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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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CONCLUSION

Robert Badinter : « La santé des détenus est un problème constant qui a fait des progrès considérables. Nous sommes arrivés avec des difficultés inouïes à mettre fin à ce que l'on a appelé "la médecine pénitentiaire", qui était une médecine de sous-hommes »1918(*).

Au terme de ce travail, les propos de Robert Badinter cités en ouverture de cette thèse prennent tout leur sens. Certes, le transfert de tutelle a été adopté entre 1992 et 1993 sans grande résistance. Cette facilité a permis aux réformateurs d'affirmer que « tout s'est passé en 1992 » ou encore que « contrairement à ce qu'il est dit, une révolution peut se dérouler en quelques mois ». Ce regard sur la réforme tend cependant à gommer une grande partie de ses conditions de possibilité et ainsi de sa signification. Si elle répond, certes, à une situation sanitaire qualifiée parfois de « dramatique » ou d'« urgence », la loi du 18 janvier 1994 ne peut être comprise si elle n'est pas restituée sur un temps plus long qui est celui des transformations qui ont affecté la prison et sa médecine.

La réforme de l'organisation des soins ne désigne ainsi pas tant le moment où la loi fut adoptée que la séquence historique ponctuée de réussites et d'échecs dont cette dernière marque l'aboutissement. Cette conception de la réforme s'inscrit ainsi pleinement dans le courant de sociohistoire de l'analyse des politiques publiques1919(*). La loi du 18 janvier 1994 ne prend tout son sens que si elle est pensée au regard des transformations qu'a connues l'organisation des soins en prison depuis au moins le début des années soixante-dix.

Ce détour par le passé n'a pas pour seul intérêt de mieux connaître l'histoire. Il permet également d'éclairer sous un jour nouveau le présent. La sociohistoire de la réforme de l'organisation des soins en prison permet ainsi de mieux comprendre la mise en oeuvre de la loi du 18 janvier 1994. On avait, en effet, pu observer au cours du DEA que la réforme s'était traduite par une opposition accrue entre les institutions carcérales et hospitalières, pouvant être préjudiciable à la prise en charge sanitaire des détenus. Il est possible, au terme de ce travail, d'analyser ce phénomène comme un effet non désiré issu de la démarche des réformateurs. Leur volonté de rompre avec la confusion des fonctions de soin et de surveillance qu'a pu incarner parfois la médecine pénitentiaire a ainsi contribué à une délimitation trop stricte des missions de soin et de garde.

Après avoir souligné dans quelle mesure le regard sociohistorique permet de mieux comprendre la mise en oeuvre de la réforme, on tentera de dégager quel est l'apport plus général de cette thèse aux sciences sociales. En matière de sociologie des professions médicales tout d'abord, ce travail a tenté d'analyser la manière dont se transforment les spécialités médicales. Parce qu'elle s'exerce dans un milieu non-médical, la médecine pénitentiaire nous est apparu comme un exemple privilégié de spécialisation dont on ne peut rendre compte uniquement à partir de la seule logique médicale. En matière de sociologie carcérale, en second lieu, on a tenté de démontrer que l'analyse de la prison et de ses réformes passe nécessairement par une sociologie politique de ses acteurs. Faute d'intégrer une telle dimension à l'analyse, les études consacrées aux politiques carcérales présentent le risque d'aboutir à une vision idéologique des réformes, perçues uniquement en tant que vecteurs de « progrès » ou de « régression » de la condition pénitentiaire.

La mise en oeuvre de la loi du 18 janvier 1994 : une délimitation trop stricte des missions de soin et de garde ?

La seule logique sanitaire échoue à rendre compte de la loi du 18 janvier 1994. Si ceux qui en furent à l'oeuvre étaient, certes, préoccupés de l'état sanitaire des détenus, c'est néanmoins à partir d'une position militante, presque idéologique, qu'ils s'engagèrent en faveur d'une réforme. La quasi-totalité des décideurs rencontrés concernant cette période, et dans une moindre mesure certains praticiens engagés dans la réforme, sont porteurs d'une vision de la prise en charge des détenus fondée sur l'idée de service public. Parce que l'institution carcérale relève du pouvoir régalien, qui ne peut être confié à des opérateurs privés, l'organisation des soins en prison ne peut dépendre, selon eux, que du service public hospitalier auquel tous les interviewés se sont déclarés être attachés. En outre, la principale préoccupation des magistrats réformateurs était de rompre avec le passé de la « médecine pénitentiaire », apparue comme stigmatisante au fil de nombreux scandales.

Doté d'une forte légitimité, l'hôpital public était à leurs yeux le plus à même de mettre fin à cette immixtion des fonctions de soin et de garde. Ce choix s'est cependant traduit dans les faits par une délimitation très stricte de ces deux missions, parfois préjudiciable à la prise en charge des détenus. C'est ce que relève Noémie Bienvenu dans sa comparaison entre la réforme française et celle qui fut adoptée en des termes voisins en Angleterre et au pays de Galle entre 2004 et 20061920(*). D'après elle, tandis que le cas français se caractérise par une « intégration stricte de l'organisation des soins en prisons dans le service public de santé », l'Angleterre et le pays de Galles auraient privilégié un « partenariat souple ». Ils ont ainsi laissé la possibilité aux anciens médecins pénitentiaires (Medical officers) de continuer à exercer tandis que des infirmiers auraient conservé le statut pénitentiaire afin de faciliter le dialogue entre les deux équipes.

Cette analyse rejoint les observations que l'on avait pu faire durant le DEA de la mise en oeuvre de la loi du 18 janvier 1994 dans les prisons de Lyon. S'il est indéniable que la réforme a permis une rapide amélioration de la prise en charge sanitaire des détenus, notamment en raison des nouveaux moyens budgétaires, le choix du service public hospitalier a donné lieu à certains problèmes. On relèvera, dans un premier temps, que la réforme s'est traduite par une difficile coopération entre le monde hospitalier et l'institution carcérale, avant de souligner les problèmes rencontrés au sein des Unités de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) situés en détention.

L'un des enjeux de la loi était de rapprocher les institutions hospitalières et carcérales dont les relations étaient souvent conflictuelles1921(*). Les réformateurs imaginèrent ainsi une contractualisation entre établissements. Si les hôpitaux de rattachement furent fixés par le législateur, on leur laissa en revanche le choix du service chargé de cette attribution1922(*). Dans les faits cependant, peu de praticiens hospitaliers furent volontaires selon la responsable du Bureau de l'action sanitaire pour la région pénitentiaire Rhône-Alpes:

« La loi de 1994 a été imposée aux hôpitaux. Ça, il faut le savoir et donc les chefs de service n'étaient pas du tout volontaires pour prendre en charge cette mission [...] Ça a été imposé à un chef de service. Ce qui était une très mauvaise chose puisque après il y a eu des conséquences » 1923(*).

Même lorsqu'ils sont volontaires, certains chefs de service seraient moins animés par un réel souci pour le milieu carcéral que par la volonté de développer leur service. Alors que se multiplient les restrictions budgétaires dans le secteur hospitalier, certains y verraient un moyen afin de doter leur service de nouveaux ETP qui parfois sont « détournés » au profit du service de rattachement : «  Il peut y avoir des détournements d'attribution de financement [...] Les postes, par exemple, ont été attribués initialement à l'UCSA et le poste se retrouve créé dans le service situé à l'hôpital.... » 1924(*).

Les conséquences de ce désintérêt sont, en outre, multiples. Il en découle, par exemple, un manque de dialogue entre l'UCSA et son service de rattachement1925(*) ou un manque d'implication de la structure hospitalière ce qui peut démoraliser le personnel qui y travaille. Le sentiment d'isolement qui en résulte contribue à reproduire la coupure entre la prison et le reste du système sanitaire à laquelle la loi du 18 janvier 1994 avait tenté de mettre fin :

« Il semblerait qu'il y ait des résistances très importantes à Grenoble [...] Le chef de service de Grenoble ne s'implique pas [...] Et puis il y a les personnels de l'UCSA qui ne se sentent pas écoutés, qui ne se sentent pas soutenus car si le chef de service ne vient jamais à l'UCSA... » 1926(*).

Ce manque d'implication des chefs de services est d'autant plus dommageable que les directeurs d'hôpitaux se désintéressent le plus souvent d'une médecine qu'ils n'estiment pas relever des missions hospitalières. C'est ce que relevait en 2003 le médecin de la DRASS Rhône-Alpes chargée de ce dossier. Pour elle, le peu d'importance qu'accordent les directeurs hospitaliers à la prise en charge des détenus est comparable à leur désintérêt pour l'interruption volontaire de grossesse dont elle était également chargée : « Pour beaucoup de directeurs hospitaliers, c'est la dernière roue du carrosse car les établissements hospitaliers n'ont pas été demandeurs et ça n'est pas un service qui fait une médecine qui est valorisée et personne ne se bat pour s'en occuper »1927(*). Celle qui pilotait la gestion sanitaire pour l'Administration pénitentiaire dans la région Rhône-Alpes observait également en 2003 que certains directeurs hospitaliers ignoraient ce qu'était la loi du 18 janvier 1994 :

« Des fois, j'ai affaire à des directeurs d'hôpitaux qui ne savent pas ce que c'est et je trouve ça un peu étonnant [...] Là aussi, encore, ce n'est pas dans la culture hospitalière, si vous voulez. La loi n'est pas encore très bien connue » 1928(*).

A cette faible prise en compte de la prise en charge sanitaire des détenus par l'institution hospitalière à qui fut confiée cette mission, s'ajoute en second lieu le désintérêt par les soignants eux-mêmes affectés. Ce désintérêt pour le milieu carcéral concerne particulièrement les praticiens hospitaliers1929(*), de nombreux postes restant ainsi vacants. C'est ce que relevait en 2003 celle qui pilotait la gestion sanitaire pour l'Administration pénitentiaire dans la région Rhône-Alpes : « Aujourd'hui encore, dix ans après la loi, j'entends encore des directeurs d'hôpitaux qui me disent : "On ne trouve personne pour aller travailler en prison, ils ne veulent pas y aller" »1930(*).

Dans sa thèse consacrée aux soignants en prison, Bruno Milly remarque que les principales motivations évoquées par les praticiens ayant fait ce choix sont d'ordre stratégique (choix géographique, promotion hiérarchique, service de jour, etc.) et la décision de travailler en prison est ainsi souvent un choix désenchanté1931(*). Ce désintérêt s'explique en partie par le type de médecine qui s'exerce en milieu carcéral : il s'agit d'une médecine généraliste, proche d'un dispensaire, très éloignée par conséquent des critères de réussite hospitaliers. On peut à cet égard relever de manière plus générale, comme le fait Isabelle Parizot au sujet des personnes défavorisées, l'inadéquation entre la logique hospitalière et la prise en charge des troubles dont souffre généralement la population exclue:

« La mission de soin de l'hôpital universitaire, conjointe à ses missions d'enseignement et de recherche, s'est polarisée autour des pathologies qui suscitent un intérêt scientifique, donnant lieu à une spécialisation toujours plus importante. Les "maladies ordinaires" [...] se trouvent reléguées notamment à la médecine de ville. Cette répartition informelle au sein du système sanitaire entrave la prise en charge des "pauvres" et des "exclus" pour qui l'hôpital reste un lieu important de recours aux soins »1932(*).

Faute de volontaires, certains postes demeurent vacants, ce qui se traduit par une hausse des extractions médicales ou la sous-utilisation du matériel mis à disposition1933(*) ou encore par un important turn over, notamment en ophtalmologie et en dermatologie, préjudiciable à la continuité des soins1934(*).

Outre ce manque d'intérêt, les praticiens hospitaliers intervenant en prison sont parfois animés par un souci de se démarquer à chaque instant de l'institution carcérale dans laquelle ils interviennent et à laquelle ils ont peur d'être assimilés. C'est ce qu'ont pu constater Marie-Hélène Lechien1935(*) ou Marc Bessin dans leurs analyses respectives de la loi du 18 janvier 1994 : « Tout se passe en fait comme si le service médical ne faisait déjà plus partie de la prison »1936(*). Alors que la réforme avait pour but de faciliter le travail de coordination entre les différents acteurs, jusque-là impossible faute de temps médical suffisant, il semblerait que les soignants soient souvent davantage isolés au sein dans l'établissement qu'auparavant.

Ainsi, la loi du 18 janvier 1994 semble avoir accentué l'opposition entre les soignants et le corps des magistrats. Soucieux de l'autonomie que leur confère leur statut, certains praticiens hospitaliers regrettent de devoir subir les décisions, jugées arbitraires, des magistrats sans pouvoir être consultés. C'est le cas, par exemple, lors des « visites médicales immédiates » qui imposent au médecin de se rendre d'urgence à l'établissement pénitentiaire1937(*). Les praticiens considèrent que ces demandes sont trop fréquentes et souvent non-justifiées :

« C'est plus ou moins motivé car en fait ils [les magistrats] se couvrent. Ils exigent un certificat médical par un médecin [...] Et s'il y avait un peu plus d'esprit critique de la part des magistrats vis-à-vis de leur demandes, je pense que les choses seraient meilleures »1938(*).

Les Services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) sont désormais souvent les seuls à assurer le lien entre les soignants et les magistrats. La coordination entre les UCSA et les SPIP est d'ailleurs cruciale dans la prise en charge des détenus : elle peut améliorer la coordination de la prise en charge de la toxicomanie ou encore faciliter la préparation de la sortie (notamment quand l'état de santé des détenus justifie un suivi à l'extérieur, par exemple pour des troubles mentaux). Il apparaît cependant que la coopération entre les services sociaux et le personnel soignant est généralement très insuffisante, comme le constate un rapport IGAS-IGSJ : « Pourtant, rares sont les établissements pénitentiaires où ce travail en réseau s'effectue véritablement, les logiques de territoire jouant souvent à leur maximum »1939(*). Il semblerait que la réforme de 1994 n'ait pas favorisé le rapprochement entre les deux services contrairement à l'objectif souhaité mais ait, à l'inverse, accentué le repli de chaque personnel sur ses compétences respectives.

C'est ce qu'on a pu observer aux M.A de Lyon lors du DEA. Des réunions communes ont certes lieu entre les deux services mais celles-ci sont davantage des réunions institutionnelles entre cadres que des rencontres entre personnels. Mais surtout la mise en rapport entre le personnel soignant et les agents des services sociaux relève davantage de cas ponctuels que d'une procédure systématique de prise en charge des détenus :

« Si le détenu les sollicite pour une question d'hébergement, alors j'imagine que le médecin va leur répondre que ce n'est pas son rôle et il va leur dire de s'adresser à nous [...] Mais si le détenu fait les demandes adaptées et ne pose pas des questions relatives à l'hébergement ou à la famille, s'il adresse uniquement une demande médicale aux médecins alors il n'y aura pas forcément de suivi »1940(*).

Cet isolement du service médical à l'égard des autres intervenants pénitentiaires est d'autant plus manifeste à l'égard du personnel de surveillance. Certes la loi du 18 janvier 1994 a mis fin à une certaine confusion dont le meilleur symbole étaient les surveillants auxiliaires portant la blouse blanche. Elle aurait ainsi rendu possible une « clarification des rôles » facilitant le recentrage de la Pénitentiaire sur la mission de garde1941(*). Ce faisant, comme le relevait un ancien médecin pénitentiaire devenu praticien hospitalier, elle a amplifié l'écart symbolique entre ces deux missions :

« La création des UCSA a introduit dans les prisons un îlot de richesse dans un océan de pauvreté [...] On a créé deux missions parallèles, une mission noble, habituellement reconnue comme telle, qui est la mission de soins, et une mission mercenaire qui est celle de sécurité. Cela ne peut que conduire à un affrontement » 1942(*).

La loi du 18 janvier 1994 aurait ainsi accentué les oppositions entre les personnels pénitentiaires et sanitaires. Marie-Hélène Lechien constate en effet que l'arrivée du personnel hospitalier « réactive des systèmes d'opposition durables [...] entre des missions sécuritaires et répressives - ici celles des personnels pénitentiaires - et des missions plus "humaines", celles des soignants qui portent secours à des personnes incarcérées »1943(*). Cette opposition entre les services se traduirait par des tensions quotidiennes, les soignants reprochant fréquemment aux surveillants de faire obstruction aux soins notamment à travers les retards durant les consultations1944(*). Soucieux de leur autonomie, les praticiens n'hésitent plus comme auparavant à demander la libération d'un détenu placé au quartier disciplinaire ou à refuser de communiquer l'affection d'un détenu. Les soignants sont alors suspectés, sous couvert du secret médical, de privilégier le détenu plutôt que le surveillant, comme en atteste ce tract :

« Le 2 février 1998, un détenu, placé depuis quelques jours en isolement médical, pour suspicion de tuberculose suivant une radio de dépistage, a pu assister à la grande efficacité du docteur suprême affecté au D4. En effet, ce grand manitou, assuré de sa compétence et de son autonomie, a jugé nécessaire d'enlever cet isolement. Bien mal lui en a pris, puisque plusieurs heures plus tard, celui-ci s'est aperçu de son erreur et a aussitôt replacé le détenu en isolement médical, sans juger utile d'informer ou de rassurer les personnels des risques qu'il a pu faire encourir. Bravo et merci docteur, bravo pour votre haute compétence et merci surtout pour votre courage, puisque aucun personnel de surveillance n'a été averti dans cette affaire »1945(*).

Pourtant, un psychiatre ayant exercé depuis les années quatre-vingt considère que dans les faits le pouvoir dont disposent désormais les praticiens a décru : « Les médecins n'ont plus le pouvoir qu'ils avaient avant [...] Les médecins faisaient des certificats pour tout. [...] Le médecin avait le pouvoir de dire que l'état de santé de monsieur untel suppose qu'il bénéficie de tel privilège »1946(*). Il semblerait par conséquent que la représentation du pouvoir médical ne soit plus la même. Longtemps perçu comme extérieur à la détention, puisque simplement de passage, le praticien exerçant désormais à plein-temps est considéré comme un contre-pouvoir menaçant à l'égard de l'autorité pénitentiaire. Le choix du service public hospitalier semble avoir accentué cette opposition entre les missions de soin et de surveillance.

Bien qu'il n'ait pas été possible de le vérifier, plusieurs praticiens ont évoqué des établissements où les cadres hospitaliers refuseraient de communiquer systématiquement toute information à la direction pénitentiaire. En retour, cette dernière ferait de même, refusant par exemple d'indiquer la date de transfert d'un détenu, rendant ainsi difficile toute continuité des soins. Une conception très stricte du secret médical n'est pas sans conséquences dans le suivi des détenus, notamment en matière de prévention du suicide. Chaque service s'approprie les informations qu'il a en sa possession, rendant tout dialogue impossible. Là aussi, Noémie Bienvenu observe une différence entre les cas français et anglais ou gallois :

« Le partenariat initié en Angleterre et au pays de Galles constituerait donc le meilleur modèle d'intégration en permettant une compréhension et une acceptation de la culture de l'autre [...] La prison et son personnel restent en quelque sorte impliqués dans la mission de soins. Cela se démontre notamment par la position qu'occupent les surveillants de prison face à la santé des détenus. Les surveillants des prisons anglaises et galloises sont dans l'obligation d'évaluer le risque suicidaire et la probabilité d'automutilation de chaque détenu et d'informer le personnel médical des résultats de cette évaluation. Au contraire, les surveillants des prisons françaises sont totalement exclus de la mission de santé, à l'exception toutefois de la transmission des demandes de soins au personnel médical. L'IGAS estime que ce manque de concertation des différents acteurs dans les prisons françaises nuit à une prévention efficace des suicides » 1947(*).

Ainsi, si le service public hospitalier français est réputé pour sa compétence et son organisation, il n'en présente pas moins un mode de fonctionnement peu souple. Il était ainsi probable que la création de services hospitaliers dans les murs mêmes de l'institution carcérale aboutisse à certains conflits ou pour le moins à des effets désirés, préjudiciables à la prise en charge des détenus. Pourtant, le détour par le passé proposé dans cette thèse permet de rendre intelligible le choix qui fut fait. En effet, au terme de cette thèse, il apparaît aisé de comprendre la volonté du législateur français de distinguer si nettement les missions de soin et de surveillance. Pour cela, le choix du service public hospitalier, doté d'une forte légitimité, est apparu comme une évidence aux réformateurs. Le militantisme qui a caractérisé la réforme de la médecine pénitentiaire, et ce au moins depuis 1981, explique cette volonté d'opérer une coupure nette entre la mission de soin et la mission de garde. S'il a permis de mettre fin à certaines ambiguïtés propres à la « médecine pénitentiaire », ce militantisme a cependant manqué de pragmatisme et en découlent aujourd'hui certains dysfonctionnements qui viennent d'être esquissés. Il apparait ainsi légitime de se demander si on n'assisterait pas aujourd'hui à un retour de balancier à l'égard du passé. A une immixtion des pouvoirs disciplinaires et sanitaires (qu'a pu incarner parfois la médecine pénitentiaire) ne succède t'il pas un cloisonnement trop strict ?

Ces observations ne doivent cependant pas préjuger des transformations qui ont lieu actuellement au sein des praticiens exerçant dans les UCSA. Conscients de leur faible prise en compte au sein de l'institution hospitalière, ces derniers se sont progressivement organisés en réseau donnant lieu à des congrès de manière périodique. En février 2013 s'est ainsi déroulé à Montpellier le 10ème Congrès national des UCSA. Des organisations représentatives se sont également formées : outre l'Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP), ont été créés le Collège des soignants intervenant en prison (CSIP) ainsi que le Syndicat des médecins exerçant en prison (Smep). Ces organisations sont en voie de structuration et ne subsisterait aujourd'hui plus que l'Association des Professionnels de Santé Exerçant en Prison (APSEP) ainsi que le Syndicat des Praticiens Exerçant En Prison (SPEEP). Bien qu'elles disposent d'une faible audience médiatique, ces organisations ont plusieurs fois rappelé l'indépendance des praticiens hospitaliers à l'égard de l'autorité pénitentiaire1948(*).

Par ailleurs, de nouvelles réformes ont été adoptées depuis la loi du 18 janvier 1994 afin de répondre aux problèmes les plus criants. La prise en charge des troubles mentaux est considérée comme le plus urgent depuis le milieu des années quatre-vingt-dix1949(*). Les SMPR ayant une vocation régionale peinent, faute de moyens, à répondre à cet afflux de détenus présentant des troubles psychiatriques sur l'ensemble de leur ressort. La disparité de moyens est ainsi très forte entre les établissements1950(*). Outre une proposition de loi toujours en cours d'examen visant à réduire d'un tiers la peine encourue par les personnes atteintes de troubles mentaux, des structures d'hospitalisation spécifiques furent créées par la loi Perben du 9 septembre 2002 d'orientation et de programmation pour la Justice. Ces Unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA), très critiquées par certains psychiatres qui y voient « la renaissance de l'Asile-Prison »1951(*), ont ouvert dans quelques hôpitaux psychiatriques1952(*).

La sociogenèse de la réforme de l'organisation des soins en prison permet ainsi d'envisager sous un jour nouveau les observations formulées durant le DEA. Le manque de pragmatisme qui semble avoir caractérisé la mise en oeuvre du transfert de tutelle peut s'expliquer par le fait que cette réforme n'ait pas tant eu pour origine les professionnels concernés que des magistrats-militants occupant des fonctions de direction au ministère de la Justice. Afin de rompre avec l'image d'une médecine pénitentiaire compromise, ils souhaitèrent confier cette mission à une institution dotée d'une forte autonomie. A la confusion entre les missions de soin et de garde succéda une forte défiance, parfois source de dysfonctionnement dans la prise en charge sanitaire des détenus.

Un tel scénario n'est certes pas figé. C'est ainsi qu'Isabelle Chauvin propose dans son analyse de la réforme un scénario d'apprentissage mutuel, la loi du 18 janvier 1994 permettant, selon elle, un renouveau des relations entre l'organisation hospitalière et l'institution carcérale1953(*). La santé permettrait de modifier imperceptiblement la culture de chaque intervenant, et ainsi de rapprocher leurs organisations respectives. L'enjeu de la réforme serait, à terme, une transformation de la prison et de l'hôpital. L'institution pénitentiaire peut ainsi progressivement s'ouvrir aux intervenants extérieurs, accélérant ainsi le processus de décloisonnement. Elle peut surtout s'ouvrir à une nouvelle conception de la prise en charge des détenus davantage orientée vers la prévention et la réinsertion. L'hôpital, partenaire essentiel de la réforme, ne doit cependant pas rester en marge de ces transformations. Celui-ci est pour l'instant inadapté, à certains égards, aux exigences que requière le soin des détenus : les patriciens hospitaliers demeurent réticents à intervenir en milieu pénitentiaire, les contraintes carcérales sont souvent mal comprises des équipes hospitalières, le traitement « organiciste » de la maladie convient mal à des patients-détenus qui sont avant tout à la demande d'un dialogue. L'ouverture de la prison sur l'hôpital constitue une ouverture potentielle de l'hôpital en faveur des personnes défavorisées : « L'hôpital pourrait y gagner également une expérience de l'ouverture sur la Cité, en coopération avec les équipes soignantes sociales de la ville. Il pourrait également mieux jouer son rôle dans la continuité des soins entre l'avant hôpital, l'hôpital et l'après hôpital. Il pourrait, enfin, mieux faire participer le patient aux décisions qui le concernent »1954(*). Ainsi, comme le rappelle Olivier Obrecht « le service public hospitalier doit s'organiser pour être service de tous, sans exception »1955(*).

Le détour par le passé qu'a opéré cette thèse permet ainsi d'envisager la loi du 18 janvier 1994, et la nouvelle organisation des soins qui en découle, non pas tant comme un acquis à conserver que comme un enjeu pour le futur. Au-delà du cas d'espèce, ce travail interroge de façon plus générale la manière dont se transforment les spécialités médicales. Parce qu'elle s'exerce dans un milieu non-médical, la médecine pénitentiaire constitue un exemple privilégié de spécialisation dont on ne peut rendre compte uniquement à partir de la seule logique médicale.

* 1918 Cité dans ASSEMBLEE NATIONALE, La France face à ses prisons, op.cit.

* 1919 PAYRE Renaud, POLLET Gilles, Sociohistoire de l'action publique, op.cit.

* 1920 BIENVENU Noémie, Le médecin en milieu carcéral : étude comparative France / Angleterre et Pays de Galle, L'Harmattan, coll. Bibliothèques de droit, Paris, 2006, p.16.

* 1921 Jusqu'à la réforme de 1994, la plupart des praticiens hospitaliers ne connaissaient rien de la prise en charge médicale des détenus à l'exception des consultations et des hospitalisations qui, du fait des conditions de sécurité draconiennes (détenu entravé, escorte policière), étaient souvent très peu appréciées. La loi du 18 janvier 1994 fut d'ailleurs présentée par les réformateurs comme un moyen de diminuer ces visites. Dans les faits, il semblerait que les praticiens hospitaliers aient à l'inverse davantage envoyé les détenus procéder à des examens complémentaires à l'hôpital.

* 1922 Dans les faits il semblerait que les services soient partagés entre ceux de médecine légale, ceux d'urgence et ceux de médecine interne. On peut relever cependant quelques incongruités, tel qu'un service d'ophtalmologie.

* 1923 Entretien avec la responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes daté du 22/04/2003, 2h20.

* 1924 Entretien avec la responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes daté du 22/04/2003, 2h20.

* 1925 « [Les personnels de l'UCSA] ont du mal à se faire reconnaître par leur propre direction hospitalière. Ils me le disent et puis je m'en rends compte si vous voulez lors des réunions, on voit bien que les directions hospitalières sont très loin de l'UCSA. Il y a des choses qui se disent en réunion annuelle des comités de coordination et qui pour moi devraient être dites avant, directement entre l'UCSA et la direction hospitalière et donc ça démontre bien qu' il n'y a pas de dialogue ». Entretien avec la responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes daté du 22/04/2003, 2h20.

* 1926 Entretien avec la responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes daté du 22/04/2003, 2h20.

* 1927 Entretien avec le médecin à la DRASS Rhône-Alpes chargée de la médecine en prison daté du 26/06/2003, durée 1H.

* 1928 Entretien avec la responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes daté du 22/04/2003, 2h20.

* 1929 L'exception à ce constat serait, selon Marie Héléne Lechien, les infirmières qui représenteraient la « seule catégorie "volontaire" pour les UCSA ». Leur motivation s'expliquerait néanmoins par des raisons professionnelles : « Les infirmières quittent l'institution hospitalière en raison de son rythme usant et de ses horaires décalés [...] En prison, elles éprouvent un sentiment de "plénitude" professionnelle ». LECHIEN Marie-Hélène, « L'impensé d'une réforme pénitentiaire », Actes de la recherche en sciences sociales, mars 2001, n°136-137, p.23.

* 1930 Entretien avec la responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes daté du 22/04/2003, 2h20.

* 1931 MILLY Bruno, Soigner en prison, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2001, p.226.

* 1932 PARIZOT Isabelle, Soigner les exclus, PUF, Paris, coll. « Le lien social », 2003, p.49.

* 1933 C'est ainsi que la Commission d'enquête de l'Assemblée Nationale a pu observer « que des établissements pénitentiaires disposent d'appareils de radiologie neufs qui restent inutilisés faute d'un manipulateur radio ou d'un médecin généraliste formé à leur utilisation. En conséquence de quoi, les détenus doivent se rendre à l'hôpital de rattachement pour effectuer ces examens avec toutes les difficultés qu'impliquent les "extractions" » (ASSEMBLEE NATIONALE, La France face à ses prisons, op.cit., p.211).

* 1934 FATOME Thomas, et alii, L'organisation des soins aux détenus, op.cit., p.53.

* 1935 C'est ce dont témoigne un directeur d'établissement : « J'ai été atterré par les gens que l'hôpital nous a envoyés : [...] des comportements de défiance vis-à-vis de l'administration pénitentiaire [...] Les médecins me disaient : « Nous, on n'a rien n'a voir avec vous, on se salue, bonjour-bonsoir, mais on veut même pas vous voir » [...] En gros, il y avait d'un côté, selon eux, un courant progressiste, humaniste, pour ne pas dire humanitaire, incarné par les gens du ministère de la Santé. Nous, on était les gardiens-chefs [...] Nous, on était les abrutis du milieu pénitentiaire et eux arrivaient avec la toute-puissance de la connaissance de la personne humaine » (Entretien cité in LECHIEN Marie-Hélène, « L'impensé d'une réforme pénitentiaire », art.cit., p.23).

* 1936 BESSIN Marc, L'hôpital incarcéré ? Modalité de cohabitation des logiques hospitalière et pénitentiaire, GRASS/IRESCO, juin 1994, 32p.

* 1937 La visite médicale d'entrée a normalement lieu dans une limite de quarante-huit heures pour la médecine somatique (UCSA) après l'incarcération. Le Code de procédure pénal permet cependant au magistrat d'exiger une visite médicale immédiate en cas de risque pour la vie du détenu, notamment contre les risques de suicide.

* 1938 Entretien avec le médecin à la DRASS Rhône-Alpes chargée de la médecine en prison daté du 26/06/2003, durée 1H.

* 1939 FATOME Thomas, et alii, L'organisation des soins aux détenus, op.cit., p.42.

* 1940 Entretien avec deux agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon daté du 6/05/2003, 1H20.

* 1941 FATOME Thomas, et alii, L'organisation des soins aux détenus, op.cit., p.37.

* 1942 Pierre Barlet, médecin aux M.A de Lyon depuis 1966 puis responsable du service des détenus de l'hôpital Lyon Sud depuis 1985. Entretiens réalisés le 18/04/2003 et le 30/04/2008. Durées: 2H15 et 2H00.

* 1943 LECHIEN Marie-Hélène, « L'impensé d'une réforme pénitentiaire », art.cit, p.26.

* 1944 Entretien avec la directrice-adjointe des prisons de Lyon depuis 1999, entretiens réalises les 13/02/2003 et 1/07/2003, durées : 2H et 2H15.

* 1945 Syndical local UFAP Fleury-Mérogis, tract distribué dans l'établissement pénitentiaire, 13 février 1998, Cité in Observatoire international des prisons, Prisons : un état des lieux, Paris, L'Esprit frappeur, 2000, p.140.

* 1946 Entretien avec Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon réalisé le 8/07/2003, durée 1H20.

* 1947 BIENVENU Noémie, Le médecin en milieu carcéral, op.cit., pp.61-62.

* 1948 Ce fut par exemple le cas lorsqu'en septembre 2008 à Rouen un détenu a assassiné son codétenu après qu'un médecin ait demandé la suspension de la mesure d'isolement frappant ce premier détenu. La direction de la M.A avait alors suspendu l'accès du praticien en question (« Les soignants des UCSA inquiets », 17/10/2008, www.infirmiers.com).

* 1949 La modification du Code pénal en 1992 en serait en partie à l'origine. Tandis que pour l'article 64 jusqu'alors, il n'y avait « ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence » durant les faits, l'article L.122-1 du nouveau Code pénal prévoit que le malade dont le discernement est « aboli » « n'est pas pénalement responsable » tandis que la personne ayant un discernement « altéré » demeure punissable mais il doit en être tenu compte dans la détermination de la peine. « Cette définition devait jouer comme un facteur d'atténuation de la responsabilité et, en conséquence, de diminution de la peine. Elle aurait dû se traduire par une diminution du nombre de personnes détenus souffrant de troubles mentaux [en détention]. C'est l'inverse qui s'est produit ». (« Le Sénat veut endiguer la progression du nombre de malades mentaux en prison », Le Monde, 26/01/2011).

* 1950 A titre d'exemple, le centre de détention d'Uzerche n'a disposé d'aucun intervenant psychiatrique depuis juillet 2001 alors qu'il s'agit d'un établissement de 600 détenus, parmi lesquels un nombre important de patients addictifs et d'auteurs d'agressions sexuelles (JUAN Fabien, Le dispositif de soins en santé mentale, op.cit, p.201)

* 1951 JUAN Fabien, Le dispositif de soins en santé mentale, op.cit, p.238.

* 1952 Jusqu'à présent trois UHSA ont été créées (Lyon, Toulouse et Nancy), neuf étant prévues, où sont hospitalisées des personnes incarcérées, avec ou sans consentement, qui sont gérées par l'Administration pénitentiaire et font exception ainsi à l'organisation sectorielle de la psychiatrie.

* 1953 CHAUVIN Isabelle, La santé en prison, Paris, ESF Editeur, 2000, p.85.

* 1954 Ibidem, p.87.

* 1955 OBRECHT Olivier, « Des progrès pour la santé en prison », Projet n°269, juin 2002, p.114

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault