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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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Une spécialisation médicale sous contrainte : le rôle de l'espace public et du scandale dans la définition de la médecine pénitentiaire en tant qu'activité stigmatisante

Bien qu'elle ait commencé à s'affirmer en tant que discipline dès les années soixante, la médecine pénitentiaire a connu une importante inflexion au début des années soixante-dix. Dans le cadre de la politisation de la prison et des conditions de détention qui ont alors lieu, les praticiens pénitentiaires sont alors pris à partie par les militants de la cause carcérale en tant que complices de l'Administration. On leur reproche par exemple la sur-prescription de psychotropes ou l'usage de la « contention »123(*) afin d'assurer le maintien de l'ordre en détention alors que les révoltes sont nombreuses. On a souhaité dans ce travail de thèse rapporter les différentes accusations formulées à l'encontre de ces professionnels dans le but non pas de scandaliser le lecteur mais de souligner le rôle de ces critiques. Deux raisons amènent à penser que l'espace médiatique, et les scandales qui y apparaissent, ont été une composante essentielle de la dynamique de spécialisation des praticiens exerçant en milieu carcéral.

La spécialisation de la médecine pénitentiaire, initiée au début des années soixante, était jusque-là quelque chose qui n'avait pas donné lieu à des divergences manifestes entre praticiens. Jusque-là latentes, ces différences sont devenues visibles au début des années soixante-dix lorsque l'activité de ces médecins fut contestée124(*). Est alors apparu un segment professionnel essentiellement constitué d'internes qui ont adopté des attitudes revendicatrices (grève, démission, prise de parole), contrastant avec l' « apathie » qui a caractérisé l'essentiel des généralistes125(*). Par la suite, à l'inverse, le Médecin-inspecteur Solange Troisier a pris à plusieurs reprises la défense de l'Administration pénitentiaire lors de la survenue de scandales, provoquant parfois en réaction l'indignation de certains praticiens. Les scandales et les accusations faites à l'encontre de la médecine pénitentiaire ont ainsi été des moments importants de mise en visibilité des divergences entre segments professionnels.

En second lieu, le recours à l'espace public dans le schéma explicatif a permis de comprendre comment s'est formée l'image d'une profession « stigmatisante ». Progressivement, le qualificatif « pénitentiaire » est apparu comme amoindrissant le statut de soignant. La médecine pénitentiaire est apparu, au fil des scandales, toujours un peu plus comme une médecine « au rabais », disqualifiante pour celui qui l'exercent. Il était dès lors difficile d'affirmer au sein du secteur médical une spécialité dénuée de toute reconnaissance, voire dévalorisante126(*). C'est pourquoi il a semblé important de restituer les accusations et les scandales dont fit l'objet la médecine pénitentiaire afin de mieux comprendre les contraintes que ces derniers ont exercé dans la tentative de spécialisation. On évitera pour cela l'écueil, parfois rencontré dans l'analyse des scandales, de la naturalisation du scandale ou à l'inverse du « réductionnisme stratégiste ».

Les études consacrées aux scandales peuvent schématiquement être réparties entre celles, de nature fonctionnaliste, qui se donnent pour objet les scandales « en soi » et celles, constructivistes, qui proposent d'analyser les scandales « pour soi »127(*). Les premières tentent de mettre à jour les conditions ayant présidé à l'émergence d'un scandale ainsi que les fonctions remplies par celui-ci. Le scandale suppose ainsi l'existence de valeurs communes que la transgression met à l'épreuve. Le scandale est dès lors, selon cette approche, un moment au cours duquel l'attachement aux normes est réévalué collectivement.

Longtemps dominant ce courant d'analyse fut critiqué pour son « naturalisme » puisqu'il existerait des situations scandaleuses en elle-même128(*). A l'inverse la démarche constructiviste propose de replacer au centre de l'analyse le travail de qualification entrepris par les acteurs et d'analyser ainsi un scandale comme l'aboutissement de « stratégies de scandalisation ». Ce modèle s'est affirmé depuis les années quatre-vingt en lien avec le développement des mass media apportant aux différents acteurs de nouvelles possibilités d'imposer leurs vues. Est scandaleux dès lors, comme le proposent Patrick Champagne et Dominique Marchetti, « ce que le champ journalistique, dans son ensemble, considère comme tel et parvient surtout à imposer à tous »129(*).

Cette seconde approche peut néanmoins aboutir à l'idée, qualifiée de « réductionnisme stratégiste », selon laquelle aucun « en soi » scandaleux n'existerait130(*). C'est pourquoi elle demande à être nuancée, le chercheur devant s'efforcer de tenir compte aussi bien des normes des systèmes d'actions concernés que des calculs stratégiques auxquels se livrent les acteurs. Si « tout n'est pas construit dans un scandale », on pense néanmoins, comme le propose Alain Garrigou qu'il est possible de « dissocier scandale et violation de normes », et ce sans adopter un point de vue relativiste131(*). Ainsi, on envisagera les scandales liés à la médecine pénitentiaire tantôt sous l'angle de leur logique de construction sociale, tantôt sous l'angle des effets qu'ils produisent sur les soignants pénitentiaires.

Retracer l'histoire des scandales, des luttes et des mobilisations autour de la médecine pénitentiaire, et de sa spécialisation, suppose de rompre avec la vision qui en est faite aujourd'hui lorsque l'on évoque l'organisation des soins en prison. Il ne suffit pas, pour comprendre la réforme de 1994, d'adopter un regard rétrospectif sur l'évolution de la prise en charge sanitaire des détenus, qui aurait évolué au seul rythme de l'impératif de santé publique ou de celui du décloisonnement. Cette démarche conduit à naturaliser et à réifier une histoire de la réforme d'où est absente toute mobilisation d'acteurs, et ainsi toutes réalités sociales et politiques. En recourant au registre du nécessitarisme, elle tend à gommer les affrontements ayant ponctué cette histoire, jusqu'à aboutir à une quasi-amnésie132(*). Problématiser la loi du 18 janvier 1994 revient dès lors à « s'interroger sur la continuité d'un processus historique »133(*) afin de mettre en évidence, comme nous y invite Dan Kaminski, au sujet de la promotion des droits en prison, que celle-ci « ne s'inscrit pas dans une production aléatoire ou divine dans un sens historique »134(*). Ce travail s'inscrit ainsi pleinement dans une démarche de sociologie historique de l'action publique.

* 123 La « ceinture de contention » était un dispositif prévu par le Code de procédure pénale appliqué uniquement sur prescription médicale qui consistait à attacher pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours, un détenu agité.

* 124 La question de savoir si le praticien est avant tout le médecin-traitant du détenu ou bien le médecin salarié au service de l'Administration était par exemple l'objet de divergences lors de congrès auparavant. Mais cette question a pris plus d'ampleur lorsque les praticiens furent pris à partie par les militants de la cause carcérale ainsi que par les journalistes. Ils furent alors sommés de choisir un camp entre le détenu et l'Administration.

* 125 Les psychiatres pénitentiaires ont également adopté, comme on le verra, une attitude plus revendicatrice mais il ne s'agit pas du groupe professionnel étudié ici bien que ce point sera évoqué.

* 126 Qu'elle soit dévalorisante au sein du secteur médical n'implique pas que la médecine pénitentiaire ne permettait pas une certaine valorisation sociale des praticiens qui l'exerçaient. C'était le cas pour des « médecins de campagne », selon les termes de l'un des interviewés, qui étaient ainsi en rapport avec le directeur de l'établissement mais surtout avec les magistrats, profession souvent mystérieuse pour les soignants.

* 127 Pour une présentation générale de la sociologie des scandales. Cf. DE BLIC Damien, « Quand l'événement prend forme. Constitution du « scandale politico-financier » comme puissance mobilisatrice », intervention au Congrès de l'Association Française de Science Politique 2007.

* 128 Pour une critique de l'« histoire naturelle » qui se contenterait de reprendre comme catégorie d'analyse la catégorisation des acteurs on renvoie à DOBRY Michel, Sociologie des crises politiques, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986, pp. 73-78.

* 129 CHAMPAGNE Patrick, MARCHETTI Dominique, « L'information médiatique sous contrainte. A propos du « scandale du sang contaminé » », Actes de la recherche en sciences sociales, n°101-102, 1994, p.43.

* 130 DE BLIC Damien, LEMIEUX Cyril, « Le scandale comme épreuve. Eléments de sociologie pragmatique », Politix,  n°71, 2005, pp.9-38 ; FILLION Emmanuelle, A l'épreuve du sang contaminé. Pour une sociologie des affaires médicales, Paris, Éditions de l'EHESS, coll. "En temps et lieux", 2009.

* 131 GARRIGOU Alain, « Le scandale politique comme mobilisation » in CHAZEL François (dir.), Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993, p.185.

* 132 Une des formes les plus éloquentes de cette amnésie est probablement l'intervention, lors d'un congrès auquel on était présent, de Guy Nicolas, membre du Haut comité à la santé publique (HCSP). Il affirma au sujet de la « genèse de la réforme » (titre de son intervention) que « tout s'est passé en 1992 », se référant ainsi à la saisine du HCSP par le ministre de la Santé, avant de conclure que « contrairement à ce qu'il est dit, une révolution peut se dérouler en quelques mois » (« Colloque santé en prison. 10 ans après la loi : quelle évolution dans la prise en charge des personnes détenues », Paris, 7/12/2004).

* 133 CHANTRAINE Gilles, « Les temps des prisons. Inertie, réformes et reproduction d'un dispositif institutionnel », dans ARTIERES Philippe, LASCOUMES Pierre (dir.), Gouverner, Enfermer. La prison, un modèle indépassable ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p.73.

* 134 KAMINSKI Dan, « Les droits des détenus au Canada et en Angleterre : entre révolution normative et légitimation de la prison », dans DE SCHUTTER Olivier, KAMINSKI Dan (dir.), L'institution du droit pénitentiaire, op.cit., p.94.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote