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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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ANNEXE 27: L'ANESTHÉSISTE ET LE CHIRURGIEN : LA PRISE EN COMPTE PAR L'IGAS DES CONTRAINTES PÉNITENTIAIRES

Entre 1980 et 1983 plusieurs patients de l'Hôpital de Fresnes meurent dans des conditions similaires. Opérés par le Dr Perdrot, ils sont transférés avec du retard dans des services de réanimation où la plupart sont décédés. C'est à chaque reprise à l'initiative de Monique Montot, anesthésiste chef de l'Hôpital, et ancienne élève du Professeur Huguenard que ces détenus ont été transférés malgré l'opposition du médecin-chef, Pierre Perdrot. Chargés de démêler le conflit, les médecins inspecteurs de l'IGAS remarquent dans leur rapport « le malaise qui régnait depuis quelques mois dans le service de chirurgie » mais surtout les « plaintes répétées des chirurgiens à l'encontre de l'anesthésiste »2214(*). « L'opinion est unanime. Mme Montot n'a pas le profil correspondant à la fonction anesthésiste à l'hôpital de Fresnes », note le rapport qui égrène les griefs formulés contre elles. Outre des « titres insuffisants » et un « vide médical » de dix ans dans son curriculum vitae, les inspecteurs lui reprochent d'être « non titulaire du C.E.S de médecine pénitentiaire »2215(*). mais d'avoir surtout une « activité professionnelle insuffisante » et une « organisation du travail inexistante et un manque de coopération avec les chirurgiens ». La mission cite, en effet, les courriers de chirurgiens se plaignant des refus d'anesthésie de la part du Dr Montot. Au terme de ces accusations, le rapport suggère le licenciement de Mme Montot. Reprenant l'ensemble des conclusions dressées par l'IGAS, la directrice de l'Administration pénitentiaire propose son licenciement le 6 juillet 1983.

L'avis de la mission est en revanche beaucoup plus élogieux concernant le médecin-chef de l'Hôpital, doté de « qualités professionnelles indéniables » et de « titres indiscutables ». « Ses collaborateurs directs (personnel médical et paramédical) apprécient en règle général son savoir-faire et sa dextérité même s'ils ne sont pas toujours d'accord sur le diagnostic posé, les indications ou le suivi post-intervention »2216(*). Après avoir rappelé les décès dont il fut question dans les médias, les inspecteurs observent que « les statistiques de mortalités opératoires produites par lui ne semblent pas anormales » mais qu'il est néanmoins possible « après examen de nombreux dossiers [de] retenir six cas qui pourraient être soumis à expertise médicale, si cela s'avérait nécessaire »2217(*). Si le rapport retient en conclusion que « son maintien à l'Hôpital central de la maison d'arrêt de Fresnes n'apparaît plus souhaitable », son licenciement ne semble néanmoins pas justifié, comme ce fut le cas pour l'anesthésiste :

« Le cas du Dr Perdrot est plus complexe de par la personnalité de l'intéressé, ses titres, ses travaux, sa compétence reconnue [...] Hormis quelques cas pour lesquelles la Justice a été saisie, les reproches qui peuvent être faits au docteur dans la conduite de son activité et la prise en charge de ses malades sont de faible teneur et résistent mal à une analyse minutieuse et approfondie. Dans ces conditions il apparaît inopportun d'évoquer à son égard une sanction [...] Une façon de faire qui pourrait être féconde, sous réserve de l'information judiciaire en cours, serait en raison de sa notoriété, de charger ce praticien d'une mission d'études. Ce dernier paraît prêt à accepter une proposition de cette nature dès lors qu'elle serait compatible avec son honorabilité professionnelle »2218(*).

En septembre 1983, le docteur Perdrot est chargé d'une étude sur la pathologie carcérale au siège de l'Administration pénitentiaire (Le Monde, 8/09/1983). Cette mission, jamais effectuée, était selon un magistrat de la DAP un moyen « élégant » afin de se débarrasser de ce chirurgien : « C'était une manière de s'en débarrasser. Elégante ! »2219(*). Un chirurgien de l'Hôpital connaissant bien l'affaire explique la stratégie de la DAP par le risque que cela comportait de licencier ce chirurgien s'il avait été relaxé du procès pénal qui était alors en cours:

« Ce que l'IGAS a fait et M. Lucas est un mec de très intelligent. Il a dit "non, on le mute aux statistiques du ministère de la Justice".... parce que comme ça on l'éloigne et comme ça il n'est pas dangereux pour personne [...] C'était très malin parce que ça c'est fait avant la fin du procès. Ils se sont dit que s'il ne perdait pas son procès, il va demander à être réintégré et il va demander des dommages et intérêts au ministère. Ça va coûter moins cher, il était à deux ans de la retraite, de le foutre aux stats... Et la solution de l'IGAS, c'était une promotion aux stats »2220(*).

Le différentiel de traitement entre les deux praticiens mis en cause par la mission d'Inspection apparaît surprenant. Certains arguments avancés à l'encontre du Dr Montot par les inspecteurs de l'IGAS apparaissent non fondés2221(*). Le seul argument mis en avant par les inspecteurs dans la défense du médecin-chef est sa notoriété. La plupart des décès en question sont, d'autre part, liés au retard avec lequel les détenus furent transférés en hôpital extérieur, du fait de l'opposition du Dr Perdrot, ce que le rapport n'évoque à aucun moment. Les pratiques chirurgicales du médecin-chef semblent d'ailleurs connues de plusieurs membres de l'Hôpital de Fresnes interviewés :

« Disons que c'était une chirurgie... Il n'avait pas du tout la finesse de travail du docteur Petit [ancien médecin-chef]. Le docteur Perdrot... C'était plutôt une chirurgie de guerre... Enfin, moi, je ne peux pas me permettre... [...] J'étais choquée par sa façon de travailler mais je ne peux quand même pas me permettre d'en dire plus... Je ne suis qu'une infirmière... Il y avait eu un cas dont je me rappelle.... Moi, je me le rappelle en salle lui avoir dit... D'ailleurs à la fin..."Vous ne fermez pas ? Vous ne suturez pas ?". "Mais non ! Mais non ! C'est très bien comme ça !". Alors, ou je fermais moi-même ou je chargeais le docteur [...] pour fermer... Parce que je trouvais que ça n'allait pas du tout [...] Je sais qu'il y en a un des deux... qui est mort d'ailleurs. Il avait été opéré de l'anus. Il avait voulu refermer et ça avait été une éventration. Enfin, ça avait été épouvantable ! »2222(*).

« Moi, j'ai été convoqué à la police pour faire une déclaration. C'était une façon de voir la médecine un peu différente qu'il avait [...] Les appendicites ne s'opéraient que le mardi, par exemple. C'était comme ça ! Parce que c'était comme ça... Et si vous aviez une crise qui se déclenchait le mercredi, vous la mettez sous antibiothérapie avec glace sur le ventre, comme on disait, et vous attendiez jusqu'au mardi suivant [...] Il n'y avait que lui comme chirurgien viscéral et donc c'est difficile pour un généraliste ou un cardiologue de remettre en cause les décisions d'un chirurgien. C'était un protocole qu'il avait établi... » 2223(*).

« Je disais tout à l'heure que les gens étaient vachement bien soignés en prison... Par contre, Perdrot... Mais que ce soit aussi bien en ville qu'en prison... Quand il fallait arracher un drain, une mèche, il arrachait ça d'un coup quoi ! Bon.... Il ne faisait pas dans la dentelle... en ville les gens disaient "aie !" mais à Fresnes ils avaient fait une coordination des gens dont Perdrot avait arraché le drain! [Rires] [...] C'était Perdrot qui était malade et qui ne voulait pas reconnaître que ça n'ait pas marché. Une fois il m'appelle un dimanche pour retirer l'appendoc de sa fille mais rien que ça j'étais outré. Ça allait encore les appendocs.... "Tu ne veux pas que je le fasse?" [rires] Il tirait... C'était vraiment pas beau à voir comme chirurgie, quoi [...] Et puis il était l'élève de Champo qui était un très bon chirurgien et donc je crois qu'il a hérité un peu du surplus de clientèle de Champo [silence] Non mais il était fêlé ! [...] Disons que... je ne lui aurais sans doute pas confié les membres de ma famille! [Rires]» 2224(*).

Informé des problèmes, le Directeur de la maison d'arrêt de Fresnes avait d'ailleurs demandé dans un rapport remis le 26 novembre 1982 au garde des Sceaux, l'exclusion des deux praticiens mis en cause2225(*). En réponse au rapport de l'IGAS, le Professeur Huguenard et la Ligue des droits de l'homme prirent la défense de Monique Montot (Le Quotidien de Paris, 7/09/1983), tandis qu'une partie du personnel de Fresnes protesta contre son licenciement, à travers une pétition, signée d'une douzaine d'infirmières et d'internes, saluant « le courage et la clairvoyance [ayant] permis de sauver la vie de plusieurs malades en exigeant leur transfert sur des hôpitaux extérieurs »2226(*).

Tandis que l'anesthésiste et le chirurgien furent initialement tous les deux mis en cause par la Justice dans la mort de certains détenus, la première ne sera finalement pas inquiétée, l'enquête de police ayant conclu à l'inculpation du seul chirurgien pour non-assistance à personne en danger2227(*). Dans une note adressée au directeur adjoint de cabinet du garde des Sceaux, la Direction des affaires criminelles et des grâces estime cependant préférable de requérir un non-lieu, toute poursuite étant considérée comme « inopportune » : « Il serait très injuste de faire porter au seul docteur Perdrot toute la responsabilité des "imperfections" de la médecine pénitentiaire, les conditions de travail à l'Hôpital de Fresnes étant à l'époque, particulièrement déplorables, tant au plan de l'équipement qu'à celui du personnel sanitaire »2228(*). L'abandon de toute poursuite à l'égard du Dr Perdrot n'est probablement pas sans rapport avec les accusations que ce dernier avait formulées quelques mois auparavant à l'égard du ministère de la Justice. Ami de la famille Hersant2229(*), Pierre Perdrot disposait en effet de puissants relais parmi les médias. Il semble ainsi que la décision finale de l'IGAS réponde moins à une logique médicale qu'à des considérations liées aux spécificités carcérales. Le chirurgien déclara d'ailleurs à la presse que son changement d'affectation « provient d'un accord entre l'IGAS et [lui] » (QDM, 7/09/1983). Si l'on en croit les propos de Pierre Espinoza, nommé médecin-coordinateur en 1982 pour faire face à la crise traversée par l'Hôpital, le travail de l'IGAS n'aurait d'ailleurs essentiellement consisté qu'à légitimer une prise de décision préalable :

« Le problème, c'était un chirurgien vieillissant pas du tout adapté au milieu carcéral avec des corps étrangers difficiles à gérer. Une anesthésiste complètement folle. Je me suis rendu compte de ce qui se passait le 1er avril. Il y avait un détenu qui avait été opéré 48 heures avant et qui avait de la fièvre. Je décide de ne pas y aller. Et le 2 avril au matin, le malade est mort ! Pan ! Je regarde le dossier et je vois qu'il y avait des fautes. Il avait 40 de fièvre la veille et aucune disposition n'avait été prise [...] Il a fallu trois semaines pour que... Pour que cela se reproduise. Un malade avait été opéré. Il avait 40 de fièvre et je dis au chirurgien : "Il y a un problème et il faut l'hospitaliser". Et il me dit qu'il n'en est pas question. Je lui ai interdit d'opérer parce que sa femme était morte dans la nuit ! Le malade a été dirigé vers l'Hôtel-Dieu et on a évité une mort supplémentaire [...] Derrière j'ai fait un rapport à Mme Ezratty en lui disant les choses et qu'il fallait qu'elle mette en route une mission de l'IGAS pour prendre des mesures et si c'était nécessaire de suspendre le chirurgien et l'anesthésiste. Ce milieu fonctionnait depuis des années en autarcie avec le ministère de la Justice. En clair, c'est par copinage qu'on a nommé ce chirurgien et je crois qu'il n'avait pas les compétences [...] Ce chirurgien était quelqu'un de diplômé mais c'était surtout quelqu'un doté d'un grand orgueil ce qui fait que lorsqu'il se trompait on ne pouvait pas le lui dire ! Il était à quelques années de la retraite et j'avais pensé qu'il fallait trouver un moyen de préserver sa dignité. Il fallait trouver une porte de sortie quoi ! »2230(*)

Pour le ministère de la Justice, le rapport de l'IGAS représente justement cette « porte de sortie » venant justifier une décision déjà prise en interne. En atteste une note de l'Administration pénitentiaire faisait état du licenciement de l'anesthésiste en mai 1983, soit trois mois avant la remise du rapport2231(*). Myriam Ezratty répondait alors dans un billet de transmission daté du 10/05/1983 : « Il faut attendre les conclusions de l'inspection diligentée par l'IGAS ».

Cet exemple atteste de la manière dont ont pu se dérouler certains contrôles de l'IGAS en matière de médecine pénitentiaire. Ceux-ci ne remettent pas fondamentalement en cause les règles qui régissaient alors l'organisation des soins en prison. Le manque de transparence qui la caractérisait demeure. Le transfert de la mission d'inspection au ministère de la Santé ne se produit pas ainsi de façon brutale mais sur un mode incrémental.

* 2214 AVRIL .J., TCHERIATCHOUKINE Jean, Rapport sur l'hôpital de Fresnes, op.cit., p.6.

* 2215 A notre connaissance, ce diplôme n'a jamais existé, la médecine pénitentiaire ayant seulement été enseignée sous la forme d'une capacité.

* 2216 Ibidem, p.17.

* 2217 Cette phrase soulignée par nous peut être vue comme l'indice d'un accord entre l'IGAS et le médecin-chef.

* 2218 Ibidem, pp.24-25.

* 2219 Jacques, magistrat chargé à la DAP de la réglementation sanitaire de 1982 à 1989. Entretien réalisé le 11/01/2008, 3H30.

* 2220 Jean-Michel, chirurgien-orthopédiste à l'Hôpital de Fresnes de 1979 à 1988. Entretien réalisé le 9/12/2005 à son domicile à Bourg la Reine (Hauts de Seine). Durée : 2H40.

* 2221 Le Dr Montot aurait, selon l'IGAS, été recrutée parce que seule candidate. Le P.V de la réunion de la commission de classement des médecins de l'hôpital de Fresnes du 2/12/1980 fait état cependant de la candidature de trois médecins, avant de conclure : « La commission a longuement hésité avant de proposer ce classement » (CAC.19940511. Art. 98).

* 2222 Monique, infirmière panseuse-chef à l'EHPNF de 1954 à 1990. Entretien réalisé le 28/06/2005. Durée : 2H30.

* 2223 Hervé, médecin O.R.L à l'Hôpital de Fresnes de 1981 à 2004. Entretien réalisé le 13/02/2006. Durée : 2h25.

* 2224 Jean-Michel, chirurgien-orthopédiste à l'Hôpital de Fresnes de 1979 à 1988. Entretien réalisé le 9/12/2005 à son domicile à Bourg la Reine (Hauts de Seine). Durée : 2H40.

* 2225 AVRIL J., TCHERIATCHOUKINE Jean, Rapport sur l'hôpital de Fresnes, op.cit., p.6.

* 2226 Document manuscrit d'une page qui me fut remis par Monique Montot lors d'un entretien.

* 2227 Rapport du Procureur général près la Cour d'appel de Paris au garde des Sceaux daté du 13/05/1985 (CAC.19940511. Art.91).

* 2228 Note de la Direction des affaires criminelles et des grâces au directeur adjoint de cabinet du garde des Sceaux du 1/06/1985 (CAC.19940511. Art.91).

* 2229 Mme Montot obtient par jugement du 27 avril 1984 du Tribunal de Paris la condamnation de Jacques Hersant, directeur de publication de France-soir, pour « diffamation » pour avoir dans un article publié le 8/09/1983 avoir insinué « un lien de causalité entre les morts suspectes et les sanctions tendant à laisser penser que Madame Montot pourrait avoir quelques responsabilités dans ces morts suspectes » (CAC.19940511. Art. 98).

* 2230 Pierre Espinoza, chef de service de l'Unité de soins intensifs de l'Hôpital de Fresnes de janvier 1983 à septembre 1991. Entretiens réalisés le 16/05/2006, le 31/05/2006 et le 22/04/2008. Durées :1H45, 2H00 et 1H50.

* 2231 Note du bureau des personnels à l'attention de la DAP datée du 9/05/1983 (CAC.19940511. Art. 98).

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein