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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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PREMIERE PARTIE 

LA « MEDECINE PENITENTIAIRE » : LES TENTATIVES DE SPECIALISATION D'UNE ACTIVITE STIGMATISANTE

INTRODUCTION DE LA PREMIERE PARTIE

« Après près de 24 années de médecin de la prison d'Angers, je suis complément écoeuré du comportement de l'Administration concernant la détention à Angers d'un nombre important de nord-africains détenus depuis longtemps et envoyés malades. Notre prison ne saurait garder certains grands malades et si les délais pour hospitalisations à Fresnes étaient plus courts, nous ne serions pas dans l'obligation d'hospitaliser à Angers [...] Isolé, ignoré, déçu, voilà l'état d'esprit d'un médecin de prison après près de 24 années d'exercice à la prison d'Angers »181(*).

Bien qu'elle ne puisse être considérée comme représentative de l'ensemble du corps médical, la lettre adressée par ce médecin à la DAP à la fin des années soixante traduit le sentiment d'abandon alors ressenti par plusieurs praticiens exerçant en milieu carcéral. En effet, bien que prévus par le Code de procédure pénale de 1958, les médecins travaillant en prison ne sont pas jusqu'au début des années soixante-dix reconnus comme des intervenants pénitentiaires à part entière, à l'encontre des aumôniers, des visiteurs de prison ou des assistants sociaux. Dépourvus de tout statut, ils sont considérés par l'Administration comme des intervenants extérieurs mus par une idéologie philanthropique182(*). Témoigne notamment de ce peu de reconnaissance leur très faible rémunération183(*), comme le rappelle ce praticien payé « 21 francs par visite pour voir de 20 à 30 prisonniers souvent exigeants, atteints de troubles nerveux ou psychiques et parfois dangereux » : « Le tarif des femmes de ménage est de 7 francs de l'heure environ en province et à Paris de 9 à 12 francs. Un dépanneur de télévision ne se déplace pas à moins de 58 à 60 francs [...] Cela ressemble à de l'exploitation »184(*). Plus largement, c'est la disproportion entre la charge de travail et la faible reconnaissance que regrette ce généraliste exerçant depuis 1957 en prison :

« Assimilé, par mon traitement, à un praticien exerçant la médecine préventive scolaire, le médecin pénitentiaire assume, et cela est particulièrement vrai à Clairvaux, des responsabilités diagnostiques et thérapeutiques dépassant de loin celles que l'on assume en clientèle libre, même rurale [...] Le médecin pénitentiaire, à Clairvaux, assume ses fonctions sans l'aide d'aucun infirmier ; cette situation n'est ni récente, ni passagère mais bien habituelle [...] Les rares demandes du médecin concernant l'hygiène du travail et l'hygiène tout court se heurtent à Clairvaux à des impératifs matériels ne mettant pas en cause la bonne volonté de la direction locale. Il n'a jamais été promis au médecin de l'établissement de connaître dans les constructions nouvelles réalisées ou projetés, l'implantation de l'infirmerie, encore moins d'en discuter l'aspect fonctionnel »185(*).

La figure du médecin ne semble ainsi pas à la fin des années soixante reconnue et associée à la représentation de l'institution carcérale, et ce même aux yeux des professionnels de la prison186(*). Les « médecins pénitentiaires », dont l'appellation est à cette époque peu usitée, ne disposent alors que d'une faible existence sociale. En atteste le peu d'espace qui leur est consacré dans la presse187(*). En 1966, Le Monde consacre une importante enquête aux prisons françaises. Intitulée « Ces inconnues dans la Cité : nos prisons », elle propose de voir « comment se traduit au bout de vingt-deux ans dans les faits, dans la vie quotidienne de la prison, cette révolution pénitentiaire » qu'était la réforme Amor (LM, 8/04/1966). Parmi les sept articles publiés aucun n'évoque la question de la prise en charge médicale des détenus. La seule fois où il est question dans la presse des médecins de prison, en 1970, c'est pour souligner la faible reconnaissance dont ils disposent et le journaliste a alors comme source les propos d'un magistrat de l'Administration pénitentiaire. Il y est là aussi question du manque de moyens attribués aux praticiens :

« Le rôle du médecin pénitentiaire dépasse ainsi le caractère strictement médical. Le chef du personnel de l'administration pénitentiaire, M. André Dessertine, dans le cours qu'il fait à la chaire de médecine légale de la Faculté de médecine de Paris, déclare : "Il est certain que dans cette optique là, le médecin n'est pas seulement celui qu'on appelle pour soigner un malade et pas seulement celui qu'on appelle lorsqu'il y a une menace d'épidémie. Le médecin va devoir jouer un rôle dans l'étude nécessaire de chaque individu". Mais pourquoi l'Administration pénitentiaire semble-t elle retirer d'une main ce qu'elle apporte de l'autre ? Pourquoi si l'on demande à ces médecins de remplir une tâche spécifique, ne leur donne-t'on pas une formation spécifique appropriée ? Pourquoi pas de corps de médecine pénitentiaire ? Pourquoi, enfin, des traitements ridiculement bas ?... J'ai sous les yeux la feuille de paie d'un psychiatre de maison centrale pour le mois de janvier 1969. Durant ce mois, comme toujours, ce médecin s'est rendu deux fois par semaine à la maison centrale où il est resté, à chaque fois, de 13 à 18 heures. Pour un peu plus de quarante heure de consultation, combien touche-t-il ? Je lis : "Traitement net mensuel : 360 francs. Retenues de Sécurité sociale 15 francs 30, reste 244 francs 70. Net à percevoir : 244 francs 70". Pareils chiffes se passent de commentaires »188(*).

Si les médecins intervenant en prison sont absents de l'espace public au début des années soixante-dix, c'est aussi, comme le souligne l'exemple précédent, parce qu'ils ne s'expriment pas publiquement. Aucun praticien ne témoigne alors de ses conditions de travail en dehors des revues spécialisées ou des congrès de médecine, qui font l'objet d'une couverture médiatique quasi-nulle189(*). Le renforcement de la sécurité dans les prisons françaises à la fin des années soixante semble pourtant avoir rendu plus complexe l'organisation des soins. C'est ainsi qu'un praticien déclare au préfet des Landes, qui en rapporte les propos, être « fort mécontent de la façon dont marche le service médical dans cet établissement : nous avons des difficultés pour les hospitalisations, les soins dentaires sont rares et irréguliers et sommaires, les consultations de spécialistes difficiles et très rares. L'Administration fait écraser les comprimés de certains médicaments que je prescrits : il en résulte des breuvages infects qui sont indignes d'un pays civilisé »190(*). Pourtant peu de soignants adoptent à cette époque une attitude revendicatrice à l'égard de la tutelle pénitentiaire. C'est néanmoins le cas du Dr Fleury, chirurgien aux prisons des Baumettes de Marseille, qui introduit en octobre 1969, un journaliste dans l'établissement le faisant passer pour son assistant. Roger Bouyssic, alors inspecteur des services pénitentiaires, en rend compte à sa hiérarchie et justifie le licenciement du praticien en cause :

« Tous deux ont parcouru l'établissement en s'entretenant avec divers détenus. L'interne de service, le Docteur Enrico, intrigué par l'attitude et surtout la curiosité du prétendu Dr Casalta qui portait une sacoche de cuir contenant vraisemblablement un magnétophone, a mis fin à sa visite au moment où ses interlocuteurs lui demandaient à voir les drogués [...] La personne introduite dans l'établissement par le Dr Fleury est un journaliste de radio Monté Carlo très connu pour ses chroniques judiciaires [...] Il apparaît que depuis quelques temps le Dr Fleury ne jouit plus de toutes ses facultés mentales. J'estime qu'il convient de mettre fin à sa collaboration avec l'Administration pénitentiaire »191(*).

La faible reconnaissance aussi bien sociale qu'administrative dont souffrent ces médecins contraste avec la tentative de spécialisation amorcée par le Médecin-inspecteur depuis le début des années soixante192(*). Ancien résistant déporté à Dachau, Georges Fully fait du respect de l'éthique médicale l'une de ses priorités, notamment à l'occasion des grèves de la faim de détenus algériens lors de sa nomination193(*). La spécialisation de l'activité médicale en prison est ainsi pour lui un moyen d'accorder davantage de reconnaissance aux praticiens. Il tente pour cela avant tout de faire prendre conscience aux praticiens qu'ils exercent, chacun isolément, un même métier. Il organise pour cela au siège de la Confédération des syndicats médicaux la première rencontre entre patriciens en avril 1963. Ces « Journées de médecine pénitentiaire » offrent l'opportunité aux médecins travaillant en détention de confronter leur point de vue au sein de groupes de travail mêlant magistrats et soignants194(*). Ils leurs permettent d'évoquer, parfois de façon revendicative, leurs conditions de travail, selon le Dr Daniel Gonin qui venait de rejoindre l'équipe de médecine pénitentiaire lyonnaise :

« Alors en 63, ça a été un début. Mais on a vu qu'il y a des gens qui existaient et qui étaient archi-contents de trouver qu'il y en avait d'autres qui existaient, auxquels ils n'avaient jamais pensé, et surtout quand on a exposé nos situations... Alors, c'était pas scientifique. C'était du genre, je m'en rappellerai toujours : "Moi, j'ai pas une pièce où je peux examiner quelqu'un parce que je suis obligé d'ouvrir la porte pour que la table d'examen puisse être mise". Il avait les pieds dans le couloir [Rires] C'était des trucs comme ça. Et puis beaucoup disaient : "Comment les examiner alors qu'on a un surveillant à côté de soi". Etc, etc [...] C'était beaucoup de récriminations. C'était beaucoup de "On ne peut pas...". Beaucoup voulaient par exemple une pièce dans chaque Maison d'arrêt pour examiner leurs malades. Ils auraient voulu un coup de peinture, ils auraient voulu avoir par exemple une vraie table d'examen et pas quelques bouts de fer soudés comme le faisaient souvent la prison. Ils auraient voulu avoir par exemple un appareil radio. Y avaient beaucoup de conflits. L'Administration pénitentiaire était à l'époque une administration qui répondait systématiquement "non !", "Ben non !" [...] Pas de mouvements. Ça apportait toujours des contestations et notamment dans les congrès. Alors y avait quelques engagements : "Oui c'est vrai...". Y avaient aussi des promesses »195(*).

Cette première rencontre est l'occasion d'apporter une représentation unifiée de praticiens isolés. A cette fin, Georges Fully réalise préalablement une enquête par questionnaire dont il commente les résultats lors du congrès196(*). En regroupant statistiquement sous une même catégorie des praticiens jusque-là dispersés, et en leur donnant la parole, le Médecin-inspecteur tente de faire exister un groupe professionnel dont il évoque l'histoire :

« Je voudrais rendre hommage publiquement à tous mes confrères qui dans les moments difficiles qu'a connus l'Administration pénitentiaire, au cours de l'affaire algérienne, ont fait preuve du plus grand dévouement et d'une conscience professionnelle rare. Ils ont tous été mis à rude épreuve lors des grèves de la faim, notamment, et ils ont dû souvent engager gravement leur responsabilité. Aucun n'a jamais failli à sa tâche. En dehors de ces circonstances habituelles, le rôle du médecin pénitentiaire reste difficile. Le médecin pénitentiaire doit travailler encore trop souvent dans des conditions très précaires, très insuffisantes, dans des locaux incompatibles avec une médecine décente, pourvue d'une assistance médicale insuffisante. Il est souvent harcelé par les difficultés administratives auxquelles il s'habitue mal. L'autorité judiciaire aussi bien que l'Administration pénitentiaire exigent beaucoup de lui ».197(*)

L'utilisation du singulier ainsi que la mise en évidence de contraintes communes participent à la construction d'une identité collective. C'est également dans ce sens qu'une motion est déposée au terme de la rencontre par les médecins réunis afin « que soit enfin constitué un statut du médecin pénitentiaire qui assurera son avenir »198(*). Après cinq années d'interruption, les deuxièmes « Journées nationales de médecine pénitentiaire », qui se déroulent en novembre 1968 à Fleury-Mérogis, rassemblent cinquante-cinq praticiens qui demandent à l'occasion à ce que ces rencontres aient lieu tous les deux ans199(*). Mettant en avant le lien entre médecine pénitentiaire et criminologie, le Médecin-inspecteur tente de convaincre les autorités du rôle essentiel que les praticiens sont en mesure d'exercer dans la réhabilitation du condamné200(*). Ainsi lors du congrès de 1970 qui a lieu à Marseille, Georges Fully demande une pleine reconnaissance des médecins en tant que membres de l'Administration pénitentiaire :

« La loyauté de cette collaboration est prouvée par le dévouement dont ils font toujours preuve et par l'intérêt qu'ils portent à leurs fonctions. Ils entendent en contrepartie être considérés comme intégrés à part entière au fonctionnement de cette administration... ils ne désirent plus seulement être considérés comme des techniciens d'une partie des problèmes et tenus éloignés d'une manière plus ou moins réelle des autres problèmes »201(*).

Bien qu'irrégulières, ces rencontres entre médecins visent à faire émerger chez des professionnels exerçant de façon dispersée une conscience d'appartenir à un même corps. Le Dr Gonin ayant assisté à ces différents congrès confirme que le but était de « se faire exister » en tant que groupe professionnel :

« C'est-à-dire que jusqu'à présent il n'y avait pas la notion de "corps". Les gens étaient recrutés individuellement, souvent c'était... Vous aviez quand vous faites des vacations comme ça... C'étaient que des vacations pratiquement. Il n'y avait pas de médecins titulaires. C'étaient des médecins isolés. Ce qui fait que la médecine pénitentiaire a commencé à exister du jour où tous ceux qui exerçaient en milieu pénitentiaire, officiellement, ont eu la possibilité de se retrouver dans ces congrès. Ça a permis de confronter nos expériences [...]  Parce que la médecine pénitentiaire, c'était une médecine qui n'était pas connue. Elle n'était pas connue des médecins en particulier. [...] Ce qu'il y a de particulier, c'est qu'il y avait un peu dans toutes les grandes villes un médecin sur ce mode là, avec des statuts différents. Certains avaient des indemnités, certains avaient de l'importance. Il y avait des contrats entre prisons et hôpital par exemple. Il y avait une diversité des situations médicales très importante et, surtout, aucune connaissance des uns des autres. Personne... Moi, ce qui m'avait frappé, en 63, j'avais pas encore exercé en tant que médecin pénitentiaire, mais ce qui m'avait frappé c'est que personne ne s'était bien intéressé au travail de l'autre. Y a toujours eu un travail individualisé. Y avaient toujours des réticences à passer ses dossiers médicaux à d'autres. On était très individualiste »202(*).

Le fait que ce praticien, qui anime alors des groupes de parole dans les prisons de Lyon, soit de formation psychiatrique rappelle le rôle d'avant-garde occupé par les psychiatres dans la reconnaissance de l'activité médicale en détention203(*). Ces derniers ont tout d'abord vu leur rôle reconnu dans le cadre de la réforme Amor dite du « tour carcéral » visant à orienter les détenus entre les établissements, dont les régimes pénitentiaires sont différenciés, selon leur profil psychologique. Le Centre national d'observation de Fresnes créé en 1950 caractérise au mieux cette reconnaissance des savoirs psychiatriques et criminologiques au service de l'Administration des prisons204(*)

Bénéficiant d'une relative reconnaissance au regard des généralistes, les psychiatres sont à l'origine de publications scientifiques présentant le rôle de leur discipline dans la détention205(*). Lors des journées de médecine pénitentiaire de 1968, un groupe de travail consacré aux suicides demande une meilleure prise en compte de leur rôle: « La prévention réside non dans la mise en oeuvre de nouvelles méthodes coercitives, qui n'aboutissent qu'à accentuer l'infantilisation du détenu, mais en un remodelage de l'ambiance, avec la collaboration de tous, en particulier du psychiatre et du psychologue, dont l'efficacité ne saurait s'exprimer à travers un jeton hebdomadaire de présence »206(*). Les généralistes réclament également une plus grande reconnaissance de leur intervention en milieu carcéral. Constatant que si « l'organisation administrative des centres de détention est fort méconnue, son service médical l'est plus encore », un interne souligne dans sa thèse de médecine, consacrée à l'étude des nouveaux entrants de la M.A de La Santé207(*), le rôle potentiel du praticien, et ce notamment dans l'orientation du condamné :

« Chaque détenu a sûrement besoin d'une certaine forme de prison. Il semble que l'étude des divers résultats obtenus, lors des examens systématiques, nous permette de tirer un grand nombre de renseignements à verser dans ce dossier. Par l'examen médical de tout individu entrant, nous connaissons beaucoup mieux les aspects pathologiques de son comportement, ce qui nous permet certainement, d'avoir un meilleur jugement à l'égard de ces délinquants. L'édification de la prison idéale nécessite naturellement une meilleure connaissance de l'individu détenu. Le médecin aura, nous n'en doutons pas, une place de plus en plus importante dans la prison de demain [...] C'est donc par une médecine carcérale éclairée que le médecin des prisons peut donner à la vie humaine toute sa valeur »208(*).

La fonction criminologique de la médecine pénitentiaire, qui semble également reconnue à l'étranger209(*), est ainsi dans un premier temps au fondement de la démarche de spécialisation de l'activité médicale en milieu carcéral. L'intervention du médecin n'a alors pas tant pour but de soigner le détenu, que de le connaître et de l'orienter afin de faciliter son « traitement » pénitentiaire, c'est-à-dire sa réinsertion. Si les praticiens se voient progressivement dotés d'une mission de connaissance de la population carcérale, ils demeurent néanmoins à l'écart de l'espace public.

Une transformation a lieu au début des années soixante-dix. Une nouvelle dynamique s'engage sous le coup de la critique dont est alors l'objet l'Administration pénitentiaire au lendemain des « années 68 »210(*). La publicisation de certains événements auxquels est partie prenante le personnel médical intervenant en prison place celui-ci en première ligne de l'actualité. Présentés comme les complices d'une institution répressive, quelques psychiatres et jeunes internes se désolidarisent pour la première fois de leur autorité de tutelle afin de réclamer une plus grande considération de la pratique médicale en milieu carcéral. Ce segment contestataire met en évidence les lignes de fracture qui opposent ceux qui exercent pourtant une même activité (Chapitre 1).

Un mouvement de protestation semblable s'observe dans toutes les professions liées à la prison, à l'exception des surveillants, qui s'organisent en associations. Ils y élaborent une réflexion commune autour de l'idée de « décloisonnement ». La politique d'humanisation de Valéry Giscard d'Estaing s'en inspire mais ses résultats sont inégaux. A l'exception du rattachement des détenus à la Sécurité sociale211(*), la médecine pénitentiaire est peu affectée par cette politique. Bien qu'envisagée pendant un temps, l'intégration de la médecine pénitentiaire au sein du dispositif national de santé est écartée sous l'influence de Solange Troisier. Au décloisonnement décrit comme une menace risquant d'engloutir la spécificité de la médecine pénitentiaire, cette dernière oppose une valorisation de la profession médicale en prison (Chapitre 2).

Pour cela, Solange Troisier, entreprend de « disciplinariser » la médecine pénitentiaire par le biais de congrès, de publications et d'un enseignement. Cette spécialisation diffuse une représentation du praticien travaillant en prison en tant que fonctionnaire au service du ministère de la Justice, auquel il doit être loyal, et ce à l'encontre de la revendication d'autonomie porté par un segment d'internes contestataires. La revalorisation et la reconnaissance de cette activité en tant que spécialité médicale sont pour l'Administration pénitentiaire un moyen de pallier la crise des vocations dont souffre ce secteur pendant les années soixante-dix (Chapitre 3).

La spécialisation de la médecine pénitentiaire qui s'opère durant les années soixante-dix apparaît ainsi inséparable de la réhabilitation d'une activité stigmatisante et d'un secteur d'action publique discrédité.

* 181 Lettre du médecin de la M.A d'Angers à la DAP datée du 12/05/1967 (CAC. 19830701. Art.482).

* 182 PINATEL Jean, « La crise pénitentiaire », L'Année sociologique, 1973, n°24, pp.13-67.

* 183 Cf. Annexe 19: « L'obstacle récurrent de la rémunération dans le projet de la création d'un corps des soignants pénitentiaires ».

* 184 Lettre du médecin de la M.A de Mont de Marsan au Directeur régional des services pénitentiaires (DRSP) de Bordeaux datée du 7/05/1973 (CAC.19940511. Art. 97).

* 185 Lettre du médecin de la M.C de Clairvaux au DRSP de Lyon datée du 29/10/1968 (CAC.19940511. Art. 97).

* 186 A titre d'exemple, dans un ouvrage rédigé par un aumônier de prison en 1968, les médecins ne sont pas cités parmi les intervenants ayant des « relations humaines » avec les détenus (surveillants, éducateurs, assistantes sociales, visiteurs, aumôniers) (LOCHEN Axel, Maison d'arrêt, Paris, Le signe-Fayard, 1968, pp.203 et suiv).

* 187 Aucun article antérieur à 1971 citant les propos d'un médecin pénitentiaire n'a par exemple été trouvé.

* 188 GUERIN Alain, « Du bricolage charitable... », L'Humanité, 1/04/1970.

* 189 Cf. Chapitre 3 - Section 1-2 : « L'inscription de la médecine pénitentiaire au sein du champ médical français ».

* 190 Lettre du préfet des Landes au DAP datée du 12/07/1969 (CAC.19940511. Art. 97).

* 191 Note de Roger Bouyssic, inspecteur de pénitentiaire, au DAP datée du 5/11/1969 (CAC. 19830701. Art.481).

* 192 Cf. Annexe 5 : « La création du poste de Médecin-inspecteur des prisons dans le contexte de la guerre d'Algérie ».

* 193 Cf. Annexe 6 : « La défense par Georges Fully de l'autonomie des médecins pénitentiaires en matière de grèves de la faim ».

* 194 Bien que les actes du colloque établissent la présence « d'une centaine de praticiens », il semblerait selon une note manuscrite des archives de la DAP chiffrant une quinzaine de médecins que ce premier chiffre corresponde en réalité au nombre total de participants (CAC. 19960136. art.113. Dossier M111 : médecins (1960-1979)).

* 195 Daniel Gonin, psychiatre travaillant comme généraliste à la M.A de Lyon de 1962 à 1989. Entretiens réalisés les 25/02/2008, 10/03/2008, 26/03/2008. Durées : 2H ; 2H ; 2H.

* 196 Il ressort de cette enquête que les praticiens sont relativement âgés (77% ont entre 40 et 60 ans ou plus), qu'ils ne bénéficient pas d'une longue expérience (42% exercent depuis moins de dix ans). 40% enfin cumulent une activité libérale et une activité salariée supplémentaire tandis que 45% n'ont qu'une activité libérale (DAP, Le service médical en milieu pénitentiaire, Ministère de la Justice, Imprimerie Administrative de Melun, « Etudes et documentation », 1964, p.16).

* 197 Souligné par nous (Ibidem, pp.6-7).

* 198 Ibidem., p.44.

* 199 DAP, Rapport général de l'Administration pénitentiaire pour l'année 1968 (extraits), art.cit., p.757.

* 200 FULLY Georges, « Médecine pénitentiaire et criminologie », art.cit., p.15.

* 201 DAP, Journées nationales de médecine pénitentiaire, op.cit, pp.5-6.

* 202 Daniel Gonin, psychiatre travaillant comme généraliste à la M.A de Lyon de 1962 à 1989. Entretiens réalisés les 25/02/2008, 10/03/2008, 26/03/2008. Durées : 2H ; 2H ; 2H.

* 203 Cf. Annexe 7 : « La création des CMPR en 1967 : un début de reconnaissance de la psychiatrie pénitentiaire ».

* 204 Le CNO est un « centre de triage » situé à Fresnes créé en 1950 afin de « classer » les condamnées à de longues peines dans des établissements différenciés par leur régime au terme de nombreux examens pluridisciplinaires (psychiatres, psychologues, éducateurs, psychotechnicien, généraliste). Le rôle de ce centre, formellement consacré par l'article D.77 du Code de procédure pénale, est d'établir « l'orientation des condamnés à une longue peine a pour objet de déterminer l'établissement pénitentiaire qui convient à chacun deux, compte tenu de son âge, de ces antécédents, de sa catégorie pénale, de son état de santé physique et mental, de ses aptitudes, des possibilités de son reclassement, et plus généralement de sa personnalité ». Après 6 semaines d'observation, les détenus « de grande sécurité » sont par exemple orientés vers la Maison centrale (M.C) de Poissy ou de Clairvaux, les « détenus destinés à retourner en leur milieu rural » à la M.C de Caen, les « détenus susceptibles d'exercer des activités d'ordre intellectuel » à la M.C de Melun et les « psychopathes » à Château-Thierry ou à Haguenau.

* 205 HIVERT Paul, « Dépistage en maison d'arrêt », RPDP, 07-09/1965, pp.313-319 ; BADONNEL, « L'annexe psychiatrique de la prison de la Petite Roquette », RPDP, 04-06/1966, pp.275-278. De nombreux articles sont également publiés à cette époque sur les groupes de parole menés aux prisons de Lyon et de Melun respectivement par les Dr Gonin et Mathé.

* 206 Motion des journées de médecine pénitentiaires de novembre 1968 citée dans GOLPAYEGANI Behrouz, L'humanisation de la peine privative de liberté, thèse en science pénitentiaire, Paris 2, 1975, p438.

* 207 On distinguera « La Santé », désignant la Maison d'arrêt de Paris, de l'administration de « la Santé ».

* 208 Souligné par nous (MILCZAREK Georges, Contribution à l'étude des examens systématiques en milieu carcéral, thèse de médecine, faculté de Créteil, 1970, p.22).

* 209 Un rapport des services pénitentiaires anglais souligne à la même époque que le médecin est « appelé à jouer un tout autre rôle que celui qu'il jouait dans le passé » : « Il ne s'agit plus tant de soigner des malades que de fournir des rapports médico-légaux aux tribunaux et de venir témoigner à la barre, de procéder à des examens psychiatriques des détenus préalablement à leur "classification", d'appliquer de nouvelles méthodes de traitement comme le group-conselling ou le group-therapy, de préparer le personnel de surveillance à son nouveau rôle d'éducateur plus que de gardien » (« Un rapport des organismes consultatifs du Home Office », RSCDP, 1966, n°2, p.435).

* 210 Pour un aperçu des différents effets des « années 68 » sur la société française et ses institutions on renvoie à : ARTIERES Philippe et ZANCARINI-FOURNEL Michelle, 68, Une histoire collective (1968-1981), La Découverte, « Cahiers Libres », Paris, 2008.

* 211 Ainsi contrairement à l'idée couramment admise, le rattachement des détenus à la Sécurité sociale ne date pas de 1994 mais de 1974. Cependant à cette époque demeure inchangé l'article du Code de procédure pénale (CPP) qui établit que la prise en charge médicale des détenus demeure le fait de l'Administration pénitentiaire, et ce à titre gratuit. Cet article sera interprété par la Direction de la sécurité sociale ainsi que par le Conseil d'Etat comme faisant obstacle à la prise en charge effective des détenus par la Sécurité sociale pendant leur incarcération. La réforme de 1974 n'a ainsi eu d'effets que lors de la libération des détenus, ainsi que pour leurs ayants-droits qui étaient jusque-là privés de droits sociaux.

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