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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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ANNEXE 24 : ENTRE CRITIQUE RADICALE ET RÉFORME PRAGMATIQUE, LE SYNDICAT DE LA MAGISTRATURE FACE À LA QUESTION PÉNITENTIAIRE

La création du Syndicat de la magistrature (SM), le 8 juin 1968, doit être recontextualisée dans les transformations qui affectent le secteur judiciaire depuis la fin des années cinquante. La prééminence de l'exécutif que consacre la Vème République, et la dévalorisation du pouvoir législatif, que symbolise le recours accru aux règlements, sont tout d'abord perçues par la magistrature comme les signes d'une « justice conjoncturelle »2188(*). Certains magistrats refusent, en second lieu, les résistances administratives opposées à leur action, et ce, alors même qu'on assiste à un accroissement des domaines d'intervention du juge. Le Juge d'application des peines (JAP), institué en 1958, illustre la contradiction entre le rôle social conféré aux magistrats et la difficulté à faire valoir leur autorité. En témoigne l'un des fondateurs du SM : « Le magistrat débutant des années 1967-1970 découvre ainsi avec ahurissement [...] que les affaires de violence lorsqu'elles concernent des policiers ou du personnel pénitentiaire débouchent rarement, même lorsque les violences ont été constatées par un juge, et que ce juge a pu personnellement en informer les directeurs des affaires criminelles et de l'administration pénitentiaire ainsi que le ministre lui-même »2189(*). « Le juge de l'application des peines serait un intrus dans le monde fermé des prisons », écrit un conseiller à la Cour de cassation dans la revue du SM2190(*).

La « crise de la magistrature », selon l'expression de Jean-Pierre Mounier, s'expliquerait également, troisième facteur, par la nouvelle position des magistrats dans la structure sociale. A une magistrature de propriétaires et de rentiers succède une magistrature de cadres issus de la fonction publique. La longueur des carrières et la faiblesse des rémunérations se traduisent par une « crise de recrutement » et une interrogation éthique, propice aux remises en cause : « Un corps dont la cohésion était faite de certitudes immuables fait place à un groupe professionnel qui s'interroge, se scinde et connaît des oppositions internes. On passe progressivement d'un corps judiciaire à un secteur judiciaire »2191(*).

S'il recrute beaucoup de ses adhérents sur les bancs de l'Ecole nationale de la magistrature, le syndicat compte également de nombreux magistrats aux carrières bloquées ou dévalorisées et désireux de contester la hiérarchie du corps judiciaire2192(*). Tandis que les gardiens de l'orthodoxie tentent au sein de l'Union fédérale des magistrats (UFM) de mettre fin à la dégradation sociale et économique de la magistrature, d'autres proposent de remettre en cause les fondements de l'ordre judiciaire. Issus pour beaucoup de familles de magistrats refusant l'allégeance de la magistrature au pouvoir politique, que symbolisent le régime de Vichy ou la guerre d'Algérie, les fondateurs du SM, parmi lesquels Dominique Charvet, Louis Joinet, Pierre Lyon-Caen et Claude Parodi, défendent de nouveaux standards de définition de la profession : « Nous pouvons nous demander si les réflexes professionnels enseignés jusqu'ici aux magistrats sont encore valables et s'il n'est pas temps pour eux d'en changer et d'adopter une nouvelle éthique » (Justice, 09/1969). En rupture avec l'UFM, le SM défend une conception politique de la Justice, plus proche des justiciables : « Le juge n'est pas neutre. Sa décision n'est pas dépourvue de tout engagement, c'est au contraire un acte politique et que nous entendons politiser afin que la politique entre ouvertement au prétoire »2193(*).

Durant les années soixante-dix, le SM tente de mettre en application son discours syndical, notamment par la mise en cause publique des décisions, des normes institutionnelles et du fonctionnement de la Justice sur de nombreux sujets. Le Syndicat agit alors comme un catalyseur du fait des liens transversaux qu'il noue entre les divers mouvements sociaux2194(*). La question pénitentiaire occupe une place importante au sein du SM. Il en est déjà largement question lors de la première journée nationale de juin 1970. En 1971, le Syndicat envoie de nombreux courriers au garde des Sceaux auquel il demande un statut des droits des détenus. Ecarté des commissions de réforme installées par René Pleven, le SM consacre plusieurs réunions aux prisons aussi bien au niveau local que national « sans toutefois arrêter une position définitive »2195(*). Il propose, entre autres, le rattachement des éducateurs au JAP ainsi que la création d'une « Direction de l'action sociale », autonome de l'Administration pénitentiaire. Les numéros consacrés au thème des prisons par la revue Justice témoignent de l'intérêt du Syndicat pour la question carcérale2196(*).

L'engagement du SM en faveur de la question carcérale s'explique par au moins deux raisons. Ce syndicat fut lancé tout d'abord à l'initiative de jeunes auditeurs de justice qui prennent conscience de l'état des prisons à la fin des années soixante au cours de leur stage pénitentiaire : « Dès 1969, paraissent dans divers journaux des interviews de syndiqués qui exposent le problème des établissements du ressort de leur juridiction. Un article paru dans France soir à l'initiative de la section de Pontoise fait mouche. C'est la colère de la hiérarchie qui ordonne une enquête et brandit la menace. Il n'est pas question que s'instaure un débat public sur la prison » (Justice, n°64, 1978).

Le positionnement du SM en faveur des prisons est, d'autre part, le fait d'au moins deux de ses membres, François Colcombet et Etienne Bloch. Le premier, substitut à Lyon, préside le Syndicat de la magistrature en 1973 et participe activement aux réunions du GMQP2197(*). Fils du cofondateur des Annales, le second est juge au TGI de Sarreguemines. « Profondément marqué par son expérience de détention à Miranda en 1943 [et désireux] d'améliorer les conditions de détention des prisonniers »2198(*), Etienne Bloch décide d'exercer comme JAP au TGI de Versailles, activité sur laquelle il porte un regard pessimiste : « A l'intérieur de la prison, le juge de l'application des peines est un homme seul. Le directeur voit en lui un homme prêt à lui disputer le pouvoir [...] Comme tout corps étranger, la structure pénitentiaire tend à l'expulser [...] L'ambiguïté dramatique des fonctions de juge de l'application des peines est que chacun attend beaucoup de lui alors qu'il ne peut pas grand-chose »2199(*). Intéressé par le GIP et l'ADDD, comme en attestent ses archives personnelles, il participe aux réunions du GMP à Paris. Son attitude trop militante lui vaut d'être en forte opposition avec la DAP :

« Et puis finalement, le résultat de tout cela, c'est que l'Administration... Ils sont pas fous ! Dans ces moments là, soit ils vous virent... Parce qu'à ce moment là, c'était l'Administration pénitentiaire qui donnait son accord pour qu'un juge d'application des peines soit nommé pour trois ans et donc y avait la possibilité... Et je me rappelle très bien voir M. Lecorno revenir en disant... Parce qu'au Conseil supérieur de la magistrature, à l'époque, il n'y avait même pas d'élus [du SM]... Rien du tout ! Je me rappelle de son expression. Il est arrivé en disant : « C'est passé comme une lettre à la poste ! ». On expédie un juge comme ça. Mais c'est passé comme une lettre à la poste d'autant plus facilement que Bloch avait cette attitude » 2200(*).

Si l'intérêt des membres du SM pour les prisons est certain, leur position est néanmoins divergente concernant l'attitude à adopter à l'égard de l'Administration pénitentiaire. Certains, tels Yvan Zakine ou Jean Favard, considèrent que les magistrats doivent participer de l'intérieur à la transformation de l'institution tandis que d'autres, et notamment François Colcombet mais surtout Etienne Bloch, craignent que cette participation fasse perdre aux magistrats leur liberté de parole. On comprend dans ces conditions que les rares magistrats membres du SM alors en poste à l'Administration pénitentiaire au début des années soixante-dix souffrent d'une position peu confortable :

« Je n'étais pas le seul, nous étions quelques-uns... qui travaillions à l'Administration pénitentiaire et nous étions un peu suspects d'être un peu des jaunes, un peu complaisants avec l'Administration pénitentiaire. On était dedans, on connaissait quelles étaient les difficultés et donc nous n'étions pas toujours d'accord dans les débats. On trouvait qu'ils exagéraient un peu. Des motions un peu trop infondées, etc. Et du coup, on était dans une position très inconfortable puisque vis-à-vis de la direction on était des rouges et vis-à-vis des rouges on était des jaunes ! [Rires] Donc ce ne sont pas des couleurs très agréables à porter » 2201(*).

La survenue d'un incident lors du congrès de 1972 met « en lumière la difficulté profonde des syndiqués à aborder sans angoisse une question pourtant si proche et quotidienne. Au vaste mouvement de refus du monde pénitentiaire, les juges allaient-ils ajouter le refus de vouloir parler des prisons, alors qu'ils en sont les pourvoyeurs ? », s'interroge François Colcombet2202(*). Le thème des prisons est même envisagé pour le congrès de 1973 avant d'être finalement écarté (LM, 22/05/1973). « Trop difficile et trop risqué pour l'unité », remarque Jean Favard qui désapprouvait alors fortement la virulence d'Etienne Bloch :

« Lui, il considérait qu'il fallait détruire la prison, qu'il fallait... Et ho ! Il n'examinait même pas les dossiers et ses avis pour les libérations conditionnelles étaient systématiques. Je trouvais ça exagéré [...] Et c'était pareil pour les permissions de sortie. Il voulait faire voter une motion au Syndicat disant que le directeur avait donné des ordres aux juges d'application des peines. Et ho ! C'était quand même pas ça. Bon, il y avait des nuances à apporter... Moi, je me suis levé, j'ai dit que c'était pas comme ça que ça c'était passé »2203(*).

Tandis que Jean Favard défend une autre conception au sein du Syndicat de la magistrature, Yvan Zakine pour sa part démissionne du SM, estimant que celui-ci est davantage au service d'un projet partisan que syndical :

« Comme j'étais déjà sous Peyrefitte, j'avais été considéré comme suspect. D'ailleurs, vous aviez un long article du Syndicat de la magistrature qui faisait le tour du spoil system et qui disait : "Il y en a un, de l'Education surveillée, qui prend du galon, qui a survécu...". Parce qu'il se trouve que j'ai fait partie du groupe fondateur du Syndicat de la magistrature [...] J'ai pris mes distances parce que j'avais une assemblée générale au cours de laquelle certains avaient fustigé l'Administration pénitentiaire. Mais on était encore avec les post soixante-huitards. Donc "il est interdit d'interdire", "la prison, c'est le bagne". Il y avait eu une motion d'une irresponsabilité totale. Moi, je n'y étais pas mais j'avais eu écho de l'intervention de Jean Favard qui avait tenté d'endiguer ce mouvement anti-pénitentiaire. Parce que c'était un préfet qui était à la tête de la Pénitentiaire [Christian Dablanc]. Donc, c'était le diable. Donc, j'ai envoyé une lettre de démission en disant que je déplorais la motion qui avait été prise [...] Ça m'avait fait mesurer le danger de prendre des décisions sans en mesurer la portée. J'ai dit : "Aujourd'hui, c'est la Pénitentiaire et demain ça sera autre chose". Autrement dit, cette irresponsabilité dans l'extrémisme m'a choqué et m'a fait percevoir... [...] Personnellement, ça me choquait tellement ce gauchisme qui ne disait pas son nom, cet extrémisme »2204(*).

La question pénitentiaire passe progressivement à partir de 1975 au second plan, ce que confirme le peu d'articles consacrés à ce thème dans Justice. C'est uniquement à la fin des années soixante-dix qu'il redevient progressivement à l'ordre du jour du SM. « Le silence prolongé du Syndicat de la magistrature sur la prison ne veut pas dire qu'il l'a oubliée », prévient alors Etienne Bloch2205(*). Avec l'alternance se trouve réactivé avec plus de vigueur le dilemme auquel sont confrontés tous les professionnels-militants : est-il préférable de participer à l'institution critiquée, quitte à perdre sa liberté de parole, ou vaut-il mieux demeurer spectateur au risque d'être privé de tout moyen d'action direct ?

ANNEXE 25 : LA POLITIQUE SÉCURITAIRE D'ALAIN PEYREFITTE ET LA MULTIPLICATION DES PRESSIONS ENVERS LES PROFESSIONNELS PÉNITENTIAIRES

Les éducateurs travaillant en milieu fermé ont été, comme cela a été précisé auparavant, parmi les premiers à se désolidariser de l'institution carcérale du fait, entre autre, de la culture protestataire qui marque ce corps professionnel. Leur mécontentement s'exprime en mars 1977 sous une forme collective lorsque le SNEPAP, rattaché à la Fédération de l'éducation nationale (FEN), réclame un statut paritaire avec les membres de l'Education civile afin de ne plus dépendre du ministère de la Justice (LM, 4/03/1977). Très minoritaires au sein de l'Administration pénitentiaire, on en compte alors 80 pour 35.000 détenus, les éducateurs souffrent de conditions de travail difficiles :

« Maintenus dans une situation marginale, présents dans très peu d'établissements (une vingtaine sur 180), isolés, les éducateurs demeurent dans les prisons des intrus, suspectés a priori, incompris [...] On veut les encadrer de très près en leur imposant une hiérarchie calquée sur celle des établissements pénitentiaires. Peu à peu, on fait des comités de probation des instruments de strict contrôle social d'où l'imagination sera absente. La centralisation est poussée à l'extrême : toutes les orientations sont définies au ministère à Paris »2206(*).

Les heurts sont dès lors fréquents entre les éducateurs et leur autorité de tutelle. A l'automne 1977, cinq éducateurs de Fleury-Mérogis sont convoqués devant la commission de discipline pour avoir permis à deux détenus de correspondre entre eux malgré l'avis défavorable du juge (LM, 29/09/1977). Le jour de leur audition, des membres du SNEPAP, du SM ainsi que du Syndicat national des instituteurs condamnent lors d'une manifestation « le refus constant de l'administration de reconnaître aux éducateurs la place qui leur revient dans l'institution pénitentiaire » (LM, 8/10/1977). En réponse à la mutation des quatre éducateurs et au licenciement d'un autre, les quinze éducateurs de Fleury-Mérogis entament une grève afin de dénoncer le fonctionnement opaque du conseil de discipline (Le Matin, 17/10/1977). Au cours d'un forum « prison et communication », organisé à cette occasion, et qui réunit des professionnels et des militants de la cause carcérale, la question du rôle des intervenants est largement débattue, notamment en matière médicale : « Le personnel médical et paramédical enfermé dans les différentes spécialités, sans aucune relation avec le corps socio-éducatif, demeure complice silencieux de l'illégalité qui règne dans les prisons »2207(*). Déterminés à « transformer la présence passive, complice, non impliquée des différents intervenants carcéraux, en présence engagée, lucide et libératrice, par des solidarités réelles avec les couches populaires dominées par cet univers de répression », les professionnels rédigent un appel en faveur d'un nouveau positionnement à l'égard de l'institution pénitentiaire :

« Nous, éducateurs, avocats, magistrats, visiteurs de prison, médecins [...] dénonçons l'institution pénitentiaire, institution de mépris et d'humiliation, où fait rage l'arbitraire d'une administration qui ne respecte même pas sa propre légalité, et bafoue les droits les plus élémentaires de la personne humaine. Nous dénonçons les atteintes à la communication, les pratiques d'isolement, les privations affectives aux conséquences dramatiques, les dizaines de suicides qui en résultent chaque année, et dont l'administration pénitentiaire porte seule la responsabilité. Pour briser le secret et l'enfermement de ces institutions de mort, nous, travailleurs de la Justice et de l'institution pénitentiaire, anciens détenus et parents et amis de prisonniers, affirmons : le droit à la communication, droit inaliénable de l'homme, doit être consacré pour tout détenu »2208(*).

La tension est croissante entre éducateurs et autorités pénitentiaires, et ce, dans un contexte de durcissement des conditions de détention. La circulaire du 20 juin 1978 crée une brigade de sécurité destinée à intervenir dans les établissements ; la loi du 22 novembre 1978 instaure une « période de sûreté » et limite les pouvoirs du JAP. Le service socio-éducatif de Fleury-Mérogis déclare déplorer en mars 1978 que « le mitard devienne trop souvent le substitut de l'infirmerie et constater l'absence de toute structure médicale en cas d'urgence, l'inertie du personnel médical, voire son incompétence » (Journal des prisonniers, 04/1978). Les mesures disciplinaires se multiplient : une éducatrice de Fresnes est mutée « dans l'intérêt du service » en avril 1978, un éducateur de Fleury-Mérogis connaît le même sort en juin 1978 tandis qu'un éducateur est menacé d'exclusion en octobre 1979 (LM, 19/10/1979).

La répétition d'événements similaires amène la presse à poser la question de la place des éducateurs en détention. « Sept sanctions pour un effectif total de quatre-vingt éducateurs [...] voilà qui pourrait bien dépasser le cadre des simples conflits de personnes auxquels certains aimeraient ramener l'affaire », observe le Monde2209(*). Décrivant leurs difficiles conditions de travail, le journaliste constate que « la tâche dont on voudrait parfois les charger, consistant à "adapter" le détenu à la prison est rejetée par tous ». « Il est donc maintenant clair que l'éducateur de prison, comme le médecin, le psychiatre, le psychologue, le Valium, les promesses de carottes et les menaces de bâton, sont au service du pouvoir absolu de la direction de la prison », affirme un communiqué du C.A.P (Journal des prisonniers, 10/11/1977). « On voudrait nous cantonner dans un rôle de gardiennage ou d'intermédiaire entre les détenus et leurs avocats [...] On anéantit totalement la personnalité du détenu », déclarent Philipe Pottier et Patrick Frison de Fleury dans Libération qui publie à l'occasion l'extrait d'un rapport établi par un chef de bâtiment sur un éducateur sanctionné :

« D'une manière générale, je crois que M. Sanson ne soit incapable d'accepter l'institution et ses règles, il semble vouloir s'opposer systématiquement pour ne pas dire cyniquement. Peut-être s'agit il d'un caractère très particulier, d'un mélange d'utopie fumeuse, de paranoïa réformatrice, d'idéalisme béat ou tout simplement de la contradiction systématique d'un opposant caractériel...  » (Libération, 5/10/1977).

Les éducateurs ne sont pas les seuls concernés par ces mesures disciplinaires. En juin 1978, un visiteur de prison est pour la première fois inculpé de « remise irrégulière à un détenu » (LM, 21/06/1978). Quelques jours plus tard, un instituteur enseignant en prison est inculpé pour le même motif (LM, 1/07/1978). Des visiteurs témoignant de leur activité condamnent une « atmosphère de suspicion », notamment depuis l'évasion de Mesrine : « Tout se durcit. L'affaire Mesrine a ses retombées : l'Administration essaie de se décharger de ses responsabilités sur le dos des intervenants »2210(*). Les tensions s'accroissent au début des années quatre-vingt à mesure que la sécurité est renforcée au sein des établissements. Des éducateurs protestent contre la mise en place de portiques de détection à Fleury-Mérogis. Certains refusent de se soumettre aux contrôles (LM, 6/05/1980). En mars 1981 les enseignants des M.A de La Santé, Fresnes, Fleury-Mérogis et Bois d'Arcy entament une grève pour protester contre le renvoi de trois Professeurs détachés de l'Education nationale (Le Matin, 24/03/1981). Disposant tous d'une longue ancienneté et de bons états de service, ils déclarent avoir été licenciés en raison de leur appartenance au GMP « qui remet en question la doctrine sacro-sainte du secret ».

En avril 1981, suite à la sanction de deux nouveaux éducateurs souhaitant exercer leur droit de grève, le SNEPAP appelle à une semaine d'action pour protester contre l'« autoritarisme » de l'administration pénitentiaire dénoncé également par la FEN (LM, 5-6/04/1981). Les membres du syndicat des éducateurs sont divisés quant à la position à adopter à l'égard de l'institution carcérale. Certains estiment qu'il est préférable de se dégager de la tutelle pénitentiaire tandis que d'autres, comme Philippe Pottier, élu secrétaire général en 1978, pensent préférable de rester dans l'Administration. Avançant le risque de voir le corps des éducateurs supprimé, ce dernier justifie leur présence, et ce, en dépit des difficultés rencontrées : « Si l'on veut que cela change, il faut qu'un maximum de personnes puissent rentrer dans les prisons, témoigner de ce qu'elles y voient, en parler. Celui qui travaille en prison est légitimé par cette présence, nous avons tous pu en faire l'expérience : sa parole a beaucoup plus de poids que celle venant du dehors et qui ne pourra pas s'appuyer sur une expérience réelle. A ce niveau, la présence des travailleurs sociaux est essentielle : ils peuvent dire la prison »2211(*). C'est sous son influence que l'idée de demeurer au sein de l'Administration pénitentiaire devient progressivement majoritaire puisqu'elle recueille 80% des suffrages lors des congrès du SNEPAP de 1979 et 1980. C'est cette volonté de transformer les choses de l'intérieur que manifeste Philippe Pottier2212(*) :

« Quand je suis arrivé au SNEPAP, il y avait une discussion en interne. Une partie des gens était pour sortir de la prison. Par exemple être rattaché au Juge d'application des peines. Et moi, j'étais pour une position totalement inverse. C'est-à-dire que si on faisait ça, ça permettait peut-être de se protéger, de se mettre du "bon côté" mais c'était plus la peine d'espérer d'avoir la moindre influence sur l'institution. D'où ce débat. Moi, je défendais fortement l'idée qu'il fallait être dedans. D'ailleurs, moi, quand je suis arrivé, il y avait l'idée d'être rattaché à l'Education surveillée. Et c'était un des points d'ailleurs qui a fait que j'avais hésité à rentrer au Bureau national. Car je n'étais pas d'accord avec cette position qui avait tendance à être majoritaire à ce moment-là. Je suis quand même rentré au Bureau national et finalement cette position est devenue minoritaire à force [...] Donc, effectivement, il y a eu ce basculement. En 74/76, il y avait plutôt une position de retrait par rapport à l'Administration pénitentiaire. Et puis après, en 77/78, le débat est clos en 80 [...] C'est vrai que je suis rentré dans l'Administration pénitentiaire dans une idée un peu militante. Et rentrer dedans dans une optique un peu militante pour après dire "On va ailleurs", c'était un peu louche »2213(*).

La politique sécuritaire d'Alain Peyrefitte où prime le risque de l'évasion rentre ainsi en contradiction forte avec l'idée de décloisonnement inaugurée par Valéry Giscard d'Estaing. En effet, elle soumet les professionnels travaillant en prison à de nombreuses pressions et les incite à élaborer une action collective qui aboutit à la formation de la Coordination syndicale pénale (COSYPE).

* 2188 DEVILLE Anne, « L'entrée du syndicat de la magistrature dans le champ juridique en 1968 », Droit et société, n°22, 1992, pp.639-671.

* 2189 LYON-CAEN Pierre, « L'expérience du syndicat de la magistrature », Pouvoirs, n°16, 1981, p.57.

* 2190 CHAZAL Jean, « Le juge de l'application des peines... un intrus ? », Justice, n°16, 1972, p.25-26.

* 2191 MOUNIER Jean-Pierre, « Du corps judiciaire à la crise de la magistrature », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, n° 1, p.26.

* 2192 DEVILLE Anne, « L'entrée du syndicat de la magistrature dans le champ juridique en 1968 », art.cit., p.654.

* 2193 « La parole est aux magistrats », Frontières, 9/09/1973, p14.

* 2194 DEVILLE Anne, « Le syndicat de la magistrature en France. 1968-1988 », art.cit., p.55-68.

* 2195 BUREAU SYNDICAL, « Nouvelles prisons. Entre le réformisme et le réformite », Justice, n°17, 1972, pp.4-7.

* 2196 Cf. « Les prisons : en sortir... », Justice, n°17, 1972; « Prisons : questions ouvertes », Justice, n°33, 1974.

* 2197 Cf. Chapitre 2, section 1-2 : « L'émergence d'un nouveau militantisme carcéral ».

* 2198 Description faite par l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP) où sont conservées ses archives personnelles.

* 2199 BLOCH Etienne, « Le juge d'application des peines ou la bonne conscience de la Justice », Justice, n°17, 1972, pp.10-11.

* 2200 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice chargé des questions pénitentiaires de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008. Durée: 3H00.

* 2201 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

* 2202 COLCOMBET François, « La crise pénitentiaire », Justice, n°33, 1974, pp.1-2.

* 2203 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice chargé des questions pénitentiaires de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008. Durée: 3H00.

* 2204 Yvan Zakine, magistrat directeur de la DAP de 1981 à 1983. Entretien réalisé le 20/03/2008. Durée : 3H00.

* 2205 BLOCH Etienne, « La justice dans la prison », Justice, n°73, 1979, p.1-2.

* 2206 POTTIER Philippe, « Les éducateurs », Esprit, 11/1979, p.45.

* 2207 SNEPAP/CTJ, « Forum prison et communication », 1er octobre 1977, feuille RV (Fonds Etienne Bloch. ARC 3017-15. IV-25 Syndicats pénitentiaires).

* 2208 « La pratique des personnels pénitentiaires », 1er octobre 1977, feuille RV (Fonds Etienne Bloch. ARC 3017-15. IV-25 Syndicats pénitentiaires).

* 2209 « Les difficultés des éducateurs de prison. Mission impossible ? », Le Monde, 11/07/1978.

* 2210 « Les visiteurs de prison en question », Le Monde, 9/08/1978.

* 2211 POTTIER Philippe, « Le choix des éducateurs », Journal des prisonniers, n°3, 12/1980, pp.4-5.

* 2212 Philippe Pottier était par ailleurs sous-directeur de l'Administration pénitentiaire lors de l'entretien en 2007, manifestant la même volonté de transformer les choses de l'intérieur.

* 2213 Philippe Pottier, éducateur pénitentiaire depuis 1975, secrétaire général du SNEPAP de 1978 à 1988 et fondateur de la COSYPE. Entretien réalisé le 27/12/2007, 2H. Souligné par nous.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway