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Aspects et enjeux de la mémoire résistante au musée de l'homme.

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par Mihena Maamouri
Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense - Master 2 Science Politique -mention sociologie politique  2016
  

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PARTIE 2 / LA MEMOIRE DE LA RESISTANCE AU MUSEE DE L'HOMME HORS-LES-MURS / Les « conditions sociales de la circulation » de la mémoire.

S'intéresser à l'entrée au Panthéon de Germaine Tillion (et dans une moindre mesure) celle de

Pierre Brossolette) ne doit aucunement être perçu comme l'édification de la célèbre ethnologue en figure centrale de la Résistance au musée de l'Homme. Entreprendre une telle édification serait une manière d'interpréter le passé, d'avoir des partis pris sur l'histoire.

Il s'agit simplement de considérer cette panthéonisation de membres du réseau comme un indicateur d'une référence active et construite au passé du musée de l'Homme et donc d'une certaine circulation de la mémoire entre les champs institutionnel ou muséal et le champ politique. La prise en compte de cette circulation permet de considérer que ce qui est mis en avant de la référence à la Résistance au musée de l'Homme diffère selon les acteurs, les intérêts et les enjeux liés à cette mémoire de la Résistance.

Le moyen d'accès le plus pertinent aux mécanismes qui ont accompagné cette entrée au Panthéon reste le discours lors de la cérémonie d'hommage, prononcé le 27 mai 2015 par le Président de la République.

Cette parole est censée introduire le transfert au Panthéon des cendres - parfois d'une manière symbolique des résistants sélectionnés, dans le lieu géographique même de ce transfert. Il y a déjà, dans l'esprit général de ce discours, l'ambition de s'inscrire dans un regard sur le passé, visible à travers une volonté certaine de faire écho à celui célèbre d'André Malraux à l'occasion

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de l'entrée au Panthéon de Jean Moulin, jusque dans l'injonction finale « Entre ici Jean Moulin » remplacée par un « Prenez place ici, c'est la vôtre.

Trois parties, pas réellement distinctes dans l'incorporation progressive du présent dans le passé, sont visibles dans ce discours : d'abord, le début du discours consiste en une description, certes passionnée mais factuelle et biographique, de la vie des quatre personnages et de leur implication dans la Résistance ainsi que les liens entre eux autre que cette implication. Puis est entreprise l'association de ces personnages à des problématiques du présent. Enfin, les derniers moments du discours affirment une volonté qui n'est même plus voilée d'inscrire le passé dans le présent, de l'instrumentaliser, et il est donc question de considérations actuelles presque pures.

La mainmise légitime sur la mémoire comme illusio du champ politique

Il parait important de rappeler que le discours politique, tel qu'envisagé dans cette étude, fait partie intégrante des stratégies que les acteurs du champ politique mettent en place pour se légitimer dans ce champ. Emprunter le terme de « champ1 » pour désigner l'univers dans lequel se déploie l'activité politique, c'est adhérer au fait que « les stratégies poursuivies par les acteurs politiques, les types de bien qu'ils produisent, qu'ils distribuent ou qu'ils convoitent, les comportements qu'ils adoptent sont spécifiques à ce champ et n'y prennent sens que mis en relation les uns avec les autres2 ».

Ce qui permet au champ d'exister c'est les croyances qui animent les acteurs du même champ, qui les font agir : le terme illusio est lui emprunté pour désigner ses croyances fondatrices, intériorisées, donc invisibles aux acteurs du champ. A titre d'exemple, les deux illusio couramment cités pour le champ politique sont celui de la grandeur originelle du pouvoir politique conférée par le pouvoir de sacralisation du suffrage universel et celui de la grandeur fonctionnelle par l'affirmation de son efficacité réelle à transformer la société.

Les discours politiques constituent un moyen pour accéder à ses croyances fondatrices puisqu'ils proviennent plus des impératifs du champ que de l'acteur qui les produit. Celui étudié

1 BOURDIEU Pierre, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

2 LE BART Christian, « L'analyse du discours politique : de la théorie des champs à la sociologie de la grandeur», Mots. Les langages du politique [En ligne], 72 | 2003

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ayant pour objet affiché de faire mémoire - la cérémonie d'entrée au Panthéon étant la cérémonie mémorielle par excellence - il est normal de chercher à y déceler les croyances fondatrices liées à la mémoire ou à l'action de faire mémoire.

En effet, l'appui récurrent sur une mémoire (nationale), sur la Nation est notable dès les premières phrases du discours : « Ils sont quatre à entrer aujourd'hui dans le monument de notre mémoire nationale1 ».

Cette affirmation reste pour le moins ambigüe puisque le monument fait autant référence au monument physique qu'est le Panthéon qu'au monument de la mémoire nationale, comme un lieu de mémoire au sens métaphorique du terme, laissant entendre qu'on pourrait dater le classement d'un élément dans la mémoire nationale. Cette ambigüité est témoin de la manière dont l'autorité politique entend se placer comme garante de cette mémoire, décidant ainsi de son contenu et de ses échéances.

Cette position se confirme tout au long du discours où les références explicites à la mémoire s'entrecroisent avec une relecture du passé de la résistance en invoquant un certain mythe de la France résistante (par exemple, « des français qui incarnent l'esprit de la Résistance »2, « la résistance a tant de visages : des glorieux, des anonymes, ces soutiers de la gloire, ces soldats de l'ombre qui ont patiemment construit leurs réseaux3»). Une lecture confuse du lien entre l'histoire et la mémoire finit par confirmer que la panthéonisation est loin d'être la principale préoccupation du discours : « L'histoire, la nôtre, l'histoire de France nous élève. Elle nous unit quand elle devient mémoire partagée4 ».

Toutes ces invocations, aussi maladroites soient-elle, de la mémoire confirment que le discours laisse entendre à une autorité politique qui se présente comme aussi bien comme le gardien que comme le créateur ou le producteur de la mémoire. La mémoire, en particulier nationale, ne serait presque qu'une prérogative présidentielle ou du moins une initiative nécessairement politique.

La possibilité quasi exclusive de faire mémoire peut donc être envisagée comme un illusio propre au champ politique et lui permettant de s'autonomiser. C'est l'autorité politique qui

1 Discours du Président de la république, du 27 mai 2015, Cérémonie d'hommage solennel de la Nation à Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay. Source : site internet de l'Elysée, rubrique « Nation, institution et réforme de l'Etat ».

2 Ibid.

3 Ibid.

4 Ibid.

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décide ainsi de quand faire mémoire, de l'endroit légitime, du temps consacré à la mémoire, des personnes mises en avant, etc.

Le fait d'ériger Germaine Tillion, et non un autre résistant parmi ceux du musée, en figure centrale relève donc d'une opération de sélection dans le cadre de l'exercice, illusoire ou fondé, de cette prérogative.

Les conditions sociales de la circulation de la mémoire

Comme cadre à l'analyse du discours prononcé à l'occasion de l'entrée au Panthéon des quatre résistants, les conditions de la circulation internationale des idées peuvent constituer un appui de taille. Si l'objet n'est pas le même, certaines conditions sont néanmoins applicables, avec certes moins de rigueur.

Bourdieu traite dans son article de ce qu'il qualifie d' « import-export intellectuel »1, à savoir la manière dont les productions intellectuelles (en grande partie littéraire) sont exportées du champ culturel d'un pays à un autre. Les textes circulent sans leur contexte puisqu'ils n'emportent pas avec eux le champ de production dont ils sont le produit, et les récepteurs étant eux même dans un champ de production différent, les réinterprètent en fonction de leur position dans le champ de réception.

Pierre Bourdieu, en amorçant une analyse des opérations sociales impliquées, appelle à la création d'une « science des relations internationales en matière de culture2 » qui auraient ces mêmes opérations pour objet.

Il ne s'agit aucunement de remplacer, dans le raisonnement de Pierre Bourdieu, « texte » par « mémoire » ou « intellectuel » par « mémoriel », et de tenter de calquer l'ensemble des conditions énoncées par le sociologue à la question de la circulation de la mémoire. Il s'agit simplement de se servir de certaines similitudes entre l'importation d'un texte littéraire hors de son champ littéraire d'origine et celle d'une entreprise mémorielle supposée être attachée à un lieu et pourtant pleinement accomplie dans un autre.

1 BOURDIEU Pierre, « la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.

2 Ibid.

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Voir cette circulation comme une forme d'importation ou d'exportation permet de lui donner un cadre d'analyse solide, bien qu'également soumis à quelques réserves.

Tout d'abord, une question préalable essentielle se pose : Quel est le champ initial de production de la mémoire reprise par le champ politique ? S'agit-il du champ muséal puisqu'il est question d'un réseau de Résistance fondé dans un musée ou bien y-a-t-il un champ mémoriel à proprement parler doté de ses propres acteurs et de ses propres spécificités ?

La mémoire n'étant pas construite par des acteurs qui lui seraient exclusivement consacrés, chaque champ oeuvre ou pas pour la construction d'une certaine image de son passé. Envisager le champ muséal ou, dans une perspective plus large, le champ patrimonial, comme champ de production de cette mémoire de la Résistance au musée de l'Homme serait plus approprié.

Pierre Bourdieu, avant d'énoncer explicitement les conditions de l'importation, élabore une description du cadre des conditions de circulation. De même que « le sens et la fonction d'une oeuvre étrangère sont déterminés au moins autant par le champ d'accueil que par le champ d'origine1 », le sens et la fonction d'une référence au passé sont déterminés au moins autant par le champ d'accueil que par le champ d'origine.

En effet, la fonction et le sens dans le champ originaire sont souvent ignorés. C'est ainsi que, malgré un hommage rendu aux résistants du musée de l'Homme en général2, c'est Germaine Tillion qui est mise en avant, contrairement à ce qui est entrepris au sein même du musée dans le cadre de la valorisation du passé résistant. De la même manière, Pierre Brossolette, journaliste et homme politique de profession, est présenté comme faisant partie du réseau alors même qu'au sein du musée, les seules personnes considérées comme légitimes à être désignées comme faisant partie du réseau du musée de l'Homme sont les chercheurs ethnologues ou anthropologues qui y ont exercé et dans une moindre mesure le personnel non scientifique du musée3.

1Ibid.

2 « Elle aussi est membre dès les premiers jours du réseau du musée de l'Homme, admirable groupe avec le linguiste Boris Vildé, l'anthropologue Anatole Lewitsky, qui seront tous deux exécutés au Mont Valérien en 1942 avec la bibliothécaire Yvonne Oddon qui elle, sera déportée. Ce groupe de chercheurs n'est pas simplement des scientifiques révoltés, c'est un groupe organisé qui mène des opérations, un groupe qui ajoute à la rigueur scientifique l'exigence morale » - extrait du discours au Panthéon du 27 mai 2015

3 La plaque commémorative apposée au mur près de la station n°1 en atteste (voir photographie du panneau en annexe).

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Le transfert d'un champ à un autre se fait à travers une série d'opération sociales, en l'occurrence une « opération de sélection1 » et une « opération de marquage2 ». Ces deux opérations ne se traduisent pas de la même manière dans le transfert d'un texte d'un champ littéraire à un autre que dans le transfert de la mémoire résistante du musée de l'Homme au champ politique de la panthéonisation.

L'opération de sélection soulève directement celle de « qui met-on en avant ? ». Pourquoi piocher ainsi dans le cercle de résistants du musée de l'Homme ?

Comme réponse provisoire à cette première question, les effets de contexte restent la seule réponse apparente et accessible, puisque le musée de l'Homme est en passe d'être ouvert à nouveau, il est facilement modelable comme symbole de l'ouverture du pouvoir politique sur les sciences de l'Homme et sur l'humanisme en général. La pantéhonisation n'est qu'une pierre à l'édifice. D'autres évènements ont été produits autour du musée, organisés par le champ politique : l'inauguration de la « cop21 », le tournage d'émissions politiques ou d'interviews présidentielles, de nombreuses visites, des inaugurations, etc.

Pourquoi Germaine Tillion et pas Paul Rivet (comme entrepris au sein du musée), Boris Vildé, le créateur objectif du réseau de résistance ou même Yvonne Oddon, l'initiatrice de l'utilisation du mot même de « résistance » pour les actions que l'on connait ?

Il y a forcément à cette sélection des raisons dues au contexte : Germaine Tillion est l'une des seules survivantes jusqu'à une période récente et ses combats ont dépassé de très loin le cadre de la résistance3. De plus, c'est une femme et les récentes préoccupations paritaires imposent le choix d'au moins une femme parmi les personnalités panthéonisées. S'ajoute à cela que c'est la seule résistante du musée à être connue du grand public, ce qui donne à son évocation un écho particulier.

1 BOURDIEU Pierre, « la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.

2 Ibid.

3 Un long passage du discours du 27 mai 2015 y revient longuement, dans un style qui ne laisse pas de doute à la modération de la mythification : « Son courage, il est politique. Elle n'était membre d'aucun parti sauf celui de la chair souffrante de l'Humanité. Courage quand elle dénonce en 1948 avec David Rousset, l'univers concentrationnaire au-delà du Rideau de fer, car pour elle, il n'y a pas de frontière dans l'horreur. Courage quand elle dénonce, dès 1957, la troture en Algérie, la révèle au monde, dénonce l'engrenage et la mécanique infernale de la répression aveugle. Courage quand elle rencontre secrètement les dirigeants du FLN lors de la bataille d'Alger parce qu'elle croit à une impossible trêve et comprend que la paix passe par l'indépendance. Courage parce que, jusqu'aux mois ultimes de sa longue vie, elle a épousé la souffrance humaine, vilipendé l'esclavage contemporain dénoncé le sort fait aux migrants, le délabrement des prisons françaises ; parce qu'elle voulait, ce qu'elle cherchait, c'était à protéger les victimes de l'avenir plutôt que de venger celles du passé »

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Mais cette opération de sélection n'en est pas plus anodine. Elle s'inscrit parfaitement dans les stratégies mises en place par les acteurs -ici politiques - pour légitimer leur position au sein du champ1 et la légitimation de cette position passe parfois par la dé-légitimation de celle d'un autre. Bourdieu cite l'exemple d'Heidegger dont l'importation ne repose, selon lui, que sur son utilité à disqualifier Sartre. De la même manière, il est possible d'étudier la sélection de Germaine Tillion ainsi que des trois autres à l'aune, par exemple, des personnalités panthéonisées par les prédécesseurs du président de la République (même si cela n'est que très peu utile ici et ne correspond pas à l'objet de cette étude).

Quoiqu'il en soit, la sélection est bien souvent la première étape du service d'un intérêt, entendu aussi bien comme profits subjectifs que comme « l'effet des affinités liés à l'identité (ou l'homologie)2».

L'autre opération sociale d'importance permettant la circulation des idées, et dans le cas étudié, celui de la mémoire : le « marquage3 ». Comme l'un des révélateurs le plus flagrant du marquage, Bourdieu évoque le cas des préfaces en tant qu'« actes typiques de transfert de capital symbolique au moins dans le cas le plus fréquent, par exemple Mauriac écrivant une préface à un livre de Sollers : l'ainé célèbre écrit une préface et transmet du capital symbolique et en même temps, il manifeste sa capacité de découvreur et sa générosité de protecteur de la jeunesse qu'il reconnait et qui se reconnait en lui4 »

Bien que l'exemple des préfaces (ou celui également évoqué des couvertures) ne soit pas pertinent dans le cas de la mémoire, il permet de saisir la persistance des profits qui anime toujours autant la circulation et l'opération de marquage n'en est pas moins sensiblement visible dans l'étude de la circulation de la mémoire.

Dans des termes plus communs, le marquage traduit finalement l'obsession de comment faire sien un objet théorique, une idée, un écrit, de comment faire sienne une mémoire. Le discours du 27 mai 2015 est une preuve constante de la pertinence de cette opération dans cette mainmise sur la mémoire. Tout d'abord, les évocations du rôle de Germaine Tillion dans la Résistance et de sa déportation constituant un cas à part, les tentatives d'assigner l'ethnologue à des

1 « Faire publier ce que j'aime, c'est renforcer ma position dans le champ -cela que je le veuille ou non, que je le sache ou non, et même si cet effet n'entre en rien dans le projet de mon action » (BOURDIEU Pierre, « la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 38.)

2 BOURDIEU Pierre, « la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.

3 Ibid.

4 Ibid.

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problématiques actuelles, au risque de créer des anachronismes, est courant tout au long du discours.

Les formules mêmes du discours servent ce mécanisme : « entendons aussi Germaine Tillion nous prévenir1 ». On va même jusqu'à affirmer la certitude d'un avenir supposé comme une évidence : « Aujourd'hui, Germaine Tillion serait dans les camps de réfugiés qui attendent les exilés de Syrie et d'Irak. Elle appellerait à la solidarité pour les chrétiens d'Orient. Elle se serait sans doute mobilisée pour retrouver les filles enlevées par Boko Haram au Nigéria. Elle s'inquiéterait du sort des migrants en Méditerranée2. »

Tout est mis donc en place pour apposer la figure de Germaine Tillion (de même que celle des autres) à des problématiques contemporaines, mécanisme qui résonne clairement avec cette affirmation de Bourdieu : « Très souvent avec les auteurs étrangers ce n'est pas ce qu'ils disent qui compte mais ce qu'on leur fait dire3 ».

Les exemples ne manquent pas dans le discours, même s'ils ne concernent pas tous Germaine Tillion. Pierre Brossolette, par exemple, est utilisé dans une annexion encore moins masquée puisqu'au désir qu'on lui attribue d'une « République moderne, une République généreuse, une République exigeante4 », on affirme avoir la réponse politique à ce désir bien que « la tâche ne (soit) pas finie5 »

L'opération de marquage est donc celle par laquelle on annexe la référence au passé à des problématiques du champ d'accueil, dans le but de légitimer l'action des acteurs au sein de ce même champ : ici, la justification de certaines réformes, de certains choix politiques etc.

C'est ainsi que réapparait la question des profits : il s'agit bien, à travers l'importation de la mémoire, de renforcer sa position dans le champ, manière de donner de la force à une position dominée, menacée. La mémoire est, en la reléguant presque au rang de prétexte, ainsi invoquée en soutien à l'articulation de l'action politique.

1 Discours du Président de la république, du 27 mai 2015, Cérémonie d'hommage solennel de la Nation à Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay. Source : site internet de l'Elysée, rubrique « Nation, institution et réforme de l'Etat ».

2 Ibid.

3 BOURDIEU Pierre, « la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.

4 Discours du Président de la République, du 27 mai 2015, Cérémonie d'hommage solennel de la Nation à Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay. Source : site internet de l'Elysée, rubrique « Nation, institution et réforme de l'Etat ».

5 Ibid.

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La troisième partie identifiée du discours le prouve aisément. Il n'est pratiquement plus question de la référence au passé dont on estime qu'on a assez tiré la leçon tout au long du discours : seule importe les défis du présent, le « devoir de vigilance, de résistance1 », les références à peine dissimulées au calendrier législatif et aux lois en cours2, etc.

L'emprunt, quelque peu forcé en apparence, de cette pensée de Pierre Bourdieu sur la circulation dans les champs culturels au niveau international pour appuyer la circulation de la mémoire comporte naturellement des limites indéniables. La démarche entreprise dans cet emprunt reste une application extrêmement partielle. Il s'agissait de sciemment délaisser quelques pans importants et essentiels de l'analyse tels que les propos sur « l'existence de profonds nationalismes culturels3 », sur « les luttes internationales pour la domination en matière culturelle et pour l'imposition du principe de domination4», autant de propos inapplicables en l'occurrence à l'objet qui nous intéresse.

Par ailleurs, la démarche de Bourdieu, dans le cadre de cette pensée, est une démarche qu'on peut presque caractériser d'épistémologique puisqu'il est conscient du caractère d'amorce de son travail et qu'il se sert de l'énoncé de ces conditions de la circulation internationale des idées pour appeler à la création d'une « sociologie et d'une histoire sociales réflexives et critiques (...) qui se donneraient pour objet de porter au jour pour les maitriser (...) les structures de l'inconscient culturel national, de dévoiler grâce à l'anamnèse historique des deux histoires nationales, et plus spécialement de l'histoire des institutions éducatives et des champs de production culturelle, les fondements historiques des catégories de pensée et des problématiques que les agents sociaux mettent en oeuvre sans le savoir (...) dans leurs actes de production ou de réceptions culturelles5 »

Nonobstant ces limites non négligeables, cette pensée est néanmoins utile comme béquille théorique pour comprendre la manière dont la mémoire circule, a été approprié par un autre champ (en l'occurrence le champ politique et les stratégies des acteurs qui sous-tendent cette appropriation.

1 Ibid.

2 « Alors, il nous revient d'agir encore pour que le droit au travail, à la santé, au logement, à la culture ne soient pas des mots pieusement conservés dans les journaux officiels de la République française mais soient d'ardentes obligations que seul un sursaut de l'ensemble de notre pays pourra réussir à honorer » - extrait du discours du 27 mai 2015.

3 BOURDIEU Pierre, « la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.

4 Ibid.

5 Ibid.

Même si cela correspond à des mécanismes d'instrumentalisation de la mémoire, ce qui est engagé dans ce discours c'est une réelle valorisation de celle-ci dans le champ politique, et par là dans l'espace public.

La figure de Germaine Tillion profite de cette valorisation, en partie involontaire et se voit donc élevée au rang d'emblématique de la Résistance au musée de l'Homme1, alors même que ce n'est pas le cas au sein du musée qui lui a préféré, comme étudié plus loin, celle de Paul Rivet, certainement moins emblématique aux yeux des visiteurs, prenant ainsi le risque d'un certain brouillage des préconçus communs.

Il ne s'agit pas ici de prendre parti pour une figure plutôt que pour telle autre. Il convient simplement de prolonger la réflexion sur le terrain même du musée de l'Homme. Ainsi, pourquoi la figure de Germaine Tillion, plus commode car plus connue, n'est-elle pas davantage mise en avant ? Pourquoi cette figure n'est-elle pas plus instrumentalisée par l'institution muséale alors même qu'il y a déjà tout un travail déjà construit autour d'elle dans d'autre champs - comme étudié à travers cette circulation de la mémoire de la Résistance au musée de l'Homme - sur la primauté intellectuelle, militante et humaine de l'ethnologue ?

1 Alors que les principaux résistants du groupe du musée de l'Homme (hormis Paul Rivet) sont cités au début du discours, c'est bien Germaine Tillion qui est mise en avant ; les adjectifs pompeux et les envolées lyriques rivalisent de force à son égard : « Elle y éclairera de sa fièvre lumineuse... », « c'est au nom d'une Humanité blessée qu'elle est solidaire des peuples victimes, sans parler des différentes parties du discours qui louent son supposé « courage »

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery