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L'artiste et la ville en Hauts-de-France. Le cas du parcours d'art contemporain d'Amiens métropole.


par Julien Cossart
Université de Picardie Jules Verne - Master 2 Culture, Patrimoine et Innovations Numériques 2020
  

Disponible en mode multipage

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    UFR de Sciences Humaines, Sociales
    et Philosophie

    Département de Sciences Sociales

    L'artiste et la ville en Hauts-de-France

    Le cas du Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole

    Julien Cossart

    Sous la direction de :
    M. Fabrice RAFFIN

    Master 2 Culture, Patrimoine et Innovations Numériques

    Année universitaire 2019-2020

    2

    Mes remerciements vont à mes camarades, les Robins des Arts, à mon directeur de mémoire, Fabrice Raffin, à ma directrice de stage, Lucie Orbie, ainsi qu'aux artistes rencontrés.

    3

    SOMMAIRE

    INTRODUCTION 4

    I. Une entrée dans le monde de l'art contemporain 4

    II. Une histoire de la sociologie de l'art 5

    1. Une « pré-sociologie » de l'art 7

    2. Une autonomisation de la sociologie 10

    3. L'art contemporain, un nouveau « paradigme » ? 16

    III. Problématisation 20

    IV. Méthodologie 23

    V. Contextualisation / Terrain d'enquête 26

    VI. Annonce de plan 29

    PROFILS D'ARTISTES 31

    I. Définir l'artiste 33

    II. Arts plastiques, arts visuels et art contemporain 34

    III. L'atelier à domicile comme condition d'exercice de la pratique artistique 37

    IV. Être « artiste à temps plein » 40

    V. Les revenus artistiques 42

    VI. La galerie, un intermédiaire peu présent et contesté 46

    VII. La fin de l'artiste créateur ? 49

    L'ART DANS LA VILLE ET LA VILLE DANS L'ART 56

    I. L'« habiter » et les sciences sociales 57

    II. Les artistes et la ville d'Amiens 58

    III. Faire de l'art ensemble 60

    1. Des interventions en lien avec le Parcours d'Art Contemporain 60

    2. La ville pour questionner l'identité 63

    3. La ville comme espace de mobilité 65

    4. La ville comme matériau tactile au sein de l'oeuvre 67

    IV. Représenter la ville 69

    1. La ville à l'échelle de l'habitat 69

    2. Dessiner la ville 72

    3. La ville par opposition à la nature 74

    4. La ville comme « cadre » de l'oeuvre 77

    CONCLUSION 81

    I. Une structuration de l'art contemporain à Amiens 82

    II. Une instrumentalisation de l'artiste ? 84

    III. L'art contemporain pour tous ? 85

    BIBLIOGRAPHIE 89

    SITOGRAPHIE 91

    ANNEXES 92

    4

    INTRODUCTION

    I. Une entrée dans le monde de l'art contemporain

    Ma relation avec l'art, « celui que l'on voit dans les musées », est relativement récente. Elle s'est surtout construite durant cette dernière année de cursus universitaire en Master 2 Culture, Patrimoine et Innovations Numériques à l'Université de Picardie Jules Verne.

    Ainsi, j'ai pu visiter le Musée de Picardie, à Amiens, durant sa (courte) réouverture en mars 2020; après trois années de rénovation. Si certaines oeuvres, classiques, m'ont impressionné, le manque ou peu d'intérêt du musée pour l'art contemporain est tout autant remarquable; peu d'oeuvres contemporaines étant exposées. Durant ma découverte du monde de l'art, nous avons aussi visité, avec mes camarades de master, le Louvre-Lens; à l'occasion du Culturathon qui a eu lieu le 12 et 13 décembre 2019 et durant lequel nous avons dû créer une application mobile sur la thématique « Expérience muséale et Parcours sensoriel » en trente-six heures. Durant ce Culturathon, nous avons eu l'opportunité de nous promener dans la Galerie du Temps pour découvrir l'histoire de l'art depuis l'Antiquité; mais sans art contemporain. A ce moment de l'année universitaire, ma « quête de culture » m'a mené au Musée du Louvre, à Paris; premier musée de France, et même du monde, par sa fréquentation. Si j'ai pu admirer La Joconde de Léonard de Vinci, La Liberté guidant le peuple de Eugène Delacroix, Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault ou encore La Victoire de Samothrace, l'art contemporain n'était pas présent au Louvre; ou, au moins, pas dans sa collection permanente.

    Non, ma rencontre avec l'art contemporain a eu lieu au début de l'année 2020, à l'occasion de notre semaine à Milan, en Italie; là aussi avec mes camarades de master. Entre autres visites de la Pinacothèque de Brera ou encore du Musée National de la Science et de la Technologie Léonard de Vinci, pour ne citer qu'eux, nous nous sommes rendus au bord de Milan, dans une ancienne usine Pirelli devenue un lieu d'art contemporain de quinze mille mètres carrés en 2004, le HangarBicocca. Ma visite du HangarBicocca a été marquée par l'oeuvre d'Anselm Kiefer, artiste allemand né en 1945, The Seven Heavenly Palaces 2004-2015, une installation de sept tours, en béton armé, mesurant de quatorze à dix-huit mètres et pesant chacune quatre-vingt-dix tonnes; que l'on peut interpréter comme des ruines, ces dernières posant la question du rapport entre l'Homme et son habitat. En tant qu'acteur, certes, modeste, dans le monde de l'art contemporain, avec la mise

    5

    en oeuvre de notre événement culturel Dans Le Rétro à la Cité Carter d'Amiens au début du mois de mars 2020, nous, Robins des Arts, avons été en position de sélectionner des oeuvres que nous avons exposé par la suite; découvrant le rôle d'un commissaire d'exposition.

    Mon entrée dans le monde de l'art contemporain se conclut avec une première expérience professionnelle dans ce dernier; un stage de trois mois, à la fin de l'année universitaire, au sein de l'association 50° Nord, à Lille, comme assistant de coordination de l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Créée en 1996, 50° Nord est un réseau d'art contemporain qui réunit, de Beauvais à Bruxelles, près de 50 structures professionnelles de formation supérieure, de production et de diffusion de l'art contemporain. Sa mission principale est de participer à la structuration du secteur des arts visuels en Hauts-de-France ainsi qu'en Wallonie-Bruxelles. Depuis 2017, avec cette même volonté de structurer ce secteur, les acteurs des arts visuels en Hauts-de-France mettent en oeuvre une démarche d'état des lieux des arts plastiques; démarche sur laquelle j'ai été missionné. Le rapport produit suite à cet état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France me permettra de contextualiser mon terrain d'enquête par la suite.

    Maintenant que ma relation à l'art est claire pour le lecteur, je peux en venir à la relation entre la sociologie et l'art; une relation qui, elle, n'a pas un an d'existence mais un siècle. Ce n'est qu'à partir de cette relation que je pourrai saisir une posture sociologique sur l'art contemporain et la manière par laquelle une installation telle que The Seven Heavenly Palaces 2004-2015 d'Anselm Kiefer est devenue une oeuvre d'art.

    II. Une histoire de la sociologie de l'art

    Reconstituer l'histoire de la sociologie de l'art n'est pas simple dans la mesure où cette sous-discipline a été pendant des décennies en contact étroit avec d'autres disciplines propres à l'art; ce qui a pour conséquence une opacité de ses contours. Bien que cela entraînera une autonomisation relativement tardive de la sociologie de l'art, nous ne pouvons nier les apports de ces disciplines sur cette dernière. Pour reconstituer cette histoire, je m'appuierai principalement sur le travail réalisé par Nathalie Heinich avec La sociologie de l'art paru en 2001.

    Si nous prenons comme point de départ la naissance de la sociologie, nous constaterons que Emile Durkheim et Max Weber ont peu écrit sur l'art. « Les fondateurs de la sociologie n'accordèrent en effet qu'une place marginale à la question esthétique. »1 Le premier sociologue à s'intéresser à l'art est l'allemand Georg Simmel avec La Tragédie de la culture et autres essais en

    1 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 10.

    6

    1925; oeuvre dans laquelle « il tentait de mettre en évidence le conditionnement social de l'art, notamment dans ses rapports avec le christianisme, et l'influence des visions du monde sur les oeuvres »2. Alors nous comprenons la proximité de la sociologie avec l'histoire de l'art; et, entre ces deux disciplines, l'apparition d'un nouveau courant que Nathalie Heinich nomme l'histoire culturelle de l'art. Ce courant sera développé notamment avec l'historien autrichien Edgar Zilsel dans Le Génie. Histoire d'une notion, de l'Antiquité à la Renaissance en 1926. L'historien démontre, à partir du processus de valorisation de l'artiste, la manière par laquelle la valeur d'une oeuvre devient celle de son créateur. Parmi ceux qui ont contribué à l'histoire culturelle de l'art, nous pouvons relever l'historien d'art allemand Erwin Panofsky qui, avec L'Oeuvre d'art et ses significations en 1955, va proposer trois niveaux d'analyse de l'oeuvre picturale; dont le niveau iconologique, qui équivaut à la vision du monde sous-tendue par l'oeuvre. « L'oeuvre abondante de Panofsky s'étend bien au-delà d'une vision proprement « sociologique », laquelle n'apparaît [...] que dans la mise en évidence des relations d'interdépendance entre le niveau général d'une « culture » et celui, particulier, d'une oeuvre. »3

    Ce n'est donc pas dans la sociologie que la sociologie de l'art est née; ni dans l'histoire culturelle de l'art qui, pourtant précurseuse, ne réclame pas la sociologie de l'art. Pour raconter cette sous-discipline, Nathalie Heinich va proposer un modèle en trois générations; aussi distantes dans le temps que dans l'espace, mais encore par leur discipline respective ainsi que les problématiques et réflexions qu'elles ont apporté. La première génération est celle de l'esthétique sociologique, avec la philosophie allemande, durant la première moitié du XXe siècle; la seconde celle de l'histoire sociale de l'art, développée par des historiens de l'art en Angleterre et en Italie pendant la Seconde Guerre Mondiale: la dernière celle de la sociologie d'enquête apparue aux Etats-Unis et en France dans les années 1960.

    J'utiliserai ce modèle de Nathalie Heinich en présentant, dans un premier temps, les deux premières générations; lesquelles, bien qu'elles aient eu une importante influence sur la sociologie de l'art, ne peuvent être prises en compte comme appartenant à la discipline sociologique. La seconde sous-partie sera consacrée à la sociologie d'enquête et à ses résultats. Je tenterai principalement, dans cette histoire de la sociologie de l'art, de relever les travaux liés aux « arts plastiques ». Pour terminer, et revenir à ce qui sera au coeur de ce mémoire, nous évoquerons l'art contemporain à travers la notion de « paradigme »; transposée des sciences naturelles à l'art par Nathalie Heinich dans Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique en 2014.

    2 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 10.

    3 Ibid, p. 13.

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    1. Une « pré-sociologie » de l'art

    La première génération, celle de l'esthétique sociologique, a posé un premier pas remarquable dans la mesure où elle a commencé à penser les relations entre art et société; « Désautonomisation (l'art n'appartient pas qu'à l'esthétique) et désidéalisation (il n'est pas une valeur absolue) sont bien les deux moments fondateurs de la sociologie de l'art »4. Si l'idée que l'art ne dépend pas que de causes esthétiques peut être datée au milieu du XIXe siècle, avec Hippolyte Taine et Philosophie de l'art (1865), elle sera surtout initiée non pas par Karl Marx lui-même mais par certains héritiers de sa pensée; c'est-à-dire la tradition marxiste. L'approche par la classe sociale sera ainsi utilisée par le philosophe hongrois Georg Lukacs, dans Littérature, philosophie, marxisme en 1922, pour constituer un lien entre conditions économiques et production artistique. En ce qui concerne la peinture, cette tradition marxiste est perpétuée par l'historien de l'art hongrois Frederick Antal qui, dans Florence et ses peintres. La peinture florentine et son environnement social en 1948, interprète la diversité des oeuvres du XVe siècle comme « le reflet de la diversité des conceptions du monde des différentes classes sociales »5. Cette approche a cependant été critiquée; le lien de causalité entre oeuvre et classe sociale étant perçu par certains spécialistes comme une démonstration de la pensée de Marx et non comme une tentative de compréhension de l'art.

    Au même moment que cette tradition marxiste, des philosophes allemands se réunissent dans les années 1930; ces derniers constitueront l'école de Francfort. L'école de Francfort est constitutive de la sociologie de l'art dans la mesure où elle pense la relation entre art et société, la désautonomisation de l'art donc; cependant, considérant l'art comme outil d'émancipation de l'individu vis-à-vis des «masses», l'école de Francfort ne permet pas sa désidéalisation. Parmi les principaux travaux de l'école de Francfort, Walter Benjamin, dans L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique en 1936, « ouvre une réflexion novatrice sur les effets des innovations techniques, en l'occurrence la photographie, sur la perception de l'art. »6 Walter Benjamin explique que cette reproductibilité technique a pour conséquence la perte de l'« aura » de l'oeuvre ainsi que la désacralisation du rapport à cette oeuvre.

    En même temps que l'école de Francfort, un dernier courant apparaît; provenant de l'histoire de l'art, il est incarné par Pierre Francastel. Ce courant tente « de mettre en évidence ce en quoi

    4 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 16.

    5 Ibid, p. 19.

    6 Ibid, p. 21.

    8

    l'art peut être le révélateur [...] de réalités collectives, visions du monde »7; ce que montre Pierre Francastel dans Peinture et société. Naissance et destruction d'un espace plastique, de la Renaissance au cubisme dès 1951. L'historien de l'art établit un rapport entre les courants picturaux et leurs sociétés respectives. Cependant, contrairement à la tradition marxiste, l'oeuvre ne révèle pas là les conditions de sa production mais devient plutôt créatrice de vision du monde. « L'art apparaît alors moins comme déterminé que comme déterminant, révélateur de la culture qu'il contribue à construire autant qu'il en le produit. »8

    Avant d'en arriver à la seconde génération, celle de l'histoire sociale de l'art, notons l'apport de cette première génération qui, à partir de la recherche de lien entre l'art et la société, a permis la désautonomisation de l'art, c'est-à-dire que l'art ne répond pas qu'à des déterminations artistiques; bien que l'école de Francfort ou encore ce que Nathalie Heinich nomme la sociologie de Pierre Francastel, à travers les « pouvoirs » qu'ils accordent à l'art, ne permettent pas sa désidéalisation.

    A partir des années 1950, la seconde génération, celle de l'histoire sociale de l'art, pose la question du contexte de l'oeuvre; notamment, au départ, avec le mécénat. Le mécénat permet une approche de l'oeuvre à travers les contraintes de l'artiste. L'historien de l'art anglais Francis Haskell, dans Mécènes et peintres. L'art et la société au temps du baroque italien en 1963, analyse « les différents types de contraintes propres à la production picturale - localisation de l'oeuvre, taille, sujet, matériaux, couleurs, échéance, prix. »9

    L'historien de l'art allemand Nikolaus Pevsner initia l'histoire institutionnelle de l'art en étudiant Les Académies d'art dès 1940. Dans la continuité de ces travaux, notons l'intérêt porté à la France avec, entre autres, les américains Harrison et Cynthia White qui, dans La Carrière des peintres au XIXe siècle en 1965, montrent « le décalage entre, d'un côté, la routinisation et l'élitisme académiques, qui mettaient les institutions de la peinture (école, concours, jurys, récompenses...) sous la coupe d'un petit nombre de peintres âgés et conservateurs, et, de l'autre, l'augmentation du nombre de peintres et les possibilités accrues du marché »10 à partir de statistiques sur des archives.

    Nous avons vu que ce qui constitue l'apport principal de cette seconde génération est le travail de recontextualisation de l'oeuvre. Cette recontextualisation permet, dans le cas de l'historien Georges Duby avec Le Temps des cathédrales. L'art et la société, 980-1420 en 1976,

    7 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 21.

    8 Ibid, p. 23.

    9 Ibid, p. 27.

    10 Ibid, p. 28.

    9

    d'expliquer l'apparition de nouvelles formes artistiques, ou encore, dans le cas de l'historien de l'art anglais Timothy Clark avec Le Bourgeois absolu. Les artistes et la politique en France de 1848 à 1851 en 1973, d'expliquer les connotations idéologiques des oeuvres. Mais, parmi cette histoire sociale de l'art, c'est un autre historien de l'art anglais, Michael Baxandall, qui livrera ce qui est certainement l'oeuvre la plus connue et reconnue; ou, du moins, celle que nous étudions durant notre cursus universitaire. En effet, dans L'Oeil du Quattrocento. L'usage de la peinture dans l'Italie de la Renaissance en 1972, Michael Baxandall dévoile la « culture visuelle » de cette époque, autrement dit, « comment on regardait un tableau [...] : physiognomonie (ou signification des traits du visage), langage des gestes, scénographie, danse, drames sacrés, symbolisme des couleurs, techniques de mesure et étude des proportions »11, etc.

    Peu à peu, nous partons de la production de l'oeuvre pour en arriver à sa réception. Francis Haskell, que nous avons vu avec le mécénat précédemment, va aussi, dans La Norme et le Caprice. Redécouvertes en art en 1976, retracer les évolutions de la sensibilité esthétique en mettant en évidence son interdépendance avec d'autres évolutions; telles que les évolutions de la politique ou encore de la religion. L'historien de l'art anglais Thomas Crow posera la question du public dans La Peinture et son public à Paris au dix-huitième siècle en 1985. Ce dernier revient sur la création par l'Académie des salons de peinture et sur la manière par laquelle le public de ces salons « a permis un certain affranchissement du goût des amateurs par rapport aux normes académiques [...] et notamment par rapport à la hiérarchie officielle des genres, qui privilégiait la peinture d'histoire en dévalorisant les genres « mineurs », en particulier les scènes de la vie quotidienne et les natures mortes. »12 Pour terminer cet « aparté » à propos de la perception esthétique des amateurs d'art, l'historien de l'art suisse Philippe Junod montre, dans Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l'art moderne en 1976, comment le fond de l'oeuvre est devenu secondaire vis-à-vis de sa forme.

    Revenons-en aux artistes, à ceux qui créent l'art de leur main. Dès 1963, dans Les Enfants de Saturne. Psychologie et comportement des artistes, de l'Antiquité à la Révolution française, Rudolf et Margot Wittkower, historiens de l'art, révèlent la récurrence de la représentation de l'artiste « marginal » à partir de l'analyse d'un corpus de biographies. L'ascension sociale de l'artiste est développée par l'historien de l'art anglais Andrew Martindale dans The Rise of the Artist in the Middle Ages and Early Renaissance en 1972; pour ce qui concerne la période pré-Renaissance. En ce qui concerne l'évolution du statut de l'artiste entre la Renaissance et le XIXe siècle, c'est Nathalie Heinich, dans Du peintre à l'artiste. Artisans et académiciens à l'âge

    11 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 31.

    12 Ibid, p. 34.

    10

    classique en 1993, qui explique « trois types de régimes d'activité qui se sont succédé et, parfois, superposés : le régime artisanal du métier, dominant jusqu'à la Renaissance; le régime académique de la profession, qui régna de l'absolutisme à l'époque impressionniste; et le régime artistique (au sens moderne) de la vocation, apparu dans la première moitié du XIXe siècle pour s'épanouir au XXe siècle. »13

    Cette seconde génération qu'est l'histoire sociale de l'art aura permis, avec la prise en compte des deux pôles qui l'entourent, de mieux comprendre l'oeuvre dans son contexte; ces deux pôles étant, d'un côté, la production de l'oeuvre, et, de l'autre, sa réception. Mais, à ce stade, une question reste encore en suspens : Comment la sociologie s'est-elle appropriée l'art ? Ce sera tout l'intérêt de la sous-partie suivante.

    2. Une autonomisation de la sociologie

    Jusqu'à maintenant, nous avons étudié l'art à travers l'oeil du philosophe et de l'historien de l'art. Si leurs travaux peuvent être reconnus comme sociologiques par leur capacité à établir des liens entre l'art et la société, ils ne peuvent être reconnus comme sociologiques par leurs méthodes. Que ce soit avec les essais des philosophes ou encore avec les recherches documentées des historiens de l'art, nous nous écartons là de la méthode sociologique, c'est-à-dire de l'enquête; et « c'est ce recours à l'enquête qui fait la spécificité et la force de la sociologie de l'art actuelle : mesures statistiques, entretiens sociologiques, observations ethnologiques vont non seulement apporter de nouveaux résultats, mais, surtout, renouveler les problématiques »14. Dès 1945, avec Art et société, Roger Bastide, sociologue, réclame davantage d'enquête de terrain pour que la sociologie de l'art puisse se constituer comme sous-discipline. Par conséquent, je présenterai les résultats de ces enquêtes. Contrairement à Nathalie Heinich dans La sociologie de l'art, je présenterai ces résultats en partant du créateur, c'est-à-dire de la production, pour en arriver au spectateur, c'est-à-dire à la réception; en passant par l'oeuvre même ainsi que par sa médiation.

    Qu'est-ce qu'un artiste ? Bien qu'apparemment simple, cette question reste relativement complexe. Définir ce qu'est un artiste est pourtant une condition sine qua non à leur recensement. Ces critères sont variables : Autodéfinition, reconnaissance d'autres artistes, reconnaissance d'institutions artistiques, adhésion à la Maison des Artistes, déclaration de l'activité artistique

    13 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 38.

    14 Ibid, p. 40.

    11

    comme activité principale à l'Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques, etc. Cependant, ces critères ont tous des contraintes. « La définition des artistes se heurte en effet à la délimitation d'une double frontière, très marquée hiérarchiquement : d'une part, la frontière entre arts majeurs et arts mineurs, ou métiers d'art; d'autre part, la frontière entre professionnels et amateurs »15. En 1985, avec Les Artistes. Essai de morphologie sociale, la sociologue Raymonde Moulin va utiliser le critère de la notoriété pour caractériser les artistes. Il en résulte que ces derniers sont principalement des hommes provenant de divers milieux sociaux et perpétuant le mythe de l'autodidaxie; c'est-à-dire de l'apprentissage par eux-mêmes alors qu'ils ont suivi des études supérieures.

    Le sociologue Pierre Bourdieu va aussi s'intéresser à l'art dans Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire en 1992. A partir d'une sociologie de la domination, il démontre le statut d'une oeuvre par la position sociale de son créateur; en l'occurrence, un livre par son écrivain. « Toute personne dotée de notoriété ou de pouvoir y devient, en tant que « dominant », le fauteur ou le complice d'un exercice - illégitime aux yeux du sociologue - de légitimation. »16 L'américain Howard Becker, avec Les Mondes de l'art dès 1982, avait aussi posé la question de l'oeuvre à partir de sa production; non pas, comme Pierre Bourdieu, en étudiant la position sociale de l'artiste, mais en décrivant « la nécessaire coordination des actions dans un univers foncièrement multiple : multiplicité des moments de l'activité (conception, exécution, réception), des types de compétences [...] ou des catégories de producteurs »17. Par sa sociologie interactionniste, Howard Becker permet de déconstruire l'art comme activité individuelle mais comme expérience collective.

    Pour clore cette sociologie de la production, si nous pouvons découper la sociologie de l'art ainsi, venons-en à la sociologie de l'identité. Initiée par le sociologue allemand Norbert Elias avec Mozart. Sociologie d'un génie en 1991, ce dernier réalise un réel va-et-vient entre une psychanalyse du compositeur autrichien et ses conditions d'exercice dans la Cour. Cette sociologie de l'identité cherche à expliquer les représentations des artistes; c'est-à-dire les représentations que nous, amateurs d'art, portons sur les artistes autant que les représentations que ces artistes portent sur eux-mêmes. L'analyse de discours, « qui fournit la base méthodologique de telles analyses : soit les textes écrits, avec les biographies, autobiographies ou correspondances d'artistes; soit les propos recueillis par entretiens, typiques de la sociologie dite « qualitative » »18, permet de comprendre comment l'activité artistique comme vocation a entraîné une « massification » des artistes à la fin du XXe siècle. La valorisation de l'artiste a aussi étendu ce qui relevait de ce statut; avec notamment

    15 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 75.

    16 Ibid, p. 78.

    17 Ibid, p. 80.

    18 Ibid, p. 83.

    12

    l'art contemporain. « Ainsi s'explique le succès, aujourd'hui, du terme « plasticien », plus neutre que celui d'« artiste », et qui permet d'éviter ceux de « peintre » ou « sculpteur », lesquels valaient encore pour l'art classique et moderne, mais sont devenus largement inadéquats avec l'art contemporain. »19

    La sociologie de la production avait pour première mission de permettre une meilleure compréhension des oeuvres d'art; nous nous intéresserons maintenant à cette dimension.

    « La sociologie des oeuvres d'art constitue la dimension à la fois la plus attendue, la plus controversée et, probablement, la plus décevante de la sociologie de l'art. »20 Voici qui ne laisse que peu de place à l'optimisme pour la suite. Il a souvent été demandé à la sociologie de s'intéresser à l'oeuvre d'art en elle-même; comme si, pour cette mission, le sociologue avait des compétences que n'auraient pas l'historien de l'art ou encore le critique d'art. Si la sociologie a pu s'approprier l'art par des méthodes propres à elle-même, aucune de ces méthodes ne concerne la description d'une oeuvre d'art.

    Ne serait-ce qu'évaluer une oeuvre d'art est une délicate opération pour le sociologue. Pour commencer, le sociologue peut expliquer une oeuvre d'art par sa capacité d'expression, par le contexte qu'elle exprime; mais ce ne serait qu'une reproduction de classements établis par des historiens de l'art. Si le sociologue déconstruit ces classements établis en accordant autant d'importance aux « productions mineures » qu'aux « oeuvres d'art », ce dernier passera à côté des processus d'évaluation qui « expliquent » ces hiérarchies. Dans le dernier cas, le sociologue s'intéresse donc à ces processus d'évaluation des oeuvres d'art; « il s'agit de décrire les opérations permettant aux acteurs de l'exclure ou de l'inclure dans la catégorie « art », et les justifications qu'ils en donnent. »21

    De la même manière, l'interprétation d'une oeuvre d'art n'est pas aisée. L'interprétation nécessite une oeuvre d'art particulièrement « riche » pour permettre une montée en généralité; et « les oeuvres susceptibles de se prêter à ce point à la projection de significations générales ne courent pas les musées »22. Elle pose aussi un problème qui renvoie à la mission principale de la sociologie de l'art; ou, au moins, de l'esthétique sociologique. Interpréter une oeuvre comme l'expression d'une «société» permet, certes, la désautonomisation de l'art, mais ne permet surtout pas sa désidéalisation.

    19 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 85.

    20 Ibid, p. 87.

    21 Ibid, p. 92.

    22 Ibid, p. 95.

    13

    L'observation, elle, reste un propre de la méthode sociologique. Ici, nous parlerons de l'observation d'une oeuvre exposée et des réactions qu'elle peut provoquer à ses spectateurs. C'est ce qu'a entrepris Nathalie Heinich avec Le Triple Jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plastiques en 1998; cette dernière décrit les réactions provoquées par l'art contemporain, c'est-à-dire principalement de la répulsion, et la manière par laquelle l'art contemporain, par sa transgression des frontières de l'art, provoque un clivage entre les « profanes » et les « initiés ».

    « Le propre de l'art est qu'il fait beaucoup parler, et écrire [...] : c'est la « mise en énigme » des oeuvres »23; une énigme qui nécessite, peut-être, pour être comprise, une médiation entre une oeuvre et son spectateur.

    Par définition, la médiation représente l'ensemble des intermédiaires entre une oeuvre et son spectateur; et ces derniers sont variés. Le commissaire d'exposition, le conservateur de musée, le critique d'art, le commissaire-priseur, le collectionneur, sont autant de « médiateurs » présents dans le monde de l'art. Raymonde Moulin s'est intéressée à ces intermédiaires avec L'Artiste, l'Institution et le Marché en 1992; à partir de son immersion dans le monde de l'art contemporain, elle décrit ses spécificités et la manière par laquelle se superposent un art « marchand » et un art « muséal ».

    Les personnes « intermédiaires » précédemment citées « exercent souvent leur activité dans le cadre d'institutions qui [...] ont elles aussi leur histoire et leurs logiques propres »24; mentionnons Philippe Urfalino avec L'Invention de la politique culturelle en 1996, où ce dernier revient sur « les trois grands axes des politiques culturelles : constitution de collections, aide directe aux artistes et, dans la seconde moitié du XXe siècle, effort de diffusion à des publics élargis. »25

    Précisons que les « médiateurs » ne sont pas nécessairement des personnes ou encore des institutions; d'autres éléments entrent en considération entre une oeuvre et la manière de la percevoir. Ce que nous, amateur d'art, avons pu lire d'un artiste et/ou de son oeuvre s'interpose pour notre perception de cette oeuvre; autant que nos représentations préexistantes.

    Cependant, l'idée même de la médiation peut poser problème. Elle sous-entend que la production et la réception d'une oeuvre soient strictement distinctes; ce que Nathalie Heinich contredit avec le cas de l'art contemporain et des oeuvres pour lesquelles la participation du

    23 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 99.

    24 Ibid, p. 61.

    25 Ibid, p. 63

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    spectateur est partie prenante. De même, « du côté de la réception, faut-il compter les critiques parmi les récepteurs ou parmi les médiateurs ? »26 Par l'idée de médiation, nous sous-entendons aussi que l'art et la société seraient deux mondes distanciés l'un de l'autre, une conception que nous avons déconstruit depuis l'esthétique sociologique, et que l'art aurait besoin d'être « traduit » pour être compris par la société. Par conséquent, la sociologie de la médiation s'intéresse à ces traductions.

    Une autre approche est proposée par la sociologie de la reconnaissance. La théorie de la reconnaissance est initiée par le philosophe allemand Axel Honneth, avec La Lutte pour la reconnaissance en 1992, et appliquée à l'art par l'historien de l'art anglais Alan Bowness dans The Conditions of Success. How the Modern Artist Rises to Fame en 1989. Le modèle d'Alan Bowness s'illustre par ses quatre cercles de la reconnaissance. Représentons-nous quatre cercles concentriques avec, de manière progressive, un premier cercle composé d'autres artistes, un second cercle composé de marchands et de collectionneurs, un troisième cercle composé de conservateurs et de spécialistes, et un quatrième cercle composé du grand public. « En dépit de son apparente simplicité, ce modèle en cercles concentriques a l'intérêt de conjuguer trois dimensions : d'une part, la proximité spatiale par rapport à l'artiste (celui-ci peut connaître personnellement ses pairs, probablement ses marchands et ses collectionneurs, éventuellement ses spécialistes, guère son public); d'autre part, le passage du temps par rapport à sa vie présente (rapidité du jugement des pairs, court terme des acheteurs, moyen terme des connaisseurs, long terme voire postérité pour les simples spectateurs); enfin, l'importance pour l'artiste de la reconnaissance en question, mesurée à la compétence des juges (du quatrième au premier cercle, selon le degré d'autonomisation de son rapport à l'art). »27

    Poursuivons sur ce sans quoi nous ne pourrions prétendre à une réelle sociologie de l'art; c'est-à-dire ses spectateurs.

    Si la sociologie des oeuvres d'art n'a pas permis d'en apprendre sur une oeuvre même, la sociologie de la réception, elle, permettra de comprendre le rapport entre une oeuvre et son « récepteur », son spectateur. « L'un des actes fondateurs de la sociologie de l'art, au début des années soixante, aura consisté à appliquer à la fréquentation des musées des beaux-arts les méthodes d'enquête statistique élaborées aux Etats-Unis, dans l'entre-deux-guerres, par Paul Lazarsfeld. »28 La première question à poser est la suivante : Qui sont ces « récepteurs » de l'art ?

    26 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 66.

    27 Ibid, p. 70.

    28 Ibid, p. 46.

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    Une question à laquelle Pierre Bourdieu répond dans L'Amour de l'art. Les musées européens et leur public en 1966. Pour commencer, nous passerons de la question du public à celle des publics; l'accès au musée variant considérablement selon le milieu social. Cette variable que constitue la provenance sociale va contredire l'idée d'un amour de l'art indépendamment personnel. « Il apparaît ainsi que « l'amour de l'art » concerne en priorité les « fractions dominées de la classe dominante » (dont font partie les intellectuels), plus dotées en capital culturel qu'en capital économique. »29 Pierre Bourdieu critiquera d'ailleurs l'incapacité des musées à démocratiser l'art.

    Pierre Bourdieu s'appuiera sur ses propres travaux pour proposer, avec La Distinction. Critique sociale du jugement en 1979, une véritable sociologie du goût. A partir d'enquêtes statistiques, d'entretiens, d'observations et du concept d'« habitus », un système de dispositions incorporées par l'individu, Pierre Bourdieu va démontrer le lien entre « choix esthétique » et milieu social; et notamment comment ce « choix esthétique » est dicté par « la recherche de conduites socialement distinctives. »30

    La sociologie d'enquête a aussi permis la production d'études sur les pratiques culturelles. Pensons à l'enquête menée par le Ministère de la Culture et Olivier Donnat, Pratiques culturelles des Français, depuis 1973; la dernière édition datant de 2008. Cette enquête montre que le musée s'est ouvert à d'autres publics durant ces dernières décennies.

    L'enquête exclusivement statistique ne peut répondre à toutes les questions; cette dernière doit être complétée par des entretiens ou encore des observations. Par exemple, l'observation a été utilisée par Jean-Claude Passeron pour étudier Le Temps donné aux tableaux (1991) durant une exposition. Dans ce cas, l'interprétation devient compliquée car, pour une même durée élevée, nous pouvons l'interpréter comme une analyse de l'« initié » ou comme une tentative de compréhension du « profane ». L'admiration d'une oeuvre et/ou d'un artiste a été une entrée pour Nathalie Heinich qui, avec La Gloire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration en 1991, déconstruit cette idée du sens commun comme quoi le peintre néerlandais aurait été inconnu de son vivant; une représentation résultante de la valorisation, depuis l'art moderne, du régime de singularité. De la même manière, étudier la « répulsion » provoquée par une oeuvre permet d'en savoir sur les valeurs qui lui sont données. C'est le travail réalisé par Nathalie Heinich avec L'Art contemporain exposé aux rejets. Etudes de cas en 1998. « Ainsi, la sociologie de la réception remonte en amont de la sociologie du goût, en questionnant non pas les préférences esthétiques, mais les conditions mêmes

    29 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 49.

    30 Ibid, p. 50.

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    permettant de voir émerger un jugement en termes de « beauté » (ou de laideur), d'« art » (ou de non-art). »31

    Sociologie de la production, sociologie des oeuvres d'art, sociologie de la médiation, sociologie de la réception constituent, par leur méthode d'enquête, la sociologie de l'art. Elles sont aussi autant de passerelles possibles vers, vous l'aurez peut-être remarqué, l'art contemporain. L'art contemporain ne peut se réduire, comme son nom pourrait le supposer, à un contexte temporel. Ainsi, à une question que je me posais naivement au début de notre réflexion, « Un artiste vivant qui peint un tableau, c'est de l'art contemporain ? », Nathalie Heinich me répond « Tout ce qui se produit aujourd'hui, en terme de peinture notamment, n'est pas de l'art contemporain. »32 Pourquoi ? C'est ce que nous allons découvrir dans la sous-partie suivante; dans laquelle je m'intéresserai alors au modèle de l'art contemporain proposé par Nathalie Heinich.

    3. L'art contemporain, un nouveau « paradigme » ?

    Dès 1999, avec son article « Pour en finir avec la querelle de l'art contemporain », Nathalie Heinich proposait de penser l'art contemporain, non par rapport à sa position temporelle dans l'histoire de l'art, mais comme un « genre »; ce dernier se démarquant du genre classique et du genre moderne. Là où la mise en oeuvre des canons académiques ou encore la capacité d'expression des artistes étaient les principaux critères d'évaluation des oeuvres, l'art contemporain va, quant à lui, questionner la notion même d'oeuvre d'art.

    Force est de constater que, en ce début de XXIe siècle, Nathalie Heinich a revu sa position sur l'art contemporain; ou, au moins, en est arrivée à en parler en d'autres termes. Elle situe une première reconnaissance de l'art contemporain en 1964 avec la Biennale de Venise et la victoire du pop art sur l'Ecole de Paris. « C'est un vrai choc pour pour le monde de l'art, et la « consécration d'un nouveau paradigme artistique », que le milieu parisien de l'art moderne, pourtant en pointe dans la promotion des valeurs avant-gardistes contre le conservatisme des classiques, a bien du mal à assimiler. »33 Peintres, classiques comme modernes, ne pourront accepter, ne serait-ce que comprendre, cet art contemporain qui opère une réelle « rupture avec l'art moderne qui, à partir des années 1950, s'était imposé comme le nouveau sens commun de l'art. »34 Loin de ne se résumer qu'au pop art américain, ce qui sera dénommé comme l'art contemporain, qui n'a pas encore de

    31 Heinich, N. (2001). La sociologie de l'art. La Découverte, p. 56.

    32 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs - Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ? [Vidéo]. YouTube.

    33 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 17.

    34 Ibid, p. 20.

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    définition unanime, apparaît approximativement au même moment, c'est-à-dire au milieu du XXe siècle, en France, avec le Nouveau Réalisme, en Autriche, avec l'Actionnisme, et au Japon, avec le Gutai. Trois mondes de l'art coexisteront donc au cours de la seconde moitié du XXe siècle : « celui, traditionnel et en perte de vitesse, de l'art académique, qui n'existe plus que dans quelques institutions ou dans des segments reculés du marché; celui, advenu récemment à une position dominante, de l'art moderne, qui a conquis le marché et est en train de pénétrer les institutions; et celui, émergent, de l'art contemporain qui n'existe encore qu'à la marge mais est en passe de concurrencer sérieusement l'art moderne, voire de le supplanter. »35 Preuve d'une reconnaissance institutionnelle de l'art contemporain, mais aussi, et peut-être surtout, des évolutions techniques de l'art, la notion de « Beaux-Arts » est devenue celle d'« arts plastiques » pour le Ministère de la Culture au début des années 1980.

    Ci-dessus, vous aurez peut-être remarqué l'utilisation du terme « paradigme ». C'est sous cette appellation nouvelle que Nathalie Heinich va maintenant penser l'art contemporain. Elle emprunte cette notion de « paradigme » à l'épistémologue américain Thomas Kuhn et son oeuvre La Structure des révolutions scientifiques parue, pour sa première édition, en 1962.

    Mais qu'est-ce qu'un « paradigme » ? Nathalie Heinich le définit comme « une structuration générale des conceptions admises à un moment donné du temps à propos d'un domaine de l'activité humaine »36, ou encore comme un modèle non conscient, une conception du monde qui structure notre perception des choses, notre sens de la normalité37. Dans notre domaine, nous pouvons résumer le « paradigme » à une certaine conception de l'art. Cependant, pour tout domaine, une « conception » nouvelle n'a que deux possibilités : le manque de considération, voire le manque de visibilité, ou le déclenchement d'un « changement de paradigme ». « Car un paradigme n'a pu s'imposer qu'au prix d'une rupture avec l'état antérieur du savoir, et il sera probablement supplanté un jour par une autre conception : c'est ainsi que procèdent les « révolutions » scientifiques, non pas par une progression linéaire et continue de la connaissance, mais par une série de ruptures ou, en d'autres termes, de « révolutions ». »38

    Pour qu'une « révolution » scientifique ait lieu, certains pré-requis sont nécessaires : un ensemble d'acteurs clairement défini formant un collectif qui pose un nouveau « problème » et provoque de nouvelles représentations collectives. Dans ce sens, Nathalie Heinich démontre que

    35 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 23.

    36 Ibid, p. 29.

    37 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs - Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ? [Vidéo]. YouTube.

    38 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 29.

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    l'art moderne a été une vraie « révolution » artistique au cours de laquelle le « problème » a été de savoir si l'art « ne consiste pas plutôt à permettre à l'artiste d'exprimer sa propre vision du monde. »39 Pour les amateurs d'art moderne, l'oeuvre doit procurer une expression, une sensation, un sentiment, à travers son esthétique40. L'art contemporain aussi répond à tout les pré-requis nécessaires au « changement de paradigme ». Les acteurs sont les artistes appartenant aux courants cités précédemment (Nouveau Réalisme, Actionnisme, Pop Art, Gutai) et le « problème » est le suivant : L'art contemporain s'amuse des frontières de l'art, questionnant ce dernier sur sa définition même.

    Alors, nous avons trois conceptions de l'art peu (ré)conciliables car ces dernières s'opposent sur sa « nature ». « Arrivé à ce degré d'incompatibilité entre paradigmes - l'art contemporain étant incompatible non seulement avec l'art classique, mais aussi et surtout avec l'art moderne, auquel il succède et par rapport auquel il se construit -, plus aucune discussion argumentée entre partisans des uns et des autres ne peut suffire à emporter la conviction : la « querelle » est quasiment irréductible du fait que, toute « preuve » n'ayant de sens que par rapport au paradigme en lequel elle s'inscrit, elle ne vaut plus dans celui en fonction duquel raisonne celui qu'elle est censée convaincre. »41 Ainsi, les critiques à l'encontre de l'art contemporain ont pu être « sévères »; telle que celle du philosophe français Jean Baudrillard42. La question n'est donc pas de savoir si telle oeuvre est une oeuvre d'art ou non puisque, fondamentalement, classiques, modernes et contemporains ne peuvent s'accorder dessus.

    Encore faut-il démontrer comment l'art contemporain s'affranchit des frontières « traditionnelles » de l'art, la manière par laquelle il se démarque, avec des caractéristiques propres, du paradigme classique et du paradigme moderne. C'est tout l'intérêt du [Le] paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Ici, je recenserai quelques unes des spécificités de l'art contemporain, notamment celles qui m'intéresseront pour la suite de mon mémoire; je renverrai donc à la complète lecture de ce livre pour l'entière démonstration de Nathalie Heinich.

    Commençons par ce que le visiteur peut voir en premier, c'est-à-dire la dimension esthétique de l'oeuvre. Loin de la peinture accrochée à son mur, de la sculpture posée sur son socle, l'art contemporain se démarque, à première vue, presque principalement, par la variété des matériaux

    39 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 31.

    40 THE FARM. (2019, 3 mars). Du paradigme de l'art contemporain avec Nathalie Heinich #CodexConversations 03 [Vidéo]. YouTube.

    41 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 33.

    42 Baudrillard, J. (1996, 20 mai). Le complot de l'art. Libération.

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    utilisés, des supports des oeuvres. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une oeuvre dans le paradigme de l'art contemporain ? Un urinoir retourné (Fontaine, Marcel Duchamp, 1917) ? Peindre au rouleau une unique couleur (IKB 3, Monochrome bleu, Yves Klein, 1960) ? Des excréments (Merde d'artiste, Piero Manzoni, 1961) ? Un individu qui se fait tirer une balle dans le bras (Shoot, Chris Burden, 1971) ? Emballer le Pont-Neuf de Paris (The Pont Neuf Wrapped, Christo et Jeanne-Claude, 1985) ? Pour saisir ces oeuvres en tant que telles, nous devons nous situer dans un monde de l'art où prime le « régime de singularité », « ce système non dit d'évaluation qui privilégie par principe tout ce qui est original, innovant, hors du commun, à l'inverse du « régime de communauté » et de son privilège accordé au respect des conventions, des traditions, des standards. »43 Si le régime de singularité est apparu durant la seconde moitié du XIXe siècle avec l'impressionnisme, qui a initié l'individualisation, la personnalisation du travail de l'artiste, dans l'art moderne, avec l'impératif d'expression, la transgression ne porte que sur le contenu. Avec l'art contemporain, ce régime de singularité va s'accélérer. Pour reprendre les mots de Nathalie Heinich, « Plus c'est atypique, moins ça rentre dans les schémas connus, mieux ça vaut. »44 Notons que, comme elle, nous avons volontairement pris des cas « extrêmes » pour illustrer les limites, si ces dernières existent, de l'art contemporain.

    Contrairement à l'art classique et à l'art moderne où l'oeuvre est matérielle, le discours autour de l'objet est partie prenante de l'oeuvre dans l'art contemporain; qui « est devenu, essentiellement, un art du « faire-raconter » »45. L'objet, en soi, n'est même pas nécessaire à la réalisation d'une oeuvre; pensons aux performances. Et, si il y a objet, il n'est pas nécessaire que ce dernier soit réalisé par l'artiste même, le concept prédomine sur l'objet en tant que tel; repensons à Fontaine de Marcel Duchamp. « Le ready-made participe lui aussi de cette prééminence de l'idée sur la forme même s'il se présente, par définition, comme un objet bien concret. »46

    Cette importance du discours a permis d'abolir la frontière qu'était le cadre de l'oeuvre, au sens propre mais pas que, et qui délimitait l'oeuvre de son contexte. « Cette porosité entre l'objet et son contexte s'exerce dans les deux sens : depuis le monde ordinaire vers le monde de l'art, lorsque l'oeuvre inclut des éléments triviaux, [...] et depuis le monde de l'art vers le monde ordinaire, lorsqu'elle sort des murs du musée pour s'installer dans l'environnement, naturel ou urbain. »47 Nous constatons alors un lien entre le contexte de l'oeuvre et l'oeuvre elle-même; « monde ordinaire » et « monde de l'art » participent, ensemble, au processus créatif.

    43 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 51.

    44 THE FARM. (2019, 3 mars). Du paradigme de l'art contemporain avec Nathalie Heinich #CodexConversations 03 [Vidéo]. YouTube.

    45 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 70.

    46 Ibid, p. 73.

    47 Ibid, p. 89.

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    Le rapprochement entre ces deux mondes s'accentue quand le visiteur est invité à participer à l'oeuvre, d'une quelconque manière, « qui permet à celui-ci de transgresser lui-même la limite sacralisée entre l'oeuvre et le monde »48. Dans le monde de l'art contemporain, outre la participation possible du public à l'oeuvre réalisée par l'artiste, rien n'exclut le public de réaliser l'oeuvre lui-même. A l'opposé d'un art contemporain souvent décrié comme déconnecté, élitiste, incompréhensible, « les artistes contemporains tentés par la politisation de leur positionnement aspirent à renouer le lien avec ce « peuple » dont l'art contemporain s'est de plus en plus coupé à mesure qu'il radicalisait ses ruptures avec le sens commun. »49

    L'art contemporain se démarque de ses prédécesseurs sur d'autres points très divers, citons-les brièvement : la diversité des matériaux utilisés et, par conséquent, le déclin de la peinture, l'apparition de nouvelles disciplines artistiques en son sein, de nouvelles manières d'exposer les oeuvres, de les conserver et de les collectionner. D'ailleurs, les collectionneurs de l'art contemporain ne sont pas les mêmes que ceux de l'art classique ni de l'art moderne, « ils proviennent soit des milieux financiers qui se sont développés grâce à la financiarisation de l'économie, avec les grandes fortunes rapidement acquises par des traders et des responsables de fonds d'investissement; soit des pays émergents tels que la Chine, la Russie, l'Inde et les Emirats. »50

    Pour conclure cette sous-partie, l'art contemporain est bien une conception à part par rapport à celles de l'art classique et de l'art moderne. Parler de l'art contemporain en tant que « genre » ne serait qu'une prise en considération, réductrice, de ses écarts esthétiques; et une méconnaissance du monde dans lequel vit l'oeuvre d'art contemporain. « Le nouveau paradigme est au moins autant « périartistique » que proprement artistique »51.

    Vous l'aurez compris, dans ce mémoire, je partirai de la posture de Nathalie Heinich sur l'art contemporain et la mettrai à l'épreuve du terrain. Je m'intéresserai notamment à cette relation entre l'oeuvre et son contexte; et, précisément, au contexte social et spatial qu'est la ville.

    III. Problématisation

    48 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 94.

    49 Ibid, p. 96.

    50 Ibid, p. 60.

    51 Ibid, p. 37.

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    Suite à cette première approche de ma thématique par l'intermédiaire de la sociologie de l'art, nous pouvons peut-être réaliser une autre approche centrée sur la ville.

    Depuis les années 1970, en France, les politiques culturelles ont connu d'importantes mutations. Dans un premier temps, nous avons assisté à une déconcentration, c'est-à-dire à l'intervention de l'Etat sur les territoires, via le Ministère de la Culture, avec les Directions Régionales des Affaires Culturelles. Suite à cette déconcentration de la culture en France, les collectivités territoriales ont aussi pris du « pouvoir culturel », une certaine autonomie dans leur prise de position culturelle au détriment de l'Etat et du Ministère de la Culture; ce que nous appelons la décentralisation, que nous pouvons illustrer avec la création des Fonds Régionaux d'Art Contemporain dans les années 1980. « Il s'agissait de proposer aux régions, nouvelles venues en tant que collectivités territoriales, d'être un niveau d'accompagnement des politiques de l'État, en abondant les dotations ministérielles dans des domaines spécifiques. »52 Les FRAC sont maintenant principalement financés par les régions. La décentralisation de la culture en France a pour intérêt de rapprocher le politique de la population, de s'inscrire sur un territoire, de faciliter les relations entre la collectivité, les acteurs culturels, les artistes et les habitants. Les politiques culturelles sont ainsi davantage territorialisées; elles ne se construisent pas selon un modèle de l'Etat mais selon un territoire53. Avec ce processus de territorialisation, la ville me paraît être une échelle pertinente pour étudier les politiques culturelles.

    Dans mon cas, c'est Amiens Métropole qui m'intéresse. Amiens est la seconde ville des Hauts-de-France, après Lille, et sa métropole, qui est précisément une communauté d'agglomération, réunit 39 communes, soit près de 180.000 habitants sur près de 350 km2. La ville, comme entité, est souvent pensée, par opposition à la campagne, au milieu rural, comme un lieu où il y a tout le temps de l'activité, où il se passe des choses, des événements. L'événement est marquant, c'est ce dont nous nous souvenons. « Faire date, quel qu'en soit le moyen, c'est bien de cela qu'il s'agit. »54 Les politiques culturelles l'ont bien compris : Art & Jardins, le Festival International du Film d'Amiens, le Rendez-vous de la bande dessinée d'Amiens, La Rue est à Amiens, etc. Ce sont les événements qui animent la vie culturelle de la ville. Cependant, le Parcours d'Art Contemporain, si il est à mettre en lien avec certaines de ses directives, n'était pas prévu dans le projet culturel d'Amiens Métropole55. Il vient pourtant répondre à un manque, un manque d'art contemporain dans la métropole d'Amiens; et « il est plus facile de se projeter réellement dans l'avenir quand un territoire est marqué par ses manques ou ses retards (au regard éventuellement

    52 Barone, S. (2011). Les politiques régionales en France. La Découverte, p. 140.

    53 Berutti, J., Hénart, L., & Robert, S. (2008). « Vers un nouveau contrat des politiques culturelles ? ». L'Observatoire, 34(2), 3-6, p. 3.

    54 Goetschel, P. (2017). « La fabrique événementielle ». L'Observatoire, 50(2), 16-18, p. 17.

    55 Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et Patrimoine 2014-2020.

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    de standards nationaux ou internationaux) que lorsqu'il est saturé d'institutions et de propositions régulièrement rénovées. »56 Ce « manque » reste à définir. Des structures accueillent de l'art contemporain à Amiens; nous pouvons citer le Safran, avec un espace dédié à l'art, le Carré noir, le FRAC Picardie, centré sur le dessin, le Musée de Picardie, sa collection restant « timide », ou encore la Maison de la Culture. En ce qui concerne les espaces marchands, aucune galerie à dimension contemporaine n'est réellement présente sur le territoire amiénois; citons l'Imprimerie qui expose quelques oeuvres picturales ou encore la mise à disposition d'un espace d'exposition pour les artistes de la part de l'Amiens Athletic Club. Face à ce constat, en 2018, une décision a été prise par la Direction de l'Action Culturelle et du Patrimoine d'Amiens Métropole, celle de développer la structuration des acteurs des arts visuels; une décision qui a notamment abouti à la création d'un nouveau poste, celui de chargé de projets Patrimoine et Arts Visuels. C'est donc avec Fabiana De Moraes, la chargée de projets Patrimoine et Arts Visuels, que nous avons pu revenir sur la place de l'art contemporain à Amiens. « Il y a pas beaucoup de place pour l'art contemporain à Amiens. Ce parcours d'art contemporain va naître aussi pour combler ce trou, cette lacune dans ce territoire. On a des lieux, bien sûr, qui exposent l'art contemporain, mais de manière pas articulée, pas coordonnée. »57 Ce parcours est aussi une manière de mettre en réseau les structures pouvant exposer de l'art contemporain sur le territoire. La création d'un tel événement va alors donner de la visibilité à l'art contemporain à Amiens. Je vais maintenant présenter ce Parcours d'Art Contemporain.

    Après une première édition en 2018, elle-même sur la thématique «Art, territoires et mutations», la seconde édition du Parcours d'Art Contemporain, « Art, territoires : créer et habiter »58, devait se dérouler du 13 novembre au 16 décembre 2020 dans divers espaces, 18 pour être précis, de la métropole d'Amiens; citons-en quelques uns ici, de manière arbitraire : le Centre Social et Culturel Etouvie, la Maison de l'Architecture, le FRAC Picardie, le Musée de Picardie ou encore la Maison de la Culture. Durant ce mois, des ateliers et rencontres étaient aussi prévus; telles que des conférences-débats. La thématique de cette édition propose de penser la relation entre l'Homme et son environnement; l'appropriation, par la création, de l'espace; l'interaction entre l'art et la « communauté ». « Il y a un impératif, c'est que les artistes doivent se tourner vers les habitants et doivent proposer des démarches participatives, inviter les habitants à participer; soit à la réalisation, soit à un moment de médiation de l'oeuvre. Il faut que les habitants soient là au bout d'un moment. Il faut que les gens soient mobilisés autour d'un projet artistique. »59 La question de

    56 Teillet, P. (2008). « Les projets culturels urbains au prisme de la métropolisation ». L'Observatoire, 34(2), 21-23, p. 22.

    57 Entretien avec Fabiana De Moraes

    58 Amiens Métropole. (2019). Appel à candidature.

    59 Entretien avec Fabiana De Moraes

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    la ville dans l'oeuvre d'art n'est pas nouvelle. « Dans les années soixante-dix, des expositions ont signalé l'ancrage des oeuvres exposées dans la culture locale urbaine, mettant en vue des oeuvres dont le propos était la ville elle-même. »60 De même, depuis le début des années 2000, les artistes interviennent dans la vie sociale de la ville, de ses habitants61. Dépassée est la conception de l'artiste créateur, qui ne vit que pour l'art, dans son atelier, seul. L'artiste doit maintenant prouver l'utilité de son travail; par exemple en intervenant en milieu scolaire. Chaque intervention de l'artiste est ainsi une manière de questionner son utilité sociale; « il ne s'agit plus, pour le praticien d'art, de viser la pérennité de sa personne artiste par la réalisation d'une potentielle oeuvre susceptible de se révéler par des publics futurs, mais de se construire socialement dans ce qu'il peut apporter aux autres par l'exercice de pratiques artistiques. »62

    De la même manière que la politique culturelle d'Amiens Métropole, à travers le Parcours d'Art Contemporain, demande à l'artiste de questionner la relation de l'Homme à l'espace qui l'entoure, je questionnerai aussi l'artiste sur sa manière d'habiter la ville, d'investir ses espaces. Les questions que je poserai seront les suivantes : Quel propos l'artiste porte-t-il sur la ville ? Quelle conception de la ville révèle sa démarche artistique ?

    IV. Méthodologie

    Mon enquête de terrain a commencé à partir de mon stage au sein de l'association 50° Nord. Au départ, mon immersion dans le monde de l'art contemporain, à travers 50° Nord, a été délicate. Ne possédant que peu de connaissances dans ce domaine, il y avait cette question, que je me posais, d'être la bonne personne ou non pour avoir un rôle au sein d'une telle association. J'ai alors rappelé mon cursus universitaire au cours de l'entretien d'embauche; que je ne provenais non pas d'un cursus artistique, ni de l'histoire de l'art, mais des sciences sociales. Ce sont pourtant mes compétences acquises durant mes études en sciences sociales ainsi que mon intérêt pour les questions culturelles qui ont retenu l'attention de l'association. Malheureusement pour ma découverte du monde de l'art contemporain, la COVID-19 ainsi que la crise sanitaire qui a eu lieu à partir du 17 mars 2020 ne m'ont pas permis d'aller sur mon lieu de travail, à Lille; le local de 50° Nord se situant à La Malterie, une ancienne friche industrielle reconvertie, en 1995, en friche culturelle. Mon stage s'étant déroulé du 7 avril au 21 juillet 2020, le télétravail a été recommandé et je n'ai pu me rendre sur mon lieu de travail qu'à l'occasion de certaines réunions, vers la fin de mon stage. Pour préciser un peu mes missions, ces dernières, entre autres, étaient d'assister Réjane

    60 Couture, F. (2003). « L'exposition et la ville : entre le local et l'international ». Sociologie de l'Art, 1-2(1), 115-130, p. 123.

    61 Saez, J. (2008). « Les grandes villes et la culture : des enjeux croisés ». L'Observatoire, 34(2), 16-20, p. 19.

    62 LeCoq, S. (2004). « Le travail artistique : effritement du modèle de l'artiste créateur ? ». Sociologie de l'Art, 5(3), 111-131, p. 123.

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    Sourisseau, du bureau d'études Contexts, dans la rédaction de l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France, avec notamment des recherches complémentaires, mais aussi d'animer les réunions du groupe de travail qui supervisait la rédaction. J'avais aussi pour missions la rédaction des comptes-rendus des réunions du groupe de travail ainsi que la rédaction du bilan des actions réalisées. D'autres missions étaient prévues mais n'ont pu être menées à terme suite à un report des délais.

    C'est donc l'observation participante qui a été ma première méthode d'enquête sur ce terrain particulier; ce dernier ne se révélant qu'à travers mes interactions, mails, appels téléphoniques, visioconférences, etc. Je pourrai peut-être parler de participation observante tant j'ai pris au sérieux mon rôle d'assistant de coordination de l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France; délaissant, durant quelques semaines, mon rôle d'étudiant. Ainsi, bien que le télétravail ne permettait pas un réel terrain à proprement parler, j'avais des contacts (très) fréquents avec des professionnels de la culture, pour ne pas citer de noms. Hormis mes missions, j'ai aussi demandé, avec l'accord de ma directrice de stage, Lucie Orbie, secrétaire générale de 50° Nord, à assister à d'autres réunions, celles qui relevaient du rôle de 50° Nord comme espace de rencontres pour les acteurs des arts visuels. Ainsi, j'ai pu participer à des réunions entre directeurs de structures culturelles des Hauts-de-France ainsi que de Wallonie-Bruxelles. A ce moment là, le principal problème était la précarité croissante des artistes en lien avec le contexte sanitaire et la fermeture des structures culturelles. Ces réunions m'ont sensibilisé aux conditions précaires des artistes et m'ont donné une première idée de mémoire. Cependant, à ce moment de l'année, mes interlocuteurs étaient principalement des professionnels de la culture et non des artistes. J'ai alors décidé de commencer les premiers entretiens, exploratoires, pour découvrir de nouveaux points à questionner à propos de l'art contemporain. Ces entretiens ont été réalisés au cours de mon stage, par Skype, avec ma directrice de stage ainsi que la chargée de mission administration-communication de l'association, Fanny Leroux.

    J'avais aussi besoin de lectures sociologiques pour prendre du recul, pour saisir les liens entre art et société, pour ne pas écrire sur l'art contemporain en soi; qui n'est pas mon domaine de compétences, je ne suis pas critique d'art. Après 3 mois et demi de stage, il était temps de me séparer de ma posture de « professionnel de la culture » et de redevenir un étudiant en sciences sociales. Mes premières lectures ont été des écrits de Nathalie Heinich. Dans un premier temps, La sociologie de l'art m'a donné une perspective historique. Dans un second temps, pour pouvoir avoir une posture sociologique sur l'art contemporain, sur recommandation de mon directeur de mémoire,

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    Fabrice Raffin, j'ai lu Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Ces lectures ont été complétées par d'autres livres et articles par la suite.

    Etant en télétravail, je n'ai pas pu visiter de structures culturelles ni rencontrer d'oeuvres d'art contemporain durant mon stage. Quelques observations étaient pourtant nécessaires pour parler réellement d'immersion dans le monde de l'art contemporain. J'ai ainsi attendu, au début de l'été, la réouverture de certaines structures culturelles pour préparer un week-end culturel et touristique à Dunkerque, troisième ville des Hauts-de-France après Amiens; en dehors de la Métropole Européenne de Lille. C'est donc au FRAC Grand Large ainsi qu'au Lieu d'Art et Action Contemporaine que j'ai commencé à me confronter à l'art contemporain. A côté de ces visites, j'ai aussi visité quelques galeries à Lille; ces espaces marchands de l'art, moins institutionnels que des structures telles que les musées ou encore les FRAC. Ces galeries, Carré d'artistes, Provost-Hacker et Jean-Luc Moreau, pour les citer, restaient encore très picturales. J'aurais préféré me confronter à l'art contemporain sur mon terrain d'enquête, c'est-à-dire à Amiens, mais, au moment de la rédaction de ce mémoire, le Musée de Picardie ne comporte encore que quelques oeuvres contemporaines et le FRAC Picardie est en rénovation suite à la nomination de Pascal Neveux comme nouveau directeur; Pascal Neveux, président du CIPAC, la Fédération des Professionnels de l'Art Contemporain.

    Au fil de ma découverte du monde de l'art contemporain, de mes lectures, alors que je ne savais pas encore comment écrire ce mémoire, il m'a été proposé, par mon directeur de mémoire, de travailler sur le Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole; en lien avec une conférence du laboratoire de recherche Habiter Le Monde prévue pour le vendredi 27 novembre 2020. Cela me paraissait intéressant car Amiens a l'intérêt d'être à proximité de mon lieu de vie, est la ville au sein de laquelle j'ai suivi tout mon cursus; et, le terrain de l'art contemporain étant nouveau pour moi, l'étudier à Amiens me permettait de rester dans une certaine zone de confort géographique. D'autant que la thématique de cette seconde édition du Parcours d'Art Contemporain, « Art, territoires : Créer et habiter » s'inscrit dans ma démarche, c'est-à-dire la déconstruction de l'art comme indépendant de toute réalité sociale, et dans une approche sociologique de l'art et de la ville, de l'interdépendance de ces derniers; l'art apportant autant à la ville que la ville est une source d'inspiration pour l'art.

    Pour répondre à ces questions, « Quel propos l'artiste porte-t-il sur la ville ? », « Quelle conception de la ville révèle sa démarche artistique ? », j'utiliserai, vous l'aurez compris, un des propres de la sociologie, l'enquête de terrain. « Le travail du sociologue doit être fondé sur

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    l'enquête. Ce travail d'enquête est sa spécificité et la condition de sa scientificité. »63 Et ces questions ne pouvaient avoir meilleurs interlocuteurs que les artistes en question; c'est-à-dire les 12 artistes participant au Parcours d'Art Contemporain. Les coordonnées de ces artistes m'ont été transmises par Fabiana De Moraes, ancienne étudiante du Master 2 Culture, Patrimoine et Innovations Numériques; par l'intermédiaire de Fabrice Raffin. Toutes les demandes d'entretien ont alors été transmises par mail au milieu de l'été. La durée de ces entretiens a varié selon mes interlocuteurs, allant de 50 minutes à 1h40, mais je m'en suis tenu aux mêmes questions64; ces dernières étant ouvertes aux aléas des entretiens et concernaient leur parcours, leur activité et leur oeuvre pour le Parcours d'Art Contemporain. Certains de ces entretiens se sont déroulés sur la Place Gambetta à Amiens, d'autres aux domiciles des artistes, qui sont souvent leur atelier aussi, à Amiens ou encore à Lille; un des entretiens a eu lieu par Skype, l'artiste en question étant en Bretagne pour un autre projet artistique. J'ai aussi réalisé un entretien avec Fabiana De Moraes, chargée de projets Patrimoine et Arts Visuels d'Amiens Métropole, pour saisir les conditions d'apparition du Parcours d'Art Contemporain, son rôle et ses ambitions.

    Pour revenir à mon stage au sein de 50° Nord et à ma mission d'assistant de coordination de l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France, cette dernière m'aura permis une première connaissance du terrain et me permettra de répondre à une question qui s'est posée au cours de mon enquête : En 2020, qu'est-ce qu'être un artiste en Hauts-de-France ?

    V. Contextualisation / Terrain d'enquête

    Ce premier état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France a été commandé par la filière Arts Visuels Hauts-de-France au bureau d'études Contexts et à l'agence Stratecom. Il a bénéficié de financements de la part du Ministère du Travail, du Ministère de la Culture, de la Région Hauts-de-France et de la DRAC Hauts-de-France. L'état des lieux s'est déroulé entre le mois d'avril 2019 et celui d'avril 2020 et croise diverses sources; quantitatives et qualitatives. Des lectures, des recherches Internet, des données statistiques, des questionnaires destinés aux artistes et aux structures culturelles, des rencontres collectives avec ces artistes et structures ou encore des entretiens individuels auprès d'acteurs culturels composent ainsi cet état des lieux. Face au problème du recensement de la population d'artistes en Hauts-de-France, une définition ouverte a été retenue; basée sur l'autodéfinition de ces derniers. Cet état des lieux a ainsi permis de construire 5 profils d'artistes que j'appliquerai par la suite à mon terrain d'enquête.

    63 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs - Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ? [Vidéo]. YouTube.

    64 Voir Grille d'entretien en Annexes

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    Commençons par le(s) territoire(s). 5 départements et près de 6 millions d'habitants constituent les Hauts-de-France; cependant, 67,8% de cette population se concentre dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais. Après l'Ile-de-France, la population des Hauts-de-France est la plus jeune et la plus urbanisée; près de 89% vit dans une aire urbaine. « 41% de la population de la région réside au sein de quatre aires urbaines représentant moins de 10% du territoire : Lille, Douai-Lens, Béthune et Valenciennes. »65 Ces espaces urbains contrastent avec les territoires ruraux qui représentent 85% des Hauts-de-France mais seulement 6% de sa population; nous pouvons citer le nord de l'Aisne pour illustrer cette opposition. Pour en venir à la culture, la dépense publique culturelle est principalement portée par les communes et se concentre dans les villes. En 2013, en Hauts-de-France, le secteur culturel comptait 30.200 emplois; 40% de ces emplois étant situés dans la Métropole Européenne de Lille et 11% représentant le sous-secteur des arts visuels66. Le code APE (Activité Principale Exercée) 90.03A, « Création artistique relevant des arts plastiques », utilisé par l'INSEE, a été un indicateur pour recenser 4.555 artistes et 184 structures en Hauts-de-France; même si, comme précisé précédemment, un réel recensement des artistes est compliqué dans la mesure où il n'y a aucune définition officielle de l'« artiste ». Ces derniers n'échappent pas à la concentration urbaine puisque 42% des artistes, ceux qui ont répondu au questionnaire pour l'état des lieux, habitent dans la Métropole Européenne de Lille; suivi d'Amiens avec seulement 5,5%. Les artistes évoquent une frontière encore présente entre l'ex-Nord-Pas-de-Calais et l'ex-Picardie; marquée par un écart important entre Lille et les territoires ruraux de Picardie. Au sein de Lille même, l'« événementialisation », que nous avons vu, a aussi ses opposants; « Les gros événements (comme lille3000) fabriquent des expositions qui deviennent de l'événementiel. Il n'y a plus de lieux en mesure de développer une programmation originale. »67

    Relevons les principales conditions des artistes, dans leur ensemble, en Hauts-de-France. Pour ceux disposant d'un atelier, ce dernier est situé au domicile de l'artiste dans 70% des cas68; l'atelier en question a d'ailleurs un impact sur la pratique artistique, pour des questions de dimensions, d'espaces, etc. Si les ateliers sont souvent individuels, la part d'ateliers collectifs est aussi importante, recouvrant des colocations entre artistes comme des friches culturelles, des squats ou toutes autres dénominations pour ces lieux communs; telles que La Malterie à Lille, La Briqueterie à Amiens ou encore Fructôse à Dunkerque. Ces espaces, ainsi que les outils de travail qu'ils abritent, démontrent une mutualisation de la part des artistes qui les investissent. Dans

    65 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels Hauts-de-France, p. 9.

    66 Ibid, p. 11. 67.Ibid, p. 17 68 Ibid, p. 36.

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    certaines de ces structures, la mise à disposition d'un espace de travail est suivi d'un accompagnement voire d'une résidence d'artiste.

    En ce qui concerne le financement de la création artistique, si le modèle de la commande est encore présent, la plupart des oeuvres sont maintenant autoproduites par les artistes69. La part des artistes bénéficiant d'aides publiques est minoritaire (31,7%), ces dernières provenant surtout de la Région et de la DRAC; davantage encore pour ceux bénéficiant d'aides privées (13%). De même, la commande publique artistique, le dispositif du « 1% artistique » ou encore le programme « 1 immeuble, 1 oeuvre » sont très minoritaires et concernent chacun moins de 5% des artistes répondant à l'état des lieux. La résidence d'artiste est, elle, moins inaccessible (30% des artistes); mais elle recouvre une diversité de situations, de la mise à disposition d'un espace à un accompagnement rémunéré de l'artiste, et résulte d'une importante sélection pour celles fonctionnant sur appel à projet. « Les appels à candidatures sont de plus en plus exigeants (construire un projet, le budgétiser, trouver qui pourrait écrire le texte, faire des repérages, etc.); il y a de plus en plus de monde dans la course. Les réponses formatées de refus n'aident pas à progresser et découragent. »70

    Les lieux d'expositions sont très diverses pour les artistes; que ce soit dans leur atelier, au sein de structures culturelles, dans des galeries ou encore à l'occasion de manifestations artistiques. Si ces lieux sont variés, les artistes des Hauts-de-France s'exportent peu; « Les artistes montrent surtout leur travail dans le département où ils résident. »71 Bien qu'elles accueillent des expositions, la plupart des artistes ne fonctionnent pas par l'intermédiaire de galeries privées marchandes72. Plusieurs raisons sont évoquées : le manque d'accessibilité de ces galeries, les mauvaises relations entre ces dernières et les artistes ou encore le rejet du circuit marchand de l'art.

    J'utilise ici l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France uniquement pour contextualiser les conditions des artistes; ainsi, je n'évoquerai pas les partenariats et réseaux utilisés par les structures culturelles. Cependant, les partenariats concernent aussi les artistes. Ces derniers interviennent maintenant dans les écoles, sur le terrain de l'éducation artistique. Avec le Parcours d'Education Artistique et Culturelle, qui ambitionne l'accès de tous les élèves à une pratique artistique, l'Education Nationale est devenue le premier partenaire des artistes73; entre autres coopérations. Les artistes sont aussi sollicités dans des structures sociales pour sensibiliser à l'art de nouveaux publics, pour « créer du lien social »74. La médiation des arts plastiques auprès de certains

    69 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels Hauts-de-France, p. 46.

    70 Ibid, p. 51

    71 Ibid, p. 54.

    72 Ibid, p. 57.

    73 Ibid, p. 74.

    74 Raffin, F. (2020, 24 février). Débat : Trois idées (fausses) à l'origine des politiques culturelles françaises. The Conversation.

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    publics s'articule avec le champ social et ouvre la porte à des financements; la justice et la santé sont aussi des champs concernés75. Les interventions sur les territoires sont aussi utilisées, par exemple, par l'intermédiaire de Contrat Local d'Education Artistique; qui est une résidence menée avec des partenaires locaux et durant laquelle la finalité n'est pas la production d'une oeuvre mais les actions culturelles qui l'entourent, les rencontres avec des publics. Au-delà de la présentation et de la médiation de l'oeuvre, les publics participent maintenant à sa création. « Si historiquement, la médiation est connectée aux fonctions de diffusion, des formes nouvelles se sont développées, visant moins à favoriser l'accès à des oeuvres qu'à permettre l'expression et la participation du plus grand nombre. »76 Les actions des Nouveaux Commanditaires, par l'intermédiaire de la Fondation de France et l'association artconnexion en Hauts-de-France, s'inscrivent dans cette démarche dans laquelle les publics deviennent des acteurs du monde de l'art. Avec les Nouveaux Commanditaires, chaque citoyen, avec un médiateur culturel et un artiste, peut commander une oeuvre d'art et l'installer sur un territoire. L'intervention des artistes sur les territoires peut en conduire certains à se questionner sur leur rôle. « Ils peuvent alors se sentir instrumentalisés, considérés comme des animateurs. »77

    L'état des lieux a permis de montrer que la rémunération des artistes n'est pas encore acquise pour toutes les structures. « En 2018, un peu plus des trois quarts (76%) des structures ayant répondu au questionnaire ont rémunéré les artistes-auteurs exposés ou accueillis en résidence. »78; soit 24% qui ne les ont pas rémunéré, par manque de ressources économiques et/ou par méconnaissance de la Loi. Les rémunérations des artistes, celles provenant des structures, se répartissent principalement entre le remboursements de frais, le paiements des droits d'auteurs, des droits de présentation publique, de notes d'honoraires et autres achats; d'équipement par exemple. Pourtant, tout comme le cursus académique, les revenus ne sont pas encore un critère pertinent pour définir qui est artiste ou non, ces derniers se définissant davantage par leur engagement, leur passion; l'art est une « vocation ».

    VI. Annonce de plan

    Comme je l'ai dit précédemment, mon stage au sein de l'association 50° Nord s'est déroulé dans un contexte de crise sanitaire liée à la COVID-19. Si je n'ai pu me rendre qu'à de rares occasions sur mon lieu de stage, à Lille, j'ai saisi l'opportunité que permettait la visioconférence en

    75 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels Hauts-de-France, p. 76.

    76 Ibid, p. 83.

    77 Ibid, p. 85.

    78 Ibid, p. 93.

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    assistant, volontairement, aux diverses réunions de l'association avec des artistes, médiateurs culturels, directeurs de structures culturelles et autres associations de professionnels de l'art contemporain. La situation des artistes était alors au centre des conversations; tous reconnaissant que, sans le travail des artistes, médiateurs ou structures ne pouvaient avoir de sens, que l'artiste est à la base de leur propre travail. Dans la continuité de ces préoccupations, j'ai moi-même été sensibilisé aux conditions du travail artistique. C'est pour cela que, au cours du premier chapitre, je présenterai les artistes du Parcours d'Art Contemporain à travers leur pratique artistique, leur condition d'exercice, leur activité ou encore leur rapport au monde de l'art.

    Ensuite, au cours du second chapitre, je tenterai de répondre à ma problématique; pour rappel, cette dernière concerne le rapport entre l'art et la ville. Durant mon enquête de terrain, j'ai pu remarquer que ce rapport pouvait se construire de deux manières différentes. Dans un premier temps, artistes et habitants peuvent créer une oeuvre ensemble, que ce soit par la participation de ces derniers dans le processus de création ou encore dans leur interaction avec l'oeuvre. Dans un second temps, c'est le propos de l'artiste sur la ville qui m'intéressera, un propos qui peut s'exprimer dans son oeuvre. Nous verrons ainsi que la ville, telle qu'elle peut être pensée par les artistes, peut se construire sur une opposition avec la nature, qu'elle peut débuter par l'échelle individuelle qu'est l'habitat ou encore qu'elle peut devenir le support d'une oeuvre.

    En conclusion, je commencerai par remettre le Parcours d'Art Contemporain dans son contexte de structuration de l'art contemporain au sein d'Amiens Métropole avant de poser la question de l'instrumentalisation de l'artiste.

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    PROFILS D'ARTISTES

    Ce premier chapitre aura pour ambition de présenter les artistes participant au Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole; notamment en établissant des récurrences dans leur parcours, dans leur profil.

    Ma proposition pour saisir le vécu d'un artiste, surtout dans un territoire tel que les Hauts-de-France, n'est pas la première. Si le monde de l'art contemporain peut être perçu, à raison, comme un monde centralisé en Ile-de-France, pour ne pas citer Paris, cette représentation est une manière de masquer l'ensemble des artistes et autres acteurs du monde de l'art travaillant sur le reste du territoire en France. En 2011, une enquête79 a alors été menée auprès d'acteurs culturels et d'artistes dans 5 agglomérations de France et, suite à cette enquête, 4 profils d'artistes ont été établis. Construits sur 2 oppositions, tradition/innovation et commande/oeuvre, ces profils d'artistes sont les suivants : l'artiste de salons, rattaché au monde de l'art classique, avec un financement privé; l'artiste artisan-entrepreneur, rattaché lui aussi au monde de l'art classique mais avec un financement principalement institutionnel; l'Art Fair Artist, qui s'inscrit dans le monde marchand de l'art contemporain; l'artiste à 360°, qui s'inscrit, lui, dans le monde institutionnel de l'art contemporain. Ce dernier tend à se rapprocher de ce que j'ai pu voir au cours de mon enquête de terrain. D'un côté, l'artiste à 360° se caractérise par une formation artistique, une approche contemporaine de l'art, une importante intermédiation institutionnelle et des réponses à des appels à projets. D'un autre côté, il se caractérise aussi par des éléments que je n'ai pas vu durant mon travail d'enquête, des éléments que je ne peux pas approuver; ces éléments sont l'inscription des artistes dans des collectifs et la vente d'oeuvres comme constituant leur principale source de revenus, alors que les artistes rencontrés dans le cadre du Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole travaillent souvent seuls et la vente d'oeuvres n'est qu'une part minoritaire de leurs revenus pour la plupart d'entre eux.

    Commandé par la filière Arts Visuels Hauts-de-France et mené par le bureau d'études Contexts, l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France a aussi permis, suite à un questionnaire auquel 480 artistes des Hauts-de-France ont répondu, de réaliser 5 profils d'artistes80. Pour reprendre ces profils par ordre de représentation, 32% des répondants exercent une autre activité principale, rémunératrice; 25% se consacrent à la création artistique mais ont des revenus modestes, environ 8.500 euros sur l'année 2018; 19% se consacrent aussi à la création artistique mais ont des revenus relativement élevés, environ 17.500 euros sur l'année 2018; 15% des

    79 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N., & Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre, de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture études, 1(1), 1-16.

    80 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels Hauts-de-France, p. 25.

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    répondants cumulent diverses activités professionnelles et 9% s'inscrivent dans des réseaux variés. Encore une fois, décrire les artistes du Parcours d'Art Contemporain à partir de ces constructions, ces définitions, serait délicat et précipité tant ces derniers représentent une diversité de situations.

    Je peux maintenant mentionner les 10 artistes que j'ai rencontré au cours de mon enquête de terrain, sur les 12 qui participeront au Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole; 2 des artistes, Alexandra Epée ainsi que Marc Gerenton, ne pouvant répondre positivement à ma demande d'entretien pour diverses raisons :

    - Aude Berton, née en 1970 (50 ans) à Amiens, habite à Amiens.

    - Louis Clais, né en 1987 (33 ans) à Amiens, habite à Paris.

    - Gabriel Folli, né en 1990 (30 ans) à Chauny (Aisne), habite à Amiens.

    - Rémi Fouquet, né en 1989 (31 ans) à Maubeuge (Nord), habite près de Cambrai (Nord).

    - Franck Kemkeng Noah, né en 1992 (28 ans) à Yaoundé (Cameroun), habite à Roubaix

    (Nord).

    - Katerini Antonakaki, née en 1964 (56 ans) à Athènes (Grèce), habite à Rivery.

    - Daniela Lorini, née en 1981 (39 ans) à La Paz (Bolivie), habite à Lille.

    - Violette Mortier, née en 1997 (23 ans) à Amiens, habite à Amiens.

    - Marion Richomme, née en 1986 (34 ans) à Tarbes (Hautes-Pyrénées), habite à Le Quesnel-

    Aubry (Oise).

    - Nicolas Tourte, né en 1977 (43 ans) à Charleville-Mézières (Ardennes), habite à Lille.

    Cette première « présentation » des artistes, ne serait-ce que par des données sommaires,

    permet 3 premières remarques. Pour commencer, une certaine parité a été respectée dans la sélection des artistes; volontairement ou non, 6 femmes et 6 hommes ont été retenus dans le cadre du Parcours d'Art Contemporain. Ensuite, si la carrière artistique commence à partir de 33 ans pour les artistes des Hauts-de-France81, les artistes rencontrés ont un âge moyen d'environ 37 ans; nous pouvons alors constater que la moitié des artistes, peuvent être considérés comme au début de leur carrière. « On dit « Artiste émergent ». J'ai 30 ans passés, ça fait 6, 7 ans que je suis sorti d'école. Comment on fait si on doit tenir 6, 7 ans pour vivre ? » nous confiait Rémi Fouquet; illustrant la temporalité particulière du travail artistique et la lente insertion de l'artiste dans le monde du travail. Pour terminer sur ces premières caractéristiques, tout les artistes résident dans les Hauts-de-France; nous pouvons alors présupposer une certaine connaissance du territoire, ce même territoire dont il est question dans la thématique du Parcours d'Art Contemporain.

    81 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels Hauts-de-France, p. 89.

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    Construire des profils d'artistes à partir d'une approche quantitative serait réducteur vis-à-vis de la diversité que je tenterai de restituer de manière exhaustive dans ce premier chapitre; d'autant que, à mon échelle d'étude, je préférerai une approche qualitative, c'est-à-dire à partir d'entretiens, pour rétablir les diverses conditions et pratiques des artistes rencontrés.

    I. Définir l'artiste

    Qu'est-ce qu'un artiste ? Actuellement, il n'en existe aucune définition unanime. Cependant, certains critères, arbitraires, existent et peuvent prouver un certain professionnalisme de la part des artistes participant au Parcours d'Art Contemporain.

    Face à la complexité de la définition de l'artiste, un premier critère, utilisé notamment durant la réalisation de l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France, est l'autodéfinition; est artiste l'individu se définissant artiste. Cela pourrait aller de soi mais avoir une pratique artistique ne permet pas tout le temps de se définir artiste; c'est ce que m'avait révélé mon précédent travail sur la scène rock amiénoise, les personnes rencontrées avaient une pratique musicale, pouvaient être rémunérées à l'occasion de concerts, mais ne se considéraient pas comme artistes. Cette année, je n'ai eu aucune réticence de la part des personnes rencontrées pour utiliser le mot d'artiste; même si cela a pu être le cas au début de carrière pour une artiste qui avait initialement une formation d'architecte (« Je ne me sentais pas comme un artiste pour exposer dans une galerie parce que j'avais pas fait des études des Beaux-Arts. »82).

    En effet, le cursus académique peut participer, lui aussi, à la définition de l'artiste. Dans ce sens, tout les artistes rencontrés ont eu une formation artistique, la formation artistique étant une forme de reconnaissance de la part de professionnels, des professionnels qui approuvent leur travail. Pour citer tout les parcours rencontrés, 3 des 12 artistes ont réalisé un cursus universitaire de 5 ans à l'UFR des Arts de l'Université de Picardie Jules Verne. Les autres artistes ont réalisé leur cursus scolaire, ou une partie de leur cursus scolaire, dans diverses écoles d'art telles que l'Ecole des Beaux-Arts de Nantes, les Ecoles Supérieures d'Art de Cambrai, Reims et Valenciennes, ou encore les Ecoles Nationales Supérieures de Bruxelles, Charleville-Mézières et Paris. Au sein de ces écoles, précisons que 3 années d'études permettent l'obtention du Diplôme National d'Arts Plastiques et que 5 années d'études permettent l'obtention du Diplôme National Supérieur d'Expression Plastique.

    82 Entretien avec Daniela Lorini

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    Un autre critère de définition de l'artiste peut être le critère de l'administration. A l'exception de Katerini Antonakaki, qui est intermittente du spectacle, tout les artistes rencontrés déclarent leur activité artistique auprès de l'INSEE et ont un statut d'auto-entrepreneur. A ce titre, comme toute entreprise, ces derniers ont un numéro SIRET attribué. De même, si j'ai commencé mes entretiens en évoquant la Maison des Artistes et l'Agessa comme sécurité sociale des artistes-auteurs, j'ai appris que, depuis le début de l'année 2020, les artistes déclarent leurs revenus et cotisent auprès de l'URSSAF; avec l'URSSAF Limousin comme interlocuteur83.

    Je parlais précédemment du cas de Katerini Antonakaki, co-responsable artistique, avec Sébastien Dault, et intermittente du spectacle de l'association La Main d'Oeuvres. Basée à Camon, dans la métropole d'Amiens, La Main d'Oeuvres est une association de spectacle vivant qui réalise aussi « des expositions, des installations, des installations sonores, des concerts, des lectures, plein de choses »84. Au sein de cette seule association, nous remarquons alors une certaine diversité de formes artistiques. Si la diversité des formes artistiques peut être un propre de l'art contemporain, certains médiums, certaines pratiques, ne permettent pas de se sentir tout le temps artiste; cela dépend aussi de l'utilisation du médium en question, de comment ce dernier est utilisé, à des fins esthétiques ou non. C'est cet entre-deux entre artiste et prestataire de services que m'expliquait Violette Mortier (« Le problème, avec le statut de photographe, c'est qu'on est un peu coincé. C'est difficile d'être déclaré, enfin, d'être déclaré comme artiste photographe, vu que c'est un moyen aussi de ... On fait des prestations de services. Du coup j'ai une formation de photographe aussi. Et si, j'ai des petits boulots, de l'ordre du commercial quoi, où je vais photographier pour des revues pharmaceutiques, des choses comme ça. »85). La partie suivante va me permettre de revenir sur ces pratiques artistiques, comme la photographie, qui composent l'art contemporain et qui seront utilisées par les artistes rencontrés.

    II. Arts plastiques, arts visuels et art contemporain

    Avant d'en venir au Parcours d'Art Contemporain, mon stage m'aura permis de me questionner sur les 3 notions que sont les arts plastiques, les arts visuels et l'art contemporain. En effet, pour rappeler ma situation, j'étais assistant de coordination de l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France, un état des lieux mené par la filière Arts Visuels Hauts-de-France à travers la plateforme qu'est 50° Nord - Réseau transfrontalier d'art contemporain; j'ai donc pu me perdre dans ces notions peu définies auxquelles je ne pourrai apporter que peu de lumière. Pour ma

    83 Site Internet de la Sécurité sociale des artistes-auteurs.

    84 Entretien avec Katerini Antonakaki

    85 Entretien avec Violette Mortier

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    part, je me représente les arts plastiques comme la matière que j'ai appris au cours de ma scolarité, au collège notamment, dans laquelle je pratiquais le dessin, la peinture, moins souvent la sculpture. Cependant, d'autres acteurs peuvent en donner un autre sens. Je peux relever une remarque qui a été faite par un photographe aux représentants de la filière Arts Visuels Hauts-de-France durant la restitution de l'état des lieux des arts plastiques; ce dernier dénonçant le manque de représentation de sa profession dans l'état des lieux. Par ailleurs, la filière Arts Visuels Hauts-de-France tente de représenter ce qu'elle-même définit comme étant les arts visuels, c'est-à-dire les arts plastiques mais aussi les arts dits appliqués tels que le design, la mode ou encore les métiers d'art86; des arts dans lesquels la finalité n'est pas tant esthétique que fonctionnelle. Par définition, si les arts visuels peuvent aussi être considérés comme l'ensemble des formes d'art perceptibles par l'oeil, qu'en est-il des installations sonores alors ? Nous en arrivons à l'art contemporain. L'art contemporain, pour reprendre Nathalie Heinich ainsi que mes précédents propos, n'est pas construit sur sa temporalité mais par une certaine conception de l'art où de nouvelles formes artistiques, autres que la peinture et la sculpture, sont admises et même valorisées87. C'est bien ces nouvelles formes artistiques que je tenterai de restituer, avec celles pratiquées par les artistes du Parcours d'Art Contemporain, dans cette partie.

    Au cours de mon enquête de terrain, la question des pratiques artistiques rencontrées et de leur dimension contemporaine a pu se poser à quelques rares occasions. 4 des 12 artistes m'ont ainsi confié avoir commencé leur pratique artistique avec la peinture. Cependant, parmi les pratiques artistiques actuelles, seul Franck Kemkeng Noah utilise la peinture pour une part de ses oeuvres; mais le support de ces peintures n'en est pas moins surprenant car ces dernières ne sont pas réalisées sur des toiles mais sur des tapis. Les autres artistes qui utilisaient initialement la peinture pratiquent actuellement d'autres médiums. Ainsi, si une des artistes utilise maintenant principalement la terre (« A la base, je travaille la peinture. Je suis devenue professeure de céramique, pour Amiens Métropole, dans un centre culturel. Le médium de la terre, c'était un médium que j'utilisais déjà mais pas en tant que céramique mais comme moyen pour préparer les sculptures, mais je les cuisais pas. Je touche à peu près à plein de médiums en fait; et notamment, beaucoup, la terre, et puis le dessin, et puis, beaucoup, le plâtre. »88), un autre a utilisé la vidéo et le cinéma de manière à rentrer dans le monde de l'art contemporain89. Daniela Lorini a aussi commencé sa pratique artistique avec la peinture mais avait un certain intérêt pour le côté tridimensionnel; pouvant penser l'espace à partir de ses études d'architecture (« Le pas suivant c'était faire des installations. Ce qui

    86 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels Hauts-de-France, p. 5.

    87 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 22.

    88 Entretien avec Aude Berton

    89 Entretien avec Nicolas Tourte

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    me manquait c'était sortir du mur. Même si les tableaux ils étaient un peu tridimensionnels, j'ai voulu faire des choses beaucoup plus tridimensionnelles et utiliser tout l'espace d'exposition. »90). Nous remarquons alors que les artistes ont des pratiques artistiques qui ne restent pas inertes, ces dernières évoluent avec le temps. Dans certains cas, elles démarrent d'un médium classique, tel que la peinture, pour en arriver à un médium contemporain, tel que la vidéo. Dans d'autres, cette pratique artistique peut partir d'un médium contemporain pour en venir à un médium classique; cela a notamment été le cas avec Marion Richomme. Cette dernière a commencé sa pratique artistique avec la photographie et a ensuite décidé de créer des sculptures pour les photographier avant de n'utiliser que la sculpture comme médium.

    Au-delà des mutations des médiums artistiques, nous pouvons aussi remarquer que les artistes n'en pratiquent que rarement qu'un seul. Les oeuvres de Gabriel Folli montrent comment divers matériaux peuvent être inclus au sein d'une même oeuvre; avec des collages, des croquis, des Polaroids ou encore du texte. De même, certains des artistes rencontrés n'ont pas une unique pratique artistique mais un ensemble de pratiques (« Je peux travailler en photographie, en film, en installation. C'est les trois [médiums] dans lesquels je travaille, mais je n'exclus rien. »91). La démarche artistique de Louis Clais me permet même, en partie, d'approuver les propos de Nathalie Heinich sur un art contemporain où le concept de l'oeuvre prévaut sur l'oeuvre elle-même. En effet, l'artiste part d'une idée, d'une réflexion, prend le médium qui, selon lui, transmettra le mieux cette réflexion et invite le "spectateur", qui devient participant, à terminer l'oeuvre (« Un truc que j'aime bien dans mon travail, qui revient assez souvent, c'est que j'aime bien pas forcément finir les choses mais que ça donne envie à des gens de faire quelque chose avec; comme avec une recette de cuisine par exemple, c'est pas le gâteau que je donne mais c'est la recette, la personne peut ensuite faire le gâteau et le transmettre et faire évoluer la recette. »92).

    La question que j'ai alors posé à certains artistes a été « Pourquoi ce médium artistique ? ». Dans mon cas, connaître leurs motivations m'a permis de saisir la volonté des artistes à repousser certaines limites de l'art, telles qu'elles étaient définies avant l'apparition de l'art contemporain, et d'innover, utiliser de nouveaux sens, tels que l'ouie (« Pourquoi le son ? Je pense que, pareil, ça vient de la Bolivie. Quand tu es dans la forêt, tu vois rien, il y a pas de lumière, tu peux même pas voir la lumière de la Lune, c'est vraiment un endroit très très très fermé. Il faut juste écouter et, quand tu te rends compte de la diversité de choses que tu peux entendre, plus que de voir, parce que, même quand il fait jour, tu n'arrives pas à voir tout ce que tu entends. Je pense que le son c'est

    90 Entretien avec Daniela Lorini

    91 Entretien avec Rémi Fouquet

    92 Entretien avec Louis Clais

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    vraiment une façon de percevoir tout ce qui nous entoure mais qu'on est en train de perdre de plus en plus. »93), de nouvelles disciplines, telles que la vidéo (« Il y a 2 vecteurs qui m'ont poussé à aller vers ces médias « dématérialisés ». C'est le fait que, dans l'école d'art où j'étais, on se faisait « titiller » sur les pratiques qu'on avait, en disant « Ça, ça a déjà été fait. », et puis il y avait vraiment pas beaucoup de vidéo; du coup, par acquis de conscience et par soucis de m'opposer un peu aux autres, j'ai choisi ces choses là. J'avais aussi un appartement qui faisait même pas 25 m2 où j'avais des grandes toiles et quelques sculptures entassées; et c'était pas possible de continuer comme ça. »94).

    Dans cette dernière citation, Nicolas Tourte relève un lien entre sa condition d'exercice et le médium artistique qu'il utilise. Si cela me permettra d'aborder, dans la partie suivante, la question de l'atelier, concluons la présente partie en précisant qu'elle avait pour ambition de démontrer l'étendue des disciplines pratiquées par les artistes rencontrés et de prouver la dimension contemporaine de ces derniers; l'artiste devenant donc un plasticien.

    III. L'atelier à domicile comme condition d'exercice de la pratique artistique

    Comme toute activité humaine, la pratique artistique s'inscrit dans un espace et nécessite souvent un espace de travail dédié; ce que nous nommerons, pour un artiste, un atelier. Si l'art contemporain a la particularité d'être composé de disciplines artistiques qui ne requièrent pas toutes les mêmes espaces pour être travaillées, pensons à la photographie et à Violette Mortier qui nous expliquait pouvoir travailler partout et notamment dans le train durant ses déplacements, avoir un atelier a son importance. L'atelier est une preuve de la pratique artistique et participe à la construction d'une identité, l'identité de l'artiste. A ce titre, investir un atelier peut marquer le début d'une carrière pour un artiste95. Mes entretiens, notamment ceux qui ont eu lieu aux domiciles des artistes, ainsi que nos observations m'auront permis un constat; les ateliers des artistes sont souvent à leur domicile, voire leur atelier est leur domicile par moment.

    Au départ, remarquer que la moitié des artistes rencontrés ont leur atelier ou une partie de leur atelier chez eux a pu me surprendre; j'ai donc dû confronter ce fait et le mettre en perspective avec la situation d'autres plasticiens des Hauts-de-France. « Pour l'essentiel (70%), les ateliers sont situés au domicile des artistes. »96 Cette donnée nous montre qu'avoir leur atelier à domicile n'est pas un cas isolé pour les artistes du Parcours d'Art Contemporain. Loin de moi l'idée de dresser un

    93 Entretien avec Daniela Lorini

    94 Entretien avec Nicolas Tourte

    95 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels Hauts-de-France, p. 35.

    96 Ibid, p. 36.

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    portrait misérabiliste de l'artiste, certains, comme Gabriel Folli, voient dans leur atelier à domicile un espace dans lequel ils peuvent travailler quand ils le souhaitent; d'autres, comme Nicolas Tourte, utilisent des médiums qui peuvent se travailler sans se soucier de l'espace. C'est ainsi que ce dernier m'a pointé son bureau quand je lui ai demandé si il avait un atelier (« Un morceau de mon atelier est là, tu vois, c'est un bureau avec un écran, quelques petits ordis; et j'ai un atelier de volume à Roubaix, qui est un morceau d'une ancienne usine de petite filature. [...] A partir du moment où tu as un ordinateur, surtout maintenant, même un téléphone, tu peux déployer comme ça une pratique. »97). Cependant, avoir un atelier à domicile inclut souvent l'investissement de cet atelier dans une pièce de vie existante, telle un salon, une chambre ou encore une véranda, comme j'ai pu le voir à l'occasion d'entretiens (« J'ai toujours travaillé que chez moi mais sans avoir un espace approprié. Et, là, actuellement, je travaille un peu dans ma chambre, au mur de ma chambre, je travaille dans la véranda, je me suis installée un espace, et puis, quand je travaille des sculptures, c'est en extérieur; mais j'ai pas un atelier, une pièce particulière, enfin ... Si, la véranda, c'était ça, c'était mon lieu de travail. »98). Si Aude Berton m'a fait part de son envie de construire un atelier dans sa future maison, peu d'artistes ont investi un espace de manière à l'avoir pensé pour créer des oeuvres. Cela a été le cas pour Marion Richomme qui a acheté une grange à côté de son domicile pour la rénover et installer son atelier.

    Cependant, l'atelier à domicile peut être une contrainte pour la pratique artistique; voire cette condition d'exercice détermine la pratique artistique, comme nous l'avions vu au cours de la partie précédente quand Nicolas Tourte s'est tourné vers les médiums dématérialisés par souci d'espace dans son appartement. Encore une fois, l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France permet de relever ce lien entre condition d'exercice et médium artistique utilisé (« Les artistes rencontrés ont aussi rappelé que les caractéristiques physiques de l'atelier (superficie, hauteur sous-plafond, surface des murs disponibles, disposition des fenêtres, situation et accessibilité...) ont des incidences directes sur leur travail (type d'oeuvres, formats, conservation...). »99). Ainsi, avant même la question de la pratique artistique, j'ai pu constater, durant un entretien au domicile d'un artiste, que ce dernier vivait en colocation et avait pour une unique espace de travail sa chambre (« Mon atelier c'est ma chambre; c'est dans ma chambre que je peins. Pour moi, c'est vrai que c'est pas très confortable, mais bon ... Pour le moment, on dit que je suis seul, ça va. »100). Une autre plasticienne présente sur le Parcours d'Art Contemporain possède une chambre qu'elle utilise uniquement comme atelier pour créer des oeuvres; ces dernières étant des installations, depuis

    97 Entretien avec Nicolas Tourte

    98 Entretien avec Aude Berton

    99 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels Hauts-de-France, p. 37.

    100 Entretien avec Franck Kemkeng Noah

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    quelques années, la question de la taille de la pièce pose problème (« On peut dire c'est mon atelier mais chez moi; donc c'est pas vraiment la meilleure condition parce que c'est un petit espace. [...] Oui, ça c'est une contrainte pour moi parce que, quand t'as des installations en plus, moi j'ai une paire d'installations à grandes échelles, ça devient très compliqué. Donc oui, mon atelier, c'est chez moi; mais c'est pas du tout adapté pour ce que je dois faire. »101). A travers ces exemples vus au cours de mon enquête de terrain, j'espère avoir montré l'importance de l'atelier dans la pratique artistique et le lien de causalité entre cet espace de travail et la création artistique.

    Notons tout de même qu'une aide de la DRAC, l'Allocation d'Installation d'Atelier, existe pour les plasticiens qui souhaitent installer un atelier ou acheter du matériel pour leur activité artistique. Je ne m'arrêterai pas précisément sur le rôle et l'importance de la Direction Régionale des Affaires Culturelles ici. Cependant, les plasticiens rencontrés ont relevé le nécessité des aides disponibles et quelques-uns ont pu en bénéficier, tels que Rémi Fouquet ou encore Marion Richomme (« Il y a aussi les subventions de la DRAG qui sont quand même super importantes parce que ... Ou de la Région d'ailleurs, pas que de la DRAG. T'as des aides à la création, des aides à l'installation. Pour construire mon atelier, j'ai eu le droit à des aides; et ça c'est bien, ça nous aide. »102). Cependant, ces aides sont limitées et les demandes sont sélectionnées sur l'année (« Une douzaine d'artistes de la région bénéficient chaque année de cette aide accordée par la DRAG Hauts-de-France »103).

    La question de l'atelier me permet aussi d'évoquer un élément que j'ai peu remarqué sur mon terrain d'enquête. En effet, l'atelier, à quelques occasions que je développerai par la suite, peut être un espace de pratiques collectives de l'art; ce dernier cristallise d'une certaine manière le peu de pratiques communes, entre artistes, que j'ai pu relever. La « diversité des formes de mutualisation d'espaces et d'outils de travail pratiquées de longue date par les artistes dans le secteur des arts plastiques »104 ne s'est pas manifestée durant mes rencontres et c'est l'atelier qui se retrouve au coeur des pratiques collaboratives des artistes. Les plasticiens rencontrés, à part pour quelques exceptions notables telles que Katerini Antonakaki ou Marion Richomme, ne travaillent pas sous la forme d'association ou de collectif avec d'autres artistes. Les rares collaborations dont j'ai entendu parler sont des collaborations réalisées au cours de la scolarité des artistes. Ces derniers, quand ils étaient étudiants, ont dû travailler avec des camarades sur la réalisation d'oeuvres ou encore d'expositions. J'ai tout de même remarqué la mutualisation d'espace de travail à certaines occasions durant mon enquête de terrain. Cette mutualisation peut commencer avec l'achat d'un espace par 2 artistes, un

    101 Entretien avec Daniela Lorini

    102 Entretien avec Marion Richomme

    103 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels Hauts-de-France, p. 38.

    104 Ibid, p. 40.

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    espace que chacun utilise selon son besoin (« C'est un morceau d'usine que j'ai acheté avec un ami, qu'on a retapé et puis qu'on utilise pour faire du volume. »105); mais peut être aussi dû à un travail en duo avec un autre plasticien, où l'atelier est autant un espace pour se réunir et travailler ensemble que pour travailler seul (« J'ai aussi un duo, avec Viager, et là, vraiment, on construit des choses et il y a besoin d'atelier; et là c'est mon binôme, qui a un grand atelier à Bruxelles. Quand j'ai vraiment besoin d'atelier, je suis là-bas. »106). L'atelier peut aussi servir d'espace pour accueillir d'autres artistes. C'est ce que nous avons vu avec Marion Richomme, cette dernière, à travers l'association La Menuiserie 2, met son atelier à disposition pour accueillir des plasticiens en résidence. L'association est aussi un espace de rencontres et, suite à une première exposition commune à Saint-Denis, Marion Richomme a rencontré un autre artiste, Apolline Grivelet, qui lui a proposé une résidence permanente au sein de l'association; cette association d'artistes réalise maintenant des ateliers, comme séances de travail, des expositions et des oeuvres ensemble.

    Mener des ateliers, comme des séances de travail avec des publics, est un rôle que peut maintenant avoir l'artiste, comme nous venons de le voir avec Marion Richomme. Car le plasticien n'est que rarement qu'un créateur, il investit aussi d'autres dimensions de l'art, de la culture, et la création serait presque secondaire parmi l'ensemble de son activité.

    IV. Etre « artiste à temps plein »

    « J'essaie, globalement, d'être le plus possible artiste à temps plein, [...]. »107 Ces mots de Marion Richomme peuvent laisser penser la complexité de cette tâche; encore faut-il préciser ce qu'inclut « être artiste à temps plein » mais cela sera évoqué plus tard dans ce chapitre. Si la moitié des plasticiens rencontrés ne perçoivent que des revenus liés à leur activité activité, l'autre moitié des plasticiens du Parcours d'Art Contemporain ont une autre activité qui est souvent leur première source de revenus.

    J'ai ainsi rencontré 2 artistes qui sont aussi professeurs; Aude Berton et Rémi Fouquet. Aude Berton, après une formation d'un an auprès du professeur de céramique du Safran, un complexe culturel situé à Amiens, a obtenu ce même poste en 2010. Cette dernière travaille ainsi 16 heures par semaine en tant que professeure de céramique mais intervient aussi actuellement à la maison d'arrêt d'Amiens, à l'occasion de 2 séances par semaine et de 30 séances au total, pour proposer des cours de céramique. Ces temps de travail lui permettent alors d'avoir une rémunération stable et, à

    105 Entretien avec Nicolas Tourte

    106 Entretien avec Louis Clais

    107 Entretien avec Marion Richomme

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    côté, de travailler sa pratique artistique (« En fait, ça me permet pas d'en vivre, c'est ponctuel mes revenus d'artiste. C'est mon statut de prof qui me permet de maintenir ... C'est le revenu principal et fixe. »108). Quant à Rémi Fouquet, ce dernier est devenu professeur d'arts plastiques suite à une proposition à sa sortie d'école d'art. Encore une fois, la recherche d'un équilibre entre une source de revenus et le travail artistique est évoqué (« Quand je suis sorti de l'école d'art on m'a proposé d'enseigner dans le privé et puis ça m'a plu; et ça me permettait de dégager à la fois du temps sur des projets et en même temps d'avoir une source de revenus qu'on qualifie souvent d'« alimentaire ». [...] La création c'est pas ma ... On va dire que là, si je prends les revenus que je vais toucher cette année, ça va faire un cinquième de mes revenus. Le reste c'est mon activité d'enseignement. »109).

    L'enseignement est une manière, pour le plasticien, de rester dans le monde de l'art; mais cette manière n'est pas la seule, Gabriel Folli me confiait ainsi avoir cherché à rester dans le monde de la culture pour ne pas perdre sa créativité, rester dans un milieu propice à la création (« Au début de carrière, si tu veux, j'avais des jobs un peu plus alimentaires. Puis après j'ai commencé à faire pas mal d'ateliers, ou accueil des publics, avec plusieurs structures; ou aussi dans des lycées, tu vois, j'ai donné des ateliers aussi dans des lycées, etc. J'ai quand même vite commencé avec ça quoi, parce que je me suis dit « Quitte à avoir un job, ou plusieurs jobs, autant que ça soit dans la culture quand même. ». Parce qu'avec un boulot alimentaire c'est quand même très compliqué, tu vois, de garder l'énergie, tu vois, pour tes projets artistiques; alors que, quand t'es dans la culture, ... »110). Si, au total, ses revenus artistiques constituent tout de même la moitié de ses revenus, Gabriel Folli est aussi, 6 mois par an depuis 3 ans, médiateur culturel au sein de l'association Art & Jardins à l'occasion du Festival International de Jardins qui a lieu tout les ans, depuis 2010, aux Hortillonnages d'Amiens. Son activité artistique apporte alors un autre sens à ses propos en tant que médiateur culturel (« En tant qu'artiste, tu peux aborder les oeuvres, parler des oeuvres, avec peut-être plus de facilité que d'autres parce que tu connais un peu, même le parcours des artistes si tu les connais un peu personnellement, ou tu connais les matériaux utilisés, comment ça a été fait, etc. Donc le boulot comme ça, que je peux avoir à côté, rejoint quand même et peut m'apporter en tant qu'artiste. »111). De la même manière, Franck Kemkeng Noah, au cours de sa dernière année de master, a réalisé un stage de médiation culturelle à la Maison de la Culture d'Amiens; avant de partir à Lille pour trouver un emploi, en lien avec la culture ou pas, comme il me le confiait en entretien.

    108 Entretien avec Aude Berton

    109 Entretien avec Rémi Fouquet

    110 Entretien avec Gabriel Folli

    111 Ibid.

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    Les artistes rencontrés représentent toute une étendue de possibilités professionnelles; de l'artiste qui ne vit que de son activité artistique, et non uniquement de la création comme nous le verrons dans les parties suivantes, tel que Violette Mortier (« C'est ma principale source de revenus oui, mais elle est vraiment très très instable. Quand j'arrive à bosser un petit peu, je suis pas très dépensière on va dire. Je pense que c'est aussi des choix de vie. Je m'en plains absolument pas parce que j'ai décidé que j'allais vraiment essayer de me concentrer que sur ma pratique artistique et mon médium, en tout cas, et donc de vivre que grâce à ça; et, du coup, c'est beaucoup de débrouille on va dire, vraiment, principalement. »112), à l'artiste qui est principalement rémunéré pour son travail en dehors du monde de l'art, tel que Louis Clais (« Disons que c'est pas mon activité artistique qui me permet de vivre, c'est des activités que je fais en parallèle; qui sont pas forcément très intéressantes, autrement que financières. Mais, pour le moment, ça me permet pas de gagner ma vie. »113). Si les plasticiens du Parcours d'Art Contemporain ne sont pas tous des « artistes à temps plein », cette notion peut nous permettre de nous questionner sur leurs revenus artistiques.

    V. Les revenus artistiques

    Je tenterai, dans cette partie, de restituer ce qui peut constituer l'ensemble des revenus artistiques, les revenus que peuvent percevoir les artistes à travers leur activité artistique; avec ce que j'ai appris des entretiens avec les plasticiens rencontrés.

    Vivre de son activité artistique peut inclure un rapport particulier à l'économie. Quelques artistes m'ont ainsi confié avoir un mode de vie dans lequel ils tentent de réduire leur consommation de biens; que ce soit par conviction ou par nécessité économique. Si je n'ai pas précisé les sommes perçues par les artistes, Daniela Lorini m'a avoué vivre avec moins d'un SMIC par mois; soit 1.219€114. Sur le modèle de l'art comme vocation, la démarche de l'artiste ne suit pas, à première vue, l'intérêt économique (« Non, moi je l'inclue dans mon chemin de recherche, d'artiste. Je n'attends pas.. Ça, il ne faut pas trop le crier sur les toits, mais tant que je peux faire comme ça.. »115, « Et puis, parfois, certaines expos, comme pour à Vienne, je vais pas lui demander du tout de me payer, c'est pas ... Ça se réfléchit pas de manière financière. »116) mais, comme nous l'avons vu précédemment, davantage la recherche d'un équilibre entre une source de revenus et du temps pour créer (« J'essaie de gagner juste ce qu'il me faut pour vivre et pour ménager du temps pour ma

    112 Entretien avec Violette Mortier

    113 Entretien avec Louis Clais

    114 Site Service-Public.fr.

    115 Entretien avec Katerini Antonakaki

    116 Entretien avec Louis Clais

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    création. C'est le rapport au temps qui est important pour moi; c'est de me garder du temps en fait, du temps de vie, du temps pour faire d'autres choses. »117). Cependant, il existe bien une économie de l'art et l'activité artistique est une manière d'être rémunéré; et si il peut être compliqué de vivre de son art, ce que je pense avoir prouvé à ce stade du mémoire, des manoeuvres existent aussi de la part des artistes (« Après, pour le Parcours, il y a une indemnisation je dirais, plutôt qu'une paie. Malheureusement, les chiffres, je ne m'en rappelle pas du tout, parce que c'est l'administration de l'association qui s'en occupe. [...] Après, par contre, ce projet là, ces oeuvres là, moi je vais les proposer dans mon milieu, dans le réseau; là ça serait comme des installations à faire venir, donc à rémunérer. »118).

    En effet, des oeuvres exposées permettent à l'artiste de percevoir des droits de présentation publique; aussi appelé droit d'exposition ou droit de monstration. C'est d'ailleurs sous ces droits, qui sont une forme de droits d'auteur, que les artistes seront rémunérés pour le Parcours d'Art Contemporain; une partie des frais de production étant aussi indemnisée. Les droits d'auteur ont alors été cités comme une importante part de leurs revenus pour une partie des artistes (« Il y a une grande partie des revenus qui sont des droits d'auteurs en fait. Je touche sur des images qui sortent dans des catalogues. Ou des droits de monstration; c'est-à-dire que, par exemple, là, j'expose une série de parapluies qui s'appelle Paraciels, au Puzzle, à Thionville, c'est une pièce qui est « louée » si tu veux, je touche de l'argent sur la monstration de cette production. »119). Dans le cas de Nicolas Tourte, la rémunération de ses droits d'auteur est permise par son adhésion à une société d'auteurs, l'ADAGP; société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques.

    Je dois encore mentionner le rôle important de la DRAC, de la même manière que pour l'Allocation d'Installation d'Atelier, concernant l'Aide Individuelle à la Création disponible pour les artistes. Plus de la moitié des plasticiens rencontrés ont ainsi bénéficié de cette aide; d'autres la demandent mais n'ont pas encore pu en bénéficier. En obtenant cette aide durant 2 ans, en 2018 et 2019, Gabriel Folli a pu mener un projet multimédia, entre croquis et Polaroid, sur la désindustrialisation dans l'Aisne (« J'ai une bourse de la DRAC et du Conseil Régional aussi. Bon, des bourses relativement basses, tu vois, parce que j'ai pas trop demandé; mais bon, c'est le genre de dispositif aussi qui permet à l'artiste de pouvoir travailler sur des oeuvres, enfin, sur des projets plutôt, et puis d'être un peu serein également pendant ne serait-ce que quelques mois. »120). Dans la citation de Gabriel Folli, relevons la manière par laquelle une oeuvre devient un projet, cela sera l'intérêt de la dernière partie de ce chapitre. L'attribution de l'Aide Individuelle à la Création peut

    117 Entretien avec Marion Richomme

    118 Entretien avec Katerini Antonakaki

    119 Entretien avec Nicolas Tourte

    120 Entretien avec Gabriel Folli

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    aussi être importante comme étant une forme de reconnaissance de la pratique artistique; le dossier à remplir nécessitant de mettre des mots sur sa pratique, de porter un discours autour de ses oeuvres. Cette reconnaissance a permis à Aude Berton de relancer son travail artistique après une « pause » consacrée à l'enseignement (« Ce qui a permis de faire ce rebondissement dans mon travail c'est l'attribution de l'aide à la création de la DRAC; ça m'a permis de ... Quand on fait un dossier comme celui-ci, on doit présenter son travail, alors vous imaginez que ça a été un peu compliqué puisque j'ai eu une sacrée coupure dans mon parcours artistique. Ça a été, pour moi, le moyen de faire le bilan de ce que je faisais et de ce qui est aujourd'hui, et puis de me motiver à continuer. »121). Jusqu'à maintenant, je ne parlais que de la DRAC et des aides disponibles pour les artistes plasticiens; ces aides, individuelles, ne sont pas les seules que l'activité artistique permet d'avoir. C'est ce que j'ai vu avec le cas de Katerini Antonakaki. Antonakaki est intermittente du spectacle et travaille principalement au sein de l'association La Main d'Oeuvres dont elle est coresponsable artistique; notons que seule l'administratrice de l'association est salariée (« Là, on est trois. Surtout, c'est elle qui est vraiment salariée de l'association, nous on est intermittent. Je peux dire à un cinéaste de venir, il va être au même titre que moi. Responsable artistique, ça n'a pas de valeur juridique. »122). Comme nous avons pu l'expérimenter cette année avec l'association Robins des Arts, la forme associative permet de prétendre à des subventions afin de financer les artistes ou encore pour répondre à des frais de fonctionnement. Les collectivités territoriales, la Région Hauts-de-France, le Département de la Somme, mais aussi Amiens Métropole soutiennent ainsi l'association La Main d'Oeuvres et l'activité artistique de Katerini Antonakaki (« On a des aides ou des subventions pour créer nos spectacles, nos projets plutôt. Et, de là, on nous paie pour le projet; et après on vend ce spectacle et on est rémunéré pour aller jouer. »123). Si d'autres plasticiens postulent à des concours et des prix artistiques, Katerini Antonakaki est la seule artiste du Parcours d'Art Contemporain à avoir bénéficié d'une aide privée au cours de sa carrière; à travers une bourse de la fondation Onassis qui lui a permis de venir étudier en France. Cette fondation communique encore l'activité de Katerini Antonakaki et l'a aussi invité pour une production en Grèce.

    Abordons une autre source de revenus pour les artistes. Bien qu'ils aient tous répondu ne serait-ce qu'à celui d'Amiens Métropole pour le Parcours d'Art Contemporain, ces derniers répondent différemment aux appels à projets. Si certains, avec une démarche artistique qui leur est propre, construisent leur travail à partir des appels à projets auxquels ils répondent, tels que Rémi Fouquet, d'autres ne répondent que rarement à ces appels, tels que Gabriel Folli ou Nicolas Tourte

    121 Entretien avec Aude Berton

    122 Entretien avec Katerini Antonakaki

    123 Ibid.

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    Globalement, je réponds pas énormément aux appels à projets. »124). Deux principales raisons ont été évoquées par les plasticiens concernant leur peu de réponses. La première de ces raisons est le temps nécessaire à la réalisation du dossier artistique. En effet, chaque appel nécessite, de fait, un projet artistique qui doit répondre à des attentes précises. Ce projet doit être pensé, construit, mais la sélection de l'artiste reste tout de même incertaine, cela peut être vu comme une perte de temps pour lui (« C'est un investissement temps qui est hyper lourd pour, souvent, une réponse négative. »125). En lien avec cette question de la sélection des artistes, le manque de propositions entraîne une concurrence élevée entre les plasticiens; au moment où j'écris ces lignes, 11 appels à projets sont recensés sur le site du Centre National des Arts Plastiques126 et 15 sur le site du CIPAC, la Fédération des Professionnels de l'Art Contemporain127J'essaie, globalement, d'être le plus possible artiste à temps plein, ce qui est quand même assez difficile parce qu'il faut répondre à des appels à projets, on est pas toujours sélectionné, il y a beaucoup de monde qui fait les mêmes appels, il y a peu d'offres. Peu d'offres avec, aussi, des offres intéressantes, il y a souvent des projets où tu n'es pas payé; donc, ça, j'ai arrêté de faire ça, c'est pas rentable, clairement, tu peux pas vivre avec ça. »128). Les rémunérations proposées dans les appels à projets est la seconde raison pour laquelle les artistes ne répondent que peu à ces derniers. En effet, un budget est souvent attribué indépendamment du projet artistique et de ses frais de production, la rémunération ne couvre alors pas tout le temps les dépenses du plasticien comme me l'expliquait Rémi Fouquet (« Il y a beaucoup d'appels à projets auxquels je ne réponds pas, parce que c'est pas rémunéré correctement, parce qu'ils donnent une enveloppe alors qu'on fait un projet, derrière, qui demande à la fois énormément de temps, qui demande aussi des frais de production importants, etc; et, si on peut même pas se rémunérer dessus, c'est pas possible. »129).

    Les appels à candidatures permettent, à certaines occasions, d'accéder à une résidence d'artiste. Bien que les difficultés soient en partie les mêmes pour être sélectionné (« Il m'est arrivé de postuler pour des résidences. Mais je suis pas retenu, mais je repostule et je repostule; même si c'est payant, je paie. »130), les plasticiens du Parcours d'Art Contemporain y répondent davantage et ces résidences sont même la première source de revenus pour Nicolas Tourte, ce dernier me disant en entretien qu'il habite la moitié de l'année à Lille et l'autre moitié de l'année en résidence d'artiste. La résidence d'artiste se définit comme telle. « Une résidence est un lieu qui accueille un ou plusieurs artistes pour que celui-ci ou ceux-ci effectuent un travail de recherche ou de création,

    124 Entretien avec Gabriel Folli

    125 Entretien avec Nicolas Tourte

    126 Site Internet du Centre National des Arts Plastiques.

    127 Site Internet du CIPAC - Fédération des Professionnels de l'Art Contemporain.

    128 Entretien avec Marion Richomme

    129 Entretien avec Rémi Fouquet

    130 Entretien avec Franck Kemkeng Noah

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    sans qu'il n'y ait d'obligation de résultat. La création sera facilitée grâce à la mise à disposition d'un lieu de vie et de création, des moyens financiers, techniques et humains. Sur le terrain, cet idéal est très souvent bousculé et les conditions de résidences sont multiples, différentes et inégales quant à l'aide et au soutien apportés aux artistes dans ce cadre. »131 Pour citer quelques exemples, 2 des artistes rencontrés, Daniela Lorini et Nicolas Tourte, ont remporté le prix Wicar, une résidence de 3 mois dans un atelier de Rome appartenant à la ville de Lille, Daniela Lorini a aussi été sélectionnée pour la résidence AIRLab (Artiste en Immersion Recherche dans un Laboratoire) où elle a pu travailler avec des scientifiques pour réaliser une oeuvre.

    Vous aurez peut-être remarqué, suite aux sources de revenus artistiques qui viennent d'être mentionnées, le manque de la vente d'oeuvres parmi celles-ci. Si les plasticiens rencontrés peuvent vendre certaines de leurs oeuvres, cette pratique marchande reste moindre sur mon terrain d'enquête (« La vente d'oeuvres c'est quasiment 0% de mes revenus. »132); c'est ce que nous allons voir dans la partie suivante.

    VI. La galerie, un intermédiaire peu présent et contesté

    Mon enquête de terrain m'aura permis de franchir les portes d'une galerie pour la première fois. La ville d'Amiens a bien, en son sein, quelques espaces où des oeuvres peuvent se vendre, des espaces comme l'Imprimerie, une « librairie-galerie » qui achète et vend des tableaux et autre dessins, qui expose même des artistes contemporains tels que Gabriel Folli durant le Parcours d'Art Contemporain. J'ai aussi appris l'existence d'un espace mis à disposition par l'Amiens Athletic Club, un club de tennis, pour les artistes et l'exposition de leurs oeuvres. Si ces espaces sont utilisés par les plasticiens et, en tant que lieu de monstration des oeuvres, peuvent leur permettre leurs premières ventes, comme cela a été le cas avec la galerie de l'Amiens Athletic Club pour Franck Kemkeng Noah (« Il y a un monsieur qui est arrivé, il a dit « J'achète ça, ça, ça. ». Il en a acheté 3, à raison de 1.500 euros l'oeuvre. Je ne m'attendais même pas à ... »133), ils ne représentent pas les artistes autrement qu'en leur accordant un espace d'exposition; c'est ce que m'expliquait Gabriel Folli, avec le sens qu'il donne à la galerie (« Un artiste est représenté par une galerie, c'est-à-dire qu'il fait partie d'une liste de 15 artistes en moyenne. L'intérêt pour la galerie c'est de défendre les artistes, c'est-à-dire de faire une expo solo tout les 2 ans, une expo collective tout les ans, mettre les artistes sur des stands dans des foires, mettre en relation avec des collectionneurs, faire de la visibilité via

    131 Site Internet du Ministère de la Culture.

    132 Entretien avec Marion Richomme

    133 Entretien avec Franck Kemkeng Noah

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    les réseaux sociaux. »134). Pour découvrir ce que pouvait être une galerie, j'ai alors dû me rendre à Lille; où se situent 24 des 51 galeries recensées par l'état des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France135. J'ai d'ailleurs commencé par une des galeries qui représentent Gabriel Folli (« J'en ai 2. J'en ai une à Lille, la galerie Provost-Hacker, et la galerie Artitude à Bruxelles. »136). Des toiles, uniquement des toiles, pas de prix visibles. J'ai continué ma visite avec d'autres galeries; comme la galerie Jean-Luc Moreau, avec des peintures et sculptures qui se comptaient en milliers d'euros. Aucune installation, aucune oeuvre vidéo, l'art contemporain et sa diversité de disciplines n'est pas ce qui est ressorti de ma visite.

    Pour en revenir aux artistes rencontrés, peu sont représentés par une galerie. « Une part importante de l'économie artistique locale s'effectue en dehors du « système galerie », comme par exemple dans le département de la Loire-Atlantique où les trois quarts des artistes recensés par le conseil général ne sont représentés par aucune galerie. »137 Sur notre échelle d'étude, c'est-à-dire les 10 plasticiens du Parcours d'Art Contemporain, 2 sont représentés par des galeries, mais la vente d'oeuvres ne constitue pas leur principale source de revenus pour autant (« Au niveau des revenus, il y a un très faible quotient qui est affilié à la vente d'oeuvres. »138).

    Plusieurs raisons ont été citées concernant leur rapport à cette intermédiaire qu'est la galerie; un intermédiaire dans la transaction marchande, entre un artiste et un collectionneur, mais aussi dans la monstration d'une oeuvre. La première, non par ordre d'importance, est la démarche à réaliser pour cela. Rémi Fouquet et Daniela Lorini m'ont ainsi confié, outre le peu d'intermédiaires en Hauts-de-France, n'avoir aucun contact avec le « domaine privé »139, ou encore, qu'il était compliqué d'aller voir une galerie (« Non. Je sais pas comment faire ce pas. Je me demande si ça serait intéressant de contacter ou avoir une galerie, mais ... Peut-être ça fonctionnerait mieux mais ... Je sais pas comment vraiment faire ce pas, ou contacter la galerie, ou contacter un critique d'art, non. Peut-être ça fonctionne, peutêtre il y a des artistes qui ont fait ce pas et ils réussissent à ... Oui, je pense que tu peux réussir à mieux te montrer, te vendre. Mais moi, je l'ai pas fait; et je sais pas si je vais le faire, peut-être, un jour. »140). Pour prendre le cas de Gabriel Folli, qui est représenté par 2 galeries, ce dernier m'expliquait que, à sa sortie d'études, une exposition à Amiens lui a permis d'avoir des contacts à Bruxelles et que c'est par l'envoi de mails qu'il a pu être représenté par la galerie Artitude par la suite; en allant lui-même vers les galeries.

    134 Entretien avec Gabriel Folli

    135 Carton, A., Dubruel, V., & Sourisseau, R. (2020). Etat des lieux des arts plastiques en Hauts-de-France. Arts Visuels Hauts-de-France, p. 136.

    136 Entretien avec Gabriel Folli

    137 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N., & Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre, de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture études, 1(1), 1-16, p. 3.

    138 Entretien avec Nicolas Tourte

    139 Entretien avec Rémi Fouquet

    140 Entretien avec Daniela Lorini

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    L'art contemporain, comme nous l'avons vu, est aussi composé d'une diversité de démarches et de pratiques artistiques. Certaines de ces démarches et pratiques se prêtent ainsi moins à la vente que d'autres; à la vente d'une oeuvre dans une galerie du moins. Par exemple, Katerini Antonakaki, avant d'être une artiste plasticienne, est artiste scénographe, la création plastique n'est qu'une partie de son activité artistique et ne prend sens que sur scène, à l'occasion de ses spectacles. De même, la démarche de Rémi Fouquet, qui sera détaillée plus tard dans ce mémoire, s'inscrit sur des territoires donnés; ce dernier me confiait alors que, si la question de la vente venait à se poser, cela aurait davantage de sens de vendre ses oeuvres à un FRAC, pour que les visiteurs puissent voir une oeuvre réalisée à propos d'un territoire sur ce même territoire. Un autre artiste, Nicolas Tourte, est représenté par 2 galeries; la galerie Laure Roynette, à Paris, et la galerie L'Oeil Histrion, à Caen. Sa pratique artistique inclut la vidéo et, selon lui, la dématérialisation de l'oeuvre, contrairement à l'art classique dans lequel peintures et sculptures sont faites de matière, la rend moins vendable (« J'ai une galerie à Paris, j'ai une galerie à Caen et je travaille avec plusieurs galeries, notamment à Bruxelles, ça dépend vraiment des projets. Disons que la galerie parisienne ... Je me pose un peu la question de la réelle nécessité d'avoir une galerie attitrée. J'ai une pratique qui est pas très facilement vendable, parce que les médias impalpables comme ça, c'est pas comme une peinture, c'est pas comme un dessin. Quand c'est dématérialisé c'est pas forcément très facile de vendre. »141).

    Car, à travers la galerie, c'est bien la vente d'oeuvres que j'aborde. Si quelques artistes ont vendu, de manière occasionnelle, certaines de leurs oeuvres, la galerie n'est que rarement utilisée comme intermédiaire. A l'opposé, des plasticiens rencontrés, le seul à avoir la vente d'oeuvres comme principale source de revenus artistiques n'utilise pas la galerie comme intermédiaire; ou alors comme lieu de monstration durant des expositions, mais la galerie ne le représente pas (« Oui, c'est ma principale source de revenus; ça vient des ventes, en ligne ou suite à des expositions, et, aussi, il y a beaucoup d'appels à candidatures. »142). Cette réticence envers la galerie s'explique en partie par le fait que, en tant qu'intermédiaire, cette dernière perçoit, de manière générale, la moitié des revenus provenant de la vente d'une oeuvre (« Les oeuvres se vendent bien; même si la galerie prend 50%, c'est un peu beaucoup. »143). Hormis cette répartition de la vente entre l'artiste et la galerie, nous avons aussi pu ressentir une crainte d'être enfermé dans des choix artistiques et/ou dans un espace d'exposition où l'artiste n'aurait pas le droit de sortir, de montrer son travail ailleurs (« Jusque là je voulais pas une galerie parce que c'est assez contraignant et ça veut dire que tu fais pas de projets ailleurs aussi. A la fois c'est bien parce qu'ils peuvent faire la promotion de ton travail aussi, d'un autre côté ils prennent énormément sur la vente des pièces. Trouver la bonne

    141 Entretien avec Nicolas Tourte

    142 Entretien avec Franck Kemkeng Noah

    143 Ibid.

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    galerie, avec qui ça se passe bien, qui ne dirige pas ton travail non plus, où t'es libre d'aller faire tes projets aussi. Moi j'aime bien cette liberté d'aller faire un truc, un autre, et de pas être dépendante d'un truc. »144).

    Pour terminer, l'idée de vendre une oeuvre est difficilement acceptable pour quelques uns des plasticiens rencontrés. La critique porte alors sur le fait qu'une oeuvre devient un produit et, comme tout produit, elle vise à être vendue sur un marché, le marché de l'art (« Idéalement, si il y avait pas ces questions d'argent, j'aimerais que ça puisse marcher autrement et pas avoir besoin d'une galerie. La galerie elle va être limitée à montrer des travaux qui sont des choses qui doivent pouvoir se vendre ou alors faire publicité. »145). Un certain tiraillement est donc présent pour les artistes, comme Louis Clais, qui aimeraient pouvoir se rémunérer avec leur activité artistique sans avoir besoin de vendre leurs oeuvres. Cela est aussi le cas de Daniela Lorini qui, elle, ne vit que de son activité artistique mais avec des ressources limitées, ne dépendant que des aides à la création et autres appels à candidatures (« Honnêtement, j'aime pas le marché de l'art; chose que j'ai constaté et j'ai pu voir ici, en France. C'est un marché qui me plaît pas. C'est produire, produire, produire; et comment l'art se vend, je n'aime pas. Des fois, je me dis que ça peut être intéressant mais, des fois, de l'autre côté, j'aime pas, mais de l'autre côté, il faut vivre aussi. Donc, moi, en ce moment, je vis des appels à candidatures, des bourses, des aides à la création, mais ils sont pas infinis non plus; donc, peut-être, justement, je devrais faire ces démarches, mais j'hésite. »146).

    Pourtant, au vu des plasticiens et des situations rencontrées au cours de mon enquête de terrain, nous ne pouvons que constater la prépondérance d'une économie de projets sur une économie d'oeuvres. C'est ce que nous allons voir dans la partie suivante.

    VII. La fin de l'artiste créateur ?

    Je parlais, en introduction, de l'article de Sophie Le Coq sur « l'effritement du modèle de l'artiste créateur ». Il est vrai que j'ai rencontré toutes sortes d'artistes au cours de mon enquête de terrain; mais, ce qui revient souvent, ce sont les plasticiens qui interviennent auprès de publics. « Tout se passe comme si nous assistions là à une inscription socio-historique de la participation sociale des artistes. Plus précisément, il ne s'agit plus, pour le praticien d'art, de viser la pérennité de sa personne artiste par la réalisation d'une potentielle oeuvre susceptible de se révéler par des publics futurs, mais de se construire socialement dans ce qu'il peut apporter aux autres par

    144 Entretien avec Marion Richomme

    145 Entretien avec Louis Clais

    146 Entretien avec Daniela Lorini

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    l'exercice de pratiques artistiques. »147; pour reprendre Sophie Le Coq. En effet, par moment, la création d'une oeuvre n'est pas tant visée que la volonté de pratiquer l'art avec des publics. L'artiste créateur s'efface, en quelque sorte, au profit de l'artiste intervenant; qui doit, plus que montrer une oeuvre, montrer sa propre présence aux publics et prouver son utilité sociale. Cette participation sociale peut être conscientisée par l'artiste comme j'ai pu le voir avec Violette Mortier. Cet été, Amiens Métropole l'a contacté pour animer un atelier d'initiation à la photographie. Sa rencontre avec des habitants est, pour elle, une manière de connaître des histoires, des visions, et de les porter dans ses oeuvres (« L'artiste se doit de diffuser aussi des messages et, au-delà de l'introspection identitaire, au-delà de créer un projet pour soi, on crée aussi pour les autres, et de mettre en avant des personnes qui ont des choses à dire, qui ont un passé, qui sont dans le militantisme ou pas; c'est aussi mon devoir de les mettre en avant, de travailler avec eux. »148). Aude Berton a, au cours de sa carrière, arrêté sa propre création artistique pour donner des cours de céramique. Pour elle, la culture, à travers la pratique artistique, est une manière de s'exprimer, de se construire un esprit critique; c'est le sens qu'elle donne à ses interventions, en milieu scolaire ou en milieu carcéral (« Apporter la culture c'est vachement extra quand c'est des petits, parce qu'on va les aider à s'exprimer, à avoir un esprit critique, c'est vachement important. Et, en milieu défavorisé comme ça peut l'être dans les maisons d'arrêt, les prisons, souvent ce sont des gens qui n'ont pas eu la chance de bénéficier de cette ouverture là. »149).

    Les interventions des artistes dans l'espace urbain me permettent une transition, celle de l'oeuvre au projet. En effet, à partir de ce que j'ai montré dans les précédentes parties, de ces derniers exemples, et du fait que j'ai rencontré les artistes du Parcours d'Art Contemporain, qui ont été sélectionnés sur un appel à candidature, nous comprenons que les plasticiens rencontrés s'inscrivent davantage dans une économie de projets que dans une économie d'oeuvres. L'économie de projets fonctionne par « la recherche de financements susceptibles de permettre la réalisation de productions personnelles onéreuses (logique de « guichets » dans les collectivités territoriales auprès desquelles les artistes viennent chercher des financements) »150, comme nous l'avons vu avec la DRAC aussi, et par la réponse à des appels à projets. Dans cet article de Muriel De Vrièse que je viens de citer, cette dernière précise que cette économie est celle qui concerne principalement, mais non exclusivement, les artistes liés au monde institutionnel, et c'est bien ces artistes que nous avons rencontré; le monde marchand, celui de la vente d'oeuvres, étant très peu représenté. Mais l'économie de projets peut prendre différentes formes.

    147 LeCoq, S. (2004). « Le travail artistique : effritement du modèle de l'artiste créateur ? ». Sociologie de l'Art, 5(3), 111-131, p. 123.

    148 Entretien avec Violette Mortier

    149 Entretien avec Aude Berton

    150 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N., & Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre, de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture études, 1(1), 1-16, p. 3.

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    Une de ces formes est l'action artistique. « L'économie de projets d'action artistique n'a pas prioritairement vocation à financer la production d'oeuvres mais davantage des interventions artistiques dans l'espace urbain ou dans des centres d'art (actions, performances, événements, résidences). Les associations et les collectifs sont les acteurs principaux de ce modèle dont les financeurs sont les collectivités publiques et les institutions culturelles. À la différence de l'économie de commande, les projets associent le plus souvent artistes, opérateurs et médiateurs dans des actions qui ont une finalité artistique, sociale et politique. »151 L'intervention de l'artiste dans des espaces, urbains mais aussi ruraux comme j'ai pu le remarquer au cours de mes entretiens, est alors devenu une pratique courante, et peut-être même primordiale, pour les artistes rencontrés; du moins, pour ceux qui s'inscrivent dans le tissu institutionnel de l'art. Cela est notamment le cas de Aude Berton, qui travaille pour Amiens Métropole en tant que professeure de céramique au Safran, pouvant être incitée par la DRAC à intervenir dans les territoires des Hauts-de-France (« Là, par exemple, j'ai été sollicitée par la DRAC pour intervenir en tant qu'artiste dans la région de la Thiérache. C'est la culture dans le milieu de la Thiérache; c'est une partie de la région qui est plutôt pauvre, culturellement parlant. La DRAC m'a proposé, si cela me convenait, d'intervenir dans cette région. Je suis amenée à intervenir là-bas; et notamment autour de ... C'est une région qui est très riche en églises fortifiées. Ce sont des églises qui, au XIVe siècle, ont été affublées d'architecture du monde médiéval militaire; on y a collé des tours. C'est vraiment assez étonnant comme complexe architectural. C'est autour de ça qu'on travaille. »152). Cette idée d'apporter l'art à des populations revient aussi dans le travail de Marion Richomme, donnant elle aussi des cours à l'espace culturel Nymphéa de Camon, qui m'a ainsi confié réaliser des oeuvres dans les galeries d'établissements scolaires sur le territoire de l'ancienne Picardie (« Je peux faire aussi un truc qui est très spécifique à la région, c'est les galeries de collèges, c'est les galeries dans les établissements; et ça c'est vachement bien qu'ils fassent ça, ça n'existe pas ailleurs, c'est vraiment typique de notre région, donc c'est cool, ça permet aux élèves d'avoir directement accès à l'art et puis à un artiste vivant, donc c'est très bien. »153); bien qu'elle déplore qu'une telle oeuvre ne soit pas ouverte à un public extérieur à l'établissement. Je citerai un dernier exemple relevant des rôles qui sont donnés à l'artiste. Suite à la crise sanitaire, la DRAC Hauts-de-France a créé un dispositif, nommé Plaines d'été, pour permettre des rencontres entre artistes et habitants154. Dans ce cadre, Marion Richomme a animé, avec une autre artiste de l'association La Menuiserie 2, un atelier de

    151 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N., & Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre, de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture études, 1(1), 1-16, p. 13.

    152 Entretien avec Aude Berton

    153 Entretien avec Marion Richomme

    154 Site Internet du Ministère de la Culture

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    sculptures collectives en briques; ces dernières étant en terre crue, le projet artistique consistait à prendre des photographies de la destruction progressive des sculptures au fil du temps.

    Car il serait réducteur de ne donner à l'artiste qu'un rôle d'animateur, ces ateliers et interventions peuvent aussi s'inscrire dans un projet qui se « concrétiserait » par une oeuvre. Seulement, cette dernière ne permet pas, en soi, de recevoir des financements. Dans l'économie de projets, « l'évaluation a trait au processus créatif et c'est la démarche qui est jugée et qui donne droit à des aides à la production »155. Cependant, pour recevoir ces aides à la production, peu importe les formes par lesquelles elles sont fournies (aides individuelles à la création, appels à candidatures, subventions, etc.), l'artiste doit renouveler ses projets artistiques et rentre donc dans « une organisation du travail artistique proche de l'intermittence »156. C'est ce que Marion Richomme m'expliquait en évoquant ses incertitudes sur les mois prochains (« C'est ça qui est un peu difficile, c'est que, là, tu vois, je sais ce que je fais jusqu'à Noël, à partir de Noël, je ne sais pas ce que je fais. Il faut que je réponde à des appels à candidatures pour avoir des projets qui arrivent derrière. Souvent t'as une marge de 6 mois, tout les 6 mois il faut renouveler les appels pour avoir des projets qui tombent. »157).

    Pour revenir aux projets en eux-mêmes, l'intervention auprès de publics n'est pas une condition sine qua non de tout les appels à candidatures, cela dépend aussi des démarches des artistes. L'artiste, en dehors d'un appel à candidature qui inciterait à la rencontre de publics, peut aussi utiliser les habitants dans une démarche artistique qui lui est propre. C'est ce que j'ai vu avec Rémi Fouquet (« De plus en plus, dans ma démarche, 80-90% de la création se fait avec des habitants, avec des participants. »158). Ses travaux portant principalement sur les questions « Comment investir un territoire ? Comment porter un regard sur un territoire ? », c'est la rencontre avec des habitants, des collégiens notamment, qui constitue une partie de son activité artistique. Outre une rencontre avec des publics, un projet peut aussi être une importante recherche pour construire ensuite une oeuvre. C'est notamment le cas de Daniela Lorini. Pour réaliser l'oeuvre qu'elle présentera au Parcours d'Art Contemporain, cette artiste a, durant 5 mois, travaillé avec un laboratoire de l'Université de Lille et des étudiants en suivant un protocole de recherche scientifique; son travail portant sur les insectes qui habitent sous terre. Mais les rencontres sont une récurrence dans le travail des artistes, ce que me confiait aussi Katerini Antonakaki; animant des rencontres à l'occasion de projets spécifiques. Ces exemples servent à montrer ce que peut être un

    155 De Vrièse, M., Martin, B., Melin, C., Moureau, N., & Sagot-Duvauroux, D. (2011). « Diffusion et valorisation de l'art actuel en région. Une étude des agglomérations du Havre, de Lyon, de Montpellier, Nantes et Rouen ». Culture études, 1(1), 1-16, p. 9.

    156 Ibid, p. 12.

    157 Entretien avec Marion Richomme

    158 Entretien avec Rémi Fouquet

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    projet artistique, l'oeuvre, en tant que telle, n'étant pas le critère d'évaluation utilisé, la démarche est davantage importante dans cette économie de projets.

    Vous aurez peut-être remarqué l'utilisation du terme d'animation pour parler de l'activité de certains plasticiens; cela car c'est le terme qui est apparu dans les entretiens, de la part des plasticiens. Le titre de cette partie, « La fin de l'artiste créateur ? », n'est en rien une tentative de réduction de la création artistique mais bien un sentiment qui a pu s'exprimer durant mon enquête de terrain. Gabriel Folli relevait ainsi le temps consacré aux interventions durant les résidences d'artiste, la création étant mise au second plan (« J'ai pas forcément ce besoin de faire de résidences tu vois. J'aime bien travailler ici, chez moi, tout seul. Et puis, après, les résidences, c'est aussi beaucoup, maintenant, des résidences où l'artiste il est un peu vu comme un animateur tu vois. C'est-à-dire qu'on donne plus trop le temps à l'artiste de créer 100% du temps sur son boulot, c'est plutôt 70% du temps où tu vas dans des classes, tu vois, etc; ce qui peut être bien, tu vois, mais bon, du coup, t'as très peu de temps pour ta pratique artistique et donc ça doit être assez frustrant. »159). Une anecdote, non représentative de l'ensemble des artistes mais qui peut montrer une partie de l'activité artistique et de ses « dérives », est la situation vécue par Aude Berton, qui n'a pas été reconnue comme artiste auprès de la Maison des Artistes mais comme une animatrice (« Tout au début, quand je me suis inscrite en tant qu'artiste et que j'ai eu un numéro de SIRET, je me suis inscrite à la Maison des Artistes, et puis, au bout de quelques temps, je faisais pas mal de workshops ou des ateliers, que j'animais en tant que plasticienne, et puis la Maison des Artistes, il y a quelques années, a trouvé, estimé, que mes prestations elles correspondaient pas à un statut d'artiste et donc elle m'a demandé de me rapprocher des impôts pour déclarer ces revenus. [...] A cette époque là, elle considérait qu'il s'agissait d'animation auprès d'un public. »160).

    Pour conclure ce premier chapitre consacré à la présentation des artistes et de leurs vécus, la diversité des situations est ce que nous pouvons retenir de ces entretiens. En effet, parmi ces artistes qui s'inscrivent tous dans une dimension contemporaine de l'art, certains ne vivent que de l'art tandis que d'autres n'ont que très peu de revenus liés à leur activité artistique. Loin du monde de l'art contemporain tel qu'il a pu être décrit par Nathalie Heinich161, mon terrain d'enquête me renvoie à une autre réalité du travail artistique, celle développée par le sociologue Pierre-Michel Menger dans Le travail créateur. S'accomplir dans l'incertain en 2009. Ce dernier montre que le début de carrière artistique est marqué par l'étirement de cette période d'épreuve et d'incertitude durant laquelle

    159 Entretien avec Gabriel Folli

    160 Entretien avec Aude Berton

    161 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard.

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    « l'éventail du cumul de ressources est plus large »162; entre les aides de l'État, de la famille ou encore des amis. Pierre-Michel Menger me permet aussi de dire que les artistes que j'ai rencontré sont des artistes « normaux », au sens statistique du terme. « Les enquêtes sur les diverses populations de créateurs nous apprennent qu'en règle générale, moins de 10% des artistes de chaque catégorie sont, au moment de l'enquête, en situation de vivre exclusivement de leur art. C'est suggérer que pour l'immense majorité de ceux qui n'occupent pas d'emplois stables dans des organisations artistiques où l'exercice de leur métier est rémunéré comme tel, le recours à d'autres ressources et à un emploi ou à une série d'autres emplois stables, intermittents ou temporaires, est une obligation économique qui cohabite plus ou moins aisément avec la pratique du travail artistique de vocation. »163

    Une constante est cependant présente parmi les plasticiens rencontrés, leur proximité avec le réseau institutionnel de l'art; et, précisément, leur inscription au sein du territoire des Hauts-de-France. Ainsi, Marion Richomme me confiait sa relation avec la DRAC Hauts-de-France (« On va dire que, maintenant, je commence à être bien implantée ici, je suis bien repérée par les structures, par la DRAC. »164). Si nombre d'artistes ont pu exposer hors des Hauts-de-France, voire même hors de la France, le réseau institutionnel local est prépondérant dans leur activité artistique; une activité artistique s'inscrivant sur un territoire « où la consécration parisienne n'a pas encore eu lieu »165 et sur lequel le public prend le pas sur le privé pour reprendre un titre de Nathalie Heinich. Leur proximité avec ce réseau institutionnel et ce territoire peut aussi être perçue comme une limite. Aude Berton m'expliquait d'ailleurs qu'elle souhaitait sortir, ne serait-ce que d'Amiens Métropole, aller au-delà des frontières des Hauts-de-France (« Par contre, ce que je désire vraiment, c'est sortir du territoire. J'ai vraiment envie d'aller ailleurs en fait, de montrer mon travail; c'est une chose que j'avais pas nécessairement envie avant. J'ai envie de le montrer, mais vraiment ailleurs et même vraiment loin, de me donner l'occasion de rencontrer d'autres espaces et d'autres personnes. »166).

    A la croisée des parcours des artistes rencontrés se dévoile notre terrain d'enquête en sa caractéristique d'événement; le Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole. Et si j'ai terminé ce premier chapitre en évoquant les interventions et autres rencontres des plasticiens avec des habitants, dans l'espace urbain ou sur les « territoires », autrement dit, la manière par laquelle

    162 Menger, P. (2009). Le travail créateur. S'accomplir dans l'incertain. Gallimard, p. 320.

    163 Ibid, p. 308.

    164 Entretien avec Marion Richomme

    165 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 169.

    166 Entretien avec Aude Berton

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    l'artiste peut devenir un acteur de la démocratisation culturelle, c'est que la thématique de cet événement permet aussi d'entrer dans le rapport entre l'artiste et la ville.

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    L'ART DANS LA VILLE ET LA VILLE DANS L'ART

    Pour rappel, la thématique de cette seconde édition du Parcours d'Art Contemporain est « Art, territoires : Créer et habiter »; non sans suivre celle de la première édition qui était « Art, territoires et mutations » en 2018. L'événement, en valorisant les interactions entre pratiques artistiques contemporaines et espace urbain, tente d'inclure les habitants d'Amiens à sa démarche de diffusion de l'art contemporain; de proposer un parcours dans lequel « chacun est à la fois spectateur et acteur »167. Le Parcours d'Art Contemporain, initialement prévu du 13 novembre au 16 décembre 2020 mais reporté en novembre 2021, se répartit sur l'ensemble d'Amiens Métropole, incitant les visiteurs à « s'aventurer à la découverte d'un quartier, d'une diversité de lieux et de propositions »168. Citons les lieux qui participeront au Parcours d'Art Contemporain : l'Artothèque et les Bibliothèques d'Amiens Métropole, l'Auberge de Jeunesse d'Amiens, le Centre Culturel Léo Lagrange, le Centre Culturel Nymphéa de Camon, le Centre Social et Culturel d'Etouvie, l'Ecole Supérieure d'Art et de Design d'Amiens, le Fonds Régional d'Art Contemporain Picardie, l'Imprimerie, la Maison de l'Architecture des Hauts-de-France, la Maison de la Culture d'Amiens, le Musée de Picardie, le Safran, le Trait d'Union de Longueau et l'UFR des Arts de l'Université de Picardie Jules Verne.

    Deux thèmes transversales composent ainsi cette édition du Parcours d'Art Contemporain. Dans un premier temps, celui de l'art en commun; l'art, à travers la démarche de l'artiste, rentre alors en interaction avec ce qui l'entoure, son environnement. Dans un second temps, mais dans la continuité du premier thème, le Parcours d'Art Contemporain propose de penser « la question de la relation de l'homme avec l'espace qu'il occupe »169; et la manière par laquelle la création peut permettre à l'homme de s'approprier un espace, de l'investir, en d'autres termes, d'habiter le territoire. Car c'est le rapport entre l'artiste et l'habitant qui importe dans cet événement, qui est le mot d'ordre de ce Parcours comme nous le confiait Fabiana De Moraes, chargée de projets Patrimoine et Arts visuels d'Amiens Métropole (« Il y a un impératif, c'est que les artistes doivent se tourner vers les habitants et doivent proposer des démarches participatives, inviter les habitants à participer; soit à la réalisation, soit à un moment de médiation de l'oeuvre. Il faut que les habitants soient là au bout d'un moment. Il faut que les gens soient mobilisés autour d'un projet artistique. »170)

    167 Amiens Métropole. (2019). Appel à candidature, p. 2.

    168 Ibid, p. 3.

    169 Ibid, p. 3.

    170 Entretien avec Fabiana De Moraes

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    I. L'« habiter » et les sciences sociales

    Ne nous méprenons pas, c'est bien la conception de la ville par l'artiste qui m'intéresse dans ce mémoire; mon avis d'étudiant avec une démarche de sciences sociales important peu. Cependant, il peut être intéressant de relever comment l'espace autour de nous peut être pensé par les sciences sociales.

    J'introduirai cela par une anecdote personnelle. Il y a quelques mois, alors que j'allais retrouver une amie rentrant d'un mois au Japon, cette dernière m'a demandé de retirer mes chaussures à l'entrée de son domicile; une pratique qu'elle ne me demandait pas avant, mais la coutume est telle au Japon. Derrière ces pratiques quotidiennes, ces banalités trompeuses, c'est tout un rapport à l'habitat qui se dévoile; un rapport à l'habitat qui n'a rien d'universel. « L'espace habité est évidemment une construction sociale. »171 Cette construction sociale varie dans l'espace et le temps mais la vie quotidienne, dans ce qu'elle peut avoir d'intime, peut être un point de départ pour comprendre l'« habiter »; le logement étant l'« espace de l'enracinement, de la reproduction et de la conservation des modèles et des valeurs. »172

    Marion Ségaud, sociologue, s'est intéressée à la rencontre entre l'architecture et les sciences sociales. « Dans les années 1970, les sciences sociales se sont proposées d'améliorer l'information des architectes tant sur les problèmes de l'habitat que sur les modes d'opérations sur l'espace »173; mais, si la question de l'habitat est importante à comprendre, c'est parce qu'elle retranscrit aussi un rapport social. « Aujourd'hui des formes de stigmatisation sociale passent par la localisation : dans les cités ou dans certains lieux. »174 Ainsi, l'habitat peut permettre de montrer un statut social. Je pense, à un autre temps, au Familistère de Guise, dans lequel résidaient les ouvriers de l'entreprise Godin. Cet exemple permet de comprendre que, à partir de l'habitat, c'est un rapport à l'Autre que nous pouvons saisir; le logement n'étant que le premier maillon de la chaîne qui mène à la ville. Maintenant que nous avons dépassé la séparation entre l'espace privé, celui de l'habitat, et l'espace public, celui de la ville, je mentionnerai, au début du XXe siècle, l'Ecole de Chicago comme le moment où les sciences sociales, l'anthropologie urbaine notamment, ont commencé à penser la spatialisation des rapports sociaux; à partir de l'étude de la déviance dans un premier temps. La ville devient alors « l'inscription au sol des rapports sociaux »175; et c'est bien ces rapports sociaux qui

    171 Ségaud, M. (2010). Anthropologie de l'espace. Habiter, fonder, distribuer, transformer. Armand Colin, p. 7.

    172 Ibid, p. 53.

    173 Ibid, p. 16.

    174 Ibid, p. 85.

    175 Ibid, p. 81.

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    intéressent les sciences sociales. Car comprendre "comment le social se territorialise"176, c'est aussi saisir la manière par laquelle les individus se répartissent dans la ville, la division sociale de l'espace urbain.

    Revenons aux artistes du Parcours d'Art Contemporain, car c'est leur conception de la ville qui m'intéresse ici. Je rappelle ma problématique : « Quel propos l'artiste porte-t-il sur la ville ? Quelle conception de la ville révèle sa démarche artistique ? ». La ville, comme nous allons le voir au cours de ce chapitre, peut être vue de diverses manières, que ce soit comme « une mosaïque d'espaces singuliers »177 ou encore, avec une tendance dualiste, par son opposition à la nature. « Cette recherche de l'harmonie de l'homme et de l'environnement s'inscrit d'ailleurs dans les thématiques actuelles de développement durable. »178 Quoi qu'il en soit, l'espace est investi par l'Homme et n'est pas neutre, il est structuré par ce dernier autant qu'il peut structurer l'identité des individus; les sciences sociales étant une manière de « mettre en évidence la relation réciproque entre le spatial et le social »179.

    II. Les artistes et la ville d'Amiens

    Avant même d'évoquer le Parcours d'Art Contemporain, il ma paru pertinent, avec une telle thématique, de questionner les artistes sur leur propre rapport à la ville d'Amiens; présupposant que tous connaissaient la ville.

    En effet, beaucoup des plasticiens rencontrés sont nés, habitent ou travaillent à Amiens; voire les trois dans le cas de Aude Berton, travaillant même pour Amiens Métropole. Ainsi, certains des artistes liés à la ville ont pu me montrer leur attachement à cette dernière. D'une part, Amiens a été une ville d'accueil pour Franck Kemkeng Noah, en arrivant du Cameroun (« Amiens c'est la ville qui m'a accueilli lorsque je suis arrivé en France. [...] C'est vraiment la ville que je connais le mieux en France et où je me sens bien. »180). D'autres plasticiens sont nés à Amiens mais ont continué leurs études artistiques ailleurs avant de revenir, comme Violette Mortier qui est partie à Bruxelles (« Ça a été une nécessité de partir après mes études, vraiment juste après le bac, parce que, à 17 ans, j'ai passé le concours pour La Cambre, j'ai tout fait pour l'avoir. Je voulais vraiment partir d'Amiens; et, au final, d'être partie, ça m'a permis de redécouvrir la ville et d'avoir un nouveau regard, vraiment, et de le percevoir de manière vraiment très différente. »181), ou encore

    176 Ségaud, M. (2010). Anthropologie de l'espace. Habiter, fonder, distribuer, transformer. Armand Colin, p. 7.p. 142.

    177 Ibid, p. 158.

    178 Ibid, p. 125.

    179 Ibid, p. 18.

    180 Entretien avec Franck Kemkeng Noah

    181 Entretien avec Violette Mortier

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    comme Louis Clais qui est parti en Ile-de-France mais qui a pu, à sa sortie d'études, exposer à Amiens (« J'avais participé au Festi Nimp en 2011- 2012, c'était à l'Accueil Froid, c'était Claire Gapenne qui avait organisé ça. Festi Nimp c'est le concours du plus n'importe quoi. J'avais pas gagné mais j'avais fait une expo à ce moment là, dans ce cadre là. »182). Cependant, si la proximité de l'artiste et de la ville peut être un atout dans le cadre de ce Parcours d'Art Contemporain, Amiens a souvent été valorisée par les artistes davantage pour sa position relative à d'autres villes, comme Paris, Lille, Londres ou encore Bruxelles (« Je ne sais pas trop. C'est une bonne base pour aller ailleurs. Ce n'est pas du tout pour dire que ce n'est pas bien. Quand on est bien quelque part, on peut partir et revenir, ça donne une confiance. »183), que pour son activité artistique, ne permettant pas aux plasticiens de travailler avec un monde de l'art autre que celui institutionnel (« Après, à Amiens, si tu veux, c'est aussi ... Il y a pas vraiment de mouvement, tu vois, tu peux pas vraiment travailler avec des galeries ou des critiques d'art ou des commissaires d'expo. »184).

    D'un autre côté, la proximité d'Amiens avec Lille, où habite Nicolas Tourte, est une des raisons pour lesquelles ce dernier a postulé à l'appel à candidature du Parcours d'Art Contemporain. Pour les artistes moins liés à la ville, Amiens peut avoir un sens dans leur démarche artistique quand ces mêmes plasticiens utilisent la ville, une ville, pour créer une oeuvre. C'est notamment le cas de Rémi Fouquet avec son projet artistique et participatif D'ici on voit..., un travail commencé en 2018 qui s'inscrit dans la thématique du Parcours d'Art Contemporain. L'artiste découvre ainsi la ville à partir des habitants d'Amiens (« Au départ, je l'ai en tant qu'artiste qui postule à un projet; et puis, aujourd'hui, c'est des rencontres, c'est énormément de rencontres avec les habitants, avec des structures, avec des associations. Et, moi, je suis là en tant qu'artiste. On me fait découvrir finalement Amiens au travers des habitants et c'est ça qui m'intéresse. »185). Un élément a cependant été relevé au cours de quelques entretiens. La thématique étant, en partie, le territoire, de quel territoire était-il question ? Amiens ? La Somme ? L'ex-Picardie ? Les Hauts-de-France ? Car c'est les Hauts-de-France dont il est question dans l'oeuvre de Daniela Lorini, l'artiste partant, pour la construction de son oeuvre, de son histoire industrielle (« Cette oeuvre s'inscrit vraiment dans le territoire des Hauts-de-France parce que je me suis intéressée à la biodiversité du sol, parce que j'ai appris que c'est une région qui a beaucoup souffert pour la mine, l'agro-industrie, l'industrie textile; donc c'est une région très polluée, où le sol est très pollué. Je voulais aussi faire une sorte de comparaison des endroits qui étaient très pollués avec des autres endroits qui ont pas autant de pollution, qui sont au moins boisés, où on peut voir qu'il y a biodiversité. »186).

    182 Entretien avec Louis Clais

    183 Entretien avec Katerini Antonakaki

    184 Entretien avec Gabriel Folli

    185 Entretien avec Rémi Fouquet

    186 Entretien avec Daniela Lorini

    60

    III. Faire de l'art ensemble

    Je traiterai, dans cette partie, du Parcours d'Art Contemporain et, principalement, des oeuvres qui relèvent de l'art en commun, de l'idée de faire de l'art ensemble, artistes et habitants. D'ailleurs, j'avais conclu mon précédent chapitre sur l'artiste qui intervient dans l'espace public. Force est de constater que le Parcours d'Art Contemporain s'inscrit lui aussi dans cette demande auprès des artistes pour intervenir sur les « territoires », auprès des habitants.

    1. Des interventions en lien avec le Parcours d'Art Contemporain

    Les interventions des artistes au sein du milieu scolaire est ce qui est revenu couramment dans les entretiens; des interventions de l'école élémentaire à l'Université. Pour commencer, Aude Berton, dans le cadre d'un Contrat Local d'Education Artistique, va intervenir au sein d'une école élémentaire pour travailler sur le thème des bidonvilles brésiliens, les favelas; utilisant l'habitat comme un module architectural constituant un ensemble (« Je vais les faire travailler autour des favelas; on va faire une construction en terre, en grand format, et les enfants vont venir agglutiner leurs petites structures, dans cet état d'esprit des constructions anarchiques qu'on trouve dans ces lieux. C'est un travail qui cuira pas et qui restera en terre crue; et puis ça va se constituer au fur et à mesure. »187). Aude Berton s'intéresse aux favelas car ce sont des territoires qui ont été investis par des individus qui n'« avaient pas le choix, ils avaient rien d'autre, il fallait bien se loger, et ce sont des espaces anarchiques, des constructions anarchiques, ça répond pas à un plan urbanistique très défini. »188 Elle relève alors, avec le cas des favelas, la capacité de l'homme à devenir le constructeur de son propre habitat, avec divers matériaux et sans autorisation de construction, mais aussi la promiscuité présente dans cet habitat où vit toute une famille. Si la réalisation d'une oeuvre par les élèves est une manière de faire de l'art ensemble, elle peut aussi être précédée d'une visite au musée, comme dans le cas de Louis Clais qui va proposer un atelier d'écriture ou encore de dessin collectif (« Ce qu'on m'a demandé de faire là, par contre, c'est d'intervenir en milieu scolaire. Les enfants vont venir voir l'exposition au musée, voire le musée aussi, le découvrir pour la première fois pour certains. On va faire des activités ensemble et ça sera une manière de leur donner mon point de vue sur l'art et puis, pour eux, de découvrir des choses et d'expérimenter, et sous plein de formes. »189).

    187 Entretien avec Aude Berton

    188 Ibid.

    189 Entretien avec Louis Clais

    61

    Marion Richomme, quant à elle, m'expliquait que son oeuvre n'avait pas de démarche participative mais qu'elle-même interviendra, à l'occasion d'un atelier durant le Parcours d'Art Contemporain, dans une classe de 5e au collège Rosa Parks d'Etouvie. Au cours de la première semaine de l'événement, l'artiste créera, avec cette classe, une sculpture collective monumentale constituée d'une tonne de terre. Le « faire ensemble » a été relevé par Marion Richomme comme une manière de retrouver un lien, un lien qui n'existerait plus (« On a perdu le lien avec les gens, on se parle pas. A travers des écrans, tout ce rapport là aux réseaux sociaux qui fait que, finalement, le "faire ensemble" a un peu disparu. »190). Il est ainsi question du rôle de l'artiste, comme je l'expliquais au cours du premier chapitre, et j'ai donc demandé à Marion Richomme si ce dernier, le rôle du plasticien, est la reconstruction d'un lien social; d'autant que, cette année, la crise sanitaire a été un moment particulier durant lequel, avec le confinement, des personnes se sont retrouvées isolées (« Je pense qu'on a ce rôle. Je pense que c'est primordial, encore plus actuellement, encore plus en période de crise sanitaire; où, les gens, on leur demande d'être confinés, de se regrouper que sur eux-mêmes et de pas avoir de contact avec l'extérieur. On l'a vu dans les ateliers qu'on a fait; les gens ils redevenaient enfants, ils s'éclataient. Pendant trois quarts d'heure, ils ont juste mis les mains, comme des gosses, dans la terre, à jouer, à faire ... Et voilà, et c'était un moment hyper fort en fait. »191). Pour terminer sur une autre intervention au collège, Aude Berton travaillera aussi sur des dessins architecturaux avec une classe de 3e.

    L'ouverture, au cours de cette rentrée scolaire 2020, d'une Classe Préparatoire à l'Enseignement Supérieur - Classe d'Approfondissement en Arts Plastiques au lycée Louis Thuillier d'Amiens a aussi été une opportunité pour intervenir en milieu scolaire. Ainsi, Nicolas Tourte va travailler avec cette classe pour préparer une oeuvre qui sera exposée à la Maison de l'Architecture durant le Parcours d'Art Contemporain; une oeuvre nommée Provision en attendant sa réalisation (« A chaque fois j'essaie que ça soit pas vraiment un atelier de pratique qui soit de l'ordre de l'occupationnel, c'est-à-dire que j'ai pas envie de donner du travail, de faire un dessin ou de faire quelque chose en rapport avec ma pratique. Je préfère que les étudiants soient vraiment investis dans la construction de la pièce et puis transformer un petit peu ce qui aurait été un atelier en une unité de production, que tout le monde ait sa tâche et puis que chacun puisse participer à l'élaboration de la pièce; je trouve ça beaucoup plus enrichissant que de faire des choses qui n'ont pas beaucoup de sens, pour moi ni, quelque part, pour eux. »192). Aude Berton interviendra aussi au sein de cette classe; non pour construire une oeuvre mais pour apprendre aux élèves à réaliser des expositions.

    190 Entretien avec Marion Richomme

    191 Ibid.

    192 Entretien avec Nicolas Tourte

    62

    Mais l'intervention en milieu scolaire n'inclut pas nécessairement une activité artistique au sein même d'un établissement. « L'important c'est aussi de s'approprier la ville par la création, c'est l'idée de base. »193 Et, pour s'approprier la ville, il peut être intéressant d'investir ses rues. Gabriel Folli établira alors divers parcours dans divers quartiers d'Amiens, avec la classe du lycée Louis Thuillier dont je parlais précédemment, mais aussi avec des étudiants de l'UFR des Arts de l'Université de Picardie Jules Verne. A travers ces parcours, il sera question de faire des croquis de la ville, de la prendre en photo, de ramasser des choses; l'intérêt étant, à partir de ces éléments, de travailler sur des oeuvres en apportant chacun son rapport à la ville (« Ce sera un travail qui sera plutôt sur l'architecture, sur le patrimoine, sur l'histoire, sur ce qu'il se passe aussi à Amiens, sur le vécu de chacun aussi, sur ses références personnelles, sur sa propre culture. J'avais envie que ça mélange tout ça tu vois; que ça soit un travail sur le territoire, l'architecture, mais aussi que ça aille aussi plus loin quoi, tu vois. »194). Le plasticien, Gabriel Folli, m'expliquait aussi qu'être artiste a ses contraintes, comme nous l'avons vu au cours du premier chapitre, et que ces rencontres, entre des étudiants en art et lui, peuvent permettre de penser la suite des études, la transition, de se confronter au monde de l'art.

    De manière similaire, au cours de cet été 2020, donc en amont du Parcours d'Art Contemporain mais en lien avec celui-ci, Violette Mortier a été sollicité par Amiens Métropole pour un atelier d'initiation à la photographie. Ce qui revient dans cet atelier, comme pour celui de Gabriel Folli, c'est de parcourir des chemins qui peuvent paraître quotidiens (« L'idée c'était vraiment de les pousser, de leur côté, si ils en ont envie, à redécouvrir leur chemin quotidien avec l'appareil photographique et de se dire « En fait, oui. Je le vois tout les jours mais c'est la première fois que je le vois comme ça. ». En fait, c'est des ressources inépuisables, parce que, même si tu l'as déjà photographié, et c'est ça la question que je posais aussi, c'est « Comment photographier quelque chose qu'on a déjà vu cent fois, mille fois, qui a bercé vraiment notre enfance ? », « Comment tu photographies quelque chose que tu connais par coeur ? ». En fait, c'est hallucinant, et vraiment c'est un exercice hyper intéressant, c'est que c'est inépuisable. Tu continues forcément à redécouvrir des choses; pourtant c'est quelque chose de très formel le territoire, les bâtiments, le paysage. »195). L'interaction entre identité et territoire, la manière par laquelle l'un peut transmettre l'autre, sont les 2 thèmes qu'abordent Violette Mortier dans ses oeuvres; et notamment dans ce qu'elle présentera pour le Parcours d'Art Contemporain. Encore une fois, la question du rôle du plasticien a été mentionné au cours de l'entretien avec Violette Mortier, son atelier comme son oeuvre reposant sur la participation des habitants. Elle me confiait alors tendre vers une vision de

    193 Entretien avec Gabriel Folli

    194 Ibid.

    195 Entretien avec Violette Mortier

    63

    l'art accessible, avec un caractère social; au contraire d'une vision de l'art contemporain élitiste, inaccessible (« J'aime bien le participatif, j'aime bien le partage. Je pars du principe que mon statut d'artiste, à partir du moment où on me donne l'opportunité de créer et d'investir un lieu, c'est un peu mon devoir d'aussi faire participer d'autres personnes, qui soient dans le milieu artistique ou pas, mais qu'il y ait ce sentiment de partage. Je trouve que c'est hyper important parce que l'art c'est ça aussi, on crée pour soi et pour les autres, pour dire des choses. On a un peu un devoir, aussi, de diffusion. »196)

    Avant d'en venir, précisément, au projet artistique de Violette Mortier, je mentionnerai l'atelier de Franck Kemkeng Noah. Dans la continuité des ateliers qu'il animait au Cameroun, le plasticien participera à des ateliers, au sein de l'association Emmaüs, pour réaliser des oeuvres à partir d'objets récupérés.

    2. La ville pour questionner l'identité

    Si je parle des interventions des artistes au cours du Parcours d'Art Contemporain, n'oublions pas que ce sont les oeuvres présentées qui doivent avoir une démarche participative, en incluant les habitants dans la réalisation d'un projet artistique, ou porter un propos sur la ville, un rapport avec le territoire.

    Le projet de Violette Mortier s'inscrit dans la démarche participative dans la mesure où ce dernier commence avec des rencontres entre la photographe et des habitants de la ville d'Amiens. Avant même le moment de la rencontre, Violette Mortier laisse l'habitant choisir le lieu de l'entretien, pour qu'il puisse se sentir à l'aise mais aussi pour saisir un lieu qui peut être important pour la personne (« La dernière fois c'était au parc Saint-Pierre, parce qu'il vient ici lire tout les jours, ou alors il vient écrire. Et ça devient hyper intéressant de s'investir et de s'inscrire dans un lieu qui leur est cher, qui est pas forcément celui où ils se sentent chez eux mais c'est un premier pas. »197). Elle photographie alors ces lieux, là où se déroulent les entretiens, pour, potentiellement, les utiliser comme support, comme trame pour une oeuvre. A cette trame, se superposerait des éléments de la vie de l'habitant; des éléments relevant de la vie quotidienne, d'une habitude. Ces éléments de vie deviendront alors une partie de l'oeuvre de Violette Mortier (« L'idée ce serait de récolter aussi, dans leur discours, leur récit de vie, des formes plus concrètes auxquelles on donnera le statut de reliques. Mais, vraiment, moi j'ai un côté où ... J'ai un souvenir où ma mère, à

    196 Entretien avec Violette Mortier

    197 Ibid.

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    chaque fois qu'elle est au téléphone, elle gribouille la même chose; et, en fait, je me suis rendue compte que ça traduit aussi d'une histoire, même si elle se rend pas compte, ça traduit d'une mémoire qui est ancrée et qui ressort dans des petits moments comme ça où l'esprit rentre pas forcément en compte. Et, du coup, c'est de récupérer ces bribes de vie un petit peu, même une liste de courses tu vois. Des fois tu vas avoir un gribouillage, où t'écriras toujours la même chose, et quand tu lui donnes le statut de ... Tu l'agrandis, ça change d'état quoi; c'est hyper intéressant. »198). L'oeuvre sera donc une composition de textes, de dessins, d'images, de photographies; une composition réalisée à partir de ces rencontres avec les habitants. Elle sera exposée au Centre Culturel Léo Lagrange ainsi que dans la salle Picasso à Longueau; anciennement Espace Culturel Picasso qui s'est uni avec l'Espace Culturel Antoine de Saint-Exupéry de Glisy pour devenir Le Trait d'Union, une scène culturelle.

    Le questionnement, ici, porte sur l'identité et le territoire dans la mesure où, à travers sa rencontre avec des habitants, Violette Mortier les renvoie à leur manière de se créer un chez-soi, leur manière de s'ancrer quelque part. « C'est vraiment l'idée que ton identité dépend du territoire où tu es et où tu t'ancres. Et la quête d'un chez-soi c'est une question qui est hyper présente quand, par exemple, t'as été déraciné ou quand t'es issu, que ça soit de troisième génération, d'une colonisation plus ou moins lointaine, sans forcément m'arrêter sur des questions de personnes racisées ou pas, vraiment, ça peut être très lointain ou, même, pas l'être. »199 Cette quête d'un chez-soi s'inscrit donc dans un espace, un « territoire » qui serait le socle de l'identité; le chez-soi, définie par l'artiste, serait là où on se sent bien. La mémoire est aussi un terme qui est revenu de cet entretien; notamment la mémoire liée à l'histoire de l'individu, l'histoire de sa famille. Le chez-soi est-il uniquement le territoire sur lequel nous nous inscrivons ?

    Cette recherche, cette thématique, est à recontextualiser avec l'histoire personnelle de la photographe. Violette Mortier me confiait que, à partir de la pratique de la photographie, c'est son propre chez-elle qu'elle questionnait; l'endroit où elle se sent bien. Cette quête passe aussi par la question de la provenance et Violette Mortier me parlait de sa grand-mère qui est arrivée du Vietnam, ou de l'Indochine française à ce moment là, quand elle avait 10 ans. L'artiste a alors un sentiment d'apatride et ne se définit pas par rapport à sa nationalité (« C'est très difficile pour moi de me définir en fonction de mon territoire; c'est pour ça aussi que je questionne ça. C'est parce que, à travers leur récit de vie, c'est aussi une introspection identitaire pour moi. »200). Si l'identité peut reposer sur le territoire sur lequel nous nous inscrivons, ce dernier peut aussi ne pas nous

    198 Entretien avec Violette Mortier

    199 Ibid.

    200 Ibid.

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    définir en tant qu'individu; la quête d'un chez-soi n'est pas tant notre inscription dans un espace donné qu'un lien que nous créons avec ce territoire.

    Partant d'éléments donnés par les habitants d'Amiens pour réaliser une oeuvre et questionnant l'articulation entre l'identité et le territoire, le projet artistique de Violette Mortier s'inscrit bien dans la thématique du Parcours d'Art Contemporain; mais il n'est pas le seul à se construire sur le vécu des habitants.

    3. La ville comme espace de mobilité

    En effet, le projet artistique D'ici on voit... de Rémi Fouquet commence aussi, en partie, avec les habitants d'une ville. D'ici on voit... est un projet qui a été pensé par le plasticien en 2018 et qui n'est pas exclusif à la ville d'Amiens; ainsi, si l'oeuvre se nommera D'ici on voit Amiens dans le cadre du Parcours d'Art Contemporain, le concept peut s'appliquer dans d'autres villes.

    La démarche de Rémi Fouquet est la suivante. L'artiste s'intéresse à une ville, à son histoire, à ses quartiers et à leurs particularités. Il rencontre ensuite des habitants de la ville en question et, au cours d'entretiens, leur demande de se présenter, de présenter leur lieu d'habitation, les lieux qu'ils empruntent quotidiennement, les lieux qu'ils aiment et qu'ils détestent ou encore les lieux importants pour eux. A partir de ces données, Rémi Fouquet va établir un parcours qui prendra en compte les espaces de la ville dans lesquels les habitants passent souvent, un parcours dans lequel peuvent se reconnaître les personnes rencontrées. L'oeuvre, une installation, sera alors constituée d'une structure métallique, formant le parcours, sur laquelle des écrans montreront des vidéos prises sur ce même parcours et des empreintes reproduites en céramique.

    D'ici on voit... raconté par Rémi Fouquet

    « L'idée c'est de rencontrer les habitants d'un territoire et d'essayer de faire une cartographie, justement, de ce territoire; d'essayer de s'intéresser aux habitants, leur manière de vivre une ville. Est-ce qu'ils vivent uniquement dans leur quartier ? Quelles sont leurs habitudes ? Leurs déplacements ? A partir de ces récits, eux, ils vont me raconter leurs déplacements, ils vont me raconter des lieux et ils vont me raconter aussi pourquoi ils y vont; donc il y a une part d'intime, forcément, dans ces récits. Et moi, ce que je vais faire, c'est compiler toutes les cartes que je vais avoir, tout les déplacements, pour faire un seul parcours; un parcours, finalement, de rassemblement, le parcours où on peut retrouver un maximum de personnes interrogées. Donc, sur

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    ce parcours, ensuite, moi, je vais le parcourir et je vais porter un regard à ce qu'il y a dans ce parcours. Alors, moi, je ne le connais pas à l'avance, ça fait partie du projet; c'est que là, aujourd'hui, j'ai pas de carte prédéfinie. Ensuite, c'est eux qui me donnent le parcours et, ensuite, j'essaie de réfléchir un petit peu et de penser à ce qui m'a été dit en amont, les récits de vie, les récits intimes, les éléments auxquels les personnes sont très sensibles. Moi, en fait, je vais les prendre en compte et je vais essayer, justement, de regarder ça aussi dans ce parcours et essayer d'y faire référence. Alors, ça va être soit en vidéo, parce que je vais faire des espèces de courtes vidéos, de petits films, un peu comme des petits chapitres sur différents lieux du parcours; et en même temps je vais faire aussi des empreintes. Alors, les empreintes, ça peut être du mobilier urbain, ça peut être l'écorce d'un arbre, ça peut être selon ce qui m'aura été dit dans les récits avec les habitants; et c'est aussi ce qui, moi aussi, m'intéresse et ce que je peux trouver intéressant dans le parcours. Donc, au final, ça aura la forme d'une installation où il y aura une structure métallique qui reprendra la forme du parcours; et, cette structure métallique, elle va être aussi le socle pour les empreintes de mobilier, etc, que j'aurai reproduit en céramique, et il y aura aussi des écrans sur la structure métallique. »201

    C'est à travers l'intermédiaire de la presse, le Courrier Picard et le JDA pour être précis, et du Safran, qui a mis l'artiste en contact avec des associations, que le plasticien avait rencontré une quarantaine d'habitants au moment de notre entretien; des habitants de divers quartiers d'Amiens, car c'est bien la diversité qui revient dans sa recherche (« C'est aussi ça qui est intéressant. C'est de rencontrer des gens de quartiers différents, de milieux différents, d'origines différentes. J'ai vraiment essayé de trouver une diversité. »202). Des entretiens à la volonté de construire une cartographie de la ville à partir des déplacements de ces habitants, Rémi Fouquet porte un projet artistique qui pourrait relever des sciences sociales; cependant, l'artiste me confiait n'avoir aucune prétention à généraliser et que son travail, dépendant des personnes rencontrées, n'était en rien une vérité absolue. Pourtant, en créant une installation à partir de leurs déplacements, Rémi Fouquet questionne la mobilité des habitants dans leur ville, la mobilité géographique; d'autant que, en attribuant, comme il me l'avait expliqué, des particularités à des quartiers, la ville est conçue à travers un découpage, « une mosaïque d'espaces singuliers »203 pour reprendre un terme de Marion Ségaud.

    201 Entretien avec Rémi Fouquet

    202 Ibid.

    203 Ségaud, M. (2010). Anthropologie de l'espace. Habiter, fonder, distribuer, transformer. Armand Colin, p. 158.

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    Comme dans le cas de Violette Mortier, D'ici on voit... relève de l'art en commun dans la mesure où les habitants sont inclus dans le processus de création et, s'ils ne font pas l'oeuvre eux-mêmes, ils participent à sa réalisation et sont représentés de cette manière par l'oeuvre, l'oeuvre dépend d'eux et pas que du plasticien (« La participation elle vient à la fois sur la création du parcours et elle vient aussi, en partie, sur ce que je vais montrer; pas totalement mais en partie. C'est eux, c'est les habitants, qui sont la voix du projet et de ce que je vais montrer. Sans les habitants, je peux rien faire. »204). Dans la continuité de cette participation des habitants de la ville d'Amiens, la structure métallique qui composera l'installation sera réalisée par une classe de métallerie du lycée de l'Acheuléen. L'installation D'ici on voit Amiens sera exposée au Safran.

    4. La ville comme matériau tactile au sein de l'oeuvre

    Si les précédents projets impliquaient la participation des habitants dans la réalisation d'une oeuvre, là n'est pas la démarche de Louis Clais. Une semaine avant le Parcours d'Art Contemporain, le plasticien créera l'oeuvre in situ, c'est-à-dire qu'elle sera construite à l'entrée du Musée de Picardie et restera à l'entrée du Musée de Picardie au cours de son exposition.

    Dans sa dimension matérielle, l'oeuvre consistera en une cabane en bois recouverte de peinture. L'intérieur de cette cabane en bois verra des étagères sur lesquelles seront exposées des dessins de l'artiste et certaines de ses oeuvres imprimées; « des oeuvres imprimées », nous sommes bien là dans le monde de l'art contemporain. Louis Clais m'a aussi expliqué qu'il disposera, dans cette cabane, des choses qu'il aura récupéré mais aussi de choses dont il veut se séparer dans son atelier. Mais l'oeuvre ne s'arrête pas à sa dimension matérielle; l'interaction avec le visiteur, qui devient participant, est toute aussi importante et constitue elle aussi l'oeuvre. Le visiteur est ainsi incité à prendre un élément, et même trois, de l'installation.

    L'oeuvre racontée par Louis Clais

    « C'est une cabane en bois qui doit faire 3 mètres sur 2 et qui est ouverte, il y a pas de toit, et elle fait 1 mètre 90; si bien que, si quelqu'un est dans la cabane et qu'il est très grand, on voit un peu le sommet de son crâne qui dépasse de l'extérieur. C'est en bois mais c'est tout un travail de peinture, enfin ... Je peux dire que c'est une installation, je peux dire que c'est une sculpture mais je peux aussi dire que c'est une peinture. C'est une manière de peindre que j'aime beaucoup; qui

    204 Entretien avec Rémi Fouquet

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    est de recouvrir ... Je prends plusieurs pigments, souvent un peu irisés, et plusieurs qualités de vernis, et je mets des couches et des couches, et puis après j'en remets encore. [...] Et puis, à l'intérieur, des petites étagères et plein d'objets; certaines de mes oeuvres, qui sont en format papier et qui sont imprimées, des dessins que j'ai commencé, et puis des graines, des cailloux, des trucs que j'ai récupéré, beaucoup de choses qui sont dans mon atelier dont j'ai envie de me débarrasser. Il y a tout ces objets, et une porte, ouverte, avec une affiche, qui explique très bien que tu peux entrer dans la cabane, une personne à la fois, et tu peux prendre tout ce que tu veux dedans, mais à une condition, c'est que tu dois prendre 3 choses, tu dois choisir 3 choses, tu dois pas en prendre 4, ni 2, ni 1, tu dois en prendre 3 si tu veux prendre quelque chose. »205

    La participation des visiteurs vient alors dans le fait d'entrer dans la cabane en bois et d'emporter quelque chose de l'oeuvre avec eux. L'oeuvre, comme une installation composée elle-même d'éléments variés, se répartira donc dans le domicile des visiteurs. Ces éléments, comme me l'expliquait le plasticien, pourront, sans que ce ne le soit indiqué, être des textes écrits sur la ville d'Amiens, des cailloux ramassés dans la ville, des plantes ou autres références qui seront faites à Amiens.

    Si le lien avec la ville n'est pas explicite dans l'oeuvre de Louis Clais, la participation requise du visiteur, si ce dernier répond positivement à cette demande d'interaction, est aussi un propre de l'art contemporain. L'installation de Louis Clais est une oeuvre qui sollicite « la participation active du spectateur, par le toucher, qui permet à celui-ci de transgresser lui-même la limite sacralisée entre l'oeuvre et le monde »206. Loin d'un rapport sacré à l'art, du musée comme un espace où le visiteur ne peut qu'admirer, ou pas, une oeuvre par le seul sens de la vue, cette dernière incite ce même visiteur à l'emporter avec lui.

    Pour terminer sur cette partie, « Faire de l'art ensemble », la frontière entre le monde ordinaire et le monde de l'art se dissout sous les propositions artistiques dans lesquelles les habitants participent à la réalisation de l'oeuvre et/ou rentrent en interaction avec cette dernière, par le toucher; rendant l'oeuvre « accessible ». Car c'est bien l'accessibilité de l'art contemporain qui est voulue; de la part d'Amiens Métropole dans le cadre du Parcours d'Art Contemporain mais aussi de la part des artistes qui défendent la vision d'un art contemporain proche des populations. « Il est probable aussi que, ce faisant, les artistes contemporains tentés par la politisation de leur positionnement aspirent à renouer le lien avec ce « peuple » dont l'art contemporain s'est de plus

    205 Entretien avec Louis Clais

    206 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 94.

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    en plus coupé à mesure qu'il radicalisait ses ruptures avec le sens commun. »207 écrivait Nathalie Heinich. Dans la continuité des interventions des artistes dans l'espace public, l'art en commun, ou le « faire ensemble », inclut les participants dans le processus de création; l'artiste devenant alors un acteur au service de la démocratisation culturelle.

    IV. Représenter la ville

    Si la totalité des artistes du Parcours d'Art Contemporain, ou au moins les 10 artistes que j'ai rencontré sur les 12 au total, interviendront auprès des publics au cours de l'événement, une importante partie des oeuvres qui seront exposées n'inclut pas de démarche participative. Néanmoins, elles portent un propos sur la ville; c'est ce que nous allons voir dans cette partie.

    1. La ville à l'échelle de l'habitat

    Au début de ce chapitre, je parlais de l'habitat, qui peut être une première échelle pour penser notre rapport à l'espace. C'est aussi à cette échelle que Katerini Antonakaki a pensé les oeuvres qu'elle exposera au cours du Parcours d'Art Contemporain (« La ville .. C'est plutôt encore l'unité de la maison. Donc, la maison, c'est dans la ville, mais tout les projets sont plus ... Évidemment, ça renvoie à la ville une maison; mais la préoccupation part de la maison. »208). Avant même la ville, la maison est un premier « contenant », un espace dans lequel nous vivons et que nous investissons.

    Katerini Antonakaki a des parents architectes et me confiait, en conséquence, avoir une certaine vision du maniement de l'espace du quotidien; ne serait-ce que penser au courant d'air dans la maison, à la circulation pour que les personnes puissent se rencontrer. Par la suite, la scénographe s'est rendue compte de l'omniprésence de l'espace, de la maison principalement, dans ses travaux. Ses oeuvres s'intéressent ainsi à l'interaction entre la maison et son habitant; comme son travail en février 2020 sur la thématique « Habiter un corps, un espace, un monde ». L'association La Main d'Oeuvres, par l'intermédiaire de Katerini Antonakaki, traite alors de l'Homme de son quotidien (« Et à La Main d'Oeuvres, c'était affirmé dans tout mes projets, la question de l'habitat, de la maison, du quotidien, une espèce de philosophie de la place de l'Homme dans son environnement du quotidien. »209).

    207 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 96.

    208 Entretien avec Katerini Antonakaki

    209 Ibid.

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    Pour en venir à ses oeuvres du Parcours d'Art Contemporain, Katerini Antonakaki en présentera 3; toutes étant des oeuvres plastiques. La première, Instants Minuscules, sera composée d'une maison, dessinée, ainsi que de 26 scènes de vie suspendues et d'autant de textes en lien avec ces scènes de vie. Instants Minuscules sera exposée à la Bibliothèque d'Amiens. La seconde, Moving House, sera une maquette de maison cinétique, mouvante, dans laquelle aucun individu ne sera présent. Cependant, dans les pièces de la maison, des éléments de la maquette seront en mouvement, attisant la curiosité du spectateur qui est invité à se projeter dans l'oeuvre. Moving House sera exposée à la Maison de l'Architecture et sera, à travers la vitrine de la Maison de l'Architecture, visible de l'extérieur. La dernière oeuvre, Forêt de Murmures, sera une installation, une petite maison à traverser, où images et sons renverront, d'une certaine manière, à la vie quotidienne. Forêt de Murmures sera exposée au Centre Culturel Léo Lagrange.

    Les oeuvres racontées par Katerini Antonakaki

    « Donc, à la Bibliothèque d'Amiens, il y aura une partie qui s'appelle Instants Minuscules; ce sont des oeuvres créées avec du papier, du fil de fer, des plaques d'alu, des dessins, des collages. Donc ça se présente sur un motif qui est une petite maison, comme un enfant qui dessinerait une maison, avec des déclinaisons de situations suspendues, des choses qui peuvent inviter le spectateur, celui qui regarde, à se mettre dedans, comme une oeuvre, comme un tableau. Donc il y en a vingt-six, c'est comme les lettres de l'alphabet, c'est un sous-titre, "L'abécédaire d'espaces", au pluriel. Chaque petite maison, situation, scène, est accompagnée par un petit texte en trois lignes qui est en rapport avec la scène. Donc ça sera présenté, c'est 9 bandes de 70 centimètres sur 14 qui sont présentées et, dessus, il y a toutes ces maisons. Donc, ça, c'est le premier volet. Le deuxième c'est à la Maison de l'Architecture. C'est une maquette cinétique où il y aura une maison, construite en maquette donc, je ne sais pas, d'1 mètre 20 à peu près. Elle sera présentée en vitrine de la Maison de l'Architecture, on pourra regarder de dehors. C'est une maison où il se passe des choses un peu bizarres, parce qu'elle est vide, il n'y a personne qui y habite, mais les choses bougent, c'est un hommage à l'absence. Ça s'appelle Moving House. Du coup, dans chaque pièce, il y a un petit événement, avec des mécanismes, ça bouge en boucle. Donc, là-dedans, le spectateur est invité à regarder un peu et mettre dedans des émotions, des choses que, lui, il a éprouvé, surtout en ce moment, avec l'appréhension et l'apprivoisement de la maison, on y est resté beaucoup de temps. Puis, le troisième volet, c'est au Centre Culturel Léo Lagrange et c'est une serre à images, ou à sons; ça s'appelle Forêt de Murmures. C'est une installation interactive où on traversera une

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    petite structure de maison et on pourra regarder, entendre les sons du quotidien, mais qui sont un peu transgressés, un peu poétiques. C'est requestionner le sens de l'habitat; habiter, habitat, habit. »210

    Dans le travail de Katerini Antonakaki, la démarche artistique part de l'habitat. Au cours de notre entretien, la question a alors été posée de savoir en quoi ces oeuvres pouvaient être liées avec la ville d'Amiens; l'artiste m'expliquant, par exemple, que les 26 scènes suspendues dans Instants Minuscules seraient inspirées de sa propre vie. Cependant, l'installation Forêt de Murmures sera une manière d'inclure des éléments de la ville; mais, comme pour l'oeuvre de Louis Clais, cela sera implicite. Ainsi, les sons qui seront émis par l'installation proviendront donc d'Amiens (« Oui, ça, par contre, ça sera des enregistrements de la ville; d'ici, de la nature, de la ville. Maintenant, est-ce qu'on les reconnaîtra ? Je ne sais pas. J'essaie plutôt de partir de quelque chose de précis et d'aller vers quelque chose de plus universel que le contraire. Du coup, Amiens sera très présente comme ville, mais on ne la reconnaîtra pas. »211).

    Des rencontres sont aussi prévues; au moment de notre entretien, Katerini Antonakaki évoquait des ateliers avec une association ainsi qu'avec des adhérents du Centre Culturel Léo Lagrange. Par ailleurs, l'installation Forêt de Murmures sera liée à un spectacle et, durant le Parcours d'Art Contemporain, les visiteurs auront l'occasion d'assister aux répétitions de ce spectacle, de voir un « work in progress » pour reprendre le terme utilisé par Katerini Antonakaki en entretien.

    C'est aussi sur la question de l'habitat que reposent les oeuvres de Aude Berton; dont j'avais parlé à l'occasion de son travail sur les favelas. Une partie des oeuvres qu'elle exposera au cours de l'événement, à la Maison de l'Architecture, seront des sculptures réalisées en plâtre; ou des séries de sculptures, car c'est la reproduction de sculptures à partir d'un moule qui intéresse la plasticienne. Les sculptures sont ainsi reproduites à des tailles variées (« Moi, ce qui m'intéresse, dans ma recherche, c'est l'idée du moule, le moule comme pièce matrice, qui va permettre de reproduire à échelles multiples la pièce. L'idée c'est, à partir de moules en carton, de couler le plâtre dedans; alors ça prend des formes pas forcément aléatoires puisque, quand je dispose mes cartons, je fais des petits modules que j'assemble. Et puis, ensuite, l'idée c'est de venir retirer une fois que le plâtre a pris. Et, ensuite, je viens retirer le carton là où j'ai envie de le retirer. Donc on est dans des petites constructions architecturales. »212).

    210 Entretien avec Katerini Antonakaki

    211 Ibid.

    212 Entretien avec Aude Berton

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    La plasticienne revient alors à une conception de l'architecture en modules; et, si les favelas étaient considérées comme un ensemble de constructions, c'est l'échelle de la pièce qui est compris par l'utilisation du terme de module dans ce cas. Pour cela, Aude Berton a pris l'exemple des Amiénoises. En effet, ces maisons standardisées sont souvent revues et, me disait-elle, de nouvelles pièces peuvent être installées. Que ce soit dans le cas des favelas ou des Amiénoises, l'artiste s'intéresse à la construction, à la capacité de l'Homme à se construire un chez-soi (« Moi, ce que j'aime bien, c'est cette idée de la construction. En fait on est tous capable de se construire un abri, de se construire son chez-soi, sa maison. Si vous vous trouvez dans n'importe quel endroit, dans la forêt ou ... voilà, et que vous savez que vous allez y rester un certain temps, il vous faut un toit, quelque chose pour vous protéger, vous trouverez toujours le moyen de trouver un espèce d'abri en fait; et c'est cette idée là, de l'Homme ... On a tous cette faculté de constructeur en fait. »213).

    2. Dessiner la ville

    Suite à l'habitat, je peux en venir à la ville telle qu'elle peut être représentée par les artistes. Ainsi, au cours du Parcours d'Art Contemporain, Aude Berton exposera une série de 3 dessins muraux qu'elle a réalisé durant le premier confinement; ces dessins portant sur des architectures. Gabriel Folli part aussi de la ville pour réaliser certaines de ses oeuvres. A l'occasion du Parcours d'Art Contemporain, il créera d'ailleurs des oeuvres avec des étudiants à partir d'observations, de croquis; laissant aussi entrevoir la possibilité d'une exposition en extérieur (« L'intérêt ce sera de faire attention, d'observer, de prendre le temps tu vois, d'observer l'architecture, même de se poser dans un parc avec les gens par exemple, de faire du croquis, de la végétation, l'architecture, et pourquoi pas même travailler directement dans la rue tu vois, pas que en atelier en intérieur par exemple. Donc on peut utiliser la ville pour vraiment créer dans la ville, ça peut être aussi des oeuvres qui soient exposées dans la rue tu vois. »214). Observer, se poser, prendre le temps, réaliser des croquis. Gabriel Folli essaie, de cette manière, de porter une nouvelle vision de la ville pour ses habitants; n'étant pas dans le cadre habituel de la vie quotidienne mais dans un temps de création artistique. Dans sa démarche artistique, Gabriel Folli prend la ville en photo, la redessine, mêle d'anciennes représentations de la ville à de nouvelles (« C'est remettre à jour aussi des lieux auxquels on prête plus attention, ou des gens, ou des événements. Et puis on est tellement dans un flot d'images aussi donc le travail sur l'image il est intéressant parce que la question c'est « Qu'est-ce qu'on fait de l'image ? ». C'est un travail aussi qui mêle les temporalités parce que

    213 Entretien avec Aude Berton

    214 Entretien avec Gabriel Folli

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    c'est un travail sur un présent, le passé, l'avenir; ça mêle tout ça quoi. »215). La ville, souvent caractérisée par son activité, est alors, en étant représentée de cette manière, mise à l'arrêt. Pourtant, s'arrêter sur cette dernière peut permettre de la comparer à elle-même dans ses évolutions, ses mouvements, en-dehors de l'impression de n'être qu'un espace dans lequel s'inscrit la vie quotidienne. Une partie des oeuvres de Gabriel Folli seront exposées à la Maison de la Culture, où sera aussi exposée une fresque réalisée avec des étudiants, d'autres le seront à l'Imprimerie et l'artiste participera aussi à une exposition collective à la Maison de l'Architecture.

    Quant à Franck Kemkeng Noah, sa manière de représenter la ville provient de son parcours. En effet, au cours de notre entretien, durant lequel il a pu me montrer quelques unes de ses oeuvres, l'artiste m'expliquait avoir eu du mal à « construire » son travail, à lui donner une orientation. Ce sont alors des rencontres qui lui ont permis de donner un sens à ses oeuvres. Dans un premier temps, à l'UFR des Arts de l'Université de Picardie Jules Verne, il a rencontré sa directrice de mémoire. Cette dernière lui a ainsi conseillé, au-delà de croiser les diverses pratiques qu'il avait, c'est-à-dire la mode, la peinture et la sculpture, de fusionner la culture traditionnelle africaine et la culture européenne. Dans la continuité de cette recherche d'hybridité, Franck Kemkeng Noah, au cours d'un stage à la Maison de la Culture d'Amiens, va rencontrer Fabiana De Moraes, chargée de projets Patrimoine et Arts Visuels d'Amiens Métropole donc, qui va l'amener à construire son travail autour du Manifeste anthropophage, écrit par Oswald de Andrade en 1928, et à se poser des questions sur son origine et sa manière de la représenter; d'une part, en France, d'une autre, dans ses oeuvres (« Elle va me dire « Toi, en tant qu'africain, comment est-ce que tu te représentes aujourd'hui en France ? Comment est-ce que, toi, tu mets ta culture en valeur dans cet environnement-ci ? » »216). Dans les oeuvres que l'artiste m'a montré, des peintures sur tapis, je remarquais alors des personnages représentés dans des tenues de danses traditionnelles africaines, avec des couleurs vives, et, autour d'eux, des éléments architecturaux représentés en noir et blanc. C'est de cette manière que Franck Kemkeng Noah représente la fusion entre l'Afrique, à travers ses danses traditionnelles camerounaises, et l'Europe, à travers son architecture. Les oeuvres qu'il exposera au cours du Parcours d'Art Contemporain, à l'Auberge de Jeunesse ainsi qu'à l'Espace Culturel Nymphéa de Camon, s'inscriront dans ce travail.

    Les oeuvres racontées par Franck Kemkeng Noah

    « Pour le Parcours d'Art Contemporain, je vais présenter 3 oeuvres. Il y en a d'abord 2, qui sont

    215 Entretien avec Gabriel Folli

    216 Entretien avec Franck Kemkeng Noah

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    sûres, mais j'ai envie de faire une troisième. Les 2 c'est des peintures sur tapis, où une ça serait la cathédrale, parce que c'est un truc qui est vraiment un peu symbolique de la ville d'Amiens, et la tour Perret. Voilà les 2 que je vais peindre, qui seront exposées à Camon pendant la période du Parcours d'Art Contemporain. Et là, sur la cathédrale, je vais peindre justement une danse qui est, un peu, chez nous ... Chez nous, en fait, la culture est liée à la religion, aux croyances; donc je vais essayer de créer cette fusion là entre une croyance traditionnelle africaine et une croyance propre à l'Occident. C'est ça que je vais créer, au niveau de la cathédrale, et, au niveau de la tour Perret, je vais peindre une danse festive, parce que c'est un monument à côté de la gare, tout le monde y passe, c'est un peu comme un carrefour, un lieu de passage, les routes ... »217

    Dans les peintures sur tapis de l'artiste, la ville est donc représentée par l'intermédiaire de ses monuments, des monuments qui permettent de l'identifier. Mais la ville, et notamment Amiens dans le parcours de Franck Kemkeng Noah, est encore en interaction avec l'individu qui l'habite, elle est un espace où s'inscrit une personne qui peut venir d'ailleurs avec sa propre culture, ses propres références. De manière similaire à la démarche de Violette Mortier, les oeuvres de l'artiste posent la question de l'identité.

    3. La ville par opposition à la nature

    Au cours de mes entretiens, j'ai aussi été témoin d'un propos sur la ville dans lequel cette dernière s'opposerait, en quelque sorte, à la nature. C'est une vision que j'ai entendu, dans un premier temps, au cours de mon entretien avec Nicolas Tourte. Si les oeuvres qu'il présentera au cours du Parcours d'Art Contemporain ne traitent pas directement de ce propos, la conception qu'il a de la ville relève d'une recherche d'harmonie avec une nature qui serait peu présente. L'artiste nous a ainsi présenté une conception organique de la ville, dans laquelle les artères seraient les principaux axes de la ville et les poumons seraient ses parcs (« Je trouve que, les villes, c'est de plus en plus horrible. J'aurais tendance à donner une vision très pessimiste de la ville, même si, à un moment donné, on peut s'y amuser, etc. Par exemple, une rue sans arbres, ça me déprime. Pour reprendre un terme de biologie, il y a pas d'osmose en fait, ça manque de symbiose. Et, moi, la ville, je la conçois comme ça. Je pense que, si il y a un avenir pour l'humanité, c'est dans le développement d'une symbiose avec la nature au sein de la ville; ce qui paraît pas encore compris. »218).

    217 Entretien avec Franck Kemkeng Noah

    218 Entretien avec Nicolas Tourte

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    Le travail de Daniela Lorini s'inscrit aussi dans ce propos sur la ville. La ville serait une construction de l'Homme sur un espace naturel, un espace naturel que l'Homme détruirait en même temps qu'il construit la ville (« Malheureusement, les êtres humains ... Quand on arrive à un endroit, on détruit tout. Quand tu construis une ville, tu détruis presque tout ce qui était avant. »219). Daniela Lorini a ainsi réalisé son post-master sur l'environnement et les thématiques récurrentes de son travail sont en lien avec cela; l'utilisation des ressources naturelles, la perte de la biodiversité. Dans sa propre démarche artistique, l'artiste m'expliquait utiliser des matériaux qui ont le moins d'impacts sur la nature, des matériaux qu'elle peut réutiliser, recycler.

    L'oeuvre que Daniela Lorini exposera dans le cadre du Parcours d'Art Contemporain, Le chant des vers, est une installation plastique et sonore. L'intérêt de la plasticienne porte sur le monde souterrain des Hauts-de-France, de sa biodiversité, des êtres qui vivent dans ce sol. Durant 6 mois, avec l'aide de scientifiques et d'étudiants de l'Université de Lille, Daniela Lorini a recueilli, à partir de leur sol, les sons de 5 sites situés dans les Hauts-de-France : une ancienne usine de métallurgie, un champ d'agriculture biologique, un champ d'agriculture conventionnelle, une prairie et une prairie située à côté d'une autoroute. Cette recherche, par éco-acoustique, lui a permis de saisir les conséquences des activités humaines sur la biodiversité du sol; notamment de la pollution sonore liée à la circulation. Certains des sons présents dans l'oeuvre ont ainsi dû être produits en laboratoire.

    Le chant des vers racontée par Daniela Lorini

    « L'oeuvre, c'est une sorte d'escargot, de 3 mètres de diamètre sur 3 mètres d'hauteur, où ils ont posé 24 haut-parleurs et vibrateurs. Et, à l'intérieur de l'oeuvre, il y a ... Ils ont accroché 5 troncs d'arbres, que j'ai récupéré, j'ai pas tué un seul arbre, j'ai récupéré les troncs et j'ai fait un trou dans chaque tronc; et, le tronc, c'est le canal qui nous communique à l'extérieur. Le cylindre de 3 mètres, c'est l'espace intérieur, dans le sol, et, quand on rentre dans le cylindre, on voit qu'ils sont accrochés, les troncs, que ça forme les canals que font les vers de terre; donc ça sous-entend que le ver de terre fait le canal et il nous communique avec l'extérieur. »220

    L'installation de Daniela Lorini est alors le résultat d'une recherche cherchant à démontrer l'impact de l'Homme sur son environnement à partir de la comparaison de 5 sites et des sons qu'elle a pu en entendre. Pour reprendre les mots de la plasticienne, à partir d'une immersion dans le monde

    219 Entretien avec Daniela Lorini

    220 Ibid.

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    souterrain, l'oeuvre est une manière de montrer comment l'être humain transforme son milieu naturel; en relevant notamment l'impact de l'industrie et l'importance des espaces naturels pour préserver la faune du sol. Nous pouvons remarquer que l'installation ne permet pas, en soi, de saisir cette recherche, ce travail de sensibilisation. C'est pour cela que, à l'occasion du Parcours d'Art Contemporain, Daniela Lorini expliquera le processus de recherche durant des conférences et visites qui auront lieu autour de l'installation; qui sera elle-même exposée à l'Ecole Supérieure d'Art et de Design d'Amiens.

    Si Le chant des vers essaie de sensibiliser le spectateur à l'impact de l'Homme sur son environnement, Marion Richomme, de la même manière que Nicolas Tourte dont je parlais au début de cette sous-partie, essaie, par la sculpture en céramique, de représenter la ville en croisant ce qui relèverait de l'activité naturelle et de l'activité humaine. Elle me donnait pour source d'inspiration le cas d'Angkor, au Cambodge; où architecture et éléments naturels sont étroitement liés. Ainsi, durant l'événement, la plasticienne exposera 2 colonnes au Centre Social et Culturel d'Etouvie. Ces colonnes seront une fusion entre des colonnes antiques, telles que nous pouvons nous les représenter, et des formes naturelles, telles que des arbres.

    L'oeuvre racontée par Marion Richomme

    « Je vais présenter 2 colonnes au CSC Etouvie, 2 colonnes qui font 2 mètres 50 de haut et qui sont à mi-chemin entre des formes naturelles, issues du vivant, parce qu'une grosse partie de mon travail touche à ça, aux motifs issus de la nature que je peux utiliser, me réapproprier et transformer; en jouant sur l'ambiguïté entre motifs artificiels et motifs naturels. A la fois ça peut ressembler à des arbres ou des motifs de stalagmites ou des choses comme ça, qui rappellent le vivant, et, en même temps, on est dans une forme très architecturale de la colonne antique avec des fioritures, presque de l'ordre de la moulure quoi. Je joue sur cette ambiguïté là parce que, en fait, tout mon travail c'est pas de reproduire quelque chose qui existe déjà dans la nature, en disant "C'est ça et c'est pas autre chose.", mais plutôt d'aller vers des mélanges de plusieurs choses qui restent un peu non identifiables au final; on dit "Ah ça me rappelle quelque chose mais je sais pas exactement quoi; ça me fait penser à ça mais c'est pas tout à fait ça.", tu vois. » 221

    Outre cette recherche d'harmonie entre une architecture, provenant de l'Homme, et une nature, la sculpture de Marion Richomme établit un lien avec son propre espace d'exposition et, par

    221 Entretien avec Marion Richomme

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    extension, avec la ville d'Amiens. En effet, les colonnes, qui seront exposées au Centre Social et Culturel d'Etouvie, seront une référence, un renvoi, à La porte bleue de Didier Marcel. La porte bleue est une oeuvre, des colonnes aussi, située sur le parterre devant le CSC Etouvie. Les colonnes de Marion Richomme répondent donc, en quelque sorte, à la ville d'Amiens; elles établissent un rapport à la ville, l'utilise comme déclenchement d'une démarche artistique.

    4. La ville comme « cadre » de l'oeuvre

    Le terme de cadre peut recouvrir une variété d'interprétations; d'autant que les 2 oeuvres que nous allons voir dans cette sous-partie n'utilisent pas la ville de manière similaire. Cependant, elles ont en commun d'en faire un support, « matériel », sur lequel elles s'inscrivent; établissant aussi un lien entre l'espace d'exposition et l'oeuvre.

    L'espace d'exposition est d'ailleurs une « contrainte » avec laquelle Nicolas Tourte pense ses oeuvres. Ainsi, le plasticien m'expliquait apprécier créer des pièces en fonction de l'architecture, de l'environnement ou encore de l'histoire de son espace d'exposition. Ces oeuvres s'adaptent alors à l'espace, établissent un lien intime avec lui (« Pour simplifier les choses, dès que je vois un lieu, je pense à quelque chose. Ce nouveau lieu va influencer ma production quoi qu'il arrive, les idées de pièces viennent aussi comme ça, c'est la contrainte du lieu qui va aussi faire penser à quelque chose. »222).

    A l'occasion du Parcours d'Art Contemporain, les artistes ont alors, en amont, pu visiter les divers espaces d'exposition de l'événement; et Nicolas Tourte a pu penser sa pièce en fonction de la bibliothèque Louis Aragon à Amiens. Cette pièce, nommée Champ et détachement, sera une projection vidéo de pixels blancs réalisée sur un bas-relief situé au-dessus d'une cheminée de la bibliothèque.

    Champ et détachement racontée par Nicolas Tourte

    « Ces pixels blancs vont avoir une certaine autonomie, une certaine gravité. Ils vont interagir avec les contours et les moulures de cette cheminée, ils vont rebondir un petit peu comme si tu versais des grains de sable dans un bocal en verre, tout va rebondir. En fait c'est un générateur de pixels, qui est comme une petite fontaine, et, si tu veux, ça va remplir petit à petit cet espace. Donc, au début, il y a quelque chose de très léger, avec 2-3 stimuli qui rebondissent les uns contre

    222 Entretien avec Nicolas Tourte

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    les autres, quelque chose de très épuré, quelque chose qui fait plus penser au début des jeux vidéo. Et puis, très vite, il va y avoir une surpopulation, une surdensité de ces pixels qui va créer une matière. Et cette matière elle va être plutôt affiliée visuellement au manque de signal, comme des télés, comme une neige. Dans ce cadre là, il va se passer des choses, plutôt du domaine de l'abstraction, de l'incompréhension. »223

    C'est par cette interaction avec l'espace d'exposition, le bas-relief et la cheminée, que la ville, à travers la bibliothèque Louis Aragon, devient le « cadre » de l'oeuvre, comme une nouvelle délimitation pour cette dernière, une délimitation autre que le cadre d'un tableau; nous pouvons d'ailleurs, d'une certaine manière, comparer la projection vidéo de Nicolas Tourte au spectacle Chroma à la cathédrale Notre-Dame d'Amiens. Champ et détachement, pour reprendre Nathalie Heinich dans sa tentative de décrire l'oeuvre d'art contemporain, intègre son propre contexte. En effet, l'artiste utilise un espace et fait de cet espace son oeuvre; si bien que l'oeuvre est repensée à chacune de ses expositions (« Pour la première oeuvre, Champ et détachement, c'est vraiment parce que c'est une pièce in situ dont le principe a été éprouvé ailleurs, parce que c'est la 10e version, mais elle est vraiment pensée pour la bibliothèque, donc c'est vraiment un geste dédié. »224).

    Pour terminer sur cette oeuvre de Nicolas Tourte, le plasticien m'expliquait que la projection vidéo serait une boucle de 2 minutes, le temps que le visiteur puisse accéder de manière rapide à l'oeuvre dans cet espace qu'est la bibliothèque; dans laquelle le visiteur ne vient pas particulièrement pour voir une oeuvre (« Finalement, le but, c'est peut-être capter un petit peu le regard et puis rendre un peu prisonnier le spectateur, qui n'est pas forcément au début un spectateur, qui ne vient pas forcément voir une oeuvre d'art. »225).

    Une autre manière d'investir la ville, autrement qu'en utilisant certains de ses éléments comme support matériel d'une oeuvre, est de la traverser. Ainsi, c'est par une performance que Franck Kemkeng Noah utilisera la ville comme un « cadre » dans lequel il s'inscrira. La performance représentera le parcours d'un africain qui arrive en France; selon le propos que donne l'artiste sur la ville, que nous avons vu précédemment, comme un espace, une étape de son parcours où se cristallisent son identité et celle de la ville.

    L'oeuvre racontée par Franck Kemkeng Noah

    223 Entretien avec Nicolas Tourte

    224 Ibid.

    225 Ibid.

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    « Je vais traverser la ville. La ville va devenir vraiment comme un support, pour moi, de réalisation de ma performance. [...] Je vais interpréter le parcours d'un jeune qui quitte l'Afrique et qui vient en ... Je veux prendre ces jeunes là qui vont vraiment traverser la route pour arriver en Europe, pour arriver en France; le bateau, le désert. C'est dans cet esprit là que je vais réaliser la performance. Je vais traverser la ville pieds nus avec un costume que j'aurai moi-même confectionné, avec la peinture sur le corps qui va un peu rappeler l'énergie des parents, des ancêtres, qui vont m'accompagner dans ce trajet là. Et, peut-être, ça sera accompagné d'un jeu de djembé, instrument de musique traditionnelle. »226

    La performance se situe à la frontière entre l'art en commun et la représentation de la ville dans la mesure où les habitants d'Amiens vont aussi participer, d'une quelconque manière, à la performance, à ce moment artistique. Ils pourront intervenir à certains moments au cours de la réalisation de la performance nous confiait Franck Kemkeng Noah; comme durant une cérémonie traditionnelle dans laquelle il invitera des personnes présentes à poser des actions. Les habitants d'Amiens participeront à la performance ne serait-ce qu'en assistant à l'oeuvre, en se posant des questions (« Ils participent par la curiosité, c'est une forme de participation; « Qu'est-ce qu'il fait ? C'est quoi ça ? ». »227) Dans le cas d'une performance, l'oeuvre a un caractère éphémère, devient donc un spectacle. Le spectateur participe alors à l'oeuvre par sa présence dans le moment durant lequel se déroule la performance. « Là, l'oeuvre se situe d'autant plus au-delà de l'objet qu'il n'y a, littéralement, plus d'objet autre que le corps de l'artiste - mais aussi, ne l'oublions pas, l'indispensable présence du public. Car tandis que l'oeuvre se déplace de l'objet à l'expérience, elle s'ouvre en même temps aux spectateurs, qui deviennent partie prenante du moment que constitue la performance, quel que soit leur degré d'implication : même muette et immobile, leur présence fait partie du « cadre » ainsi « transformé » par rapport au « cadre primaire » de l'expérience ordinaire. »228

    Ce chapitre avait vocation à répondre à ma problématique qui portait sur la démarche artistique et le propos des artistes sur la ville. Si de tels propos existent, que l'art et la ville peuvent entrer en interaction, n'oublions pas que cela repose aussi sur diverses causes. D'une part, le Parcours d'Art Contemporain incitait les artistes à prendre en compte les habitants; par des

    226 Entretien avec Franck Kemkeng Noah

    227 Ibid.

    228 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 76.

    interventions et/ou par leur participation dans les projets artistiques. Comme nous l'avons vu, le plasticien devient un acteur de la démocratisation culturelle amené à intervenir auprès de « publics » sur des « territoires »; si cela n'a pas été dit de cette manière, à apporter la culture, à partir de l'art contemporain, dans des espaces qui en seraient dépourvus en quelque sorte. D'une autre part, nous remarquons aussi que les représentations de la ville dans les oeuvres rencontrées peuvent être tacites. Pensons à l'oeuvre de Louis Clais dans laquelle la ville pourra être représentée à travers des cailloux; ou encore à Champ et détachement de Nicolas Tourte, dans laquelle l'artiste me donnait un propos sur la surpopulation des villes comme interprétation possible de l'oeuvre. La construction d'un discours autour des oeuvres, d'une thématique autour de l'exposition qu'est cette seconde édition du Parcours d'Art Contemporain, « Art, territoires : Créer et habiter », des interprétations qui établissent des liens entre les oeuvres et la ville, voici une manière de caractériser l'exposition d'art contemporain. « Discours, thématique, interprétation : telles sont les trois composantes, à la fois indispensables et indissociables, qui organisent désormais la conceptualisation de la forme exposition, et que tout un chacun doit savoir, sinon pratiquer, du moins repérer, s'il veut déambuler sans se perdre dans le monde de l'art contemporain. »229

    Mais le Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole s'inscrit aussi dans d'autres dimensions, d'autres utilisations de l'art, que nous ne pourrons qu'aborder en conclusion.

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    229 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 188.

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    CONCLUSION

    Si je n'avais pas de prénotion précise sur l'art contemporain, ma connaissance de ce monde se limitant au Balloon Dog de Jeff Koons il y a encore quelques mois, force est de constater que j'ai pu apercevoir les deux faces d'une même pièce depuis le début de nos recherches. La première face est le monde de l'art contemporain tel que Nathalie Heinich le décrit dans Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique; c'est-à-dire la partie de l'art contemporain dans laquelle, à partir des années 1990, s'est développée « des formes spectaculaires et sensationnalistes, donc attentatoires aux valeurs de bon goût ainsi que d'intériorité, et dotées d'un haut niveau de visibilité et de plus-value marchande, donc attentatoires aux valeurs d'autonomie, de modestie et de désintéressement. »230 L'autre face, loin de ce haut niveau de visibilité et, dans une certaine mesure, du monde marchand, est celle que j'ai rencontré sur mon terrain d'enquête, les Hauts-de-France et les artistes du Parcours d'Art Contemporain. Si ces plasticiens s'inscrivent davantage au sein d'un réseau institutionnel et local de l'art, ces derniers peuvent aussi se caractériser par leur pluriactivité et la diversité de leurs ressources économiques. Notons que l'actuelle crise sanitaire a mis en lumière les conditions d'exercice précaires du travail artistique; cette précarité étant au coeur des préoccupations soulevées durant diverses réunions auxquelles j'ai pu assister ces derniers mois, à l'occasion de mon stage au sein du réseau 50° Nord ou encore à l'occasion des rencontres professionnelles du Parcours d'Art Contemporain qui ont été maintenues. Les plasticiens rencontrés, comme d'autres artistes, interviennent aussi dans l'espace public; que ce soit par leur propre démarche artistique ou par l'intermédiaire de diverses politiques culturelles comme nous avons pu le voir avec la thématique du Parcours d'Art Contemporain. « Les artistes, par leur présence dans la ville, apportent eux aussi leur contribution à la vie sociale et à l'attractivité urbaine. Dans les années récentes on a vu émerger un art d'intervention urbain qui n'hésite pas à bousculer les repères des habitants, les incitant à porter un autre regard sur leur environnement. »231 Cette articulation entre l'artiste et la ville est le point de départ de mon mémoire et ce à quoi j'ai tenté de répondre au cours de mon second chapitre; entre la participation des habitants à la réalisation d'une oeuvre et les propos que peuvent porter des oeuvres sur la ville. Cependant, au sein de cette articulation entre l'art et la ville, nous pouvons relever l'importance du discours autour de l'oeuvre, cette dernière ne pouvant se comprendre en elle-même mais par ce qui l'entoure. L'oeuvre ne réside pas tant dans l'objet proposé par l'artiste mais dans l'ensemble des

    230 Heinich, N. (2014). Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique. Gallimard, p. 58.

    231 Saez, J. (2008). « Les grandes villes et la culture : des enjeux croisés ». L'Observatoire, 34(2), 16-20, p. 19.

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    discours, des actes, qu'elle entraîne232. D'ailleurs, quand j'ai posé aux plasticiens la question du lien entre leur oeuvre et le territoire, que ce soit le territoire d'Amiens ou celui des Hauts-de-France, certains ne cachaient pas leur absence de discours; tels Aude Berton (« Le lien avec la ville d'Amiens par rapport à mes propres réalisations ? Il y a pas vraiment quoi; c'est pas spécifique à la ville d'Amiens en fait. C'est un travail sur l'architecture, en général, mais pas ... »233) ou encore Marion Richomme qui, avant même le début de notre entretien, m'expliquait que le lien entre son oeuvre et la ville a surtout été créé pour le dossier de candidature. Ainsi, le discours, s'il ne provient pas tout le temps des artistes, se construit par la thématique de l'événement ou de l'exposition qui le crée tout autant, si ce n'est plus, que les artistes exposés.

    Pour terminer le résumé de mon mémoire, et avant d'en venir à l'instrumentalisation de l'artiste, resituons le Parcours d'Art Contemporain dans son contexte, celui d'une structuration de l'art contemporain à Amiens.

    I. Une structuration de l'art contemporain à Amiens

    En introduction, j'évoquais le peu de structures accueillant l'art contemporain à Amiens. Pour renommer ces dernières, il était question de la Maison de la Culture, de la collection timide du Musée de Picardie, du FRAC (« L'endroit est situé dans un quartier résidentiel qui ne se voit pas. »234) ou encore du Carré noir au Safran. Le Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole est alors une réponse à ce manque sur le territoire de la ville mais aussi une volonté de visibiliser l'art contemporain. Si les espaces exposant des oeuvres d'art contemporain existent bel et bien sur le territoire d'Amiens Métropole, ces derniers ne sont pas articulés, coordonnés, mis en réseau. Ainsi, l'événement marque le commencement d'une structuration de ces lieux; c'est ce que m'expliquait Fabiana De Moraes, chargée de projets Patrimoine et Arts Visuels au sein de la Direction de l'action culturelle et du patrimoine d'Amiens Métropole (« L'idée officielle c'était de mettre en réseau toutes les structures pouvant exposer l'art contemporain sur le territoire d'Amiens Métropole. »235). Autour du Parcours d'Art Contemporain, ce sont donc d'autres acteurs qui participeront à cette structuration; dont 2 nouvelles personnes qui s'inscriront elles aussi dans le développement de l'art contemporain à Amiens (« Il y a de nouvelles personnes qui arrivent, des « étrangers » qui

    232 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs - Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ? [Vidéo]. YouTube.

    233 Entretien avec Aude Berton

    234 Entretien avec Fabiana De Moraes

    235 Ibid.

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    viennent occuper des postes importants, qui viennent avec un regard nouveau, un désir, vraiment, d'investir et de développer. »236).

    Parmi ces acteurs, je peux relever le Musée de Picardie; que j'ai pu visiter au cours de l'année et, pour rappel, qui ne consacrait alors qu'une moitié de salle à l'art contemporain. Il est important de préciser que, depuis les années 1960 en Europe, les politiques culturelles publiques soutiennent les tendances « les plus novatrices de l'art »237 et que, dès les années 1970, l'art contemporain est entré dans les musées avec une prétention à « desserrer quasi expérimentalement l'étau de l'élitisme culturel »238; nous avons, en France, le cas du Centre Pompidou. Mais, pour en revenir au Musée de Picardie, ce n'est que récemment que j'ai pu être « témoin » d'un nouveau mouvement en faveur de l'art contemporain; la nomination de Maya Derrien comme conservatrice responsable des collections Art moderne et contemporain. Dans un entretien accordé à La Bête239 dans le numéro de septembre 2020, cette dernière faisait part de son envie de rencontrer les artistes et structures du territoire, de travailler avec les acteurs culturels comme le FRAC d'Amiens ou encore le FRAC de Dunkerque, mais aussi de sa « volonté d'amener l'art au plus près des habitants. »240

    D'ailleurs, le Parcours d'Art Contemporain permet de remettre le FRAC Picardie au centre de la structuration de l'art contemporain à Amiens. En effet, étant fermé depuis le début du premier confinement en mars, le FRAC Picardie devait initialement rouvrir ses portes à l'occasion du lancement du Parcours d'Art Contemporain le 13 novembre 2020. Les plasticiens rencontrés au cours de mon enquête de terrain m'ont ainsi expliqué que ce dernier accueillerait une exposition sur le croquis, la note, la recherche, tout ce qui pourrait avoir trait au processus de création d'une oeuvre. Dans ce sens, des inspirations ou encore des oeuvres non terminées seront exposées au FRAC; telle la pièce Origines de Nicolas Tourte, une forme oblongue constituée de 378 pièces en bois, qui sera démontée en ceintures pour être exposée (« Et ça me plaisait de montrer ça parce que, en même temps, il y a un rapport à l'architecture, c'est presque quelque chose qui est lié, peut-être, à la tour de Babel, peut-être ... Il y a plein de choses qui peuvent se répondre en tout cas. »241). Comme je le disais précédemment, cette exposition est une volonté, de la part du directeur du FRAC Picardie, de montrer ce qu'il se passe dans l'atelier de l'artiste, le cheminement artistique de l'oeuvre. Nommé au cours de l'été 2020 à la direction du FRAC Picardie après avoir été à la tête du FRAC Provence-Alpes-Côte d'Azur, Pascal Neveux est aussi le président du CIPAC, la fédération des professionnels

    236 Entretien avec Fabiana De Moraes

    237 Menger, P. (2009). Le travail créateur. S'accomplir dans l'incertain. Gallimard, p. 891.

    238 Ibid, p. 895.

    239 Teyssedou, L. (2020, septembre). « Portrait : Maya Derrien, conservatrice au Musée de Picardie ». La Bête, 6, 10-12, p. 10.

    240 Ibid, p. 10.

    241 Entretien avec Nicolas Tourte

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    de l'art contemporain. Dans un entretien accordé au Courrier Picard242 durant le mois d'octobre, le nouveau directeur, outre sa volonté de réunir les artistes du territoire et de s'ouvrir au grand public d'Amiens et ses environs, se donnait une mission : « Remettre le FRAC au coeur d'un écosystème artistique et régional. »243

    II. Une instrumentalisation de l'artiste ?

    En dehors de l'inscription du Parcours d'Art Contemporain dans un contexte qui est celui d'une dynamique municipale en faveur de l'art contemporain, il peut être intéressant de relever la manière par laquelle la ville peut instrumentaliser l'artiste, « ils [les maires] se sont saisis de la culture comme d'un levier à (presque) tout faire des politiques locales, en matière de cohésion sociale, de communication, mais surtout de développement territorial et économique »244; pour citer notre directeur de mémoire, Fabrice Raffin. « La transversalité de la compétence culturelle »245 constitue d'ailleurs une partie du Projet Culture et Patrimoine 2014-2020 d'Amiens Métropole. Précisons que la culture ne peut se réduire à l'art et que, si je passe de la culture à l'artiste, ce n'est que par extension et par rapport à mon point de départ qui est le rapport entre l'artiste et la ville.

    Le plasticien, en intervenant dans le Parcours d'Art Contemporain, participe à l'attractivité urbaine, à la communication externe de la ville. Pour Amiens Métropole, l'événement s'inscrit dans l'envie de se montrer au niveau national dans le domaine des arts visuels; c'est d'ailleurs une des propositions présentées dans le Projet Culture et Patrimoine 2014-2020246. Nous pouvons peut-être supposer que, à partir d'un événement centré sur l'art contemporain, la ville tente d'attirer une certaine population susceptible de s'intéresser à sa vie culturelle. Avec l'aide de Laurent Babé, situons les publics de l'art contemporain247. D'après une enquête menée sur des déclarations en 2008, parmi les personnes allant dans les musées d'art moderne ou contemporain, 27% appartiennent à la catégorie socioprofessionnelle « Cadres et professions intellectuelles supérieures » alors que ces derniers ne représentent que 9% de la population française en 2008248. De la même manière, « on a davantage fréquenté une galerie dans sa vie quand on relève des CSP cadres et professions intellectuelles supérieures, professions intermédiaires, artisans/chefs d'entreprise ou encore étudiants, et si l'on habite dans des villes de plus de 100 000 habitants et en

    242 Demilly, J. (2020, 26 octobre). « Pascal Neveux : «Faire du Frac une pépinière d'artistes» ». Le Courrier Picard, 42.

    243 Ibid.

    244 Raffin, F. (2020, 8 juin). Politiques culturelles : comment les maires reprennent la main. The Conversation.

    245 Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et Patrimoine 2014-2020, p. 35.

    246 Ibid, p. 21.

    247 Babé, L. (2012, octobre). Les publics de l'art contemporain - Première approche : Exploitation de la base d'enquête du DEPS « Les pratiques culturelles des Français à l'ère du numérique - Année 2008 » (No 6-02). Repères DGCA.

    248 Ibid, p. 5.

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    région parisienne. »249 L'événement visant à l'attractivité de la ville, nous avons là un aperçu des populations qui pourraient venir investir la ville d'Amiens à l'occasion du Parcours d'Art Contemporain; en considérant que tel est son intention, ce que je ne peux affirmer.

    En revanche, ce que je peux affirmer, c'est que la culture s'insère dans la politique de la Ville. Dans un premier temps, nous pouvons le lire sur le Projet Culture et Patrimoine 2014-2020 d'Amiens Métropole; « La culture, une composante importante de la politique de la Ville »250. Ensuite, mon terrain d'enquête m'a montré cette articulation. Dans le cadre du Parcours d'Art Contemporain, les plasticiens sont liés à des structures avec lesquelles ils travaillent et/ou dans lesquelles ils exposeront. Ces structures culturelles, réparties sur le territoire d'Amiens Métropole, permettent aux artistes d'intervenir dans diverses parties de la ville (« C'est plutôt de cette manière là que les artistes du Parcours vont intégrer cette politique de la Ville, des questions plus sociales, c'est par le biais de ces structures intermédiaires. »251). Ainsi, à travers ces structures, si cela ne provient pas de la propre démarche des artistes, ces derniers vont être inclus au sein de projets sociaux ou socio-culturels; et, pour citer un exemple, rencontrer des associations locales. De là à considérer l'artiste comme un travailleur social ? Si les proximités sont réelles entre l'art et le travail social252, il n'y a qu'un pas que je ne suis pas en capacité de franchir à partir de ce que j'ai pu voir durant mon enquête de terrain. Cependant, au cours de ce mémoire, j'ai pu parler de l'artiste comme d'un acteur de la démocratisation culturelle; je développerai ce point dans la partie suivante.

    III. L'art contemporain pour tous ?

    La culture et, par extension, l'artiste sont souvent utilisés comme une manière de créer du lien social; nous pouvons voir cela dans le Projet Culture et Patrimoine 2014-2020 d'Amiens Métropole, qui est composé d'une partie « La politique culturelle comme un élément de la cohésion sociale »253. Pour reprendre un article de Fabrice Raffin, nous pouvons commencer à déconstruire l'idée que la culture est la solution à tout les problèmes sociaux. A partir d'une pratique culturelle, c'est une appartenance sociale ou encore une identité qui s'expriment. La culture peut réunir autant qu'elle peut être une source d'opposition. « Dire ce que je suis, ce que je pense, à travers un objet esthétique quel qu'il soit, c'est générer potentiellement l'adhésion autant que le conflit, parfois la haine. Si lien social il y a, il peut être positif comme conflictuel, selon différentes intensités. »254

    249 Babé, L. (2012, octobre). Les publics de l'art contemporain - Première approche : Exploitation de la base d'enquête du DEPS « Les pratiques culturelles des Français à l'ère du numérique - Année 2008 » (No 6-02). Repères DGCA, p. 2.

    250 Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et Patrimoine 2014-2020, p. 35.

    251 Entretien avec Fabiana De Moraes

    252 Bayer, V., & Doumergue, D. (2014). « Le travail social au risque de l'art ». Vie sociale, 5(1), 145-162.

    253 Amiens Métropole. (2014). Projet Culture et Patrimoine 2014-2020, p. 35.

    254 Raffin, F. (2020, 24 février). Débat : Trois idées (fausses) à l'origine des politiques culturelles françaises. The Conversation.

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    Par ailleurs, dans ce même article, il est aussi question de la demande culturelle à laquelle tente de répondre les collectivités territoriales avec des événements dans l'espace public tels que le Parcours d'Art Contemporain. Cette demande culturelle provient-elle des habitants de la ville d'Amiens ? Mon entretien avec Fabiana De Moraes me permet de répondre que non. Dans un premier temps, la demande culturelle est celle des acteurs de l'art contemporain, dont les artistes (« C'était une initiative qui vient combler ce besoin, ce besoin qui est clair de la part des acteurs, pour essayer de dire aux artistes, aux acteurs culturels de manière générale, « On s'occupe de vous aussi. ». »255).

    Mais ce qui m'intéresse ici, car cela me permettra d'expliquer en quoi l'artiste devient un acteur de la démocratisation culturelle, est de montrer les logiques qui définissent les politiques culturelles. Si la culture peut être utilisée à des fins de cohésion sociale, c'est que les politiques culturelles partent d'une définition de la culture dans laquelle ce qui est reconnu comme une oeuvre d'art devrait être universel. Partant de cette définition de la culture, qui se réduit alors à l'art « institutionnel », les politiques culturelles s'inscrivent dans une volonté de démocratisation culturelle, c'est-à-dire qu'elles tendent à étendre la culture à des populations qui n'auraient pas accès à cette dernière; et les artistes sont parmi les premiers intermédiaires de cette démocratisation intermédiaire.

    Au cours de ce mémoire, j'ai relevé les interventions récurrentes des artistes dans l'espace public. Parmi ces interventions, une part conséquente se déroule en milieu scolaire. Pour donner un exemple illustrant assez bien la situation, Rémi Fouquet, un des plasticiens du Parcours d'Art Contemporain mais aussi professeur d'arts plastiques, m'expliquait la méconnaissance de ses élèves par rapport à l'art contemporain et l'importance de la médiation (« Il y a un rapport qui est particulier avec l'art contemporain; parce qu'il y a aussi de la méconnaissance. Je le vois par rapport à des élèves que je peux avoir, c'est « Quelqu'un qui fait de l'art contemporain, on comprend rien et puis ça vaut des millions ». On lutte comme on peut mais il y a un travail de médiation qui est à refaire derrière, ça c'est sûr. Pourtant, il y a quand même aujourd'hui des dispositifs, les CLEA, les résidences, etc, où on montre bien aux habitants, aux enfants, aux partenaires, que un artiste c'est pas que quelqu'un qui est représenté par une galerie à Paris ou à New York. »256). En effet, la médiation de l'art contemporain auprès du jeune public peut être considéré comme le premier vecteur d'une démocratisation culturelle; cela a d'ailleurs été le thème de la première rencontre professionnelle maintenue dans le cadre du Parcours d'Art Contemporain. Pour reprendre les mots de Nathalie Heinich, le jeune public peut apprécier l'art contemporain dans

    255 Entretien avec Fabiana De Moraes

    256 Entretien avec Rémi Fouquet

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    la mesure où il est « vide » de toute acculturation257. Ainsi, c'est par l'intermédiaire des artistes mais aussi en ciblant le milieu scolaire que les politiques culturelles « instrumentalisent » l'artiste, qui devient donc un acteur de la démocratisation culturelle visée. « Je crois qu'un artiste en milieu scolaire, un artiste qui met des enfants face à des pots de peinture, c'est la meilleure manière de sensibiliser ces publics là. Et, un parcours d'art contemporain, ça va forcément mobiliser et créer plein de situations de contact de la population avec les arts. »258 me confiait Fabiana De Moraes.

    Durant cet entretien avec Fabiana De Moraes, cette dernière m'expliquait aussi que, ce qu'il manque dans la ville d'Amiens, ce sont des structures qui accordent une médiation entre les oeuvres d'art et les publics, des structures qui confrontent ces publics à un discours leur permettant « le déchiffrage de contenus artistiques »259; autant d'éléments qui montrent que l'art contemporain, et l'événement qu'est le Parcours d'Art Contemporain, s'inscrit davantage dans une logique de démocratisation culturelle que dans une logique de démocratie culturelle. Bien que les habitants d'Amiens aient eu l'opportunité de participer à la réalisation de certaines oeuvres, nous sommes là encore dans « la conversion du grand nombre au culte et à la fréquentation de l'art savant, et solidairement le soutien au renouvellement de l'offre, [qui] consolide d'abord le pouvoir des professionnels de la création »260 et non dans « la déconstruction, l'abolition ou l'inversion des divisions hiérarchisantes sur lesquelles est fondée la domination de la culture savante »261 pour reprendre Pierre-Michel Menger.

    Pour tenter une ouverture, il aurait été intéressant de recueillir l'avis des spectateurs sur les oeuvres d'art contemporain exposées au cours de l'événement. Cela aurait pu me permettre de compléter mon mémoire avec une autre entrée; après celle des plasticiens et, dans une moindre mesure, celle des politiques culturelles. Concernant cette proposition, j'avais prévu de questionner quelques spectateurs durant le Parcours d'Art Contemporain; de manière informelle car, de toute évidence, les délais ne m'auraient pas permis de réaliser une véritable enquête, même si les expositions du Parcours d'Art Contemporain avaient été maintenues.

    Un dernier point de ce Parcours d'Art Contemporain est à relever, un point que je ne savais pas où positionner dans ce mémoire mais qui a pu me provoquer une certaine réflexion. Dans un premier temps, l'événement se présente comme un parcours; cependant, aucun tracé ne définit ce parcours qui, par ailleurs, n'est pas réalisable à pied en une après-midi au vu de la répartition des

    257 Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs - Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ? [Vidéo]. YouTube.

    258 Entretien avec Fabiana De Moraes

    259 Ibid.

    260 Menger, P. (2009). Le travail créateur. S'accomplir dans l'incertain. Gallimard, p. 896.

    261 Ibid.

    lieux d'exposition. La notion même de Parcours d'Art Contemporain est donc à remettre en question. Mais, ce qui est aussi à soulever, c'est que les oeuvres, pour une immense partie, seront exposées à l'intérieur de structures culturelles. Nous pouvons peut-être questionner l'accessibilité de ces oeuvres pour les publics, ou, pour être précis, les non-publics, qui n'entrent pas dans ces espaces. Il aurait été intéressant, ne serait-ce qu'en se promenant dans la ville, que les oeuvres soient davantage visibles par tous et non réservées, à quelques exceptions près, à des espaces consacrés à l'art (« J'aime bien, au contraire, qu'une pièce puisse exister ailleurs que dans un lieu d'art en fait. J'aurais peut-être tendance à dire que l'art il est peut-être partout sauf dans les musées quoi; si j'extrapolais un peu, ce qui n'est pas vrai. J'aime bien qu'une pièce puisse être, par exemple, dans un lieu qui n'est pas fait pour ça. »262).

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    262 Entretien avec Nicolas Tourte

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    BIBLIOGRAPHIE

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    Raffin, F. (2020, 8 juin). Politiques culturelles : comment les maires reprennent la main. The Conversation. https://theconversation.com/politiques-culturelles-comment-les-maires-reprennent-la-main-132639

    Demilly, J. (2020, 26 octobre). « Pascal Neveux : «Faire du Frac une pépinière d'artistes» ». Le Courrier Picard, 42.

    Teyssedou, L. (2020, septembre). « Portrait : Maya Derrien, conservatrice au Musée de Picardie ». La Bête, 6, 10-12.

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    SITOGRAPHIE

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    https://www.culture.gouv.fr/Aides-demarches/Appels-a-projets/Parcours-d-art-contemporain-d-Amiens-Metropole_-Art-territoires-creer-et-habiter

    Agora Des Savoirs. (2015, 12 mai). Agora des Savoirs - Nathalie Heinich - L'art contemporain : une révolution artistique ? [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=xhclwyYYbtY

    THE FARM. (2019, 3 mars). Du paradigme de l'art contemporain avec Nathalie Heinich #CodexConversations 03 [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=EwmuLycvFFE

    Centre National des Arts Plastiques. https://www.cnap.fr/

    CIPAC - Fédération des professionnels de l'art contemporain. https://cipac.net/ Ministère de la Culture. https://www.culture.gouv.fr/

    Sécurité sociale des artistes-auteurs. http://www.secu-artistes-auteurs.fr/

    Service-Public.fr. https://www.service-public.fr/

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    ANNEXES

    I. Grille d'entretien

    - Présentation : Prénom - Nom - Date/Lieu de naissance - Ville d'habitation

    - Discipline/Medium artistique

    - Déclaration de l'activité artistique auprès de l'INSEE

    - Adhésion à l'Agessa ou à la Maison des Artistes (Sécurité sociale des artistes-auteurs)

    - Quelle est votre situation professionnelle ?

    - Avez-vous un atelier/espace de travail ? Où se situe-t-il ?

    - Travaillez-vous avec d'autres artistes ? A quelles occasions ?

    - Etes-vous membre d'une association artistique ? D'un collectif d'artistes ? Où se situe-t-il/elle ?

    - Etes-vous rattaché à une galerie ou à un autre intermédiaire ? Où se situe-t-il/elle ?

    - Dans quel(s) lieu(x) exposez-vous vos oeuvres ?

    - Les expositions de vos oeuvres sont-elles principalement individuelles ou collectives ?

    - Votre activité artistique constitue-t-elle votre principale source de revenus ? Comment se découpe-t-elle ?

    - Votre activité artistique inclut-elle d'autres dimensions en dehors de la création ? - Avez-vous bénéficier d'aides publiques pour votre activité artistique ?

    - Avez-vous bénéficier d'aides privées pour votre activité artistique ?

    Parcours d'Art Contemporain d'Amiens Métropole :

    - Quel(s) lien(s) avez-vous avec la ville d'Amiens ?

    - Présentation de l'oeuvre de l'artiste pour cette édition du Parcours d'Art Contemporain

    - Avec quelle(s) structure(s) partenaire(s) travaillez-vous ? Où se situera l'oeuvre ?

    - Quel(s) lien(s) l'oeuvre opère-t-elle avec la ville d'Amiens et/ou ses habitants ?

    - Comment la ville d'Amiens, comme espace, est-elle utilisée comme support pour l'oeuvre ?

    - Comment les habitants d'Amiens participent-ils à l'oeuvre ? Quelle est sa démarche participative ?

    - Avez-vous eu d'autres projets artistiques avec cette même démarche d'utilisation de la ville et/ou ses habitants dans le processus de création ?

    - Selon l'oeuvre, si cela est possible : Est-il possible d'avoir une photo de l'oeuvre pour illustrer mon mémoire ?

    - Avez-vous été rémunéré dans le cadre de cette édition du Parcours d'Art Contemporain ? Sur quelle base, quel(s) critère(s) ?

    93

    II. The Seven Heavenly Palaces 2004-2015, Anselm Kiefer

    (c) Agostino Osio

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    III. Acrylique sur tapis de Franck Kemkeng Noah (2020)

    (c) Franck Kemkeng Noah

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    IV. Le chant des vers, Daniela Lorini (2019)

    (c) Delphine Lermite

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    V. Origines, Nicolas Tourte (2020)

    (c) Nicolas Tourte






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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld