La consommation des ménages est encore convalescente en 2014. Insee Première. [En ligne]. Juin 2015. [Consulté le 18/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1554/ip1554.pdf

4 Baromètre du numérique. Edition 2015. CREDOC. [En ligne] 27 novembre 2015. [Consulté le 18/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.arcep.fr/uploads/txgspublication/CREDOC-Rapport-enquete-diffusion-TIC-FranceCGE-ARCEPnov2015.pdf

5 ANTHEAUME, Alice. Le journalisme numérique. Paris : Presses de Sciences Po, 2013. 192 p. Nouveaux débats.

7

« retraitement systématique de l'information6 ». Par la même occasion, l'impériosité de l'instantanéité ne ferait que participer à la « circulation circulaire de l'information » dont parlait le sociologue Pierre Bourdieu en 1996, à propos des médias télévisés.

Enfin, cette notion de « temps réel de l'information » semble impacter directement les principes fondamentaux du métier de journaliste reposant sur la recherche et la collecte d'informations, la vérification de celles-ci, leur retranscription et leur diffusion. En effet, la pression temporelle à laquelle sont confrontés les professionnels est facteur d'erreurs. Le dernier exemple en date, est l'annonce erronée de la mort de Martin Bouygues par l'Agence France Presse, le 28 février 2015.

Toutefois, l'ère du fast-info, de l'instantanéité, des alertes, du live, et donc de la diffusion massive de l'information, favoriserait, dans le même temps, un retour aux médias dont la caractéristique est de prendre le temps, qu'il s'agisse du temps de production comme du temps de consommation de l'information. En effet, dans la lignée du mouvement Slow food né dans les années 1980 en Italie en réaction à la construction du premier fast-food Mac Donald à Rome, s'est développé le concept de Slow media, dont le manifeste a été rédigé par trois chercheurs allemands en 2010. À l'instar du mouvement Slow food, le Slow media s'oppose à la consommation rapide et considère le temps comme l'ingrédient indispensable à des productions journalistiques de qualité.

En France, se développe les mooks (contraction de « magazine » et « book ») dont les objectifs sont de proposer des contenus long-format, de qualité, et inscrits dans une temporalité à contre-courant de l'information instantanée. Alors que la revue XXI ouvre la voie en 2008 à ce type de médias, le journalisme long-format trouve également sa place sur le web puisqu'à partir de 2013, de nombreux pure players se développent.

Pour le sociologue des médias Jean-Marie Charon, ces nouveaux médias constituent « la nouvelle vague de création de pure players » et représentent un véritable « bouillonnement éditorial7 ». Ces pure players ont pour point commun de revendiquer, au même titre que les mook, une information de qualité fruit d'une prise de recul, d'analyses, d'enquêtes et de reportages sur le terrain. À travers leur ligne éditoriale, ces pure players mettent ainsi la notion de temps au coeur de leurs préoccupations.

Alors que ces pure players et mook accordent une large place au reportage issu du journalisme narratif qui s'appuie sur la mise en récit et les techniques d'écriture narrative, on a pu observer que la presse généraliste s'est saisie du terme « slow media » pour qualifier l'arrivée de ces pure players. Genre journalistique particulier, le journalisme narratif s'inscrit a priori dans ce concept de Slow media dans la mesure où il « entretient une relation privilégiée avec le temps long, y compris celui de la lecture8».

6 REBILLARD, Franck, « Du traitement de l'information à son retraitement. La publication de l'information journalistique sur l'internet», Réseaux (no 137) [En ligne]. Mars 2006. [Consulté le 20 novembre 2015] Disponible à l'adresse : www.cairn.info/revue-reseaux-2006-3-page-29.htm

7 CHARON, Jean-Marie. Presse et numérique : l'invention d'un nouvel écosystème. [En ligne]. Juin 2015. [Consulté le 26/05/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Ressources/Rapports/Rapport-Charon-Presse-et-numerique-L-invention-d-un-nouvel-ecosysteme

8GREVISSE, Benoît. Écritures journalistiques : stratégies rédactionnelles, multimédia et journalisme narratif. 2e édition. Bruxelles : De Boeck, 2014. 264 p. Info & Com. Chapitre VI Le journalisme narratif, p. 211-239.

8

Issu de la longue tradition du journalisme littéraire américain de la fin du XIXe siècle, le journalisme narratif est plus connu en France à travers le « grand reportage » des années 1930. S'inscrivant dans le temps long, le journalisme narratif se distingue également du journalisme plus traditionnel, car il « ébranle les fondations des écoles de journalisme où l'on perpétue une pédagogie d'écriture fondée essentiellement sur les faits, l'objectivité et la neutralité9 ».

Ce mémoire a donc pour objectif d'interroger le concept émergent de Slow media ainsi que sa présence dans les pratiques médiatiques sur le web. Dans cette logique, nous nous interrogerons sur l'association du concept de Slow media, avec la « nouvelle vague » de pure players, dont certains proposent des contenus journalistiques issus du registre narratif.

Alors que le web favorise la circulation de l'information dans l'instantané, comment expliquer le développement du concept de Slow media et la présence sur le web de pure players d'informations reposant exclusivement sur des contenus long-format issus, notamment, du registre narratif ?

Quels discours s'articulent autour de ce concept et quelles problématiques soulèvent-ils ? Par ailleurs, au regard des recherches théoriques et historiques menées sur le journalisme narratif, comment expliquer le développement de ce genre sur le web, alors que celui-ci repose sur des contenus long-format relevant d'un traitement de l'information sur le long terme ? Le web constitue-t-il, dans le cadre de pratiques journalistiques, un terrain favorable à la lenteur et à la longueur ?

Pour tenter de répondre à ces questions, nous convoquerons plusieurs domaines de recherche. Nous ferons appel aux travaux de chercheurs en sciences de l'information et de la communication spécialisés dans les questions liées au journalisme tels que Benoît Grevisse10, Amandine Degand11, Nathalie Sonnac12 ou encore Nicolas Pelissier13.

Nous nous pencherons également sur les travaux et études menés par des journalistes ou chercheurs spécialisés dans le journalisme narratif comme Alain Lallemand14 et Isabelle Meuret15 dans le but de recueillir à la fois une vision professionnelle et un regard théorique.

Enfin, nous irons sur le terrain de la narratologie en convoquant les travaux de narratologues tels que Marc Lits, fondateur de l'Observatoire du récit médiatique ou Raphaël Baroni, spécialiste de la

9 MEURET, Isabelle. Le Journalisme littéraire à l'aube du XXIe siècle : regards croisés entre mondes anglophone et francophone. Contextes [En ligne]. 16 mai 2012 [Consulté le 12 octobre 2015] Disponible à l'adresse : https://contextes.revues.org/5376

10 Docteur en communication, directeur de l'École de journalisme de Louvain

11 Professeure à l'Institut des Hautes Écoles des Communications Sociales, chercheuse à l'Université catholique de Louvain

12 Directrice de l'Institut Français de Presse

13 Directeur adjoint du département des sciences de la communication de l'Université de Nice Sophia Antipolis

14 Grand reporter, maître de conférences de l'Université catholique de Louvain

15 Professeure en sciences de l'information et de la communication à l'Université libre de Bruxelles. Enseigne le journalisme littéraire américain à l'Université de Gand

9

tension narrative et de l'intrigue. Le travail de Marie Vanoost16 sera un support incontournable puisque la chercheure plaide en faveur d'une approche narratologique du journalisme narratif.

Dans un premier temps, nous nous inscrirons dans une approche historique afin de comprendre ce sur quoi repose le genre qu'est le journalisme narratif. Alors qu'il est l'héritier du journalisme littéraire américain de la fin XIXe siècle, il s'agit d'observer comment ce genre journalistique a évolué dans les espaces anglophones et francophones. Nous tenterons de définir ce genre à part entière en dressant ses caractéristiques. Ainsi, il s'agit de comprendre en quoi il se distingue d'un journalisme plus factuel et donc, plus traditionnel. Par ailleurs, nous nous concentrerons sur la pratique actuelle du journalisme narratif en France, tout en la croisant au concept émergent de Slow media.

Dans un second temps, nous interrogerons le concept de Slow media à travers une étude contrastive de pure players français proposant des contenus long-format. Il s'agira, d'une part, à travers des entretiens menés auprès des fondateurs de ces médias en ligne d'interroger le concept de Slow media, mais également de prendre connaissance des stratégies éditoriales mises en oeuvre par ces pure players pour diffuser des contenus long-format relevant du registre narratif. D'autre part, à travers une grille d'analyse, nous tenterons de comprendre comment et pourquoi les techniques d'écriture narrative sont utilisées dans les productions journalistiques de ces pure players.

Enfin, en nous appuyant sur les données issues de nos entretiens et de notre analyse de contenus, nous tenterons de comprendre ce qu'apporte d'une part l'utilisation du récit au sein de contenus journalistiques, et d'autre part, les technologies propres au web dans la stratégie éditoriale des pure players retenus dans notre corpus. Il s'agit, en effet, de comprendre en quoi le web constitue un terrain d'expérimentation en matière d'écriture, et d'innovations éditoriales. De plus, en analysant les différents discours rencontrés à propos du Slow media, nous tenterons de dégager des éléments de réponse sur la pertinence d'un tel concept, les problématiques qu'il permet de soulever à propos de la profession journalistique, mais surtout, ses tendances d'évolution.

16 Chercheure à l'Université catholique de Louvain, docteure en philosophie et en sciences de l'information et de la communication

10

Première partie

Le journalisme narratif du XIXe siècle à aujourd'hui : le récit au service d'un journalisme de temps long

Désigné par les termes « New journalism », « New New journalism », « narrative journalism » ou encore « non-fiction creative », le journalisme narratif est souvent présenté comme une « révolution » ou du moins, comme un genre novateur. En effet, il laisse une place assumée à la subjectivité de l'auteur et s'appuie sciemment sur les techniques d'écriture de la fiction pour faire ressentir les événements au lecteur. Considéré comme l'héritier du journalisme littéraire américain que les spécialistes John Hartsock et Norman Sims identifient comme émergeant à la fin du XIX? siècle17, le journalisme narratif ne serait finalement ni un genre récent ni un modèle qui se serait complètement éteint. Pour Isabelle Meuret, « le journalisme narratif ne disparaît pas, mais il évolue18

Dans cette première partie, nous nous pencherons sur les origines du journalisme narratif qui a connu ses heures de gloire en France à la fin du XIXe siècle et durant l'entre-deux guerre, mais qui représente dans l'espace anglo-saxon, une longue tradition journalistique.

Puis, nous tenterons, en nous appuyant sur les définitions issues d'une pluralité de domaines de recherche de définir ce qu'est le journalisme narratif, du moins, d'en tracer les caractéristiques qui lui sont propres.

Enfin, nous nous interrogerons sur les raisons du regain d'intérêt pour le journalisme narratif à l'heure de la surabondance de l'information, en croisant ce genre journalistique particulier avec le concept de Slow media dont le manifeste a été rédigé en 2010.

17 MEURET, Isabelle. Petite histoire du format long. InaGlobal.fr [En ligne]. 20 novembre 2013. [Consulté le 12/10/2015]. Disponible à l'adresse : http://www.inaglobal.fr/presse/article/petite-histoire-du-format-long/

18 Ibid.

11

1.1- Entre tradition du journalisme littéraire américain et grand reportage à la française

1.1.1- Terminologie : journalisme littéraire et journalisme narratif

Le journalisme littéraire est désigné dans l'espace anglophone par de nombreux termes tels que narrative journalism, literay journalism, literary non-fiction, creative non-fiction, pour ne citer que les plus courants19. Fondateur de l'International Association for Literary Journalism en 2006, John Bak précise que toutes ces appellations convergent vers l'idée commune d'une écriture fidèle au réel avec pour vocation d'informer par le biais d'un contenu à caractère esthétique20. Par ailleurs, en créant cette association internationale dédiée au journalisme littéraire, John Bak envisage celui-ci comme une discipline à part entière. Son ambition est de stimuler la recherche, d'observer les pratiques et traditions d'autres aires culturelles afin de donner à la discipline toute sa légitimité21.

Nous nous inscrirons dans cette démarche et parlerons de « journalisme littéraire » pour parler de ce genre journalistique dans l'espace anglophone puisqu'il renvoie directement à la traduction de l'expression « literary journalism ». Cependant, nous parlerons de « journalisme narratif » pour désigner cette pratique dans l'espace francophone. Ce terme est employé communément par les chercheurs et professionnels français dans la mesure où journalisme et littérature sont deux disciplines qui persistent à s'opposer pour des questions de méthodologie22.

En effet, alors que le journalisme littéraire constitue une discipline à part entière dans l'espace anglo-saxon, Isabelle Meuret rappelle qu'en France, la question est de savoir si le journalisme narratif doit être analysé dans le champ des langues et des lettres ou bien dans les filières en journalisme. Dans la même logique que John Bak et Norman Sims, Meuret estime que les textes journalistiques littéraires s'inscrivent dans les deux domaines : il s'agit de croiser regards journalistiques et littéraires pour proposer une méthodologie propre au journalisme narratif, envisagé alors, comme une discipline. En effet, ces productions journalistiques constituent non seulement un objet d'étude en matière d'écriture littéraire, mais invitent également à l'analyse des contextes sociaux, politiques, et culturels dans lesquels elles s'inscrivent.

Nous nous positionnerons dans la lignée de Marie Vanoost, chercheure en langage et communication, qui justifie l'emploi du terme « journalisme narratif » de la manière suivante : « journalisme » signifie qu'il s'agit de se concentrer sur des textes qui revendiquent un caractère informatif et qui trouvent leur place au sein de médias d'information ; « narratif » est « le qualificatif employé par les acteurs eux-mêmes [...] et possède le meilleur capital descriptif par rapport au phénomène étudié, sans porter de charge symbolique trop marquée - il ne présente pas le caractère

19 BAK, John, REYNOLDS Bill (dir.). Literary Journalism Across The Globe : Journalistic Traditions and Transnational Influences. Boston and Amherst, University of Massachusetts Press, 2011.

20 Ibid.

21 MEURET, Isabelle. Op.cit.

22 MEURET, Isabelle. Op.cit.

12

présomptueux, ou du moins potentiellement polémique de l'adjectif littéraire23 ». Enfin, Marie Vanoost ajoute que le terme « narratif » est bienvenu « puisque la non-fiction créative consiste en un art de raconter (storytelling) de tout premier ordre24 ».

Dans les deux cas, journalisme littéraire et journalisme narratif désignent bien une écriture dont l'ambition est de raconter des histoires fondées sur des faits réels tout en mobilisant les techniques d'écriture littéraire empruntées à la fiction.

1.1.2- Une longue tradition américaine

L'utilisation première du terme literary journalism remonterait selon le professeur John Hartsock à 1907 avec la publication par un auteur anonyme d'un article intitulé « Confession of a literay journalist » dans la revue littéraire The Bookman25. Dans son ouvrage dédié à l'histoire du journalisme littéraire américain26, John Hartsock situe l'apparition de cette forme de journalisme dès les années 1890.

Pour Alain Lallemand, la création du journalisme littéraire américain s'explique par le besoin de témoigner du développement démographique, économique et culturel de la seconde moitié du XIXe siècle27. Qualifié de journalisme « humaniste » par Isabelle Meuret, le journalisme littéraire américain né durant une époque marquée par un « climat positiviste où prévalait la vérité scientifique » et représente une manière de se démarquer d'un modèle journalistique conventionnel « prônant une objectivité exacerbée et une sécheresse de ton aliénante28 ».

On observe ainsi à cette époque une scission entre deux journalismes : celui des faits et celui de la narration. En effet, le journalisme littéraire américain emprunte les techniques d'écriture de la fiction et a pour objectif de rétrécir l'écart entre le sujet et le milieu observé pour mieux en rendre compte29.

Les anthologies dédiées au journalisme littéraire de Norman Sims et Mark Kramer (1995)30 ou de John Hartsock (2000)31 témoignent du dynamisme de grands reporters américains tels que Stephen Crane, Lafcadio Hearn, Lincoln Steffens, Hutchin Hapgood ou Richard Harding Davis. À l'aube du XXe siècle, ces derniers livrent des reportages traitant des changements politiques, sociaux, économiques et des guerres de l'époque. À ce titre, l'étude portant sur l'histoire du journalisme littéraire de John Hartsock montre que ce genre journalistique coïncide systématiquement à des moments marqués

23 VANOOST, Marie. Journalisme narratif : proposition de définition, entre narratologie et éthique, Les Cahiers du journalisme [En ligne]. 2013. [Consulté le 12/10/2015]. Disponible à l'adresse : http://www.cahiersdujournalisme.net/cdj/pdf/25/9.Marie-Vanoost.pdf

24 Ibid.

25 MEURET, Isabelle. Op.cit.

26 HARTSOCK, John. A History of American Literary Journalism: The Emergence of A Modern Narrative Form. Amherst, University of Massachusetts Press, 2000.

27 LALLEMAND, Alain. Op.cit.

28 MEURET, Isabelle. Op.cit.

29 Ibid.

30 SIMS, Norman, KRAMER, Mark. Literary Journalism. Ballantine Books, 1995. 480p.

31 HARTSOCK, John. Op. cit.

13

par les crises qu'elles soient politiques, sociales ou culturelles32. Nous le constaterons notamment avec le succès du New journalism des années 1960 aux États-Unis.

1.1.3- Le succès du grand reportage à la française

Le monde anglo-saxon n'a pas le monopole du journalisme littéraire comme le rappelle Marc Martin, historien des médias. Pour lui, le succès du grand reportage à la fin du XIXe siècle et durant l'entre-deux-guerres s'explique par la révolution des transports et des communications à distance ainsi qu'à l'expansion coloniale de la France à l'étranger33. Les récits de voyage ont en effet beaucoup de succès, puisqu'on y raconte des expériences vécues dans des pays lointains qui passionnent les lecteurs. La professeure en littérature, Myriam Boucharenc, précise quant à elle que durant la Belle Époque (1870-1890) on observe une opposition entre un journalisme traditionnel représenté par « les défenseurs du journalisme d'idées, littéraire et aristocratique34 », et un « journalisme de terrain » qui se traduit par l'adoption du reportage dont les auteurs sont tout aussi soucieux de témoigner de leurs expériences que de soigner leur écriture.

En matière de culture journalistique durant la Première Guerre mondiale, « le XIXe siècle reste la référence, le culte du «grand homme écrivain» est très présent, repoussant dans l'ombre, la figure du journaliste35 ».

Cependant, les grands reportages connaissent leurs heures de gloire dans l'entre-deux-guerres avec des écrivains-reporters comme Albert Londres et Joseph Kessel qui sont les « témoins de la vitalité du récit dans le journalisme d'expression française36 ». Alain Lallemand note cependant que le terme « grand reportage » a tendance à nier le talent littéraire de ses praticiens qui sont avant tout de « magnifiques raconteurs d'histoire » outrepassant la simple collection de faits.

Par ailleurs, la spécificité de ces « grands reporters » réside dans le fait qu'ils sont également des auteurs et écrivains et qu'ils assument avec difficulté cette polyvalence de statuts. Au carrefour du journalisme et de la création, Albert Londres, Joseph Kessel et leurs contemporains estiment que « l'exercice du journalisme peut nuire à la qualité de leur plume de créateur37 ». Alors qu'aux États-Unis la consécration pour un journaliste est de « donner à des reportages de terrain l'expansion d'un livre 38», celle de son homologue français et de produire un roman qui lui permettra d'accéder au rang d'homme de lettres.

32 MEURET, Isabelle. Op.cit.

33 MARTIN, Marc. Les Grands reporters : les débuts du journalisme moderne. Paris : Louis Audibert Éditions, 2005.

34 BOUCHARENC, Myriam. L'Écrivain-reporter au coeur des années trente. Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 2004.

35 LALLEMAND, Alain. Op.cit.

36 Ibid.

37 Ibid.

38 NEVEU, Erik. « Nouveaux » journalisme d'enquête et sciences sociales. Penser emprunts, écarts et hybridation. Tracés. Revues de Sciences humaine. [En ligne] 2012. [Consulté le 15/01/2016]. Disponible à l'adresse : http://traces.revues.org/5536

14

Durant la Seconde Guerre mondiale, le grand reportage français et ses praticiens seront victimes de la censure. De nombreux titres de la presse écrite disparaissent et faute de support, le grand reportage se dissipe. Après la guerre, les travaux se concentrent sur « le développement d'opinions et de lignes éditoriales, cependant que les récits demeurent au second plan39 » et les journalistes-auteurs-écrivains sont « mis en selle par une presse de libération qui éprouve d'importants déchirements idéologiques40 ».

En France, il faudra attendre la fin des années 1960 pour voir un regain d'intérêt pour le récit journalistique. Créé en 1968, le magazine Actuel valorise des sujets inédits avec des reportages en immersion et de longues enquêtes osant l'intimité du journaliste avec son sujet41. À la même époque, aux États-Unis, cette pratique journalistique est au coeur du mouvement appelé New journalism.

1.1.4- Le New journalism et le New New journalism

Alors que les années 1960 américaines sont marquées par la guerre du Viêtnam et d'importants changements socioculturels, de nombreux journalistes voient en ces évolutions sociétales un champ d'exploration pour témoigner de leur époque. Pour John Hollowel, les bouleversements sociaux tels que le mouvement pour les droits civiques, la révolution sexuelle, l'usage de drogues ou encore les émeutes raciales, ne pouvaient être traduits par une simple retranscription factuelle42. Respectant les critères déterminants du journalisme littéraire, les journalistes s'immergent au coeur des événements ou des milieux qu'ils observent et les racontent en s'appuyant sur des faits précis et entretiens avec des personnages qu'ils mettent en scène.

Tom Wolfe désigne le journalisme littéraire américain des années 1960 par New journalism, terme qu'il utilise en 1975 en publiant une anthologie d'articles43. Y figurent les grands noms qui ont marqué le journalisme littéraire de cette époque tels que Joan Didion, Michael Herr, Gay Talese, Truman Capote ou Hunter S. Thompson. Tom Wolfe perçoit le journalisme littéraire comme un journalisme de sensations. C'est pourquoi il revendique dans sa préface le droit de recourir aux techniques de la fiction « pour faire percevoir les sentiments et opinions des personnages que lui ont effectivement livrés les personnes qu'il a lui-même rencontrées44 ».

Cependant, Wolfe fustige le roman ou la nouvelle et écarte le modèle du narrateur omniscient propre à la fiction. Selon lui, la littérature de non-fiction basée sur le réel offrirait plus de possibilités. Wolfe prône le recours à l'observation de terrain dont les moindres détails « viendront donner vie aux personnages et au récit45 ».

39 LALLEMAND, Alain. Op.cit.

40 Ibid.

41 GREVISSE, Benoît. Écritures journalistiques : stratégies rédactionnelles, multimédia et journalisme narratif. 2e édition. Bruxelles : De Boeck, 2014. 264 p. Info & Com. Chapitre 6 - Le journalisme narratif, p. 211-237.

42 HOLLOWELL, John. Fact and Fiction : The New Journalism and the Non-Fiction Novel. Chapel Hill : The University of Carolina Press, 1977.

43 WOLFE, Tom. The New Journalism. Londres : Picador, 1975.

44 GREVISSE, Benoît. Op.cit.

45 Ibid.

15

Par ailleurs, Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès dégagent les limites de la retranscription du réel par les praticiens du New journalism. En effet, puisant leur inspiration « dans l'écriture poétique, musicale, littéraire et cinématographique », les new journalists « privilégient le style, la subjectivité de la mise en scène, la déconstruction du temps, l'interpellation du lecteur et la production d'images-chocs, sous l'emprise de substances souvent illicites » au risque de perdre « tout contact avec le réel », les « empêchant ainsi d'assurer durablement sa légitimité auprès du public et des éditeurs46 ».

À ce titre, Hunter S. Thompson, qui ne cache pas sa consommation de LSD, ira encore plus loin en fondant le Gonzo journalism, un journalisme ultra-subjectif se rapprochant du récit autobiographique écrit dans un langage décalé voire grossier. Le Gonzo journalism montre également ses limites avec une frontière entre réalité et fiction souvent difficiles à discerner comme le souligne Isabelle Meuret : « Hunter S. Thompson franchissait de nombreuses limites, qu'elles soient du «politiquement correct», formelles, stylistiques, mais aussi les limites même de la perception47 ». En effet, il est indéniable que l'absorption de drogue et d'alcool a un impact sur la perception du réel.

Pour Pélissier et Eyriès, il est important de « considérer le journalisme narratif sous un angle plus critique et [d'] interroger, notamment, la tentation de la fiction (et l'inclination pour le storytelling) à laquelle cèdent parfois des journalistes aguerris48 ». On peut d'ailleurs noter que Tom Wolfe se tournera, finalement, dans les années 1980 vers le roman avec succès, ce qui contribuera au déclin de son influence comme celle du New journalism49.

En 2005, le journaliste Robert Boynton emploi le terme New New journalism, pour désigner un courant journalistique qui se distinguerait du New journalism de Tom Wolfe. Pélissier et Eyriès préconisent de s'appuyer davantage sur ce New New journalism, plus soucieux de « coller au plus près du vécu de trajectoires humaines individuelles et collectives50 ». En effet, la clé du New New journalism se situerait dans les techniques d'immersion du journaliste. Benoît Grevisse souligne ainsi la distinction entre les deux courants américains : « là où Wolfe misait tout sur l'écriture en se glissant dans la tête de ses personnages, ses héritiers préfèrent s'immerger dans leur vie51 ».

À travers l'appellation New New journalism, Robert Boynton veut en effet valoriser sa dimension « activiste », mais rappelle que ses praticiens s'inscrivent dans un double héritage : les new new journalists seraient en effet la synthèse du New journalism et des précurseurs de XIXe siècle. Pour Boynton, le New New journalism exploite une forme d'écriture propre à celle des années 1960 tout en mettant au coeur de ses préoccupations les injustices sociales à l'instar des figures du journalisme littéraire américain du XIXe siècle. Pour Alain Lallemand, c'est cet engagement journalistique qui distinguerait ces deux courants : « Le New New journalism n'éprouve plus de complexe formel -

46 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre. Fictions du réel : le journalisme narratif. Les Cahiers de narratologie [En ligne] 14 octobre 2014. [Consulté le 12/10/2015]. Disponible à l'adresse : http://narratologie.revues.org/6852

47 MEURET, Isabelle. Op.cit.

48 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre. Op.cit.

49 GREVISSE, Benoît. Op.cit.

50 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre. Op.cit.

51 GREVISSE, Benoît. Op.cit.

toute forme d'écriture est envisageable -, mais la rigueur intellectuelle de l'enquête journalistique reprend le dessus sur l'éblouissement littéraire52 ».

Par ailleurs, à travers son appellation New New journalism, Robert Boynton a pour ambition de replacer le journalisme littéraire dans une perspective historique. Or, pour Marie Vanoost, la principale faiblesse de l'appellation de Boynton « est de limiter cette tentative d'historisation aux deux moments de l'histoire du journalisme américain », soit celui de la fin du XIXe siècle et celui des années 1960 et 1970, « alors que les auteurs qui ont étudié l'histoire du journalisme littéraire tracent une évolution plus longue et plus complexe du phénomène53 » comme en témoignent les travaux de Thomas Connery (1992), de John Harstsock (2000), et de Norman Sims (1995 et 2008)54.

Malgré les nuances que l'on peut discerner entre les deux courants américains, Marie Vanoost conclut en se concentrant sur les constantes qui s'imposent. Le journalisme narratif est un type particulier de journalisme où « les auteurs mettent en place des démarches de reportage, puis utilisent les techniques littéraires lors de l'écriture, donnant ainsi à leur texte une portée qui tend à dépasser celle du journalisme «conventionnel»55 ».

Marie Vanoost énonce ainsi « le plus petit dénominateur commun » sur lequel s'appuient les différentes définitions du journalisme littéraire, que celles-ci proviennent de l'espace anglophone ou francophone. Il convient désormais de tenter de définir ce qu'est le journalisme narratif ou littéraire en dressant ses caractéristiques.

16

52 LALLEMAND, Alain. Op.cit.

53 VANOOST, Marie. Op.cit.

54 Ibid.

55 Ibid.

17

1.2- Tentative de définition du journalisme narratif

1.2.1- Un journalisme qui s'écarte du modèle canonique de l'écriture journalistique

Alors que le journalisme narratif s'approprie les techniques d'écriture littéraire, celui-ci s'écarte du modèle canonique de l'écriture journalistique présenté dans les manuels pratiques et enseigné dans des écoles de journalisme « souvent bien obligées [...] de répondre aux exigences du marché en termes de formatage et de rapidité d'exécution56 ». Tenter de définir ce qu'est le journalisme narratif « exige de se décentrer totalement des conventions habituelles de traitement et d'exploitation de l'information brute57 ».

En effet, le journalisme narratif rend compte « d'une histoire réelle où des personnages déploient leurs actions dans le temps et dans un cadre spatial [...] ». Cette histoire est « mise en forme - par un narrateur qui possède une voix propre, personnelle - de manière à créer un récit organisé et capable de simuler une forme d'expérience pour ses lecteurs58 ». Ce sont donc les techniques d'écriture empruntées à la fiction qui vont participer à cette mise en forme de l'histoire qu'évoque Marie Vanoost dans sa proposition de définition.

Ainsi, le journalisme narratif échappe aux règles d'écriture classiques : usage des « 5W », concision, vocabulaire et structure de phrase simples ou encore « neutralité [du journaliste] posée comme impératif catégorique59 ». Erik Neveu ajoute que les formes d'écritures employées en journalisme narratif « transgressent les limites, les censures, les impuissances expressives que peuvent engendrer l'écriture de presse codifiée par les principes d'objectivité, de neutralité, la rhétorique de la pyramide inversée60 ».

En effet, le journalisme narratif rompt avec l'organisation de l'information selon le principe de la pyramide inversée qui consiste à hiérarchiser l'information de l'essentiel à l'accessoire. Les praticiens du journalisme narratif s'éloignent de cette pratique puisqu'elle limite les effets de suspense. Alors que le journalisme traditionnel a tendance à résumer le temps, le journalisme narratif permet au lecteur d'expérimenter « l'action comme si elle se déroulait en temps réel61 ». Par ailleurs, les « principes de sélection de l'information [...] » utilisés dans le journalisme traditionnel « [...] poussent à écarter toute une série de détails qui permettent de construire un personnage ou de visualiser une scène [...]62 ». Quand le journalisme conventionnel met l'accent sur le résumé, le journalisme narratif privilégie le détail concret63. Enfin, c'est en se détachant des règles de lisibilité que le journaliste peut développer un style d'écriture, un ton, ainsi que sa voix de narrateur64.

56 MEURET, Isabelle. Op.cit.

57 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre. Op.cit.

58 VANOOST, Marie. Op.cit.

59 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre. Op.cit.

60 NEVEU, Erik. Op.cit.

61 GREVISSE, Benoît. Op.cit.

62 VANOOST, Marie. Op.cit.

63 GREVISSE, Benoît. Op.cit.

64 Ibid.

18

Enfin, pour Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès, le journalisme narratif se situerait en fait dans un « entre-deux narratif65 ». En inscrivant ainsi ce genre dans une « zone frontière », Pélissier et Eyriès émettent l'idée qu'en journalisme narratif, « l'impératif réaliste de l'éthique journalistique n'entrave pas la célébration du style et la recherche du suspense via des procédés de mise en tension narrative66 ».

1.2.2- Raconter une histoire vraie : le récit au coeur du journalisme narratif

Pour rendre compte au mieux du réel et du milieu observé, le journalisme narratif revendique l'utilisation du récit. En effet, celui-ci permettrait de rendre le contenu plus dramatique et par conséquent, plus captivant pour le lecteur. L'originalité du journalisme narratif relève donc de la réunion assez paradoxale des caractéristiques propres au récit avec le principe fondamental du journalisme qui est de reconstituer le réel.

En s'appuyant sur le schéma quinaire67 proposé par Paul Larivaille entendu au sens d'un schéma narratif en cinq étapes décrivant la construction d'un récit et notamment celle du conte, Marie Vanoost rappelle les fondamentaux du récit. Celui-ci débute par une situation initiale où il ne passe rien d'anormal et qui a pour objectif de planter le décor (lieu, personnages). Cette situation est perturbée par une complication qui appelle l'action du/des personnage(s) afin de parvenir à une résolution. Enfin, le cinquième et dernier élément du récit constitue la situation finale permettant de revenir à un certain équilibre.

Ainsi, en convoquant le récit, le journalisme narratif transforme la règle d'écriture de base du journalisme, à savoir, le principe des « 5W ». Pour Roy Peter Clark, cité par Marie Vanoost, le « qui a fait quoi, où, quand et pourquoi ? » est approfondi voir transformé par le récit journalistique de la manière suivante :

« «Who» becomes character. «What » becomes plot. «Where» becomes setting. «When» becomes chronology. «Why» becomes motive. And «How» becomes narrative68 ».

Dans cette logique, Erik Neveu note que les contenus journalistiques relevant de ce qu'il appelle les «Nouveaux » journalismes d'enquête « énoncent qu'«il était une fois...», enchaînent des épisodes, organisent rebonds et flash-back, peuvent capturer le lecteur dans la dynamique de péripéties, d'une intrigue69 ».

Le journaliste est aussi amené à faire appel au dialogue. Si la citation est employée traditionnellement en journalisme pour rapporter les propos d'une personne, le journalisme narratif, lui, rend compte de longues conversations à travers lesquelles le journaliste cherche à « restituer les

65 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre. Op.cit.

66 Ibid.

67 LARIVAILLE, Paul. L'Analyse (morpho)logique du récit. Poétique, n° 19, 1974, pp. 368-388.

68 ««Qui» devient le personnage. «Quoi» devient l'intrigue. «Où» devient le décor. «Quand» devient la chronologie. «Pourquoi» devient le motif. Et «comment» devient le récit. » Dans ce mémoire, les citations en langues étrangères sont traduites par nos soins.

69 NEVEU, Erik. Op.cit.

19

intonations, le style, le lexique - précieux, technique ou ordurier - d'un personnage ou d'un groupe70 ».

Par ailleurs, parce qu'il prend le temps de raconter, le journalisme narratif met en place des personnages complexes. En effet, le lecteur est amené à suivre les actions d'un personnage évoluant dans un cadre spatio-temporel, rencontrant d'autres personnages « qui eux aussi sont plus qu'un nom, un âge, une profession ; [ils] sont avant tout des êtres définis par leur histoire71 ». Ainsi, « l'environnement des personnages est au moins aussi important que ceux-ci72 ». D'autre part, les praticiens du journalisme narratif ont la particularité d'accorder une véritable « attention pour les vies ordinaires, les «petites gens» auxquelles le lecteur est amené à s'identifier - du moins, comprendre73 ». Erik Neveu envisage, quant à lui, l'ordinaire de la vie sociale et les styles de vie comme le prisme de lecture de la société des journalistes issus des « nouveaux » journalismes74.

Ainsi, le récit en journalisme narratif permet d'utiliser « la palette de formes qu'offrent les narrations75 » et « c'est toute la panoplie des techniques d'écriture dites « littéraires » qui semble ouverte au journaliste76 ». Mettre en récit le réel a donc pour objectif de capter l'attention du lecteur, mais également de lui « offrir une compréhension plus profonde77 » du monde dans lequel il vit. Alors que le journaliste traditionnel s'efforce de présenter des faits de la manière la plus objective possible, le journaliste narratif use de l'écriture littéraire « pour appréhender le monde à travers ce qu'il nous laisse voir et ressentir78 », et ce, grâce à la mise en scène de personnages, la création de scènes, la dramatisation, la convocation importante de détails et de descriptions.

Cependant, si le journalisme narratif emprunte des techniques d'écriture propres à la fiction, il n'en reste pas moins que le récit journalistique est « soumis à une exigence de précision factuelle qui s'ancre principalement dans les démarches de reportage menées par le journaliste79 ».

1.2.3- Précision factuelle, immersion et regard pour un journalisme expérientiel

Les définitions proposées dans l'espace anglophone et francophone du journalisme narratif insistent sur la précision factuelle à laquelle le journaliste se plie. En effet, « le journaliste s'astreint à une stricte exactitude factuelle et ne construit pas ses personnages par l'imaginaire80 ». Cette obligation de précision, ce souci de l'accuracy, est le résultat d'une immersion du journaliste dans le milieu

70 Ibid.

71 VANOOST, Marie. Op.cit.

72 GREVISSE, Benoît. Op.cit.

73 LALLEMAND, Alain. Op.cit.

74 NEVEU, Erik. Op.cit.

75 Ibid.

76 VANOOST, Marie. Op.cit.

77 Ibid.

78 MEURET, Isabelle. Op.cit.

79 VANOOST, Marie. Op.cit.

80 GREVISSE, Benoît. Op.cit.

20

observé. Cette immersion permettrait au journaliste par la même occasion de « réduire sa subjectivité et de s'approcher de la réalité81 ».

À ce titre, Erik Neveu rapproche l'immersion du journaliste aux techniques employées en sciences sociales qui reposent sur le double parti pris de compréhension et d'intégration au terrain étudié. Pour Grevisse, le journaliste doit « à la fois parvenir à vivre avec [des] personnages, sans oublier sa posture d'observateur, cette distance qui permet d'échapper à l'adhésion totale82 ». De la même manière, Pélisser et Eyriès évoquent le travail de l'anthropologue qui s'investit sur le long terme afin d'explorer en profondeur un milieu. En effet, plusieurs mois, voire plusieurs années peuvent être nécessaires pour déboucher sur une production éditoriale. Pélissier et Eyriès ajoutent que « le narrateur se fond dans le décor, devient acteur du milieu observé ce qui lui permet d'affûter son regard et sa perception de l'environnement83 ».

Par ailleurs, en identifiant les traits fondamentaux du récit en journalisme, le grand reporter Alain Lallemand met un point d'honneur à l'importance de l'implication du journaliste sur le terrain. Au-delà des caractéristiques que sont la proximité avec les personnages, la distance critique, la fiabilité, la voix et la structure signifiante, l'action est sans doute le point fondamental qui distingue le journalisme narratif du journalisme factuel84. Pour Alain Lallemand, il ne s'agit pas seulement d'être dans l'observation, mais dans l'action pour mieux raconter les expériences vécues. Le journaliste doit faire ressentir au lecteur l'histoire racontée.

Alors qu' « aucun élément ne peut être inventé, ajouté ou supprimé, que tout doit être vrai85 », le récit journalistique fait la part belle aux détails permettant de rendre compte d'ambiances et de rendre « l'histoire vivante, presque «expérimentable»86 ». Pour Benoit Grevisse, le journalisme narratif est en fait un « journalisme de sensations » dont l'objectif est de faire ressentir au lecteur les sentiments des personnages ainsi que les événements87. Marie Vanoost ajoute à ce titre que le récit journalistique fait « intervenir tous les sens du journaliste, creusant jusque dans les émotions et pensées des personnages, permettant de faire vivre au lecteur des expériences ».

Ainsi, les praticiens du journalisme narratif justifient l'utilisation de l'ensemble des techniques d'écriture littéraire pour mieux comprendre un sujet et offrir une expérience de lecture différente de celle proposée par un journalisme plus traditionnel. Pour Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès, « au final [le journaliste narratif] contribue à ré-enchanter un monde que le journaliste factuel enferme au quotidien dans des contenus toujours plus petits et étanches ».

81 Ibid.

82 GREVISSE, Benoît. Op.cit.

83 PELISSIER, Nicolas, EYRIES, Alexandre. Op.cit.

84 LALLEMAND, Alain. Op.cit.

85 VANOOST, Marie. Op.cit.

86 Ibid.

87 GREVISSE, Benoît. Op.cit.

21

Et Roy Peter Clark, cité par Chip Scanlan88, d'ajouter à propos de l'utilisation des techniques d'écriture empruntées à la fiction :

« It's also necessary to define what those tools are designed to create : I agree with those also say « experience ». A narrative or story is a form of vicarious (or substitute) experience. The

story transports the reader to a place and a time not otherwise available the reader89 ».

88 SCANLAN, Chip. What is narrative anyway ? Poynter. [En ligne]. 20 septembre 2003. [Consulté le 20/01/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.poynter.org/2003/what-is-narrative-anyway/16324/

89 « Il est également nécessaire de définir ce pourquoi ces outils ont été conçus pour créer. Je suis d'accord avec ceux qui disent : «expérience ». Une narration ou une histoire est une forme d'expérience vécue par procuration (ou par substitution). L'histoire transporte le lecteur à un moment et dans un lieu qui ne seraient pas à sa portée d'ordinaire ».

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1.3- Un regain d'intérêt en réaction à l'ère de la surabondance

d'informations

1.3.1- Pression temporelle et « circulation circulaire de l'information »

Alors que le journalisme narratif « ne se développe pas sur un terrain vierge, mais en filiation avec la tradition du (grand) reportage90 » à la française de l'entre-deux-guerres, on observe un regain d'intérêt pour ce modèle journalistique depuis les années 2000. En effet, « les interactions entre journalisme et littérature » se mesurent « au nombre de journées d'étude, colloques, et autres rencontres qui leur sont consacrés, et ce, tant dans le monde anglophone que francophone91. »

Il semble que ce regain d'intérêt pour le journalisme narratif ne soit pas sans rapport avec la surabondance d'informations qu'implique le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication. En effet, alors qu'Internet a démocratisé l'accès de tous à l'information et a facilité sa circulation, celui-ci a permis dans le même temps de diffuser l'information dans l'immédiat, la rendant ainsi abondante92. Le numérique a ainsi considérablement bouleversé les pratiques de consommation de l'information du public, mais également celles du journaliste en matière de production et diffusion de contenus.

En effet, le numérique impose au journaliste un nouveau rapport au temps en ce qui concerne le traitement de l'information. L'écart entre l'événement et sa diffusion sur la toile doit être le plus étroit possible faute de quoi le journaliste court le risque d'être anachronique93. Alors qu'elle s'interroge sur l'« identité transnationale des journalistes en ligne », Florence Le Cam note que la temporalité des médias est devenue un élément structurant de l'identité même du journalisme94. Au cours d'une enquête de terrain au sein de cinq rédactions différentes, Florence La Cam observe que les professionnels du journalisme sont incités « à la rapidité [et] à la pression du temps, pour satisfaire l'internaute, pour concurrencer les autres médias, pour générer du flux95 ». Par ailleurs, si « la pression à la vitesse [est] plus où moins forte selon les identités éditoriales des sites », celle-ci reste néanmoins « le socle d'une représentation dominante de l'information en ligne dans les médias96 ». Dans ce sens, Michael Karlsson97 note que « l'immédiateté [est] devenue un élément clé et une valeur de l'information en ligne98 ».

90 VANOOST, Marie. Éthique et expression de l'expérience subjective en journalisme narratif. Sur le journalisme, vol. 2, n°2. [En ligne]. 15 décembre 2013. [Consulté le 31 décembre 2015]. Disponible à l'adresse : http://surlejournalisme.com/rev/index.php/slj/article/view/102/44

91 MEURET, Isabelle. Op.cit.

92 SONNAC, Nathalie. Information, modèles d'affaires et concurrence. In DEGAND, Amandine, GREVISSE, Benoît (dir). Journalisme en ligne : pratiques et recherches. Bruxelles : De Boeck, 2012. Info & Com, p.179-207.

93 ANTHEAUME, Alice. Le journalisme numérique. Paris : Presses de Sciences Po, 2013. 192 p. Nouveaux débats.

94 LE CAM, Florence. Une identité transnationale des journalistes en ligne ? In DEGAND, Amandine, GREVISSE, Benoît (dir). Journalisme en ligne : pratiques et recherches. Bruxelles : De Boeck, 2012. Info & Com, p.61-86.

95 Ibid.

96 Ibid.

97 KARLSSON, Michael. The immediacy of online news, the visibility of journalistic processes and a restructuring of journalistic authority. Journalism, n°12, 2011, p.279-295.

98 LE CAM, Florence. Op.cit.

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Cette pression temporelle n'est pas sans conséquence sur la qualité des contenus fournis par les journalistes. Facteur de stress, le « temps réel » est également un facteur d'erreur se traduisant, entre autres, par la non-vérification de l'information en ligne. Par ailleurs, pour Michael Karlsson cité par Florence La Cam, le temps « rend largement visible pour les internautes le processus de fabrication de l'information99 » qui sont alors les témoins des tâtonnements, des nouvelles versions et mises à jour des contenus journalistiques. Alors que le temps manque aux producteurs de contenus, les erreurs commises peuvent être corrigées en ligne rapidement. Néanmoins, celles-ci constituent l'illustration « d'une forme d'apprentissage constant par l'essai-erreur. »

Pour Alice Antheaume, la notion de « temps réel de l'information » reposerait « sur l'idée d'un contrat tacite de lecture entre le média et son audience et sur la promesse faite à cette dernière de publier, dès qu'une information survient, un contenu qui en rende compte100 ». Mais au-delà de répondre à l'appétit d'internautes qui peuvent désormais consulter une information partout et tout le temps notamment grâce au développement des smartphones, l'immédiateté est également encouragée par l'observation constante de ses concurrents en ligne101 . Florence Le Cam note, au même titre que Baisnée et Marquetti qui se sont intéressés aux chaînes d'information en continu, que surveiller l'activité en ligne de ses concurrents permet de repérer une information qui n'aurait pas été publiée dans son propre fil d'actualité. Au-delà du mécanisme de la « circulation circulaire de l'information » de Pierre Bourdieu reposant sur l'idée que la concurrence des médias entraîne paradoxalement leur homogénéisation, l'observation de la concurrence dans ce contexte de pression temporelle constituerait « un mimétisme [...] dans le repérage des alertes, ou des flashs des dépêches102 ».

Par ailleurs, pris dans la spirale de l'urgence et dans l'accélération du rythme de production d'information, les journalistes tendent à s'informer auprès des mêmes sources d'informations, en l'occurrence les agences de presse103, ce qui favoriserait une certaine uniformisation des contenus104. Pour Franck Rebillard, le « retraitement systématique de l'information » participe également à l'étouffement de la création de contenus originaux105. En effet, l'auteur observe que le web est constitué, finalement, davantage de reproductions de publications initialement prévues pour d'autres supports que de contenus originaux créés exclusivement pour être diffusés en ligne. Ainsi, le journalisme en ligne relèverait plus d'un « processus de retraitement [de l'information] [...] que [d'] activités de création106 ».

Face à cette diffusion massive en quasi-temps réel de l'information et à l'uniformisation des contenus, on observe un retour à des médias s'inscrivant dans le temps, qu'il s'agisse du temps de production que du temps de consommation. Ces médias hétérochrones - ainsi désignés par Philippe

99 Ibid.

100 ANTHEAUME, Alice. Op.cit.

101 SONNAC, Nathalie. Op.cit.

102 LE CAM, Florence. Op.cit.

103 Ibid.

104 SONNAC, Nathalie. Op.cit.

105 REBILLARD, Franck, « Du traitement de l'information à son retraitement. La publication de l'information

journalistique sur l'internet», Réseaux (no 137) [En ligne]. Mars 2006. [Consulté le 20 novembre 2015] Disponible à l'adresse : www.cairn.info/revue-reseaux-2006-3-page-29.htm

106 Ibid.

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Marion - sont caractérisés par un « temps de réception qui n'est pas programmé par le média107 ». Pour Marion, ces médias hétérochrones en opposition aux médias homochrones (télévision, cinéma, radio) permettent au « destinataire [...] d'imaginer et de gérer la durée de sa réception du message ». Marion ajoute que « gérer la durée du message, c'est le construire à sa façon, combler des vides. Mais en comblant ces vides médiatiques, on se projette, on co-construit le message par une sorte d'absorption singulière ».

En réaction à ce « temps réel en ligne [qui] colle au temps réel de la vie » et « s'égrène à la même cadence que celle de la trotteuse d'une montre108 », se développe la volonté d'un retour à la lenteur, voire à la déconnexion, que ce soit de la part des consommateurs d'information que des producteurs de contenus. En atteste la naissance aux États-Unis du Slow web movement en 2010 dont la philosophie est que chaque internaute devrait avoir une vie plutôt que d'être esclave du temps réel109. À peu près au même moment, on revendiquait également le droit à la lenteur dans le domaine des médias avec le Slow media.

1.3.2- Un journalisme qui s'inscrit a priori dans le concept de Slow media

En réaction aux fast-news à « une époque où l'information file à la vitesse de l'éclair, mais ne laisse pas toujours le temps de réfléchir et de vérifier la véracité des faits110 » s'est développé le mouvement Slow media en opposition directe à l'information instantanée, rapide et dénuée d'analyse.

En 2010, trois allemands coécrivent le manifeste du Slow media : Sabria David, chercheuse spécialisée dans les médias, le sociologue Benedikt Köhler, et Jörg Blumtritt, chercheur et analyste de marché. Revenant sur l'évolution du mouvement et son impact à travers le monde dans un article publié en 2015, Sabria David souligne que ce manifeste relève avant tout d'un travail collaboratif s'appuyant sur des conversations Twitter entre chercheurs qui se sont poursuivies lors de conférences. Le manifeste repose également sur des articles de blogs et leurs commentaires111. Elle rappelle également que ce manifeste a été rédigé en réaction à un débat stérile opposant les partisans des médias en ligne à ceux des médias imprimés, chacun considérant sa solution comme étant celle qui répondrait aux bouleversements causés par le numérique dans le domaine des médias.

107 MARION, Philippe. Narratologie médiatique et médiagénie des récits. Recherches en communication, n° 7, 1997. p.61-88. [En ligne]. [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible sur : http://sites.uclouvain.be/rec/index.php/rec/article/viewFile/1441/1291

108 ANTHEAUME, Alice. Op.cit.

109 The Slow web movement - A progressive way forward. [En ligne]. http://theslowweb.com/ [Consulté le 01 février 2016].

110 MEURET, Isabelle. Le Journalisme littéraire à l'aube du XXIe siècle : regards croisés entre mondes anglophone et francophone. Contextes. [En ligne]. 16 mai 2012. [Consulté le 12 octobre 2015] Disponible à l'adresse : https://contextes.revues.org/5376

111 DAVID, Sabria. The Slow media Manifesto and Its Impact on Different Countries, Cultures, and Disciplines. Acta Univ. Sapientiae, Social Analysis. [En ligne] 2015 [Consulté le 31 janvier 2016] Disponible à l'adresse : http://www.acta.sapientia.ro/acta-social/C5-1/social51-08.pdf

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Le terme Slow media fait référence au mouvement Slow Food créé à l'initiative de Carlo Petrini en réaction à l'important développement de la restauration rapide. En effet, le Slow Food naît en Italie en 1986, en réaction à la construction d'un Mac Donald en plein centre de Rome. À travers le Slow Food, Petrini défend le droit à la consommation d'une cuisine raisonnée, accessible à tous et dont le temps de préparation est considéré comme l'ingrédient indispensable à des repas de qualité. Désormais reconnu à l'échelle internationale par la FAO112, le mouvement incite les consommateurs à s'intéresser à l'origine des aliments, prône la production locale, et ce, tout en défendant le plaisir de consommer une nourriture de qualité113. Le Slow Food s'est par la suite appliqué à l'urbanisme, à la mode, à l'agriculture et à bien d'autres domaines.

Sabria David attire notre attention sur le caractère transnational du manifeste dédié au Slow media :

« The Slow media Manifesto was written in German, picked up an Italian concept of slowness, and referred to Anglophone publications. So, the Slow media Manifesto had, from its beginning, an intercultural and discursive character : it is the result of conversations and wants to talk to people114».

Suscitant un intérêt à travers le monde, essentiellement dans l'hémisphère nord ainsi qu'en Afrique du Sud, au Brésil et en Australie, David conclue en indiquant que le concept de Slow media est un phénomène interdisciplinaire et interculturel : « The Slow media discourse is a cross-cultural and interdisciplinary phenomenon115 ».

Seulement un mois après sa publication, soit en février 2010, le manifeste fut traduit en français. La même année, en novembre, Sabria David est invitée à participer à une conférence dédiée au Slow media, slow info, slow journalism aux Assises du journalisme de Strasbourg116, aux côtés des journalistes David Dufresne (auteur du webdocumentaire Prison Valley) et Patrick de Saint-Exupéry (directeur de la publication de la revue XXI). Cette invitation illustre bien l'intérêt de la part des professionnels du journalisme et des chercheurs en communication pour ce concept.

Si l'on se penche plus concrètement sur ce manifeste réunissant quatorze articles, on peut observer que leurs auteurs projettent de manière quelque peu floue que durant la seconde décennie du XXIe siècle, les gens - ainsi vaguement désignés - seront moins à la recherche de nouvelles technologies

112 Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture.

113 Slow Food France. [En ligne]. http://www.slowfood.fr/ [Consulté le 31 janvier 2016].

114 DAVID, Sabria. Op.cit.

« Le manifeste du Slow media a été rédigé en Allemagne, s'inspire d'un concept italien de la lenteur et fait référence à des publications anglophones. Le manifeste du Slow media a donc, depuis ses débuts, une caractéristique interculturelle et discursive : c'est le résultat de conversations et de la volonté d'échanger avec les gens. »

115 Ibid.

« Le discours du Slow media est un phénomène interculturel et interdisciplinaire. »

116 Journalisme.com. Programme des Assises du journalisme. 4e édition. « Du bruit ou de l'info ? ». [En ligne]. 1er mars 2011. [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible à l'adresse : http://www.journalisme.com/les-editions-precedentes/les-assises-2010/110-actualites-des-assises-2010/975-tlchargez-le-programme-complet-des-assises

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permettant de produire plus vite et à moindre coût, qu'à la recherche de réactions politiquement, culturellement et socialement appropriées à la révolution médiatique117.

Dans une dimension artistique, ce document constitue bien un manifeste dans la mesure où il s'agit d'une « déclaration écrite dans laquelle un artiste ou un groupe d'artistes expose une conception ou un programme artistique118 ». Ici, le manifeste ne propose pas un programme d'actions concrètes, mais plutôt un cadre conceptuel. Les coauteurs expriment davantage une idéologie, au sens entendu d'un « ensemble plus ou moins cohérent [d'] idées [...] propres à une époque, une société, une classe et qui oriente l'action119 ». Mais même si nous considérons ce document dans sa dimension la plus idéologique et philosophique - le manifeste évoquant même « l'aura » du Slow media - certains articles du manifeste suscitent quelques interrogations et illustrent par la même occasion ses limites.

Dans leur quatrième article, les auteurs évoquent la « qualité palpable » du Slow media. Il se démarquerait de ses homologues médiatiques au rythme plus rapide et aux contenus de courte durée par des interfaces « premium » et des design inspirants. Les auteurs du manifeste soulignent, à juste titre, que les médias lents ne représentent pas nécessairement quelque chose de nouveau sur le marché. Cependant, ils évoquent le fait que ces médias recherchent davantage à améliorer des interfaces fiables, robustes et accessibles répondant aux habitudes de consultation des utilisateurs. Mais de quelle interface parle-t-on ? Quel est son support ? Si le terme « accessible » est clair, qu'entend-on cependant par « fiable » et « robuste » ?

Par ailleurs, malgré sa vision « progressiste et non réactionnaire », le manifeste donne l'impression de situer le Slow media en opposition aux autres médias. Ce manque de précision participe au risque de légitimer un média plutôt qu'un autre et de réduire les médias « traditionnels » à des médias dépourvus de valeurs et sans éthique journalistique. En effet, dans son huitième article, le manifeste évoque le fait que « les Slow media respectent leurs usagers » et « ont une bonne idée de l'ironie et de la complexité de leurs utilisateurs ». De plus, les médias lents ne méprisent, ni ne se soumettent à leur public. Doit-on supposer que les médias plus traditionnels ne respecteraient pas leur public ?

Il demeure cependant intéressant, à travers ce manifeste, de se pencher sur les objectifs et les revendications qui se dégagent du concept de Slow media.

D'une part, le Slow media a pour objectif de s'inscrire dans le temps, qu'il s'agisse du temps de production des contenus que du temps de consommation de l'information par le lecteur. Par ailleurs, le manifeste du Slow media souligne que ce concept dépend du progrès technologique et d'une société connectée, puisque c'est à cause de l'accélération du rythme de production que le débat sur la lenteur a été possible.

D'autre part, le Slow media défend des contenus de qualité, qu'il s'agisse de la forme comme du fond. Il s'inscrit dans une démarche esthétique ayant pour objectif d'une part de répondre aux

117 Slow media. The Slow media Manifesto. [En ligne]. 2 janvier 2010. [Consulté le 31 janvier 2016] Disponible à l'adresse : http://en.slow-media.net/manifesto

118 Le Trésor de la langue française informatisé. Définition de « manifeste ». [En ligne]. [Consulté de 31 janvier 2016]. Disponible à l'adresse :

http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?12;s=3141858315;r=1;nat=;sol=1;

119 Le Trésor de la langue française informatisé. Définition de « idéologie». [En ligne]. [Consulté de 31 janvier 2016]. Disponible à l'adresse :

http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?11;s=1921905675;r=1;nat=;sol=0;

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besoins de l'utilisateur en matière de confort de lecture et d'autre part, de valoriser les contenus tout en portant une attention particulière à l'évaluation des sources exploitées. De plus, la dimension humaine revendiquée par le Slow media en matière de production de contenus a pour objectif de participer à la qualité de celui-ci.

Enfin, le rôle du lecteur et sa prise en compte constituent le dernier point essentiel de ce manifeste. En effet, le Slow media a pour objectif de favoriser le débat et d' « alimenter les conversations » sur les médias sociaux, notamment à travers des contenus « discursifs». Ainsi, le Slow media vise à encourager une consommation « active » des médias, en opposition à une consommation passive. Il s'agit d'inciter les usagers, que le manifeste désigne par « prosumers », à « déterminer ce qu'ils veulent consommer et produire comme contenus, et de quelle manière ».

Revendiquant le droit à la lenteur, privilégiant les formats longs et plaidant pour un journalisme qualitatif, éthique, esthétique et respectueux de ses lecteurs, le manifeste, envisagé dans sa dimension philosophique, a le mérite de proposer de manière sous-jacente une réflexion sur les valeurs du journalisme, sur la production de contenus de qualité et la consommation de l'information, et plus globalement, sur l'avenir des médias.

Alors que le Slow media suscite de l'intérêt depuis 2010 auprès des professionnels de l'information, il semble que le journalisme narratif, de par ses caractéristiques, s'inscrive dans ce concept de média lent. Il s'agit, donc, de se pencher plus concrètement sur ce regain d'intérêt pour le journalisme long format depuis ces dernières années.

1.3.3- Le journalisme narratif en France depuis 2008 : des mooks aux pure players

Si, comme le rappelle Isabelle Meuret, le long format n'est pas quelque chose de nouveau, celui-ci « se diversifie et se réinvente grâce aux nouvelles technologies et au succès des magazines et des revues120 ». En effet, en proposant une presse de qualité répondant à une temporalité différente, les titres relevant du long format se distinguent par leur identité forte tant liée au fond qu'à la forme du média. « En s'écartant du domaine de l'information instantanée [...] le format long [...] remet au centre des priorités la qualité du texte, le respect du sujet, et la prise en compte du lecteur ».

Par ailleurs, Isabelle Meuret précise que si la place accordée au long format a diminué de manière croissante dans un contexte où il faut produire plus en moins de temps, « l'essoufflement du format long est imputable davantage à des facteurs économiques, plutôt qu'à un désintérêt des lecteurs pour un journalisme de qualité, fruit d'une longue maturation, basé sur une recherche approfondie, et à l'écriture soignée121 ».

En janvier 2008 est publié le premier numéro de la revue XXI, dont Laurent Beccaria est le directeur de la publication et Patrick de Saint-Exupéry est le rédacteur en chef. Revue trimestrielle, XXI se revendique du journalisme narratif puisqu'elle cite dans son premier éditorial « la figure mythique d'Albert Londres » et ajoute que « XXI se consacre à la narration ». Les responsables de la revue

120 MEURET, Isabelle. Op.cit.

121 Ibid.

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précisent : « Nous ne publions ni fictions ni analyses. La qualité du regard est essentielle122 ». La revue défend également sa dimension littéraire : « XXI rassemble tous les talents du reportage : des romanciers aguerris qui aiment raconter le réel, des journalistes de talent qui savent écrire au long cours, des photoreporters de terrain123 ». Alors que « XXI est un pari fou » pour leurs créateurs, la revue connaît un succès considérable puisque depuis son apparition, 45000 à 50000 exemplaires sont vendus pour chaque numéro selon les responsables de la revue124. Référence en matière de journalisme narratif et long format, XXI a par ailleurs ouvert la voie à d'autres titres de presse relevant d'un journalisme au long cours.

En effet, une vague de mooks - contraction de book et magazine - se revendiquant du « narrative writing », « ce journalisme de récit qui prend le temps d'aller voir et qui emporte le lecteur dans la lecture125 » s'est développé à partir de 2008 dans le paysage médiatique européen. Vendus en librairie et non kiosques, ces mooks s'apparentent à des livres. Marie Vanoost cite la revue Feuilleton. Créée en 2011 par Adrien Bosc, elle « propose principalement des traductions d'articles narratifs publiés outre-Atlantique126 ». À noter que la revue présente une collection « Feuilleton Non-Fiction » dédiée à des enquêtes « qui se lisent comme des romans », et une collection « Feuilleton Fiction », celle-ci consacrée à la littérature étrangère127. Également créée en 2011, la revue bisannuelle 6 Mois se consacre, quant à elle, à des récits journalistiques s'appuyant sur la photographie de presse.

Marie Vanoost rappelle qu'« il ne faudrait pas pour autant associer trop rapidement mooks et journalisme narratif. Si plusieurs des ces publications s'inscrivent dans une démarche narrative, d'autres se positionnent dans un registre plus analytique [...] ou présentent des modèles mixtes128 ». C'est le cas des revues Usbek & Rica et We Demain respectivement nées en 2010 et 2012, et dont les sujets s'articulent autour de l'évolution de nos sociétés et du futur.

Le journalisme narratif s'est également développé sur le web. En décembre 2012, l'article du New York Times « Snow Fall » a ouvert la voie, mais a surtout légitimé le long format sur le web en prouvant que l'un et l'autre n'étaient pas incompatibles. Saluée par les professionnels du journalisme, cette production multimédia raconte l'histoire d'un groupe de skieurs surpris par une avalanche. Captivant le lecteur par la convocation de contenus de natures différentes (infographies animées, vidéos, photographies) l'article a attiré en quelques jours des milliers de lecteurs. La durée moyenne de consultation de l'article était de douze minutes129.

122 VANOOST, Marie. Op.cit.

123 XXI. Qui sommes-nous ? [En ligne]. [Consulté le 2 février 2016]. http://www.revue21.fr/qui-sommes-nous/.

124 Ibid.

125 LEMENAGER, Grégoire. Le monde passé en revue. Interview de Laurent Beccaria. Bibliobs. [En ligne]. 16 janvier 2008. Mis à jour le 13 mai 2009. [Consulté le 3 février 2016]. Disponible à l'adresse : http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20080116.BIB0626/le-monde-passe-en-revue.html

126 VANOOST, Marie. Éthique et expression de l'expérience subjective en journalisme narratif. Sur le journalisme, vol. 2, n°2. [En ligne]. 15 décembre 2013. [Consulté le 31 décembre 2015]. Disponible à l'adresse : http://surlejournalisme.com/rev/index.php/slj/article/view/102/44

127 Feuilleton. Présentation. [En ligne]. [Consulté le 5 février 2016.] Disponible à l'adresse : http://www.editions-du-sous-sol.com/feuilleton/presentation/

128 VANOOST, Marie. Op.cit.

129 ANTHEAUME, Alice. Op.cit.

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Pour Alice Antheaume, le web n'est pas le « royaume du court et du bref130 ». Max Linsky, créateur de Longform131, un site web proposant quotidiennement une sélection de productions journalistiques long-format, le confirme : « 99 % de nos lecteurs vont jusqu'au bout de l'article, il y a une vraie opportunité à miser sur des formats de 10.000 signes au moins132 ». Mais pour Max Linsky, l'essentiel est moins la longueur de l'article que la qualité de l'histoire. Il précise au sujet de la quantité d'articles sélectionnés par jour : « nous avons compris que la limite a du bon. Il faut une quantité quotidienne «digérable» par les lecteurs ». Alice Antheaume ajoute que, si les internautes ressentent le besoin de se déconnecter, car ils sont saturés d'informations et que « [...] le droit à être déconnecté [et] à se déconnecter devient une revendication massive en réaction au temps réel, le journaliste numérique devra s'y adapter133 ».

En France, des pure players ont fait leur apparition en l'espace de très peu de temps. En effet, des titres comme Le Quatre Heures, Ulyces, Ijsberg, ou Les Jours ont été créés entre 2013 et 2016. Proposant des reportages long-format, ces pure players défendent l'exploitation des possibilités qu'offre le web en matière de narration. Alors qu'Ulyces se réclame ouvertement du journalisme narratif134, Le Quatre Heures et Ijsberg mettent plus en avant la notion de temps et de format éditorial. En effet, Le Quatre Heures se désigne comme étant un média de « slow info » et a pour ambition de « réconcilier web et grand reportage135 ». Les membres de l'équipe d'Ijsberg, quant a eux, sont « persuadés qu'il faut faire cohabiter plusieurs temps d'information, avec, à chacun, son format136 ». Ijsberg ne relève donc pas exclusivement du concept de Slow media, mais propose différents formats que le lecteur peut consommer « Promptement », « Calmement » ou « Lentement ». Ce dernier temps de lecture s'appuie ainsi sur de grands reportages. Quant au pure player Les Jours, celui-ci défend un traitement de l'actualité en profondeur, se déployant dans le temps.

Ainsi, l'intérêt pour le journalisme de temps long et notamment pour le journalisme narratif s'illustre par le nombre de titres apparut depuis 2008 en France. Par ailleurs, il semble que cet intérêt constitue une réaction à la surabondance de l'information qui tend à étouffer la création de contenus originaux. À l'inverse des médias délivrant de l'information de manière continue, les titres cités plus haut invitent à prendre le temps de consommer l'information, de la comprendre et découvrir des sujets loin des radars des médias traditionnels.

Toutefois, si ces pure players semblent a priori s'inscrire dans le concept de Slow media, il s'agit désormais de se pencher concrètement sur leurs revendications, leur fonctionnement ainsi que sur leur stratégie éditoriale mise en oeuvre afin de comprendre précisément en quoi ils se distinguent des médias en ligne plus traditionnels.

130 Ibid.

131 Longform. Disponible à l'adresse : http://longform.org/

132 Ibid.

133 ANTHEAUME, Alice. Op.cit.

134 Ulyces. Qui sommes-nous ? [En ligne]. [Consulté le 5 février 2016]. Disponible à l'adresse : http://www.ulyces.co/qui-sommes-nous/

135 Le Quatres Heures. Présentation. [En ligne]. [Consulté le 5 février 2016]. Disponible à l'adresse : https://lequatreheures.com/presentation/

136 Medium. Un meilleur journalisme est possible (manifeste d'Ijsberg). [En ligne]. 13 mars 2014. Mis à jour le 3 novembre 2015. [Consulté le 5 février 2016]. Disponible à l'adresse : https://medium.com/making-of/un-meilleur-journalisme-est-possible-d12f86117011#.oq6pni6cy

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Deuxième partie

Données récoltées de l'étude comparative de deux pure players de temps long : Le Quatre Heures et Les Jours.

Alors que l'attention d'un lecteur est a priori plus volatile sur le support web, il convient de s'interroger sur les stratégies mises en oeuvre par des pure players proposant des contenus long-format pour capter l'attention de l'internaute. Pour ce faire, nous nous appuierons sur une étude contrastive de deux pure players, Le Quatre Heures et Les Jours.

Dans un premier temps, nous présenterons la méthodologie convoquée pour mener à bien cette étude comparative et déterminerons les objectifs et attentes de celle-ci afin de baliser le terrain analysé. Alors que la méthodologie employée repose sur une analyse de contenu complétée d'entretiens, nous présenterons le corpus retenu pour cette étude contrastive ainsi que les outils mobilisés pour élaborer notre la grille d'analyse.

Par ailleurs, nous préciserons les caractéristiques des pure players retenus, en nous appuyant à la fois sur les entretiens passés auprès des professionnels des deux médias, mais également sur nos observations personnelles. Ces caractéristiques portent sur la forme et le fond des pure players, sur leurs revendications et motivations respectives, ainsi que sur leur manière de travailler.

Enfin, nous présenterons les données issues de notre analyse de contenus. Notre objectif sera de repérer les éléments permettant de comprendre en quoi ces contenus s'inscrivent dans le registre narratif tout en s'interrogeant sur l'apport du web au sein de ces productions journalistiques.

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2.1- Présentation de la méthodologie convoquée pour l'étude comparative

2.1.1- Objectifs et attentes de l'étude comparative

Depuis 2013, de nombreux pure players français ont vu le jour. Leurs revendications s'articulent autour d'une information de qualité et payante, des formats innovants et longs et l'adoption d'un temps de l'information allant à l'encontre des médias de flux et des réseaux sociaux.

D'une part, le développement de tels médias pose question dans la mesure où ceux-ci proposent des contenus long format sur le web, alors que l'attention d'un utilisateur est a priori plus volatile sur ce support. D'autre part, lorsque la presse grand public parle du développement de ces médias en ligne, celle-ci les associe souvent au concept de Slow media, « slow info », ou « slow journalisme ». Mais cette association de journalisme long format et concept de Slow media est-elle pertinente ? Pourquoi associer un concept, dont le manifeste a été rédigé en 2010, à une forme de journalisme héritier d'un genre journalistique datant de la fin du XIXe siècle ? Que dire du fait qu'une terminologie mobilise la dimension temporelle (slow) et l'autre, la dimension spatiale (long) ? Par ailleurs, est-ce que les pure players qui exploitent les possibilités du web pour raconter des histoires long-format se présentent-ils eux-mêmes comme des Slow media ?

Ainsi, c'est à travers une analyse comparative de deux pure players français, Le Quatre Heures et Les Jours, que nous souhaitons interroger cette association entre Slow media et journalisme long-format, et plus précisément le journalisme narratif.

Dans un premier temps, nous procéderons à une analyse de contenus issus de ces deux pure players, en s'appuyant tant sur le fond que sur la forme des productions. Il s'agit d'une part de dresser les caractéristiques qui permettent d'identifier ces contenus comme relevant du registre narratif ; et d'autre part, de s'interroger sur ce qu'apporte le web à ce type de contenus journalistiques.

De plus, nous réaliserons des entretiens auprès des fondateurs des deux pure players pour en savoir davantage sur leurs revendications et sur leur manière de travailler. Comment les professionnels du journalisme exploitent-ils le web pour « capter, séduire, emporter dans l'histoire [le lecteur] 137» ? Comment sont conçus les reportages publiés par les pure players ? À quels choix éditoriaux sont soumis les contenus ? Ces derniers répondent-ils à un cahier des charges précis ? Nous tenterons de dégager des invariants dans la stratégie de contenus de chacun des médias, mais également de recueillir leurs partis pris dans la mise à disposition de l'information.

Par ailleurs, en s'appuyant sur les entretiens passés ainsi que sur les données de notre analyse de contenu, on s'interrogera sur le rapport entre le journalisme narratif et le concept de Slow media. Nous tenterons ainsi de dégager des tendances d'évolution du Slow media selon trois axes d'analyse : la terminologie du concept et les différentes interprétations dont il fait l'objet ; son processus (qui emploie le terme, qui ne l'emploie pas, pourquoi, ceux qui l'employaient il y a deux ans envisagent-ils le concept toujours de la même manière ?) Enfin, on s'interrogera sur les effets

137 VANOOST, Marie. Éthique et expression de l'expérience subjective en journalisme narratif. Sur le journalisme, vol. 2, n°2. [En ligne]. 15 décembre 2013. [Consulté le 31 décembre 2015]. Disponible à l'adresse : http://surlejournalisme.com/rev/index.php/slj/article/view/102/44

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que produit le concept auprès des professionnels du journalisme et nous verrons si des médias plus « traditionnels » tendent à exploiter le Slow media, du moins un journalisme long format.

Ainsi, à travers cette étude comparative, il s'agit, de mettre en tension un concept encore récent et sujet à diverses interprétations, avec un genre journalistique à part entière inscrit dans l'histoire du journalisme, mais dont la présence sur le web interroge.

2.1.2- Corpus retenu pour l'étude comparative

Nous rappelons que le journalisme long format, faisant l'objet d'une association avec le concept de Slow media, recouvre différents genres journalistiques comme l'analyse, l'enquête ou le reportage. Nous nous concentrerons sur ce dernier genre qui relève du journalisme narratif et dont nous avons dressé les caractéristiques en première partie.

Pour cette étude contrastive, nous avons convoqué Le Quatre Heures dans la mesure où ce média en ligne est une référence en matière de journalisme narratif sur le web. De plus, celui-ci est présenté par ses fondateurs comme un média de « slow info ». De fait, Le Quatre Heures est cité de manière systématique lorsque l'on parle de Slow media. Créée à l'initiative d'étudiants du Centre de Formation des Journalistes à Paris, la version pilote du Quatre Heures a été lancée en mai 2013.

Par ailleurs, la création du Quatre Heures s'est suivie d'une vague de pure players proposant des contenus long format. On peut citer notamment Ulyces138 (2014), Tortuga magazine139 (2014), 8e étage140 (2014), Le Zéphyr141 (2015) ou encore L'Imprévu142 (2015). Si ces pure players possèdent une stratégie éditoriale unique, tous considèrent le temps comme un gage de qualité et se présentent comme une alternative aux médias d'information en continu. Par ailleurs, certains pure players s'inscrivent intégralement dans le journalisme narratif en proposant exclusivement des reportages. C'est le cas du Quatre Heures et d'Ulyces.

D'autre part, nous avons sélectionné le pure player Les Jours. Ce média a été lancé en février 2016 par huit anciens journalistes de Libération. Envisageant également le temps comme un ingrédient indispensable à des contenus de qualité, ce média ne propose pas uniquement des reportages comme Le Quatre Heures. En effet, Les Jours varie les genres avec des enquêtes, analyses et reportages. Par ailleurs, bien que le média propose des contenus long-format nécessitant un temps de production important, Les Jours ne se considère pas pour autant comme un Slow media. En effet, alors que le média publie des articles au quotidien, ses fondateurs se situent davantage dans le « deep », la profondeur. C'est ce positionnement qui a retenu notre attention pour interroger l'association faite ces dernières années entre journalisme long format, dont le journalisme narratif fait partie, avec le concept de Slow media.

138 Ulyces - éditeurs d'histoires vraies. http://www.ulyces.co/

139 Tortuga Magazine - Derrières les gros titres, de grandes histoires. https://tortugamagazine.fr/

140 8e étage - Différencier l'information de l'actualité. https://8e-etage.fr/

141 Le Zéphyr. http://www.lezephyrmag.com/

142 L'Imprévu. https://limprevu.fr/

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Par ailleurs, il nous a semblé intéressant d'interroger les visions des fondateurs de ces deux pure players dans la mesure où Le Quatre Heures a été créé par un groupe d'étudiants et que les membres des Jours, dont l'expérience professionnelle est plus longue, sont issus d'un journal papier ayant connu l'arrivée du numérique à la fin des années 1990.

Notre analyse de contenu s'appuie sur deux reportages du Quatre Heures et Les Jours. Puisque cette analyse comparative s'attache à la forme comme au fond des contenus, nous avons sélectionné un article par média dont la thématique est identique. Ainsi, les deux articles retenus traitent de l'éducation nationale, et plus précisément de la scolarité d'élèves en classe de 3e dans des collèges classés REP (réseau d'éducation prioritaire).

Le reportage du Quatre Heures a été publié en décembre 2014 et s'intitule « Sur les bancs des quartiers nord143 ». Réalisé par Marine Courtade et Ulysse Mathieu, ce reportage est le fruit d'une immersion d'un mois au sein d'un collège des quartiers nord de Marseille. On y traite des choix d'orientation des collégiens, de la vie des élèves au sein de l'établissement, mais également de leur situation sociale et familiale.

Le reportage issu du média Les Jours s'inscrit quant à lui dans une série dédiée aux « années collège144». La journaliste Alice Géraud et le photographe Simon Lambert ont choisi de s'immerger dans un collège populaire situé au nord de Paris pendant toute une année scolaire. La série se compose d'une vingtaine d' « épisodes » publiés depuis le 8 novembre 2015. C'est donc sur le long terme que le sujet est traité. Nous retiendrons un « épisode » parmi ceux publiés, tout en veillant à l'inscrire dans son contexte. L' « épisode » retenu s'intitule « Le choix des orientés145 » et a été publié le 25 mars 2016. Nous avons sélectionné celui-ci dans la mesure où il traite, comme celui du Quatre Heures, de l'orientation des élèves, de leur choix, mais également de l'avis des professeurs à l'égard de leurs ambitions professionnelles.

2.1.3- Appuis théoriques et présentation de la grille d'analyse ? Appuis théoriques

Pour constituer notre grille d'analyse permettant d'interroger les contenus journalistiques sélectionnés, nous convoquerons différents domaines de recherche.

En effet, dans la mesure où cette grille relève d'une analyse de contenu, nous nous appuierons sur l'ouvrage de Laurence Badin, L'analyse de contenu. L'objectif est d'en dégager des éléments méthodologiques clés qui nous guideront dans notre démarche analytique.

143 COURTADE, Marine. MATHIEU, Ulysse. Sur les bancs des quartiers nord. Le Quatre Heures. [En ligne]. 3 décembre 2014. [Consulté le 05/01/2016]. Disponible à l'adresse : https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/

144 GÉRAUD, Alice. LAMBERT, Simon. Les années collège. Les Jours. [En ligne]. 8 novembre 2015. [Consulté le 20 février 2016]. Disponible à l'adresse : http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/

145 GÉRAUD, Alice. LAMBERT, Simon. Le choix des orientés. Les Jours. [En ligne]. 25 mars 2016. [Consulté le 30 mars 2016]. Disponible à l'adresse : http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/

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Par ailleurs, nous dresserons une partie des critères constituant la grille d'analyse en nous appuyant sur la définition du récit dans le journalisme narratif par Marie Vanoost. Au regard de nos lectures sur ce genre journalistique à part entière, nous envisageons la définition de Marie Vanoost comme étant la plus complète. En effet, celle-ci fait la synthèse des définitions antérieures issues essentiellement des sciences de l'information et de la communication tout en les articulant au champ de la narratologie pour mieux comprendre les mécanismes, les enjeux et les effets du journalisme narratif. Ainsi, Marie Vanoost identifie le rôle du récit en journalisme narratif de la manière suivante :

« Le récit, en journalisme narratif, utilise des techniques d'écriture littéraires pour rendre compte d'une histoire réelle où des personnages déploient leurs actions dans le temps et dans un cadre spatial. Cette histoire est mise en forme - par un narrateur qui possède une voix propre, personnelle - de manière à créer un récit organisé et capable de simuler une forme d'expérience pour ses lecteurs. La mise en récit est orientée par une volonté manifeste de capter et garder l'intérêt de ces lecteurs, avec pour but final de leur offrir une compréhension plus profonde du réel dans lequel ils vivent. Le récit est donc soumis à une exigence de précision factuelle, qui s'ancre principalement dans les démarches de reportage menées par le journaliste ». (Vanoost, 2013 : 152)

Nous ferons également appel à l'analyse de Jacques Mouriquand sur l'habillage des articles journalistiques issue de son ouvrage intitulé L'écriture journalistique146. Partant du constat que « l'habit fait le moine » en journalisme, Jacques Mouriquand dresse une liste des éléments fondamentaux qui structurent un contenu journalistique. Bien que l'auteur s'appuie sur la presse papier, nous convoquerons ses travaux dans la mesure où l'auteur démontre que « les soins portés à l'apparence des articles n'ont jamais fait l'objet d'autant d'attention147 » et que rien n'est laissé au hasard.

Enfin, notre grille d'analyse s'appuiera en grande partie sur la typologie narratologique de Gérard Genette afin de mieux comprendre la manière dont sont utilisées les « techniques d'écriture littéraires pour rendre compte d'une histoire réelle148 ». À ce titre, et pour une meilleure compréhension de notre grille d'analyse, il convient de distinguer les trois entités fondamentales abordées en narratologie : l'histoire, le récit, et la narration. L'histoire correspond à des événements ou actions. La narration constitue le fait de raconter ces événements, et ce, à travers un récit pouvant prendre forme sur différents supports : texte, image, son.

? Structuration de la grille d'analyse

La grille d'analyse s'articule autour de quatre axes d'analyse : une description générale des documents retenus, l'analyse de la forme, l'analyse du récit, et l'analyse de la narration. Il convient de préciser que ces axes d'analyse n'ont pas vocation à être traités de manière séparée. Au contraire, ceux-ci sont envisagés de manière complémentaire.

146 MOURIQUAND, Jacques. L'écriture journalistique. 4e éd., Paris : Presses Universitaires de France, 2011. 128 pages. Que sais-je ?

147 MOURIQUAND, Jacques. L'écriture journalistique. 4e éd., Paris : Presses Universitaires de France, 2011. Chapitre VI - L'habillage des articles, p.103-117.

148 VANOOST, Marie. Op.cit.

Le premier champ « Description générale du document » a pour objectif d'inscrire le reportage dans son contexte, qu'il s'agisse du contexte de réalisation du reportage que de sa mise en ligne. Ce champ permet également d'identifier précisément le sujet traité et son rapport avec l'actualité. Identifier l'histoire nous permettra d'en savoir plus sur l'angle choisi par le reporter. Nous nous pencherons également sur la place qu'occupent les deux reportages au sein de leur site respectif et comment l'internaute y accède.

Le second champ concerne la « Forme » des reportages. Il s'agit d'observer leur l'aspect visuel : typographie, utilisation de couleurs ou non, éléments structurant le récit (titres, sous-titres, mises en exergues, etc.), nature des médias convoqués. Par ailleurs, nous nous concentrerons sur la « lecture web » du reportage afin d'identifier les événements qui surviennent durant le déroulé du récit par l'internaute. Nous veillerons également à repérer tous types d'éléments interactifs en nous interrogeant sur ce qu'ils apportent aux deux récits.

Le champ « Récit » a pour but d'identifier le cadre spatio-temporel des reportages, ainsi que les personnages qui y « déploient leurs actions149 ». Il s'agit également de s'interroger sur le rôle de ces derniers dans le récit. Enfin, nous identifierons le schéma narratif et plus précisément le schéma quinaire que Marie Vanoost évoque lorsqu'elle rappelle les fondamentaux du récit.

Enfin, nous nous pencherons également sur la « Narration » des deux reportages en s'appuyant sur la typologie narratologique de Gérard Genette150. En effet, l'analyse des différents discours (narrativisé, transposé, rapporté) utilisés, nous permettrons d'observer la distance entre le narrateur, donc le journaliste, et l'histoire elle-même. Par ailleurs, la typologie dressée par Genette sur la fonction du narrateur nous permettra d'évaluer le degré d'intervention du narrateur dans le récit. Dans cette même logique, nous interrogerons également l'instance narrative, c'est-à-dire, l'articulation entre la voix du narrateur, la focalisation de celui-ci et le temps de la narration employé, afin de mieux comprendre les relations entre le reporter et l'histoire qu'il raconte. L'étude de la vitesse narrative permettra de repérer les éléments de l'histoire dont le journaliste fait abstraction, ou au contraire qu'il met en avant. Enfin, nous nous interrogerons sur le rôle des différents médias au sein de la narration. Il s'agit en effet de comprendre si ceux-ci font partie intégrante de la narration, ou bien s'ils sont employés pour illustrer ou pour rendre la lecture plus confortable.

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149 VANOOST, Marie. Op.cit.

150 GENETTE, Gérard. Figures III. Paris : Seuil, 1972.

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2.2- Les Jours et Le Quatre Heures : caractéristiques et revendications des deux pure players

2.2.1- Le Quatre Heures : un média de « slow info »

Lancé officiellement en septembre 2014, Le Quatre Heures s'articule autour de trois revendications : proposer un journalisme de qualité en s'appuyant sur le reportage, mettre les possibilités du web au service du récit journalistique et se démarquer des autres médias par un temps de l'information long.

? Fondateurs

Initialement, Le Quatre Heures a été créé par un groupe d'étudiants du Centre de Formation des Journalistes (C.F.J.) de Paris en 2013 dans le cadre d'un projet pédagogique. Les enseignants du CFJ demandent à leurs étudiants d'imaginer, concevoir puis réaliser le « média de leurs rêves ». Le projet du Quatre Heures s'est concrétisé en quelques mois puis a été mis en ligne de manière temporaire. En décembre 2013, une partie des étudiants du groupe, alors diplômés, se sont réunis pour faire « revivre » leur média en créant une entreprise. La version officielle du Quatre Heures a été lancée en septembre 2014. L'équipe permanente compte six membres, également cofondateurs de l'entreprise : Charles-Henry Groult (directeur de la publication), Amélie Mougey (rédactrice en chef), Laurène Daycard, Romain Jeanticou, Estelle Faure, et Benoît Berthelot (tous les quatre journalistes).

? Un média indépendant et participatif

Les contenus du Quatre Heures sont accessibles via un abonnement annuel. Une campagne de préabonnement a été mise en place à partir de mai 2014 pour faire découvrir le média. Estelle Faure, une des cofondatrices, précise que l'équipe n'a pas souhaité avoir recours à une campagne de financement participatif : « [...] nous souhaitions que le public aille directement voir la version pilote du site, qu'il y ait un lien direct avec le média, et une réelle implication de sa part151 ».

Le média justifie l'accès payant à ses reportages ainsi : « L'information est partout, gratuitement. C'est celle que l'on ne trouvera pas ailleurs qui se paie152 [...]». Toutefois, sept épisodes sont en accès libre.

Les abonnés du Quatre Heures ont également accès au « Salon », une plateforme permettant aux lecteurs de commenter et poser des questions à/aux auteur(s) des reportages.

? Le reportage au service du « slow info »

Sur sa page de présentation, Le Quatre Heures insiste sur l'idée d'un rythme de publication plus lent, allant à l'encontre de l'information en continu diffusée par les sites d'information et les réseaux sociaux. Le Quatre Heures se décrit lui-même comme un média de « slow info » et comme « une pause dans l'information continue, pour prendre le temps de la rencontre et de

151 Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016. Voir annexe.

152 Ibid.

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l'approfondissement.153 » Le pure player propose ainsi un grand reportage tous les premiers mercredis du mois, à 16h.

Par ailleurs, Estelle Faure indique que le « slow info » ou Slow media se situe à la fois dans la lecture du contenu journalistique que dans la réalisation du reportage. Pour la cofondatrice du Quatre Heures, « le »Slow media» permet de prendre du recul sur l'actualité et de l'envisager sous d'autres angles que ceux proposés traditionnellement dans les médias 154».

Les reportages, appelés « épisodes » sont accessibles depuis la page d'accueil du site et sont classés de manière antichronologique selon des « saisons » (« printemps », « été », « automne », « hiver »). Le terme est polysémique puisqu'il évoque également les « saisons » relatives à une série télévisée, organisée en « épisodes ». On retrouvera cette notion de sérialité chez Les Jours.

Décrivant le reportage comme une « forme de journalisme ambitieuse [...] », les fondateurs du Quatre Heures considèrent celui-ci comme relevant d' « un journalisme dans sa forme la plus pure et originelle155 ». En effet, pour Estelle Faure, le reportage est « la base du journalisme, dans la mesure où il nécessite d'aller à la rencontre des gens, de rechercher ses propres sources d'information par rapport au sujet que l'on veut traiter156 ».

Le Quatre Heures a ainsi pour objectif de proposer des récits immersifs et de raconter des « histoires originales avec des sujets, des lieux et des personnages souvent en dehors du radar des médias, mais qui révèlent des enjeux bien actuels157 ». Estelle Faure insiste sur cette notion de récit personnel qui est au coeur de la ligne éditoriale du média : « Nous partons du principe que les personnes qui parlent le mieux d'un sujet sont celles qui l'on vécut158 ».

? Le web au service du reportage

Le web apparaît pour les fondateurs du Quatre Heures comme un support au service du grand reportage :

« La forme au service du fond : grâce à une plateforme innovante, nous voulons optimiser le confort de lecture et l'immersion dans le reportage. Les outils du multimédia sont au service de la narration, pour que rien ne s'interpose entre l'histoire et vous ». ( https://lequatreheures.com/presentation/, consulté le 05/01/2016)

Les reportages du Quatre Heures comportent des contenus de natures différentes (texte, son, photo, vidéo, carte, illustration). Pour Estelle Faure, le web et cette pluralité de médias permettent de donner du « relief » au reportage.

153 Le Quatre Heures. Présentation. [En ligne]. [Consulté le 05/01/2016]. Disponible à l'adresse : https://lequatreheures.com/presentation/

154 Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016. Voir annexe.

155 Le Quatre Heures. Op.cit

156 Entretien avec Estelle Faure. Voir annexe.

157 Le Quatre Heures. Op.cit.

158 Entretien avec Estelle Faure. Voir annexe.

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? Organisation professionnelle

Composée des six cofondateurs, l'équipe permanente du média travaille également avec des journalistes pigistes. Globalement, tous les membres de l'équipe travaillent sur la dimension éditoriale du média : conférence de rédaction, recherche et choix de nouveaux sujets, secrétariat de rédaction, etc. Chacun s'investit par ailleurs dans un pôle plus spécialisé comme nous l'indique Estelle Faure :

« Deux membres de l'équipe permanente sont très impliqués dans la construction multimédia du récit. Une personne se charge de trouver de nouvelles plumes et pigistes. Une autre s'occupe de la communication, des relations presse, des réseaux sociaux et des partenariats. Deux autres personnes sont plus sur la partie «développement de l'entreprise» ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)

L'édition des contenus sur le web est généralement effectuée par de directeur de la publication du Quatre Heures, Charles-Henry Groult, bien que tous les membres de l'équipe soient « théoriquement [...] formé[s] pour mettre en ligne les reportages159».

2.2.2- Les Jours : l'actualité traitée en séries d' « obsessions »

Lancé en février 2016, le pure player Les Jours revendique le fait de traiter des sujets en profondeur en suivant leur évolution dans le temps, de proposer un site esthétique s'adaptant aux usages des utilisateurs, et d'être indépendant tout en se situant dans une démarche participative avec ses abonnés.

? Fondateurs

Les Jours est un site d'information généraliste en ligne fondé par huit anciens journalistes de Libération : Olivier Bertrand, Nicolas Cori, Sophian Fanen, Raphaël Garrigos, Isabelle Roberts, Alice Géraud, Antoine Guiral et Charlotte Rotman. Les Jours compte aussi parmi ses fondateurs un directeur financier et administratif, un directeur de la photographie, un développeur, ainsi qu'un directeur artistique, Jean-Christophe Besson.

? Un média indépendant

Les Jours est un média payant et ne comporte aucune publicité. Ses abonnés sont par ailleurs invités à voter une fois par an pour un sujet qu'ils souhaitent voir traité. De plus, les fondateurs du média mettent en avant le fait que toute personne peut devenir actionnaire des Jours, à travers une campagne de « crowdequity », ou financement participatif en actions.

Une version pilote du site accompagnée d'une offre de démarrage (abonnement mensuel à 1€) ont été mises en place entre le 11 février et le 9 mai 2016. En trois mois, 5400 personnes se sont abonnées au journal. À partir du 9 mai, l'abonnement est passé à 9 euros par mois. Le site est

159 Ibid.

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accessible sur ordinateur et écrans mobiles (smartphone et tablette). À ce titre, le journal est consulté en majorité sur ordinateur, puis sur smartphone et enfin, sur tablette160.

? L'actualité traitée en « obsessions »

De la même manière que Le Quatre Heures, Les Jours se propose de traiter l'actualité par « épisodes ». Cependant, alors que les épisodes du Quatre Heures font partie de « saisons », ceux des Jours relèvent d' « obsessions » liées à l'actualité. Pour les fondateurs des Jours, « les obsessions sont racontées à la manière d'une série télé. Avec des personnages, avec des lieux, avec des épisodes, avec une bande-son... 161». Pour Raphaël Garrigos, codirecteur du journal, les obsessions correspondent à l'envie de l'équipe de cibler des sujets d'actualité et de les traiter en profondeur. À ce titre, les « obsessions » sont traitées quasi exclusivement par un seul journaliste. Selon Raphaël Garrigos, en s'appuyant sur les domaines de spécialité de chacun, Les Jours a pour objectif « de resituer un sujet, de le contextualiser, et de redonner de la mémoire à l'information 162».

Cette manière de procéder s'inscrit en cohérence avec le terme même d' « obsession ». En effet, une « obsession » correspond à l'action d'obséder, et est le résultat de cette action. Par définition, une obsession constitue une « idée, image, sensation qui s'impose à l'esprit de façon répétée, incoercible et pénible163 ». Il s'agit également d'une « préoccupation constante dont on ne parvient pas à se libérer ». L'obsession, terme également employé en psychiatrie, est une « impulsion à caractère involontaire et angoissant, qui s'impose à tous moments à l'esprit du sujet, malgré son caractère absurde reconnu et qui constitue le symptôme essentiel de la névrose obsessionnelle164 ». À ce propos, les co-fondateurs du média ironisent lorsqu'ils précisent aux internautes en quoi consiste une « obsession » :

« Non, l'obsession n'est pas une maladie. Ou alors c'est une déformation professionnelle qui pousse les journalistes des Jours à vouloir en savoir toujours plus, à aller au fond de l'actualité, tout au fond, pour comprendre et expliquer, contextualiser, raconter mieux et ne pas se contenter des friselis de l'info ». ( http://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-tuto-obsession/, consulté le 20/02/2016)

En mettant le terme « obsession » au coeur de leur ligne éditoriale, les co-fondateurs des Jours affirment leur positionnement, celui de s'intéresser à des sujets sur le long terme, de prendre le temps de l'enquête et du recul nécessaire pour analyser, mais surtout de rendre compte de l'évolution de situations, de faits, d'événements. Mais ce terme envoie également un message fort à l'ensemble d'une profession visiblement en crise identitaire. En effet, les actions qui consistent à « [...] comprendre et expliquer, contextualiser [...] » dont font référence les co-fondateurs du média, constituent les fondamentaux du métier de journaliste. Par ce message, les membres des Jours semblent vouloir ainsi redonner du sens au métier de journaliste, dont le rôle est de « ne pas se contenter des friselis de l'info ».

160 Entretien avec Raphaël Garrigos, 06/05/2016. Voir annexe.

161 « Les Jours », le projet. Les Jours. [En ligne]. 7 février 2016. [Consulté le 20/02/2016]. Disponible à l'adresse : http://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-le-projet/

162 Entretien avec Raphaël Garrigos, 06/05/2016. Voir annexe.

163 Le Trésor de la langue française informatisé. Définition de « obsession». [En ligne]. [Consulté de 02 juin 2016]. Disponible à l'adresse : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2490047970;

164 Le Trésor de la langue française informatisé. Op.cit.

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À propos de la notion de série télévisée, Raphaël Garrigos justifie ce choix en rappelant que ce type de format fait partie de notre époque :

« L'époque actuelle est marquée par les séries. De fait, on a souhaité parler de notre époque avec ses codes. [...] Cette manière de raconter l'information en série nous semblait correspondre à la fois à notre époque et au concept d'obsessions ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)

De plus, la notion de série télévisée renvoie à celle d'histoire, de narration et de récit dans lesquels évoluent des personnages. Les fondateurs du journal précisent d'ailleurs - comme l'avaient écrit Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Baccaria pour leur revue XXI - qu'il ne s'agit pas de « faire de la fiction, mais de raconter le réel 165» à travers leur « propre outil de narration journalistique ».

En ce qui concerne la périodicité du journal, un article par est publié quotidiennement par Les Jours. Chacun des articles relève d'une obsession. Raphaël Garrigos précise que Les Jours ne s'associe pas au concept de Slow media, contrairement au Quatre Heures. Le codirecteur du journal préfère parler de « deep » :

« Aux Jours, nous voulons rester connectés à l'actualité, sans pour autant être dans la course à l'information. Nous voulons traiter des sujets en profondeur, avant tout ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)

Cependant, Raphaël Garrigos précise :

« Le «Slow media» existe, mais nous, nous ne partons pas en reportage durant deux à trois mois, pour le vendre des mois plus tard [...] XXI fonctionne de cette manière, s'inscrit dans le «Slow media» » et la revue fonctionne très bien comme ça ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)

Ainsi, les journalistes des Jours procèdent à des choix éditoriaux afin de traiter de sujets gravitant à la fois autour de l'actualité, mais également autour des « obsessions » que les journalistes ont entreprises. À titre d'exemple, l'obsession intitulée « La charnière : nouvelles de Turquie, frontière brûlante de l'Europe » traitant de la situation complexe de la Turquie est alimentée en fonction de l'actualité. De nouveaux articles sont venus compléter l'obsession, notamment le 8 mars 2016, où une manifestation a eu lieu à Istanbul dans le cadre de la journée internationale des droits des femmes166, ou encore le 19 mars 2016, alors que la capitale était victime d'un attentat167.

À ces épisodes qui s'inscrivent dans une actualité « chaude », s'ajoutent des reportages plus denses et racontant l'histoire de personnages directement confrontés à la situation turque. Alors que l'article « Une marche turque » compte environ 5400 signes, la première partie168 d'un reportage réparti en trois épisodes sur la situation des Kurdes en compte environ 17 000. Pour Raphaël

165 Les Jours. Op. cit.

166 BERTRAND, Olivier. Une marche turque. Les Jours. [En ligne]. 9 mars 2016. [Consulté le 12/03/2016]. Disponible à l'adresse : http://lesjours.fr/obsessions/la-charniere/ep-5-marche-femmes/

167BERTRAND, Olivier. Istanbul, jour d'attentat. Les Jours. [En ligne]. 19 mars 2016. [Consulté le 20/03/2016]. http://lesjours.fr/obsessions/la-charniere/ep-7-attentat/

168 BERTRAND, Olivier. Kurdistan : dans Cizre, ravagée et oubliée. Les Jours. [En ligne]. 1er avril 2016. [Consulté le 10 mars 2016]. Disponible à l'adresse : http://lesjours.fr/obsessions/la-charniere/ep9-cizre/

Garrigos, cette stratégie éditoriale permet de parler de l'actualité tout en révélant d'autres problématiques.

En prenant l'exemple de l'obsession dédiée à Vincent Bolloré dont il est le coauteur avec Isabelle Roberts, le codirecteur du journal explique que derrière ce sujet, « on parle aussi de la violence au travail et d'un monde économique impitoyable.169 » De la même manière, l'obsession « Les années collège » révèle, en creux, des enjeux liés à la « mixité, l'intégration et la jeunesse 170».

? Ressources professionnelles

En matière d'organisation, l'équipe des Jours compte huit journalistes dans son effectif permanent. Le média fait également appel à des pigistes et temporairement à des graphistes et illustrateurs.

Une personne au sein de l'équipe est chargée de l'édition des contenus sur le web. Raphaël Garrigos nous éclaire sur les processus de travail de la rédaction :

« Il y a plusieurs «niveaux de lecture». Chaque rédacteur met son article en ligne, sans que celui-ci soit visible du public. L'article est ensuite relu par les codirecteurs de la rédaction puis communiqué au service « édition » qui va se charger de relire, de titrer, de mettre en forme l'article et l'enrichir (apparition de textes au scroll, citations, exergues, mise en ligne des photos, etc.). L'article est à nouveau relu avant d'être mis en ligne ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)

Le codirecteur du journal insiste également sur le rôle du directeur de la photographie, Sébastien Calvet. En effet, Les Jours n'est pas abonné aux fils photo des agences telles que l'AFP ou Reuters et possède son propre fonds iconographique. Le journal souhaite ainsi se démarquer avec des photographies uniques. Les Jours utilise tout de même des photographies issues d'agences, mais celles-ci sont exclusives au journal.

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169 Entretien avec Raphaël Garrigos. Voir annexe.

170 Ibid.

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2.3- Présentation des données issues de l'analyse de contenu

2.3.1- Description générale des documents et mise en contexte des reportages ? Longueur des contenus

Les deux reportages sont indéniablement des contenus long-format : l'un comprend environ 21000 signes et le second, 19000. Cette longueur de contenu diffère de celle généralement employée dans les médias d'information en continu.

? Des reportages intégrés à des séries

Le reportage du Quatre Heures est accessible depuis le menu de la page d'accueil du site. Le lecteur est invité en priorité à consulter le dernier reportage publié, mais il peut également remonter le fil de publication pour accéder aux articles publiés antérieurement. Classés de manière antichronologique par « saison », les seize premiers reportages du Quatre Heures sont quant à eux classés en deux « saisons » thématiques. La première s'intitule « Lutte ouvrière », la seconde, dont le reportage analysé fait partie est titrée « Ailleurs en France ». Publié le 3 décembre 2014, le reportage « Sur les bancs des quartiers nord » est le premier de la saison 2, et le 12e reportage publié sur le site du Quatre Heures.

« Le choix des orientés » quant à lui est accessible sur le site des Jours depuis l' « obsession » intitulée « Les années collège ». L'utilisateur a alors accès à tous les reportages publiés au sein de cette « obsession » de manière antichronologique. Publié le 25 mars 2016, ce reportage est le 16e épisode de la série qui en contient une vingtaine.

? Méthode d'immersion

Les deux reportages, par définition, sont le fruit d'une immersion dans un milieu observé, en l'occurrence, un collège. Si les journalistes du Quatre Heures se sont immergés pendant un mois au sein du collège Arthur Rimbaud, la reporter et le photographe des Jours ont choisi de se rendre une fois par semaine et pendant un an au collège Aimé Césaire dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Nous verrons que ces différentes méthodes d'immersion se révèlent notamment dans les modes narratifs de chacun des reportages.

2.3.2- Identification des éléments structurels du récit ? Des titres évocateurs et incitatifs

Les titres ne sont pas purement informatifs, mais plutôt incitatifs dans la mesure où ils évoquent, à travers des figures de style, le sujet et l'enjeu du reportage. S'appuyant sur un jeu de mots, le titre du reportage des Jours est polysémique : « Le choix des orientés » peut être entendu comme tel ou bien phonétiquement comme « Le choix désorienté ».

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Le titre du Quatre Heures quant à lui, repose sur une métaphore : « Sur les bancs des quartiers nord » indique au lecteur que l'histoire traite de scolarité (« sur les bancs ») et de la ville de Marseille (« quartiers Nord »).

? Identification de l'histoire, du sujet et du cadre spatio-temporel

Les deux histoires se déroulent dans des collèges classés ZEP où la majorité des élèves sont issus de classe sociale défavorisée. Les deux reportages traitent des voeux d'orientation en lycée professionnel ou général des élèves de 3e, une étape d'autant plus cruciale que les élèves peuvent quitter l'école à 16 ans, soit après le brevet des collèges. Si les reportages traitent globalement de la même problématique, les histoires ne se déroulent pas exactement au même moment.

En effet, le reportage des Jours s'appuie sur « un moment charnière 171» de l'année, à savoir celui de la remise du bulletin du second trimestre aux élèves et de l'avis du conseil de classe au sujet des leurs voeux d'orientation. Les élèves doivent en effet choisir entre une filière professionnelle ou générale. L'histoire se déroule donc en mars, après le conseil de classe et à trois mois du brevet des collèges. Puisque le reportage s'inscrit dans une série d'épisodes, la remise du bulletin du second trimestre constitue un des moments clés de l'année scolaire rapportés par la journaliste.

L'histoire racontée par Marine Courtade et Ulysse Mathieu se situe quant à elle un mois avant le passage de l'examen. Les élèves ont effectué leurs voeux d'intégrer un lycée professionnel ou général. La prochaine étape avant le brevet est celle du dernier conseil de classe de l'année durant lequel les professeurs vont valider ou non les voeux de chacun des élèves. À ce titre, la validation des professeurs s'appuie sur les résultats des élèves, et non sur leurs aspirations professionnelles.

? Identification du schéma narratif

On peut identifier le schéma narratif quinaire du reportage du Quatre Heures de la manière suivante : la situation initiale correspond au fait que les élèves de 3e sont à leur dernière année de collège ; l'approche du dernier conseil de classe et la validation par les professeurs des voeux d'orientation constituent la complication ou l'élément perturbateur de l'histoire. Les actions sont moins identifiables, mais celles-ci peuvent correspondre aux événements qui se déroulent avant le conseil de classe : les derniers examens, les rendez-vous auprès des parents et élèves pour discuter des choix d'orientation, le cours d'arts plastiques permettant aux élèves d'évoquer leurs souvenirs des années collège en dessin. Le conseil de classe, événement qui se déroule en huis clos et auquel les reporters ne peuvent assister, peut être assimilé à la résolution. Enfin, la situation finale correspond au bilan du conseil de classe, et au fait que Ramzy, délégué, va devoir apprendre à Johan une mauvaise nouvelle, celle de ne pas être accepté en lycée général.

Si le schéma narratif du reportage issu du Quatre Heures est relativement simple à identifier, déterminer celui du reportage des Jours est plus complexe. En effet, le reportage représente un des « épisodes » de la série « Les années collège ». De fait, le reportage constitue à lui seul une des étapes de l'ensemble du schéma narratif sur lequel s'appuie la série entière. On peut d'ailleurs considérer « Le choix des orientés » comme relevant d'une action, dans la mesure où la remise du bulletin du second trimestre avec l'avis des professeurs au sujet des choix d'orientation permet aux

171 GÉRAUD, Alice. LAMBERT, Simon. Les années collège. Les Jours. [En ligne]. 8 novembre 2015. [Consulté le 20 février 2016]. Disponible à l'adresse : http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/

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élèves de résoudre une perturbation, celle de ne pas être intégré en filière générale si leurs notes sont insuffisantes. À la lecture de cet « épisode », l'internaute ne connait pas la situation finale, à savoir, si les élèves sont acceptés ou non dans les filières souhaitées.

? Identification des personnages et de leur rôle

Les deux reportages intègrent les mêmes catégories de personnages : le corps enseignant, les élèves et leurs parents. Chaque reportage accorde plus ou moins de place à ces catégories de personnages. On note d'ailleurs que l'importance accordée aux personnages peut s'évaluer en fonction de la prise de parole de chacun.

Les deux reportages donnent la parole au professeur principal : Mélanie Clément professeur de français pour la classe de 3e2 du collège Arthur Rimbaud à Marseille ; Antoine Labaere, professeur d'histoire-géographie de la classe de 3B du collège Aimé Césaire à Paris.

Les professeurs ont tous les deux une trentaine d'années. Le Quatre Heures précise que Mélanie Clément est enseignante depuis six ans.

Dans chacun des reportages, on rapporte également la parole d'autres enseignants : Pierre Martin, professeur d'histoire-géographie au sein du collège marseillais ; Éléonore Garcia, professeure de français au sein du collège parisien.

Alors que Le Quatre Heures interroge les assistants d'éducation (AED) ainsi que le principal adjoint du collège Arthur Rimbaud (Emmanuel Têtu), le reportage des Jours, lui, n'accorde peu, voir pas de place, à la direction de l'établissement, ni aux assistants d'éducation. Cependant, la parole leur est donnée au sein des autres « épisodes » qui composent la série « Les années collège ». Ainsi, cet épisode n°16 dédié à la remise des bulletins du second trimestre fait essentiellement parler le professeur principal, Antoine Labaere.

Par ailleurs, tandis que les élèves du collège Arthur Rimbaud s'expriment largement dans le reportage du Quatre Heures, ceux du collège Aimé Césaire ne parlent peu ou pas. Ce sont davantage les parents des élèves qui s'expriment que les élèves eux-mêmes. Ce silence de la part des élèves est certainement lié à l'événement même de l'histoire, celle de la remise de bulletins, durant lequel les adolescents sont peu loquaces.

Bien que la prise de parole de chacun des personnages soit variable, il n'en reste pas moins que la grande majorité d'entre eux est désignée par leur prénom (pour les élèves) et nom (pour le corps enseignant). De plus, chaque personnage nommé et auquel le reporter donne la parole est représenté en image.

Il est important de noter que chaque élève possède un rôle précis au sein de l'histoire. Dans le reportage du Quatre Heures, les élèves ont des vies, des parcours, et des ambitions différentes : Naïma, qui vit avec sa tante dans un appartement insalubre est arrivée de la Réunion en cours d'année et aspire à une «vie meilleure » ; Kenza est « la meilleure de la classe » et « son 18 de moyenne fait figure d'exception » ; Shérazade, qui a failli arrêter l'école pour faire le guet au service des « caïds » de son quartier, est une élève qui se fait fréquemment exclure de cours tout en avouant que « c'est normal », car elle n'est pas « gentille » ; Yacine rêve d'une carrière de footballeur ; Vedat, enfant d'immigrés kurdes, est la fierté du collège, mais le fait qu'il n'est pas la

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nationalité française l'empêche d'intégrer l'école militaire ; Johan, l'un des rares élèves à savoir précisément ce qu'il souhaite faire plus tard, à savoir infirmier, n'a pas les résultats suffisants pour aller en lycée général ; enfin, Ramzy, dont l'ambition est d'être professeur de sport, assiste en tant que délégué au conseil de classe et apprend que Johan et lui ne sont pas acceptés en filière générale.

L'épisode n°16 des Jours n'en dit pas autant sur la vie personnelle des élèves cités. On sait cependant que Mariama doit remonter ses notes si elle veut passer en lycée général ; Dalikatou, arrivée du Sénégal en début d'année, reçoit un avis favorable pour intégrer une filière générale ; Louanne, meilleure élève de la classe, écoute les préconisations des enseignants pour intégrer une filière générale alors que celle-ci souhaitait poursuivre ses études en lycée professionnel ; Spewell est considéré par les enseignants comme un élève en « décrochage scolaire » ; Matéa, comme son frère jumeau, a changé d'avis à maintes reprises sur son orientation et cherche avec sa mère le métier qu'il souhaite faire ; Moussa, quant à lui, assiste à la remise de bulletin sans ses parents et reste silencieux face aux questions que lui posent son professeur principal concernant ses mauvais résultats et son orientation.

2.3.3- Analyse de la narration

? Mode narratif : identification de la distance et de la fonction du narrateur

Dans les deux reportages observés, le narrateur utilise un discours rapporté, c'est-à-dire que les paroles sont citées littéralement et sans subir de modifications. Les signes typographiques (deux points, guillemets) ainsi que les verbes introducteurs indiquent que les narrateurs de chacun des reportages utilisent un discours direct. À titre d'exemple, lorsque la reporter du Quatre Heures interroge Naïma au sujet de ses projets professionnels, la narratrice rapporte le discours de l'élève ainsi :

« Sur sa fiche de voeux, Naïma a coché «section professionnelle». «La générale, c'est trop dur. Ils vont me manger, là-bas», résume-t-elle tout sourire. Douée en espagnol, elle espère travailler dans le tourisme «pour aller visiter ailleurs». Ses autres options ? «En deuxième choix, j'ai demandé bac pro hôtesse d'accueil et en troisième, bac pro social». » ( https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/, consulté le 02/05/2016)

On remarque que le discours direct et davantage utilisé au sein du reportage du Quatre Heures que dans celui des Jours. Selon la typologie des discours de Genette, la narratrice des Jours alterne discours rapporté et discours transposé de style indirect libre. Autrement dit, les paroles des personnages sont rapportées sans conjonction de subordination.

Par exemple, la reporter retranscrit l'avertissement du professeur principal à ses élèves de la manière suivante :

« Lors de la remise des bulletins mardi, Antoine Labaere n'a cessé de répéter la même chose aux élèves et à leurs parents : entre la classe de troisième et celle de seconde, les élèves d'Aimé-Césaire perdent environ 3 à 4 points de moyenne générale. «Un élève qui a 10 de moyenne en troisième va se noyer en seconde.» [...] Les élèves hochent la tête en entendant

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l'avertissement maintes fois répété ». ( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-

college/ep16-parents-prof/, consulté le 02/05/2016)

Par ailleurs, la fonction du narrateur dans les deux reportages est testimoniale dans la mesure où le reporter « atteste la vérité de son histoire, le degré de précision de sa narration, sa certitude vis-à-vis des événements et de ses sources d'informations172 ».

Cependant, l'apport d'un discours didactique de la part des reporters relève d'une fonction idéologique. On note que la narratrice des Jours interrompt à plusieurs reprises son récit pour apporter des informations qui vont au-delà de l'histoire racontée. Par exemple, alors qu'elle rapporte les propos de la mère de Matéa lors de la remise de son bulletin, la narratrice ajoute une information qui vient connecter le discours de la mère à l'actualité :

« Finalement, elle conclut : «Ça ne va pas le système français, c'est trop tôt pour eux pour choisir.» En janvier, la ministre de l'Éducation Najat Vallaud-Belkacem avait annoncé qu'à partir de la rentrée 2016, les élèves orientés en filières professionnelles auraient jusqu'à la Toussaint pour changer d'orientation si cela ne leur plaisait pas. Outre la difficulté de mise en place d'un tel système, l'information n'est pas vraiment redescendue sur le terrain et les collégiens l'ignorent. » ( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/, consulté le 02/05/2016)

? Instance narrative : identification du niveau diégétique, de la focalisation et des temps de la narration

Excepté lorsque les narratrices apportent un discours didactique au sein de leur récit respectif, le niveau de diégèse des deux reportages est intradiégétique dans la mesure où les reporters font partie de l'histoire qu'elles racontent et sont de « plain-pied » avec les personnages.

La voix des narratrices est quant à elle homodiégétique au sens proposé par Genette : le narrateur est présent comme personnage dans l'histoire qu'il raconte. Mais les narratrices ne sont pas pour autant autodiégétiques dans la mesure où elles n'agissent pas comme les héros de l'histoire.

L'identification de la focalisation des narratrices est complexe. En effet, celle-ci tend à se situer entre une focalisation interne et externe. Interne, car les événements des deux histoires sont présentés à travers le regard des journalistes. Le lecteur est donc incité à comprendre les événements à travers la vision des narratrices. Toutefois, les reporters ne peuvent pas connaître les sentiments des personnages puisqu'elles tiennent un rôle d'observatrices et agissent comme l'oeil d'une caméra. Cette focalisation externe pousse le lecteur à imaginer, à partir des éléments fournis par les narratrices, les sentiments et pensées des personnages.

À titre d'exemple de focalisation interne, on peut citer les propos de la journaliste des Jours au sujet de la liste des CAP proposés aux élèves :

« Il y a les classiques : boucher-charcutier-traiteur, commerce, cuisine ou travaux publics. D'autres, plutôt pointus : prothèse dentaire, perruquier-posticheur, facteur d'orgues ou technicien en expérimentation animale. Mais la plupart sont surtout totalement

172 GUILLEMETTE, Lucie. LEVESQUE, Cynthia. La narratologie. Signo [En ligne]. 2006. [Consulté le 02/05/2016]. Disponible à l'adresse http://www.signosemio.com/genette/narratologie.asp.

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incompréhensibles : laboratoire contrôle qualité, métallerie, productions aquacoles, technicien d'usinage, pilote de ligne de production... » ( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/, consulté le 02/05/2016)

En ce qui concerne les temps de la narration, on remarque que le reportage du Quatre Heures s'appuie en grande majorité sur une narration simultanée dans la mesure où le narrateur raconte l'histoire au moment où elle se produit. Le présent de l'indicatif est principalement utilisé. Le passé composé est uniquement employé lorsque la narratrice rapporte des histoires passées racontées par des personnages. On peut d'ailleurs parler de « récits emboîtés ».

La narratrice des Jours, quant à elle, varie les temps de la narration puisqu'elle raconte des événements qui se sont déjà déroulés, notamment le conseil de classe. La narration est donc antérieure et la journaliste emploie le passé composé. Ce désordre chronologique, que Genette désigne par anachronie, s'appuie sur l'analepse, dans la mesure où la narratrice raconte après-coup, un événement survenu antérieurement. Cependant, Alice Géraud utilise également la narration simultanée lorsqu'elle raconte la remise des bulletins du second trimestre à laquelle elle semble assister. En alternant ainsi narration antérieure et simultanée, la reporter s'appuie sur une narration dite intercalée. Enfin, la journaliste utilise une narration ultérieure en s'appuyant sur la prolepse lorsqu'elle anticipe des événements. Par exemple, lorsqu'elle raconte les inquiétudes des professeurs à l'égard des élèves dont les résultats sont insuffisants, la narratrice anticipe l'avenir de certains élèves :

« L'an prochain, ces élèves ne seront plus en classe avec leurs copains d'enfance et d'adolescence. Ils seront parfois envoyés loin de chez eux. Mais, surtout, ils auront 16 ans et cette scolarité à laquelle ils ne sont pas très attachés ne sera plus obligatoire. Le fil, déjà fragile, a de fortes chances de rompre. » ( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/, consulté le 02/05/2016)

? Identification du rythme du récit à travers la vitesse narrative

On peut remarquer que les deux narratrices procèdent à des accélérations ou ralentissements de la narration vis-à-vis des événements qu'elles racontent. Par exemple, lorsque Marine Courtade raconte ce qui se déroule dans la cour de récréation, sa narration s'appuie sur une pause, dans la mesure où la journaliste décrit ce qu'elle perçoit dans cet espace :

« La récréation, un brouhaha continu de dix minutes où se mêlent rires, cris, voix graves, aiguës ou stridentes, rappels à l'ordre, bruits de sacs et de pas. Des groupes se forment de part et d'autre. Ça discute, ça glousse, ça se jauge et ça se drague. Tout ce petit monde s'agite sous l'oeil tantôt amusé, tantôt excédé des Assistants d'éducation (AED), les surveillants. [...] Adossée contre un mur, seule, Naïma, élève en troisième. La tête haute et la mine renfrognée, elle observe les cancanages et chamailleries des uns et des autres. » ( https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/, consulté le 02/05/2016)

Alice Géraud alterne de la même manière pauses et accélérations dans le reportage des Jours. À titre d'exemple, lorsqu'elle évoque une rencontre d'anciens collégiens avec les élèves de la 3B du collège Aimé Césaire, la narratrice réalise un sommaire, c'est-à-dire un résumé de l'histoire événementielle :

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« Hier, lors d'une rencontre organisée au collège avec d'anciens élèves d'Aimé-Césaire, ils ont pu vérifier l'avertissement professoral. Ils les ont interrogés sur les changements de niveau entre collège et lycée. «En seconde générale, il y en a qui passe de 16 à 10. En pro, c'est le contraire», résume une élève de 3e B. » ( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/, consulté le 02/05/2016)

2.3.4- Observation de la forme des reportages : éléments graphiques, hiérarchisation de l'information et interactivité

? Typographie

Concernant la forme à proprement dit des reportages, on observe un certain nombre de similitudes. En effet, Le Quatre Heures et Les Jours utilisent une typographie à empattement traditionnellement utilisée en presse papier. De plus, les deux reportages débutent par une lettrine qui marque le début du récit. On note d'ailleurs que la typographie de la lettrine du reportage des Jours est sans empattement. On retrouve cette alternance de typographies avec et sans empattement dans les deux reportages. En effet, les intertitres et mises en exergue de certaines informations reposent sur une typographie sans empattement, ce qui permet, outre leur taille et leur graisse, de les distinguer du corps de texte.

? Couleurs

On peut observer que Les Jours utilise la couleur, à l'inverse du Quatre Heures. La couleur utilisée dans le reportage des Jours est un repère visuel permettant au lecteur de situer le reportage dans l'ensemble des « obsessions » traitées par le média. En effet, chaque série de reportages est identifiée par une couleur utilisée dans les intertitres et citations mises en exergue.

? Rôle du chapô

En ce qui concerne les éléments qui structurent le récit de manière visuelle, on note en premier lieu que les deux reportages ne font pas le même usage du chapô. En effet, le chapô du reportage des Jours permet au lecteur de situer le récit dans l'ensemble de l' « obsession » « Les années collège » :

« Bac pro ou seconde générale : les 3e B d'Aimé-Césaire sont à l'heure des voeux, mais ce sont les résultats qui comptent. » ( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/, consulté le 02/05/2016)

Alors qu'il dévoile l'enjeu du récit, ce chapô créé par la même occasion un effet de suspense. En effet, la conjonction de coordination « mais » met en tension les faits sur lesquels repose l'ensemble du récit : la formulation des voeux d'orientation des élèves et les notes qui seront déterminantes dans la poursuite de leur scolarité. Ainsi, le lecteur imagine d'emblée que certains élèves ne pourront certainement pas accéder aux filières qu'ils auront choisies.

Le chapô introduisant le reportage du Quatre Heures est seulement visible pour les non-abonnés, certainement pour inciter l'internaute à s'abonner au média. Si le chapô du reportage des Jours annonce tout l'enjeu du récit qui suit, celui du Quatre Heures est plus intrigant :

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« Kalachnikov et trafic de drogues : à longueur d'année les quartiers nord de Marseille font les gros titres de la presse. Au-delà des faits-divers, "Le Quatre Heures" s'est immergé près d'un mois dans un collège de quartier, coincé entre quelques barres d'immeubles de la cité

phocéenne ». ( https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-
marseille/, consulté le 02/05/2016)

Publié en décembre 2014, le chapô du reportage du Quatre Heures annonce clairement que le récit a été réalisé en réaction à l'information sensationnelle et aux faits divers véhiculés par des médias traditionnels. Si l'on en croit le journal L'Express qui rapporte assidument ce type de faits, 16 à 17 meurtres liés à des règlements de compte auraient eu lieu entre janvier et octobre 2014173. Alors que ce type d'événements sanglants fait la une des journaux, Le Quatre Heures indique que l'objectif de son reportage est d'aller à la rencontre de collégiens vivant dans ces quartiers réputés pour le trafic de drogues, d'armes et la délinquance.

Si l'intrigue des deux reportages repose sur la validation des voeux d'orientation des élèves, le chapô introduisant le reportage du Quatre Heures place celle-ci de manière secondaire, contrairement à celui des Jours. Le Quatre Heures affirme ainsi sa volonté de se distinguer des médias focalisés sur les faits-divers sanguinaires de la ville de Marseille, plutôt que sur ses habitants.

? Intertitres

En matière d'intertitres, on note que le reportage du Quatre Heures n'en comporte que deux sur l'ensemble du récit : « 84,1 % des parents sont ouvriers ou inactifs » ; « Sacrifier certains élèves, pour en sauver d'autres ».

Le premier intertitre repose sur une information statistique et donc didactique, quand l'autre se base sur un propos subjectif, relevant du point de vue du professeur d'histoire-géographie, Pierre Martin. En effet, la narratrice a extrait cette information du discours émis par le professeur :

« Une fois Shérazade exclue, Amel a très bien bossé. J'en ai sacrifié une pour sauver l'autre ». ( https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/, consulté le 02/05/2016)

Le reportage des Jours quant à lui comporte davantage d'intertitres. Si l'on observe l'ensemble de ceux-ci, on remarque qu'ils reposent tantôt sur une information généraliste relative à l'ensemble de l'histoire, tantôt sur une information ciblant des personnages du récit : « Les échéances se rapprochent » ; « Le souhait de Louanne ennuie les profs » ; « Aider les élèves à y voir plus clair » ; « Moussa est venu seul ».

Par ailleurs, il faut noter que chaque intertitre comporte deux tailles de police différentes. En effet, tous les premiers mots sont d'une taille plus importante que le reste de l'intertitre : ce choix graphique permet de mettre en valeur des « mots-clés » ou expressions annonçant les contenus qui suivent.

173 Un homme tué par balles au nord de Marseille. L'Express. [En ligne] 17 octobre 2014. [Consulté le 02 mai 2016]. Disponible à l'adresse : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/fait-divers/un-homme-tue-par-balles-au-nord-de-marseille1612559.html

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? Mise en exergue et citations

Autre similarité, les deux reportages mettent en valeur les propos des personnages par la mise en exergue de certaines citations. Ainsi, les deux reportages ne se contentent pas de citer les personnages, ils donnent de la valeur à leurs paroles distinguant celles-ci du reste du récit.

Les Jours différencie d'ailleurs les citations des personnages par un élément graphique de forme ronde sur lequel s'inscrit l'ouverture des guillemets permettant d'identifier le discours direct. Ce procédé graphique permet également au lecteur de distinguer les citations des intertitres. Dans cette logique, les citations du reportage sont également légendées du nom et/ou prénom de son énonciateur ainsi que d'un rappel de son rôle au sein du récit.

Par ailleurs, on peut noter que la présence des intertitres, citations et paragraphes du reportage des Jours est très équilibrée. En effet, toutes les parties identifiables par un intertitre comportent la mise en exergue d'une citation, elle-même située entre deux paragraphes. D'une part, ce procédé permet d'offrir un certain confort de lecteur. D'autre part, les mises en exergues et les citations viennent illustrer ou renforcer les informations délivrées par la narratrice. Enfin, la présence régulière des intertitres, citations et contenus visuels vient apporter du rythme à la lecture.

Le reportage du Quatre Heures met également en exergue des citations extraites du corps de texte. Celles-ci sont au nombre de deux, comme les intertitres : « La souffrance des gosses, on la prend dans la gueule » ; « À quoi ça sert que je pousse mon fils à faire de longues études, si c'est pour qu'il finisse au chômage ? ».

Contrairement aux Jours, Le Quatre Heures n'indique pas le nom du personnage cité. Cependant, le lecteur comprend que la première citation provient d'un membre de l'équipe pédagogique avec l'expression « les élèves ». Quant à la seconde citation, on comprend que celle-ci relève d'un parent d'élève grâce à l'expression « mon fils ».

? Des « récits emboîtés » grâce à la présence des médias

Outre le contenu textuel, les deux reportages convoquent des médias visuels de natures différentes. Tandis que le reportage des Jours utilise uniquement la photographie, celui du Quatre Heures fait appel à de la vidéo, des photographies, une carte, ainsi que du son.

L'intégration des médias au sein des deux récits est utilisée plus ou moins de la même manière. En effet, bien qu'ils représentent le cadre spatial du collège, les médias convoqués ne racontent pas toujours la même histoire que celle sur laquelle repose chacun des récits. Les deux médias utilisent donc la technique des « récits emboîtés » puisque les photographies et/ ou vidéos constituent de nouveaux récits.

Ainsi, les personnages représentés sur les photos du reportage des Jours, ne sont parfois cités ni avant ni après dans le récit. Outre la fonction d'illustrer la remise des bulletins, les photographies apportent une information supplémentaire au récit, celle de la réaction des élèves, comme le souligne d'ailleurs la légende qui accompagne les photos.

Le Quatre Heures procède de la même manière, mais accentue la technique des « récits emboîtés » en faisant appel à la vidéo et au son. Ainsi, le lecteur peut écouter les paroles de certains

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personnages qui ne sont pas rapportées de manière textuelle. Sans ces dispositifs médiatiques, le lecteur ne connaîtrait pas certaines pensées des personnages. C'est le cas notamment de la vidéo dans laquelle les élèves reviennent sur leurs souvenirs du collège à travers des créations réalisées en cours d'arts plastiques. De la même manière, c'est uniquement en écoutant l'enregistrement de la voix de la mère d'Amel qu'on apprend que cette dernière a fait dix ans de prison.

Par ailleurs, on note que les vidéos comme les photos constituent bien des récits dans la mesure où ces médias ont fait l'objet de choix : cadrage de photos, plans et montage des vidéos, sélection d'un extrait précis d'un entretien avec un personnage, etc.

? Lecture web des reportages

Si l'on se concentre sur la « lecture web » des deux reportages, on note des différences à bien des égards. Globalement, la navigation au sein des articles se fait de manière linéaire. Toutefois, Les Jours affiche des contenus de nature didactique (le narrateur apporte un savoir supplémentaire au récit) qui apparaissent dans la marge à droite du reportage, et ce, de manière synchronisée avec les informations délivrées dans le récit. Ces informations reposent sur les personnages, ainsi que sur des définitions de termes spécifiques au sujet du reportage. Ainsi, le lecteur peut quitter le récit pour lire, dans une nouvelle fenêtre, la biographie des personnages de l'histoire, qu'il s'agisse des personnages de l' « épisode » consulté ou des personnages issus de l'ensemble de la série « Les années collège ».

La navigation au sein du reportage du Quatre Heures est quant à elle purement linéaire. Le lecteur ne peut quitter le récit. De plus, le lecteur du reportage du Quatre Heures n'a pas d'action à mener mis à part « scroller ». En effet, les vidéos, sons, et séries de photos présentées sous forme de diaporama sont activés au scroll de l'internaute.

Enfin, il est important de noter que les liens hypertextes sont très peu utilisés voir pas du tout au sein des reportages. Si le reportage du Quatre Heures n'en comporte aucun - hormis des liens de partage vers les réseaux sociaux - celui des Jours en utilise quelques-uns. Toutefois, ceux-ci renvoient uniquement aux épisodes précédents de la série est sont utilisés lorsque la narratrice évoque un événement antérieur. Les autres liens renvoient aux informations de type didactique placées dans la marge à droite du récit général. Il s'agit donc plutôt d'ancres.

Ainsi, l'approche analytique des contenus issus des pure players Le Quatre Heures et Les Jours s'appuyant sur les outils narratologiques de Gérard Genette nous permet d'inscrire ces deux productions journalistiques dans le registre narratif. On remarque effectivement que les reporters des deux médias mettent en oeuvre des techniques d'écriture narrative que l'on peut retrouver dans le répertoire de la fiction.

Par ailleurs, cette analyse de contenu nous a permis de dégager des éléments invariants dans la narration des deux récits tant dans le fond que dans la forme des reportages. Ainsi, les deux narratrices s'appuient sur des récits long-format pour raconter une histoire composée de personnages dont le parcours, les actions, et les paroles rapportées permettent de mieux inscrire le sujet (la scolarité et l'orientation d'élèves de 3e) dans son contexte. Enfin, la technique de

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l'immersion des reporters, permet quant à elle de soulever de nouvelles problématiques vis-à-vis du sujet traité.

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Troisième partie

Interprétation des données récoltées : le web comme terrain favorable à un journalisme de temps long et à l'identité forte

Cette troisième partie a pour objectif d'analyser les données issues de la grille d'analyse, laquelle s'appuie sur une approche narratologique. Nous souhaitons comprendre ce qu'apporte le récit au sein d'un contenu journalistique relevant du registre narratif. Nous tenterons d'identifier ce que révèlent les techniques d'écriture narrative : prise de position du narrateur, compréhension du sujet, angles choisis, etc.

Par ailleurs, nous préciserons en quoi un récit médiatique inscrit dans le registre du journalisme narratif réconcilie les deux fonctions du récit, à savoir sa fonction intrigante et sa fonction configurante. Après avoir défini ce qu'est un récit médiatique, nous tenterons d'identifier les effets d'une telle réconciliation, propre au journalisme narratif.

De plus, nous nous pencherons sur les apports web dans le récit journalistique, au sein des deux pure players. Nous identifierons comment chacun des pure players se saisit des possibilités offertes par ce support. Nous verrons, en effet, que le web permet une « mise en relief » du récit, et participe de l'immersion de l'internaute pour une lecture active du contenu journalistique.

Enfin, nous nous concentrerons sur les discours issus des fondateurs de deux pure players convoqués à propos du concept de Slow media, qui a priori, divergent. Il s'agit d'interroger la vision de ces professionnels, mais également d'élargir cette analyse aux autres discours émis par les professionnels issus de la « nouvelle vague » de pure players qui s'est développée ces dernières années. Nous nous concentrerons ainsi sur le processus dans lequel s'inscrit le concept de Slow media pour tenter d'en dégager ses tendances d'évolution.

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3.1- La narratologie au service de l'analyse de récits médiatiques

3.1.1- La narration pour affirmer des choix éditoriaux et légitimer le récit en tant que production journalistique

L'analyse des techniques de narration utilisées (instance narrative, distance et fonction du narrateur) nous permet d'identifier l'angle choisi par les deux narratrices ainsi que le degré de leur prise de position. Si les deux reportages traitent de l'éducation nationale, et plus précisément de la dernière étape avant la fin de la scolarité obligatoire, ceux-ci ne soulèvent pas les mêmes problématiques et enjeux.

En effet, en rapportant de nombreuses fois les paroles des élèves, en les interrogeant sur leurs parcours antérieurs, sur leur situation familiale, en les mettant en avant par le biais des photographies et des vidéos, le reportage du Quatre Heures accorde davantage de place aux élèves plutôt qu'au corps enseignant. La méthode des « récits emboités » permettant de rapporter les histoires personnelles voir les sentiments des élèves, suscite de l'empathie à l'égard de ces derniers.

La mise en tension des récits des élèves avec les discours rapportés des deux professeurs et du principal adjoint, permet à la narratrice de soulever des problématiques relatives au système éducatif national. En s'appuyant sur l'histoire de Johan, la reporter interpelle sur le fait que certains élèves ne peuvent poursuivre leurs ambitions professionnelles parce que leurs résultats et l'avis du conseil de classe les en empêchent. Marine Courtade évoque également la résignation de certains professeurs à l'égard de l'encadrement d'élèves en difficulté scolaire. En effet, Pierre Martin, professeur d'histoire-géographie admet qu' « il y a clairement des élèves [qu'il a] lâchés ».

De plus, la narratrice évoque l'influence des environnements sociaux défavorisés dans les résultats scolaires en s'appuyant sur le discours du principal adjoint :

« «L'environnement social des gamins fait que papa-maman n'ayant pas fait de longues études, ils sont conditionnés et manquent d'ambition. Du coup, peu demandent le lycée

général» ». ( https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-
marseille/, consulté le 02/05/2016)

Ainsi, le constat du principal adjoint rapporté par la narratrice peut susciter chez le lecteur, en creux, l'interrogation suivante : si les enfants issus de milieux défavorisés sont « conditionnés » à ne pas faire d'études longues, est-ce que le corps enseignant les y incite pour autant ?

Enfin, le point de vue de la narratrice s'affirme davantage lorsqu'elle raconte le dénouement de l'histoire : le conseil de classe a tranché et Ramzy et Johan ne pourront intégrer la filière de leur choix alors que le projet professionnel de chacun nécessite un enseignement général. En utilisant le discours transposé de style indirect, la narratrice affirme sa présence au sein de l'histoire, fait part de ses interrogations à Mélanie Clément, professeure principale, et par la même occasion, au lecteur :

« Mais quand on demande à Mélanie Clément si elle n'a pas eu l'impression, parfois, de freiner des élèves en les envoyant en seconde professionnelle, sa réponse se fait tranchante : «C'est le contraire. J'ai cru en beaucoup d'élèves qui se sont écrasés au lycée. Je préfère mille fois qu'ils réussissent en pro. Ce n'est plus la voie de garage qu'on imaginait.» »

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( https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/, consulté le 02/05/2016)

Concernant le reportage des Jours, la narratrice semble interroger davantage les opinions du corps enseignant. En effet, lorsque la narratrice raconte la remise de bulletins aux différents élèves et parents, celle-ci rapporte très peu les paroles des élèves. Cela dit, il est possible qu'à ce moment de remise des bulletins les élèves ne prennent pas la parole et restent silencieux. Toutefois, nous avons relevé dans notre grille d'analyse que leur réaction était racontée à travers les photographies.

Par ailleurs, à l'inverse de la reporter du Quatre Heures, Alice Géraud a pu assister au conseil de classe. Elle a donc recueilli plus d'informations auprès de l'équipe pédagogique :

« Pour les huit autres élèves de la classe qui ont coché en voeu une seconde professionnelle, il n'y a pas d'avis négatif de la part du conseil de classe. Et pour cause, il n'y a pas d'alternative. «On ne propose plus le redoublement», explique la principale adjointe, Pascale Guillemin, en préambule de la séance de conseil de classe. Chaque élève devra sortir du collège avec une orientation et ce sera donc éventuellement un CAP (mais les places sont rares), plus sûrement un bac pro. » ( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/, consulté le 02/05/2016)

Alice Géraud rapporte davantage les « coulisses » des événements de l'histoire, à savoir le conseil de classe suivie de la remise des bulletins. Par la même occasion, la reporter permet au lecteur d'en savoir plus sur les mécanismes de passage des élèves en filière professionnelle et générale. De plus, les informations en marge du récit apportent des compléments d'information sur le système éducatif : précisions quant à l'étape de « la remise de bulletin », informations sur la « fin du redoublement », définition du « décrochage scolaire ».

La narratrice tend à montrer toutes les difficultés auxquelles sont confrontés les professeurs, la conseillère d'orientation ainsi que la principale adjointe, tout en soulevant des interrogations sur le système éducatif. En effet, alors que Louanne souhaite s'orienter dans la mode et intégrer une filière professionnelle, les professeurs l'invitent fortement à se diriger vers un lycée général au vu de ses bons résultats :

« Pourtant, dans la salle du conseil de classe, on est quand même un peu ennuyés qu'une aussi bonne élève ait coché cette case inattendue. Éléonore Garcia, la prof de français, se dit qu'elle pourrait passer un bac général avec option théâtre, qu'il y aurait certainement des choses autour du costume. On parle de l'importance de la culture générale. Du choix, aussi, que conservent jusqu'à tard dans la scolarité les bacheliers généraux. »

( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/, consulté le
02/05/2016)

De plus, Alice Géraud évoque la complexité du système de choix des lycées considéré comme « un problème » :

« À la remise des bulletins, les parents s'avouent déjà totalement perdus avec l'illisible système d'inscription parisien par points (on vous raconte cela dans un prochain épisode). Le

père de Dialikatou ne s'est pas encore penché sur le problème ».

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( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/, consulté le

02/05/2016)

Enfin, la narratrice prend position, par le biais d'un commentaire personnel, sur la difficulté des jeunes élèves de 3e à choisir une orientation, malgré les actions du personnel pédagogique :

« Depuis le début de l'année, le prof principal et la conseillère d'orientation ne lâchent pas les élèves susceptibles d'être orientés. Ils tentent de définir avec eux une envie, un centre d'intérêt, une aptitude qui puisse leur permettre de faire un choix. Pas facile à 14 ou 15 ans ». ( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/, consulté le 02/05/2016)

La narratrice affirme également son point de vue, cette fois-ci, en rapportant les actions et le discours d'une mère dont les enfants peinent à trouver leur voie :

« Elle multiplie les rendez-vous avec la conseillère d'orientation du collège. Elle imprime des fiches métiers, montre des vidéos d'orientation à ses fils, les envoie aux journées portes ouvertes des lycées professionnels. Finalement, elle conclut : «Ça ne va pas le système français, c'est trop tôt pour eux pour choisir». » ( http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/, consulté le 02/05/2016)

Ainsi, le sujet de l'orientation des élèves de 3e en filière générale ou professionnelle est abordé dans les deux reportages à travers deux angles différents : le reportage du Quatre Heures traite de ce sujet à travers les élèves alors que celui des Jours l'aborde à travers les actions menées par l'équipe pédagogique pour que chaque élève ait un projet de formation après le collège.

Quand le premier reportage aborde la dimension sociale, le second se concentre sur la complexité et les limites du système éducatif français. À ce titre, il est important de rappeler que le reportage des Jours s'étend sur une année scolaire entière et que la notion des environnements sociaux des élèves peut être abordée au sein des autres récits composant la série « Les années collège ».

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3.1.2- Réconciliation de la fonction intrigante et de la fonction configurante au sein du récit médiatique

? Récits médiatiques « minimaux » et « maximaux »

Alors qu'elle s'appuie sur des outils narratologiques, notre grille d'analyse nous a permis de constater que les deux reportages du Quatre Heures et des Jours associent les caractéristiques dites « classiques » du récit, avec des « traits plus proprement journalistiques174». En effet, bien que les deux narratrices convoquent des techniques d'écriture que l'on retrouve dans des contenus relevant de la fiction (personnages, cadre spatio-temporel, récits emboités, vitesse narrative, etc.), celles-ci veillent à faire preuve de précisions (descriptions, discours rapportés, compléments d'information).

C'est donc ce mélange qui distingue le journalisme narratif d'un journalisme plus factuel, et par la même occasion, constitue l'originalité de ce genre journalistique. Cependant, Marie Vanoost rappelle que pour bien cerner cette originalité, il convient de positionner le récit utilisé en journalisme narratif « par rapport à la notion, aujourd'hui d'usage courant, de récit médiatique175», objet des travaux de recherche du narratologue et professeur de communication Marc Lits176.

Actions, personnages, temps et lieu suffisent à identifier un contenu médiatique comme relevant du récit. Marie Vanoost qualifie ce type de récits comme « minimaux » dans la mesure où ceux-ci sont soumis à des contraintes d'espaces ne permettant pas leur développement, ou bien soumis à des règles d'écriture, comme celle de la pyramide inversée qui limite fortement la place accordée aux détails, aux jeux de suspense, à la construction des personnages. De plus, ce type de règle de lisibilité borne considérablement le style d'écriture, ainsi que la voix du narrateur. Puisqu'ils ne répondent pas à ces contraintes d'écriture et d'espace, notamment sur le web, les récits relevant du journalisme narratif sont considérés, eux, comme des récits « maximaux ».

Mais ce qui distingue plus précisément les récits médiatiques « minimaux » des « maximaux » réside dans le fait que le récit journalistique narratif réconcilie les deux fonctions du récit définies par le narratologue Raphaël Baroni : la fonction intrigante et la fonction configurante.

? Faire appel aux émotions du lecteur grâce à la fonction intrigante

La fonction intrigante fait référence à la conception d'une intrigue définie par « la présence au sein d'un récit d'une dynamique entre un noeud, une complication et son dénouement [...] repoussée à la fin du récit, de manière à faire naître de la tension narrative177 ».

La tension narrative au sein du reportage du Quatre Heures repose sur la validation du conseil de classe des voeux d'orientation des élèves. Celle du reportage des Jours est plus complexe à déterminer dans la mesure où le reportage s'étend sur le long terme. Toutefois, si l'on considère la

174 VANOOST, Marie. Journalisme narratif : proposition de définition, entre narratologie et éthique. Les Cahiers du journalisme [En ligne]. 2013. [Consulté le 12/10/2015]. Disponible à l'adresse : http://www.cahiersdujournalisme.net/cdj/pdf/25/9.Marie-Vanoost.pdf

175 VANOOST, Marie. Op. Cit.

176 LITS, Marc. Du récit au récit médiatique. De Boeck, 2008.

177 VANOOST, Marie. De la narratologie cognitive à l'expérimentation en information et communication : comment cerner les effets cognitifs du journalisme narratif ? Cahiers de Narratologie [En ligne], 28 | 2015, mis en ligne le 29 octobre 2015, consulté le 30 octobre 2015. URL : http://narratologie.revues.org/7239

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série « Les années collège » dans son ensemble, la tension narrative relève de la dernière étape de l'année scolaire, à savoir les résultats du brevet et la validation ou non des voeux d'orientation de chacun des élèves.

La fonction configurante, quant à elle, s'appuie sur l'opération de configuration définie par Paul Ricoeur. Durant cette opération de configuration, les différents éléments de l'histoire sont « pris ensemble » pour créer « une synthèse de l'hétérogène178 » afin de « construire d'emblée une compréhension rétrospective des événements racontés179 ». Dans cette logique, la règle de la pyramide inversée utilisée dans le journalisme factuel répond à cette fonction configurante dans la mesure où les informations sont soumises à une forte hiérarchisation, notamment grâce à la titraille, et sont triées selon leur degré d'importance : la conclusion des événements est racontée dès les premières lignes, tandis que les détails sont situés en fin d'article.

À l'inverse, l'enjeu d'un récit journalistique d'ordre narratif est de « tenir en haleine le lecteur », comme le rappelle Estelle Faure, co-fondatrice du Quatre Heures. Lorsqu'elle raconte le verdict du conseil de classe, Marine Courtade crée un certain suspense. Alors qu'elle relate cet événement achevé dont elle connaît la fin, la narratrice ne mentionne pas le nom des deux élèves dont les voeux ont été refusés. Le lecteur, à travers le discours rapporté de Ramzy, délégué de la classe, comprend qu'il est l'un deux :

« Deux heures plus tard, Ramzy, le délégué, sort le premier, visiblement sous le choc. Il fait partie des élèves dépités. La gorge serrée, il susurre : «Oui, je suis déçu de ne pas être pris en général, c'est dur. Je vais devoir trouver d'autres solutions pour devenir prof de sport.» » ( https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/, consulté le 02/05/2016)

La narratrice, qui ne révèle toujours pas le nom du second élève, met fin au récit en faisant appel, une nouvelle fois, au discours rapporté de Ramzy :

« Sur le parvis du collège, Ramzy patiente un peu avant de décrocher son téléphone pour appeler Johan, l'aspirant infirmier. «Je vais attendre qu'il finisse de manger avant de lui annoncer la mauvaise nouvelle». » ( https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/, consulté le 02/05/2016)

La narratrice fait donc patienter le lecteur jusqu'à la fin du récit pour lui dévoiler le nom du deuxième élève dont les voeux n'ont pas été validés. Par la même occasion, la reporter crée un effet de surprise à travers la chute de son récit. Ces choix d'écriture relèvent donc bien de la fonction intrigante du récit.

? La fonction configurante du récit : informer et légitimer le contenu journalistique

Si les reportages tels que ceux du Quatre Heures et des Jours se structurent autour d'une intrigue, il n'en reste pas moins que ces contenus relèvent, par définition, du journalisme. Ces contenus ont pour vocation de permettre au lecteur de mieux comprendre un sujet ou un événement, ce qui

178 RICOEUR, Paul. Temps et récit. Tome I : L'intrigue et le récit historique. Le Seuil, 1983.

179 VANOOST, Marie. Op. Cit.

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relève - comme on l'a dit - de la fonction configurante du récit, laquelle est donc indispensable au sein de récits relevant du journalisme narratif.

Notre grille d'analyse révèle justement que les deux reportages issus du Quatre Heures et des Jours mettent à disposition du lecteur des informations factuelles qui viennent compléter l'histoire générale des récits. Pour Le Quatre Heures, il s'agit de statistiques : « 84,1% des parents d'élèves sont ouvriers ou inactifs, contre 35,1% à l'échelle nationale ». Le reportage des Jours, quant à lui, convoque, dans la marge à droite du récit, des définitions de termes propres à l'éducation nationale. Non seulement ces informations didactiques nous renseignent sur le fait que les reporters se sont documentées, mais elles permettent également au lecteur de mieux saisir le sujet. En effet, les statistiques du reportage du Quatre Heures offrent une meilleure compréhension de l'environnement social dans lequel évoluent les élèves. Les définitions de termes en complément du récit des Jours offrent au lecteur des précisions afin qu'il saisisse mieux les enjeux des événements racontés (« la remise du bulletin ») ainsi que les discours rapportés de l'équipe pédagogique (« la fin du redoublement », le décrochage scolaire).

Pour Vanoost, l'association de la fonction intrigante et de la fonction configurante au sein d'un même récit est donc « l'essence même du modèle narratif », où « l'information renoue avec une structure temporelle, voire une mise en intrigue à proprement parler, dans le but d'offrir une meilleure compréhension du monde qui entoure [le lecteur]180».

Ainsi, en se concentrant sur l'histoire d'une classe de troisième de collèges classés ZEP et en s'attachant à l'histoire des élèves et/ou des professeurs, les reportages du Quatre Heures et des Jours permettent de mieux comprendre le système éducatif, les dispositifs pédagogiques mis en oeuvre lors du passage de la 3e au lycée, l'état d'esprit et les difficultés rencontrées par le corps enseignant, l'environnement social et les ambitions des élèves.

Alors que les reporters font preuve d'empathie à l'égard des personnages, le lecteur se soucie davantage de ces derniers. Certaines informations au sujet des personnages (le logement insalubre de Naïma chez le Quatre Heures ; l'absence des parents de Moussa lors de la remise du bulletin chez Les Jours) permettent d'impliquer émotionnellement le lecteur. À ce titre, alors qu'elle est citéé par Marie Vanoost, la reporter du New York Times, Amy Harmon considère que faire appel aux émotions du lecteur permet à celui-ci de mieux assimiler les informations181.

Cependant, si le reportage peut susciter des émotions chez le lecteur, il convient de préciser que les récits médiatiques relevant du journalisme narratif ne doivent pas être associés au modèle du storytelling, utilisant le récit à des fins de persuasion dont Christian Salmon a fait la critique182. À ce titre, Marc Lits rappelle à Salmon que si l'utilisation du storytelling participe à la création de « mythes » à des fins commerciales ou politiques, l'usage du récit au sein du journalisme narratif permet de décoder voir déconstruire ces « mythes ». Le discours de Salmon tend ainsi à s'inscrire « dans un discours de dénonciation qui existe depuis que s'est développé le roman-feuilleton, dans la

180 Ibid.

181 Ibid.

182 SALMON, Christian. Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. Paris, La Découverte, 2007.

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première moitié du XIXe siècle183. » Marc Lits ajoute qu'en s'inscrivant en « filiation des théories de l'école de Francfort sur l'aliénation des masses par leur consommation de productions culturelles populaires conçues pour fabriquer du conformisme au service de l'idéologie dominante 184», Salmon tend à sous-estimer la fonction émancipatrice du récit journalistique, tout en ignorant le narrative journalism, qui connaît un regain d'intérêt à l'ère du numérique.

183 LITS, Marc. Quel futur pour le récit médiatique ?. Questions de communication [En ligne] 1er septembre 2014. [Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse : http://questionsdecommunication.revues.org/6562

184 Ibid.

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3.2- L'apport du web dans la narration : la recherche d'une nouvelle expérience de lecture

3.2.1- La réappropriation des codes de la presse papier sur le web

Si notre grille d'analyse révèle que Le Quatre Heures et Les Jours ne procèdent pas aux mêmes choix graphiques, il n'en reste pas moins que les interfaces de chacun présentent des caractéristiques similaires en matière de design éditorial.

En effet, on note que les deux pure players se réapproprient les codes de la presse papier sur le support web. En témoigne le choix des typographies à empattements utilisées traditionnellement sur support papier. En effet, sur le web, la majorité des quotidiens bi-médias (Ouest-France, Le Parisien, Le Monde, Les Échos, L'Humanité, Le Figaro, L'Équipe) utilisent des typographies sans empattement dans le corps de texte. L'Humanité, Le Parisien, Les Échos et Le Monde convoquent une typographie avec empattement seulement pour la titraille des articles (titres, intertitres, mise en exergue). Seuls Libération et La Croix utilisent sur l'ensemble des contenus une typographie avec empattement.

À ce titre, on remarque que si les quotidiens issus du support papier utilisent une typographie sans empattement sur le web, les pure players, eux, font appel dans de nombreux cas à une police avec empattement, et ce, sur l'ensemble de leurs contenus (corps de texte et titraille). C'est le cas notamment de Médiapart, Slate, Le Huffington Post, L'Imprévu, Ulyces, StreetPress, ou encore Le Zéphyr.

De la même manière que Les Jours ou le Quatre Heures, il semblerait donc que les médias qui naissent sur le web s'approprient les codes graphiques de la presse écrite. Jeu sur la taille, la graisse et même la couleur pour Les Jours, les typographies utilisées au sein des deux reportages ont fait indéniablement l'objet de choix répondant à une recherche esthétique, lesquels participent à l'identité visuelle de chacun des médias. Raphaël Garrigos, co-fondateur des Jours, ajoute à propos des choix graphiques du média :

« [...] On voulait d'emblée récupérer les codes de la presse papier avec une typographie très soignée, la présence d'une lettrine, d'exergues et de citations. On souhaitait également accorder une large place à la photographie, proposer une lecture « zen » et en même temps enrichie ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)

La « lecture zen » à laquelle Raphaël Garrigos fait référence à un webdesign éditorial minimaliste : interface à fond blanc, marges vierges de part et d'autre du texte centré au milieu de la page (pas de sidebar), absence de toute surcharge visuelle et de publicité, paragraphes aérés, etc.

Alors qu'il présente sa nouvelle version pour abonnés en avril 2013, le journal Le Monde est l'un des premiers médias à avoir proposé un tel dispositif visant à rendre plus confortable la lecture185. Au clic

185 FRANCK, Cyrille. Le Monde se lance à la conquête de nouveaux abonnés et des nouveaux usages. Médiaculture.fr. [En ligne]. 4 avril 2013. [Consulté le 06/05/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.mediaculture.fr/2013/04/04/le-monde-se-lance-a-la-conquete-de-nouveaux-abonnes-nouveaux-usages/

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sur un bouton, l'abonné accède au même contenu dans une nouvelle fenêtre, de type « pop-up ». L'internaute peut alors se plonger dans la lecture de l'article sans qu'aucun bruit visuel ne perturbe la lisibilité du contenu. L'internaute quitte donc une interface de flux pour un espace épuré l'encourageant à lire l'article jusqu'à la fin. On remarque que Le Quatre Heures et Les Jours utilisent ce type de webdesign épuré dont le principal objectif est de participer au confort de lecture de l'internaute. Les paragraphes sont aérés, les différents éléments relevant de la titraille sont espacés les uns des autres par des marges importantes.

Par ailleurs, si le menu au sein du Quatre Heures reste fixe à gauche de l'écran, celui des Jours n'est jamais visible sur l'ensemble du site. En effet, celui-ci est « dissimulé » derrière un pictogramme. Aussi appelé « menu burger » ce dispositif s'est démocratisé avec le développement du design pour support mobile. Alors que le mobile présente une résolution réduite et restreinte, le « menu burger » permet de gagner de la place en cachant un menu composé de nombreux éléments. Estelle Faure, co-fondatrice du Quatre Heures, nous donne des précisions sur le choix d'un menu fixe et non d'un « menu burger » :

« On voulait que les éléments ne soient pas invasifs, qui ne perturbent pas la lecture, tout en restant compréhensibles pour le lecteur. On s'est par exemple longtemps interrogés sur la présence d'un menu burger, afin de privilégier l'immersion, mais on a trouvé que ce n'était pas compréhensible pour le lecteur, surtout s'il arrive la première fois sur le site. On a voulu garder des repères que les internautes connaissent bien et ne pas être trop dans l'innovation ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)

Confort de lecture, réappropriation des codes de la presse écrite, mise en valeur du récit, il semble que l'enjeu : l'enjeu pour des pure players tels que Le Quatre Heures et Les Jours en matière de webdesign, réside dans la recherche d'interface innovante mais respectant les repères traditionnels de la navigation d'un internaute sur le web.

3.2.2- Une « mise en relief » du récit médiatique grâce au web

Pour Raphaël Garrigos, les pure players comme Les Jours ou Le Quatre Heures se distinguent des autres médias en ligne par l'exploitation du web dans la mise à disposition d'un récit. Dans cette logique, Raphaël Garrigos considère Les Jours comme faisant partie de la « deuxième génération de pure players », la première correspondant à des médias en ligne tels que Rue89 ou Médiapart :

« [...] On voulait se positionner comme la 2e génération de pure players, c'est-à-dire celle qui utilise pleinement toutes les ressources du web, notamment en étant disponibles immédiatement sur les trois écrans. C'est également les apports des personnages, des sons, des vidéos, qui permettent d'avoir des articles enrichis. Ces enrichissements ne seraient pas possibles sans le web. [...] Il y a aujourd'hui beaucoup de sites comme Ulyces, Le Quatre Heures, L'Imprévu, et d'autres qui représentent pour moi cette génération. (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)

Lorsqu'elle parle de l'exploitation des possibilités du web, Estelle Faure, co-fondatrice du Quatre Heures évoque quant à elle la « mise en relief » des reportages :

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« Concrètement, je trouve que le web donne du relief au sujet. Faire appel à d'autres supports comme la vidéo et le son a parfois plus de sens. Avec ce type de support, on peut laisser vivre une scène de l'histoire. Écouter la voix d'un personnage peut aussi donner plus de profondeur au récit. [...] La possibilité de faire des choix en matière de support (photo, vidéo, son, dessins, texte), donne une autre dimension au reportage ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)

La métaphore de la « mise en relief » du récit est une notion qui a été abordée par Harald Weinrich dans le cadre de ses travaux sur l'utilisation des temps dans les textes littéraires186. Bien que le linguiste se concentre uniquement sur le support textuel, la métaphore a le mérite d'évoquer la notion de superposition de plans au sein d'un récit. En somme, l'imparfait est « le temps de l'arrière-plan » et le passé simple, « le temps du premier plan187 ». Cette « mise en relief » par les différents temps du récit peut faire écho - dans une juste mesure - à la « mise en relief » du récit dont parle Estelle Faure.

En effet, Le Quatre Heures fait appel à une vidéo pour introduire chaque reportage. « Sur les bancs des quartiers nord » débute ainsi par une vidéo réalisée en plan séquence. À travers cette vidéo, le lecteur est invité à découvrir les élèves de la classe de 3e du collège Arthur Rimbaud. À ce plan séquence s'ajoutent en voix off les paroles des élèves qui évoquent leurs ambitions professionnelles ou bien leur relation avec les autres collégiens. D'autres parlent des meurtres et règlements de compte qui ont eu lieu dans la région de Marseille. Ainsi, cette vidéo tend à se rapprocher de « l'arrière-plan » de l'ensemble de l'histoire que le lecteur s'apprête à lire dans la mesure où celle-ci permet une première approche du décor et des personnages. Les premières lignes du reportage, quant à elles, pourraient correspondre au « premier plan » du reportage :

« «M'dame, c'est quoi «morne» ?» «Triste», répond la professeure. Parmi les mots qui font tiquer les élèves, il y a aussi «tumulte», et «bicêtre», synonyme de «malheur» en vieux français. Assise sur le coin du bureau, Mélanie Clément surveille sa classe de troisième 2, encourageant les uns, répondant aux autres. «Shérazade, tu as un stylo ? Allez, fais des croix». » ( https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/, consulté le 02/05/2016)

Bien que la narratrice n'utilise pas le passé simple, mais le présent - puisque l'objectif est également de rendre compte de l'immersion du reporter, cette scène de classe vient se superposer à la « toile de fond » que constitue la vidéo. À ce titre, Le Quatre Heures utilise la technique dite « parallax », un procédé propre au support web permettant, au scroll de la souris par l'internaute, de générer un effet de profondeur. Dans le cas du reportage du Quatre Heures, la couche sur laquelle est situé le contenu textuel se superpose à la couche vidéo renforçant par la même occasion l'effet de « mise en relief » du récit.

186 WEINRICH, Harald. Le temps. Paris : Seuil, 1973.

187 KAEMPFER, Jean. MICHELI, Raphaël. La temporalité narrative. [En ligne] 2005. [Consulté le 06/05/2016]. Disponible à l'adresse :

https://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/tnarrative/tnintegr.html#tn021200

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Par ailleurs, l'alternance de ces différents « plans », qu'ils soient réalisés à travers des contenus de supports différents, ou par la méthode des « récits emboités » participe à la notion d'immersion du lecteur au sein du récit.

3.2.3- Le web pour révéler l'immersion du reporter et favoriser celle du lecteur

Alors que l'immersion du reporter dans un milieu observé est l'une des caractéristiques fondamentales du journalisme narratif, on note que les stratégies éditoriales des médias Les Jours et Le Quatre Heures oeuvrent également pour la captation de l'attention du lecteur, notamment à travers des choix d'écriture, mais également à travers l'exploitation des technologies du web.

On remarque dans un premier temps que les deux reportages s'ouvrent avec un visuel (vidéo pour Le Quatre Heures ; photographie pour Les Jours) dont la taille prend la largeur de l'écran, qu'il s'agisse d'un écran d'ordinateur, de tablette, ou smartphone. Cette manière d'introduire le reportage par une large image permet à l'internaute d'avoir un premier contact avec l'histoire : situation du cadre spatial et visualisation des personnages de l'histoire.

Par ailleurs, l'ensemble des photographies des deux reportages sont cliquables afin d'agrandir celles-ci. L'internaute qui consulte le reportage des Jours est amené à quitter le récit principal puisqu'au clic d'une image, il est dirigé vers un diaporama de photos accompagnées de légendes. Les photos défilent automatiquement, l'internaute peut choisir ou non de prendre le contrôle sur le défilé des images.

Ainsi, durant toute la consultation du récit, le lecteur est très peu incité à mener des actions, qui se traduisent par le « clic ». Afin de ne pas distraire l'internaute, le clic au sein des deux reportages relève donc du choix du lecteur et non d'une obligation. L'unique action que l'internaute doit mener est de « scroller », c'est-à-dire, faire défiler à l'aide de sa souris - ou de son doigt pour un écran mobile, les contenus qu'il visualise sur son écran. La navigation au sein du reportage s'effectue ainsi verticalement, de haut en bas.

L'usage du « scroll » s'est démocratisé avec l'apparition de la roulette incrustée dans la souris, mais également avec l'habitude de parcourir avec son doigt les contenus sur smartphone ou tablette. À ce titre, l'ergonome et UX designer Amélie Boucher rappelle que « le pouce humain est articulé de telle manière qu'il est beaucoup plus facile de le faire aller de haut en bas plutôt qu'horizontalement, de l'intérieur vers l'extérieur188». Pour les responsables du pôle visualisation du journal Le Monde, l'usage du « scroll » « est devenu un important vecteur d'animation, d'ergonomie et de créativité189 ». En témoigne d'ailleurs l'apparition du néologisme « scrollitelling », la contraction des mots « scroll » et « tell ». Ainsi, le « scrollitelling » consisterait à dire, raconter en faisant défiler.

188 SCHERER, Eric. Journaliste designer. Meta-media.fr. [En ligne]. 13 décembre 2015 [Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse : http://meta-media.fr/files/2015/12/MetaMediaFTV10SCREEN1.pdf

189 MONASTEROLO, Bernard, SACCHARIN, Kora, DEDIER, Eric. 2014, une année en grand format. LeMonde.fr. [En ligne] 2014. [Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.lemonde.fr/grands-formats/visuel/2015/01/02/une-annee-en-grand-format-201445405244497053.html

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Ce dispositif de navigation, accompagné de contenus plurimédia (texte, photographie, son, vidéo, carte, etc.) faisant partie intégrante de la narration favoriseraient ainsi la concentration de l'internaute vis-à-vis du contenu qu'il consulte, et par là même occasion, son immersion au sein du récit. C'est en tout cas l'un des objectifs des co-fondateurs du Quatre Heures :

« La forme au service du fond : grâce à une plateforme innovante, nous voulons optimiser le confort de lecture et l'immersion dans le reportage. Les outils du multimédia sont au service de la narration, pour que rien ne s'interpose entre l'histoire et vous ». ( https://lequatreheures.com/presentation/, consulté le 05/01/2016)

Et Estelle Faure d'ajouter :

« On tenait absolument à cette idée d'immersion dans laquelle le public se plonge pour lire un article ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)

Les co-fondateurs des Jours parlent, quant à eux, d' « enrichissements » plutôt que d'immersion. En effet, dans un article dédié à la navigation au sein du média, les membres des Jours précisent à propos des éléments qui apparaissent de manière simultanée au « scroll » de l'internaute :

« Ces enrichissements approfondissent, complètent, éclairent la lecture de l'article. Ils délivrent la définition d'un mot, d'un acronyme. Ils vous expliquent par exemple qui est tel personnage ». http://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-navigation/ , consulté le 05/05/2016)

Notons à ce titre que la présence d'un article décrivant la navigation sur le site du pure player témoigne du fait que celle-ci rompt avec les codes classiques de navigation des médias traditionnels en ligne.

De plus, Raphaël Garrigos nous précise que Les Jours est un média qui se situe dans le deep, la profondeur, ce qui participe à cette notion d'enrichissement, tout en faisant écho à la notion d'immersion. En effet, si la « profondeur » chez Les Jours se caractérise par un suivi de sujets sur le long terme, celle-ci participe dans le même temps à l'immersion du lecteur dans la mesure où il est invité à s'attacher à un travail journalistique de temps long, à prendre connaissance des nouvelles informations que le journaliste aura tiré de son enquête, analyse ou reportage.

Ainsi, bien que Le Quatre Heures et Les Jours envisagent le web comme un support offrant de nouvelles possibilités de narration, on constate que les deux médias ne délivrent pas les mêmes discours à propos de leurs objectifs dans la mise à disposition de l'information. Cette divergence de discours vient d'ailleurs s'ajouter à des interprétations a priori différentes du concept de Slow media.

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3.3- Slow media : un concept sujet à des interprétations différentes et révélateur d'un métier en crise identitaire

3.3.1- Concept de Slow media : précisions terminologiques

Si Le Quatre Heures se présente ouvertement comme un média de « slow info », les cofondateurs des Jours précisent ne pas s'associer à ce concept. Rappelons que c'est d'ailleurs ce positionnement qui a retenu notre attention afin d'interroger ce concept dont le manifeste à été rédigé en 2010 par des chercheurs allemands190. Il convient de s'interroger sur les différentes interprétations dont le Slow media fait l'objet ainsi que sur les différents discours qui lui sont associés, tout en apportant, quelques précisions terminologiques.

Le Slow media est un anglicisme composé de l'adjectif « slow », signifiant « lent », et « media », correspondant à l'homonyme français « média ». Le terme « média » peut être considéré comme un moyen de diffusion direct ou indirect. Dans le premier cas, il peut s'agir d'un support médiatique comme le langage ou l'écriture. Dans le second cas, il peut être considéré comme un dispositif technique, comme l'internet, la télévision, ou la radio.

L'adjectif « lent » peut être associé à des animés ou inanimés. Lorsqu'il s'agit d'un homme ou d'un animal, donc d'un animé, l'adjectif qualifie cet être comme manquant de rapidité dans ses mouvements191. Attribué à un inanimé, c'est-à-dire autre chose qu'un homme ou un animal, « lent » peut relever d'un « processus », d'un « objet actif » (une rivière, par exemple), ou bien d'une « période » et d'une « unité de temps ».

Or, nous avons noté, dans la première partie de ce mémoire, que l'ensemble des articles du manifeste du Slow media se concentraient d'une part, sur les processus de production de l'information par les professionnels des médias, et d'autre part sur le processus de consommation des médias. Envisagé ainsi comme un processus, l'adjectif « lent » qualifie quelque chose « qui s'effectue en un temps relativement long ». À titre d'exemple, l'unité de recherche du CNRS « Analyse et traitement informatique de la langue française » convoque un extrait du chapitre VII du Salon de 1846 de Charles Baudelaire intitulé « De l'idéal et du modèle » :

« [...] Un portrait est un modèle compliqué d'un artiste. [...] Un idéal, c'est l'individu redressé par l'individu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau à l'éclatante vérité de son harmonie native. La première qualité d'un dessinateur est donc l'étude lente et sincère de son modèle ».

Attribué à un animé, l'adjectif qualificatif « lent » évoque quelque chose de négatif, renvoyant notamment à la paresse, la pesanteur, ou encore la mollesse. Lorsqu'il vient qualifier un processus, comme le travail du dessinateur de Baudelaire, l'adjectif « lent » se charge de valeurs positives : la lenteur est au service de l'observation du modèle. La lenteur serait même une « qualité » dans la

190 Les auteurs du manifeste sont, pour rappel : Sabria David, chercheuse spécialisée dans les médias, le sociologue Benedikt Köhler, et Jörg Blumtritt, chercheur et analyste de marché

191 Le Trésor de la langue française informatisé. Définition de « lent ». [En ligne]. [Consulté de 10/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?61;s=3509476260;r=1;nat=;sol=1;

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mesure où elle participe de l'étude « sincère » du modèle observé dont le dessinateur « reconstruit [...] l'éclatante vérité [...] ».

Ainsi, la notion de lenteur, lorsque l'on parle d'un processus, renvoie à une période favorable à l'observation, à l'analyse, à l'approfondissement, à l'examen et à l'introspection d'un objet ou d'un sujet. Par la même occasion, la lenteur permettrait de représenter avec sincérité et authenticité l'objet ou le sujet en question.

De ce point de vue, l'association du terme « slow » à celui de « media » - si ce dernier est envisagé comme un dispositif technique et plus exactement comme un journal, nous évoque la méthode de l'immersion employée par les praticiens du journalisme narratif faisant partie intégrante du processus de fabrication d'un reportage.

Toutefois, si l'immersion du journaliste dans un milieu observé peut éventuellement se rapprocher du terme Slow media - à condition que l'adjectif « slow » soit envisagé comme un processus, il convient de s'interroger sur les raisons pour lesquelles le pure player Les Jours précise ne pas s'associer à celui-ci.

3.3.2- Des discours sur le Slow media a priori divergents

? Discours des Jours :

Lorsqu'on lui demande si Les Jours s'inscrit dans le concept de Slow media, Raphaël Garrigos répond :

« On est plus dans le «deep», dans le profond, que dans le «slow». [...] On ne fait pas des papiers pour lesquels on part en reportage pendant deux à trois mois, pour les vendre des mois plus tard. La revue XXI, par exemple, le fait et fonctionne très bien comme ça. Le Slow media existe, mais nous, nous souhaitons jongler entre le profond, et l'actualité. Nous voulons rester toujours connectés à l'actualité, sans être dans la course à l'information ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)

Précisons, à ce titre, que le terme « profondeur » est caractéristique de « ce qui va au fond des choses, en dépassant les apparences192 », mais également de « ce qui est difficile à appréhender, à pénétrer ». Précédé de la préposition « en », le terme « profondeur » détermine la manière dont une action est menée « en affectant la personne ou la réalité d'une chose par delà son aspect superficiel ». Le traitement en profondeur d'un sujet consisterait donc à appréhender celui-ci au-delà des ses apparences, donc au-delà du simple fait.

Par ailleurs, le discours du co-fondateur des Jours sous-entend plusieurs choses. D'une part, Raphaël Garrigos reconnaît l'existence du concept de Slow media et cite la revue XXI comme en faisant partie. D'autre part, il associe le Slow media à un processus, à une méthode de travail, celle du reportage. De plus, il sous-entend que le Slow media regroupe des contenus journalistiques qui ne s'inscrivent pas dans l'actualité. Pour Raphaël Garrigos, le Slow media relèverait donc de contenus rédigés par des journalistes partis en reportage, donc sur le terrain, et dont la publication n'aurait pas de lien

192 Le Trésor de la langue française informatisé. Définition de « profondeur ». [En ligne]. [Consulté de 10/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2891183880;

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direct avec des événements d'actualité, ici entendue au sens d'un « ensemble de faits tout récents, et offrant un intérêt pour cette raison193 ».

Sachant que Les Jours publie quotidiennement, le co-fondateur du pure player semble, en creux, associer le concept de Slow media à un rythme de publication autre que quotidien. Rester « connectés à l'actualité » sous-entend pour Raphaël Garrigos que le temps passé entre la fabrication du reportage et la publication de celui-ci est relativement court, à l'inverse de ce qui est pratiqué au sein de la revue XXI. Toutefois, si les journalistes des Jours ont pour objectif de rester « connectés à l'actualité », Raphaël Garrigos nous donne des précisions quant aux choix éditoriaux du média :

« On s'interroge sur les sujets qui font l'actualité et que l'on va traiter. On se pose la question de savoir si on va les intégrer à nos « obsessions ». [...] Finalement, on fait l'impasse sur certains, mais dans l'ensemble, on arrive à traiter de nombreux sujets l'actualité ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016)

En effet, bien que le média publie des contenus de manière quotidienne, on remarque que Les Jours ne traite pas systématiquement des événements qui font l'actualité. À titre d'exemple, on note que l'attentat d'Orlando aux États-Unis survenu le 12 juin 2016 et ayant fait une cinquante de victimes n'a pas été traité par le média, alors que l'événement peut être aisément considéré comme majeur dans l'actualité.

Par ailleurs, on note que les co-fondateurs des Jours utilisent le terme « deep » pour qualifier leur média uniquement en réaction au terme « slow ». En effet, l'anglicisme n'est indiqué nulle part au sein du pure player, notamment dans l'obsession « Les Jours, c'est quoi ?194 » ayant pour vocation de présenter à l'internaute le média dans son ensemble (revendications, abonnement, équipe, navigation, etc.). L'utilisation du terme « deep » n'est donc pas une revendication native du média. Il s'agit plus d'un qualificatif qui tend à préciser que le média se concentre sur le traitement des sujets à long terme tout en publiant des articles au quotidien. C'est en cela que le pure player se distinguerait du Slow media.

Finalement, la stratégie des Jours consiste davantage à s'appuyer sur des sujets et des thématiques relativement larges permettant aux journalistes de diversifier les angles et de les rattacher à l'actualité quand celle-ci s'y prête, plutôt que de rester « toujours connectés à l'actualité ». À titre d'exemple, le début du Ramadan le 7 juin 2016 a été l'occasion pour la narratrice de la série « Les années collège », Alice Géraud, de traiter de la pratique du jeûne musulman en milieu scolaire195.

Aborder l'actualité sous forme de série met donc en tension deux éléments : l'événement, le fait, avec le traitement en profondeur de celui-ci. Cette méthode impose ainsi aux journalistes des Jours des choix éditoriaux stricts impliquant d'écarter certains événements, même importants. Mais dans le même temps, elle présente l'avantage pour les journalistes comme pour les lecteurs, de bénéficier d'un traitement approfondi d'un sujet ou d'une thématique tout en multipliant les angles d'approche.

193 Ibid.

194 « Les Jours », c'est quoi ? LesJours.fr. [En ligne]. 7 février 2016. [Consulté le 20/02/2016].Disponible à l'adresse : https://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-l-equipe/#obsession

195 GERAUD, Alice. LAMBERT, Simon. Le ramadan bricolé. LesJours.fr [En ligne]. 15 juin 2016. [Consulté le 16/06/2016] Disponible à l'adresse : https://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep25-ramadan/

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? Discours du Quatre Heures :

Si Les Jours préfèrent situer leur média dans la « profondeur » que dans la « lenteur », Le Quatre Heures, quant à lui, se présente comme un média de « slow info ». Les cofondateurs du pure player affirment ainsi sur la page dédiée à la présentation du Quatre Heures :

« Le Quatre Heures est un nouveau média en ligne, fondé sur le concept de « slow info ». Une information qui prend le temps, se déclinant sous forme de reportages grand format, multimédia, sans clic ». ( https://lequatreheures.com/presentation/, consulté le 05/05/2016)

Premièrement, les co-fondateurs reconnaissent l'existence d'un concept, celui de « slow info ». Toutefois, l'utilisation d'un nouveau terme pour désigner le concept de Slow media dont font sans nul doute référence les co-fondateurs du pure player, témoigne d'un véritable flou terminologique. À ce titre, cette imprécision terminologique est également alimentée par différents types d'éditeurs (presse grand public, blogs professionnels ou amateurs, etc.) lorsqu'ils présentent la naissance ou la découverte d'un média proposant des contenus long-format : on parle alors de « slow info », « slow news », « slow journalisme », Slow media, ou encore de « slow web ».

Par ailleurs, les cofondateurs du Quatre Heures associent le concept de « slow info » à la notion de format. La « slow info » reposerait donc sur des reportages ayant comme particularité d'être multimédias. Au cours de notre entretien, Estelle Faure précise ce que les cofondateurs du Quatre Heures entendent par « slow info » :

« Selon moi, ce sont des médias qui permettent de prendre le temps, que ce soit dans la lecture des contenus que dans la manière de les réaliser. Le temps est aujourd'hui un luxe, donc cette manière de procéder implique aussi des questions économiques. Le « slow info » ou le Slow media permet de prendre du recul sur l'actualité, et d'envisager celle-ci sous d'autres angles que ceux proposés traditionnellement dans les médias ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)

Le discours d'Estelle Faure confirme le flou terminologique autour du concept : « slow info » et Slow media sont en effet utilisés comme des synonymes. Par ailleurs, on remarque que la vision d'Estelle Faure diffère finalement peu de celle de Raphaël Garrigos, dans la mesure où les deux journalistes défendent le fait de prendre le temps dans le processus de fabrication des contenus, la prise de recul du journaliste vis-à-vis de l'information à flux tendu, et le traitement de l'actualité sous des angles originaux.

De plus, lorsque l'on demande à Estelle Faure de nous préciser la raison de l'utilisation du terme « slow info » pour qualifier Le Quatre Heures, celle-ci répond :

« On voulait avant tout identifier Le Quatre Heures comme un média relevant d'un concept novateur, pour se distinguer des médias traditionnels. Il a été difficile pour nous d'expliquer notre concept et notre parti pris de ne pas publier quotidiennement des reportages tout en se présentant comme un site d'information ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)

Ainsi, le qualificatif « slow » est employé par les membres du Quatre Heures dans le but de se distinguer des médias de flux. Plus précisément, le terme « slow info » est utilisé pour permettre

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d'identifier Le Quatre Heures comme un média d'information dont le rythme de publication est plus lent, ou « slow ».

Si Estelle Faure et Raphaël Garrigos tombent d'accord sur le fait qu'un Slow media se distingue des autres médias par le rythme de publication de ses contenus, le discours du co-fondateur des Jours repose avant tout sur la méthode de travail de ses journalistes, tandis que celui d'Estelle Faure insiste sur la périodicité mensuelle du Quatre Heures.

Cependant, Estelle Faure poursuit à propos de l'utilisation du terme Slow media ou « slow info » :

« Toutefois, au sujet de notre présentation, nous avons évolué. [...] Nous privilégions notre concept d'histoires multimédias, plus que celui de « slow info », qui nous a toutefois permis de s'identifier et de nous démarquer ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016)

Ainsi, trois ans après le lancement du Quatre Heures, le discours des fondateurs a évolué dans la mesure où le concept de « slow info » laisse place à ce qui identifie le mieux le pure player : son contenu. En témoigne la présentation du média par ses fondateurs à l'occasion d'une campagne de financement participatif dans le cadre de la refonte du site196. Alors que les termes de Slow media, ou « slow info » ne sont jamais mentionnés dans la « description détaillée du projet », l'équipe du Quatre Heures a mis l'accent sur ce qui caractérise les contenus du pure player : des histoires multimédias, des reportages long-format, des récits s'appuyant sur les technologies du web.

Finalement, les discours d'Estelle Faure et Raphaël Garrigos sont peu différents. Les deux journalistes insistent sur la notion de recul du journaliste afin de mieux traiter des sujets liés à l'actualité. Ils soulignent également leur volonté à exploiter les technologies du web pour enrichir les contenus journalistiques et proposer une expérience de lecture autre que celle proposée par les médias de flux. Enfin, les co-fondateurs des deux pure players affirment se démarquer de ces mêmes médias par un rythme de publication qui ne s'inscrit pas dans le flux, et ce, tout en rattachant leurs contenus à des sujets d'actualité.

3.3.3- Volonté d'un retour aux fondamentaux d'un métier en crise identitaire : le temps au coeur du débat

Pour Marc Lits, la circulation massive des textes de presse via le web et les réseaux sociaux, a entraîné « une transformation radicale des pratiques professionnelles des journalistes, notamment dans leur manière de rédiger [...]197 ». Pour le fondateur de l'Observatoire du récit médiatique, les évolutions technologiques ont également transformé de manière radicale un des aspects de la construction narrative, à savoir, sa temporalité. S'appuyant sur l'exemple des médias audiovisuels, Lits remarque que « la compression du temps modifie désormais notre rapport au monde » :

196 Le Quatre Heures a besoin de beurre. Kisskissbankbank.com. [En ligne] 1er juin 2016. [Consulté le 01/06/2016] Disponible à l'adresse : https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/le-quatre-heures-a-besoin-de-beurre

197 LITS, Marc. Quel futur pour le récit médiatique ?. Questions de communication [En ligne] 1er septembre 2014. [Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse : http://questionsdecommunication.revues.org/6562

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« [...] Le médium télévisuel, depuis la première guerre du Golfe, joue en quasi-simultanéité avec les événements montrés [...]. L'objectif des médias, qui consistait à informer le plus vite possible le public après que survienne un événement, fut remplacé par cette exigence inimaginable jusqu'il y a peu : l'événement doit si possible être médiatisé pendant qu'il se déroule ». (Lits, 2014 : 40)

Ainsi, Lits met en lumière l'impact de l'urgence sur la temporalité médiatique et par la même occasion sur les pratiques professionnelles des journalistes :

« [...] Si le temps de la transmission devient concomitant à l'événement, dans quelle mesure permet-il encore une véritable appropriation, une reconfiguration. [...] L'urgence fait office d'analyse et empêche toute forme de réorganisation des récits et de leurs multiples jeux de temporalité ». (Lits, 2014 : 40)

Cette transformation de la temporalité des récits se repère également sur le web, avec la présence de médias délivrant des informations en continu. La priorité est donnée au flux, au direct, « plutôt qu'à la construction de l'information ». De fait, les professionnels ne peuvent réaliser « un travail de mise en intrigue » sans « un minimum de distance, car, normalement, le récit vient après l'événement 198».

Pour Lits, nous avons de plus en plus affaire à des « fragments médiatiques », ainsi qu'à des « micro-récits ». En tant que narratologue, Lits propose alors de « reconsidérer la notion de fragment qui semble antinomique avec celle de récit ». Mais pour Lits, le fragment ne tue pas le récit. Au contraire, « le récit se co-construit par accumulation de fragments narratifs s'agrégeant peu à peu ». Ainsi, « le récit ne disparaît pas, mais [...] se construit désormais sous d'autres formes199 ». D'ailleurs, cette notion de récits fragmentés n'est pas sans rappeler la stratégie éditoriale du pure player Les Jours reposant sur des séries de reportages composées d'épisodes, donc de « micro-récits ».

Enfin, Lits note que « les lieux d'émissions se démultiplient au point de perdre leur identité propre et identifiable » et ajoute que « le risque de l'internet n'est peut-être pas celui de la mort du sujet, mais de sa dissolution dans trop de sujets, sans reconnaissance possible200 ». Ainsi, la compression du temps et la diffusion massive de l'information par les médias sur le web remettent en question non seulement les fondamentaux du métier de journaliste, mais également l'identité même des médias qui s'inscrivent dans une intertextualité médiatique où « l'importance d'une information vient de ce que les autres titres en parlent [...] 201».

Or, on observe que les pure players d'information nés ces dernières années véhiculent des discours plaidant pour un retour à un journalisme de qualité. Dans son rapport rendu en juin 2015 au Ministère de la culture et de la communication intitulé « Presse et numérique : l'invention d'un nouvel écosystème 202», le sociologue des médias Jean-Marie Charon souligne un « Bouillonnement -

198 Ibid.

199 Ibid.

200 Ibid.

201 NEVEU, Erik. Sociologie du journalisme. 3e édition (2009). Paris : La Découverte, 2001. Coll. Repères. p.54

202 CHARON, Jean-Marie. Presse et numérique : l'invention d'un nouvel écosystème. [En ligne]. Juin 2015. [Consulté le 26/05/2016]. Disponible à l'adresse :

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effervescence éditoriale » marqué par « une nouvelle vague de création du pure players d'information ». Charon précise :

« [...] Tout un milieu, d'individus, d'équipes, d'entreprises, fait le pari de l'innovation. Il s'emploie à réinventer le média imprimé. Il investit surtout toutes les ressources du numérique pour imaginer, expérimenter, créer les formes d'un volet inédit du paysage des médias d'information ». (Charon, 2015 : 15)

Bien que Charon ne le précise pas, la majorité des pure players cités comme appartenant à cette « nouvelle vague » émettent des discours revendiquant l'adoption d'une temporalité de l'information qui se veut différente de celle employée par les médias de flux, et vectrice d'une information de qualité.

Cette prise de position se retrouve d'ailleurs dans le titre même de certains pure players. Les Jours nous évoque une unité de temps, celle de la journée. Le Quatre Heures renvoie à un moment précis de la journée, celui du goûter et évoque par la même occasion les notions de dégustation et de pause dans le temps. L'Imprévu, dont la phrase d'accroche est « Oubliez l'immédiat » renvoie à un événement qui vient perturber quelque chose qui aurait été planifié, ce que L'Imprévu confirme dans son manifeste en évoquant les « sujets imposés par les agendas de la communication politique, institutionnelle ou les faits divers 203». Tortuga magazine fait, quant lui, référence la lenteur de la tortue. Pour ces pure players, la notion de temps est donc identitaire.

Par ailleurs, comme le note Charon dans son rapport, les pure players qui s'appuient sur un traitement de l'information décalé par rapport au flux partent du même point de départ, à savoir « le diagnostic d'une saturation des utilisateurs », notamment à l'égard de l'instantanéité et de la redondance de l'information. C'est ce que confirment les différents manifestes et présentations de ces pure players. En voici quelques exemples :

Les Jours indique dans l'épisode « «Les Jours», le projet », que le surplus d'information en ligne participe dans le même temps à leur incompréhension :

« Les Jours sont nés du constat qu'il n'y a jamais eu autant d'informations, mais qu'on n'a jamais eu autant de mal à être bien informés. En ligne, l'actualité est trop souvent privée de profondeur. Les Jours redonnent de la mémoire, des repères, du contexte, de la chair à l'actu, par des choix assumés, et avec l'ambition de raconter l'information autrement ». ( https://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-le-projet/, consulté le 16/06/2016)

Dans le cadre de sa campagne de financement participatif, Le Quatre Heures évoque davantage l'impact de la compression du temps sur les pratiques journalistiques, dont parlait Marc Lits :

« Ce projet porté par six journalistes est né d'un sentiment : la course à l'immédiateté qui dicte la fabrique de l'actualité ne suffit pas à informer. Comprendre, réfléchir, questionner,

http://www.culturecommunication.gouv.fr/Ressources/Rapports/Rapport-Charon-Presse-et-numerique-L-invention-d-un-nouvel-ecosysteme

203 Qu'est-ce que L'Imprévu. L'Imprévu. [En ligne] [Consulté le 15/06/2016] Disponible à l'adresse : https://limprevu.fr/fil-rouge-2/limprevu-en-questions/quest-ce-que-limprevu/

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découvrir, supposent de ralentir ». ( https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/le-quatre-heures-a-besoin-de-beurre, consulté le 16/06/2016)

L'imprévu souligne sa volonté de traiter de sujets dont les médias parlent peu ou pas :

« L'imprévu est un site d'information indépendant qui se détache de l'actualité. Chaque mois, nous prenons le temps de publier des articles qui sondent la société. [...] L'imprévu cherche à vous guider vers des sujets passés entre les mailles du filet, loin de la communication institutionnelle, du buzz et des petites phrases ». ( https://limprevu.fr/fil-rouge-2/limprevu-en-questions/quest-ce-que-limprevu/, consulté le 16/06/2016)

Bien qu'il affirme sa volonté de prendre du recul sur l'actualité, Tortuga magazine se veut « complémentaire des médias d'information continue ». De plus, on retrouve la notion de fragments dans le manifeste du média :

« La transmission de l'information est rapide et fragmentée, ses logiques multiples et sa lecture opaque. Nous encaissons l'actualité et, en non-initiés, nous réagissons à chaud. Tortuga veut prendre du recul. Reconstituer l'information et en dresser un tableau, essayer de comprendre le monde qui nous entoure pour lui permettre d'avancer. Le journaliste est celui qui sait savoir pour faire savoir ». ( https://tortugamagazine.fr/le-manifeste/, consulté le 16/06/2016)

Par ailleurs, alors qu'il décrit de concept de « slow information » dans son rapport, Charon évoque « une démarche journalistique qui se déploie dans la durée, que ce soit la collecte de faits, comme dans leur analyse et l'écriture elle-même204 ». Là encore, on constate que le concept est mal défini. D'une part, Charon utilise le terme de « slow information » et non celui de Slow media. D'autre part, si la description que fait Charon du concept de « slow information » correspond aux revendications des médias qui composent la « nouvelle vague » de pure players, ces derniers ne se présentent pas pour autant comme des Slow media.

Alors qu'il est majoritairement utilisé dans le cadre d'une démarche d'observation des médias dans leur ensemble, le qualificatif « slow » a donc pour principal objectif de distinguer les médias qui s'inscrivent dans la durée, de ceux qui se situent dans le flux. Au regard de nos observations, les professionnels plaidant pour un retour à l'enquête, à l'analyse et au reportage pour mieux comprendre le monde qui nous entoure, ne semblent pas (ou plus, pour Le Quatre Heures) être partisans de l'appellation Slow media.

En effet, si ces médias mettent le temps au coeur de leurs préoccupations, il n'en reste pas moins que ces pure players revendiquent purement et simplement une revalorisation des missions fondamentales du métier de journaliste, avant que celles-ci soient bousculées par le dictat de l'urgence, lui-même favorisé par les évolutions technologiques. Dans cette logique, en quoi ces médias auraient-ils intérêt à s'étiqueter Slow media alors que le temps est nécessairement un élément incontournable pour assurer les missions d'un journaliste ?

204 CHARON, Jean-Marie. Op. cit.

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3.3.4- Tendances d'évolution du concept de Slow media

Si le concept de Slow media peine à être défini, demeure flou, et est sujet à diverses interprétations, il a le mérite de nourrir le débat à propos de l'identité journalistique.

Utilisé pour distinguer cette « seconde génération » de pure players (pour reprendre les termes de Raphaël Garrigos) des grands titres bi-médias inscrits dans une logique de flux, le terme Slow media a également le mérite d'intriguer et donc de faire l'objet de publications dans les médias généralistes et blogs pour présenter des médias en recherche d'innovations éditoriales. De ce point de vue, l'utilisation du terme Slow media aurait peut être même joué un rôle marketing. Finalement, le terme « Slow media » relève plus d'un imaginaire renvoyé au lecteur ou à l'internaute lui permettant d'appréhender la temporalité dans laquelle s'inscrit la stratégie éditoriale d'un média.

Par ailleurs, on peut envisager que le concept de Slow media n'est pas prêt de se préciser dans la mesure où non seulement les professionnels du journalisme n'emploient par le terme, mais que les médias plus traditionnels tendent à explorer les contenus long-format.

En effet, en avril 2013, L'Equipe.fr a lancé L'Equipe Explore205, un espace en ligne dédié au « grand reportage numérique, interactif, multidimensionnel, qui va à l'inverse des idées préconçues sur le web où l'information est nécessairement immédiate et périssable206 ». Depuis 2013, 40 reportages ont été publiés. Ces derniers reposent parfois uniquement sur de la vidéo. D'autres, exploitent les codes de la « nouvelle vague » de pure players : photographie ou vidéo plein écran introduisant le reportage, navigation linéaire ne nécessitant que le « scroll » de l'internaute, convocation de médias multi-supports, photos grand format, jeu sur les typographies, jeu de superposition d'éléments (effet « parallax »), etc. En somme, de la même manière que Les Jours, ou Le Quatre Heures, L'Equipe Explore propose des reportages hybrides nécessitant, comme le rappelle Marc Lits, de « penser ensemble la structure narrative et le support qui la véhicule207 ».

C'est également le cas du site LeMonde.fr qui dédie une rubrique aux « Grands formats208 » et dont la forme est qualifiée par le journal de « visuel interactif ». De la même manière que L'Equipe Explore, et à l'inverse de pure players tels que Le Quatre Heures ou Les Jours, chaque format est unique : il n'y a pas une structure visuelle et technique qui se déclinerait à l'ensemble des productions journalistiques.

Bien qu'elle ne relève pas de la presse écrite, la chaîne d'information en continu France 24 est également un exemple parlant. En effet, depuis 2013, la chaîne multiplie sur son site web les expérimentations en matière de formats éditoriaux209. « Webdocumentaires », « infographies », « diaporama photos et sonores », « cartes », « reportage interactifs » sont autant de formats qui permettent à la chaîne d'exploiter ses contenus pluri-médias : texte, photographie, et bien évidemment, vidéo. Si la rubrique était majoritairement alimentée aux alentours de 2013 par des webdocumentaires différents les uns des autres, les formats qui viennent compléter la catégorie

205 L'Equipe Explore. http://www.lequipe.fr/explore/

206 L'Equipe présente : L'Equipe Explore. Lequipe.fr [En ligne] 25 avril 2013 [Consulté le 18/06/2016] Disponible à l'adresse : http://www.lequipe.fr/Tous-sports/Actualites/L-equipe-presente-l-equipe-explore/366210

207 LITS, Marc. Op. cit.

208 Le Monde - Grands formats. http://www.lemonde.fr/grands-formats/

209 France 24 - Webdocumentaires. http://www.france24.com/fr/webdocumentaires/

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tendent à s'uniformiser. En effet, les dernières productions journalistiques publiées relèvent majoritairement de récits multimédias que France 24 qualifie cependant de « webdocumentaires ». Or ces productions possèdent la même forme et reposent sur une navigation linéaire où l'histoire défile au « scroll » de l'internaute.

Ainsi, l'adoption du long format par des médias traditionnels témoigne d'une recherche de nouvelles écritures et de formes éditoriales répondant à de nouveaux usages en matière de consommation de l'information, eux-mêmes favorisés par la démocratisation des smartphones et le développement des tablettes. Désormais, il s'agit pour les éditeurs de contenus journalistiques de proposer des contenus répondant à des usages qui s'inscrivent dans des temporalités différentes. Le journal Le Monde, par exemple, a lancé en mai 2015, « La Matinale du Monde210 », une application « qui cible les attentes des lecteurs au réveil211 ». À travers une sélection d'une vingtaine d'articles par jour, cette application propose des « formats qui donnent l'impression au lecteur de gagner du temps tout en prenant son temps212 », car délivrés en « temps opportun ». L'enjeu pour les éditeurs de contenus serait donc de diffuser des contenus aux formats différents selon la disposition mentale des internautes à consommer l'information, que ce soit au réveil, dans les transports, durant une pause déjeuner, ou le soir, au coucher.

Ainsi, si le long format permet de donner toute sa place à l'analyse, à l'enquête et au reportage, celui-ci tend à s'inscrire en complément des médias de flux. Alors que les dépêches, les informations de dernière minute ou les live, permettent d'alerter, les contenus mettant en récit l'événement, une fois celui-ci achevé, permettent d'informer.

Dans cette logique, le retour du narratif dans l'écriture journalistique semble apparaître non pas comme une « alternative à l'accélération de l'information et à la réduction d'articles aussi vite écrits que lus213 » dont parle Lits, mais plutôt comme une méthode journalistique venant compléter des dispositifs d'information permettant à l'internaute d'être alerté en temps réel des événements sur lesquels se construit l'actualité.

Alors que les smartphones permettent de consulter, mais aussi de produire de l'information partout et tout le temps, les missions du journaliste qui consistent à trier, vérifier, hiérarchiser, médiatiser ces contenus sont plus que jamais nécessaires. Proposer des articles long-format, fruit d'analyses, d'enquêtes et d'investigations peut constituer un moyen de répondre à la crise identitaire de la figure du journaliste et des médias dans leur ensemble.

Par ailleurs, dans un déluge quotidien d'informations, la mise en récit peut également être envisagée comme une manière de se réapproprier l'événement pour mieux l'analyser et le comprendre. Le journalisme narratif constitue en effet une méthode journalistique permettant de proposer à travers des récits authentiques, plus qu'une simple collection de faits.

210 La Matinale du Monde. LeMonde.fr [En ligne] Mai 2015 [Consulté le 19/06/2016] Disponible à l'adresse : http://www.lemonde.fr/lamatinale/

211 DOINA SCHMELCK, Clara. L'avenir du slow journalisme est dans l'expérience du lecteur. In SCHERER, Eric (dir.) Journaliste designer. Meta-media.fr. p.54-57. [En ligne]. 13 décembre 2015 [Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse : http://meta-media.fr/files/2015/12/MetaMediaFTV10SCREEN1.pdf

212 Ibid.

213LITS, Marc. Op. cit.

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De plus, à l'heure des dépêches d'agences « bâtonnées » et de la diffusion d'informations quasi identiques, le récit en journalisme apparaît comme une « alternative à la forme objectivante de l'écriture journalistique traditionnelle, fondée en partie sur une communication à sens unique et la conception d'un public passif 214».

En effet, alors que le journalisme narratif réconcilie fonction intrigante et configurante du récit, tout en replaçant un événement « dans un ou plusieurs contextes mieux définis », Marie Vanoost évoque la « prise de conscience - voire une prise d'action - citoyenne 215» que suscite cette mise en récit. En s'appuyant sur des histoires individuelles, et l'« engagement émotionnel » que le récit provoque auprès du lecteur, le journalisme narratif pousserait celui-ci à s'intéresser de manière plus engagée à la problématique traitée. Citée par Marie Vanoost, la reporter Jacqui Banaszynski, qui a reçu le prix Pulitzer de l'article de fond en 1988, estime en effet que « sans récit, l'information devient une abstraction que l'on peut facilement écarter, par rapport à laquelle il n'est pas besoin de prendre position et de se demander si la société agit d'une façon qui nous convient 216».

Ainsi, si le concept de Slow media fait l'objet de différentes interprétations et de plus ou moins de reconnaissance, celui-ci a le mérite d'avoir mis en lumière plusieurs choses : d'une part, puisqu'il a fait l'objet d'un « manifeste », le concept témoigne d'une prise de conscience d'un métier en crise identitaire, mais surtout d'une volonté d'apporter des solutions en mettant au coeur du débat les valeurs éthiques et déontologiques du journaliste.

D'autre part, le Slow media a permis de mettre en valeur le « bouillonnement éditorial » qui marque le paysage de la presse et de l'édition numérique depuis le milieu des années 2010, incarné par des pure players « ayant fait le pari de l'innovation » et investissant « toutes les ressources du numérique pour imaginer, expérimenter, créer les formes d'un volet inédit du paysage des médias d'information217». Enfin, le concept de « Slow media » a permis de témoigner d'un retour du journaliste narratif, ou plutôt, « de sa permanence à travers les époques, les modes d'expression, les formes et les supports qu'ils portent218 ».

214 Ibid.

215 VANOOST, Marie. De la narratologie cognitive à l'expérimentation en information et communication : comment cerner les effets cognitifs du journalisme narratif ? Cahiers de Narratologie [En ligne], 28 | 2015, mis en ligne le 29 octobre 2015, consulté le 30 octobre 2015. URL : http://narratologie.revues.org/7239

216 Ibid.

217 CHARON, Jean-Marie. Op. cit.

218 Lits, Marc. Op.Cit.

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Conclusion

Alors qu'il est l'héritier du journalisme littéraire américain de la fin du XIXe siècle, le journalisme narratif a évolué au fil des années. En témoignent les nombreuses terminologies qui lui sont associées que ce soit dans l'espace anglophone ou francophone. Pour Marie Vanoost, la pratique du reportage (recueil d'informations sur le terrain, rencontre de personnes, etc.) et la mise en récit par le biais des techniques d'écriture littéraire, constituent « le plus petit dénominateur commun » de l'ensemble des définitions du journalisme littéraire et narratif.

Le développement, à partir de 2008, d'une presse proposant des contenus long-format et des sujets loin de ceux traités par les médias « traditionnels » témoigne d'un regain d'intérêt pour ce journalisme long-format, dont le journalisme narratif fait partie. Si la revue XXI a ouvert la voie à de nombreuses revues aussi appelées « mooks », le journalisme narratif s'est également développé sur le web.

À partir de 2013, une « nouvelle vague de création de pure players » - ainsi désignée par le sociologue des médias Jean-Marie Charon, a vu le jour. Proposant des contenus long-format (analyses, enquêtes, reportages), ces pure players plaident communément en faveur d'un journalisme de qualité, d'une pleine exploitation des possibilités du web, et d'un traitement de l'information en profondeur, en opposition aux médias de flux. Par ailleurs, nous avons constaté que la presse grand public s'est saisie du terme Slow media pour désigner cette « nouvelle vague » de pure players. Alors que son manifeste a été rédigé en 2010, nos observations et analyse de discours nous permettent d'en déduire que le concept du Slow media n'est pas prêt de s'installer dans les discours des professionnels ni de se préciser.

En effet, nous avons pu remarquer que le concept de Slow media est sujet à diverses interprétations par les professionnels du journalisme proposant des contenus long-format. L'analyse des discours de Raphaël Garrigos, d'Estelle Faure ainsi que des manifestes issus de « nouvelle vague » de pure players révèle que le terme « Slow media » constitue davantage une formule qu'un terme désignant d'un genre à part entière.

Analyste du discours, Alice Krieg-Planque définit la formule comme « un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à

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construire219 ». Par ailleurs, pour Alice Krieg-Planque, la notion de formule repose sur quatre éléments : son figement, sa dimension discursive, son statut de référent social et son aspect polémique.

Tout d'abord, le figement de la formule « Slow media » s'illustre par l'inscription du concept dans la mouvance, plus générale, du « Slow ». Slow food, slow web, slow fashion, slow travel, la multiplicité des environnements auxquels est attribué le qualificatif témoigne du figement de l'expression « slow » et d'une certaine stabilité du signifiant. Pour Krieg-Planque, « cette stabilité est la condition matérielle de reprise et de circulation de la formule220 ».

La circulation dans l'espace public du terme « Slow media » lui confère un statut de référent social dans la mesure où la formule constitue, toujours pour Krieg-Planque, « une unité qui signifie quelque chose pour tous en même temps qu'elle devient objet de polémique ».

Nos observations ont bien révélé cette notion de « polémique ». En effet, nous avons constaté des interprétations différentes et une appropriation ou non du concept de « Slow media » de la part des professionnels. L'analyse des différents discours nous a permis de dégager les indices de la controverse et du débat, soulevés par le terme « Slow media ».

En effet, la dimension polémique de la formule Slow media se repère dans les motivations des professionnels à employer ou non le terme. Alors que Le Quatre Heures se présentait au grand public comme un média s'inscrivant dans le concept de « slow », le pure player Les Jours, quant à lui, ne souhaitait pas être associé à ce terme mais parlait de « deep ». Qu'il s'agisse des Jours ou des autres pure players proposant des contenus long-format, nous avons vu que les professionnels n'utilisaient jamais de qualificatifs (« slow » ou « deep ») dans leur manifeste. Quant au Quatre Heures, nous avons pu constater que si ses co-fondateurs revendiquaient le terme « slow info » en 2013, ces derniers n'employaient plus le qualificatif dans leur dernière campagne de financement participatif en 2016. Ainsi, l'analyse des différents discours nous a indiquée que l'emploi des qualificatifs « Slow media », « slow info » ou encore « deep » s'inscrivait davantage dans une démarche marketing, autrement dit, une manière de se démarquer des médias traditionnels, dans un marché concurrentiel.

De plus, alors qu'un manifeste est un genre discursif engagé ayant pour objectif de mobiliser dans une démarche d'action collective afin de trouver des solutions à un problème, celui du Slow media vise à dénoncer des pratiques journalistiques soumises à la logique de l'urgence. Dans le même temps, celui-ci témoigne d'une crise identitaire du métier de journaliste : en appelant les professionnels du Slow media à accorder une plus grande importance à la vérification des sources, à soigner son écriture, à respecter ses lecteurs, le manifeste défend ni plus ni moins les fondamentaux du métier de journaliste.

219 MAYAFFRE, Damon. Alice Krieg-Planque. -- La notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique. Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009, 145 pages. », Corpus. [En ligne]. 01 juillet 2010. [Consulté le 02 août 2016]. Disponible à l'adresse : http://corpus.revues.org/1775

220 Ibid

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Alors que le manifeste revendique le concept de Slow media, « considérer l'existence d'un tel mouvement revient à supposer l'existence d'un autre, le fast221 ». Cette opposition tend à renvoyer à des imaginaires tout en reposant sur des prétentions de communication, à savoir, l'entière maîtrise du temps de traitement de l'information. À ce propos, rappelons le contexte de la rédaction du manifeste du Slow media : celui-ci a été rédigé en réaction à un débat stérile opposant les partisans des médias en ligne à ceux des médias imprimés. À son tour, le manifeste du Slow media présente le danger d'opposer de manière dichotomique les notions de fast et de slow, où les partisans de chacun des concepts considéreraient ses modalités de production et de consommation de l'information comme celles répondant au mieux aux bouleversements des pratiques journalistiques à l'ère du numérique.

Toutefois, si le discours qui émane du concept de Slow media reste imprécis, il ne faudrait pas nier l'arrière plan idéologique sur lequel repose le concept de Slow media, et même plus globalement le mouvement Slow. Envisagé comme une idéologie, c'est-à-dire, comme « un ensemble plus ou moins cohérent des idées, des croyances et des doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques, sociales, propre à une époque, une société, une classe et qui oriente l'action », le Slow media a permis, à travers sa circulation dans l'espace public, de s'interroger sur l'accélération du temps dans le milieu journalistique et de la mise en danger de l'authenticité des contenus. Bien que le manifeste n'apporte pas de réponses concrètes à cette problématique, il faut néanmoins noter que l'existence d'un tel manifeste témoigne d'une prise de conscience d'une course à l'information et de son influence sur la qualité des contenus.

Qu'il s'agisse du manifeste du Slow media ou des différents manifestes des pure players de temps long, tous semblent s'accorder sur le fait qu'il devient urgent de prendre le temps d'observer, d'analyser pour mieux raconter le monde qui nous entoure. En effet, si les évolutions technologiques permettent à tout détenteur d'un smartphone connecté d'être alerté en quasi temps réel, elles ne lui permettent pas pour autant d'être informé.

La rédaction d'articles long-format, de qualité, à l'écriture soignée, ainsi que la pleine exploration des possibilités du web pour transmettre l'information apparaît ainsi comme une alternative plausible à une pratique dominante, celle de la diffusion en masse et en continu des dépêches d'agence et des alertes. Dans le même temps, cette pratique dominante a été l'opportunité pour la « nouvelle vague » de pure players nés à partir de 2013 de se démarquer des médias traditionnels à flux tendu en démontrant leur volonté de répondre à la crise d'identité du métier de journaliste.

De plus, nous avons vu que des médias dits « traditionnels » tendent à adopter la diffusion de reportages long-format tout en utilisant les codes de la nouvelle vague de pure players : large place accordée aux visuels, reportages hybrides et plurimédia, recherche graphique et esthétique. Alors que Raphaël Garrigos qualifiait Mediapart de pure player « première génération », le média fondé par Edwy Plenel est le dernier en date à avoir ajouté une rubrique dédiée aux reportages grands

221 BETELU, Hugo. Doit-on être « slow » un peu, beaucoup ou passionnément ? Influencia.net [En ligne] 17 mars 2016. [Consulté le 18/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.influencia.net/fr/actualites/tendance,tendances,doit-on-etre-slow-peu-beaucoup-passionnement,6162.html

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formats. Le premier reportage222 de la rubrique « Panoramique » comporte de nombreux éléments et caractéristiques propres aux reportages de la « nouvelle vague » de pure players : effet « parallax », reportage divisé en chapitre, photographie pleine page, présence de média de différentes natures, etc.

Comme pour les pure players de contenus long-format, la forme et le fond de ces « grands formats » sont pensés ensemble. On peut supposer que cette proposition de contenus long-format par des médias à flux tendu va se développer, puisque d'une part, en renouant avec les techniques du reportage, ces médias revalorisent leur savoir-faire, dans cette logique de retour aux fondamentaux du métier de journaliste. De plus, adopter les codes de la « nouvelle vague » de pure players, est une manière de faire preuve d'innovation, en proposant des dispositifs et des formats à part entière.

D'autre part, on peut supposer que dans une logique d'économie de l'attention, ces médias développent leurs chances d'augmenter le temps passé sur les pages de leur site. En proposant des contenus aux formats et temporalités différentes mais complémentaires, ces médias permettent à l'internaute d'aller plus loin dans l'appropriation d'un sujet d'actualité. De plus, en exploitant les technologies du web et les techniques d'écriture narrative, les médias traditionnels peuvent offrir des nouvelles expériences de lecture dont le but est, comme nous le rappelait Estelle Faure, de « tenir en haleine » l'internaute.

Ainsi, les évolutions des usages en matière de consommation de l'information sont l'occasion pour les médias de proposer des contenus journalistiques répondant à des temporalités différentes mais complémentaires. De ce point de vue, l'expérience du lecteur serait au coeur des préoccupations des éditeurs de contenus. Mais l'enjeu n'est pas seulement d'expérimenter de nouvelles écritures, il s'agit également de proposer des contenus en temps opportun. Au même titre qu'il est impératif d'envisager ensemble l'écriture avec son support, il est désormais indispensable de penser ensemble le contenu avec le cadre temporel dans lequel il est diffusé. Si capitaliser sur l'attention et l'engament de l'internaute est devenu crucial dans un marché médiatique concurrentiel, on peut émettre l'hypothèse que les médias de flux n'ont pas fini de s'inspirer de la « nouvelle vague » de pure players.

Enfin, comme le précisait Isabelle Meuret, le journalisme narratif « se diversifie et se réinvente grâce aux nouvelles technologies [...] ». Ainsi, le journalisme narratif n'est ni un genre récent ni un modèle qui se serait éteint. Le développement de cette « nouvelle vague » de pure players en est l'illustration.

Le retour de ce genre journalistique n'est certainement pas sans rapport avec les bouleversements que rencontrent nos sociétés. À ce titre, rappelons que John Hartsock précisait que l'intérêt pour le journalisme littéraire coïncidait systématiquement à des moments marqués par des crises fondées sur des bouleversements sociaux, politiques ou culturels - ce que les choix mais surtout les angles des sujets traités par la « nouvelle vague » des pure players confirment. Loin des angles choisis par les médias traditionnels, les reportages de terrain nous permettent de mieux saisir les composantes de sujets sociétaux par une mise en contexte de ceux-ci.

222ANTOINE, Prune. SKORWID Gil, ZAPPNER Jan. Les bruits de la guerre en plein coeur de l'Europe. Mediapart. [En ligne]. 23 juillet 2016. [Consulté le 23/07/2016]. Disponible à l'adresse : https://www.mediapart.fr/studio/panoramique/les-bruits-de-la-guerre-en-plein-coeur-de-l-europe

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Dans un paysage médiatique concurrentiel marqué par une uniformisation des contenus qui remet en question sur le sens même du métier de journaliste et de la notion d' « informer », il n'est donc pas si étonnant de voir se développer des pure players à l'identité forte, que celle-ci relève de la ligne éditoriale ou de l'identité visuelle du média. Les éditeurs de contenus ont visiblement beaucoup à gagner dans l'exploitation des techniques d'écriture narrative, pour proposer, ainsi, de véritables « expériences par procurations223 ».

De plus, en dépassant les a priori, en prenant le temps de décrypter, et en offrant des interprétations, les récits relevant du journalisme narratif permettent d'animer, d'alimenter, et de faire évoluer le débat public. Fruits de rencontres humaines, ces productions journalistiques évitent de rendre compte du monde uniquement par le prisme des crises et leurs conséquences224, à une époque où « le traitement médiatique actuel se contente d'un flot ininterrompu de nouvelles anxiogènes qui noie le citoyen dans un mélange d'indignation et de résignation225 ».

Ainsi, notre travail de recherche nous a permis d'en déduire que le Slow media est une formule soulevant des contradictions, qui elles-mêmes permettent de dégager des pistes quant à l'avenir du Slow media : alors que le concept a fait l'objet d'un manifeste dès 2010, les professionnels du journalisme ne se sont peu ou pas appropriés ce terme dont la presse grand public, elle, s'est saisie pour désigner ces pure players de temps long. Par ailleurs, alors que cette « nouvelle vague » ou cette « deuxième génération » de pure players revendiquent le fait de se démarquer des médias de flux, ces derniers, eux, s'approprient de plus en plus les codes des pure players de temps long, que ce soit dans la forme que dans le fond.

Finalement, le concept de Slow media a permis d'alimenter une réflexion reposant sur un arrière-plan idéologique, celui d'une volonté de réappropriation du temps et de l'événement à un moment où les journalistes sont pris dans une spirale de l'urgence. Par la même occasion, la circulation de la formule Slow media dans l'espace public participe à une prise de conscience que le journalisme de temps long constitue une alternative plausible à une pratique dominante, celle de la diffusion en masse et en continue de l'information sur le web par les médias. Enfin, la dynamique dans laquelle s'inscrit le concept témoigne qu'un processus de transformation est en cours. Qu'il s'agisse du concept en lui-même ou des pratiques journalistiques en matière d'adoption du long-format sur le web, toute évolution mérite d'être surveillée.

223 VANOOST, Marie. Journalisme narratif : proposition de définition, entre narratologie et éthique, Les Cahiers du journalisme [En ligne]. 2013. [Consulté le 12/10/2015]. Disponible à l'adresse : http://www.cahiersdujournalisme.net/cdj/pdf/25/9.Marie-Vanoost.pdf

224 GALPIN, Guillaume. Le journalisme de solutions, révolution culturelle de l' info. InaGlobal.fr. [En ligne] 20 juin 2016 [Consulté le 20/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.inaglobal.fr/presse/article/le-journalisme-de-solutions-revolution-culturelle-de-linfo-9094

225 Ibid.

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septembre 2014. [Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse :
http://questionsdecommunication.revues.org/6562

86

MARION, Philippe. Narratologie médiatique et médiagénie des récits. Recherches en communication, n° 7, 1997. p.61-88. [En ligne]. [Consulté le 31 janvier 2016]. Disponible sur : http://sites.uclouvain.be/rec/index.php/rec/article/viewFile/1441/1291

WEINRICH, Harald. Le temps. Paris : Seuil, 1973.

Outils méthodologiques

BARDIN, Laurence (2007). L'analyse de contenu, Paris, PUF.

BLANCHET, Alain, GOTTMAN, Anne (2010). L'entretien : l'enquête et ses méthodes, Paris, Armand Colin.

Études sur les usages du numérique

La consommation des ménages est encore convalescente en 2014. Insee Première. [En ligne]. Juin 2015. [Consulté le 18/06/2016].

Disponible à l'adresse : http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1554/ip1554.pdf

Baromètre du numérique. Edition 2015. CREDOC. [En ligne] 27 novembre 2015. [Consulté le 18/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://www.arcep.fr/uploads/txgspublication/CREDOC-Rapport-enquete-diffusion-TIC-France CGE-ARCEP nov2015.pdf

87

ANNEXES

88

ANNEXE 1

Grille d'analyse

« Le choix des orientés », publié le 25 mars 2016 par Les Jours.

Url : http://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep16-parents-prof/

89

Éléments analysés

Identification

Remarques, exemples,
éléments d'analyse

Description générale du document

Caractéristiques de

l'article publié

 
 

Titre

« Le choix des orientés »

Polysémie du titre. Peut-être compris phonétiquement comme « Le choix désorienté » : titre incitatif.

URL

http://lesjours.fr/obsessions/les-

 

annees-college/ep16-parents-prof/#

 

Modalité d'accès

Accès depuis la page d'accueil par un visuel.

Accueil > Obsession « Les années collège » > Épisode n°16

Les reportages sont classés de manière antéchronologique.

Nombre de signes

19 390 signes espaces compris

Très long format

Description de l'article ou chapô

« Bac pro ou seconde générale : les 3e B d'Aimé-Césaire sont à l'heure des voeux, mais ce sont les résultats qui comptent. »

Permet situer le récit dans l'ensemble de l' « obsession » « Les années collège ».

Dévoile l'enjeu du récit : mise en tension (grâce à la conjonction de coordination « mais ») de la formulation des voeux, avec les résultats qui seront déterminants = mise en intrigue + tension narrative.

Présence de mots-clés

Oui : « Éducation », « bac pro », « paris »

 

Contexte de réalisation et de publication

Date de publication

Vendredi 25 mars 2016

 

Date de réalisation

Quelques jours après le conseil de classe du second trimestre, et après la

 

90

 

remise de bulletins de notes.

 

Durée de l'immersion

L'immersion du narrateur dure 1 an, le temps de l'année scolaire. L'immersion n'est donc pas terminée.

On parle d'une "année scolaire", donc on suppose que la reporter se soit immergée dans cette classe depuis la rentrée.

Mais l'épisode "édito" qui parle de l'objectif de cette immersion énumère à l'avance les sujets, les angles qui seront traités. Preuve que la narration est soumise à des choix éditoriaux et des angles déterminés par avance.

Auteurs / photographe

Alice Géraud, reporter et Simon Lambert, photographe

Donc 2 regards : celui de la reporter, et celui du photographe.

Possibilité d'en savoir plus sur les spécialités des deux journalistes, par un lien hypertexte au clic sur leur nom.

Leur domaine de spécialité et leur passion sont en cohérence avec le reportage en question > on montre donc l'expertise de chacun sur le sujet traité.

Sujet

Sujet traité

L'orientation des élèves d'une classe de 3e dans un collège parisien.

 

Contexte avec l'actualité

La narratrice rattache le récit à un événement d'actualité :

« En janvier, la ministre de l'Éducation Najat Vallaud-Belkacem avait annoncé qu'à partir de la rentrée 2016, les élèves orientés en filières professionnelles auraient jusqu'à la Toussaint pour changer d'orientation si

Permet de comprendre comment sont mises en pratique, sur le terrain, les décisions politiques de l'Éducation nationale. Sont-elles réellement appliquées ? Fonctionnent-elles ?

91

 

cela ne leur plaisait pas. »

Visiblement, c'est compliqué :

« Outre la difficulté de mise en place d'un tel système, l'information n'est pas vraiment redescendue sur le terrain et les collégiens l'ignorent. »

Le récit : éléments structurants du récit

Identification du cadre spatio-temporel

Cadre spatial général : Collège Aimé

Reconstitution chronologique des faits dans le récit : formulation des voeux par les élèves (passé), le conseil de classe (passé), la remise du bulletin (présent)

Césaire dans 18e arrondissement de Paris Collège « populaire » sans que ce soit "un ghetto social";

Autres cadres spatiaux : salle de classe

dans laquelle le prof. principal remet les bulletins de notes.

Cadre temporel : nous sommes en

mars, l'histoire commence un mardi, jour où le prof principal remet les bulletins du deuxième trimestre, presque une semaine après le conseil de classe.

Personnages

Le corps enseignant et pédagogique

Antoine Labaere, 32 ans, professeur principal Éléonore Garcia, 39 ans et professeure de français Tiphaine Decormon, 32 ans, conseillère d'orientation

Pascale Guillement, 38 ans, principale adjointe

On peut en savoir plus sur les personnages grâce aux

« enrichissements » dans la marge à droite du récit + dans espace dédié aux personnages de l'obsession.

Les élèves de 3eB

Mariama : doit remonter ses notes pour passer en lycée général ;

Dalikatou, arrivée du Sénégal en début d'année, reçoit un avis favorable pour intégrer une filière générale ;

 

92

 

Louanne, meilleure élève de la classe, veut aller en filière pro, mais les professeurs lui préconisent d'aller en lycée général ;

Spewell est un élève en « décrochage scolaire » ;

Matéa, a changé d'avis sur son orientation et cherche le métier qu'il souhaite faire ;

Moussa, vient seul à la remise de bulletin.

 

Les parents

Tous les élèves sont accompagnés de leurs parents, sauf Moussa ; la mère de Matéa est perdue vis-à-vis de l'orientation de son fils.

 

Identification du schéma narratif

Situation initiale

L'épisode constitue à lui seul une des actions dans l'ensemble du schéma narratif de l'obsession « Les années collège ».

On ne connaît donc pas la situation finale. La tension narrative se déploie dans le temps. Créer un effet de suspense par la même occasion.

Élément déclencheur

Action

Résolution

Situation finale

Narration

Typologie des discours utilisés

Discours transposé, style indirect libre et discours rapporté

Ex. discours transposé : « Lors de la remise des bulletins mardi, Antoine Labaere n'a cessé de répéter la même chose aux élèves et à leurs parents : entre la classe de troisième et celle de seconde, les élèves d'Aimé-Césaire perdent environ 3 à 4 points de moyenne générale. «Un élève qui a 10 de moyenne en troisième va se noyer en seconde.» [...] Les élèves hochent la tête en entendant

93

 
 

l'avertissement maintes fois répété ».

Fonction du narrateur

Fonction testimoniale + idéologique

Testimoniale : le narrateur est un témoin des événements.

Idéologique : le narrateur apporte parfois un propos didactique, un savoir général que l'on suppose tiré des personnages, mais pas de certitude : Ex :

« « Finalement, elle

conclut : «Ça ne va pas le système français, c'est trop tôt pour eux pour choisir.» En janvier, la ministre de l'Éducation Najat Vallaud-Belkacem avait annoncé qu'à partir de la rentrée 2016, les élèves orientés en filières professionnelles auraient jusqu'à la Toussaint pour changer d'orientation si cela ne leur plaisait pas. ».

Instance narrative

Niveau diégétique

Intradiégétique

Le narrateur est à l'intérieur de la diégèse, de plain-pied avec les personnages

Voix du narrateur (extra/homodiégétique)

Homodiégétique

Le narrateur n'est pas un héros de l'histoire qu'il raconte, donc il n'est pas autodiégétique.

Ici, il est témoin- observateur des événements qui se déroulent. Il joue un rôle secondaire (comme l'oeil d'une caméra)

Perspective narrative (focalisation)

Focalisation interne

Le narrateur en sait autant que les personnages, il ne

94

 

Parfois presque « zéro »

devine pas leurs pensées.

Mais parfois, le lecteur peut avoir un léger doute.

En fait, les pensées des personnages sont toujours justifiées par un discours rapporté.

Temps de la narration
(antérieure, ultérieure,
simultanée, intercalée)

Alternance narration simultanée + narration antérieure.

La narratrice raconte la remise de bulletin de notes en même temps que se déroule l'événement, mais raconte ce qui s'est passé lors du conseil de classe.

Ordre (anachronies) et vitesse narrative (pause, scène, sommaire, ellipse)

Alternance de pauses, d'accélérations, sommaire

Sommaire : « Hier, lors d'une rencontre organisée au collège avec d'anciens élèves d'Aimé-Césaire, ils ont pu vérifier l'avertissement professoral. Ils les ont interrogés sur les changements de niveau entre collège et lycée. «En seconde générale, il y en a qui passe de 16 à 10. En pro, c'est le contraire», résume une élève de 3e B. ». On n'en saura pas plus sur cette rencontre entre élèves.

Place/rôle des médias dans la narration (illustration ou partie intégrante de la narration)

Les photos permettent de situer le cadre spatial de la remise du bulletin de notes + de voir la réaction des élèves et des parents à ce moment

Les médias participent de la technique narrative des « récits emboîtés ».

La forme

Typographie utilisée

Avec empattement pour le corps du texte ;

Sans empattement pour les mises en exergues et intertitres

Style éditorial du papier affirmé

95

Utilisation des couleurs

Bleu = couleur de l'obsession ;

Jaune = couleur des liens et des autres éléments au survol ;

Rouge = boutons de partage sur les réseaux sociaux, même rouge que l'identité visuelle du média (logo)

La couleur permet de situer le récit comme relevant de l'obsession « Les années collège » = repère visuel.

Médias utilisés (nature des contenus)

Photos : le but recherché est de

 

recueillir la réaction des élèves et parents lors de la remise du bulletin

Titres, sous-titres, intertitres

Oui

 

Mises en exergues (citations ...)

Oui : citations

 

Type de navigation (linéaire / non-linéaire)

Linéaire (de haut en bas)

Nécessite que le « scroll » de l'internaute, mais celui-ci peut cliquer sur les enrichissements situés dans la marge à droite pour quitter le récit et obtenir des infos complémentaires, notamment, sur les personnages.

Événements et interactivité

Apparition de contenus didactiques au scroll ;

Au clic sur un perso, apparition d'une fenêtre avec bio du perso, possibilité et passer en revue les personnages de l'obsession ;

Contenus qui viennent enrichir le récit, participe de la mise en contexte et en perspective du récit.

Liens hypertextes (présence et rôle)

Oui.

Les liens ne renvoient jamais sur une nouvelle page, mis à part pour lire des épisodes précédents.

96

ANNEXE 2

Grille d'analyse

« Sur les bancs des quartiers nord », publié le 3 décembre 2014 par Le Quatre Heures. Url : https://lequatreheures.com/episodes/sur-les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/

97

Éléments analysés

Identification

Indices, exemples,
éléments d'analyse

Description générale du document

Caractéristiques de

l'article publié

 
 

Titre

« Sur les bancs des quartiers nord »

« Bancs » évoque les bancs de l'école ;

« Quartiers Nord » évoque les quartiers renommés tendus de Marseille, référence à l'actualité.

URL

https://lequatreheures.com/episodes/sur-

 

les-bancs-des-quartiers-nord-marseille/

 

Modalité d'accès

Menu > épisodes > saison 2 > « Ailleurs en France » > épisode 1

Les derniers reportages sont classés par saisons météorologiques, alors que celui-ci relève d'une saison thématique = révélateur de tâtonnements et d'une recherche d'un concept éditorial basé sur la sérialité.

Choix de thématiques larges : "Lutte ouvrière" / "Ailleurs en France".

Ici, c'est le 1er épisode sur 5 de la saison 2. C'est le 12e reportage du journal depuis mis en ligne. Déséquilibre entre saison 1 (3 épisodes) et 2 (5 épisodes)

Nombre de signes

21 165 signes espaces compris

Très long format

Description de l'article ou chapô

« Kalachnikov et trafic de drogues : à longueur d'année les quartiers nord de Marseille font les gros titres de la presse. Au-delà des faits-divers, "Le Quatre Heures" s'est immergé près d'un mois dans

D'emblée Le Quatre Heures marque la volonté de prendre le contre-pied de l'actualité : alors que celle-ci repose essentiellement

98

 

un collège de quartier, coincé entre quelques barres d'immeubles de la cité phocéenne. »

sur les violences des quartiers nord, Le QH lui, s'intéresse au quotidien des collégiens issus de ces quartiers réputés violents.

L'objectif sous-jacent est certainement celui de savoir si ces violences ont un impact sur ces jeunes, mais ce n'est pas explicite.

Présence de mots-clés

Non

 

Contexte de réalisation et de publication

Date de publication

03/12/2014

 

Date de réalisation

1 mois avant l'épreuve du brevet , donc en mai 2014.

« [...] dans un mois, ils passeront le brevet avant que le dossier de chaque élève ne soit évalué au conseil de classe. »

Durée de l'immersion

1 mois

« "Le Quatre Heures" s'est immergé près d'un mois »

Auteurs / photographe

Marine Courtade "journaliste indépendante" / Ulysse Mathieu "JRI"

Donc 2 regards : celui de la reporter, et celui du JRI

Sujet

Sujet traité

Le quotidien dans une classe de 3e d'un collège situé dans les quartiers nord de Marseille à un mois du brevet.

 

Contexte avec l'actualité

le 17/10/2014, l'Express publie un article en disant qu'un meurtre pourrait, sous confirmation, être le 16e règlement de compte depuis début 2014 dans la région de Marseille / en 2013, il y en a eu 17 dans la région marseillaise / indice aussi dans le reportage (à retrouver)

 

Le récit : éléments structurants du récit

Identification du cadre spatio-temporel

Cadre spatial général : Collège Arthur

 

Rimbaud (5 bâtiments), à l'extrême nord de

99

 

Marseille, entre les cités Consolat et Calade.

Autres cadres spatiaux : salle de classe

 

(cours de français, cours d'HG), cour de récré, chez Naïma, dans la salle des profs.

Cadre temporel : 1 mois avant le brevet des

collèges

Personnages

Le corps enseignant et pédagogique

Mélanie Clément, enseignante de français depuis 6 ans et professeure principale

Pierre Martin, prof d'HG

Audrey, Karen, Alex, Ridaï sont AED Emmanuel Têtu, directeur adjoint

 

Les élèves de 3e 2

Naïma, arrivée de la Réunion en cours d'année. Classe sociale défavorisée ;

Kenza : meilleure élève de la classe ;

Shérazade (seule élève dont on ne parle pas des parents), exclue du cours d'HG, car bavardage, a failli devenir guetteuse pour le compte de caïds, et arrêter l'école ;

Yacine veut être du footballeur pro ;

Vedat, la fierté du collège, fils d'immigrés kurdes arrivés en 2004, qui rencontre quant à lui des difficultés liées à sa nationalité ;

Johan, qui est l'un des seuls à savoir ce qu'il veut faire, se "sent bien" dans le milieu médical, mais ne sera pas accepter en filière générale ;

Ramzy, délégué de classe, va devoir annoncer la mauvaise nouvelle à Johan

 

Les parents

Tante de Naïma

 

100

 

Mère de Kenza

Mère d'Amel, qui a fait 10 ans de prison

Père de Yacine, pense que les études ne servent pas à grand-chose

Yuksel, père de Vedat, qui considère être piégé dans son quartier

 

Identification du schéma narratif

Situation initiale

Les élèves sont en 3e au collège Arthur Rimbaud à un mois du brevet

 

Élément déclencheur

L'approche du conseil de classe et l'attente de l'avis des professeurs sur l'orientation

Enjeu du récit, fonction intrigante.

Action

Les élèves passent leurs derniers examens avant le conseil de classe, des rendez-vous sont pris avec les parents pour discuter de l'orientation des élèves, les élèves profitent du cours d'Arts P pour évoquer leurs souvenirs des années collège.

 

Résolution

Le conseil de classe a lieu en huis clos, le journaliste ne peut y assister.

Tension narrative et fonction intrigante : on attend, comme le reporter, les résultats du conseil de classe auquel ni lui ni le lecteur n'assiste.

Situation finale

Bilan du conseil de classe : deux élèves sont refusés en général. Ramzy, délégué de la classe va devoir annoncé la mauvaise nouvelle à son camarade Johan.

On apprend la chute de l'histoire par la voix de Ramzy, le délégué.

Narration

Typologie des discours utilisés

Discours rapporté très souvent

Ex. : « Sur sa fiche de voeux, Naïma a coché «section

professionnelle». «La générale, c'est trop dur. Ils vont me manger, là-bas», résume-t-elle tout sourire.

Fonction du narrateur

Fonction testimoniale + idéologique

Testimoniale : le narrateur

101

 
 

est un témoin des événements.

Idéologique : le narrateur apporte parfois un propos didactique, un savoir général que l'on suppose tiré des personnages, mais pas de certitude : Ex : « La plupart ont moins de 30 ans, Arthur Rimbaud est leur première

affectation ».

Instance narrative

Niveau diégétique

Intradiégétique

Le narrateur est à

l'intérieur de la diégèse, de plain-pied avec les personnages

Voix du narrateur (extra/homodiégétique)

Homodiégétique

Le narrateur n'est pas un héros de l'histoire qu'il raconte, donc il n'est pas autodiégétique.

Ici, il est témoin-observateur des événements qui se déroulent. Il joue un rôle secondaire (comme l'oeil d'une caméra)

Perspective narrative (focalisation)

Focalisation interne Parfois presque « zéro »

Le narrateur en sait autant que les personnages, il ne devine pas leurs pensées.

Mais parfois, le lecteur peut avoir un léger doute.

En fait, les pensées des personnages sont toujours justifiées par un discours rapporté.

Temps de la narration (antérieure, ultérieure,

Narration simultanée, la plupart du temps. Pour les histoires des personnages :

Le narrateur raconte en même temps que l'histoire

102

simultanée, intercalée)

 

narration antérieure.

se déroule.

Ordre (anachronies) et vitesse narrative (pause, scène, sommaire, ellipse)

Identification de pauses dans le récit : exemple dans la cour d'école (description de l'ambiance sonore)

« La récréation, un brouhaha continu de dix minutes où se mêlent rires, cris, voix graves, aiguës ou stridentes, rappels à l'ordre, bruits de sacs et de pas. Des groupes se forment de part et d'autre. Ça discute, ça glousse, ça se jauge et ça se drague [...] »

Place/rôle des médias dans la narration (illustration ou partie intégrante de la narration)

Les photos permettent de situer le cadre spatial de certaines scènes (ex. : le cours de français)

Les vidéos racontent de nouvelles histoires (vidéo d'intro, cours ArtsP)

Les sons permettent aussi de raconter une nouvelle histoire (voix de la mère d'Amel)

Les médias participent de la technique narrative des « récits emboîtés ».

La forme

Typographie utilisée

"Noto Serif", serif (pour le corps de texte) + 'New Circle Fina' (sans serif) (pour les citations et infos mises en exergue)

Style éditorial du papier affirmé

Utilisation des couleurs

Non, aucune

 

Médias utilisés (nature des contenus)

Vidéo répétée en boucle en début de

 

reportage (plan-séquence), format presque plein écran +

vidéo élèves qui montrent leurs oeuvres de fin d'année + vidéo avant conseil de classe

Photos : une première série de photos

prises en classe (cadrage serré sur les élèves) + série photos dans la cour de récrée + 1 photo représentant une voiture brûlée prise on ne sait pas où (aurait méritée légende, mais peut-être fait exprès) + photos de portrait des élèves

103

Titres, sous-titres, intertitres

Non

 

Mises en exergues (citations ...)

Oui : citations et information en exergues

 

Type de navigation (linéaire / non-linéaire)

Linéaire (de haut en bas)

Nécessite que le « scroll » de l'internaute / pas de bouton incitant au clic

Événements et interactivité

Déclenchements d'événements au scroll (vidéos qui commencent seules, sons, photos qui défilent seules)

Participe de l'immersion du lecteur

Liens hypertextes (présence et rôle)

Aucun

Le lecteur est obligé de rester sur la même page et est invité à partager l'article une fois arrivé à la fin du reportage

104

ANNEXE 3

Entretien

Raphaël Garrigos, co-fondateur du pure player LesJours.fr Entretien téléphonique réalisé le 6 mai 2016

105

Entretien avec Raphaël Garrigos, co-fondateur des Jours, le 6 mai 2016

Général

V a-t-il d'autres médias (forme et/ou fond) qui vous ont inspirés pour créer Les Jours ?

On a regardé ce qui se faisait actuellement sur le web. Il ne s'agissait pas tellement de sources d'inspirations, mais plus d'aller voir des sites que l'on consulte souvent comme Quartz, The Atlantic, The New York Times. Pour le système d'abonnement, nous avons regardé des sites qui ne sont pas des sites de presse : Netflix, Deezer, Spotify.

Combien de personnes sont abonnées à la version pilote ? Dans quelle tranche d'âge se situent vos lecteurs ? Quel est le support de consultation le plus utilisé ?

5400 personnes se sont abonnées à la version pilote en trois mois, alors qu'on s'était mis pour objectif d'en atteindre 8000 pour la fin de l'année 2016. La majorité des abonnés ont entre 25 et 40 ans, ce qui est très bien pour un site de presse puisqu'en règle générale le lectorat de la presse est beaucoup plus âgé que ça.

Le site des Jours est consulté en priorité sur ordinateur, puis sur mobile et enfin sur tablette. Contenus et Slow media

En quelques mots, et au-delà de ce qui est indiqué sur votre site, pourquoi avoir choisi ce concept d' « obsessions », de séries et d'épisodes ?

Les obsessions correspondent à une envie que l'on avait de proposer un journalisme de qualité et l'envie de faire des choix dans le traitement de l'actualité. On ne traite pas tout, mais ce que l'on traite, on le traite bien et on le traite à fond. C'est pour ça qu'on l'on a appelé ça des obsessions. Aujourd'hui, 12 obsessions sont en ligne et l'idée de traiter un sujet en profondeur, de ne pas être dans le survol, et dans l'écume de l'information. Notre objectif est de chaque fois resituer un sujet, de le mettre en contexte, et de redonner de la mémoire à l'info.

Puis est venue l'idée des « séries ». Aujourd'hui, on regarde tous des séries et on s'est dit qu'il y avait quelque chose à faire avec ça. Dans une série, il y a des épisodes, des personnages, des lieux. On a trouvé que ça correspondait bien à notre concept. L'époque actuelle est marquée par les séries. De fait, on a souhaité parler de notre époque avec ses codes. Cette manière de racontera l'info en série nous semblait bien correspondre à la fois à notre époque, et à la fois au système des « obsessions ».

Comment sont choisis les sujets des différentes « obsessions » ?

Il y a quelques mois, durant toute une journée, nous avons discuté des sujets dont on voulait parler et ce que l'on voulait raconter et les grands thèmes que l'on voulait explorer comme l'identité, la mixité, les rouages économiques, la communication. Nous avions une palette assez large de sujet pour couvrir un maximum l'actualité, même s'il y a des sujets que l'on ne traite pas. Nous choisissons également les sujets en fonction des domaines de chacun : par exemple, avec Isabelle Roberts nous traitions les sujets liés aux médias puisque c'est là-dessus qu'on est « un petit peu » connus, même si nous avons d'autres envies, dans d'autres secteurs.

106

On pense que c'est bien d'être là où l'on nous attend.

Les Jours s'appuient sur un temps de l'information plus lent que celui que l'on peut voir dans des médias de flux. On a beaucoup entendu parler du concept de « slow information », « slow média », « slow journalisme » ces dernières années. Vous associez-vous au concept de Slow media ?

Non, on ne s'associe pas au slow média. On est plus dans le « deep », dans le profond, que dans le « slow ». Par exemple, aujourd'hui nous avons publié un papier dans l'obsession « La Charnière », sur les histoires des visas en Turquie. On est donc en plein dans l'actualité. On ne fait des papiers pour lesquels on part en reportages pendant deux à trois mois, pour le vendre des mois plus tard. La revue XXI, par exemple le fait très bien et fonctionne comme ça. Le Slow media, ça existe, mais nous, nous souhaitons jongler entre le profond, et l'actu. Nous voulons rester toujours connectés à l'actualité, sans être dans la course à l'info.

C'est ce qui est difficile et plaisant à la fois : il faut que nos sujets soient dans l'actualité, mais qu'on montre qu'on les traite plus en profondeur que les autres.

Par exemple, quand Jean Jacques Urvoas a été nommé Garde des Sceaux fin janvier 2016, il se trouve que c'est une personne politique que l'on suivait depuis trois mois. Le jour où il est nommé, les autres médias ont des dépêches AFP, soit un petit portrait s'ils ont de la chance. Nous, nous avions un suivi de trois mois de Jean-Jacques Urvoas, des informations sur comment il avait évolué en politique, sa position pour la suspension de l'état d'urgence, etc.

La manière dont sont rédigés les « épisodes » (emploi du « je », immersion, place importante accordée à la description des lieux, des personnages, etc.) diffère de l'écriture plus factuelle que l'on peut rencontrer traditionnellement dans la presse quotidienne sur le web. Pourquoi ces choix d'écriture ? Est-ce pour mieux raconter, pour mieux faire comprendre, pour se démarquer ?

Il se trouve que ce n'est pas tellement un choix, puisque les membres de l'équipe des Jours ont tous un peu de « bouteille » en matière d'écriture. Nous sommes tous des journalistes avec une écriture qui s'est déjà installée. Chacun a un style d'écriture différent et on voulait apporter une grande importance au soin accordé à l'écriture.

Sur l'emploi du « je » est arrivé avec l'obsession « 13 novembre » de Charlotte Rotman qui habite juste à côté du Bataclan. Le lendemain du 13 novembre, elle était totalement prostrée. On lui a dit d'essayer d'écrire ce qu'elle nous a raconté. Elle a raconté naturellement à la première personne ce qu'elle a fait aussi pour l'obsession « Politique année 0 ». Cela montre marque aussi la rencontre avec quelqu'un. On n'impose pas l'emploi du « je ». Cela dépend de chacun. Mais d'autres l'emploient pour montrer le déroulement d'une enquête, une certaine proximité, et une immersion comme vous dites.

Organisation du travail

Quels sont les métiers qui composent votre équipe de travail hormis les journalistes ?

Parmi les fondateurs, il y a 8 journalistes, plus un directeur administratif et financier qui s'occupe du business plan, etc. Une autre journaliste est associée. Nous avons également une journaliste qui l'éditrice du site qui s'occupe de la mise en forme (titraille, etc.). Sébastien Cadré est directeur photo.

107

Son poste est important puisque dans Les Jours nous accordons une place très importante à la photo. Nous avons également un développeur, une personne qui s'occupe du marketing. Nous faisons aussi appel à des pigistes, à une graphiste, mais qui ne sont pas sur l'effectif permanent de l'équipe.

Vous dites que c'est l'éditrice qui s'occupe de mettre en ligne les contenus. Les journalistes n'ont donc pas la main sur votre outil de publication de contenus ?

Si, mais il y a plusieurs « niveaux de lecture ». Chacun met son article en ligne. L'article est ensuite relu par les co-directeurs de la rédaction, puis l'article est communiqué au service « édition », qui va se charger de relire, de titrer, de mettre en forme l'article avec l'enrichissement de l'article (apparition de texte au scroll, citations, mise en place des photos, etc.). L'article est ensuite relu avant d'être mis en ligne.

Utilisez-vous un système de gestion de contenus (CMS) ?

Il est en cours de construction, pour le moment il a été fait un peu à la main. Dans la construction du site, on a d'abord privilégié le front, la vitrine.

Avez-vous fait appel à des prestataires externes pour réaliser le site ou bien tout a été réalisé en interne ?

Tout a été fait en interne. C'est nous qui avons rédigé le cahier des charges du site, ce qui représente un travail de Romain : nous avons décrit chaque possibilité, chaque fonctionnalité.

À ce propos du cahier des charges, j'ai bien remarqué que vos articles répondaient à un cahier des charges précis en matière de webdesign. Quand vous avez rédigé votre cahier des charges, quelles étaient vos priorités en termes de « scénographie éditoriale » ?

C'est idiot, mais on voulait que notre site soit beau, ce qui ne veut rien dire du tout lorsqu'on écrit un cahier des charges !

Plus sérieusement, on voulait d'emblée récupérer les codes de la presse papier avec une typographie très soignée, la présence d'une lettrine, d'exergues et de citations. On souhaitait également accorder une large place à la photographie, proposer une lecture « zen » et en même temps enrichie.

Est-ce que ce cahier des charges entraîne des contraintes ? Je pense notamment aux formats des visuels.

Il y a des tonnes de contraintes, notamment parce qu'on s'est développé directement sur desktop, mobile, et tablette, ce qui n'arrive d'ailleurs jamais. Je crois qu'on est le premier média à avoir fait ça en France. Se développer comme ça, sur trois écrans en même temps, c'est une galère incroyable.

Par exemple, pour nous adapter à chaque écran, nous comptons proposer trois niveaux de titres de longueur différente : un pour ordinateur, un pour mobile, et un pour tablette. Aujourd'hui, on s'appuie sur la longueur du titre sur support mobile et on indique ce titre-là sur les autres écrans. Nous avons également des contraintes liées au cadrage des photos.

Mais c'est ça qui est rigolo : le fait de jouer avec les contraintes.

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Forme des contenus

Pourquoi avoir choisi le web comme support ? Avez-vous pour projet de faire une version papier ?

Quand on s'est mis à réfléchir sur ce qu'on voudrait faire en quittant Libération, on s'est que ce serait du web. C'était une évidence. On ne voulait pas en 2015 se lancer dans un journal papier, mensuel ou hebdo. Nous, on aime l'actu du quotidien. Or, un quotidien aujourd'hui on le fait en ligne.

Pour ce qui est du papier, on se dit que les obsessions ont pour vocation d'être rassemblées au bout d'un moment. C'est le cas des obsessions « Les années collège », qui est un reportage d'un an dans un collège ou « Les revenants » qui traite des retours de Syrie des jihadistes français. On peut imaginer effectivement, une édition papier qui serait un recueil d'obsessions.

Les Jours exploite les possibilités du web (contenus multimédias, liens hypertextes, etc.). Selon vous, qu'apporte le web à des reportages tels que ceux publiés dans Les Jours ?

Le web, on connait tous bien. À Libération, j'étais dans le seul service qui traitait l'actu à la fois sur papier et sur le web, donc c'est une gymnastique que je connais bien.

Par ailleurs, on s'est rendu compte que les articles de presse dans les médias traditionnels étaient souvent décalqués du papier au web. Nous, on voulait se positionner comme « la 2e génération de pure players », c'est-à-dire celle qui utilise pleinement toutes les ressources du web, notamment en étant disponibles immédiatement sur les trois écrans. C'est également les apports des personnages, des sons, des vidéos, qui permettent d'avoir des articles enrichis. Ces enrichissements ne seraient pas possibles sans le web.

À ce titre, lorsque vous parlez de « deuxième génération de pure players », vous pensez à d'autres titres, d'autres médias qui feraient partie de cette génération ?

On veut être les premiers de la deuxième !

Plus sérieusement, la première génération correspond à des médias comme Rue89 ou Médiapart (qui fait un super travail, et dont le modèle économique nous a fortement inspirés et motivés).

Il y a aujourd'hui beaucoup de sites comme Ulyces, Le Quatre Heures, L'Imprévu, et d'autres qui représentent pour moi cette génération. C'est vrai que Les Jours est un média qui a plus de moyens en termes de ressources humaines, nous avons aussi plus d'expérience journalistique que d'autres. Mais si nous avons tous à peu près le même discours dans la mesure où nous souhaitons proposer une information qui diffère de l'information de flux, nous avons chacun nos réponses.

Vous possédez votre propre fonds iconographique. Pourquoi ne pas faire appel à des agences photo ?

Nous faisons tout de même appel à des agences de photographes, mais nous ne sommes pas abonnés aux fils d'agence comme l'AFP ou Reuters. Toutes les photos que nous avons sont exclusives aux Jours.

Nous ne souhaitons pas non plus avoir les mêmes photos que tout monde. Enfin, on ne veut jamais de prétexte pour rédiger un article. On ne veut pas faire des articles-prétextes parce que ça fait du

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clic, de la même manière que nous ne souhaitons pas publier de photos pour faire de la simple illustration.

Si nous n'avons pas de photos pour un article, tant pis. Pour nous, la photo doit apporter une voie supplémentaire. Nous mettons d'ailleurs petit à petit des diaporamas permettant de consulter les photos d'un épisode indépendamment de l'article puisque le diaporama raconte une tout autre histoire.

Pour nous, c'est insupportable de voir par exemple des photos de manifestations représentant toujours la même chose : au premier plan, un cordon de CRS avec un arrière-plan flou, des manifestants.

Pour nos reportages, on associe toujours le photographe à une réflexion en amont avec les journalistes, car la photo doit apporter du sens au même titre que le texte ou un autre support.

Pourquoi faire appel à des illustrateurs pour certaines obsessions (cf. Les Revenants) ? Est-ce pour diversifier l'iconographie ou bien par manque de visuels photographiques sur le sujet ?

On a toujours voulu publier de l'illustration parce ce sont des choses qu'on aime bien et que l'on a aussi apprises à Libération. Sur ce cas précis « Les Revenants », nous avions effectivement des problématiques d'anonymat, donc on ne pouvait pas voir les témoins.

Sinon, nous faisons appel à des illustrateurs, car pour nous, c'est une autre façon de raconter une histoire, c'est un autre regard.

Pouvez-vous en quelques mots expliquer votre manière de travailler ? Diffère-t-elle de celle que l'on rencontre traditionnellement dans les rédactions ?

On commence tous les matins par une conférence de rédaction comme dans n'importe quel journal. On s'interroge sur les sujets qui font l'actualité et que l'on va traiter. On se pose la question de savoir si on va les intégrer à nos « obsessions ». C'est ce choix qui est le plus complexe.

Finalement, on fait l'impasse sur certains, mais dans l'ensemble, on arrive à traiter de nombreux sujets l'actualité. Par exemple, quand on parle de Bolloré et de Canal plus, on parle aussi de la violence au travail, et d'un monde économique impitoyable. Dans « Les années collège », on raconte un conseil de classe, mais on parle aussi de mixité, d'intégration, de la jeunesse.

Dernière question. Les 12 obsessions sont aujourd'hui accessibles sur la page http://lesjours.fr/obsessions/ et défilent de manière antéchronologique. Comment comptez-vous classer les obsessions par la suite, lorsque celles-ci seront beaucoup plus nombreuses ?

Pour le moment, nous n'y avons pas réfléchi ! Mais effectivement, nous allons devoir nous pencher sur cette problématique.

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ANNEXE 4

Entretien

Estelle Faure, co-fondatrice du pure player LeQuatreHeures.com Entretien réalisé en visioconférence le 5 mai 2016

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Entretien avec Estelle Faure, co-fondatrice du Quatre Heures, le 5 mai 2016 Général

Quel est votre rôle au sein du Quatre Heures ?

Je m'appelle Estelle Faure, je suis une des six co-fondatrices du Quatre Heures. J'ai passé une année à travailler sur le lancement de l'entreprise avec les cinq autres personnes. Nous nous sommes réorganisés au sein de l'équipe récemment. Aujourd'hui, je suis davantage impliquée sur la partie « éditorial », qui est le coeur de ce que fait Le Quatre Heures.

Le Quatre Heures est parti d'un projet étudiant. Qu'est-ce qui vous a poussé à créer une entreprise de presse ?

Le projet est né lorsque nous étions en deuxième année au CFJ à Paris, en 2013. C'était un projet étudiant où on nous a demandé d'imaginer le média de nos rêves. On nous a laissé carte blanche tout en mettant à notre disposition un petit budget.

On a fait ce projet sans se dire qu'on continuerait après. C'est peut-être d'ailleurs ça qui nous beaucoup ouvert l'esprit puisqu'on ne s'est mis aucune contrainte et aucune limite. On a fait comme si tout était possible dans un monde idéal. Pendant six semaines, on a donc travaillé sur le projet : de la conception à la réalisation. La première version du site était un « one shot ». Le site n'est resté en ligne que 6 semaines, durant lesquelles on sortait un sujet par semaine.

L'année terminée, chacun de nous est entré dans le monde du travail.

Fin décembre 2013, presque six mois après la version « étudiante » du Quatre Heures, plusieurs d'entre nous ont trouvé dommage d'avoir créé un média et de ne pas l'exploiter. D'autant plus qu'on avait pris beaucoup de plaisir à le faire et qu'on avait eu de bons retours de la part du public.

On s'est donc dit que ça valait le coup de faire « revivre » Le Quatre Heures. Par ailleurs, au même moment, nous avons été contactés par un diplômé d'école de commerce qui nous soutenait dans notre création d'entreprise de presse. Cela tombait à pic, car après une école de journalisme, nous n'avions pas toutes les compétences et l'expertise nécessaires pour créer une entreprise. Avec son soutien, nous avons donc eu toutes les cartes en main pour nous lancer.

Nous avons recontacté notre ancienne promo pour savoir qui serait prêt à s'impliquer financièrement et professionnellement. Finalement, nous avons été six rescapés à se lancer dans l'aventure.

Nous avons commencé à travailler sur le projet d'entreprise dès la fin du mois de décembre 2013, et le site du Quatre Heures est sorti officiellement en septembre 2014.

Quelles ont été vos inspirations pour créer ce média (modèle économique, format, contenus) ?

Dès le départ, on ne voulait pas du tout de publicité sur le site. C'est un choix à la fois en rapport à nos convictions, mais aussi en rapport avec les retours que l'on a eu de lecteurs. On voulait absolument qu'il n'y ait pas de visuels qui viennent polluer la lecture du site. On tenait absolument à

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cette idée d'immersion dans laquelle le public se plonge pour lire un article. Pour nous, la publicité était donc antinomique avec ce qu'on voulait proposer.

Pour le modèle économique, on s'est inspiré d'Arrêt sur Images et de Médiapart qui montrent que le public est prêt à payer pour de l'information qu'il juge de qualité sur Internet. Le fait de payer pour de l'information sur internet est quelque chose qui semble de plus en plus s'implanter dans les usages. On a voulu jouer là-dessus en sachant que l'on cible une certaine catégorie de personnes et que le journalisme que nous proposons reste un journalisme de niche.

Et concernant la forme et le fond, quelles ont été vos inspirations ?

Dans l'équipe, on apprécie tous cette tendance de journalisme qui prend du recul. La revue XXI, par exemple, est un média qu'on adore à la fois pour leur philosophie, le traitement de leurs sujets, mais aussi pour leur indépendance et la façon dont ils gèrent leur média.

On a vu à travers ces médias qu'il était possible de créer des contenus tout en prenant le temps, et que les gens étaient prêts à payer pour ce genre de journalisme.

Combien avez-vous d'abonnés pour le moment ?

On approche des 1000 abonnés et on est assez contents. C'est la progression qu'on avait envisagée. Qui sont ces abonnés (âges, sexes, milieux sociaux, etc.) ?

Il y a pas mal de jeunes ou des gens plus âgés, mais connectés, qui sont aussi abonnés à d'autres médias.

Ligne éditoriale

Comment décririez-vous Le Quatre Heures ?

Le Quatre Heures, c'est un site de reportages multimédias. Nous publions un long format multimédia le premier mercredi du mois à 16h.

Il s'agit d'un contenu journalistique comprenant beaucoup de texte, agrémenté de photos, de vidéos, de sons, d'animations, ou encore de dessins. Bref, tout ce qui peut mettre en relief l'histoire que l'on raconte.

En somme, nous utilisons ce que le web fait de mieux pour raconter ce dont on a envie, par le biais d'un reportage.

Quels sont vos partis-pris éditoriaux ?

Ce qui nous intéresse, c'est de partir de l'histoire d'une personne pour parler d'enjeux profonds de la société qui font écho à l'actualité.

Notre souhait est de traiter de sujets d'actualité en faisant « un pas de côté ». Par exemple, nous avons choisi de parler de l'immigration en prenant un angle particulier. En effet, nous voulions parler de l'immigration en Amérique Centrale. Nous avons choisi de traiter ce sujet à travers le regard de

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mères de famille qui partent à la recherche de leurs enfants partis aux États-Unis et dont elles n'ont plus de nouvelles.

Autre exemple : notre dernier reportage raconte l'histoire d'une exilée ougandaise, Madina, qui a dû fuir son pays parce qu'elle est lesbienne. À travers son histoire, on raconte aussi la difficulté et le parcours du combattant des demandeurs d'asile.

Par ailleurs, on accorde beaucoup d'importance à la qualité de nos contenus. On recherche des journalistes qui savent écrire au long cours et notre volonté et de donner à voir de belles photos ou vidéos, en haute définition, plein écran.

Depuis le début, notre parti pris est de se dire que le web n'a pas le monopole du flux et des contenus courts. Le web peut également proposer des contenus longs et de qualité.

Format du pure player

Étiez-vous formés au web au CFJ ? Qui s'est occupé du développement du site et de sa conception graphique ?

Nous étions en spécialité « Presse écrite et multimédia », donc nous avons eu quelques cours de programmation, des cours sur les web documentaires ainsi que sur les différents outils multimédias (carte, infographie, etc.)

La version étudiante du Quatre Heures a été réalisée en relation avec un graphiste et un développeur professionnel mis à disposition par l'école. Nous avons beaucoup échangé avec eux, et cela a été très formateur. On a aussi beaucoup appris en gestion de projet : s'organiser dans le projet, avoir des retours critiques, de ne pas faire les choses pour rien. On était vraiment dans le concret.

Et pour la version du site qui est sortie en 2014, vous avez fait appel à d'autres personnes ?

Nous avons fait appel à un prestataire externe. C'est une petite entreprise de développeurs qui ont l'habitude de travailler sur des formats comme celui du Quatre Heures. Il y a une vraie compréhension entre nous : ils ont compris rapidement ce qu'on voulait. Cependant, aujourd'hui, on aimerait avoir quelqu'un en interne qui puisse gérer la dimension technique du site, et que l'on pourrait solliciter plus régulièrement.

Quels ont été vos choix prioritaires en matière de webdesign lors de la conception du site ? (effets, technologies, etc.)

On voulait quelque chose de sobre sans être triste. On souhaitait que les éléments ne soient pas invasifs, que rien ne perturbe la lecture, tout en gardant des éléments de navigation compréhensibles.

On s'est par exemple longtemps interrogés sur la présence d'un menu burger, afin de privilégier l'immersion, mais on a trouvé que ce n'était pas compréhensible pour un internaute qui arrive pour la première fois sur le site. Il fallait trouver un équilibre entre notre format qui met en avant le côté immersion, avec des repères de navigation classiques que connaissent bien les internautes.

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Pour les reportages, on voulait absolument valoriser les éléments comme la photo, la vidéo, le son, l'illustration.

Sur votre page de présentation, vous parlez « de la forme au service du fond ». Pour Le Quatre Heures, qu'apporte justement le web au grand reportage ?

Concrètement, je trouve que le web donne du relief au sujet. Faire appel à d'autres supports comme la vidéo et le son a parfois plus de sens. Avec ce type de support, on peut laisser vivre une scène de l'histoire. Écouter la voix d'un personnage peut aussi donner plus de profondeur au récit.

Plus globalement, c'est la liberté de construction du récit que permet le web qui est intéressante. La possibilité de faire des choix en matière de support (photo, vidéo, son, dessins, texte) donne une autre dimension au reportage.

Par exemple, un lecteur peut être plus attentif à ce qu'un personnage va dire dans une vidéo, parce qu'il aura été alerté par une information dans un paragraphe plus haut. On peut donner ainsi plus de sens à une information en choisissant le support adéquat, et par la même occasion, tenir en haleine le lecteur.

Votre cahier des charges, notamment en matière de webdesign, entraîne-t-il des contraintes techniques ? (format des visuels, etc.)

Oui, par exemple on demande à nos pigistes de privilégier les photos au format paysage. Sinon, on arrive à s'adapter avec les contenus qu'on nous fournit. Même les photos verticales, finalement, peuvent apporter une respiration dans une colonne de texte.

Sur le fond, les photos et vidéos doivent répondre à notre ligne éditoriale. Par exemple, les vidéos doivent retranscrire une ambiance et laisser vivre un moment. Elles ne doivent pas comporter de commentaire du reporter.

Est-ce qu'il y a des invariants en matière de contenus (emplacement des vidéos, photos, etc.) ?

Nos reportages débutent tous par une vidéo, oui. Mais si une photo avait plus de sens qu'une vidéo, nous la mettrions à la place.

En matière de structuration du récit aussi on peut retrouver des invariants : par exemple, dès qu'un nouveau personnage est évoqué, il faut que l'on ait une photo ou vidéo qui puisse le représenter, et le situer dans le récit.

Utilisez-vous un CMS ? Chaque membre de l'équipe peut mettre en ligne des contenus ?

Oui, nous utilisons un Wordpress qui a été adapté pour répondre à nos besoins en matière de fonctionnalités. L'avantage, c'est qu'on dispose ainsi d'un squelette sur lequel on peut ajouter des fonctionnalités en souplesse.

Théoriquement, on est tous formés pour mettre en ligne les reportages, mais c'est très souvent Charles qui le fait, car il est à l'aise avec les outils multimédias et maîtrise la construction du récit. On essaie de capitaliser sur ce chacun sait très bien faire.

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Le fond

En matière d'écriture, qu'est-ce qui diffère de l'écriture journalistique plus factuelle que l'on retrouve dans les médias quotidiens plus traditionnels ? Quels sont les avantages de ce type d'écriture dans la transmission de l'information ?

Notre écriture diffère d'une écriture plus factuelle que l'on retrouve dans les articles plus traditionnels, même longs.

L'écriture est un peu romanesque dans la mesure où on s'appuie sur des lieux, des personnages dont on décrit le caractère. Ces éléments aident à tisser le squelette du reportage. Et à l'intérieur de ce squelette, il s'agit de glisser des thématiques du sujet dont le reporter veut traiter. C'est une sorte de double-écriture, qui nécessite une gymnastique intellectuelle.

Par ailleurs, écrire au long cours sert à tenir le lecteur en haleine en créant notamment de l'attachement entre le lecteur et le personnage du reportage. Cela permet aussi de traiter de manière plus agréable des thèmes en lien avec l'actualité.

Le reportage de Madina, par exemple, correspond complètement à la manière dont on aime faire du journalisme : son histoire personnelle fait écho des enjeux plus larges et peut toucher beaucoup de gens qui vont s'identifier à elle. Au-delà de son histoire, on parle de la difficulté de la demande d'asile et de l'exil : l'arrivée dans un pays étranger dont on ne parle pas la langue, la fuite de son pays natal, le fait de se retrouver sans logement, etc.

Laisser vivre des scènes, accorder de la place aux détails, mettre en exergue des citations qui ont du sens, permet d'en dire plus sur l'histoire racontée. Il y a une vraie construction dans le récit et dans la narration : le lecteur peut relier par exemple une citation avec une scène qui s'est déroulée plus haut dans le récit.

Ce type d'écriture permet également de mieux comprendre l'histoire. Nous partons du principe que ce sont les personnes qui ont vécu quelque chose qui racontent le mieux un sujet. C'est pourquoi nous mettons des personnages au coeur du récit.

Comment se construit un reportage (avant, pendant, après) dans la mesure où celui-ci sera multimédia ? Êtes-vous en immersion avec le/la personnage ? Combien de temps restez-vous avec lui/elle ?

Cela dépend, mais notre principe est de suivre les personnages sur le long terme. On les rencontre à différents moments clés, par rapport à ce que l'on veut raconter. On passe beaucoup de temps avec la personne, on l'interroge, on la laisse parler, on lui demande si elle possède des images ou des archives qui permettent de mieux comprendre son histoire, son parcours.

Puisque ce qui nous tient à coeur c'est le reportage multimédia, on réfléchit en amont aux différents éléments qui vont tisser le récit : quelle scène sera en vidéo, en photo, ou en texte ? Quels supports aura le plus de sens ? La photo ou la vidéo ne sont pas des éléments anecdotiques que l'on intègre pour illustrer un propos. Ils font partie intégrante du déroulé du récit. C'est une vraie gymnastique intellectuelle, car des événements peuvent venir perturber ce que l'on avait prévu.

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Au niveau de votre planning éditorial, comment vous organisez-vous ? Combien de temps nécessite la réalisation d'un reportage ?

Cela varie, mais en général les reportages nécessitent plus d'un mois de travail, entre les premiers échanges avec les personnes interviewées (mail, téléphone rencontre physique). Nous échangeons aussi en amont avec les reporters pour les briefer sur les événements qu'il conviendrait de filmer ou photographier. En effet, un reportage peut être un échec si le reporter ne recueille pas les bonnes images au bon moment. Il faut aussi s'interroger sur le cadrage à privilégier, par exemple.

Une fois de retour de reportage, le journaliste se lance dans l'écriture et nous propose une première version. On effectue ensuite de nombreux retours avec le reporter, on dresse ensemble le squelette multimédia du reportage, sa mise en page, on réalise un travail de secrétariat de rédaction, puis une à deux personnes s'occupent de la mise en ligne de tous les éléments qui composent le récit.

Le concept de « slow info » se retrouve aussi dans notre processus de fabrication de reportages.

Le reportage nécessite d'être en immersion dans un lieu, avec une personne. Le reporter est impliqué. Qu'en est-il de sa subjectivité ? Quel est votre point de vue là-dessus ?

Le reportage créer une certaine proximité avec la personne interviewée, effectivement. On peut donc avoir de l'empathie et être touchée par les récits que l'on écoute. Mais il faut toujours savoir garder sa place de journaliste.

Je pense la subjectivité est forcément présente dans la mesure où le reporter passe du temps avec des personnages, il est à l'écoute, il capte des détails qui font sens. Par ailleurs, la sensibilité du journaliste en immersion permet de dénicher des éléments qui auront le plus de sens, que s'il avait procédé à un entretien par téléphone.

Cependant, il garde toujours un esprit d'analyse et aiguise son regard à travers son immersion. Au Quatre Heures, nous respectons les bases de journalisme : on s'appuie sur des faits et on ne va pas raconter des choses qu'on n'a pas été vérifiées. Notre rigueur journalistique n'est pas antinomique avec notre manière d'écrire. Finalement, c'est dans forme et la manière d'écrire, que transparait le regard du journaliste.

La rigueur journalistique est extrêmement importante, mais le regard du reporter l'est tout autant.

Pourquoi dites-vous dans votre présentation que le grand reportage est la forme la « plus pure et la plus originelle » ?

Pour nous, c'est la base du journalisme, dans la mesure où le reportage nécessite d'aller à la rencontre des gens, de rechercher ses propres sources d'information par rapport au sujet que l'on veut traiter. Nous partons du principe que les personnes qui parlent le mieux d'un sujet sont celles qui l'on vécut.

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Organisation du travail

Comment se compose votre équipe ? Qui fait quoi ?

Globalement, on est tous sur l'éditorial : on choisit ensemble les sujets et un sujet n'est pas traité tant que tout le monde ne s'est pas mis d'accord. « Deux membres de l'équipe permanente sont très impliqués dans la construction multimédia du récit. Une personne se charge de trouver de nouvelles plumes et pigistes. Une autre s'occupe de la communication, des relations presse, des réseaux sociaux et des partenariats. Deux autres personnes sont plus sur la partie «développement de l'entreprise ».

Le concept de Slow media

Pour toi, c'est quoi le « slow info » ? Est-ce un concept, une philosophie, une tendance ? Pourrais-tu donner ta définition ?

Selon moi, ce sont des médias qui permettent de prendre le temps que ce soit dans la lecture des contenus que dans la manière de les réaliser. Le temps est aujourd'hui un luxe, donc cette manière de procéder implique aussi des questions économiques.

Le « slow info » ou le « slow media » permet de prendre du recul sur l'actualité, et d'envisager celle-ci sous d'autres angles que ceux proposés traditionnellement dans les médias.

Vous vous présentez comme un média de « slow info » avant tout. Pourquoi ne pas vous présenter avant tout comme un média de grand reportage ?

On voulait avant tout identifier Le Quatre Heures comme un média relevant d'un concept novateur, pour se distinguer des médias traditionnels. Il a été difficile pour nous d'expliquer notre concept et notre parti pris de ne pas publier quotidiennement des reportages tout en se présentant comme un site d'information.

Par ailleurs, au moment où Le Quatre Heures est né, on voyait très peu de reportages sur le web. Pour avoir été stagiaire dans une rédaction au service web, il était extrêmement rare de voir des reportages réalisés uniquement pour le web avec une plus-value.

Il y a trois ans, il y a avait un fossé entre des médias de flux proposant des dépêches en continu, et une vague de webdocumentaires très riches en contenus, très novateurs, mais aussi très chronophages. Pour nous, il y avait donc un champ qui n'était pas exploité sur le web : celui du reportage long format, enrichi, mais sans être aussi complexe que du webdocumentaire.

Toutefois, au sujet de notre présentation, nous avons évolué. Notre média a mûri en l'espace de trois ans et on saisit davantage l'essence de ce qu'on est maintenant. Peut-être que nous avons fait l'erreur de trop mettre en avant le format. Aujourd'hui, nous nous concentrons davantage sur notre ligne éditoriale. Nous privilégions notre concept d'histoires multimédias, plus que celui de « slow info », qui nous a toutefois permis de s'identifier et de nous démarquer.

Pour vous, quel est l'avenir du concept de « slow média » dans la mesure où de nombreux médias traditionnels tendent à explorer le long format ?

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Effectivement, aujourd'hui, de nombreux sites d'informations s'inspirent de la vague « slow média » sur le web et innovent en matière de formats. Je pense aux Décodeurs, M Pixel, L'Équipe Explore, ou encore à Télérama.

Les sites d'information d'aujourd'hui ne ressemblent plus aux sites d'il y a trois ans, à l'époque où nous nous sommes créés. Je pense qu'il y a des éléments qui ont été employés dans des médias comme le nôtre, puis qui se sont disséminés dans les médias plus traditionnels.

Cependant, nous n'avons jamais prétendu avoir la solution à la crise du journalisme. On ne s'est jamais dit que les nouveaux médias sauveraient le journalisme. Nous avons juste fait un pari dont on ne peut encore juger la réussite. On est dans l'expectative comme tout le monde, en se donnant tous les moyens de réussir.

Parmi les nouveaux médias qui se développent, il n'y a peut-être pas de place pour tout le monde. Nous ne sommes pas devins, et d'ailleurs, personne ne sait ce qui marche vraiment. Il faut expérimenter tout en se posant des questions et en restant prudent.

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SLOW MEDIA : ÉMERGENCE

D'UN JOURNALISME NARRATIF SUR LE WEB

Étude comparative du dispositif mis en place par les pure players
Le Quatre Heures
et Les Jours

Elena Joset - juin 2016

Alors qu'Internet a démocratisé l'accès de tous à l'information et a facilité sa circulation, celui-ci a permis dans le même temps de diffuser l'information dans l'immédiat, la rendant ainsi abondante. Pris dans la spirale de l'urgence et dans l'accélération du rythme de production d'information, les journalistes tendent à s'informer auprès des mêmes sources d'informations, en l'occurrence les agences de presse, ce qui favoriserait une certaine uniformisation des contenus.

Mais cette diffusion massive en quasi temps réel de l'information, semble avoir favorisé dans le même temps, un retour aux médias considérant le temps comme un ingrédient indispensable à des contenus journalistiques de qualités. En 2010, des journalistes allemands publient le manifeste du Slow media, un concept qui revendique le droit à la lenteur, privilégie les formats longs et plaide pour un journalisme qualitatif, intemporel, éthique, esthétique et respectueux de ses contributeurs et lecteurs. Sur le papier, comme sur le web, se sont développés des médias que la presse grand public a qualifiés de Slow media.

Genre journalistique à part entière, le journalisme narratif s'inscrit a priori dans ce concept de Slow media dans la mesure où celui-ci repose sur un long travail d'enquête qui se traduit par des productions journalistiques long-format. Héritier du journalisme littéraire américain de la fin du XIXe siècle, le journalisme narratif se distingue du journalisme traditionnel puisqu'il utilise consciemment les techniques d'écriture du récit littéraire et de la fiction pour mieux rendre compte du réel

Ce mémoire a pour objectif d'interroger le concept de Slow media à travers une étude comparative des pure players français Le Quatre Heures et Les Jours. Cette étude comparative repose sur une analyse de contenus issus des deux médias, ainsi que des entretiens réalisés auprès de leurs co-fondateurs. Par ailleurs, ce mémoire a pour objectif de comprendre les raisons de la présence du journalisme narratif sur web, alors que celui-ci repose exclusivement sur les contenus long-format.

Mots-clés

Presse en ligne / journalisme en ligne / journalisme narratif / récit médiatique / slow media / slow information / journalisme long-format / pure players d'information / reportage multimédia






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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci