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Une conquête existentielle et une autofiction perturbées : les effets d'un miroir brisé dans le Livre brisé de Serge Doubrovsky

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par Jérôme Peras
Université François-Rabelais de Touraine - Maïtrise 1998
  

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Troisième partie : LE « NARCISSE BORGNE »300(*)

L'autofiction est, faut-il le rappeler, une spécularisation scripturale, et plus exactement, un processus d'auto-génération et de réappropriation de soi. Chez Doubrovsky, l'autofiction doit répondre aux besoins existentiel, thérapeutique, mais aussi narcissique (au besoin d'« un amour de soi », pour reprendre le titre de son troisième roman) : il s'agit effectivement d'une spécularisation qui doit lui permettre de mieux s'accepter, de jouir d'une image le figurant tel qu'il souhaite se voir, ou tout du moins, de « compens[er], par le biais de la fictionnalisation », le « rejet de sa propre existence », le « profond ennui », voire le « dégoût » qu'il a de lui-même301(*). Cette fixation complaisante, ou compensatoire, et exclusive à lui-même (il se fait le principal sujet de ses romans) est somme toute caractéristique du narcisse. Seulement, nous avons tout lieu de croire que Le Livre brisé présente un « narcisse borgne », que cette relation spéculaire entre l'auteur et son image complaisante est, comme l'indique le titre du récit, brisée. Le résultat de cette brisure serait alors la perte du reflet, le « trou », ou plus exactement, le reflet contradictoire, d'un côté fantasmé/fictif et de l'autre réel/biographique, de l'auteur.

D'une part, en regard de ses précédents romans, nous verrons effectivement que l'auteur du Livre brisé élabore une image fantasmée de lui-même et de son corps, image qui met en valeur sa virilité, à savoir ses caractères masculins (selon lui, est homme celui qui est dur, actif et courageux) et sa puissance sexuelle (qui se mesure à la quantité et à la qualité de ses aventures). D'autre part, selon l'hypothèse d'une brisure du miroir diégétique, nous verrons que Doubrovsky n'arrive pas véritablement à se refléter dans cette image, et même, qu'il dévoile comme malgré lui l'envers de cette image, un envers plus proche de la réalité qui comprend ses caractères féminins (selon lui, est homme efféminé celui qui est faible, passif et peureux) et son impuissance. Nous observons ainsi une brisure du processus narcissique, et constatons l'« aveuglement lucide » de l'auteur.

1. NARCISSE FACE AU MIROIR BRISÉ

Dès l'époque classique - sans doute depuis que Pascal et La Rochefoucauld ont donné leur définition de l'« amour-propre » -, l'auto(bio)graphe est soupçonné de déformer complaisamment sa propre image. Aujourd'hui, ce soupçon est légitimé, entre autres, par l'autofiction de Doubrovsky, puisque celui-ci se fait et nous donne de lui-même une image à la fois réelle/référentielle (auto-) et fantasmée/romanesque (-fiction). En d'autres termes, le personnage Doubrovsky est en même temps le reflet de l'auteur et le produit de son imagination. C'est que l'autofiction est un processus narcissique, et l'« autofictionnaire »/« autoficteur », un narcisse qui cherche à corriger la réalité de son image pour se (re)trouver une « beauté », ou tout au moins, pour se rendre plus « intéressant » à ses propres yeux. Autrement dit, la « conquête existentielle » et l'acceptation de soi sont possibles à la condition que notre auteur puisse créer une image à la fois spéculaire et fantasmée302(*). Quelle est alors cette image fantasmée ? La citation suivante, qui pose les conditions de l'homme viril selon Doubrovsky, paraît répondre à cette question : « Un dur, ça s'éprouve au lit. Ça se prouve à la guerre. Un dur, c'est dans les coups durs. » [p. 121]. Dans Le Livre brisé, Doubrovsky relate justement, au premier chapitre, ses expériences durant l'Occupation, puis, au second chapitre, ses conquêtes féminines. Seulement, les titres de ces deux chapitres semblent indiquer une brisure du miroir et, par là, l'évanouissement de l'image spéculaire : il s'agit effectivement de « Trou de mémoire » et « De trou en trou ».

La psychanalyse nous a appris que le moi prend son origine dans la captation de l'enfant par sa propre image. Grâce à J. Lacan, nous savons désormais que l'enfant est, dès l'âge de six mois, au « stade du miroir » : il prend connaissance de son propre corps et du moi, et « situe l'instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction »303(*). Aussi, au cours du développement et de l'évolution psychique de l'enfant, le moi se structure et prend un caractère normatif et social, sexuel et culturel, ce qui n'est pas sans influencer la « ligne de fiction ». Ainsi, le garçonnet attend généralement de son image spéculaire une reconnaissance de son identité sexuelle, un reflet exact du garçon tel que sa société le conçoit et, de là, une forme idéale du moi ayant tous les attributs et caractères physiques et sexuels du genre masculin, soit la virilité. En cela, cet enfant présente un comportement narcissique, car, précisément, l'imaginaire du narcisse commence par sa propre image au miroir : il se contemple, s'approprie son image fantasmée et se prend pour celle-ci. Tout en sachant qu'il n'est pas cette image, il s'y identifie.304(*) Dans Le Livre brisé, Doubrovsky décrit parfaitement ce processus narcissique : il relate les fois où, dès l'âge de cinq ans, il se retrouvait face au miroir et s'attribuait tous les attributs de la virilité, sur le modèle du héros du roman d'aventures, en se faisant l'autoportrait du chevalier ou du vaillant guerrier d'une part, du mâle hyperactif d'autre part :

Bien sûr, j'ai joué des heures devant la glace, sabre au clair, pourfendeur des géants, sauveur des belles, un couvercle de marmite en guise d'écu. J'ai dévoré Michel Strogoff, été Pardaillan, lu Zévaco : même que, lorsqu'il décrit la princesse Fausta nue, la première fois, je crois, que j'ai bandé. Dans l'imaginaire, héros féroce, amant redoutable. [p. 118]

Ainsi, la virilité « se prouve à la guerre. » [p. 121]. Pour cette raison, Julien Doubrovsky tente, comme Poulou (l'enfant Sartre), d'incarner cette virilité, tout d'abord dans la « comédie » du héros (comme nous venons de le voir), puis dans la « comédie » de l'écrivain305(*), dans laquelle l'écriture joue le rôle du miroir et le stylo est considéré (par l'enfant) comme un symbole phallique [cf. p. 162]. L'auteur du Livre brisé remarque en lisant Les Mots de Sartre : « En devenant écrivain, j'ai pris ma plume pour une épée, on devient mâle » [p. 157] - et en se remémorant sa propre enfance :

Poulou-Pardaillan, Poulou-Strogoff, quand il s'y met, occit cent reîtres, il désentripaille des régiments. Moi itou, devant ma glace. En plus, je dessine des armadas de blindés qui foncent, tourelles dardées de l'avant, de gros zizis dont les glands enflés crachent en l'air des tourbillons de flammes. Après, je les colorie. En bleu, blanc, rouge. Petit-fils du ghetto, je bande aux couleurs de la France. Du début des années 30. Au début du siècle, la plume est encore une épée. Aujourd'hui, une fusée. On a des virilités d'époque. Dans la tête. [p. 120]306(*)

Cette seconde « comédie » prend toute son importance si l'on considère qu'elle a lieu durant la première guerre mondiale pour Sartre (alors âgé de neuf à treize ans) et durant la seconde pour Doubrovsky (alors âgé de onze à dix-sept ans) : cette « comédie » sert dans l'imaginaire à venger les séquestrés et les persécutés que sont les Alsaciens pour le premier et les Juifs pour le second. En écrivant, l'enfant savoure la « toute-puissance [...] du romancier : il a tout pouvoir, comme Dieu, sur ses créatures. [...] Le romancier en herbe prend simplement conscience de ses privilèges. Il en profite pour régler ses comptes personnels. » [p. 156-157].

Seulement, à la différence de Sartre, Doubrovsky ne s'est jamais engagé, de fait, contre les nazis, il n'a jamais combattu. Étant réformé, il n'a pas même fait son service militaire. Dès lors, sa spécularisation scripturale se brise, faisant apparaître d'un côté l'image fantasmée de sa virilité, celle du soldat, et de l'autre la réalité de ses expériences :

Moi, je voulais du mâle. Tuer, le fusil à la main. Ma devise, MEURS OU TUE, comme dans le Cid. Comme chez Corneille, dans une vraie tragédie, pas d'autre issue. Pour un vrai homme. Rodrigue, as-tu du coeur ? - Tout autre que mon père. Une pointe, c'est tout, main sur la garde de l'épée, dans ces cas-là, cas d'honneur, ainsi qu'on répond. Le doigt sur la détente d'un revolver. Avec une grenade, une mitraillette. On répond en faisant parler la poudre. La mienne, que d'escampette. [p. 20]

Bien plus, cette réalité se révèle à l'opposé de ses fantasmes. En effet, elle traduit à ses yeux un comportement mou, lâche et passif, un comportement somme toute caractéristique de l'homme efféminé :

Chacun sa guerre. Seulement, voilà. Ma guerre. JE NE L'AI JAMAIS FAITE. COMME ANNE FRANK. Une pucelle, à espérer que, attendre que. Caché [...], toute mon audace : je glisse un regard discret, à travers les rideaux de tulle, par la fenêtre. Pour voir si. Qui débarque. Les Fritz ou les Amerloques. Je suis une loque amère. J'en suis encore retourné. Une chiffe molle. [p. 19]

Notre auteur remarque encore : « pas qu'avec les femmes qu'on est un homme   AVEC LES HOMMES » [p. 218] ; « Le malheur, ceux qui décident si on est un homme : les autres hommes. » [p. 120]. Et dans Le Livre brisé, cet autre homme est Sartre, qui apparaît sous « une forme fantomatique et accusatrice »307(*) : il lui rappelle ce même comportement passif face aux guerres d'« Algérie, du Vietnam », aux « massacres de Berlin en 53, de Budapest en 56 », à « l'invasion de la Tchécoslovaquie en 68 » et aux événements, en France, de mai 68 [p. 217]. Par conséquent, Doubrovsky voit en lui l'extrême opposé de ce qu'il voudrait voir, c'est-à-dire une image contre-narcissique. Il se sent dépouillé de sa virilité, surtout lorsqu'il pense aux « hommes », comme à son père, qui a combattu contre les troupes allemandes en 1914, aux résistants français ou aux soldats étrangers. C'est ce qui se produit par exemple lorsqu'il apprend, en juin 1944, l'exécution du collaborateur Philippe Henriot : « quand j'ai lu, j'ai tellement juté, joui, [...] un vrai orgasme [...]. Et puis, j'ai déchanté, débandé, je ne faisais pas partie de la bande, pas moi le justicier, le guerrier [...]. » [p. 22]308(*). Dans ces conditions, le « moi-m'aime » disparaît au profit du « moi-me-hais » (pour reprendre les expressions de notre auteur)309(*), au profit du moi à l'égard duquel il éprouve une véritable phobie. Ce moi se manifeste dans toute la première partie du Livre brisé, surtout au chapitre « In vino » [p. 193-218], « qui est [...] le moment de la `nausée' »310(*) :

Je me vomis. [...] Dans mon passé, que du passif. Un flux de haine me brûle l'estomac, une bile écoeurante me remonte, tout ce temps nauséabond, quand on ouvre la bonde, intact dégorge, j'éructe. J'entre en éruption, une fureur volcanique me secoue. [p. 21]

Me retourne la tripe, tous mes manques, mes manquements me reviennent. [p. 196]

Ça me reprend, j'ai un passé qui ne passe pas. Il me remonte. [p. 203]

me frappe en plein estomac, ça me reprend à la tripe, me triture les boyaux, ma bile me ballotte en bouillonnant, mon bilan reflue du fin fond des fibres, tellement M'ÉCOEURE [p. 216]

Du fait que Doubrovsky ne parvient pas à remédier au dégoût de soi, à rectifier son image et à modifier son comportement et ses expériences passées, on peut aisément déduire que le processus narcissique, thérapeutique et existentiel contenu dans l'autofiction comporte des limites toujours indépassables :

Écrire ne m'a jamais délivré. Je n'ai jamais été libéré. Les mots ne sont pas des actes. Même imprimés, ce sont des paroles en l'air. [...] [Durant la guerre], je n'avais pas voix au chapitre. Maintenant, j'emplis des chapitres de ma voix. Je vocifère en vain, fureurs inutiles. Le passé, on peut le raconter, l'écrire. On ne peut pas le récrire. [p. 20-21]

De plus, si à aucun de ses romans Doubrovsky ne peut former une parfaite symbiose entre son reflet réel/biographique et son reflet fantasmé/fictionnel311(*), il s'avère que, dans son cinquième roman, le reflet spéculaire tend à disparaître. Non seulement, le narcisse avoue explicitement ne pas pouvoir poser sur lui son image fantasmé : « Ce soir, je suis totalement déphasé. Encore plus qu'à l'ordinaire : soir de Victoire, j'ai trop de failles, de faillites. » [p. 155] ; « Cette guerre que je n'ai pas faite, cette Victoire : ma défaite. Au champ d'honneur, si on n'a pas été présent, ça creuse une éternelle absence. » [p. 196]. Mais pire encore, dès le premier chapitre du Livre brisé, il avoue ne plus retrouver sa propre image, à l'occasion de l'anniversaire de la victoire des Alliés en 1945. Ce chapitre se clôt sur :

Aujourd'hui, 8 mai 85, je commémore. 8 MAI 45, j'essaie de me remémorer. J'ÉTAIS OÙ. J'AI FAIT QUOI. Coi. En moi, que du silence. Du noir. [...] 8 MAI 45 : TROU DE MÉMOIRE. [p. 28-29]

Ce « trou de mémoire », ou cette absence de reflet spéculaire, l'écriture autofictionnelle ne peut le combler, et il demeurera jusqu'à la fin du récit. S. Doubrovsky ne pourra jamais dire qu'il a participé de près ou de loin à la victoire. Pour cette raison, nous pouvons affirmer que l'auteur du Livre brisé est un narcisse qui ne peut se voir, tout au moins en homme viril.

Mais encore, la virilité « s'éprouve au lit. » [p. 121]312(*). Afin de se défaire de son image navrante, l'« autofictionnaire »/« autoficteur » tente, au second chapitre, de se voir au travers des yeux de ses maîtresses : « Si je recueille une image plus flatteuse dans d'autres yeux, suis pas aveugle. Quand [Suzan Alder] me désire, je me désire à travers elle. » [La Vie l'instant, op. cit., p. 114]313(*). Grâce à celles-ci, il parvient à se construire une image élogieuse, naturellement pourvue d'une grande virilité. Celle-ci se mesure à la quantité de ses conquêtes féminines, parmi lesquelles Josie [p. 37], Kay [p. 38], Claudia [p. 211], Élisabeth [p. 212], Nicole [ibid.] et bien sûr sa dernière conjointe. D'ailleurs, cette quantité paraît si impressionnante que Doubrovsky se montre ironiquement incapable d'en faire le compte, d'en faire une « ligne de fiction ».314(*) Mais cette virilité se mesure aussi à la qualité de ses aventures. À propos des quelques mois qui suivirent sa rencontre avec Ilse, il écrit :

[...] je bande à présent comme un Turc. À cinquante ans, je retrouve des reins de vingt, un zob d'airain. Avec Ilse, dans Paris torride, trois mois durant, chaque jour, matin, soir, j'ai relui. Des prouesses brillantes, j'ai été éblouissant : surdoué du dard, un super-mâle, le moi-soleil. Forcé, je suis tombé amoureux de moi [p. 87]

À cette occasion, il se voit même accomplir l'un de ses plus grands fantasmes : « dans une chambre d'hôtel je suis avec une femme, c'est le rêve central de Fils, il m'habite, j'ai fait tout un livre, toute une vie avec, mon fantasme originel, mon archétype érotique » [L'Après-vivre, op. cit., p. 353] - ce fantasme se retrouve effectivement aux pages 87-89 du Livre brisé : lors de cet été 1978, il rejoint Ilse, dans sa chambre d'hôtel de la rue Saint-Jacques, et ils « roul[ent] ensemble sur le lit enroulés dans une étreinte tremblante » [p. 89]. Ainsi, réussit-il à se modeler une image spéculaire qui le conforte dans sa virilité, qui lui reconnaît son identité masculine.

Seulement, cette image est une « image en fuite »315(*) et ce, pour deux raisons. Tout d'abord dans le « roman conjugal » (qui couvre les chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 de la première partie du Livre brisé), Ilse, la deuxième voix narratrice, vient contester cette image. Comme nous l'avons remarqué plus haut316(*), l'hétérogénéité du discours narratif produit une brisure de la spécularisation scripturale. D'un côté, Doubrovsky se cantonne dans son autosatisfaction. Par exemple, il dit à Ilse : « En quoi cela pourrait-il être gênant, pour un monsieur qui frise la cinquantaine, de tomber une belle jeune femme de vingt-sept ans ? » [p. 55], ou encore : « [..] ta voisine d'étage, à l'hôtel, t'a dit : `Tu n'as pas l'air de t'embêter avec ton professeur.' Tu lui as demandé : `Comment sais-tu ?' Elle a ricané : `Je ne suis pas sourde...' » [p. 90]. Rien que dans ces deux extraits, on peut voir que Doubrovsky se présente comme un homme assurant parfaitement sa fonction d'homme pourvoyeur de plaisir317(*). De l'autre, Ilse se plaint d'être délaissée, et lui reproche son manque de virilité : « dis, tu ne veux pas, ça fait longtemps, tu sais, [...] plus de trois semaines, très exactement vingt-quatre jours, [...] tu n'as jamais envie » [p. 282] 318(*) - ce qu'il est, malgré tout, bien obligé de reconnaître319(*) : il lui dit, à propos de leurs premiers ébats : « Écoute, les émotions me fatiguent, je ne pouvais pas te garder, je tombais de sommeil... Qu'est-ce que tu veux, je n'ai plus vingt ans ! » [p. 62], ou encore : « D'accord, pas pu faire l'amour le soir de nos noces. » [p. 144]. Par conséquent, en retraçant leurs pratiques sexuelles, Ilse lui assène une image contre-narcissique, celle de l'homme efféminé : « d'ailleurs, tu n'es pas un homme, [...] tu es une chiffe, une lavette, un vrai homme ça fait l'amour à sa femme, sans qu'elle ait besoin de le prier » [p. 283] - et même, celle de l'homosexuel passif :

si tu ne me tripotes pas les fesses vingt minutes, tu ne peux même plus bander [...] tiens, tu veux que je te dise, t'es qu'une pédale [...] pourquoi tu ne te trouves pas un mec, c'est ça que tu aimes [...] lopette, salope [...] enculé [p. 283-284]

Il est manifeste qu'en le traitant de « pédale » et d'« enculé », Ilse lui adresse la pire insulte qu'on puisse faire à sa virilité et à son honneur, puisqu'elle qualifie son plaisir non pas de masculin-actif mais, au contraire, de féminin-passif. Doubrovsky se trouve ainsi dans une situation qui lui est subjectivement insupportable, au point de provoquer une réaction extrême, le passage à la violence physique : « là elle dépasse mes limites, je lui flanque une énorme baffe » [p. 284]. Ensuite, il reçoit, dans la seconde partie du roman, l'alcoolisme et le décès d'Ilse comme les conséquences d'un manquement à son rôle d'homme : « la vérité soudain me terrifie, elle me terrasse, plus bas que terre, [...] pas un homme, UN HOMME ÇA PROTÈGE UNE FEMME » [p. 388]. Enfin, en plus d'une image spéculaire inadéquate ou contradictoire, fantasmée et désirée d'une part, réelle et rejetée d'autre part320(*), Le Livre brisé dévoile plus particulièrement une absence d'image, un « trou », comme nous l'avons déjà vu. Dès le second chapitre, soit au début du roman personnel (qui couvre les chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie), Doubrovsky tente de retracer sa première expérience sexuelle avec une femme, mais il est soudainement frappé d'amnésie :

QUAND EST-CE QUE J'AI FAIT L'AMOUR POUR LA PREMIÈRE FOIS. [...] La question m'estomaque, elle me file un direct sous la ceinture. K.O. au bas-ventre. Chaos dans la tête. QUAND. Débâcle, débandade, tous mes souvenirs prennent la fuite. POUR LA PREMIÈRE FOIS. Bouche bée. Tombe dans un autre trou béant. [p. 37]321(*)

En somme, c'est comme s'il n'était jamais passé à l'âge d'homme, à l'âge viril : « Atterré, d'abord. Maintenant, indigné. Un homme indigne, qui ne se souvient pas des instants qui l'ont fait homme. » [p. 42] ; et comme pour le jour de la victoire en 1945, il ne pourra jamais remédier à son amnésie. À partir du jour de la commémoration, il entame, à son égard, « une vraie cérémonie des adieux. [p. 196]. Par conséquent, le « trou de mémoire » engendre le « trou » existentiel, soit l'anéantissement de l'être-moi ; pour reprendre les titres des deux parties du Livre brisé, les « absences » de Doubrovsky provoquent sa propre « disparition » :

Dans mon équation, il demeure tellement d'inconnues. Un type qui ne peut pas même se rappeler la première femme qu'il a baisé. Un scandale. Incapable de se remémorer ce qu'il faisait le jour de la Victoire. Une ignominie. Assis à ma table, là, je suis aux trois quarts absent. [...] Engloutie dans le néant. [p. 152]322(*)

Ainsi, du fait des « trou[s] de mémoire » et, par suite, de la disparition de l'image spéculaire et fantasmée, le moi est voué à l'évanouissement. Doubrovsky avoue : « Vérité humiliante : je me souviens mieux, même partiellement, des autres que de moi-même. »323(*) On peut effectivement remarquer qu'il se souvient de la plupart de ses maîtresses, mais que jamais il ne parvient à se revoir, à se créer une image spéculaire, ni par la mémoire, ni par l'imagination :

ELLES, je les VOIS [...]. Elles reparaissent. [...] Qu'est-ce qu'elles avaient, contre elles. En face d'elles. [...] Aucune idée, peux pas ME représenter. Quel visage j'avais. Sais pas, sais plus. [...] À MA PLACE, NÉANT. Pire [...]. Si je songe à moi, un pur rêve. Si j'essaie de me remémorer, je m'invente. Sur pièces, de toutes pièces. JE SUIS UN ÊTRE FICTIF. Impossible, insupportable, mon cinéma érotique vire au cauchemar, j'allonge de séquence en séquence mes coups de queue, soudain on me coupe, je n'ai plus ni queue ni tête, formidable tête-à-queue, L'HOMME INVISIBLE [...]. Moi, suis orphelin de MOI-MÊME. [p. 213-214]324(*)

Dès lors, nous pouvons affirmer que l'autofiction échoue : notre auteur languit de désespoir devant son image insaisissable. 325(*)

Ainsi donc, l'auteur du Livre brisé apparaît comme un narcisse qui ne parvient pas à retrouver dans la spécularisation scripturaire son image fantasmée, celle de l'homme viril, et qui, par conséquent, ne parvient jamais à se voir, d'où cette obsession du « trou ». Ce « trou » est tout d'abord un évanouissement de l'image spéculaire et fantasmée, un « trou de mémoire » qui, se multipliant, de « trou en trou », « d'un trou l'autre, à force » [p. 252], devient un anéantissement de l'être-moi : l'être est « TOUT ENTIER DANS LE TROU » [ibid.] et même, à partir du décès d'Ilse, dans le « TROU DES TROUS » [p. 153].326(*) En somme, ce « trou » existentiel apparaît parce que le narcisse ne voit pas ce qu'il désire voir, ou autrement dit, ne voit que ce qu'il désire ne pas voir. En cela, ce « trou » dans le miroir renvoie directement à l'aveuglement de Doubrovsky, ou plus exactement, à son « aveuglement lucide ».

* 300 Nous reprenons ici le titre initial du Livre brisé. En effet, dans une lettre adressée à M. Miguet-Ollagnier, S. Doubrovsky confie qu'avant d'opter pour « Le Livre brisé », il avait pensé intituler le récit « Narcisse borgne » ; voir M. Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 152-153.

* 301 Voir note 88 de notre Introduction.

* 302 S. Doubrovsky écrit à la page 379 de Fils (op. cit.) : « Moi, j'ai jamais pu rien voir en face. [...] Vérité, il faut toujours qu'on me la poudre. Je me la farde. »

* 303 Voir note 55 de l'Introduction.

* 304 Dans son « Complexe de Narcisse », G. Genette montre bien cette spécificité du reflet dans le miroir : « En lui-même, le reflet est un thème équivoque : le reflet est un double, c'est-à-dire à la fois un autre et un même. » (in Figures I, Seuil, 1966, coll. « Points Essais », 1976, p. 21.)

* 305 À propos de ces deux « comédies », cf. notre Première partie, p. 37.

* 306 Les caractères gras sont de nous.

* 307 M. Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 137.

* 308 Les caractères gras sont de nous.

* 309 Cf. L'Après-vivre, op. cit., p. 303.

* 310 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 211.

* 311 Nos remarques ne s'appliquent pas seulement au Livre brisé, elles concernent toute l'oeuvre de S. Doubrovsky ; voir en particulier pp. 123-124, 310-311 et 314 de La Dispersion (op. cit.), pp. 61, 202-203 et 208 de Fils (op. cit.), p. 30 d'Un amour de soi (op. cit.), p. 112 de La Vie l'instant (op. cit.), pp. 55-56 et 364-365 de L'Après-vivre (op. cit.).

* 312 S. Doubrovsky écrit à la page 352 de L'Après-vivre (op. cit.) : « question d'honneur, ÊTRE UN HOMME OU PAS, la virilité, [...] elle est dans le coeur, Rodrigue, as-tu du coeur ?, et le coeur, pour un homme, il est d'abord entre les jambes, nulle part ailleurs, la règle inflexible, la loi des reins ».

* 313 Dans ce même sens, Doubrovsky écrit à la page 45 d'Un amour de soi (op. cit.) : « You love yourself too much. Pourtant, si je m'aimais tant, je n'aurais pas tant besoin que les autres m'aiment. Je pourrais m'aimer à leur place. D'ailleurs, [Akeret] le reconnaît. You can't feed yourself. Vrai, je n'arrive pas à me nourrir. Je meurt d'inanition, d'inanité. Ma substance est fade, ma chair est molle, je suis indigeste. Je me reste sur l'estomac. »

* 314 « [...] mon film érotique s'accélère. Une trombe de porno dans la tronche. Un affriolant défilé d'images éclate à toute allure en éclairs. Un pêle-mêle d'yeux surréalistes sans visages, broussaille de tignasses, je m'y embrouille, des nichons de toutes les formes, des fesses toutes pointures, je m'enchevêtre dans un écheveau de cuisses, perdu au labyrinthe de mon bestiaire. Je perds le fil. » [p. 210].

* 315 Cette expression est de G. Genette, « Complexe de Narcisse », art. cit., p. 21.

* 316 Cf. « La confrontation de deux points de vue divergents », p. 87 et suivantes.

* 317 Il est aussi pourvoyeur d'argent : « c'est moi qui gagne le bifteck [...] mon [...] fric te nourrit » [p. 282].

* 318 Dans l'avant dernier chapitre, justement intitulé « Fin de parties », [p. 371-407] de L'Après-vivre (op. cit.), l'auteur relate ses problèmes d'érection qui le conduisent à consulter des médecins spécialistes et à pratiquer des injections de produits vasodilatateurs dans la verge. D'ailleurs, dans ce même roman, il avoue : « elle [sa dernière compagne] s'enflamme carrément, ses yeux étincellent, mais enfin, tu ne te rappelles donc pas, quand nous sommes arrivés au Parkhotel, quand nous somme montés dans la chambre et que je me suis couchée sur un lit [...], elle s'exaspère, mais je mourrais d'envie que tu me fasses l'amour, n'importe quel homme normal s'en serait aperçu à la seconde [...], elle s'écrie, [...] simplement pour pouvoir tu avais besoin de ta bouteille, il faut te décapsuler [...], quand l'alcool te ragaillardit un peu, tu t'existes, juste assez pour pouvoir » [p. 350] ; et puis : « Ilse, les derniers temps, qui geint, gémit, tu me négliges, cela fait déjà si longtemps que tu n'as pas. [...] la belle Belge, déjà en 86, à New York, ma dernière étudiante. [...] elle murmure, jamais je n'oublierai ces trois mois, ils ont été merveilleux, elle ajoute avec une mignonne moue, sauf sur le plan sexuel. » [p. 356].

* 319 De même, dans le chapitre « Suppositoire » [p. 123-147], il reconnaît ses torts quand Ilse lui reproche de délaisser ses filles et de manquer d'autorité paternelle. Cela apparaissait déjà dans La Vie l'instant, op. cit., p. 142-143.

* 320 À la page 30 d'Un amour de soi (op. cit.), on peut remarquer que Rachel lui renvoyait déjà une image contre-narcissique : « Ce que j'ai ressenti. Un coup, bien sûr, à un endroit sensible. J'ai la verge chatouilleuse. Mon point d'honneur. De plaisir, si une môme n'en prend pas avec moi. Me blesse. M'atteint dans ma dignité. Essayer de faire durer ça vingt minutes. Sa remarque, c'est le coup de pied de l'âne dans l'aine. Je l'ai reçue en plein bas-ventre. Chacun a son orgueil au lit. »

* 321 Les caractères gras sont de nous.

* 322 Les caractères gras sont de nous.

* 323 « Textes en main », p. 212.

* 324 Les caractères gras sont de nous.

* 325 À la fin du deuxième chapitre « De trou en trou », S. Doubrovsky confesse : « Je fais un effort décisif. De Sisyphe, je remonte la pente des ans en ahanant. Je pousse d'un ultime effort mon rocher, soulève ma pierre tombale. RIEN. Je n'y entrave que dalle. » [p. 43] ; et au dernier chapitre du « roman personnel », « L'autobiographie de Tartempion » : « [L'autofiction] Où, depuis des lustres, je me mire. Qui me renvoie, à heure fixe, mon image, savamment recomposée. Je la capte pour illustrer mes livres. Peut-être que c'est justement ça : à force de jouer, de roman en roman, au Narcisse fictif, je suis attelé à un travail de Sisyphe. Cette torpeur inhabituelle, peut-être ça : je me mets en grève, Sisyphe débraie, je laisse retomber mon rocher. Je laisse tomber mon roman. » [p. 254].

* 326 À ce propos, S. Doubrovsky déclare dans son autocritique « Textes en main » (art. cit., p. 211) : « En ce qui me concerne, d'emblée et à travers tout le livre, la brisure obsédante est le trou. Deux `trous de mémoire' (que je garantis ici totalement véridiques) ouvrent le récit, que l'imagination du narrateur s'efforce de peupler, de combler par des « souvenirs » dont aucun ne colle. Le livre débute par deux énigmes qui restent béantes, comme restera, à la fin, énigmatique et béante la mort d'Ilse. »

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus