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Pragmatique, narrativité, illocutoire et délocutivité généralisées.

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par Jean Robert RAKOTOMALALA
Université de Toliara - Doctorat 2004
  

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12. LA DÉLOCUTIVITÉ DU SAOTSA : AGIR PHYSIQUE DEVENU AGIR LINGUISTIQUE

RÉSUMÉ

Chez BENVENISTE, le délocutif se trouve être un rapport de dire. ANSCOMBRE et DUCROT contestent cette définition restrictive et voient dans le délocutif une dimension performative. Mais le propre de la performativité est de suspendre la référence extralinguistique au profit de la sui-référentialité. Ce qui veut dire que la délocutivité est une conversion d'un agir physique vers un agir linguistique. C'est le cas précis du « saotsa » qui désigne une offrande aux divinités et le verbe « misaotra » qui sert à accomplir un acte de langage.

Mots clés : « saotsa », merci, performativité, délocutif, rapport interlocutif, agir.

ABSTRACT

In BENVENISTE, the delocutive is found be a report said. ANSCOMBRE and DUCROT challenge this restrictive definition, see the delocutive a performativity dimension. But the hallmark of the performative is to suspend the extralinguistic reference to the benefit of the sui-referentiality. Which means that the delocutivite is a conversion from physical Act to a linguistic act. This is the case of the verb 'saotsa' which means an offering to the deities and the «misaotsa» verb which is used to perform an act of language.

Key words: « saotsa », thanks, performativity, delocutive, interlocutive report, acting.

Le principe fondamental de l'agir linguistique initié par les travaux d'AUSTIN ([1962]1970) a permis à ANSCOMBRE et DUCROT de revoir la notion de verbes délocutifs mis à jour par BENVENISTE. La révision importante est dans l'introduction de la performativité dans le délocutif, c'est ce qui explique le titre de ce travail: la dérivation délocutive convertit un agir physique en un agir linguistique qui justifie la sui-référentialité accordée aux performatifs.

Ainsi, pour illustrer ce principe qui va être développé et d'accroître de la sorte la lisibilité de ce travail, nous allons soumettre à notre analyse l'exemple phare de BENVENISTE, repris un peu partout. En filigrane de nos explications se trouve la thèse que le langage porte la trace d'une dimension mythico-religieuse comme le montre la première littérature que sont les mythes et apparentés.

Les textes de BENVENISTE attestent que le verbe "saluer" est dérivé d'un discours qui comporte le terme "salut" dans une perspective locutionnaire ou formulaire à cause, probablement, de la haute fréquence de ce discours dans le rapport humain ([1966] 1982, p. 277). Le fait nouveau que notre hypothèse suggère est que le paradigme duquel dérive le délocutif est un discours qui accompagne un rituel dont le but est d'obtenir le salut de l'homme face aux aléas existentiels.

Ce rituel est un rapport avec les divinités. Si l'on ne veut se référer qu'à la Bible, on peut comprendre que le salut est une quête permanente: de Caïn et Abel à la colère mémorable de

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Jésus Christ dans le temple de Jérusalem, le sacrifice en offrande est le point focal du rituel de cette quête. Mais il est une illustration autrement explicite de ce salut non performatif:

« Jésus regarda autour de lui et vit des riches qui déposaient leurs dons dans les troncs à offrandes du temple. Il vit une pauvre veuve qui y mettait deux petites pièces de cuivre. Il dit alors:

- Je vous le déclare, c'est la vérité: cette pauvre veuve a mis plus que tous les autres. Car tous les autres ont donné comme offrande de l'argent dont ils n'avaient pas besoin; mais elle, dans sa pauvreté, a offert tout ce qu'elle avait pour vivre » Luc (21, 1-4)

Nous devons comprendre que si cette veuve a offert tout ce qu'elle a pour vivre c'est que le salut prend la voie du don et du contredon. L'humain doit faire des offrandes aux Dieux en retour du don de la vie que ces derniers accordent à l'homme. Appelons cela la dimension sacrée du salut. Ce qui veut dire très exactement que l'expression « salut » ou « je vous salue » est un délocutif de l'acte de faire des offrandes à des fins de quête de salut. Autrement dit, dire « salut » à quelqu'un, c'est proférer une parole de bon augure pour que les dieux les entendent afin qu'ils accordent ou non leur bienveillance qui consiste à maintenir l'homme en vie.

La première dérivation délocutive de ce salut non performatif est constituée par son passage du sacré vers le profane: les salutations sont données en vertu de la transcendance horizontale qui caractérise une communauté. La délocutivité de BENVENISTE a pour matrice cette première dérivation, elle fait l'économie de la dimension religieuse.

Ce préliminaire va nous aider à comprendre que le "saotsa" qui a donné le délocutif "misaotra" peut être élevé au rang d'un universel linguistique parce qu'il a pour traduction française "merci" qui a donné à son tour le délocutif "remercier" ou l'autodélocutif "merci". Commençons par observer le rapport délocutif dans la langue française.

On sait qu'étymologiquement, le mot "merci" qui était du féminin a pour sens "salaire", "récompense", "solde" et que les auteurs chrétiens lui donnaient le sens de "bienveillance", "pitié" et "grâce céleste". La dérivation délocutive s'est fait au seul profit de la version profane: on dit "merci" pour accomplir l'acte de remerciements sans intervention d'un objet matériel qui soit compris comme salaire ou solde. C'est cela le passage de l'agir physique vers l'agir linguistique, un passage rendu célèbre dans l'éducation des enfants à qui on demande de dire "merci" quand ils reçoivent une faveur.

Pour les besoins de la cause nous allons nous servir de l'exemple malgache, le mot "saotsa", à cause de la vivacité des cérémonies d'offrande en dépit de la présence de la religion chrétienne qui, en tant que religion allogène, n'a fait qu'un laminage de la religion traditionnelle sans arriver à la faire disparaître. Ce choix d'une langue qui n'appartient pas à la famille indoeuropéenne poursuit un double but.

D'abord, il milite en faveur du caractère fondamental de la notion de langage comme un principe d'économie. En effet, il est démontré par LAFONT (LAFONT, 1978) que le langage

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comporte deux seuils interdits, le langage monolithique où un seul élément suffit à tout dire. Pourtant ce premier seuil interdit surgit quand le locuteur est en panne de nomination et a recours à des expressions comme machin ou chose, ou encore dans le x du langage formel de la mathématique.

Le deuxième seuil interdit est le langage infinitisé où à chaque événement nouveau correspond une nouvelle expression. La transgression de cet interdit existe aussi dans l'onomastique qui possède un fonctionnement hapax. On peut facilement comprendre la nécessité de ces transgressions partielles, notamment en ce qui concerne l'anthroponymie ou la toponymie. Si l'onomastique ne fonctionne pas en hapaxologie, c'est l'orientation dans le social qui est mise en danger par impossibilité d'identifier de manière univoque un individu ou un lieu, ce qui veut dire une mise en danger de l'organisation sociale.

En ce qui concerne les noms communs, c'est le principe d'économie qui prévaut comme le souligne cette remarque de Friedrich NIETZSCHE, établie pour dénoncer la moralisation à partir de termes linguistiques comme ce qui justifie la différence entre la noblesse et la plèbe :

« Tout concept naît de la comparaison de choses qui ne sont pas équivalentes. S'il est certain qu'une feuille n'est jamais parfaitement égale à une autre, il est tout aussi certain que le concept de feuille se forme en laissant tomber ces différences individuelles, en oubliant l'élément discriminant. » (NIETZSCHE, 1873, p. 181)17

Au-delà de notre conviction personnelle, nous tenons pour validité de ce raisonnement sa reprise chez TODOROV (1970, p. 29) pour traiter de la question de la synecdoque et qui lui permet d'étayer le caractère de double synecdoque de la métaphore avancé pour le groupe de Liège (DUBOIS J. , et al., 1982), sans parler de la défense de cette idée dans un article de DI CESARE qui milite ouvertement pour le constructivisme en linguistique. (DI CESARE D. , 1986)

Ce principe d'économie appliqué à la délocutivité permet de poursuivre le second but. La délocutivité fait passer un agir physique dans l'agir linguistique. Il s'agit donc de revoir la notion sous la perspective de l'intertextualité de manière à attester l'idée de la performativité comme individu linguistique au sens de BENVENISTE comme le précise la remarque suivante:

« Or le statut de ces « individus linguistiques » tient au fait qu'ils naissent d'une énonciation, qu'ils sont produits par cet événement individuel et, si l'on peut dire « semel-natif ». Ils sont engendrés à nouveau chaque fois qu'une énonciation est proférée, et à chaque fois ils désignent à neuf. » (BENVENISTE E. , [1974] 1981, p. 83)

Nous retrouvons dans ces « individus linguistiques » la notion de token qui caractérise l'énonciation comme sui-référentielle. C'est-à-dire qu'elle ne peut pas être soumise au test de la véridiction. C'est une confirmation au-delà de son domaine d'émission de la réflexion de GRÉIMAS selon laquelle, le monde n'est pas un référent ultime (GREIMAS, 1970, p. 52).

C'est ce que nous avons appelé ailleurs une fuite du réel comme le semble prouver l'analyse suivante de Jean PETITOT : « La relation dominante est la relation signifiant / signifié

17 Cité à partir du Le livre du philosophe

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(la cause du désir et non pas la validité du jugement), le référent n'étant qu'un tenant lieu (un artefact, un simulacre, un trompe-l'oeil) » (BRANDT & PETITOT, 1982, p. 52)

Malgré l'obédience saussurienne de la terminologie, il s'agit là d'une avancée remarquable au niveau épistémologique qu'il faut ranger du côté de HJELMSLEV. Ce linguiste danois conçoit la sémiotique comme une fonction qui réunit deux grandeurs : l'expression et le contenu, sans faire intervenir en aucun moment le référent. La difficulté est de faire abstraction du référent occasion du sens : pour ce faire, HJELMSLEV nous invite à comparer dans plusieurs langues la même proposition ou la même phrase afin de nous apercevoir que : « [...] dans le contenu linguistique, dans son processus, une forme spécifique, la forme du contenu, qui est indépendante du sens avec lequel elle se trouve en rapport arbitraire et qu'elle transforme en substance de contenu. » (HJLEMSLEV, 1968-1971, pp. 70-71)

Autrement dit, l'expression possède une forme et une substance, il en est de même pour le contenu. Ce qui veut dire que quel que soit le niveau abordé dans la science linguistique, on rencontre une fonction sémiotique qui relie une forme et une substance.

Il n'est pas peut être superflu de rappeler un autre argument qui justifie le rapprochement épistémologique entre Jean PETITOT et Louis HJELMSLEV en même temps qu'il évacue le référent comme une question inutile. PETITOT définit le carré sémiotique comme un dispositif logique qui a pour mission de convertir une disjonction en conjonction. Ainsi, le son existe indépendamment du référent, mais par le dispositif logique du carré sémiotique ces deux entités deviennent des grandeurs analysables par leur mise en forme et devenir de la sorte les fonctifs du signe sémiotique. Nous pouvons visualiser cette logique dans le carré sémiotique ci-dessous, à partir de l'aventure de l'être et du paraître :

disjonction

Être (Référent)

Paraître (son)

 
 
 

Signifiant

signifié

Conjonction = signe

La lecture de ce carré sémiotique commence par l'opposition entre le référent, c'est-à-dire ce qui est et ce qui ne fait que paraître: le son. Le langage s'obtient par le travail énergique de la négation qui convertit le paraître en "signifiant" et l'être en "signifié" de telle manière que leur rapport n'est plus d'opposition mais de contenant à contenu, ou pour reprendre la terminologie de HJELMSLEV, un rapport d'expression à contenu; c'est-à-dire: être une sémiotique. C'est pour cette raison que nous pouvons dire qu'une fois le monde versé dans le discours, la catégorie du réel s'évanouit comme une question inutile; c'est le cas précis de la

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délocutivité en notre sens. Dès lors, nous sommes pris dans la spectacularisation discursive dans laquelle nos actions ont pour but de modifier le rapport intersubjectif.

Puisque le délocutif est compris par référence à une énonciation antérieure, il nous semble alors que sa propriété la plus essentielle est la suspension de la référence extralinguistique qui est présente dans la locution primitive. Dès lors le délocutif est produit afin d'accomplir un acte de langage dérivé de la première valeur énonciative.

En tout cas, il ne serait pas péremptoire de penser que le délocutif, en s'organisant dans une référence de signe à signes bloque la dénotation pour s'ériger en action. En d'autres termes, la référence du délocutif à une énonciation antérieure ne suspend pas seulement la référence extralinguistique, mais surtout, convertit le dire en faire, et de la sorte, nous libère du poids néfaste du réel: c'est de cette manière que le langage s'autonomise dans la fiction qu'il permet d'accomplir.

Les pages qui vont suivre ont pour but de démontrer que cette conversion est motivée par le principe d'économie qui interdit au langage d'être infinitisé ou d'être monolithique. Le délocutif, en définitive, du moins en ce qui concerne les performatifs primaires, est une soustraction de la fonction dénotative au profit de la fonction performative de manière à éviter le fonctionnement hapax du langage. Il faut comprendre ce principe d'économie comme une dérivation illocutoire à partir d'une énonciation antérieure qui, elle, est non exempte de valeur dénotative. C'est une autonomisation de l'accomplissement de l'acte du langage, justement par expulsion du dénoté.

Avant d'avancer des exemples, nous tenons à marquer notre souscription à la thèse de DUCROT qui reproche à BENVENISTE d'avoir donné au délocutif une définition trop restrictive. En effet, nous devons admettre avec O. DUCROT, la généralisation des délocutifs vers d'autres éléments qui ne sont pas des locutions. C'est le cas précis des délocutifs lexicaux comme « Monsieur » ou « Madame ».

Selon l'étymologie attestée, « monsieur » signifie : « mon cher », mais à cause de la délocutivité, il n'est plus outrecuidant de dire « Mon cher Monsieur ». Pareillement pour « Madame ».Cette expression désigne le titre donné par les employés d'un domaine à la maîtresse de ce domaine. Mais actuellement, on dit madame par simple respect et non plus parce que la femme est maitresse d'un domaine.

Le premier exemple qui va nous occuper concerne un emprunt. Il va nous permettre d'invalider l'analyse de la linguistique contrastive qui s'organise en termes de changement de sens : une extension ou une restriction dans la langue cible. Au contraire, ce qui se passe en réalité est que les emprunts subissent la loi de la délocutivité.

On peut dire sans risque de se tromper que Madagascar avant l'arrivée des colons est une société sans école. Nous ne voulons pas dire sans éducation parce que celle-ci se niche dans une vaste littérature orale qui comprend les mythes, les contes et autres genres regroupés sous le terme d' « oraliture ».

176

L'avènement de l'institution scolaire s'accompagne de la sorte d'une forme d'emprunt linguistique. L'analyse souvent privilégié dans ce domaine se base sur la dénotation pour expliquer le changement de sens. Ainsi, le mot « Monsieur » pour lequel O. DUCROT (1981, p. 49) nous convainc du caractère délocutif subit encore une seconde délocutivité. Cette expression, à l'origine, dénote l'individu de sexe masculin avec une forte valeur affective puisqu'il signifie exactement « mon cher ».

Au cours de l'appropriation de cette expression par les locuteurs Malgaches, elle s'intègre souvent avec un discours qui désigne le maître d'école qu'elle a fini par s'associer exclusivement à cette fonction scolaire. S'il s'agit d'un simple emprunt comme on le croit ordinairement, on ne comprendra jamais pourquoi dans la langue cible, il a pris le préfixe « ra- »

Le préfixe « ra- » est une marque de respect dans l'anthroponymie malgache. De cette manière, il ne doit pas être utilisé pour des noms propres anthroponymiques, sauf s'il y a des raisons contraires, comme dans le cas de la prosopopée. Cette adjonction de préfixe devait être un argument majeur pour dissuader les tenants de la linguistique contrastive de parler négligemment de restriction de sens.

L'adjonction reprend effectivement la valeur énonciative perçue par les Malgaches. Par contraste, les Malgaches auraient compris probablement que l'individu à qui l'on s'adresse par le terme de « monsieur » bénéficie de tous les égards de son interlocuteur. Ainsi, par référence à cette première valeur illocutoire, les Malgaches font une sorte d'hypercorrection en adjoignant le morphème préfixal « ra- » qui sert justement à marquer ce respect. Seulement, ils ne pensent pas que ce respect est intrinsèque à l'individu, ils pensent qu'il est dû au fait que l'individu est le détenteur du savoir.

C'est ainsi que l'emprunt se décline en « Ramose » et non en simple « mose /muse/». « Ramose » a alors rompu avec le lien affectif pour garder seulement le sens imposé par son énonciation et il est produit à la seule fin de témoigner de ce respect. C'est donc l'intégration délocutive qui a primé sur les intégrations sémantique et phonétique au point que quand l'autorité du savoir est une femme, les élèves n'hésitent à parler de « ramose madamo » qui signifie une dame enseignante, mais littéralement un Monsieur Madame.

Cette analyse nous montre que dans le cas d'emprunt de langues en contact, ce qui prime, ce n'est pas une réorganisation de sèmes qui ferait conclure à une extension ou restriction de sens très peu justifiées, d'ailleurs, celle-ci est à l'oeuvre en permanence dans la production de sens métaphorique qui peut aboutir à un figement lexical ou non, comme dans le cas du mot grève. Mais au contraire, c'est une conséquence pragmatique qui organise l'emploi et l'arrangement sémique.

En outre, il faut tenir compte que l'organisation sémique est dépendante du contexte, ce qui signifie que tous les sèmes disponibles sont inscrits dans le mot, mais l'emploi dans un

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contexte en modifie l'arrangement comme nous allons tenter de le montrer de manière empathique (QUINE, 1993, p. 73)18 dans les exemples suivants :

Dans un cours de mathématique, si le professeur demande à ses élèves de prendre une feuille, il y a fort à parier que celui-ci veut faire écrire. En revanche, dans un cours de biologie végétale où il est question de faire des observations sur une plante, la même injonction fera saisir une partie de plante aux élèves. De la même manière dans un atelier de métallurgie, cet ordre fera prendre des métaux en feuille.

Ainsi, si le délocutif s'affiche comme une performativité, il y a lieu maintenant de dire quelques mots de la performativité généralisée. On peut comprendre la généralisation du performatif à tous les énoncés de la manière suivante. Une phrase simple du type de (1) est en réalité une complétive comme le montre (2):

1. La séance est ouverte

2. Je déclare que la séance est ouverte

(1) permet d'accomplir l'ouverture de la séance en question. (2) autorise également cette action, mais à la différence près, il indique celui qui agit. Cette indication introduit une nouvelle force illocutoire: la déclaration qui occupe une position mineure par rapport à l'ouverture. Il ne faut pas confondre cette remarque avec les exemples du type descriptif ou constatif dans la terminologie d'Austin, comme celui-ci:

3. Je travaille la terre

Ce dernier est l'objet d'une phrase matrice indiquant la force illocutoire de l'énoncé, mais ne peut pas être performatif en lui-même. Sa performativité se dévoile donc de la transformation suivante:

4. J'affirme que je travaille la terre

Autrement dit, il faut admettre que les verbes qui indiquent des actions sur le monde ou des états du monde ne peuvent pas construire une phrase indépendante que par une démarche heuristique. Il leur faut en effet le préfixe performatif pour mettre en évidence leur statut énonciatif, c'est ce que nous montre le contraste entre (3) et (4). Symétriquement inverse, les performatifs primaires ne peuvent pas non plus être à la source d'une phrase indépendante que par décision théorique, et c'est la thèse adoptée par AUSTIN ([1962]1970); pour une performativité effective, et non pas seulement virtuelle, il faut leur adjoindre une subordonnée complétive ou tout simplement un GN objet. C'est ce que nous pouvons constater dans (5) et (6)

5. Je te promets que tu auras un résultat rapide

18 Je dirai que l'empathie est cette disposition qui consiste à considérer autrui pour créer l'harmonie autour de soi et ainsi être amené à essayer de donner forme aux paroles à partir du point de vue de l'interlocuteur.

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6. Je te promets un résultat rapide

Il s'ensuit que l'idée de phrase indépendante est complètement ruinée par la théorie de l'énonciation. En effet l'édifice structuraliste de SAUSSURE ne tient pas compte du locuteur et encore moins du rapport interlocutif. Cependant, il faut reconnaître que cette position heuristique a permis de mettre en évidence le caractère systémique du langage dont le prolongement s'avère être la grammaire générative et transformationnelle, au lieu et place du fourvoiement philologique.

De la même manière qu'AUSTIN fut contraint d'étendre à tous les énoncés la performativité, ANSCOMBRE également défend la thèse d'une délocutivité généralisée qui prend aussi naissance sur le refus de la possibilité d'une phrase indépendante. Voici comment il présente cette délocutivité généralisée:

« Une hypothèse enfin : nous avons vu que si X* est un verbe performatif, l'acte de X* réalisé en disant je0 X* que... est illocutoirement dérivé de l'acte primitif d'assertion je1 X* que... Par ailleurs, la délocutivité généralisée engendre la valeur performative de je0 X* que..., à partir de l'assertion je1 X que... où X est le verbe dans son sens non performatif. On voit l'analogie. On peut donc se demander si, dans le cas de la performativité des verbes, la dérivation illocutoire qu'ils dénotent n'est pas en quelque sorte la «coupe» synchronique de ce processus diachronique qu'est la délocutivité généralisée. N'en serait-il pas ainsi pour tout délocutif généralisé? » (ANSCOMBRE, 1979, p. 84)

Maintenant que le cadre théorique du travail est clarifié, il nous est donc loisible de passer à un exercice d'application en démontrant que le "saotse", à l'origine, est une faveur que l'on donne en reconnaissance d'une faveur primitive finit par devenir délocutif. Il en est exactement de même pour le cas de son homologue français "merci" comme l'attestent encore l'expression "Dieu merci" ou le dérivé "une lutte sans merci".

Dans la culture malgache, le « saotsa » décrit une activité rituelle qui consiste à donner aux ancêtres et aux divinités du présent qui assume une double fonction. La première consiste à remercier les divins d'avoir accordé leur bienveillance aux humains et, la seconde a pour mission de les honorer afin qu'ils accordent leur bienveillance pour la cérémonie ou pour l'activité que l'homme a l'intention d'accomplir (circoncision, mariage, enterrement, voyage, commémoration, etc.)

Le "saotsa" ne peut être effectué que par l'officiant désigné par la société au même titre qu'une messe chrétienne ne peut être effectuée que par un prêtre. Il s'ensuit que la logique du saotsa est celle du potlatch: une économie qui interdit l'accumulation sous peine de bloquer le cycle naturel des échanges. C'est ainsi qu'à chaque première moisson, l'homme malgache destine une gerbe de riz aux Dieux afin qu'ils continuent à prodiguer leur faveur à l'agriculture humaine. C'est cela la logique du potlatch: un don et un contre don.

Dans toute croyance à la divinité, c'est Dieu qui nous donne les ressources nécessaires à notre vie, en conséquence, nous devons le remercier par des présents.

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Ce premier sens est le sens objectif, censé être premier de l'expression. Mais déjà ce sens premier ne va pas de soi. Pour nous rendre compte de cette complication inattendue, il n'est que de nous référer à la nature des présents par référence à l'opposition entre la catégorie du réel et la catégorie du possible selon deux auteurs viennois : Robert de MUSIL et Ludwig Josef WITTGENSTEIN. On peut résumer l'idée fondamentale de ces auteurs par l'aphorisme suivant : « 2.06 - L'existence et l'inexistence d'états de faits constituent la réalité » (WITTGENSTEIN L. J., 1961, p. 35)

Autrement dit, la réalité est constituée par l'ensemble de ce qui est et de ce qui n'est pas. Ce qui veut dire exactement que la réalité connaît une censure qui lui interdit la totalité comme le ferait un syntagme vis-à-vis d'un paradigme : en un point du syntagme, seul un élément du paradigme peut apparaître. Appliquons maintenant ces remarques sur le « saotse » en tant que présent pour leur donner une consistance.

À considérer le statut de Dieu à l'égard de ses créations dont particulièrement l'homme, il y a quelque absurdité à vouloir lui donner en présent ce qu'il a lui-même créer. Il faut dès lors une instance narrative pour combler le manque constitutif du « saotse - présent ». Cette instance narrative postule ce que la censure interdit : la totalité. Elle indique le sens du présent dans une perspective sémiotique qui n'est pas dénotative comme le prévoit la linguistique saussurienne mais métalinguistique engendrant la connexion de chose à choses consignée par WITTGENSTEIN de la manière suivante : « 2.0123 - Lorsque je connais un objet, je connais également l'ensemble des possibilités de son occurrence dans des états de chose » (WITTGENSTEIN L. J., 1961, p. 32)

Ainsi, un « saotse - présent » dénote une libation et / ou une immolation à l'occasion d'un rituel religieux où l'homme officiant « affirme » sa gratitude envers Dieu de leur avoir laissé vivre, lui et les siens pour les biens qui leur ont été prodigués. Dès lors, le « saotse - présent » emprunte la voie de la synecdoque et de la métonymie sous la perspective de la partie pour le tout. C'est-à-dire que l'aliment de l'homme est du végétal et de l'animal. Le premier est représenté métonymiquement par le breuvage considéré comme l'ambroisie des Dieux et le second, synecdochiquement par l'animal du sacrifice.

Nous pouvons maintenant mieux comprendre pourquoi nous avons parlé d'économie de potlach ou de dilapidation entre les humains et les Dieux : dans une économie de potlach, il n'y a pas d'accumulation, son principe est de dilapider dans une forme cérémonielle ce que l'on a gagné afin que le cycle de production revienne à son point de départ. Ainsi, l'homme en donnant à Dieu ce qui lui a été offert, s'interdit l'accumulation de crainte que Dieu refuse d'en donner une nouvelle fois. Le « saotse - présent » en définitive est une dilapidation à l'endroit du bienfaiteur pour signaler que l'homme sacrifie tout à lui afin qu'il continue sa prodigalité.

C'est pour cette raison que le « saotse - présent » entre en occurrence avec la notion de « remerciement » qui est le sens indiqué par l'instance narrative dont la fonction discursive est de liquider le manque caractéristique de la réalité.

180

Cette indication du sens par l'instance narrative est nécessaire pour différencier le simple envie de faire une orgie alimentaire de l'acte rituel de remerciements pour honorer les divinités. En outre cette instance narrative a également pour mission de marquer la distance qui sépare le sentiment religieux qui reconnaît que l'homme doit tout à Dieu et le caractère foncièrement partiel des présents en tant que catégorie du réel. C'est pour cette raison que par délocutivité, le proverbe suivant ou ses nombreux équivalents est toujours en occurrence avec un « saotse - présent » :

Tantely tapa-bata io fa ny fonay ro mameno azy (c'est un demi-boisseau de miel mais c'est nos coeurs qui le remplissent)19.

En définitive, sans l'instance narrative, tout présent demeure marqué par le manque caractéristique de la réalité. De cette manière, il est clair qu'aucun « saotse - présent » ne peut pas se suffire à lui-même car ce serait faire de l'aumône à celui à qui nous devons tout. Ce proverbe intervient justement pour combler le manque caractéristique du présent. Discourir dans le sens de ce proverbe, c'est-à-dire, présenter une offrande qui représente le végétal et / ou l'animal et spécifier en même temps que c'est la reconnaissance de la prodigalité de Dieu, constitue ce que l'on appelle « misaotra » ou « remercier »

Puisque la nature du « saotse - présent » est ainsi clarifiée, nous pouvons maintenant l'envisager du point de vue de la délocutivité. Ce premier sens du « saotse » est reproduit par l'instance narrative dans le discours qui en fait mention lors du rite cultuel. Mais comme ce rite cultuel est produit à la seule fin de remercier les divinités pour leur bienveillance, il s'ensuit qu'on peut faire le « saotse » en l'absence de tout présent, en disant tout simplement « misaotse » qui est cette fois-ci une forme verbale et non plus une forme nominale appartenant à la locution de la cérémonie.

Nous retrouvons alors une parfaite illustration de la définition originale du délocutif : « un verbe est dit « dénominatif » s'il dérive d'un nom ; déverbatif, si d'un verbe. Nous appellerons délocutifs des verbes dont nous nous proposons d'établir qu'ils sont dérivés de locutions » (BENVENISTE, [1966] 1982, p. 277)

De là, la forme délocutive est attestée, on dit « misaotra » à la seule fin d'accomplir l'acte de remercier. Il s'agit en quelque sorte d'une forme d'homothétie qui déplace la valeur énonciative de l'ordre du divin vers l'ordre humain. Cette homothétie se justifie dans la mesure où :

« La création de verbes délocutifs s'effectue sous la pression de nécessités lexicales, elle est liée à la fréquence et à l'importance des formules prégnantes dans certains types de culture. » (BENVENISTE, [1966] 1982, p. 279)

En effet, dans la culture de l'Afrique insulaire qui se retrouve sans doute en Afrique continentale, le Dieu providence qui pourvoie à tous les besoins de l'homme mérite un présent afin qu'il continue à prodiguer sa bienveillance. C'est de cette manière que l'homme

19 Notre traduction

181

africain clôt un discours, au début des travaux agricoles, au cours duquel, l'instance narrative demande à Dieu d'accorder sa bénédiction pour la fertilité du sol que l'homme va travailler. Il n'est pas ainsi étonnant que l'un des tout premiers arts religieux soit un Venus steatopyge, témoignant du culte de fécondité. De la même manière, au moment de la récolte, l'homme se doit de faire un présent à Dieu.

Maintenant, le paradoxe que nous devons résoudre dans cette économie de potlatch consiste à se demander comment on peut faire présent à Dieu des choses qu'il a lui-même prodiguées.

La notion de détachement de sens de B. de CORNULIER va nous permettre de résoudre ce paradoxe. La véritable fonction du détachement du sens est de nous dire que le langage ne peut pas être une tautologie du réel. Voici un extrait de l'article qui permet cette conclusion: « Dans l'énoncé du détachement fort du sens (§E) le contenu de « P » et de « Q » est quelconque. C'est ce qu'on peut mieux faire voir en explicitant ainsi la portée des variables propositionnelles x :

Quel que soit P, quel que soit Q, ( (P & (P signifie Q) ) signifie Q).

Peu importe que P soit une « proposition » ou un « fait ». Évidemment, si Q ne signifie rien dans un langage donné, la conjonction d'un acte quelconque P, avec une interprétation P signifie Q dans ce langage, ne produit aucun sens par détachement du sens, faute que Q signifie quelque chose. Q doit donc déjà appartenir au langage de l'interprétation. Mais cela n'est pas vrai de « P » : pour que le détachement du sens dérive Q, il est indifférent que « P » ait déjà une définition dans le langage de l'interprétation, qui justement lui en assigne une. (...) Le détachement du sens est donc un principe qui permet à un langage de s'incorporer n'importe quel élément nouveau comme signe de n'importe quelle valeur qu'on puisse déjà y exprimer. En ce sens, l'inventivité sémiologique est arbitraire, radicalement et totalement, dans la mesure où le détachement fort du sens a la force d'une règle. » (CORNULIER, 1982, p. 136)

C'est ainsi que le discours qui accompagne l'offrande indique clairement qu'il s'agit d'un merci en reconnaissance de la prodigalité des divinités envers l'homme et non d'une aumône, ce qui serait un sacrilège. Il est remarquable de constater que ce qui empêche les dons d'être compris comme une aumône est justement le discours qui l'accompagne. C'est pour cette raison que le discours qui accompagne l'objet matériel du "saotsa" le présente toujours comme sanctionné par l'incomplétude caractéristique de la catégorie du réel. Que l'on se rappelle des deux pièces de la veuve dans le temple.

On remarque en effet que dans la présentation du "saotsa", on place le breuvage et le morceau de viande sur un autel et puis dans le discours qui suit, il faut dire obligatoirement que ce sont les "saotsa" en reconnaissance de la bienveillance divine. Autrement dit, en suivant en cela la règle du détachement du sens, on s'aperçoit que la présentation du "saotsa" est un acte de reconnaissance. De là, un observateur extérieur à l'office peut commenter par le délocutif de BENVENISTE ce qu'il voit en disant "Misaotra io olona io [Cette personne remercie]"

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En revanche, la délocutivité généralisée consistera à dire à une personne que l'on reconnaît être votre propre bienfaiteur : "je vous remercie" en dehors de tout présent, ou sous la perspective de la performativité généralisée en lui disant "je vous dis merci"/ "je vous dis que je vous remercie". Il s'ensuit que dans l'espace conversationnel au quotidien, dire « merci » ce n'est pas seulement accomplir l'acte de remerciement mais c'est surtout confirmer la modification d'une relation intersubjective à travers l'instance de narration qui fait acte de gratitude.

C'est de cette manière que le délocutif généralisé fait passer une activité physique vers une activité de langage sous le sceau de la sui-référentialité. La sui-référentialité est souvent présentée de manière quelque peu réductrice à notre avis. Dans le cheminement de la pragmatique, elle est dressée en face d'une linguistique qui considère les signes comme de simples éléments de représentation qui se substituent aux choses. De cette manière, le délocutif est compris comme un signe qui bloque cette référence en s'exhibant comme forme qui permet d'accomplir un acte linguistique défini.

Dans une deuxième évolution de la pragmatique, la sui-référentialité n'est pas considérée comme un simple blocage de la référence mondaine mais que le mouvement de la référence ne s'y arrête pas mais la traverse pour atteindre un autre niveau du langage, celui de l'action. Ce niveau a pour mission de modifier le rapport dans l'univers du discours dont rend compte la sémiotique narrative ou la sémiotique transformationnelle. C'est ce que nous appelons intelligibilité narrative qui est la possibilité de nous présenter un spectacle linguistique devant nous et de nous imaginer ce qui se passerait s'il est vrai.

Il n'est pas inutile ici de rappeler une thèse que nous avons avancée ailleurs à partir de la position de Pierre BANGE que voici :

[...], les énonciations vont être considérées comme des actions verbales en relation avec une situation de communication qui comporte des dimensions spatio-temporelles et surtout sociales ; comme des actions accomplies par un locuteur en produisant un énoncé dans une langue naturelle vis-à-vis d'au moins un récepteur, dans le but de modifier la situation antérieure à l'acte d'énonciation en provoquant une réaction du ou des interlocuteurs (une réaction interne, cognitive, qui peut elle-même déclencher des réactions verbales et/ou comportementales » (BANGE, 1992, p. 9)

Cette thèse consiste à dire que c'est une « trace narrative » qui rend intelligible l'illocution. En effet, la narrativité est surtout un algorithme qui fait passer une figure d'un état à l'autre, conformément à l'intuition de WITTGENSTEIN qui postule que l'existence et l'inexistence d'états de chose constituent la réalité. Explorons cette hypothèse afin de la clarifier et d'en tester la validité. Elle est également présente chez un autre auteur viennois. Robert de MUSIL, avec son style propre présente cet aphorisme de WITTGENSTEIN en ces termes : « [...]. Toutes les possibilités que contiennent, par exemple, mille marks, y sont évidemment contenues qu'on les possède ou non ; le fait que toi ou moi les possédions ne leur ajoute rien, pas plus qu'à une rose ou à une femme. » (MUSIL, 1982, pp. 18-19)

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On retrouve la même idée chez Jacques DERRIDA ([1972] 1982) dans le concept de différance (avec un « a »), chez Paul KLEE (1977) en termes de devenir. C'est une idée qui s'avère être un point central dans les sciences linguistiques et dans les sciences cognitives qu'on peut multiplier à loisir les références. Cependant, nous allons en faire l'économie pour nous intéresser à son adaptation dans le cadre de la pragmatique.

En introduisant la dimension temporelle dans l'algorithme narratif, GRÉIMAS nous indique qu'un parcours figuratif connaît une clôture absolue à travers la suppression-adjonction de sèmes ou de propriétés. Ainsi, pour reprendre une figure du monde familière dans les contes populaires qui ont permis de mettre au point la théorie de la transformation narrative. Cette figure emblématique est Cendrillon, elle est présente sous toutes les latitudes sous la thématique de la marâtre. Pour identifier la propriété pertinente de Cendrillon, au début du récit, il n'est que d'analyser l'antonomase qui est à l'origine de son nom.

L'antonomase est définie par les rhéteurs comme une figure qui fait passer un nom propre en nom commun ou un nom commun en nom propre. Pour le nom Cendrillon, il s'agit évidemment du passage du nom commun vers le propre. En effet, ce nom est une transformation hypocoristique du nom "cendre". L'hypocorisme étant, selon Henri MORIER, est une forme laudative d'ironie qui consiste à créer un « terme susceptible d'atténuer une chose blâmable » (MORIER, 1981, p. 519). En effet, brimée par sa marâtre, l'orpheline est obligée de dormir à même le sol auprès du foyer, les nuits d'hiver pour bénéficier un peu de la chaleur du feu sous les cendres si bien que son vêtement est décoloré par les cendres. C'est ainsi qu'elle est appelée du nom de Cendrillon.

Cependant, au cours du bal annuel où le prince se doit de choisir sa future épouse, c'est Cendrillon métamorphosée par une fée qui l'a emporté sur toutes les jeunes filles parées pour la circonstance. On comprend alors que la suppression-adjonction de propriétés est le passage du malheur vers le bonheur. Autrement dit, ce qui constitue le parcours figuratif est une borne absolue de part et d'autre de la transformation qui insère la figure dans une temporalité close.

Le point le plus important qu'il faut retenir de la temporalité close qui prend en charge une figure du monde est qu'elle dessine la totalité de la figure qu'il faut comprendre comme l'ensemble des possibilités inscrites en elle. Que l'on se rappelle à propos l'aphorisme de WITTGENSTEIN ou la monnaie-femme de MUSIL. Mais, à la lumière de l'exemple de Cendrillon, nous devons tenir compte qu'une seule des possibilités peut être actualisée.

Cette propriété du narratif, c'est-à-dire la logique narrative inscrite dans la suppression-adjonction, nous apprend que le réel est caractérisé par une censure qui interdit la totalité. Pour métaphoriser, c'est comme si l'on se trouvait à la croisée des chemins. Évidemment, l'on ne peut prendre qu'un seul, les autres chemins ne s'évanouissent pas, ils sont là comme possible, et l'individu a tout loisir de discourir ce qu'aurait été sa vie s'il avait pris un autre chemin. Dès lors, si la censure interdit la totalité, elle la postule en même temps. C'est ce double mouvement de l'interdit et de la postulation qui fait que le mouvement de la référence ne s'arrête plus au réel mais le traverse pour atteindre la postulation du possible.

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De ce point de vue, si le « saotsa » acquiert une délocutivité, c'est parce que la logique narrative du récit dont il dérive étale sur le même niveau le réel et le possible dans un mouvement de référence réciproque qu'institue le mécanisme de la suppression-adjonction. En effet, nous savons que le « saotse » est motivé par un sentiment humain qui fait croire à la bienveillance de Dieu, notamment en ce qui concerne l'agriculture. Pour commencer la période culturale, l'homme, dans une cérémonie cultuelle, demande à Dieu d'accorder sa bienveillance et de faire en sorte que la culture donne et demande pardon à l'avance de devoir transgresser la terre-mère dans le labourage.

En retour, au moment de la récolte, l'homme se doit de remercier Dieu par des présents pour le solliciter de continuer à être bienveillant, car selon la logique narrative Dieu aurait pu être malveillant. C'est cela le possible qui s'accommode de ne pas être actualisé selon l'expression de Robert MARTY (MARTY, 1980) dans son analyse de la priméité de la sémiotique triadique de PEIRCE. En tout cas, le discours premier du « saotse » s'organise autour de la distance qui sépare et noue en même temps la malveillance de la bienveillance.

S'il en est ici, c'est-à-dire que si le discours premier dont dérive le délocutif du « saotse » permet justement la dérivation délocutive, c'est parce qu'il se situe dans la trame narrative d'un spectacle linguistique, une fuite du réel, qui déploie sur le même niveau de la figure la malveillance et la bienveillance comme autant de possibles. D'autre part, il y a lieu d'identifier en amont du « saotse » une autre trame narrative bornée par l'absence et la présence de récolte.

Faire le « misaotra » se comprend alors comme une postulation de la totalité qu'interdit la censure du réel. La dérivation délocutive se comprend de la sorte comme une postulation de la totalité, non plus parce le réel opère une censure mais parce que le délocutif suspend la référence à la réalité pour une référence illocutoire dans un discours antérieur.

Ce qui veut dire que la logique temporelle introduite par l'instance de narration est un algorithme narratif qui fait que les contraires ne s'opposent pas mais coexistent en polémiquant et qui se contente d'une transformation du rapport intersubjectif sans se préoccuper d'aucune référence extralinguistique. Dans le cas qui nous occupe, dire « merci » en tant que token et non en tant que type n'est l'accomplissement d'un acte de remerciement que parce son énonciation modifie le rapport intersubjectif des interlocuteurs. Disons que d'homme libre, celui qui dit « merci » devient redevable et contraint à cet état jusqu'à acquittement de sa dette. Une dette qui prend la voie du potlatch sous forme d'étalement-dilapidation de richesse en contre partie de la bonne récolte. Mais il faut reconnaître que dans la dérivation délocutive, cet étalement-dilapidation se convertit en acte verbal

L'introduction de la logique narrative au sein de la pragmatique est un argument qui milite contre la nécessité de contextualisation de la communication qui relèguera dans les oubliettes les énoncés dont on ignore les contextes d'émission. Autrement dit, la trace narrative est suffisamment puissante pour permettre de comprendre l'acte d'énonciation mis

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en jeu. L'intervention de la logique narrative dans la performativité permet de minimiser le rôle du contexte.

Il nous semble aussi permettre de faire l'économie de l'explication en quatre phases du processus délocutif chez DUCROT et ANSCOMBRE. .

S'il est accepté que c'est une trace narrative qui rend intelligible l'illocutoire, alors le délocutif peut se présenter comme un cas spécifique d'intertextualité que nous proposons d'appeler « interillocutoirité » par reprise d'une valeur illocutoire présente dans un discours premier par mention du segment linguistique qui focalise cette valeur à la seule fin de l'accomplir dans le discours second. Cette interrelation entre des valeurs illocutoires a pour mission d'éviter au langage d'être infini, conformément au principe d'économie dont nous avons fait l'un des arguments de notre explication dans ce travail.

Pareille explication peut aussi faire, au niveau théorique, de l'économie des différentes étapes proposées par ANSCOMBRE et DUCROT. Car, il faut reconnaître que ce long détour, pose le problème de la hiérarchisation diachronique comme nous le verrons dans les exemples qui vont suivre.

À ce titre, nous admettons volontiers le principe mise à jour par Ducrot, selon lequel, des doublons morphologiques dans le langage impliquent une référence à des énonciations antérieures :

« Il est donc nécessaire si le nominalisme ne doit pas être circulaire, d'expliquer que des emplois où un segment linguistique a la valeur S1 amènent à conférer à ce même segment une valeur tout autre S2. Cette métamorphose, on peut, je crois, la fonder sur l'énonciation » (DUCROT, 1981, p. 48)

C'est de cette manière que nous allons tenter d'expliquer la présence en français de deux mots de même forme mais qui ont des sens différents, il s'agit du mot « grève ». Le sens S1 du mot « grève » désigne l'espace géographique qui borde un plan d'eau. La question est alors maintenant de savoir d'où vient que le mot « grève » actuellement désigne un engagement politique en vue de modifier le rapport entre employés et employeur.

Il nous semble que la métamorphose est en relation avec un fait ancien qui se passait dans le premier pays de la démocratie : Athènes. Nous reconnaissons volontiers que l'événement est historique et que sans le secours d'une base de données facilement accessible sur le réseau, l'explication nous aurait échappé complètement. En effet, l'on sait que quelques 400 av. J.C. les Athéniens ont coutume d'aller à la grève (S1) pour décider de l'avenir politique de la cité. Au cours de l'une de ces réunions, ils ont décidé de l'éviction de Thémistocle du pouvoir par inscription d'avis sur des ostrakon mis en évidence par des fouilles archéologiques.

C'est par référence à l'acte accompli sur cette grève, qui est un pur acte de discours : bannir quelqu'un (au même titre qu'ennoblir ou marier) que le mot « grève S2 » désigne l'arrêt volontaire du travail pour obtenir un changement de conditions.

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Ainsi, dire «je suis en grève » n'est pas une simple description de l'arrêt volontaire du travail, mais il est surtout une modification du rapport intersubjectif entre employeur et employés. Cette valeur illocutoire dérive de ce qui s'est passé pour Thémistocle dans l'Antiquité grecque : une modification du rapport entre le peuple et le roi en termes d'ostracisme.

Ce deuxième exemple nous montre que le délocutif n'aboutit pas toujours à la création d'un verbe, il peut aussi concourir à la création d'un nouveau sens par figement d'un délocutif. Ce qui semble alors être un doublon homonymique dans le langage n'est qu'une conséquence d'une inter- illocution dans laquelle l'illocutoire dérivé suspend la référence extralinguistique pour ne garder que la référence interillocutoire.

Il peut encore y avoir d'autres dérivations qui ne sont pas forcément délocutives. Par mesure d'économie et par la prégnance d'une expression dans une culture ou dans une langue donnée, le même signifiant est repris pour un sens nouveau mais proche de la valeur délocutive. C'est ce que nous avons quand on dit par exemple :

7. Il ne faut pas grever le budget

où « grever » est le synonyme d' « obérer » et signifie « affaiblir par un excès de dettes ».

Les deux exemples que nous venons de traiter militent en faveur du changement de sens fondé sur une énonciation en termes d'interillocution. Ce terme sert à désigner performativité du délocutif par référence à une valeur énonciative initiale d'un discours qui décrit un rite ou une pratique de nature fortement sociale. Autrement dit, l'énonciation première est une affirmation qui repose sur un constat tandis que la seconde, le délocutif, se libère de cette nécessité de présence au monde pour s'autonomiser en vue d'une modification d'un rapport interlocutif.

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Paris: Gallimard.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe