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Aspects et fonctions du récit initiatique dans la tradition théosophique de l'Islam

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par Docteur Aboura
Université Aboubekr belkaid Tlemcen - magistère 2002
  

Disponible en mode multipage

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    THESE DE MAGISTERE

    Auteur : Docteur ABOURA Abdelmadjid

    Maître de conférences

    Habilité à diriger des recherches

    Université de Tlemcen (Algérie)

    ASPECTS ET FONCTIONS

    DU

    RECIT INITIATIQUE

    DANS

    LA TRADITION

    THEOSOPHIQUE

    DE

    L'ISLAM

    Etude comparative

    Introduction

    L'étude du récit initiatique, dans la tradition théosophique de l'Islam, engage le procès de l'écriture, sur le terrain de l'histoire de la foi. Le discours sacré dont l'homme s'est accaparé à des fins ontologiques ou politiques, se voit subir toutes les épreuves du temps, pour retomber en fin de parcours sous le jugement de la littérature.

    Notre travail prend en charge un syntagme de l'histoire de cette foi où l'écriture du sacré perd ses valeurs authentiques au profit d'autres valeurs littéraires: la création littéraire et l'esthétique du verbe.

    Nous engageons ce procès en prenant soin d'établir les frontières sur le plan de la diachronie, en limitant dans le temps et l'espace les différents textes que le discours littéraire a pris en charge pour sauver le sacré.

    Dans la pensée musulmane et, à mi-chemin, entre le texte religieux et le texte littéraire, le récit initiatique d'Ibn thophaïl, Hayy Ibn Yaqdhân (12° siècle après J.C) émerge dans l'Espagne musulmane sous le royaume des Almohades. Il se propose comme un affranchissement de la pensée religieuse classique issue d'un « prophétisme autoritaire », et de la pensée philosophique qui, au lieu d'éclaircir les voies de la foi monothéiste, rend plus ambiguë la croyance en un Dieu unique.

    Ibn thophaïl propose une alternative aux deux fois (religieuse et philosophique): La foi ontologique, celle où le seul prophétisme toléré est la raison illuminative: L'homme peut accéder aux vérités supérieures par sa simple raison spéculative. Le commentaire de Moïse de Narbonne (I) nous éclaire sur le contenu de cette oeuvre magistrale. L'histoire de la pensée universelle ne cesse de le redécouvrir à la lumière des nouvelles lectures. Nous citons son introduction, à titre de résumé de l'oeuvre pour le lecteur averti des sciences ésotériques à fondement théosophique.

    « L'objectif ultime, la raison d'être du héros d'Ibn thophaïl, Hayy Ibn Yaqdhân, est de montrer comment on peut réaliser la conjonction de l'intellect hylique avec l'intellect agent, l'intelligence préposée au gouvernement de ce monde selon la cosmogonie néoplatonicienne médiévale. Pour rendre compte de sa naissance, l'auteur expose deux hypothèses: l'une étant la génération spontanée, la croissance de l'enfant va de paire avec le développement de ses facultés mentales. Il commence donc par connaître les choses sensibles et découvre, peu à peu, que derrière la multiplicité ici-bas, se profile un principe d'unité qui coordonne tout. Voyant que toute chose dépend d'une autre pour sa venue à l'être.

    Hayy comprend enfin que l'univers, dans son ensemble, doit former un tout qui a peut-être été créé, ou bien qui a existé de tous les temps. Reflétant les hésitations des penseurs de son temps, Ibn thophaïl se garde bien de faire trancher cette question épineuse de l'éternité ou de l'adventicité de l'univers par Hayy. De manière assez significative, il insiste sur le fait que l'univers, dans un cas comme dans l'autre requiert un agent pour le maintenir dans l'être. Cet agent est nécessairement une forme, que Hayy ne peut tenter d'appréhender qu'au moyen de son intellect.

    Désireux de pousser le plus loin possible cette appréhension de la forme de l'univers ou de l'intellect premier, Hayy comprend enfin qu'il doit tenter de ressembler au seul être qui soit véritablement un, à savoir Dieu. Grâce à des exercices assidus, il parvient à s'abstraire de toute matière, à accéder à un état d'extase. Dans ces pages qui comptent parmi les plus belles du mysticisme philosophique, Ibn thophaïl fait découvrir à Hayy, non point l'être suprême, mais son reflet dans l'Univers.

    C'est une sorte de soleil, source surabondante d'une aveuglante lumière qui surgit soudain à la vue du solitaire, et qui diffuse ses rayons à travers les niveaux d'être pour aboutir à « un reflet dans une eau tremblotante ». Ibn thophaïl insiste bien sur le caractère ineffable de cette vision et sur le complet anéantissement de soi pour y parvenir. Il est d'ailleurs intéressant de noter que c'est en commentant cette vision extatique de Hayy que Moïse de Narbonne établit une sorte de tableau de correspondances entre les séfirot des Kabbalistiques, les intellects séparés des philosophes et les sphères. C'est probablement le passage de toute l'oeuvre de ce philosophe juif où il pousse aussi loin une volonté d'harmonisation entre l'enseignement de la kabbale et celui de la tradition théosophique de l'Islam.

    En guise de conclusion, Ibn thophaïl montrera que ce que vit Hayy dans sa vision ne différait pas, quant au fond, de ce que pouvait voir le fidèle de la religion révélée; le premier voit la vérité dans sa splendeur presque originelle tandis que le second en perçoit la figure symbolique.

    Or une vérité ne saurait contredire une autre. En vue de vérifier ce postulat, Ibn thophaïl fait en sorte que Hayy sorte de son isolement. Il organise une rencontre avec Açal (Abçal), homme religieux désirant fuir la solitude des hommes. Grâce à cette rencontre Hayy sera instruit des vérités enseignées par les religions révélées; confrontant ses vues avec celles de son nouveau compagnon, il constatera que les résultats de sa propre sagesse ou philosophie, ainsi que les enseignements de la religion positive ne font qu'un, si ce n'est que cette dernière a ressenti la nécessité de graduer la vérité selon la capacité d'assimilation de ses auditeurs. Les deux hommes comprennent que les anthropomorphismes du Coran (et de la Bible pour Narboni) ne servent qu'à rendre certaines choses sublimes un peu plus accessibles aux vulgaires.

    Intervient alors un épisode dans la vie des deux hommes qui nous fournit d'importantes indications sur les conceptions politiques d'Ibn thophaïl. En effet, voulant que les autres tirent profit de leurs découvertes, les deux compagnons embarquent dans un navire qui les conduit vers l'île voisine habitée par des hommes de non-aloi. On leur fit initialement bon accueil, mais les visages de leurs interlocuteurs devenaient plus sombres au fur et à mesure qu'on leur exposait les idées nouvelles. Découragés, les deux hommes s'en retournèrent vivre dans leur île déserte, convaincus que toute société était irrémédiablement corrompue. Il ne faudrait pas y voir une condamnation définitive de toute vie en société par Ibn thophaïl; son enseignement est plus nuancé: la religion est un phénomène social qui englobe les réalités d'un groupe humain donné à une époque donnée.

    L'âme raisonnable d'un homme atteindra par elle-même les mêmes réalités supérieures auxquelles la religion révélée est censée faire accéder ses tenants. Il reste que c'est la spiritualité qui l'emporte sur l'exiguïté de la religion positive, laquelle n'en demeure pas moins, la norme dans tout groupe humain. Le seul échec de Hayy, si tant est que l'on puisse parler d'un échec, est d'avoir sous-estimé une telle réalité »(2).

    Cette oeuvre, avions-nous dit, est à mi-chemin entre le texte sacré et le texte littéraire. Nous l'avons prise comme grille de lecture ou oeuvre représentative d'un genre littéraire: Le récit initiatique à contenu théosophique. Le mysticisme religieux n'a cessé d'alimenter le mysticisme littéraire depuis le moyen âge aussi bien dans la tradition chrétienne, musulmane que juive. Les trois religions monothéistes, en apparence isolées

    l'une de l'autre, ont toujours été influencées l'une par l'autre, et se sont même réconciliées dans un terrain privilégié: la littérature.

    Grâce à celle-ci, les conflits de paroisses se sont reconvertis en angoisse existentielle où, le seul souci était de rendre l'espoir à l'homme en l'amenant à se questionner sur lui-même, à rechercher sa voie sans écoulement de sang, ni haine fratricide.

    1-Le choix du corpus.

    C'est tout d'abord l'originalité d'Ibn thophaïl qui a su converger toutes les traditions théosophiques de son époque, dans une oeuvre que l'on peut considérer comme un document historique incontestable. Il a lui même pris soin de déclarer, vers la fin de son introduction, qu'il emprunte le fond de ses doctrines à El-Ghazali, à Ibn Sina, et à tant d'autres philosophes.

    Son originalité est surtout son engagement sur le terrain du discours théosophique en empruntant les voies de la littérature. Il fut le premier romancier à avoir l'idée d'affronter l'orthodoxie musulmane en empruntant l'univers de la fiction, tout en permettant à la tradition orale (contes et légendes) de se perpétuer dans son oeuvre.

    Léon Gauthier nous dit : « son originalité consiste moins dans l'invention de traits narratifs inédits, ou de conceptions philosophiques novatrices que dans la merveilleuse adaptation à un exposé philosophique sans grande nouveauté dans le fond, mais vivant et personnel dans la forme, de traits narratifs empruntés, souvent d'ailleurs transformés. Le tour de force d'Ibn thophaïl, obligé de plier à l'exposition méthodique des spéculations les plus abstruses de son temps, scientifiques, métaphysiques, mystiques, exégétiques, en fable naïve et sans consistance, d'avoir su trouver dans cette difficulté même le moyen de surpasser infiniment son pauvre modèle, et d'en avoir tiré un récit ferme, naturel, cohérent, auquel, d'un bout à l'autre, une autre idée directrice sert de principe organisateur à savoir, la conception, commune à tous les falasifa (philosophes). Des rapports et de l'accord entre la religion et la philosophie, conception exposée chez lui d'une manière moins didactique et moins approfondie que chez son successeur immédiat Ibn Rochd (Averroès), mais déjà beaucoup plus nette que dans les écrits actuellement connus de ses prédécesseurs. »(3)

    Le mérite d'Ibn thophaïl est d'avoir su conjuguer, dans une même oeuvre, théosophie et littérature.

    Afin de comprendre l'engagement d'Ibn thophaïl dans la littérature mystique, il est important de connaître la doctrine soufie qui marque son époque et bien plus loin tous les écrits mystiques abordant le thème de l'initiation dans le soufisme.

    2-La Doctrine.

    Les islamologues (toute tendance confondue) n'ont pas pu définir la doctrine soufie. Certains sont allés chercher le sens en Perse, d'autres pensent à une influence de monachisme chrétien, ou croient à un apport des yogis de l'Inde ou de la pensée néoplatonicienne.

    Certains pensent aussi qu'il est une réaction contre le rationalisme fatal du Coran qui refuse d'admettre la tendance mystique de l'âme humaine(4). Nous retenons, pour notre part, la définition de Gouilly (5) qui nous semble la plus appropriée à notre conception:

    «  le soufisme n'est pas une théologie, mais un état d'âme, une tendance de la foi, un élan spirituel, une intuition mystique...une soif et une saveur du divin qui aboutit chez la plupart à une transcendance assez éloignée du théisme de l'Islam ».

    Cet amour du divin poussé par un élan de la foi et de la sagesse, nous le nommons théosophie.

    Le but du soufisme est l'anéantissement de l'individu en Dieu, soit dans l'épreuve de la connaissance ( théosophie), soit par des exercices mystiques de mortification et de purification morale, s'approchant le plus possible de la perfection, le soufi admire (contemple) Dieu en toute chose. La conséquence ultime de cet amour stoïque est d'amener le soufi à considérer les dogmes particuliers à chaque croyance comme superflus, à ne reconnaître ou se reconnaître dans aucun rite religieux. à n'attacher que peu d'importance à la forme sous laquelle les pensées se dirigent vers Dieu, pourvu que sa Grandeur et sa Bonté puissent être contemplées.

    Il aboutit à représenter la Pensée libre au sein de l'Islam. La conclusion en est que, malgré leurs tendances philosophiques et mystiques, la croyance des soufis au « touhid » ou unité absolue de Dieu absorbant tout, n'est pas dans le fond anti-islamique. 

    Hayy Ibn Yaqdhân est, à notre connaissance, le seul récit littéraire qui se déclare être ouvertement un guide dans la voie de la mystique musulmane, la quête de soi qu'il entreprend est parallèle à la quête du récit mais toutes les deux convergent dans la même voie: l'unité de l'existence.

    Nous avertissons le lecteur que notre travail pourra prendre quelquefois l'allure d'une étude philosophique mais le champ sémantique et même thématique étant celui de la théosophie, l'approche référentielle est inévitable, surtout dans notre première partie.

    3- Le modèle.

    Hayy Ibn Yaqdhân sera pris comme le modèle du genre initiatique dans la tradition théosophique de l'islam et, c'est par rapport à ce modèle que nous étudierons dans notre deuxième partie d'autres oeuvres littéraires, en l'occurrence, l'Aventure Ambiguë de Cheikh Hamidou Kane et cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib.

    Ces deux auteurs auront tenté, à leur tour, une écriture où, le lieu du dire fictionnel est celui de la théosophie sinon celui de la quête ontologique.

    Tout d'abord, Hayy Ibn Yaqdhân se propose comme un récit ouvert à différentes esthétiques de la réception qui, à leur tour alimenteront de nouveau une écriture jamais close. Chaque lecteur participera à régénérer un texte qui remonte des sources de l'Ecriture Absolue.

    C'est d'abord la tradition théologique juive qui s'inspira de l'oeuvre d'Ibn thophaïl et, en particulier, le fameux commentaire de Moise de Narbonne (cité supra).

    Le message que nous laisse ce grand théologien est que «  la pensée doit se penser en dehors de tout égocentrisme religieux ou culturel. » C'est la spiritualité qui doit l'emporter sur l'exiguïté des religions. Tout homme qui libère cette pensée doit appartenir à la pensée universelle. Il nous apparaît important de citer Moise lorsqu'il nous dit:

     

      « Tout prophète ne fait pas nécessairement savoir qui il est et n'en remontre pas au peuple en excipant de ses dons de prophète, ni n'enseigne les vérités comme il les a appréhendées par une voie créée ou par un autre biais propre aux prophètes, ainsi que l'explique le métaphysicien Rabbi Moshé au sujet de Shem, de Eber et d'Abraham notre patriarche qu'il repose en paix: car je l'ai élu pour qu'il ordonne à ses fils et à sa maison après lui... (Gen.18; 19). Et il arrive tant aux médecins des âmes qu'à ceux des corps que tout sage expert en science médicale ne la pratique pas nécessairement. Tu pourras en saisir le motif en scrutant une allusion dans ce traité, car je ne puis l'expliciter en ce lieu. Sache que l'homme doit, suivant son époque et sa génération, apprécier ses actes et ses propos; il en résulte que, de même que certains se vantent de cette perfection que d'autres n'ont pas acquise, ainsi il existe des hommes qui l'ont acquise mais qui l'attribuent à d'autres, parce que leur perfection les contraint de ne révéler les choses parfaites qu'aux hommes parfaits. Et, Ibn thophaïl, l'auteur de cette épître, est de la catégorie des hommes parfaits, parvenu à une vision sans tache, et son intention profonde sera explicite pour tout homme intelligent. »

    Nous nous proposons donc, d'étudier dans notre première partie l'oeuvre d'Ibn thophaïl; elle sera divisée en trois chapitres: I. L'oeuvre en genèse, II. Le contrat fiduciaire, III. L'itinéraire initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân.

    Nous ferons apparaître dans notre premier chapitre le fameux commentaire de Moise de Narbonne ainsi que les différentes traductions de l'épître. Nous verrons ainsi comment cette oeuvre a su conserver la tradition théosophique en même temps qu'elle a ouvert les portes à une nouvelle tradition littéraire: le régime du solitaire et la quête ontologique.

    Quant à L'influence qu'elle a pu exercer sur Daniel De Foe, elle est édifiante comme l'avait pu constater Léon Gauthier (7) .

    La genèse du personnage de Hayy (le personnage en genèse) sera étudiée à travers les différents cycles de l'humanité, cette approche cyclique nous éclairera plus tard dans notre deuxième partie sur l'évolution de deux autres personnages néophytes en quête de leur essence mais dans un univers aussi bien mystique que mythique.

    En effet, Samba Diallo (8), et Iven Zohar (9), tout deux issus de l'oralité initiatique ( chapitre que nous étudierons au début de notre deuxième partie) expriment le personnage prototype alors que Hayy Ibn Yaqdhân symbolise le personnage archétype du récit initiatique dans la tradition théosophique de l'islam.

    L'écart actantiel se transposant de la théosophie pure vers la littérature (de l'être) est la conséquence des événements historiques survenus à tous ceux qui ont osé défié l'orthodoxie musulmane . (certains ont été décapités, cas d'Al-Hallaj et de Shahrawardi, ou contraints à l'exil, cas de Moise de Narbonne).

    Ce qui fut explicite chez Ibn thophaïl devient métaphorique ou allégorique chez Hamidou Kane et Mohammed Dib . L'univers de la foi religieuse ayant changé de référents s'inscrit dans le registre de la fiction littéraire.

    Nous traiterons de cet aspect dans le chapitre qui étudiera l'oralité initiatique et soulignerons méthodologiquement la filiation des récits à contenu théosophique. Nous verrons aussi la fonction de la Zaouia, lieu d'enseignement des sciences ésotériques de l'islam et son rôle prépondérant à conserver la tradition .

    Nous verrons enfin la métamorphose du discours sacré en discours poétique ainsi que l'émergence de la métaphore, lieu du dire du récit dibien.

    La cohabitation des deux registres, celui de la théosophie et celui de la fiction, dans l'oeuvre de Dib manifeste le conflit entre la foi et la raison, l'esprit et la matière, le réel et l'imaginaire, cette tentative de vouloir substituer aux textes sacrés des textes littéraires n'est pas sans ambiguïté d'où la notion de récit impossible et récit métamorphosé que nous nous proposons d'étudier dans notre deuxième partie; nous tenterons de confirmer l'hypothèse posée par Todorov à propos du récit initiatique lorsqu'il affirme que l'échec du récit est du à l'impossibilité de » mener le combat à la fois sur terre mais en quête d'un au-delà » puisqu'une telle conception du signe contredit nos habitudes « le combat doit se dérouler ou bien dans le monde matériel ou bien dans celui des idées; il est terrestre ou céleste, mais non les deux à la fois.(...) ceci et le contraire ne peuvent pas être vrai en même temps, dit la logique du discours quotidien. « (10).

    Le récit initiatique affirme exactement le contraire. Tout événement a un sens littéral et un sens allégorique, entité à la foi matérielle et spirituelle. L'intersection impossible des contraires est pourtant sans cesse affirmée comme nous le verrons dans les parcours initiatiques d'Iven Zohar et de Samba Diallo.

    NOTES

    (1) Hayoun Mr: Le commentaire de Moise de Narbonne (1300-1362) sur le Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn thophaïl ( mort en 1185) INIST CNRS. 1988. Vol. 55.. Page 23/98.

    (2) Ibid. P. 32.

    (3) Léon Gauthier: Hayy Ibn Yaqdhân. Roman philosophique d'Ibn thophaïl. traduction française, 2° édition. Beyrouth, imprimerie catholique. 1936.P.IX.

    (4) Nicholson.R.A:  « the mystics of islam » Londres, 1952.

    (5) Gouilly: «  L'islam en A.C.F » Paris, larosse, 1952.

    (6) Hayoun Mr: le commentaire de Moise de Narbonne.O.P.Cité.P.35.

    (7) Léon Gauthier: Hayy Ibn Yaqdhân. O. P. Cité. Voire aussi du même auteur, Ibn thophaïl, sa vie, ses oeuvres. Paris, 1909.

    (8) Hamidou Kane: l'Aventure ambiguë; Juillard, 1961.

    (9) Mohammed Dib: cours sur la rive sauvage (roman). Edition du seuil, 1964.

    (10) Tzvetan Todorov: poétique de la prose, nouvelles recherches sur le récit. Edition du seuil. 1990.P.67.

    Chapitre Un PREMIERE PARTIE

    HAYY IBN YAQDHAN

    GRILLE DE LECTURE

    CHAPITRE UN

    L'OEUVRE EN GENESE

    $

    L'OEUVRE EN GENESE

    1- LE CONSTAT

    Il ne s'agit pas de la genèse du récit dans cette étude mais d'un constat d'une oeuvre en genèse. Hayy ibn Yaqdhân est un récit ouvert à différentes réceptions qui alimentent de nouveau une écriture jamais close. Chaque lecteur participe à régénérer un texte qui remonte des sources de l'écriture absolue.

    En effet, c'est là l'itinéraire d'une oeuvre à travers huit siècles, une sorte d'archéologie du savoir où se superposent commentaires, traductions et interprétations, tous issus de statuts différents.

    Le travail réalisé par Léon Gauthier (1) est d'une exhausitivité inégalable, quant à son érudition en la matière. Il est le premier à avoir remis à jour les manuscrits d'Ibn Thophaïl et permis à la recherche de s'y intéresser d'une manière scientifique et objective.

    L'étude de la genèse du récit d'Ibn thophaïl a fait l'objet de remarquables travaux (2); elle nous a permis de comprendre la première intention de l'auteur de vouloir perpétuer la pensée d'Ibn Sina qu'on appelait « le Raîs », c'est à dire le « gouverneur de la pensée mystique ». Léon Gauthier nous dit : « Pour construire son roman, Ibn thophaïl a fait certains emprunts à ses prédécesseurs, c'est un point que, d'abord ne saurait faire aucun doute. Sans parler des doctrines, dont il déclare avoir emprunté, sinon le mode d'expression, du moins, les éléments essentiels, à Ibn Sina (Avicenne), à El Ghazali et aux motafalsifa, ses contemporains, il dit lui même que, pour les personnages, il doit quelque chose à Ibn Sina »(3).

    Cependant, concernant l'originalité de l'oeuvre d'Ibn thophaïl, son auteur affirme aussi lui même que «  ce récit  par la grâce du langage, n'existe ni dans les livres, ni dans les discours car il relève d'une science préservée » H.I.Y.Page 113 (4).

    Il fallait comprendre, par le fait qu'Ibn thophaïl ait mis son épître sous le patronat d'Ibn Sina, que l'auteur perpétue par ce geste, une tradition séculaire d'éthique : Dans la tradition des Saints-connaissants, « arifûn   », chaque maître mystique doit être redevable de tous ses prédécesseurs, si l'on croit à cette formule d'allégeance « nahnû tabi'un wa la badi'un » c'est à dire nous « sommes dans la lignée sans rénover dans la voie ».

    Le mystique de son temps, « sâhibu waqtihi » peut toutefois rénover la méthode, la forme du discours sans pour autant modifier le contenu de la sagesse des anciens. C'est ce qu'Ibn thophaïl voulait dire par l'expression « par la grâce du langage ».

    C'est de cette rénovation dans l'écriture de la foi qu'il s'agira dans notre étude puisqu'il s'agit d'étudier les aspects et fonctions du récit initiatique dans la tradition théosophique de l'Islam.

    Léon Gauthier avait, pour sa part, sous-titré sa traduction, notée et commentée, par le sous-titre: « roman philosophique ». Pour notre part nous avons trouvé nécessaire de soumettre à l'étude la question de savoir si cette oeuvre appartient au discours philosophique ou littéraire.

    Ce roman fut publié, selon Léon Gauthier (4) en 1169. Depuis sa première traduction hébraïque commentée en 1349 par Moise de Narbonne (5), le débat sur la question n'a pu trancher ni en faveur des partisans de la philosophie ni en faveur de ceux de la théologie. Nous situons l'oeuvre, pour notre part, dans son véritable contexte : La théosophie musulmane, car elle développe le discours des soufis en empruntant, pour le besoin de la cause, tantôt les concepts aux philosophes, tantôt aux théologiens en les agençant dans une texture que l'on appelle ésotérisme.

    Aussi bien dans la tradition musulmane que Judéo-chrétienne, cette oeuvre magistrale nous interpelle tous, à comprendre sa fonction dans la phénoménologie de l'esprit humain.

    Sur le plan de l'histoire, cette oeuvre est l'expression d'une époque (12° siècle) où l'occident « se trouve prêt à recevoir des mains des penseurs musulmans espagnols, une initiation aux trésors de la culture musulmane. Liberté de recherche et de penseurs dont ibn thophaïl a peut être donné l'expression la plus complète dans son roman philosophique, hayy ibn Yaqdhân » dira Georges Labika (6).

    Sur le plan de l'écriture, serait-il légitime de dire que ce roman est le premier dans son genre à tenter une expérience mystique par le biais de la littérature? Si l'on croit l'auteur, nous serions tentés d'adhérer à cette thèse car tous les composants du roman y sont présents (motifs, diégèse, personnages, structures narratives, transformations narratives et effet romanesque).

    Toutefois, notre corpus nous dictait davantage la démarche à suivre, et c'est ainsi que notre projet se voyait converger vers le récit initiatique, plutôt que vers le roman.

    Comprendre le récit initiatique dans la tradition théosophique de l'Islam, c'est comprendre aussi la fonction de l'écriture dans les sociétés à fondement théocratique. C'est pour cette raison que cette étude, que nous considérons comme une grille de lecture, nous permettra de comprendre les récits initiatiques qui expriment la même vision de l'être, dans un rapport où l'événement dans l'histoire des peuples obéit à l'événement de la pensée mystique. Nous développerons cet aspect lorsque nous aborderons l'étude de la confrérie Tidjaniya au Sénégal, à travers l'écriture de l'oralité initiatique.

    Quant à l'événement qui a engendré l'écriture de Hayy Ibn Yaqdhân, il est l'aboutissement de plusieurs événements qui ont marqué la vie d'Ibn thophaïl. De son vrai nom Abou Bekr Mohammed Ben Abd-El-Malik Ben Mohammed Ben thophaïl El-Qaîci El Andalussi (l'espagnol) El-Qortobi El Ichbili (l'habitant de Cordoue et de Séville).

    Le premier événement fut tout d'abord sa naissance à Wadi ach, (cadix) dans une Espagne musulmane où deux centres intellectuels rayonnaient sur le bassin méditerranéen : Cordoue et Séville. Le sultan almohade Abou Ya'quoub Youçouf, un puissant potentat qui partageait avec son collègue d'Orient, le khalife abbasside de Bagdad, le titre glorieux d'émir El mouminine (chef des croyants), avait vu naître cet enfant qui a su être l'incarnation d'une des plus grandes civilisations de l'histoire des empires musulmans. Ibn thophaïl était devenu médecin, diplomate et homme de lettres sous l'oeil admirateur du monarque. Léon gauthier nous rapporte qu'« Il était son premier médecin et son vizir; son principal titre de gloire,  est d'avoir joué un rôle décisif dans les destinées de la philosophie musulmane, et aussi de la philosophie européenne, en engageant Ibn Rochd (Averroès) à composer ses fameux commentaires d'Aristote. L'histoire nous a heureusement conservé, recueilli de la bouche même d'Ibn Rochd, le résumé de la conversation dans laquelle Ibn Thophaïl le décida à entreprendre les fameux commentaires, qui provoquèrent, puis défrayèrent toute la seconde période de notre philosophe médiévale, et préparèrent les esprits, dès le XII° siècle, aux hardiesses philosophiques de la renaissance. Elle nous a conservé aussi, dans les mêmes conditions, le récit d'une entrevue dans laquelle ibn thophaïl présenta au souverain ibn Rochd encore inconnu et appela sur lui la faveur royale » (7).

    Quant au deuxième événement, ce fut sa rencontre avec Ibn Bajja (Avempace) qu'il prit pour maître dans la voie mystique soufie. Il sera l'élément catalyseur avec l'écriture de son unique roman, Yayy Ibn Yaqdhân. En effet, Avempace perpétuait les enseignements de tous les maîtres mystiques qui lui avaient précédé et avait transmis à son disciple le discours ésotérique qui va alimenter le récit initiatique d'Ibn thophaïl.

    Depuis sa rencontre avec Avempace, Ibn thophaïl va vivre une multitude d'événements intérieurs qui vont marquer aussi bien sa personnalité que sa foi. Tout d'abord, il va être témoin d'un des plus grand débat : Le monde est-il temporel ou éternel?

    A ce sujet, Léon Gauthier nous rapporte dans son livre sur la vie et oeuvres d'Ibn thophaïl (8) que cette question de l'éternité du monde avait intéressé le monarque Abou Youçouf; il avait saisi l'occasion de la poser à Averroès lorsqu'il lui fut présenté en présence d'Ibn thophaïl.

    Il nous semble intéressant de citer intégralement ce passage car il nous permettra de comprendre les motifs qui ont poussé notre auteur à écrire son roman. Léon Gauthier rapporte que « Abou bekr (c'est à dire ibn thophaïl), nous dit le célèbre historien des Almohades abd el wahid el-marrâkochi , ne cessa d'attirer à lui les savants de tous les pays et d'appeler sur eux l'attention, les faveurs, les éloges du souverain. C'est lui qui lui recommanda aboû'l-walid Mohammed ben ahmed ben Mohammed ben Rochd qui, dès ce moment, fut connu et apprécié. Son disciple, le jurisconsulte, le docteur, Abou bekr boudoud ben yahia el-qortobi, m'a dit avoir entendu maintes fois le philosophe abou'l-walid faire le récit suivant : « lorsque je fus introduit devant le chef des croyants Abou ya'qoub, je le trouvais avec Abou bekr ben thophaïl et il n'y avait personne d'autre avec eux. Abou bekr se mit à faire mon éloge, parla de ma famille et de mes ancêtres, et ajouta, par bienveillance, des éloges que j'étais loin de mériter. Après m'avoir demandé mon nom, le nom de mon père et de mon lignage, le chef des croyants engagea la conversation en m'adressant cette question : que pensent-ils du ciel? Le croient-ils éternel ou produit ? »Saisi de confusion et de crainte, je tentais de m'excuser, et je niais m'être occupé de philosophie, car je ne savais ce dont Ibn thophaïl était convenu avec lui. Le chef des croyants s'aperçut de ma frayeur et de ma confusion. Il se tourna vers Ibn thophaïl et se mit à parler sur la question qu'il m'avait posée. Il rappela ce qu'avait dit Aristote, Platon et tous les falâcifa; il cita en outre les arguments allégués contre eux par les musulmans. Je constatai chez lui une érudition que je n'aurais pas même soupçonnée chez quelqu'un de ceux qui s'occupent exclusivement de cette matière. Il fit si bien pour me mettre à l'aise, que je finis par parler et qu'il apprit ce que j'avais à en dire. Après m'être retiré, il me fit remettre un cadeau en argent, un magnifique vêtement d'honneur et une monture ».

    Puis, vint immédiatement le récit de la fameuse conversation qui fut de si grande conséquence pour l'histoire de la philosophie : « ce même disciple, continue el-marrâkochi, m'a aussi rapporté les paroles suivantes : Abou bekr ben thophaïl me fit appeler un jour et me dit : « j'ai entendu aujourd'hui le chef des croyants se plaindre de l'obscurité du style d'Aristote ou de celui de ses traducteurs, et de la difficulté de comprendre ses doctrines. Si ces livres disait-il, pouvaient rencontrer quelqu'un qui les commente et qui en expose le sens après l'avoir bien compris, on saurait alors par où les saisir : (Ibn thophaïl ajouta): si tu as assez de force pour un tel travail, entreprends-le. Je compte que tu en viendras à bout; car je connais ta haute intelligence, ta lucidité d'esprit, ta grande ardeur au travail. Ce qui m'empêche de m'en charger, c'est le grand âge où tu me vois arriver et aussi les occupations que ma fonction et mes soins m'imposent, sans parler de préoccupations très graves. Voilà, ajouta abou'l-walid, ce qui m'a déterminé à écrire mes commentaires des livres du philosophe Aristote » (9).

    Le récit de ces deux entrevues nous aidera à comprendre la mise en place de l'Instance narrative première (9) et (10).Les événements que nous venons de citer ont, sur le plan de l'histoire, contribué à la production d'une oeuvre qui ne cesse de susciter un intérêt particulier, tant dans le domaine de la littérature que de la philosophie.

    D'autres événements intérieurs dans la vie de l'auteur vont aussi surgir dans son écriture; ce sont toutes les questions qui se posaient sur l'âme, les révélations, Dieu et ses attributs, la raison humaine et ses possibilités à comprendre tous les phénomènes de l'univers.

    Les événements intérieurs et extérieurs vont donc constituer la première instance narrative du récit d'Ibn thophaïl. Tout le procédé narratif va nécessairement interpeller le narrataire potentiel puisqu'il s'agit de ses histoires et de ses événements. Cette instance provoquera la rencontre de la quête de l'histoire avec celle de l'homme.

    Par conséquent, nous étudierons les différentes réceptions tout en essayant d'évacuer progressivement les champs de la philosophie que les différentes lectures ont essayé de donner à cette oeuvre. Disons tout de suite que la lecture de ce récit engage un contrat entre une instance narrative et des narrataires. Il établit le procès de la mémoire historique en quête de l'homme Archétype sur le terrain de la langue.

    Lorsque les langues se disputent l'histoire de l'homme, il est difficile pour le chercheur de trancher sur la question de savoir quelle est la langue qui est la plus fidèle à la pensée «  a-linguitique » de l'homme.

    Pour éviter de tomber dans le piège de la traduction, nous avons trouvé nécessaire de dépasser le débat en optant pour la langue française, car nous travaillons sur l'aspect phénoménologique de l'esprit en dehors de sa matérialisation linguistique.

    Cependant, pour le besoin de la cause, jetons un regard sur les différentes traductions, qui à notre sens permettent la genèse du récit vers un point de convergence ontologique.

    Tout d'abord ce fut Moise de Narbonne qui tenta le premier de rapprocher le judaïsme de la pensée théosophique de l'Islam. Hayoun (11) reconnaît que « les rapports de Narboni avec la pensée musulmane médiévale sont comparativement plus étoffés que ceux entretenus avec la pensée juive » (12). Il s'intéressa à l'oeuvre d'Ibn thophaïl parce qu'elle résume ses idées théologiques et philosophiques et aussi, son commentaire sur le Hayy Ibn Yaqdhân se propose comme une suite aux travaux qu'il avait commencés, sur la pensée d'Averroés. Il le dit dans l'introduction de son commentaire: « Moise ben josué ben méir ben mar david narboni dit : ayant achevé le commentaire de l'épître d'Averroès sur la possibilité de la conjonction avec le séparé, nous allons nous efforcer de donner quelques explications à propos de l'épître de la conjonction de cet auteur qui est un sage accompli (...) et Ibn Thophaïl, l'auteur de cette épître, est de la catégorie des hommes parfaits, parvenus à une vision sans tâche, et son intention profonde sera explicite pour tout homme intelligent». (13).

    Maîmonide avait déjà compris l'intention de rénover le discours par le biais de la littérature que tentait Ibn Thophaïl dans son récit. Il dit que « tout homme intelligent comprendra qu'il s'agit ici d'une métaphore et saisira l'ensemble sans se porter préjudice. Rien de ce que l'on relate dans cette épître ne fait preuve de complaisance vis-à-vis des opinions anciennes; tout ici est intégralement affranchi de l'habitude et débarrassé de la coutume, car la coutume constitue un obstacle important sur la voie de la vérité  » (14).

    En lisant ce commentaire, nous voyons comment Narboni a mobilisé tous les concepts Kabbalistiques afin de répondre à la question ontologique de notre auteur. Les concepts de « séfirot » et « d'intellect » font bon ménage dans une réception qui parfois prend l'allure d'une révélation de dernière instance.

    Soulignons, à propos de cette coutume, que Narboni l'a considérée comme une entrave à la vérité, puisque la réception arabo-musulmane de l'oeuvre d'Ibn thophaïl a suscité une grave polémique dans la pensée théologique de l'islam : L'idée d'accéder à une connaissance parfaite de Dieu sans passer par les religions révélées fut considérée comme une hérésie.

    Avant lui Averroès avait subi les mêmes offensives lorsqu'il avait soutenu l'idée de l'éternité du monde.

    Sur cette question, Léon Gauthier rapporte que : « formée vers l'an 1300, cette légende d'un Averroès impie, grand maître d'incrédulité, d'athéisme, de matérialisme, d'immoralité, s'est transmise à travers les siècles » (15).

    Il fallait attendre la thèse de Doctorat de Renan, Averroès et l'Averroïsme, soutenue en 1866. (16), pour rendre justice à ce penseur, précurseur de la pensée moderne. Ayant fait le commentaire de sa thèse Léon Gauthier rapporte dans son livre supra cité :  «Ibn Roch n'est donc pas pour Renan, comme il l'était pour les scolastiques, le coryphée de l'impiété, de l'athéisme, le blasphémateur audacieux, acharné contre toutes les religions. Mais il demeure, à ses yeux, un libre penseur déclaré, un rationaliste accompli, un pur philosophe, qui suit imperturbablement le droit chemin de la raison, et ne daigne s'occuper des théologiens, enchaînés, presque aussi étroitement que la foule ignorante, dans les liens de la superstition (...) en un mot, l'attitude d'ibn Rochd à l'égard de la religion n'est plus, comme aux yeux des scolastiques, l'offensive, mais la défensive  » (17).

    A propos de la genèse du récit de notre auteur, Ibn thophaïl, nous avons dit que tous les événements intérieurs et extérieurs qu'il a vécus allaient constituer la première instance narrative de son roman; ajoutons aussi que ce sentiment de la défensive dont nous avions parlé en évoquant Averroès constitue un des motifs de son écriture; ce qui donnera à son discours son style retenu qui parfois, prendra le caractère du contre discours.

    Dans toute cette tempête orchestrée contre Ibn thophaïl, son oeuvre a subsisté et nous est parvenue dans toute son intégralité puisqu'elle est retenue dans les programmes d'enseignement de la lecture dans les classes primaires en Algérie (18). Le pédagogue algérien a vu dans ces textes une initiation à la réflexion sur le monde de l'enfant qui s'interroge sur le monde qu'il appréhende progressivement depuis ses éléments les plus simples jusqu'à ceux les plus complexes.

    Par conséquent, de la réception écolière à celle de la théosophie, l'oeuvre ne cesse de parcourir des univers différents dont les plus importants furent les différentes traductions que nous allons passer en revue sans pour autant prétendre les analyser, car ce n'est pas ici l'objet de notre étude.

    Il est cependant important de souligner que les traductions peuvent être aussi concluantes que déroutantes. S'agissant d'une oeuvre écrite en arabe dans un style très fort et chargé de toute l'histoire de cette langue, l 'auteur qui se charge de la traduire ne peut pas ne pas interférer par une vision qui est autre que celle qui a alimenté initialement son écriture. Il est en parfaite situation d'une nouvelle écriture de l'oeuvre originale car il redistribue des syntagmes lexico-sémantiques autres que ceux choisis par la première création. Le mot cible qu'il utilise est lui- même un micro-univers mental et culturel, il est par conséquent chargé de toute la vision du monde de la langue cible.

    A titre d'exemple, Ibn thophaïl, dans sa formule d'envoi : « tu m'as demandé, frère généreux, sincère, affectionné, de te révéler ce que je pourrais des secrets de la philosophie illuminative » H.I.Y.P.1 avait été traduit en situant son intention dans un contexte purement philosophique.

    En effet l'expression « al hikmet'el-mouchriquiya » utilisée par l'auteur ne peut pas être traduite par « philosophie illuminative » mais par « sagesse illuminative ». Bien que cette traduction ne soit pas tout à fait fidèle car le mot « hikmet » ne veut pas dire sagesse tel qu'on l'entend dans les langues indo-européennes mais plutôt « l'intuition de ce qui est vrai et véritable sans interférence anthropomorphique dans une sorte de théophanie du langage ».

    Pour sa part Léon Gauthier a essayé de soulever le problème de cette traduction (19) sans réellement situer l'intention de l'auteur de vouloir communiquer une intuition de la vérité en dehors du discours des hommes non initiés à la voie des mystiques. Quant au terme arabe « mouchriquiya », il a été traduit par « illuminative  alors que «  al'ichraq » est une doctrine mystique qui a pris naissance avec les frères de la pureté » (20) (21).

    Par conséquent, il ne s'agit pas de concepts que notre auteur a utilisés, seulement dans une contrainte sémantique, mais de deux concepts qui résument quelques trois siècles de débats théosophiques, c'est à dire depuis la publication des traités des « frères de la pureté » en 909 (22).

    Nous voyons comment et combien le problème de la traduction est sérieux, car entre « philosophie orientale », « philosophie spiritualiste », « philosophie idéaliste » et « sagesse illuminative » qui est à notre sens la traduction la plus « proche », les orientations d'analyse sont différentes voire même opposées.

    Nous ne pouvons faire ici toute la traduction, mais nous nous contentons de souligner son importance afin de restituer le discours dans son projet initial : le récit initiatique.

    Avant de revenir sur les différentes traductions, rappelons que l'auteur de Hayy Ibn Yaqdhân avait tenté, dans son récit, de donner à une expérience mystique, des perspectives collectives. Certains parleront d'autobiographie, pour notre part, nous utiliserons le concept d'autopsychégraphie en donnant au mot psyché son sens premier : L'âme.

    2-LES TRADUCTIONS

    2-I - La première traduction hébraïque

    Elle a été faite par un auteur anonyme au début du 13° siècle. Nous n'avons trouvé aucune indication sur ce traducteur, si ce n'est par l'intermédiaire du commentaire de Moïse de Narbonne fait sur cette même traduction. Les indices sur les conditions des penseurs juifs ouverts à la réflexion sur l'averroïsme nous sont donnés dans le commentaire de Moïse lorsqu'il dit dans son introduction :

    « Nous avions déjà promis ce commentaire de Hayy à la fin de notre explication de l'épître sur la possibilité de la conjonction avec l'intellect agent d'Averroès mais nous en fûmes empêchés par des vicissitudes ( 2 4 ) et par d'autres sujets de la spéculation »(25).

     

    Nous pouvons deviner le sort de ceux qui osaient se rallier à la pensée musulmane même lorsqu'il s'agissait de pures spéculations philosophiques : L'inquisition est un phénomène religieux qui n'épargne aucune religion soumise à la doxa de sa paroisse.

    2-2 - La première traduction latine

    Elle est de Pococke Edward (1671 et 1700), elle comporte les textes en arabe du récit de notre auteur sous le titre : « Philosophus auto-didactitus,, sive epistola ABI jafar ebn thophaïl de haï ebn yaqdan, qwa ostenditur quomodo ex inferioum contemplative ad superirum notition ratio human asendere possit ex arabia in lingum latina versa ab edwardo pocockio ».

    Cette traduction a été considérée comme très illisible puisqu'il fallait recourir à l'arabe pour comprendre le contenu. Selon Léon Gauthier, il la qualifie d'exacte, mais d'une fidélité « poussée jusqu'à la servilité ». Nous pouvons là aussi deviner que Pococke voulait restituer le sens exact de l'oeuvre en s'efforçant de se substituer à l'intuition extatique de notre auteur.

    2-3 - La première traduction hollandaise

    Elle fut réalisée à partir de la traduction de Pococke en 1672 sous ce titre : » Het Leeven Van Hai Ebn Yakdhan, in het arabissch beschreeven door abu jaafar ebn thophaïl, en uit de latynsche overzettinge van Eduard Pocock, A.M, in het nederduitsch vertaald. » (La seconde édition ajoute Door S.D.B). Concernant ces dernières initiales données à la fin de la deuxième traduction, elles demeurent une énigme car lues de droite à gauche, elles désignent benedict de Spinoza. A ce sujet Léon Gauthier nous apporte quelques explications :

     Le mot de cette énigme a été donné semble-t-il, par W. Meijer, de la Haye, au cours d'un article paru en 1920 dans la revue hollandaise de philosophie, « tijdschrift voor wijsbegeerte ». L'auteur de cet article avait constaté, dit-il, « qu'un exemplaire des opéra posthuma de Despinosa, appartenant à la bibliotheca Rosenthaliana d'Amsterdam, était relié avec une traduction d'un auteur arabe du XII° siècle intitulée het leven Hayy ben yoqdhan ,il s'agit de Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn thophaïl) (...) Spinosa, dès sa jeunesse, s'était de plus en plus écarté du système de Descarte pour fonder sur la philosophie judéo-musulmane son propre système philosophico-religieux. (...) c'est cette conformité de la pensée de Spinosa avec celle des philosophes arabes « qui le conduisit à recommander particulièrement le roman d'ibn thophaïl à ses amis, ce qui ensuite a donné lieu à la traduction de johan bouwmeester et à l'addition des lettres B.D.S» (26).

    Rappelons, pour le besoin de notre cause, que Spinosa s'était assigné comme objectif fondamental, la transmission d'un message libérateur à l'égard de toutes les servitudes, un message qui se veut porteur de joie pour donner la connaissance de la nature, c'est à dire de Dieu. Pour arriver à cette station de contemplation de la nature divine des choses, il faut accéder à celle des causalités qui donnent à chaque être, dont l'homme, sa spécificité. De cette substance essentielle des choses, l'homme ne peut percevoir que deux attributs : L'étendue, c'est à dire le corps éternel dans une sorte d'idée platonicienne et la pensée qui ne peut appréhender que les moments du corps dans ses manifestations accidentelles ou temporelles.

    Pour Spinosa, il existe trois modes de connaissance :

    1) la croyance

    2) le raisonnement

    3) l'intuition rationnelle

    Concernant notre corpus d'analyse, Hayy ibn Yaqdhân, il manifeste, sur le plan de l'écriture, cette instance narrative dont nous avons parlé, et qui se retrouve dans tous les récits initiatiques dans la voie des Soufis: LA THEOSOPHIE

    2-4 - Hayy ibn Yaqdhân et les Quakers (27)

    C'est en 1674 que parut la traduction de George Keith à partir de celle de Pococke. Elle fut intitulée sous l'explication suivante : « an account of the oriental philosophy sheiwing the wisdom of some renanned men of the east and particulary the profound wisdom of hay ben Yaqdhân, both in natural and devine things which men perfection writ originally in arabic by abi jaafâr ebn thophaïl, a philosopher by profession and mohametan by religion is demostrated by what steps and degrees, human reason, improved by dilligent observation and experience, may arrive at the knowledge qf natural things and from thence to dicovery of supernaturals, more especially of god the concenments of the word.».

    Les quakers avaient trouvé dans l'oeuvre d'Ibn thophaïl un topos commun avec leur vision mystique chrétienne qui conçoit la vérité en dehors de toute hiérarchie ecclésiastique, et que seule la lumière de l'esprit peut guider l'homme à rentrer en union avec Dieu.

    Robert Barcaly avait, dans son ouvrage, « the apology », trouvé un exemple à suivre dans l'expérience mystique. Il y avait trouvé des arguments convaincants pour soutenir la thèse de « la lumière de l'esprit » qu'il avait développée dans son ouvrage. Il avait obtenu que l'exemple de Hayy Ibn Yaqdhân était une idée qu'il avait développée dans la doctrine des quakers : L'homme sincère et pur de son esprit ,dont le coeur est ouvert à la réflexion profonde, parvient aux lumières divines sans avoir recours à la tradition religieuse héritée. Il peut se dispenser de la pensée sociale qui ne voit que l'intérêt du groupe dominant. Seule la lumière intérieure présente dans chaque âme peut appréhender ses vérités.

    Cependant, les quakers, pour des raisons que l'on ignore, se sont réunis en 1779 et ont décrété une loi intérieure qui interdit la lecture du roman de Hayy ibn Yaqdhân. Ils ont supprimé ainsi « le rapport » de Barcaly dans les éditions suivantes de son ouvrage « the apology » dans lequel il incitait à la lecture de l'oeuvre d'Ibn thophaïl (29).

    En 1686 apparut une autre traduction en anglais. Elle fut faite à partir de celle de Pococke par George Achwell sous le titre et l'explication suivante :

    « the history of haï ebn yokdhan, the indian prince or the self taught philosopher, written originally in arabic by abi jaafar ebn Tophail, a philosopher by profession and mohametan by religion is demostrated by what steps and degrees, human reason improved by diligent observation and experience, may arrive at the knowledge of natural things and from thence to discovery of supernaturals, more especialy of gold the concenments of the world ».

    A la suite de cette traduction, Achwell, Keith et Barcaly se sont mis d'accord sur le contenu doctrinal de Hayy qui ne contredit pas les révélations ni ne s'éloigne des religions d'Abraham, sauf qu'il expose une expérience mystique dans laquelle il montre la possibilité d'accéder à la connaissance divine par l'expérimentation et l'intuition dans le régime du solitaire.

    2-5 - La traduction allemande.

    Faite sur la version latine de Pococke et sur la version anglaise de Simon Ockley par J.George. Elle fut intitulée : «der von sich sebt gelehrte weltweise. Fransfort, 1726 ».

    2-6 - La deuxième traduction allemande : par J.G. Eichlorn intitulée:

    « der naturmensch, oder geschichte des hai ebn joktan, berlin, 1783 ». 

    2-7 - La traduction française de Léon Gauthier faite en 1900 (première édition) puis en 1936 (deuxième édition).

    Cette deuxième édition plus exhaustive et érudite nous renseigne sur la réception de l'oeuvre d'Ibn thophaïl par l'occident et sa compréhension à partir des connaissances compilées dans les différentes universités européennes. Léon Gauthier apporte deux rectifications capitales, la dernière nous semble très importante: Il s'agit de la confusion longtemps entretenue dans le discours interprétatif entre la notion de « fitra » et celle de « raison » sur les rapports de la religion et de la philosophie.

    Hayy était en parfaite situation de solitaire, l'instance narrative qui a mis en présence ce personnage matriciel conçoit son projet en le polarisant sur ce seul personnage; les deux autres personnages, Açal et Salaman dont nous étudierons les fonctions dans notre étude, n'interviennent que pour la cause de la diégèse et n'éclairent en rien la quête de Hayy.

    Voici intégralement la rectification que nous rapporte Léon Gauthier et qui nous semble très importante afin d'identifier davantage la première instance narrative qui soutient en structure profonde le récit de Hayy : « trouver en Açal le docteur indispensable qui achève d'éclairer Hayy, et qui lui fait voir comment cette religion qu'il professe naturellement coïncide avec la religion révélée (30), c'est fausser radicalement la doctrine d'Ibn thophaïl et des falassifa sur les rapports de la religion et de la philosophie : c'est en prendre le contre-pied. Le parfait philosophe, personnifié par Hayy ben Yaqdhân, n'a besoin de personne pour s'élever à la science parfaite de Dieu et du monde divin, comme de tout le reste. C'est seulement après que notre solitaire soit parvenu de lui même à cette connaissance intégrale, d'abord discursive, puis fondue en une indivisible unité par l'illumination de l'intuition extatique, c'est alors seulement qu'Açal survient, pour lui faire connaître non pas la moindre vérité nouvelle, mais uniquement des symboles imaginatifs de certaines hautes vérités philosophiques, symboles appropriés à la faiblesse de l'esprit du vulgaire, et dont l'ensemble constitue proprement, avec certaines dispositions légales et certains détails rituels, qui ne sont point des vérités mais des ordres, la religion prophétique. Ce n'est pas Açal qui vient éclairer Hayy, c'est Hayy qui donne à Açal la clef philosophique, l'interprétation démonstrative adéquate de ces symboles religieux obscurs, dont les théologiens ne savent proposer que des interprétations dialectiques, divergentes et plus ou moins erronées.

    Hayy, en effet, expose le premier à Açal sa science, sa philosophie, sa mystique; et Açal s'avoue à lui même « que toutes les traditions de sa loi religieuse relatives à Dieu, à ses anges, à ses livres, à ses envoyés, au jour dernier, à son paradis et au feu de son enfer, ne sont que des symboles de ce qu'avait aperçu à nu Hayy ben Yaqdhân. Les yeux de son coeur s'ouvrent, le feu de sa pensée s'allume : il voit s'établir la concordance de la raison et de la tradition; les voies de l'interprétation allégorique s'ouvrent à lui; il ne reste plus dans la voie divine rien de difficile qu'il ne comprenne, rien de fermé qui ne s'ouvre, rien d'obscur qui ne s'éclaircisse : il devient un de ceux qui savent comprendre » « plein » d'admiration et de respect pour Hayy ben Yaqdhân... il s'attache à le servir, à l'imiter, à suivre ses indications.. etc. ». singulier maître que ce docteur illuminé d'évidence rationnelle par son prétendu disciple » (31)

    Nous avons souligné ce passage qui figure dans l'introduction de la traduction française de Léon Gauthier afin de situer la réception de l'oeuvre et de montrer que, pratiquement toutes les traductions se réfèrent au rapport de la religion et de la philosophie sous-tendu ,soit par une autobiographie, soit par un autodidactisme.

    Nous retenons pour notre part les orientations de lecture données par Léon Gauthier lorsqu'il a fait allusion à la mystique car c'est à notre sens l'intention initiale de notre auteur. Nous étudierons cette question lorsque nous aborderons le chapitre suivant, le contrat fiduciaire.

    2-8- La traduction espagnole

    Elle est faite à partir des textes arabes par D. Francisco Pons Boigues, publiée en 1900 sous le titre : « el filosofo autodidactico de aben tofail»

    Sans doute d'autres traductions ont vu le jour depuis la dernière citée. Mais, nous pouvons déjà conclure que l'oeuvre d'Ibn thophaïl se prête toujours à l'interprétation à la lumière des nouvelles techniques d'analyse littéraire. C'est l'oeuvre « ouverte » par excellence. Quant à la polémique comparative, le débat n'est pas encore tranché sur son influence et son inter-textualité. Les récits n'ont pas cessé de dire que Daniel de Foe s'est inspiré sur Hayy Ibn Yaqdhân pour écrire son « Robinson Crusoé » (32).

    3-Hayy Ibn Yaqdhân et Robinson Crusoé

    Daniel de Foe a-t-il été influencé par Hayy Ibn Yaqdhân ?

    Cette question est toujours à l'ordre du jour dans le discours littéraire comparatif. Farouk Saad (33) rapporte dans son introduction au récit d'Ibn thophaïl (texte arabe) que c'est Léon Gauthier qui fut le premier à tenter de répondre à cette question, il conclut, souligne cet auteur que:

    « l'auteur anglais qui avait publié son roman en 1719 avait été inspiré par la lecture de Hayy ibn Yaqdhân. Danièl de Foe aurait lu la traduction anglaise de George kheith. De poer avait conclu que Crusoé incarne le personnage « factis » alors que Hayy incarne celui de « spiritis ». Ernest beker dans son livre the history of english novel (1942), considérait l'histoire de Hayy comme la source de Robinson Crusoé alors qu' Antonio pastor remarquait aussi l'analogie dans les événements des deux histoires : construction de l'habitat, apprivoisement des animaux ainsi l'évolution des deux héros dans leur univers primitifs; leur transformation de l'état primitif vers l'état de la connaissance, création d'outils, d'armes de défense et de chasse, découverte du feu etc... ces opinions sont toutes partagées par William kirby et leiffeeg olofson, cependant, augustin serrano de harro et liktenstader ne sont pas arrivés à une conclusion définitive » (34).

    Nous voyons comment, en effet, l'histoire de ces deux romanciers pose un grave problème en littérature comparée.

    Pour notre part, dans tout ce débat, nous rejoignons la thèse de Malek Bennabi (35) qui dit que:

    « Hayy et Robinson sont tous les deux mis en régime du solitaire. Tous les deux se sentent assaillis d'un vide cosmique et ontologique. Chacun va essayer de remplir ce vide et ainsi déterminer son type de personnage. Il y a dans les deux cas deux manières de combler cette vacuité : Observer les objets, trouver leur fonction et leur donner un nom ou lever les yeux vers le ciel et spéculer sur l'invisible afin de comprendre le visible. L'un peuplera sa solitude de choses et donc son regard dominateur veut posséder ; l'autre peuplera sa solitude d'idées, son regard interrogateur et en quête de vérité. Ainsi naissent deux types de récits : un récit de réification et un récit de quête ontologique ». (36)

    C'est donc à partir d'une table rase d'idées que commence l'aventure du héros d'Ibn thophaïl, tandis que Robinson Crusoé arrive d'un naufrage et emporte avec lui toutes les idées du siècle. Ce qui lui manque, ce sont les objets. Voici l'emploi du temps d'une journée de Robinson Crusoé sur l'île où il échoue:

    « je commençais, écrit-il dans son journal de bord à régler mon temps de travail et de sortie, mon temps de repos et de récréation, et suivant cette règle que je continuais d'observer, le matin, s'il ne pleuvait pas, je sortais avec mon fusil pour deux ou trois heures , je travaillais ensuite jusqu'à onze heures, puis je mangeais ce que je pouvoir avoir, de midi à deux heures, je me couchais pour dormir à cause de la chaleur accablante et dans la soirée, je me remettais à l'ouvrage. Tout mon temps de ce jour là et du suivant fut employé à me faire une table; car je n'étais alors qu'un triste ouvrier mais bientôt après, le temps et la nécessité firent de moi un parfait artisan ».

    Nous voyons là comment Robinson Crusoé surmonte l'angoisse de sa solitude par le travail, pendant ce temps, tout cet univers d'idée s'est centré autour d'une « chose » : la table qu'il voulait faire.

    Pour Hayy Ibn Yaqdhân, l'aventure de sa solitude a toute autre tournure. Sa véritable quête commence avec la mort de la gazelle, mère adoptive de l'enfant solitaire : « quand il la vit dans cet état, le jeune garçon fut saisi d'une émotion violente, et de douleur, peu s'en fallut que son âme s'exhalât (...) il lui examinait les oreilles et les yeux sans y apercevoir aucun dommage apparent; il lui examina tous ses membres sans en trouver aucun qu'il ne fut endommagé. Il désirait ardemment découvrir la place du mal pour l'en délivrer afin qu'elle revint à l'état où elle se trouvait auparavant, mais rien de tel ne s'offrait à lui, et il était impuissant à lui porter secours » H.I.Y. P31.

    C'est à partir de cette impuissance face à la mort que l'initiation de Hayy débuta et se poursuivit dans le monde des idées et des perceptions intuitives. Ce qui lui permettra d'accéder à une vision intérieure de son être puis à l'idée de l'unité éternelle du monde. Hayy partit d'une idée afin de surmonter l'angoisse du vide cosmique tandis que Robinson se transposa vers l'univers des choses à partir d'une table. Faut-il parler d'une influence quelconque si on adopte cette vision du type de personnage ?

    Nous laissons le soin aux chercheurs qui ont étudié cette question de plus près et nous renvoyons aux différents ouvrages cités en notre note N° 32.

    Concernant notre corpus, le régime du solitaire est sous-tendu par une quête de soi provoquée par une absence d'idées. Le récit de notre auteur va fonctionner à combler ce vide en quête de l'absence. C'est cette quête qui permettra l'initiation, partagée entre le narrateur et son narrataire, de se réaliser ,et ainsi rejoindre l'idée fondatrice du soufisme : « wahdât-el-wûjûd », littéralement, unité de l'existence (37).

    4-Hayy Ibn Yaqdhân dans l'inter-textualité.

    Il n'est pas de doute que cette oeuvre magistrale ne cesse de provoquer des influences aussi bien dans l'univers de la littérature que du cinéma. A ce sujet, Farouk Saad (38) constate dans l'histoire du Rudyard Kipling, « jungle Book » et « the second book of the jungle » des échos de l'univers de Hayy, ce qui suppose pour lui que kipling avait pris connaissance de l'oeuvre de notre auteur par le biais des traductions anglaises.

    L'histoire de Hayy dont les événements se déroulent dans une des îles de l'Inde a inspiré l'écrivain anglais à créer le personnage de « mowgli » qui nous rappelle l'enfance de Hayy lorsqu'il a été recueilli par la gazelle.

    Certes, kipling ne fait pas aboutir son personnage aux degrés de la connaissance auxquels est arrivé Hayy, mais il développe l'idée de la nature animale chez l'homme puisque Mowgli, dont le nom signifie « grenouille » dans une des langues indiennes, a été lui aussi recueilli par une louve qui avait intuitivement reconnu chez cet humain les caractéristiques de sa propre animalité. « Le livre de la jungle » est en fait le livre de la vie naturelle où le monde animal et celui des humains se confondait dans une sorte d'intuition primitive. L'oeuvre de kipling incite à la réflexion sur la nature humaine incorruptible; elle rejoint la conception de J.J. Rousseau qui voyait que l'homme est bon par nature mais que c'est la société qui l'a corrompu.

    Sur le plan cinématographique, ce fut tout d'abord walt disney qui reprit le scénario de mowgli en bandes dessinées sous le nom du « livre de la jungle ». Il réalisa son chef-d'oeuvre en 1966 dans les studios de Hollywood; le rôle de mowgli fut interprété par Sabu et son histoire interpelle aussi bien les enfants que les adultes.

    Ensuite ce fut le personnage de tarzan qui fut construit à l'image de Hayy par Edgar Rice Bourroughs. Ce type de personnage est rentré dans un univers mythique. Il a fait l'objet de dizaines de récits et plus précisément de quarante- trois long-métrages et cinquante -sept productions télévisées ainsi que deux mille bandes dessinées sans compter tous les travaux qui ont été faits sur ce personnage.

    Soulignons qu'une étude remarquable a été faite sur le personnage de Tarzan par F. Lacassan en 1971 dans une édition française sur plus de cinq cents pages.(39)

    Le mythe de l'enfant abandonné dans une nature sauvage et recueilli par une femelle à la recherche de son petit, a fait l'objet d'une littérature prospère, en effet, depuis le Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn thophaïl (12° siècle), il a été repris par d'autres écrivains en plus de ceux que nous venons de citer :

    - dix récits qui racontent les aventures de « Bomba » écrits par R.Rochowood et publiés entre 1922 et 1938 sous le titre de « Bomba the jungle boy ».

    - l'histoire de « Tom, son of the tigre » publiée à New York en 1931 par Otis Albert Kline.

    - l'histoire du personnage de kaspa qui fut éduqué par des lions, « the lions way », Londres 1931 par Hatkinson and CO. Et qui fut réalisée sur le plan cinématographique dans le personnage de Buster Krappe qui retrace un des cycles de Hayy Ibn Yaqdhân.

    - quatre histoires racontées par WILLIAM. l. chester et publiées à New York entre 1930 et 1938 dont le héros fut Kioga et dont le père fut mort dans une île, et qui fut récupéré par des animaux qui le prirent en charge.

    - neuf histoires écrites par Maurice B.Gardner, publiées à Boston en 1936 dont le héros fut Bantan, l'enfant qui fut victime d'un naufrage puis projeté par les vagues sur une île du pacifique.

    - en 1936, apparut en Belgique l'histoire du « Hiro, enfant de la jungle » écrite par Jean Ray .Elle raconte les aventures de ce héros qui fut aussi victime d'un naufrage et qui échoua sur les rives des îles de la Malaisie, il fut éduqué par une tribu de singes « Guglo ».

    - enfin, l'écrivain Roy Moyer écrivit l'histoire de l'enfant dauphin, « the boy dolphin » en 1967 à New York.

    Ainsi l'univers de ce personnage mythique se transpose de la terre vers la mer.

    Soulignons aussi que dans les productions des bandes dessinées ont apparu successivement les personnages de « Targa », « Tim », « Tao », « Yorga », « Togar », « Akim » et « Tamar ».

    Dans toute cette inter-textualité, nous voyons seulement se développer le mythe de l'homme sauvage sans qu'aucune allusion ne soit faite à propos de la quête spirituelle entamée par notre héros, Hayy Ibn Yaqdhân.

    5-Hayy Ibn Yaqdhân et l'histoire du criticon

    Au début de notre siècle, M. Emilio garcia Gomez, professeur à la faculté des lettres de Grenade, pensait trouver un nouveau document qui compromettrait l'originalité de H.I.Y. Fortuitement, il avait mis la main sur un conte écrit en espagnol, dans les archives de la bibliothèque de Madrid, en 1929.

    Ce conte était intitulé : « historia de dhul-qurnaîn (Alexandre le Grand) et ...Cuento del Idolo, del rey y de su hija ».

    Ce récit raconte qu'Alexandre le grand, au cours d'une de ses expéditions, arrive à l'île d'Arin, où il rencontre une idole gigantesque portant une description qu'il ne peut pas déchiffrer. Il fait appel à un vieux savant qui a science des anciennes inscriptions. Il se mit à déchiffrer le contenu. C'est ainsi qu'Alexandre le grand prit connaissance de l'histoire de cette idole. Il apprit qu'elle était l'oeuvre d'un ancien roi despote dont l'histoire ressemble étrangement à celle de Hayy.

    La fille de ce roi avait fatalement conçu un enfant d'une union secrète, craignant que cela ne se sache, elle abandonna son petit à la destinée en prenant soin de le mettre dans un berceau et le remit sous la protection de son créateur en le jetant dans la mer. Poussé par les vagues, il échoua sur une île déserte. Il fût ensuite recueilli par une gazelle qui était à la recherche de son petit. Elle prit soin de lui, l'allaita et l'éduqua à survivre en développant les instincts de ses congénères.

    Vint alors sur cette île un personnage qui apprit à cet enfant le langage des hommes, leur science, leurs lois, leur histoire et celle de leur prophète; ainsi que les enseignements des religions révélées. Le récit nous fait découvrir que ce personnage était son propre père, l'amant de sa mère. Il était le Vizir du roi, mais pour des raisons politiques, il fut disgracié par le roi et contraint de s'exiler.

    Le père et le fils qui s'ignoraient leur parenté furent recueillis par un bateau qui les emmena dans le monde des hommes où ils découvrirent leur absurdité et leur incrédulité.

    En comparant les deux récits, nous demeurons assez sceptiques à croire qu'Ibn thophaïl soit réellement influencé par ce récit . Tout d'abord H.I.Y. découvre la science des hommes alors que le solitaire du conte de l'idole en eut la connaissance par l'intermédiaire de son père, ensuite aucune information n'a été donnée sur la date de parution de cet ouvrage (voir Léon Gauthier page IX, Hayy Ibn Yaqdhân OP.Cité), et donc il est difficile de parler d'une quelconque influence en l'absence d'informations précises.

    Quant à l'histoire du « criticon » de Baltaza Gracian Léon (40), il semble qu'elle est une imitation manifeste du Hayy, à en croire toujours Léon Gauthier lorsqu'il rapporte que:

    « vers le XVII° siècle parut, en langue castillane, un roman allégorique du célèbre jésuite aragonais Balthazar Gracian, intitulé EL Criticon qui, un demi-siècle plus tard, fut traduit en français. Toute la première partie de ce roman est une imitation manifeste du Hayy ibn Yaqdhân. Le sage critile, tombé d'un navire en vue de l'île de sainte-hélène, alors déserte, réussit à y aborder. Un jeune homme, qui se trouve sur le rivage, l'aide à y prendre pied. Mais il ne répond à aucune des questions de Critile : il ne connaît aucun langage; il parait cependant bien doué. Critile lui apprend à parler et lui donne le nom « d'andrenio » qui veut dire humain , parce qu'il n'avait presque d'homme que l'humanité. Andrenio lui raconte alors qui ne se connaît point de parents. Aussi loin que remontent ses souvenirs, il se voit allaité par une bête sauvage, dans une caverne de cette île inhabitée. Il raconte à Critile ses émerveillements en présence des splendeurs du ciel étoilé et des merveilles de la nature; lorsqu'un tremblement de terre ayant entrouvert la caverne, il avait pu enfin contempler le spectacle de l'univers. L'harmonie universelle l'avait élevé à la notion de Dieu. Les deux amis viennent en Europe sur un navire, et alors commence pour eux une série d'aventures lourdement allégoriques. Dans la plupart des traits qui précèdent, et dans d'autres encore que nous passons sous silence, on reconnaît une imitation indéniable du Hayy Ben Yaqdhân. Inutile d'ajouter que, malgré un fond de péripatétisme qui lui est commun avec Ibn thophaïl, l'objet essentiel de Gracian, ses préoccupations doctrinales, sont tout autres. Il ne fait oeuvre ni de savant, ni de métaphysicien, ni de mystique, mais seulement de moraliste. La pensée dominante de son livre paraît être l'opposition de l'état de nature et de l'état social : c'était l'anachronisme, on le croirait écrit sous l'influence des idées de J.J. Rousseau. »

    Parler d'influence en littérature comparée n'est pas une tâche facile surtout lorsque les deux écrivains étudiés ne vivent ni la même époque, ni sont de la même race, ni de la même religion ni de la même civilisation. La première partie du Criticon est publiée avant 1650, et le Hayy au XII° siècle, alors que la première traduction de Pococke est faite en 1671.

    Cependant, nous pouvons dire à la suite de Bakhtine que le discours de l'un rencontre le discours de l'autre dans tous les chemins qui le mènent vers son objet, il ne peut pas ne pas rentrer avec lui en interaction vive et intense.

    Pour notre part, et concernant notre corpus, Ibn thophaïl tranche sur la question en affirmant que « ce récit comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans aucun écrit et qu'on ne peut entendre dans aucun des récits oraux qui ont cours, il relève de la science cachée que seuls sont capables de recevoir ceux qui ont la connaissance de Dieu » H.I.Y.P.113 (42).

    Le lecteur désiré par notre auteur est donc bien spécifié par l'instance narrative « seuls sont capables de recevoir ceux qui ont la connaissance de Dieu » Toute oeuvre dira René Wellek est destinée à trois catégories de réception; la première comporte un lectorat désirable par l'instance, la deuxième, un lectorat indifférent et la troisième un lectorat indésirable.

    Hayy Ibn Yaqdhân vise la première et tente de réaliser avec cette réception un véritable contrat d'initiation.

    Pourtant, nous avons vu se développer tout au long des différentes réceptions un discours contraire à l'effet désiré par l'instance narrative. Les uns ont récupéré le récit à des fins argumentatives (cas de Narboni et des Quakers), les autres ont développé le «  régime du solitaire  » et ainsi permis à l'inter-textualité d'intégrer dans son univers des phénotypes du personnage mythique Hayy Ibn Yaqdhân, (cas du récit de Baltazar, El Criticon; du roman de Daniel de Foe, Robinson Crusoé et de tous les personnages que nous avons cités: Mowgli, Tarzan, Targa, Akim, Tamar, ect..

    Certes, une oeuvre écrite et publiée, n'appartient plus à son auteur, mais à la réception et à son horizon d'attente. Le cas de Hayy est assez particulier parce que sa réception dépendait fatalement de sa traduction dans les différentes langues.

    C'est donc, à ce niveau, que nous situons la perte de sens et donc de l'écart actantiel.

    6-Problématique de la traduction .

    « Traduire c'est éclairer un érudit en l'emmenant à une compréhension jugée accrue de l'oeuvre originale, par le biais de l'étrangeté et de la distance vers la culture cible » dira S.Basnett Mc Guire, mais « traduire c'est surtout reconstituer au plus près l'effet d'une certaine cause » dira aussi Paul Valéry. (43)

    C'est en effet l'éclairage de cette cause et l'effet produit sur le lecteur que nous essayerons d'étudier tout au long de notre travail. Ibn thophaïl avait, dans son introduction, averti le lecteur de la difficulté de traduire en premier lieu les sensations et les perceptions mystiques par le langage. Il dit que:

    «  le langage ne saurait le décrire, ni le discours en rendre compte; car il est d'un autre ordre et appartient à un autre monde. Le seul rapport que cet état ait un langage, c'est que, par suite de la joie et du contentement de la volupté qu'il inspire, celui qui y est arrivé, qui y est parvenu à l'un de ces états, ne peut se taire à son sujet et en cacher les secrets; il est saisi d'une émotion, d'une ardeur, d'une exubérance et d'une allégresse qui le porte à communiquer le secret de cette station en gros et d'une façon indistincte  » H.I.Y.P.2.

    El-Bisthâmi, en voulant exprimer cet état extatique a dit « louange à moi ! Combien ma gloire est grande! » . (44) El hallaj , dans son ivresse extatique a dit: «  je suis l'être véritable » .(45) Aussi, la tradition orale initiatique rapporte les paroles de el-djûnaîd (46) qui dans sa totale ivresse a dit «  celui qui est sous ces vêtements n'est autre que Dieu ».

    Tout le récit de Hayy n'est autre que l'expression littéraire des propos « hérétiques » de ses prédécesseurs dans la voie du soufisme. Du moins c'est ce que l'on a compris de ce passage cité supra. Nous parlerons dans ce cas d'autopsychégraphie, car le récit initiatique est une matérialisation linguistique de l'état de l'âme dans sa station de contemplation. Ibn thophaïl a dit dans un texte ce que ses maîtres ont dit dans une phrase. Son texte à lui est l'expression de son âme (psyché).

    Toutes les traductions ont ignoré cet aspect fondamental du récit initiatique dans la tradition théosophique de l'islam. Les traducteurs ont surtout vu le rapport entre la religion et la philosophie.

    Aborder une étude autopsychégraphique par le biais d'une traduction d'un texte qui a été initialement écrit en arabe métaphorique, et qui lui-même traduit des états extatiques pratiquement intraduisibles par les mots, comme le souligne notre auteur, est une aventure non moins délicate en littérature.

    En premier lieu, c'est le terme de « conjonction » utilisé par notre auteur qui a fait l'objet de spéculations philosophiques et qui pour notre part constitue l'effet initial demandé par l'instance narrative.

    C'est tout d'abord Léon Gauthier qui a essayé de donner une explication plus ou moins rapprochée de ce terme en rapportant que le mot « el-ittiçal » désigne chez les falâcifa, la « conjonction » avec « l'intellect actif » ou « intellect du monde sublunaire. » Chez les soufis, l'union avec Dieu. L'union mystique, dans cette vie et dans l'autre, se fait seulement avec l'intellect actif.

     Léon Gauthier, par la question qui se pose à tous les spécialistes des sciences ésotériques, ne se compromet pas dans ce discours provoqué par les soufis et renvoie à la lecture du « guide des égarés de Maïmonide « . (47).

    Il importe pour nous, de faire une correction à ce sujet qui nous semble capital pour l'étude de notre oeuvre: Le terme de conjonction utilisé par Ibn thophaïl, plus précisément désigné par le terme en arabe « wûçûl » (48) a été déjà expliqué par notre auteur qui s'en est remis à son maître Ibn Sina pour aborder cette question très délicate. Il dit :

    «  lorsque la volonté et l'exercice mystique l'on conduit jusqu'à un certain degré, il entrevoit, comme en de fugitives lueurs d'aurore, des apparitions rapides et suaves de l'être véritable, semblables à des éclairs qui verrait luire à peine et disparaître. Puis, ces illuminations soudaines se multiplient s'il persévère dans cet exercice, il devient expert à les provoquer, si bien qu'enfin elles lui arrivent sans exercice. Chaque fois qu'il aperçoit un objet, il se détourne de lui vers l'auguste sainteté pour considérer quelque chose d'elle : il lui vient alors une nouvelle illumination soudaine, et peut s'en faut qu'il ne voit l'être véritable en toute chose.

    Enfin cet exercice le conduit à un point où son état momentané se trouve en quiétude parfaite; ce qui était furtif devient habitude, ce qui était une faible lueur devient une flamme éclatante, il arrive à une connaissance stable, semblable à une société continuelle(...) son être intérieur devient un miroir poli orienté du coté de l'être véritable. Alors les jouissances d'en haut se répandent abondamment sur lui, il se réjouit en son âme des traces de l'être véritable qu'il y saisit; en cette situation, il regarde d'une part vers l'être véritable, de l'autre vers lui même, et il flotte encore de l'un à l'autre.

    Enfin, il perd conscience de lui même . il ne considère plus que l'auguste sainteté, ou s'il se considère lui même, c'est seulement en tant qu'il le considère, et c'est alors qu'à lieu l'union intuitive H.I.Y.P.5

    Remarquons que l'explication donnée par l'auteur est plus significative, elle se sépare fondamentalement de la vision philosophique qui veut lui donner un sens kabbalistique. Nous pouvons la résumer en cette phrase célèbre rapportée par le maître de la confrérie soufie de Tlemcen Sidi Benaouda Ben Mamcha (mort à Tlemcen le 23/1/I983 à l'âge de IO4 ans ) « celui qui y est arrivé, voit en toute chose Dieu, mais il Le voit éternel, quadim,  dans l'éternité même de cette chose ».

    Par conséquent tout le récit de Hayy Ibn Yaqdhân est le propre champ sémantique de la notion de « conjonction », « d'union », »d'arrivée » du « mourid », le futur initié, à l'étape finale de sa quête. Le roman d'Ibn thophaïl se propose comme un guide et un témoignage de ce parcours initiatique partagé entre le narrateur et son narrataire.

    Travailler sur le texte en arabe ou sur la traduction en français importe peu, car nous aurons travaillé dans les deux cas sur deux traductions : l'une traduit un état d'âme très complexe dans une langue purement métaphorique, l'autre traduit un univers sémantique conséquent à la première.

    Par conséquent, ce qui est à notre sens plus en conformité avec l'intention de l'auteur, c'est d'étudier cette dialectique entre l'effet et la cause, et sur le plan narratif, entre l'instance première et l'instance de la réception qui obéissent toutes les deux aux règles du contrat narratif instauré par l'auteur- narrateur. La cause qui engendre le récit est partagée entre l'instance narrative que nous avons expliquée plus haut et la demande virtuelle d'un « mûrid » c'est à dire d'un demandeur d'initiation aux secrets de la sagesse illuminative. L'effet désiré par le narrateur-initiateur est double : L'acquisition du goût et la conversion de son narrataire au soufisme. Entre ces deux effets se développe une tension didactique où les mots, les phrases, le récit perdent leur sens au profit de la signification dans une sorte d'entropie sémantique.

    Il ne s'agit pas de se disputer l'exactitude d'un mot dans la langue cible mais d'adhérer au jeu du narrateur à la lumière des connaissances sur la mystique soufie par référence aux concepts forgés dans leur propre discours.

    Expliquons que la demande virtuelle dont nous avons parlé provient de tout être qui aspire à cette quête ontologique. Hayy Ibn Yaqdhân signifie littéralement « le vivant fils du vigilant » et par métaphore, la condition humaine engendrée par la condition divine ou plus exactement «  le Prototype, fils de l'Archétype ».

    Le titre de l'oeuvre reste néanmoins très significatif et judicieusement choisi par l'auteur. Pourtant ce personnage a fait son chemin dans les différentes traditions théosophiques avant de parvenir dans le récit d'Ibn thophaïl.

    7-La Genèse du personnage.

    Hayy Ibn Yaqdhân est mis sous le patronage d'Ibn Sina, l'auteur le reconnaît lui-même (p.2), mais il affirme aussi que son récit ne figure dans aucun livre ni dans aucun des discours oraux. Par conséquent la genèse de son récit s'est faite intérieurement dans une quête de soi sous-tendue par une instance extra-textuelle: La tradition théosophique. Par contre, s'agissant des personnages, Hayy, Açal et Salaman, il y a eu certainement des emprunts mais qui ont une toute autre fonction, différente de celle donnée par Ibn Sina à ses personnages.

    Effectivement, le premier récit d'Ibn Sina porte aussi le nom de « Hayy Ibn Yaqdhân » mais sa portée didactique est toute autre que celle de notre auteur. Son histoire raconte allégoriquement le conflit manichéen entre la raison et la passion dans le théâtre des cinq sens par lesquels l'homme perçoit le monde. Son Hayy intervient dans son récit comme un guide spirituel dans le chemin des hommes. Il incarne la raison de la foi, forgée dans les principes de la vertu. Sa pédagogie enseigne à l'homme les lois de la logique et de la philosophie et l'avertit des sentiers du désir et de la passion. Il le guide à la manière d' Homère vers les vérités supérieures et les sphères lumineuses de la nature incorruptible de l'esprit.

    Le deuxième récit d' Ibn Sina porte le nom de « Salaman » et de « Açal ». Il reprend une thématique abordée dans son premier récit : le conflit manichéen entre la raison et la passion. Les deux protagonistes sont les deux personnages cités, ils sont tous victimes de la passion incarnée dans les désirs de la femme :

    «  Salaman » et « Açal » étaient des frères, l'un était marié à une femme très jolie, et l'autre, plus petit, était convoité amoureusement par cette femme. Elle s'acharna à assouvir ses désirs mais trouva en Açal une chasteté déconcertante. C'est alors qu'elle décida de réaliser son amour par astuce et perfidie.

    Elle lui présenta une amie et fit en sorte que leur union amicale débouche sur un mariage . La nuit de leur noce, avec sa complicité , elle se substitua à la mariée dans le lit conjugaL. Açal ne s'aperçut de rien car il faisait très sombre cette nuit là, mais voilà qu'un éclair inopiné illumina la chambre et fit découvrir le manège. Açal, tout confus et désemparé quitta la chambre et décida de s'éloigner de la cité. Il prit un détachement militaire et entreprit des campagnes contre les ennemis du royaume de son frère. Il crut se faire oublier ainsi, mais à son retour il vit que l'acharnement de cette femme était sans fin et s'engouffra dans une solitude sévère.

    La femme de Salaman, perdit tout espoir de la voir venir vers elle et décida de le tuer. Elle mit du poison dans un de ses repas et accomplit ainsi son forfait. Salaman, bouleversé par la mort de son frère, se délaissa du royaume et rentra dans l'ascétisme le plus sévère. Il fut éclairé dans ses prières et découvrit la vérité. Il revint à la cité et se vengea sur sa femme de la même manière qu'elle le fit pour son frère.

    Ainsi s'achève l'histoire de Salaman et de Açal d'Ibn Sina. L'explication que nous avons retenue est celle du docteur Mohammed Ghanimi (49). Il interprète les symboles développés dans ce récit de la manière suivante :

    Les personnages d'Ibn Sina représentent allégoriquement les forces manichéennes présentes en chaque être humain : Salaman symbolise l'Ego et Açal, la raison pure. La femme représente la passion. Son amie symbolise la tentation par la substitution. L'éclair dans la nuit profonde exprime l'illumination divine. Les campagnes militaires, l'exercice mystique dans l'épreuve et la souffrance sur la voie de la connaissance de Dieu. Le repas empoisonné est l'expression de la colère de l'homme et sa précipitation à acquérir, le plus vite, les biens de ce monde.

    Concernant les personnages de notre auteur, ils ont, certes, une fonction allégorique dans le récit, mais diffèrent méthodologiquement dans leur fonction aussi bien dans le projet narratif que dans la tradition théosophique de l'islam.

    Ils sont l'expression sémantique et actancielle de la psyché de l'auteur qui tente dans son récit de donner à son expérience individuelle des perspectives collectives. D'où, cette fonction initiatique que nous essayerons de développer tout au long de notre étude.

    Hayy Ibn Yaqdhân fonctionne comme le personnage polaire, « qûtb », il est aussi bien le centre convergent que divergent de la dynamique narrative. Il engage le récit infini dans une quête infinie. Dans la tradition théosophique, il est l'expression de cette formule rapportée par la tradition orale : « ce que tu demandes est toujours devant toi", «inna `ladi t'tloubouhou amâmek», cette formule indique que l'initiation n'est jamais terminée; le personnage ne termine jamais sa genèse, il ne s'accomplit jamais définitivement. A chaque fois qu'il atteint une station, il en voit une autre plus belle et plus noble. A la différence des personnages d'Ibn Sina, il n'exprime pas un rapport manichéen où des forces contraires sont mises en présence, il tend vers une unité indivisible, c'est le personnage à sens unique qui réalise une sorte d'osmose actancielle dans le sens inverse. Il est en état de concentration continuelle et absorbe tout dans son itinéraire. Tous les actants fournis par le narrateur finissent par perdre leur fonction au profit de sa survie dans le récit, de sa genèse intra-textuelle, il redevient continuellement le personnage en genèse dans l'écriture.

    8-Le personnage en genèse

    Ibn thophaïl fait naître son personnage dans un univers mythique. Il rapporte dans son récit deux versions relatives à cette naissance: la première développe la thèse de la naissance spontanée à partir de l'argile en fermentation dans une île en Inde nommée « Waq Waq ». Cette région, rapporte l'auteur, est située sous l'équateur et sous l'influence du quatrième climat (50).

    Quant à sa deuxième naissance, « on » rapporte qu'en face de cette île il y avait un roi  hautain  et  jaloux . Ce roi avait une soeur qu'il empêchait de se marier. Or, elle avait un voisin du nom de Yaqdhân, qui l'épousa secrètement. De cette union est né un garçon. Craignant le scandale dans sa famille et surtout la colère de son frère, elle le livra aux flots en prenant soin de le mettre dans un coffre. Il fut emporté par le courant jusqu'aux rivages d'une île voisine. Il fut miraculeusement poussé par les vagues vers un fourré et, le reflux permit au coffre de demeurer dans un coin isolé à l'abri du flux et des intempéries.

    Ses cris parvinrent aux oreilles d'une gazelle qui avait perdu son faon, elle suivit la voix croyant que c'était son petit et découvrit la créature. Prise d'affection pour lui, elle l'allaita et prit soin de lui jusqu'au moment où il parvint à sortir du coffre et la suivre dans les entrailles de l'île pour recevoir l'éducation animale parmi les congénères de sa mère adoptive.

    A partir de là, l'auteur développe les attributs de son personnage dans un espace-temps de sept cycles:

    8-I - Le cycle de l'animalité

    Ce cycle est introduit dans/ par la dynamique narrative par les cris de l'enfant qui s'apparentent avec les cris du petit de la gazelle. Ces attributs sonores catalysent la première transformation narrative:

    « il reproduisait de même, avec une grande exactitude, tous les chants d'oiseaux ou cris d'autres animaux qu'il entendait. Mais les cris qu'il reproduisait surtout, c'étaient ceux de la gazelle qui demande du secours, ou qui veut rentrer en relation, ou qui désire quelque chose, ou qui cherche à éviter un danger; car les animaux, pour ces occasions différentes, ont des cris différents » H.I.Y.P.29.

    Le narrateur place son héros dans le règne animal pour l'initier aux valeurs de la nature sans ambition de domination sur elle.

    Nous avons appelé ce cycle, l'âme animale par référence au discours soutenu par les « frères de la pureté » (51) qui alimentait durant des siècles l'univers du discours ésotérique dans la tradition théosophique de l'islam. Hayy est en état de survie corporelle, il apprend par les facultés de son âme animale à se préserver des facteurs extérieurs, comme l'étudie Yves Marquet dans sa thèse:

    « la conservation du corps, et il est important de souligner que tous les plaisirs éprouvés par les âmes animales (de même que les douleurs), les plaisirs des sens comme celui de la vengeance, sont corporels, en ce sens qui sont éprouvés par l'âme mais par l'intermédiaire du corps. Ils restent corporels non seulement lorsque les sens sont au contact direct des choses, mais même lorsque ensuite, ces choses étant hors de portée des sens, l'âme se les rappelle, c'est à dire quand elle voit leur dessin imprimé dans l'essence, comme le sceau dans la cire » (52).

    Son initiation dans le règne animal le place dans une station noble où il parvient à réaliser les fonctions angéliques tel que le souligne encore Ives Marquet en disant qu' « il s'agit pour les animaux d'une fonction, d'un devoir pénible à accomplir que Dieu leur a imposé : être soumis à l'homme pour l'aider dans sa remontée.

    C'est cette abnégation dans l'accomplissement de ce devoir qui est exprimée de la façon suivante : dans leur « cercle » (hiérarchique d'ici bas), l'échelon des animaux est le même que celui des hommes qui, dans le monde des sphères célestes, se prosternent devant Dieu, et, est équivalent à celui des rois et des chefs dans le monde de l'homme. « Les âmes qui sont en eux font des actes analogues à ceux des êtres spirituels du monde des sphères, habitants des cieux » (53)

    Ce cycle s'achève lorsque Hayy eut l'âge de sept ans (H.I.Y.p.30 ). Vers la fin de ce cycle, il réalise aussi sa supériorité sur les animaux. Il comprit que « sa main avait sur leur membres antérieurs une grande supériorité, puisque, grâce à elle, en couvrant ses parties honteuses et en se faisant des bâtons pour se défendre, il lui était possible de se passer de queue et d'armes naturelles ».H.I.Y. p.30.

    Son prochain cycle débute avec la mort de la gazelle qui l'avait adopté. Son âme animale est initiée et sa « main » introduit une autre transformation narrative: Le cycle de la corporéité.

    8-2- le cycle de la corporéité.

    Le cycle de la corporéité est en fait le prolongement de celui de l'animalité. De la corporéité des sons qui ont introduit notre héros dans le règne animal, il évolue dans la corporéité des formes et des attributs. Le rapport entre la modalité statique et celle dynamique est catalysé par un sentiment fort que le narrateur a pris soin de distribuer tout au long du récit en disant:

    « quand il la vit dans cet état, le jeune garçon fut saisi d'une émotion violente; et, de douleur, peu s'en fallu que son âme s'exhalât. Il l'appelait avec le cri auquel, lorsqu'elle le lui entendait pousser, elle avait coutume de répondre, ou bien en criant de toutes ses forces, mais sans constater en elle ni mouvement ni changement. Il lui examinait les oreilles et les yeux sans y trouver aucun dommage apparent; il examinait de même tous ses membres sans en trouver aucun qui fût endommagé. Il désirait ardemment découvrir la place du mal pour l'en délivrer, afin qu'elle revint à l'état où elle se trouvait auparavant mais rien de tel ne s'offrait à lui, et il était impuissant à lui porter secours »H.I.Y.p.37

    La dynamique narrative qui permet au récit de se réaliser continuellement de cycle en cycle, de transformation en transformation, et donc d'une quête initiale à des quêtes secondaires, est alimentée par deux champs lexico-sémantiques: celui de la douleur et celui de l'absence. Ce sentiment face à la mort, cet état d'impuissance face à l'inertie fonctionne par / pour la quête de cette absence. Nous développerons cette étude lorsque nous étudierons dans notre troisième chapitre l'aspect de l'entropie sémantique et actancielle par comparaison avec l'étude menée par Tzvetan Todorov, la quête de Grall (54).

    La quête de l'absence introduit dans l'univers mental de notre héros le discernement et la différenciation. Ce qui lui permettra aussi de s'affranchir du cycle de l'animalité. Il ne la voit plus comme constitutive de son identité. La corporéité dans le processus génétique du roman constitue la « chair » du récit. Sa consistance sur le plan fictionnel forme ce que nous avons appelé la psyché du narrataire.

    L'auteur s'écrit et écrit ainsi ce que lui dicte l'instance narrative L'histoire et le discours absolu dont l'enjeu capital sera l'homme et sa destinée. L'astuce de notre auteur est de remettre entre les mains de la littérature ce qui était entre les mains des philosophes. Il évite ainsi le procès de la religion mais tombe sous une autre inquisition, celle de la critique littéraire. Le narrateur est conscient de cette aventure et prend soin d'avertir son narrataire. Et l'auteur est convaincu de son état mais ne prend aucun soin pour exclure le 1/3 déjà exclu.

    Concernant H.I.Y et son éducation cyclique, la corporéité se manifeste sur le plan lexical par la récurrence des mots qui expriment cette notion du vide plein : « il se bouchait les oreilles », « il fermait les yeux », « à l'intérieur du corps », les cadavres des bêtes, « le crâne », « la poitrine », « le ventre », H.I.Y.p.32.

    Cette longue prospection anatomique qu'entreprend Hayy construit la corporéité extra-textuelle sur le plan de la référence ontologique, et la corporéité du personnage fictif sur le plan de la création romanesque. C'est la corruption de ses deux corps qui va réaliser la conjonction avec le cycle suivant : « le corps entier lui parait vil et sans valeur auprès de cette chose qui, selon ses convictions, y demeurait un temps et le quittait ensuite. Il concentra donc uniquement ses réflexions sur cette chose »H.I.Y.p.37. Ainsi s'achève le cycle de la corporéité et commence le cycle de l'âme.

    8-3- Le cycle de l'âme.

    Introduit par la découverte du feu et sa fonction dans la sphère de la corporéité, ce cycle dont la relation est conjonctive va permettre tant au personnage qu'au récit de passer à la deuxième instance narrative, celle du narrateur initié.

    La voix de l'instance narrative se constitue dans un espace mythique; « un jour », et introduit la transformation de l'instance suivante : «  »un jour, il arriva que le feu prit dans les broussailles de férule par voie de frottement. Quand il l'aperçut, ce fut pour lui un spectacle effrayant, un phénomène de nature inconnue, il s'arrêta longtemps devant lui, saisi d'étonnement, mais il ne se lassa pas de s'en approcher. Il constata la lumière éclatante du feu, son action irrésistible, par laquelle il se communiquait à tout objet auquel il se rattachait, et le convertissait à sa propre nature  »H.I.Y.p.38.

    La voix narrative du narrateur initié est identifiée par la structure « et le convertissait à sa propre nature ». N'est-ce pas l'intention de l'auteur de convertir son lecteur au soufisme? Afin de ne pas tomber dans la pure spéculation littéraire, nous croyons à la formule de Grémas « tout ce qui est noté est notable ». Par la même formule, nous dirons que le narrateur initié, par effet de sens, ne laisse rien au hasard et n'annonce rien au dépourvu.

    Ce cycle a une double fonction : initier le personnage et par la même le narrataire. De la même manière que l'initiation a besoin de mots, l'âme à besoin du corps pour se réaliser. Cette appréhension, nous l'avons retrouvée dans le discours platonicien d'Ibn Sina, l'un des maîtres à penser de la mystique musulmane. Il dit à ce sujet que:

    «  l'âme prise en elle même est dégagée de la matière. Mais la perfection de son essence (...) est encore à réaliser; c'est pourquoi, il ne s'agit point d'une descente de l'âme dans le corps à la suite d'une faute antérieure, comme dans le mythe platonicien; elle a besoin du corps, pour s'y enrichir d'abord, le dépasser ensuite. Le corps est son instrument, elle en est la forme » (55). Pour notre part nous dirons à la suite de cette approche que le récit initiatique a besoin des mots parce qu'il est la forme de la psyché du narrateur-auteur initié.

    Avec le cycle du feu, Hayy avait atteint l'âge de vingt et un an, son troisième septénaire lui permit d'aboutir à la conclusion suivante : « il examine tous les corps, soit inanimés soit vivants, et vit que l'essence des uns et des autres est composée de l'attribut corporéité et de quelque chose qui s'ajoute à la corporéité, que cette autre chose qui s'ajoute à la corporéité, que cette autre chose soit unique ou multiple; et ainsi les corps dans leur forme lui apparurent dans leur diversité.

    Ce fut pour lui la première apparition du monde spirituel, puisque ces formes ne peuvent être saisies par les sens, mais seulement un certain mode de spéculation intellectuelle. Il lui apparut en particulier que « l'esprit animal », logé dans le coeur, (...) doit nécessairement avoir aussi un attribut surajouté à la corporéité, qui le mettre en état d'accomplir ces actes admirables.(...) cet attribut est sa forme, la différence spécifique par laquelle il se distingue de tous les autres corps, et c'est lui que les philosophes désignent sous le nom d'âme » H.I.Y.p.50.

    Notons ici la correspondance de la vision de notre auteur avec celle d'Ibn Sina soulignée supra. Ce qui confirme notre thèse sur l'instance du discours théosophique qui dicte ses volontés au narrateur initié. (Bien que notre auteur classe son maître Ibn Sina parmi les philosophes et non parmi les véritables soufis).

    L'initiation dans le cycle de l'âme est donc l'initiation dans la corporéité du récit puisqu'il est l'enveloppe linguistique de la psyché et son arrivée dans la sphère de l'âme universelle.

    Soulignons que nous avons préféré nommer ces stations, des cycles, parce que nous considérons que le personnage initié, une fois accomplis les sept cycles, peut revenir à l'une des stations pour initier ceux qui désirent traverser les étapes de chaque itinéraire connu par le narrateur initié. C'est pourquoi ce même narrateur s'applique à ne rien laisser au hasard sachant que son narrataire doit s'identifier à chaque station de contemplation.

    Le cycle de l'âme s'achève lorsqu'il comprit que «  ce qu'il possède dans son essence est plus grand que tout cela, plus parfait, plus achevé, plus beau, plus éclatant, plus durable, sans proportion avec le reste. Il ne chercha que cet attribut dans toutes ses formes les plus parfaites; et il vit que toutes lui appartiennent, découlent de lui, et qu'il en est plus digne que tous les êtres qui en sont doués en dehors de lui. Il rechercha d'autre part toutes les formes de défectivité, et vit qu'il en est exempt et affranchi » H.I.Y. p67.

    Au bout de sa quête, il arriva à l'idée de Dieu car il comprit que la corruption ne peut l'atteindre; la notion de défaut est pour lui celle de pur non-être (p.67). La voix du narrateur initié apparaît alors que le personnage avait accompli son cinquième septennal, c'est à dire à l'âge de trente-cinq ans:

    « et comment le non-être aurait-il quelque lien ou quelque mélange avec celui qui est être pur, l'être dont, par essence, l'existence est nécessaire, qui donne à tout être existant l'existence que cet être possède; hors duquel il n'y a pas d'existence, qui est existence, la perfection, la plénitude, la beauté, la splendeur, la puissance, la science, qui est lui? « Tout est périssable excepté sa face » (56) H.I.Y. p.68.

    Cette voix supérieure au récit, nous l'entendons par la complexité de son discours purement ésotérique, elle réapparaît, nous le verrons, à chaque fois que le narrateur est absorbé par des explications d'ordre métaphysique et s'éloigne du projet dicté par les intentions initiatiques de l'auteur.

    Arrivé au terme de son troisième cycle, Hayy connut l'existence de cet être stable et eut la certitude que son existence n'a pas de cause, mais en est la cause directe. Il comprit aussi qu'il ne peut percevoir son essence par l'intermédiaire de ses facultés sensitives, ni l'ouïe, ni la vue, ni l'odorat, ni le goût, ni le toucher, ne peuvent le renseigner sur sa véritable nature car ils ne peuvent percevoir que les sons, les couleurs, les odeurs, les saveurs, les températures, la dureté et la mollesse, le rugueux et le lisse; de même la faculté imaginative n'atteint que ce qui a longueur, largeur et profondeur. « Tous ces objets de perception sont des propriétés du corps, et les sens ne peuvent rien percevoir d'autres, parce qu'ils sont des facultés répandues dans le corps, et divisibles suivant leur division : « aussi ne perçoivent-ils que des corps, susceptibles de division  »p.68).

    De cette incapacité de percevoir l'essence de l'être par les sens divisibles, sa quête le mena vers la recherche de l'un et indivisible par d'autres facultés non sensitives et non imaginatives, elles seront d'ordre intuitif.

    Il observa les astres et les sphères célestes et vit en eux des propriétés stables et intelligibles mais les considéra eux aussi comme des corps corruptibles. Il arriva à la conclusion suivante :

    « par la partie la plus noble de lui même, qui lui donnait la connaissance de l'être nécessaire, il avait quelques ressemblances avec cet être, en tant que cette partie noble était exempte des attributs corporels Comme l'être nécessaire en est exempt. Il y avait donc aussi l'obligation pour lui de travailler à acquérir lui-même ses qualités à tout point de vue où cela était possible, de prendre son caractère, d'imiter ses actes, de s'appliquer avec zèle à l'accomplissement de sa volonté, de s'abandonner à lui, d'acquiescer à tous ses décrets de tout coeur, extérieurement et intérieurement, au point de s'en réjouir , fussent-ils pour ses corps une cause de douleur, de dommage et même de destruction totale » H.I.Y.p.77.

    C'est dans l'instance de cette nouvelle attitude narrative que débuta la quête de l'essence et par la même la quête du récit.

    8- 4- le cycle de la quête de l'essence .

    La première initiation de Hayy dans le cycle de la corporéité puis de l'âme s'achève dans les limites de ce que le discours philosophique et religieux puissent atteindre. Au delà tout est pure spéculation et métaphore sous-tendus par la simple intuition littéraire.

    Nous expliquons cette intuition littéraire par le mode spéculatif de l'écriture. Car dans la tradition mystique, rappelons que la quête de l'essence ne se fait que par les exercices mystiques dont l'abstinence, la danse mystique, la marginalisation et l'écartement le plus sévère de l'univers des sens. Or il s'agit ici d'un simple récit qui ne peut rendre compte de cette quête puisqu'elle relève du domaine de la contemplation extatique en dehors du champ de la langue.

    La quête de l'essence n'est pas une pratique mystique propre aux soufis; elle fut depuis des millénaires, la pratique des hommes de culte quelle que soit leur croyance. Les exercices spirituels nous sont définis par Aldous huxley:

    « tous les rites, les sacrements, les cérémonies, les liturgies tout cela fait partie du culte public, ce sont des procédés au moyen desquels les membres individuels d'une assemblée de fidèles se voient rappeler la véritable nature des choses et leurs rapports convenables, les uns envers les autres, envers l'univers et envers Dieu. Ce qu'est le rituel au culte public, les exercices spirituels le sont à la dévotion privée. Ils sont des procédés que doit utiliser l'individu solitaire lorsqu'il pénètre dans son cabinet, ferme la porte, et fait des prières à son père, en secret » (57)

    Quant à Bayazid de Bistum, il définit ces procédés à la lumière de ses expériences personnelles en disant : « pendant douze ans, j'ai été le forgeron de mon âme. Je l'ai mise dans la fournaise de l'austérité et brûlée au feu du combat, je l'ai posée sur l'enclume du reproche, et je l'ai frappée avec le marteau du blâme, jusqu'à ce que j'ai fait de mon âme un miroir »(58).

    La symbolique du miroir est reprise par Ibn thophaïl. Elle représente l'univers spécifique de l'initié en l'absence de référents linguistique dénotés. Hayy Ibn Yaqdhân dans sa quête de l'essence se rend compte qu'il ne peut appréhender les vérités que par les reflets de sens qu'elles donnent. Le narrateur explicite métaphoriquement la théorie des miroirs dans ce passage où il dit:

    « il vit aussi que la sphère suivante, la sphère des étoiles fixes, possède une essence exempte de matière également, et qu'il n'est pas l'essence de l'unique, du véritable, ni l'essence séparée qui appartient à la sphère suprême, ni la seconde sphère elle même, ni quelque chose différent des trois, mais qui est comme l'image du soleil reflétée dans un miroir qui reçoit par réflexion l'image reflétée par un autre miroir tourné vers le soleil. Et il vit que cette essence possède aussi une splendeur, une beauté et une félicité semblables à celle de la sphère suprême. Il vit de même que la sphère suivante, la sphère de saturne, a une essence séparée de la matière, qui n'est aucune des essences qu'il avait perçues ni quelque chose d'autre, mais qui est comme l'image reflétée du soleil, reflétée dans un miroir qui réfléchit l'image reflétée par un second miroir qui réfléchit l'image reflétée par un troisième miroir tourné vers le soleil. Il vit que cette essence possède aussi une splendeur et une félicité semblables à celle des précédentes.

    Il vit que chaque sphère possède une essence séparée, exempte de matière, qui n'est aucune des essences précédentes, ni cependant quelque chose d'autre, mais qui est comme l'image du soleil réfléchie de miroir en miroir suivant les degrés échelonnés de la hiérarchie des sphères, et que chacune de ces essences possède en fait de beauté, de splendeur, de félicité et d'allégresse ce qu'aucun oeil n'a vu, qu'aucune oreille n'a entendu, qui ne s'est jamais présenté au coeur d'un mortel »(59) H.I.Y.p.93.

    La récurrence des termes « miroir », « splendeur », « beauté », « félicité » transpose le lecteur dans un univers sémantique esthétique mais ne rend pas compte de la nature de l'objet quêté : l'essence. Cette stratégie de cette distribution lexicale ne permet que la répartition des sèmes constitutifs de notre personnage en genèse.

    Toutefois, le narrateur, conscient de son impuissance à décrire l'objet, s'en remet à l'instance première dans un jeu de tension discursive: un rapport de force s'installe entre la théosophie et la littérature; tantôt la diégèse s'engouffre dans un débat métaphysique, tantôt le narrateur redresse le récit au profit de la littérature en remettant en place un « il », « là-bas » et « autrefois »: «  il persévéra dans ses efforts pour arriver à l'évanouissement de son soi » ( p.86 ), «   or, il était arrivé à posséder la connaissance : il possédait l'essence » (p.89), « il vit là d'autres essences apparaître puis s'évanouir, se former puis se dissoudre »(p.95) et ainsi de suite.

    Mais lorsque c'est le discours théosophique qui prend le dessus, c'est la présence d'un « je », « ici » et « maintenant » qui alimente le récit : « par le mot coeur, je n'entends point l'organe corporel, ni l'esprit logé dans sa cavité, mais la forme de cet esprit »(p.87) « toutefois, nous ne te quitterons pas sans te donner, sur les merveilles qu'il perçut en cette station, quelques indications sous forme allégorique et non en frappant à la porte de la vérité «( p.85 )..

    Cette tension discursive nous permet de dire que le récit initiatique d'Ibn thophaïl se réalise dans une interaction discours- récit ou plus exactement le discours théosophique dans le récit de fiction.

    Quant à la fonction conative du « tu » que le narrateur emploie souvent, elle permet la jonction des deux formes dans un « je-il », « ici -là-bas », « autrefois-maintenant ». Cette technique narrative donne au récit un caractère d'authentification du dire; elle permet à l'auteur d'investir sa psyché et de réaliser son projet d'écriture, tout en permettant à l'instance narrative de dicter ses intentions.

    Si notre auteur avait engagé son récit uniquement dans l'une ou l'autre forme, l'échec serait évident car d'une part, il aurait signé son arrêt de mort par le simple discours théosophique; c'est ce qu'il advint à El-Halladj qui fut décapité puis brûlé pour avoir engagé un tel discours. Et d'autre part, s'il avait engagé le simple récit de fiction sans l'authentifier par le discours de ses prédécesseurs, il échouerait à son projet initial et ainsi son récit n'aura pas survécu et suscité tant de débats et de commentaires, puis arrivé jusqu'à nous.

    C'est donc la littérature qui sauve la connaissance, d'où sa fonction heuristique. De sa quête, il ne lui reste que les mots qui donnent la substance au récit dans une sorte de défi puisqu'il a dit, rappelons-le: « la langue ne saurait le décrire ni le discours en rendre compte « p.2.

    L'auteur engage un contrat de lecture sans donner des garanties d'une réceptivité évidente en disant que son récit » s'en distingue seulement par une plus grande clarté, et parce que l'intuition s'y produit avec une qualité que nous appelons force par pure métaphore, faute de trouver, soit dans la langue générale, soit dans la terminologie technique, des mots propres à rendre la qualité avec laquelle se produit cette sorte d'intuition »H.I.Y.p 4.

    Cette investigation, appelée force par pure métaphore, soulignée par l'auteur, nous transpose dans l'espace derridien où « la forme fascine quand on a plus la force de comprendre la force en son dedans »(60)  . La quête de l'essence est en fait celle de l'essence des mots et non celle de Dieu. Le récit initiatique ne peut fonctionner que dans cet univers. Toute réalité en dehors de cela n'est que faible spéculation littéraire.

    Ainsi l'univers de la langue est introduit par le narrateur dans une symbolique hyper-mystique avant de faire initier son personnage à la langue des profanes :  » cette essence possède « soixante dix mille visages, dont chacun a soixante dix milles bouches, munies chacune de soixante dix milles langues avec lesquelles chaque bouche loue l'essence de l'un, du véritable»H.I.Y.p.94.

    C'est alors qu'intervient le cycle du langage, car, jusque là, Hayy Ibn Yaqdhân ne savait ni lire ni écrire, ni même parler la langue des hommes si ce n'est les sons qu'il prononçait en imitant les animaux et qui lui permettait de communiquer avec eux.

    8-5 - Le cycle du langage.

    Ce cycle introduit la dynamique de l'échec de Hayy à pouvoir initier les hommes à la connaissance intuitive. La transformation narrative qui engage ce conflit entre la langue exotérique et l'intuition ésotérique intervient avec la venue d'Açal dans l'île de Hayy.

    Il lui enseigna le langage en « lui montrant les objets mêmes en prononçant leurs noms; il les lui répétait en l'invitant à les prononcer. Celui-ci les prononçait à son tour en les montrant. Il arriva de la sorte à lui enseigner tous les noms, et petit à petit il parvint, en temps très court, à le mettre en état de parler » H.I.Y.p.105.

    Toute la dynamique du récit est engagée à ce niveau et provoque aussi sa perte car il réalise la disjonction de Hayy avec ses semblables et donc du discours ésotérique avec le discours exotérique.

    Dans la tradition soufie, il nous est arrivé de visiter l'un des plus grands maîtres de la mystique musulmane, Sidi Benaouda (cité supra) et nous lui avons posé cette question : Quelle est la fonction du langage dans l'initiation du « mûrid », c'est à dire celui qui demande son initiation par un maître ?

    Il nous répondit que: « la langue est un des voiles les plus sombres de l'essence de la connaissance, mais elle nous permet au moins de nous référer au sens par simple allégorie », puis d'ajouter que: « la vérité est muette et aveugle ».

    Ces propos recueillis au sein même de la confrérie soufie d'obédience Chadouliya (62) nous permettent de comprendre la vision mystique qui a permis à notre auteur de reprendre ces « waridat » (63) et ainsi de les exprimer sous la forme métaphorique dans son récit.

    Concernant les voiles qui occultent la vérité, le narrateur de Hayy en fait part dans le récit, premièrement par l'intrusion de l'homme dans l'univers muet de Hayy ibn Yaqdhân. Le narrateur rapporte que Hayy qui avait déjà atteint le bonheur et l'extase sublime dans sa parfaite solitude: « il ne quittait sa caverne qu'une fois par semaine pour prendre la nourriture qui se présentait à lui » p.102. Il aperçut Açal lors d'une de ses sorties nécessaires, il entendit sa voix implorer son seigneur dans ses prières car le narrateur nous dit qu'Açal était venu dans cette île pour fuir les hommes et rechercher la vérité puisque les hommes de son époque l'en empêchaient par leur répugnance à la spéculation intuitive sur les questions de Dieu.

    Hayy se détourna de ses visions extatiques à cause de l'intrigue que lui donnait la présence de cette créature qu'il n'avait jamais vue auparavant sur l'île mais qui l'attirait curieusement de par sa ressemblance avec lui. Açal qui fut pris d'effroi à la vue de ce sauvage, prit la fuite mais fut vite rattrapé par l'homme-animal. Il comprit qu'il ne lui voulait aucun mal et essaya de lui parler.

    «Açal avait appris la plupart des langues, et il y était expert. Il adressa donc la parole à Hayy ibn Yaqdhân, et lui demanda des renseignements sur lui, dans toutes les langues qu'il connaissait, s'efforçant de se faire comprendre de lui, mais en vain; Hayy dans tout cela admirait ce qu'il entendait, sans en saisir le sens, et sans y voir autre chose que l'affabilité et le bon accueil. En sorte que chacun d'eux considérait l'autre avec étonnement.(...) mais l'intuition extatique ne lui revenait pas promptement, il jugea bon de demeurer avec lui dans le monde de la sensation jusqu'à ce que, ayant approfondi son cas, il ne restât plus en son âme aucune curiosité à son endroit, ce qui lui permettrait alors de revenir à sa station sans que rien vînt l'en distraire. De son côté Açal, voyant qu'il ne parlait point, fut rassuré touchant les dangers qu'il pouvait faire courir à sa dévotion; il espérait lui enseigner le langage, la science, la religion, mériter là une des plus grande récompense et s'approcher de Dieu davantage

    Par la langue chacun eut connaissance de la science que possédait l'autre, et ce fut aussi pour Açal un renforcement de sa foi envers Dieu et ses prophètes. Les yeux de son coeur s'ouvrirent, le feu de sa pensée s'alluma; il voyait s'établir la concordance de la raison et de la tradition; les voies de l'interprétation allégorique s'offraient à lui; il ne restait plus dans la voie divine rien de difficile qu'il ne comprit, rien de fermé qu'il ne s'ouvrit, rien d'obscur qui ne s'éclaircit : il devenait un de ceux qui savaient comprendre. Dès lors, il considéra Hayy ibn Yaqdhân avec administration et respect; il s'attacha à la servir, à l'imiter, à suivre ses indications pour les oeuvres, instituées par la loi révélée, qu'il aurait l'occasion d'accomplir, et qui avait apprises dans sa religion » H.I.Y.p.107.

    La science qu'avait reçue Açal de Hayy était salvatrice pour son âme, mais celle reçue par Hayy de la tradition religieuse des hommes ne l'était point puisque, lorsqu'il accompagna son nouvel ami dans l'île voisine pour leur enseigner les voies de la spéculation intuitive:

    « il comprit, avec une certitude absolue, que les entretenir de la vérité pure était chose vaine, qu'arriver à leur imposer dans leur conduite un niveau plus relevé était chose irréalisable (...) qu'il y a des hommes pour chaque fonction, que chacun est plus apte à ce en vue de quoi il a été créé » H.I.Y.P.112.

    La disjonction avec le langage exotérique installe le récit de Hayy dans un univers privilégié où le narrataire est contraint lui aussi de sortir de cet espace linguistique traditionnel pour rejoindre la seule signifiance de l'oeuvre en dehors des contraintes lexicales car, nous l'avons dit, le récit initiatique s'engage dans la quête de l'essence des mots et non celle de Dieu.

    La synthèse de ces cinq cycles constitue le personnage archétype qui a science de tout mais dont l'univers reste clos. Il arrive dans une station inaccessible aux non initiés car il devient l'être non pénétrable mais qui pénètre toute chose dans une sorte de conjonction avec l'être nécessaire c'est à dire Dieu.

    Toutefois la nature de cette conjonction est indéfinissable, alors comment aurait-elle lieu dans la littérature puisque ce n'est qu'un roman allégorique ?

    8-6- Le cycle de la conjonction.

    S'agissant d'un récit de fiction, la conjonction ou l'union avec Dieu ne peu7t se réaliser et avoir un sens dans la littérature que si nous la concevons dans son aspect esthétique.

    Sur le plan thématique et par référence à la tradition théosophique, le narrateur de Hayy authentifie son dire par le discours extra-textuel en rapportant l'explication d'Ibn Sina (p.5). Nous avons abordé cette notion lorsque nous avons étudié le problème de la traduction (supra). Rappelons pour le besoin de notre cause, que cette notion très complexe est très réprimée par la doxa religieuse. Elle fut la cause de l'exécution de plusieurs mystiques condamnés pour avoir osé théophaniser leur moi .El Hallaj fut décapité puis brûlé pour avoir prononcé ces paroles : « je suis l'être véritable et ce que vous adorez est sous mon talon »

    La tradition rapporte qu'il avait dit ces propos dans un état de parfaite conjonction, elle explique par la bouche de Sidi Benaouda (64) que El hallaj était arrivé à une union telle avec Dieu qu'il s'est substitué à lui par amour et parla par sa langue aux hommes afin de valider la wilaya, c'est à dire la sainteté de son sujet.

    L'orthodoxie musulmane condamne radicalement cet état d'adoration et le considère comme la plus grande et la plus dangereuse hérésie. La raison est qu'elle ne peut concevoir l'idée que l'homme puisse s'attribuer les fonctions divines ni que Dieu puisse s'exprimer par la bouche d'un mortel. C'est pour cette raison qu'Ibn thophaïl s'est réfugié dans le discours littéraire et ainsi exprimer autrement sa conjonction à lui.

    D'autres mystiques préfèrent l'exprimer dans la poésie, comme celle de Sidi Ahmed El Alaoui où il dit à propos de sa conjonction :

    « Dans la lune de l'obscurité,

    brille la lumière du soleil.

    je suis de ses branche et Il est ma racine

    nos intelligences, de l'amour enivré,

    nous feraient croire fous,

    pourtant fous nous ne sommes;

    tu nous vois parmi les hommes,

    mais nous ne sommes pas ce que tu vois,

    car, par-delà les cimes les plus hautes,

    resplendissent nos esprits.

    Une intelligence nous est propre,

    joyau sans défaut,

    d'une beauté incomparable,

    qui ne perçoit que Dieu. 

    Ne serait-ce qu'une lueur,

    c'est le lien qui relie.

    O gens, vous êtes les bienvenus,

    les élus de votre seigneur,

    les oeuvres de son art,

    créés parfaits pour lui,

    il vous favorisa en dévoilant pour vous la lumière de sa face.

    Quelle gratitude peut rendre grâce

    de l'infini? Ayez pourtant toute la gratitude

    dont vous êtes capables ». (65).

    Ou encore dans la philosophie éternelle « philosophia perennis » d'Aldous Huxley, cette conjonction est expliquée par les termes: « tu es cela » « contemple l'Un, seul en toute chose » Dieu au-dedans et Dieu au-dehors »:

       «  Il y a un chemin pour atteindre la réalité dans et à travers l'âme, et il y a un chemin pour atteindre la réalité dans et à travers le monde. Que le but final puisse être atteint en suivant l'un ou l'autre chemin, à l'exclusion de l'autre, c`est la chose douteuse, le troisième chemin, le meilleur et le plus difficile, est celui qui mène au fondement divin simultanément chez celui qui perçoit et chez celui qui est perçu » (66).

    Aussi dans la mystique comparée nous avons retrouvé cette notion de la conjonction chez les bouddhistes, elle exprime de la même manière l'idée de la fusion entre Dieu et l'homme :

    « l'esprit n'est autre que le bouddha,

    et le bouddha n'est autre que l'être sentant.

    Quant l'esprit prend la forme d'un être sentant,

    il n'a subi nulle diminution;

    quand il est devenu un bouddha,

    il n'a rien ajouté à lui même

    ( Huang Po) (67)

    Quant à notre auteur, ce qui a été exprimé sous forme poétique ou sous forme de citation de sagesse, il l'a exprimé sous forme d'un roman allégorique soutenu par un récit initiatique et autopsychégraphique. Les personnages et les événements sont les structures conjonctives des états de contemplation du narrateur-initié :

    « au sommet de son ascension, l'initié ou gnostique (`arif) atteint un état stable ou « l'intime de l'âme » (sirr) devient « un miroir poli orienté vers la vérité première. Au premier temps, le « arrif » regarde tantôt son âme (le miroir) où il reconnaît les traces de la vérité, tantôt Dieu lui même (l'objet reflété), et va ainsi de l'un à l'autre. Au deuxième temps, il perd de vue le miroir (son âme, son soi) pour ne plus voir (reflété) que la majesté divine » Et même s'il jette un coup d'oeil sur son âme, c'est en tant qu'elle est en train de regarder (de s'offrir à Dieu comme un miroir), et non en tant qu'elle est embellie. là, se réalise l'union, « wûssûl » dira Ibn Sina à propos de la transcription de cet état aussi bien sur le plan de l'exercice mystique que celui de l'écriture.(68)

    A la suite de cette explication plus ou moins ésotérique d'Ibn Sina, nous dirons, pour notre part, concernant la conjonction de la psyché avec l'écriture qu'au sommet de la création littéraire, dans cet espace-temps mythique, le narrateur-auteur atteint un espace sémantique ou plutôt esthétique où l'intime de son écriture devient un spéculum orienté vers la poéticité du langage. Au premier temps le narrateur regarde tantôt les mots où il reconnaît les traces de sa psyché, tantôt l'instance suprême narrative que nous avons expliquée plus haut et qui représente toute la tradition théosophique de l'islam, tantôt les deux à la fois et donc le récit prend l'allure d'un congrès de philosophes.

    Au deuxième temps, il perd de vue les mots pour ne plus considérer que le discours théosophique. Nous avons étudié cette question lorsque nous avons fait la dichotomie entre le récit et le discours par l'emploi des espaces/temps: « il-là-bas-autrefois » et « je-ici-maintenant ». Et même si le narrateur-auteur jette un coup d'oeil sur son récit en genèse c'est en tant qu'il est en train de regarder la station à laquelle est arrivé sa créativité en quête de sa littérarité initiatique. Là, sa réalise la conjonction avec l'essence des mots en quête de la signifiance de l'oeuvre. L'accomplissement de cette jonction sera pour l'auteur la vrai délivrance de cette angoisse existentielle dont parlait le préfacier du roman initiatique de Cheikh Hamidou Kane, l'auteur, de « l'aventure ambiguë » qui raconte aussi l'itinéraire de Samba Diallo dans la même espace-temps mystique.(69).

    Le récit initiatique est par conséquent, une sorte de délivrance dans / par l'écriture où le narrateur prend à témoin son narrataire dans ce rituel « d'exorcisme littéraire ». Nous concevons que l'écriture initiatique est une sorte de thérapie par la verbalisation des psychoses théologiques. Ce que les maîtres mystiques appellent dans leurs jargons « awhal'tawhid » c'est à dire littéralement les non-états théologiques ou alors par interprétation de la critique mystique, le souffle de Satan dans la connaissance de Dieu.

    L'accomplissement de la jonction avec l'écriture dans le genre initiatique est pour Léon Gauthier (70) la véritable initiation. Cet auteur d'une remarquable étude sur Proust, à la recherche du temps perdu, avait lu dans cette oeuvre un itinéraire initiatique dans lequel « un héros traverse nombre d'épreuves, de souffrances, parfois frôlant la mort, pénètre dans un monde autre que celui de la vie quotidienne, un monde des combats, des exploits, de la mort et revient de son aventure, complètement transformé, en un mot, initié. »

    Il rapporte plus loin que le roman de Proust est en effet fondamentalement une aventure spirituelle. « Le narrateur fréquente le « monde » qui contient tous les cercles de « l'enfer de Dante». C'est à dire tous les vices de la nature humaine. Il connaît l'isolement du futur initié, symbolisé par ses séjours en maison de santé (cf.le temps retrouvé). Pour lui le fait de se croire sans talent littéraire équivaut à la mort symbolique avant l'initiation. Puis à la fin du temps retrouvé, il découvre la lumière de l'initié, la matière et la manière de l'oeuvre à écrire. Il passe de l'angoisse à la certitude, à la joie : il va créer un univers poétique et non, comme on le dit souvent dans les études biographiques, une oeuvre à clefs. En résumé, l'initié, c'est celui qui remonte d'un « monde » et accède à la lumière salvatrice de l'art romanesque. »

    Nous ne pouvons mieux dire que ce que nous venons de citer sauf que, pour le cas du récit initiatique dans la tradition théosophique de l'islam, ce genre constitue aussi un refuge certain en plus de la délivrance de l'angoisse existentielle qui est exprimée par le terme « haïra » dans la tradition soufie.

    Ce vide gnostique pourrait s'exprimer sur le plan de l'écriture par une page blanche...

    8-7- Le cycle de l'échec.

    Ce cycle est en réalité la nature même du récit initiatique.

    En premier lieu, la situation d'échec est vécue par tous les écrivains quelle que soit leur intention littéraire; l'écrivain Mohammed Dib qui a lui aussi tenté une écriture initiatique a dit : « chaque mot que j'écris sur une feuille blanche est une balle que je tire contre moi-même » (71).

    En second lieu, l'oeuvre écrite demeure dans une parfaite solitude et entraîne dans cette solitude son auteur lui même. Concernant cet aspect, Maurice Blanchot dira que « l'oeuvre est solitaire , cela signifie qu'elle ne reste pas incommunicable, mais qui la lit entre dans cette affirmation de la solitude de l'oeuvre.. Comme celui qui l'écrit appartient au risque de cette solitude », puis dira plus loin « qu'écrire, c'est entrer dans l'affirmation de la solitude ou menace la fascination, c'est se livrer au risque de l'absence du temps où règne le recommencement éternel. C'est passer du « je » au « il », de sorte que ce qui m'arrive n'arrive à personne, est anonyme par le fait que cela me concerne, se répète dans un éparpillement infini»(73)

    L'échec de l'auteur est conséquent à l'échec de son personnage Hayy, car il ne pouvait communiquer la sagesse illuminative aux hommes qui se trouvaient dans l'île voisine. C'est aussi l'échec du discours ésotérique à l'emporter sur celui exotérique puisque les propos tenus par Hayy avaient provoqué une grande répugnance chez les profanes. C'est de la bouche de son narrateur-auteur que l'auteur dit :

    « Hayy ibn Yaqdhân entreprit dont de les instruire et de leur révéler les secrets de la sagesse. Mais à peine s'était-il élevé quelque peu au dessus du sens exotérique pour aborder certaines vérités contraires à leurs préjugés, ils commencèrent à se retirer de lui : leurs âmes répugnaient aux doctrines qu'il apportait, et ils s'irritaient en leurs coeurs contre lui » H.I.Y.p.109.

    Dans la tradition soufie, l'échec ne traduit pas le sens de la perte mais plutôt du gain dans la connaissance. Déjà, à l'époque du Khalifa de Abou Bekr-essédik, la tradition orale nous a rapporté cette fameuse phrase du premier compagnon du prophète Mohammed : « la non-perception est en réalité une perception et la quête de l'essence divine est une forme d'association », « el'adjz `ânel'idrâqu, idrâqu, wal'khaoudh fi dhati'llah, ichrâqu.»

    Le cycle de l'échec a donc une fonction constitutive du personnage en genèse puisque l'univers sémantique de la mort renforce celui de la vraie vie à laquelle aspire l'initié.

    Cependant, l'échec dans l'écriture, nous le situons dans le procès de la narration : les interférences récurrentes de l'instance narrative par le discours trop soutenu et les longues explications dans la logique, l'anatomique et le métaphysique, donnent au récit un aspect plus philosophique que littéraire; c'est pourquoi nous comprenons les différentes interprétations qui situaient l'oeuvre dans un contexte religieux ou philosophique.

    Mais rappelons que ce roman a été écrit au XII° siècle, quatre siècles avant que naisse Cervantes qui est considéré par la critique littéraire comme le précurseur du roman avec son « Don quichotte » (1605).

    Porter un jugement de valeur sur l'oeuvre d'Ibn thophaïl, alors que le roman comme nous le concevons aujourd'hui n'était pas encore né, est maladroit. C'est pourquoi nous nous sommes abstenus d'analyser le roman par le procédé de la critique déconstructrice. Toutefois, l'échec dont nous avons parlé et que nous avons classé dans un espace cyclique, est provoqué par le langage, Dans le cas du récit initiatique, il ne rend pas compte de la lumière de l'âme mais de l'esthétique verbale sous-tendue par une intention éthique et didactique.

    Nous ne pouvons pas être plus clairs que l'auteur lui-même puisqu'il évalue son travail et s'excuse auprès de son narrataire en disant :

    « Voilà, ( que Dieu t'assiste d'une inspiration venue de lui) l'histoire de Hayy ibn Yaqdhân, Açal et salaman. Ce récit comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans aucun écrit et qu'on ne peut entendre dans aucun des récits oraux qui ont cours, il relève de la science cachée que seuls sont capables de recevoir ceux qui ont la connaissance de Dieu, et que seuls ignorent ceux qui méconnaissent Dieu. Nous nous sommes écartés, en le publiant, de la ligne de conduite suivie par nos vertueux ancêtres, qui étaient jaloux d'un tel secret et s'en montraient avares. Ce qui nous a décidé de la divulguer et à en déchirer le voile, ce sont certaines opinions malsaines apparues de notre temps, mise à jour par des philosophes de ce siècle et ouvertement exposées par eux, si bien qu'elles se sont propagées dans les divers pays, et que le mal causé par elles est devenu général(...) Cependant, ces secrets que nous confions à ces quelques feuilles, nous avons eu soin de les couvrir d'un voile léger, qui se laissera promptement percer par qui en est digne, mais qui demeurera d'une impénétrable opacité pour quiconque n'est pas digne d'aller au-delà.

    Pour moi, je prie mes frères qui liront ce traité de recevoir mes excuses pour ma liberté dans l'exposition et mon manque de rigueur dans la démonstration. Je ne suis tombé dans ces défauts que parce que je m'élevais à des hauteurs où le regard ne saurait atteindre, et voulais en donner par le langage, des notions approximatives, afin d'inspirer un ardent désir d'entrer dans la voie. » H.I.Y.P.114.

    Ainsi s'ouvrit l'oeuvre en genèse par la signature de l'auteur au moment où il dit «nous avons eu soin de les laisser couverts par un voile léger, qui se laissera promptement percé par qui en est digne  ».

    CONCLUSION:

    Sur cette note d'excuse signée par l'auteur lui-même, et sur ses propres orientations de lecture, nous pouvons conclure cette étude introductive de l'oeuvre d'Ibn thophaïl que nous considérons comme le récit initiatique précurseur de son genre.

    Ce récit, écrit sous forme d'épître est adressé à un demandeur potentiel d'initiation à la voie des soufis. Il s'affranchit par la bouche de son auteur de tous les discours philosophiques de son époque et s'éloigne de l'idée qui affirme que la religion et la raison sont les seuls critères de l'illumination qui permet à l'homme d'accéder aux vérités supérieures. Cette oeuvre introduit le concept d'intuition à la lumière des expériences mystiques et tente une nouvelle forme de conjonction avec la création littéraire par le procédé des sens et signifiances : Ce n'est pas ici l'initiation de l'homme à atteindre l'invisible et le sublime d'un univers théologique mais son initiation à acquérir un certain goût, «dhawq », par les effets de sens que lui procure la lecture de ce récit comme le souligne l'auteur narrateur «cet état dont nous avons parlé, et dont ta demande nous a inspiré à éprouver le goût  »H.I.Y.P4 (74).

    Le goût de l'écriture de la foi dira la critique littéraire traditionnelle, le goût de l'écriture de l'âme (psyché) dirons-nous, animé par une intention éthique et esthétique à la fois, et ayant comme projet de faire acquérir ce plaisir à ceux qui le demandent virtuellement et à celui qui en est le destinataire du récit par la formule d'envoi « tu m'as demandé, frère généreux et sincère (...) de te révéler ce que je pourrais de la sagesse illuminative ». P.1. Cette rhétorique de l'ouverture du roman d'Ibn thophaïl va mettre en place un contrat d'écriture et de lecture où le narrateur et son narrataire deviennent les opérateurs du contrat fiduciaire.

    N O TE S

    1) Hayy Ben Yaqdhân, roman philosophique d'Ibn thophaïl

    Texte en arabe avec les variantes des manuscrits et de plusieurs éditions.

    Traduction française, 2° édition, revue augmentée et complètement remaniée par Léon Gauthier, Docteur des lettres, professeur honoraire d'histoire de la philosophie musulmane à la faculté des lettres d'Alger. Beyrouth. Imprimerie Catholique, 1936.381 pages.

    2) Ibn thophaïl, sa vie, ses oeuvres par Léon Gauthier. Paris Ernest Leroux, éditeur, 1909. 125 pages.

    3) Ibid. P.67.

    4) La traduction «science préservée » qu'a faite Léon Gauthier de l'expression arabe « el'ilmel'manqunoun »; texte arabe OP.Cité, p.105, ne rend pas compte du sens exact employé par l'auteur.

    Il s'agit de la science intuitive communiquée par les maîtres mystiques et qui est jalousement gardée par les initiés dans les différentes zaouiat (confréries soufies).

    L'accès à cette connaissance n'est possible pour les non initiés que s'ils traversent les épreuves de la soumission à un Maître soufi appelé Cheikh ou Moqqadem. C'est à lui d'évaluer si le futur initié est apte ou non à recevoir ces enseignements ésotériques.

    4 bis) 1119. n'est en fait qu'une date hypothétique car le premier manuscrit est daté de 1180 (=1766) sans nom de copiste.

    Léon Gauthier, Ibn THOPHAÏL....op. cité p.XXII.

    5) Moïse de Narbonne . Moise Ben Josuè Ben Mar David de Narbonne, dit Moshé Narboni ou encore de son nom provençal Maestro Vidal Belshom, est né aux alentours de 1300 à Perpignan dans une famille issue de Narbonne. Hayoun.Mr, dans son article p.23 / à p.98 nous dit qu'il fut initié à l'étude du guide des égarés dès l'âge de 13 ans par son père. 

    « Médecin, exégète et philosophe, Moise de Narbonne a constamment cherché à mettre en harmonie la tradition biblico-talmudique et la philosophie gréco-musulmane de son temps, c'est à dire pour lui les écrits d'Averroès Adepte sincère du judaïsme, prônant un mysticisme évident au début de sa carrière pour s'en détourner - au moins en apparence - par la suite, il peut à juste titre revendiquer le titre de philosophe péripatéticien du moyen âge qui confrère aux thèses maîmonidiennes une coloration honnêtement averroïste. Ceci se perçoit clairement dans son commentaire du guide des égarés. Mais bien avant, et depuis le commentaire de la possibilité de la conjonction avec l'intellect agent d'Averroès (1344), il réfute souvent Maîmonide en soulignant sa dépendance à l'égard d'Avicenne qui devient ainsi la source responsable des erreurs de l'auteur du guide. Son seul vrai maître était Averroès, qui lui apparaissait être l'interprète le plus fidèle de la pensée d'Aristote.» Cité par Hayoun.Mr, le commentaire de Moise de Narbonne (1300-1362) sur le Hayy Ibn Yaqzan d'Ibn Tufayl (mort en 1185).

    INIST CNRS, archives d'histoire doctrinale et littéraire du moyen âge. Photocopies, page 23.

    6) Georges Labika, Ibn Tufayl, le philosophe sans maître E.N.L, Alger, 1988. P.5.

    7) Cet événement fut rapporté par El Marrâkochi, kitâb el-mo'djib fî talkhîs akhbâr el maghrîb, texte arabe édité par Dozy sous le titre suivant : the history of the almohades by abdo-'l-wahid al-marrékoshi, edited by R. Dozy, 2° éd.Leyde, 1881, page I.4 et suivre. Cité par Léon Gauthier, Ibn thophaïl, sa vie et ses oeuvres. Paris, ERNEST Leroux 1909. Page 10 note (I.)

    8) Ibid.p.9. il s'agit dans cette note de l'entretien qu'Averroès avait eu avec le monarque sur la question de l'éternité du monde. Cette question avait suscité de graves polémiques mais avait intéressé le second prince de la dynastie almohade, Abû ya'qûb qui fut le seul monarque à avoir encouragé ce genre de débat au 12° siècle.

    L'idée de l'éternité du monde est reprise par les soufis sous le terme de « wahdat `el woujoud » c'est à dire unité de l'existence.

    9) Al-marrâkochi. Op. Cité, par Léon Gauthier, H.I.Y page 4 note 3

    10) Léon Gauthier, Ibn thophaïl sa vie ... OP.Cité, p.10 et 11.

    11) Hayoun.Mr, le commentaire de Moise ... op. Cité, p.24.

    12) Ibid.p.30

    13) Ibid.p.35

    14) Ibid.p.35.

    15) Léon Gauthier, la théorie d'Ibn Rochd sur les rapports de la religion et de la philosophie. Ernest Leroux, éditeur. 1909. P.3

    16) Renan, Averroès et l'averroïsme, thèse de doctorat es-lettres Paris, 1852. Cité par Léon Gauthier, la théorie d'ibn Rochd. Op cité page I note I.

    17) Léon Gauthier, la théorie d'Ibn Rochd. Op Cité p.5

    18) I.P.N. Livre de lecture de 5° Ministère de l'Education Nationale PP 35/65

    19) Léon Gauthier, Ibn thophaïl, sa vie ... page 59, note I

    20) Ikhwan essâfâ (les frères de la pureté) : secte mystique musulmane du quatrième siècle de l'hégire. Les sages initiés de cette secte ont rédigé toute leur philosophie dans les épîtres qui ont fait l'objet d'une remarquable thèse de doctorat d' Yves Marquet publiée par la S.N.E.D. Alger, 1973.

    Le but de la composition de ces épîtres, disent-ils, est de  guider les égarés, et surtout «   elles visent accessoirement à assurer le bonheur de l'homme ici-bas (la perfection du corps favorise la perfection des âmes), mais dans le but essentiel d'assurer le bonheur de son âme dans l'au-delà, et tout d'abord de lui permettre d'y remonter après la mort » cité par Ives Marquet, op. Cité p. 17.

    21) El Schahrawardi. Abû'l fatûh chihab Eddine yahia ben habacha ben Irak el Schahrawardi el hilbi. (1151/1191). Ce grand maître de la mystique musulmane fut condamné à mort puis exécuté alors qu'il avait trente huit ans. La sentence fut prononcée contre lui par le roi Salah Eddine et exécutée par son fils Dahir, roi de la Syrie.

    Le docteur Moussa el moussaoui nous rapporte dans son livre « de el Schahrawardi à el aschirari » éd. Dar almassira, Beyrouth, 1979, que ce philosophe néoplatonicien et soufi natif de schahrawarda, Perse, s'exila à Damas où il fut protégé par le roi Dahir qui connut la profondeur de sa pensée mystique. Mais les docteurs orthodoxes de l'islam se réunirent contre lui et prononcèrent un arrêt de mort (dahir) où ils jugèrent que si cet homme reste dans le royaume, il sèmera le doute dans le coeur des croyants , ils envoyèrent une lettre au roi sallah-eddine en l'avertissant du danger et de la gravité de la chose. C'est ainsi que le roi sallah-eddine envoya une dépêche à son fils Dahir en lui disant : ce jeune al Schahrawardi doit mourir et ne doit en aucun cas bénéficier de ta protection  ». Il fut exécuté en 1191.

    Il fut l'auteur du traité de « la sagesse illuminative » où il montre la possibilité de la conjonction avec l'essence divine par la simple connaissance intuitive sans passer par les religions. Il considère que les philosophes grecs et à leur tête Platon et aristote, sont des illuminés au degré de la révélation divine. Il soutient aussi que les simples exercices mystiques ne peuvent à eux seuls rendre compte des vérités supérieures si ce n'est par le renforcement de la pensée philosophique. PP. 13/24.

    22) Ives Marquet. Op. Cité p.8.

    23) Nos sources sont celles de Léon Gauthier, H.I.Y. Op. Cité et Farouk Saad, Ibn thophaïl, H.I.Y. Dar el afak. Beyrouth 1970. PP.35/38

    24) Vicissitudes, en hébreu ha'oreb, celui qui tend un guet-apens. Nous supposons que Narbonne a dû être empêché dans son commentaire parce qu'il s'agissait de rallier la pensée philosophique juive à celle des péripatéticiens musulmans.

    25) Hayoun Mr, le commentaire de Moise de Narbonne. Op. cité P.33

    26) Léon Gauthier, Ibn thophaïl, roman philosophique op. Cité P. XXX

    27) Les quakers, secte religieuse fondée au XVII° siècle et répandue principalement en Ecosse et aux Etats-Unis.

    Les quakers disent recevoir directement leur inspiration de l'esprit-saint, ils n'admettent aucun sacrement, ne prêtent pas serment en justice, refusent de porter les armes et ne reconnaissent aucune hiérarchie. Petit Larousse illustré, 1975.

    28) Robert Barcaly, the apology. Cité par Farouk Saad op. Cité p.33

    29) Farouk Saad, Hayy Ibn Yaqdhân op. Cité p.36

    30) Léon Gauthier, H.I.Y. Op cité p. XVII Note 5

    Le commentaire de ces rectifications par Léon Gauthier nous donne l'impression que H.I.Y. à réellement existé dans l'histoire alors qu'il ne s'agit que de la pure fiction littéraire. Ce qui nous a conduit à ne voir dans cette oeuvre que les effets de sens et de signifiance, car vouloir interpréter oeuvre en considérant que les attributs de H.I.Y. sont ceux du véritable philosophe autodidacte considère à croire que ce roman est un guide dans la voie des mystiques alors qu'il ne se propose que comme une lecture suggestive.

    31) Léon Gauthier H.I.Y Op. Cité P XIX

    32) De Boer, Ibn thophaïl et les sphères de la connaissance musulmane. Cité par Farouk Saad op. Cité p.42. Ernest Bler, the history of english novel, 1942. Cité par Farouk Saad op. Cité p.42

    Antonio Pastor, William kirby, augustin serrano de harro, lihtenstdater ont tout essayé de montrer que le roman de Crusoé s'était inspiré de l'oeuvre d'Ibn thophaïl sans pour autant trancher définitivement sur la question. Cité par Farouk Saad op. P.42

    33) Ibid.p.42

    34) Ibid.p.42

    35) Malek Bennabi (1905-1973), penseur algérien contemporain, auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont quelques uns sont restés inédits. Il est considéré comme le modèle du penseur original qui essaya de rallier l'idée authentique à l'idée efficace. Il maîtrisa aussi bien le savoir scientifique de notre temps, que la culture philosophique, psychosociologique, historique, littéraire et religieuse.

    36) Malek Bennabi, le problème des idées dans le monde musulman, éd. El bayinnate. Alger , 1990. PP.8/10

    37) Le concept de wahdât-el wûjûd qui signifie littéralement unité de l'existence c'est à dire qu'il n'y a pas Dieu d'une part, et la création d'autre part, mais que Dieu est lui même la création en perpétuelle évolution. Son essence est immuable dans l'éternité du monde. Al-djunayd renforce ce concept en se référant à certains versets du Coran. Sidi Benaouda, un saint soufi de Tlemcen nous a cité les versets sur lesquels se base Al-djunayd:

    «  ne donne point d'associé à Dieu, il n'y a de divinité que la sienne, toute chose est périssable sauf sa face » Coran, 88. 28

    « il est le premier et le dernier, l'extérieur et l'intérieur, et il a science de toute chose » Coran 3. 57

    « tu ne les a point tués mais c'est Dieu qui les a tués et tu n'a point lancé lorsque tu as lancé mais c'est Dieu qui a lancé. Et il les éprouvera ainsi que les croyants par des épreuves justes. Dieu est entendant et connaissant.  » Coran. 17. 8

    « A Dieu appartiennent l'orient et l'occident, là où vous regardez, c'est là sa face. Dieu est en fait en expansion et connaissant» Coran 2. 115

    NOTE : Ce sont nos traductions à partir du Coran en arabe. Le premier chiffre renvoie à la Sourate, le deuxième, au verset.

    38) Farouk Saad. Op. Cité p.44

    39) Ibid.p.48

    40) Cité par Léon Gauthier, Ibn thophaïl, sa vie ... op. Cité p.51

    41) Ibid p. 52 et 53

    42) Cette recommandation d'Ibn thophaïl « que seuls sont capables de recevoir «  s'adresse en particulier aux disciples des sectes mystiques de son époque.

    43) Cités par Joëlle Redouane, la traductologie. OP.U. Alger 1985. P. 19

    44) Léon Gauthier. H.I.Y. op. Cité P.2 note 2

    45) Ibid p.3 Note I

    46) Al-djunayd. Surnommé Abû l-Qâcim. On le connaissait aussi sous les sobriquets de Seîd ettaîfeh, tâwous el'oulema, imâm aîmmeh, qavavariri, zeddjâdj, khazzâz. Il mourut l'an 297 (909-910).

    Farid-ud-din'attar nous rapporte dans son « mémorial des saints » aux éditions (sagesse) du seuil, 1976, qu'il avait une clairvoyance illimitée dans le domaine des vérités spirituelles. C'était un grand docteur, bienveillant dans ses actes, élégant dans son langage, il était le guide d'un grand nombre de docteurs et on l'avait surnommé « le paon des Oulema » et le « sultan des pauvres ». Les docteurs de Bagdad le reconnaissaient pour chef et lui même était disciple de sari saqati; mais son degré de sainteté et son rang dépassait de beaucoup ceux de son maître. Attar p. 264

    47) Léon Gauthier, H.I.Y. Op. Cité p.3 note 7

    48) « Wûçûl ». Tel est le terme utilisé dans le texte en arabe. Léon Gauthier H.I.Y. Texte arabe p.4 op. Cité

    Certains soufis l'expriment par « wiçal », « ittiçal », tandis que d'autres sont allés même à dire « ichraqu » qui veut dire association avec Dieu.

    Notons que cet état d'union mystique avec Dieu n'a pas pu être défini par la littérature mystique si ce n'est par métaphore ésotérique.

    49) Cité par Farouk Saad op. Cité p.23

    50) Le quatrième climat : Ibn thophaïl fait naître son personnage dans le quatrième climat puisqu'il possède les éléments de la vie selon la cosmographie ancienne qui divisaient la terre en zones parallèles à l'équateur.

    Léon Gauthier nous dit que « le nombre de climats, comptés de l'équateur au pôle, varia suivant les systèmes. Dans la division en sept climats, la plus généralement usité, le quatrième, dont il est ici question, comprenait, en particulier, l'Espagne, la Perse, la Grèce, ect» H.I.Y.P 18 Note 4 .O.p. Cité.

    51) Les frères de la pureté, on les appelle aussi les frères de sincérité « Ikhûan essâfâ » . Ils sont à notre sens les premiers qui ont développé l'idée que l'homme est la synthèse de l'univers et aussi la somme de ses composantes minérales, végétales et animales.

    Ives Marquet, la philosophie des Ihwân Al-safâ, thèse présentée devant l'université de Paris IV, le 12 juin 1971, service de reproduction des thèses. Université de Lille III-1973. Ed S.N.E.D. Alger. 1973 - chapitre III. Le monde matériel. PP 85/100.

    52) Ibid.p.179

    53) Ibid.p.201

    54) Tzvetan Todorov, poétique de la prose. Edition du seuil. 1971 ch. 5. La quête du récit : le graal. Pp. 59/80.

    55) Louis Gardet, la pensée religieuse d'Avicenne, Paris, Librairie philosophique J. Vrin. 1955. P.90

    56) Coran 28. 88

    57) Aldous Huxley, la philosophie éternelle, librairie Plon, édition du Seuil, 1977. P. 325

    58) Ibid. Cité. P.328

    59) Coran

    60) Derrida Jacques, l'écriture et la différence, col.«Tel quel ». Ed. Le SEUIL. P. II

    61) G.Picon, introduction à une esthétique de la littérature. L'écrivain et son ombre .I. 1953 P. 159

    62) Abû'l-hassan ash-shâdhili, le vingt-quatrième ascendant des maîtres soufis de l'Afrique du Nord. Il reçut son initiation directe de Muhammad ibn harâzim qui lui la reçut de Shu'aib Abû Madyan l'andalous mort en enterré à Tlemcen à EL ûbad (la cité des Saints).

    Shâdhili est mort en 1258. Il est le fondateur de la grande tarîqua shadhiliyya qui se répandit aussi bien en Afrique du Nord qu'en Afrique noire occidentale.

    63) «  Warid ». Pl. Waridat. Ce sont des états verbaux extatiques que l'initié prononce inconsciemment et qui rendent compte du sens de son union avec Dieu. Le Warid est rapporté au Maître par l'initié qui le vérifie et le purifie, car, selon d'éducation mystique rapportée par la tradition théosophique, le Warid peut aussi bien émaner du souffle de Satan qui interfère dans la connaissance de Dieu ou tout simplement de l'ego , »nafs » qui se substitue à l'être dans une sorte de paganisme principiel.

    64) Sidi Benaouda ben Mamcha, mort en 1983 à Tlemcen, fondateur de la tariqua Mamchaouiya qui est d'obédience shadhûlya et qui comporte aussi bien les enseignements de la mystique sunnite que celle théosophique. Nous avons connu personnellement ce maître avant sa mort et nous avons gardé scrupuleusement tous ses enseignements oraux. Il est le contemporain de Sidi Ahmed Al Alaoui qui a fait l'objet d'une étude faite par Martin Lings et que nous citerons dans nos travaux.

    65) Martin Lings, un Saint musulman du vingtième siècle, le cheikh Ahmad al Alaoui. Edition traditionnelle. Paris V. 1978.P.247

    66) Aldous Huxley. Op. Cité. P.75

    67) Ibid. P. 75

    68) Louis Gardet. Op. Cité p. 147

    69) Cheikh Hamidou Kane, l'aventure ambiguë, Juillard, 1961. Préface.

    70) Léon Cellier, P.U. Grenoble, 1977, p. 118 à 137. Parcours initiatique. Cité par Bernard Gros, profil d'une oeuvre, à la recherche du temps perdu, de « swann » au « temps retrouvé ». Hatier, Paris. 1981. Ch. 7. Un roman initiatique? Qu'est-ce une oeuvre initiatique? P. 56 à 60.

    71) Mohammed DIB, cours sur la rive sauvage, le seuil. Paris. 1964.

    72) Maurice Blanchot, l'espace littéraire, Gallimard, 1955. P. 10.

    73) Ibid. P. 27.

    74) « Dawq ». Léon Gauthier explique en traduisant ce terme par goût, prédication. Il dit que « c'est le premier degré de l'intuition mystique » Il cite El-Djordjâni qui explique que c'est « une lumière mystique que Dieu jette dans le coeur de ses familiers ». Selon Gauthier, cette action de goûter, de déguster, de boire modérément, qui engendre une simple gaieté mystique, devient, à un degré plus élevé, le charb action de boire, qui engendre l'ivresse, et enfin le riyy (ivresse complète, dernier degré de l'ivresse). Léon Gauthier, H.I.Y. Op. Cité. P.4, note I..

    Pour notre part nous expliquons cet état de goût auquel fait allusion notre auteur par une sorte d'érotisme de l'âme où l'amant et l'aimé sont transportés par » l'orgasme » issu de leur effort de rapprochement.

    Quand a lieu l'union extatique, l'être s'effondre pour ne laisser que le non-être. Ce que la tradition théosophique nomme al fana' c'est à dire l'anéantissement parfait dans l'amour. Le retour de cet état est généralement exprimé par une poésie comme celui qui, suite à cet état a dit: :

    «  Quand nous avons bu les coupes de ta présence,

    l'amour est devenu corporel en entraînant mes sens. »

    Ces deux vers ont été rapportés par la tradition orale et sont souvent chantés dans les zaouîat de Tlemcen. (Conf. Note 64).

    PREMIERE PARTIE

    CHAPITRE DEUX

    LE CONTRAT FIDUCIAIRE

    INTRODUCTION.

    Le contrat fiduciaire est fondamentalement un contrat de confiance entre un narrateur initié et un narrataire néophyte. Il s'agit donc pour le premier d'établir les clauses de son contrat et prendre soin de les annoncer dès l'ouverture de son roman et pour le second d'en accepter les règles dans une sorte de soumission rituelle.

    Rappelons que dans tout rituel du contrat d'initiation dans la voie des soufis, le demandeur d'initiation, « mûrid », s'approche du maître, Cheikh, et prononce ces paroles en présence de tous les disciples :« Mon Maître, prenez ma main », et le Maître de répondre : « Voici le wird (I) mais c'est à toi de m'aider à te guider sur la voie de Dieu ».

    Ainsi les disciples se sentent sécurisés dans la voie et se préparent à affronter toutes les épreuves et les difficultés qu'ils pourront rencontrer dans leur parcours initiatique.

    Concernant le récit initiatique de notre auteur, ce rituel est unilatéral; le narrateur interpelle des narrataires potentiels dans un espace-temps virtuel. Il provoque l'initiation par une rhétorique de l'ouverture de son roman où il est contraint d'établir le lieu de son énonciation et le protocole de sa lecture.

    I-UNE RHETORIQUE DE L'OUVERTURE

    « C'est en son début que tout roman est le plus étroitement confronté avec l'arbitraire de son origine et de sa fiction. C'est là qu'il est contraint d'établir le lieu de son énonciation et le protocole de sa lecture. A cet endroit, le texte réaliste rencontre deux exigences difficilement conciliables. D'un côté, il se doit de mettre la fiction en train, d'en instaurer l'appareil (sujet, personnage, décor, instance narrative... ) de l'autre , il vise à produire les garanties de l'authenticité de son dire, en faisant référence à un hors-texte et en masquant le caractère fictif de son geste initial  » ( 3 )Concernant le récit de notre auteur, après son invocation à Dieu, ( 4 ) il engage le contrat fiduciaire où il propose ses performances discursives par cette formule d'envoi ou d'ouverture: « tu m'as demandé, frère généreux, sincère, affectionné sans fin de te révéler ce que je pourrais des secrets de la sagesse illuminative » H.I.Y.P.I .

    Déjà, à ce niveau, sont mis en place les deux sujets opérateurs du contrat fiduciaire où chacun doit acquérir un savoir sur la valeur relative des objets de l'échange. Dans ce cas, le savoir consiste pour le premier opérateur, le narrateur, à mettre en valeur ses compétences initiatiques,  « ce que je pourrais  ». Elles sont de l'ordre du pourvoir faire- savoir Elles manifestent une opération cognitive. Le narrateur en tant que sujet- opérateur doit utiliser toutes ses compétences discursives afin de persuader son contractant à respecter ses engagements en le suivant tout au long de son parcours initiatique. Mais cela ne l'empêche pas de le manipuler sur le plan discursif: « que Dieu t'accorde la vie éternelle et la félicité sans fin » fonctionne comme une manipulation par le sujet-opérateur sur le sujet-opérateur narrataire.

    Disons que la manipulation dans le contrat fiduciaire engagée dans le récit initiatique est une opération de persuasion. Le destinateur, c'est à dire le sujet opérateur narrateur exerce un faire persuasif sur le destinataire: le sujet-opérateur narrataire, elle est de l'ordre du faire-croire .

    Sur le plan de l'immanence, elle est exprimée par le terme « Abûthû », terme que Léon GAUTHIER a traduit par « révéler » au lieu « d'insuffler ». Le terme source utilisé par Ibn thophaïl ne traduit pas le terme cible utilisé par les différentes traductions.

    En effet, le texte arabe dit : « An'abûthû ilayka ma amkanani bathûhû » (5).La traduction la plus appropriée sera « que j'insuffle en toi ce que je pourrais insuffler ». Le choix de ce terme utilisé par l'auteur n'est pas dû à une simple contrainte sémantique mais exprime toute l'instance narrative première dont on a parlé dans notre premier chapitre.

    Le maître soufi est considéré dans la voie mystique comme l'incarnation de Dieu sur terre. Or, aussi bien dans le discours biblique que coranique, seul Dieu peut insuffler l'âme dans les corps qu'il crée. Donc, le narrateur initié se donne le statut de créateur, mais au lieu d'insuffler l'âme, il insuffle la science de l'âme.

    Nous avons retrouvé ce statut où Dieu se confond avec son serviteur dans certains récits recueillis par Farid-ud-Din'Attar dans son « mémorial des saints ». Il rapporte à propos du récit du « Mi'râdj » de Bayezid, le témoignage de ce maître Soufi (6) sur sa propre condition extatique. Bayezid dit :

    « lorsque le seigneur très haut, dans sa munificence et sa générosité, m'eut fait grand entre tous et m'eut élevé au rang supérieur, il éclaira de ses rayons tout mon être extérieur et intérieur, me dévoila tous ses mystères et manifesta dans ma personne toute sa grandeur.(...) Quant le Seigneur très haut, anéantissant mon être périssable, m'eut fait participer à sa durée impérissable, la perspicacité de mon oeil infaillible se trouva accrue. Considérant Dieu avec l'oeil de Dieu, c'est par Dieu que je vis Dieu ; et, me cantonnant dans la vérité, je demeurai calme et paisible. Je bouchais l'orifice de mon oreille, je rentrais ma langue dans ma bouche impuissante et je laissais là la science d'acquis que j'avais apprise des créatures. Grâce à l'assistance du Seigneur très haut, j'éloignais de moi ma personne sensuelle, coutumière de frivolité, et le Seigneur, par une nouvelle faveur, me fit don de la science qui n'a pas eu de commencement. Par sa générosité il a place dans sa bouche une langue capable de parler et il m'a donné un oeil émanant de sa lumière.

    Avec cet oeil j'ai pu discerner tous les êtres qui ont été créés. A l'aide de cette langue qui a poussé dans ma bouche par la munificence de Seigneur, lorsque j'ai parlé avec lui dans toute la ferveur d'un entretien secret, il m'est échu une part de sa science souveraine. (7)

    Ce passage cité nous révèle clairement le statut que s'octroient les maîtres soufis dont Bayazid en est le prototype le plus significatif. Nous avons dit plus haut que le contrat fiduciaire était manipulé par cette instance qui s'érige dans un didactisme totalitaire et unitaire, la parole du maître « se substitue » à la parole de Dieu : « tout ce que je dis, je le dis avec son assistance ; tout ce que je vois, c'est grâce à sa force que je le vois... quelque chose que je dise, ce n'est pas de moi que je le dis, c'est lui qui a fait tourner ma langue vers n'importe quelles paroles il veut » (8)

    Le faire-persuasif sur le destinataire émerge par le terme « Abûthû ». Il appartient au destinataire d'en accepter la soumission. Le narrateur de H.I.Y. s'adresse par cette formule d'envoi contractante à un correspondant fictif, « tu m'as demandé, frère ... »

    Sur le plan de l'immanence, ce personnage contractant fonctionne comme un opérateur par lequel le sujet ( le discours théosophique ) est en quête de son objet ( le récit initiatique ). Ainsi toutes les transformations narratives seront faites sur ce rapport, S vs O. Quelques fois, le sujet atteint son objet, l'énoncé d'état sera conjoint, le récit demeure dans la fiction littéraire, l'auteur échappe ainsi à la doxa religieuse et à l'inquisition ; et quelquefois le sujet n'atteint pas son objet, SVO l'énoncé d'état sera disjoint. L'oeuvre prend ainsi l'aspect d'un véritable discours philosophique vulnérable. Différentes instances de réception introduiront leur procès d'intention et par conséquent l'oeuvre est sujette à toutes les spéculations extra-littéraires.

    La complexité du récit initiatique réside en fait dans le rapport entre l'arbitraire d'un « je » théologique, « Abûthû », et d'un « IL », « Hayy Ibn Yaqdhân, sujet opérateur des transformations narratives, sous l'oeil témoin d'un « tu », le correspondant fictif, demandeur de l'initiation, « sache-le bien : Celui qui veut la vérité pure doit chercher ses secrets et travailler à en obtenir la connaissance » H.I.Y.P.2

    Les règles du contrat fiduciaire sont mises en place dès l'ouverture du roman ; il appartient donc à chaque sujet- opérateur du contrat d'en observer les clauses. Concernant la manipulation, nous avons dit qu'elle relève du faire-persuasif exercé sur le narrataire, ajoutons que cette fonction est aussi partagée par tous les contractants mis en place.

    En effet, le récit de Hayy Ibn Yaqdhân est stratifié par trois instances narratives complexes ayant toutes les fonctions manipulatrices du programme narratif:

    La première instance est le « JE » de l'histoire de la philosophie musulmane dont nous avons parlé dans notre premier chapitre et dont les débats reviennent dans l'introduction de l'oeuvre d'Ibn thophaïl ( de la page I à la page 18 ).

    Cette instance revient à la charge malgré la détermination de l'auteur de vouloir s'en affranchir : « nous n'avons pu, quant à nous, dégager la vérité à laquelle nous sommes arrivés et qui est le terme de notre science, qu'en étudiant avec soin ces paroles et celles du maître abou'ali `ibn sinâ en les rapprochant les unes des autres, et en les confrontant avec les opinions émises de notre temps et embrassées avec ardeur par des gens faisant profession de philosophie, jusqu'à ce que nous eussions découvert d'abord la vérité par la voie de la spéculation intuitive, et qu'ensuite nous en eussions perçu récemment le goût par l'intuition extatique . Alors, il nous parut que nous étions en état de dire quelque chose d'appréciable ; et nous décidâmes que tu serais le premier à qui nous ferions présent de ce que nous possédions, et à qui nous l'exposerions a cause de la solide amitié et ton affection sincère » H.I.Y.P.17.

    Cette instance première est en fait très ambiguë de part les interférences discursives qui s'y manifestent: Accepter le contrat fiduciaire pour tout contractant, c'est d'abord « travailler à en obtenir la connaissance » et ensuite, rejoindre Hayy Ibn Yaqdhân dans son itinéraire initiatique en adhérent à la méthode des spéculatifs. L'auteur lui-même annonce clairement son projet narratif en disant :

    « ou bien tu désires connaître ce que voient les hommes qui jouissent de l'intuition, du goût, et qui sont arrives à la phase de la familiarité avec Dieu (9); mais c'est une chose dont on ne peut donner l'idée adéquate dans un livre ; et, dès qu'on l'entreprend, dès qu'on cherche à l'exprimer par la parole ou dans les écrits, sa nature s'altère, et elle verse dans l'autre genre, le genre spéculatif : car, lorsqu'elle a revêtu la forme des lettres et des sons lorsqu'elle est rapprochée du monde sensible, elle ne demeure en aucune manière semblable à ce qu'elle était; et les façons de l'interpréter différent grandement : certains s'égarent loin du droit chemin, et d'autres semblent s'être égarés alors qu'il en n'est rien. Cela vient de ce que c'est une chose qui n'est pas délimitée dans une vaste étendue ambiante, une chose qui enveloppe sans être enveloppée (10) - ou bien, et c'est là le second but dont ta demande, avons-nous dit, ne pouvait viser que l'un ou l'autre, tu désires connaître cette chose suivant la méthode des spéculatifs; ( et c'est là que Dieu t'honore de sa familiarité) une chose de nature à être consignée dans des livres et exprimée par des mots. Mais elle est plus rare que le « souffre rouge »(11), surtout en cette contrée où nous vivons (12) ; car elle est si extraordinaire qu'à peine un seul homme après un autre en recueille- t-il quelques parcelles (13). Encore ceux qui ont recueilli quelque peu n'en ont-ils parlé aux gens que par énigmes, vu que la religion orthodoxe, la vraie loi (14), défend de s'y livrer et met en garde contre elle (15). « H.I.Y.P. 10 ».

    Dans cette rhétorique de l'ouverture du roman, le positionnement de l'auteur est aussi ambigu que l'instance narrative qui interfère dans le récit. Nous avons remarqué que cette ambiguïté est conséquente au statut que s'octroie l'auteur-narrateur.

    En effet d'une part, l'auteur dit que cette chose ne peut être consignée dans des livres ni être exprimée par des mots, et d'autre part, il affirme que la connaissance par la méthode spéculative est plus rare que le « souffre rouge » . Ce que nous retenons de ce dilemme dans l'écriture de l'initiation, c'est surtout sa fonction suggestive à rentrer dans la voie des Soufis. Cette écriture pose les critères de la conversion par opposition à ceux de l'aliénation. Nous allons donc étudier les relations fiduciaires qui offrent au contractant le choix d'une conversion clairement annoncée à la fin du récit : «  Il nous a donc paru bon de faire briller à leurs yeux quelques lueurs du secret des secrets, afin de les attirer du côté de la vérité et de les détourner de cette voie (16). « H.I.Y.P.113 .

    2-LES RELATIONS FIDUCIAIRES (17)

    Le groupe d'Entrevernes (18) définit ces relations dans le rapport être-paraître c'est à dire entre la manifestation et l'immanence. Pour notre part, nous la définissons comme étant le procédé par lequel l'auteur fait croire au lecteur que son récit lui permettra d'accéder à la lumière des vérités supérieures par le simple acte de lecture.

    Nous la concevons aussi comme un des aspects de la manipulation dont nous avons parlé plus haut. Pour mettre en confiance son contractant, l'auteur tente de se démarquer du discours des philosophes et se situer ensuite dans le discours des théosophes. Toute son introduction engage le procès de ces derniers au profit de son projet narratif.

    2-1 Le désengagement rhétorique.

    Ibn thophaïl se désengage dans la rhétorique de l'ouverture de son récit de ses prédécesseurs philosophes en leur adressant cinq reproches :

    A- celui de n'avoir pas dépassé le plan, considéré comme inférieur, des mathématiques (  cas d'Al-fârâbi et d'Ibn Sina, à la suite d'Aristote ) ou de la logique. Par ces procédés d'élimination, l'auteur ferme les autres issues de la pensée en ne laissant que celle de la littérature et de la fiction littéraire. Le faire-persuasif ou le faire-croire émerge sur le plan de l'immanence par l'introduction des structures de la négation :

    «  Ne crois pas que la philosophie qui nous est parvenue dans les livres d'Aristote, d'Abou Naçr El-Fârâbi, et dans le livre de la guérison d'Ibn Sina, satisfasse au désir qui est le tien; Ni qu'aucun des Andalous n'ait écrit de suffisant sur cette matière. Car les hommes d'un esprit supérieur qui ont vécu en Andalousie avant la diffusion de la logique et de la philosophie dans ce pays, ont consacré leur vie aux sciences mathématiques, et ils y ont atteint un haut degré de perfection; mais ils n'ont rien pu faire de plus. Après eux vint une génération d'hommes qui eurent, en outre, certaines connaissances en logique; ils s'occupèrent de cette science, mais elle ne les conduisit point à la véritable perfection. L'un d'entre eux a dit : (c'est pour moi une affliction que les sciences humaines soient au nombre de deux, pas davantage). Une vraie, impossible à acquérir, et une vaine, dont l'acquisition est sans profit » (19) H.I.Y.P. 10

    La rhétorique de persuasion mise dans ce passage commence déjà à installer le lecteur dans sa stratégie du 1/3 exclus: « Ne crois pas que la philosophie...  », « ni qu'aucun des Andalous... »,  " Mais ils n'ont rien pu faire de plus ", «  mais elle ne les conduisit point à la véritable perfection » , «  dont l'acquisition est sans profit  »P.10.

    B- Celui de s'être arrêté en chemin (cas d'Ibn Bâjjâ). Bien qu'Avempace (Ibn Bâjja) fut le maître incontesté d'Ibn thophaïl, il est lui aussi inclus dans son 1/3 exclus non pas à cause de son ignorance dans la voie de la spéculation intuitive mais parce qu'il n'a pas consigné dans des livres sa connaissance puisque « les affaires de ce monde l'absorbèrent à tel point que la mort l'enleva avant que n'ussent été mis au jour les trésors de sa science et qu'eussent été relevés les secrets de sa sagesse. La plupart des ouvrages qu'on trouve de lui manquent de fini et sont tronqués à la fin (...) Quant à ses écrits finis, ce sont des abrégés et des petits traités rédigés à la hâte. Il en fait lui même l'aveu : il déclare que la thèse dont il s'est proposé la démonstration dans le petit traité de la conjonction, ce traité n'en peut donner une idée claire qu'au prix de beaucoup de peine et de fatigue; que l'ordonnance de l'exposition, en certains endroits, n'est pas une méthode parfaite »H.I.Y.P. 11.

    Nous comprenons par ce reproche adressé à son propre maître que tout ceux qui n'ont pas écrit ne peuvent avoir le statut de connaissant dans la voie de Dieu et que leur seul statut réside dans la tradition orale, d'où la rénovation par l'écriture de l'initiation.

    C- Celui d'avoir réduit le bonheur humain « à la vie de ce monde » en ramenant toute tentative pour la transcender à « la faculté imaginative » (cas encore d'AL-Fârâbi). Ibn thophaïl considère que ce penseur avait complètement dévié du droit chemin et qualifie ses écrits comme « des erreurs irrémissibles », et ses orientations spéculatives comme un « faux pas irréparable ». Il dit à son sujet que ses livres sont pleins d'incertitudes et affirme qu'il « conduit ainsi tous les hommes à désespérer de la miséricorde divine ; il met les bons et les méchants sur le même niveau, puisque, d'après lui, ce que les attend tous, c'est le néant » H.I.Y.P. 12.

    Par cette sévère critique à l'encontre d'une des plus grandes figures de la pensée philosophique de l'islam, Ibn thophaïl, interpelle l'homme naturel, celui qui se refuse de se soumettre à une quelconque tutelle religieuse ou philosophique, celui qui ne croit qu'à la lumière de sa propre raison et ne s'en remet qu'à ses intuitions naturelles. Celui qui demande à lire et s'en remet à la simple littérature, celui qui dans sa solitude découvre la solitude de l'oeuvre qui comme le souligne Maurice Blanchot (20): «  elle est oeuvre seulement quand elle devient l'intimité ouverte de quelqu'un qui écrit et de quelqu'un qui lit. L'espace violemment déployé par la contestation mutuelle du pouvoir de dire et du pouvoir d'entendre » car dans cet espace littéraire, « l''oeuvre apprivoise momentanément ce dehors en lui restituant une intimité; elle impose silence, elle donne une intimité de silence à ce dehors sans intimité et sans repos qu'est la parole de l'expérience originelle » (21).

    Dans son espace littéraire, Ibn thophaïl est seul à apprivoiser ce dehors tant contesté par les philosophes et les théologiens pour le proposer ensuite à l'intimité de son lecteur à qui lui appartient légitimement de faire sortir ce « dehors » de sa représentation à son entendement.

    D- Celui de s'être contenté de suggérer que des exposés exotériques pouvaient être passibles d'une lecture qui en mettrait à jour le sens profond et dont le soin serait laissé à l'interprète. ( cas encore d'Ibn Sina). A ce sujet l'auteur dit que « si on se donne la peine de lire le livre de la guérison (22) et de lire aussi les livres d'Aristote, on s'apercevra que sur la plupart des questions, ils sont d'accord, quoique le livre de la guérison contienne certaines choses qui ne nous sont point parvenues sous le nom d'Aristote. Mais si l'on prend toutes les énonciations des écrits d'Aristote et du livre de la guérison dans leur sens exotérique, sans en chercher le sens profond et ésotérique, on n'arrivera point de la sorte à la perfection, ainsi qu'en avertit le maître Abou'Ali dans le livre de la guérison » H.I.Y.P. 13.

    Bien que notre auteur se désengage du discours d'Aristote et d'Ibn Sina, il ne peut s'empêcher de revenir aux explications de son maître Ibn Sina, lorsqu'il voulait expliquer à son contractant, c'est à dire son correspondant fictif, l'état contemplatif et intuitif qu'il a nommé « le goût » « Dawq » (P.5).

    Notre hypothèse de la première instance narrative que nous avons avancée ne peut qu'être que confirmée mais lorsque nous avions parlé de l'interférence discursive, nous faisions allusion à cet aspect du récit initiatique qui parfois prend l'allure d'un traité de philosophie.

    E- Celui d'avoir, à la fois confondu sens apparent et sens latent, et considéré que seule une minorité privilégiée pourrait avoir accès à l'expérience mystique (cas d'Al Ghazali). Notre auteur évacue ce penseur du champ de l'expérience mystique; il dit dans son introduction qu'il lie dans un endroit et délie dans un autre. "il taxe d'infidélité certaines opinions, puis les déclare licites » (p.13) . Il y a dans ses livres beaucoup de contradictions; qu'il ne procède, le plus souvent, que par énigmes, vagues indications (p.15). Toutefois, Ibn thophaïl reconnaît qu'Al-Ghazali est de ceux qui ont « joui de la béatitude suprême et qui sont arrivés à ces degrés sublimes de l'union ». (P.16). Mais ajoute que les écrits qui témoignent de cette union extatique à laquelle est arrivé Al-Ghazali « ne nous sont point parvenus » (p.16).

    Nous concluons de tous ces reproches adressés à ses prédécesseurs, qu'Ibn thophaïl veut ainsi affirmer que tout ceux qui n'ont pas écrit leur expérience mystique ne peuvent prétendre avoir le statut de connaissant de Dieu: l'écriture est le seul juge de la connaissance .

    Dans cette première relation fiduciaire où l'auteur se désengage des discours de ceux qui font profession de philosophie et de ceux qui malgré leur statut de mystique n'ont pas écrit leur expérience extatique, l'engagement dans l'écriture de l'initiation se concrétise de plus en plus puisque le langage doit maintenant produire les sens qu'il ne peut plus exprimer. C'est là le défi littéraire d'Ibn thophaïl; il tente de livrer à la fiction ce « qui était jalousement gardé dans l'ésotérisme par ses ancêtres qui étaient jaloux d'un tel secret et s'en montraient avares » (p.113)

    Après avoir étudié le « je » de cette première instance narrative qui, avons nous dit, a provoqué un dilemme dans le projet narratif de notre auteur, nous allons voir comment se manifeste le « je » de la deuxième instance qui est celle de l'auteur-narrateur.

    2-2 -L'instance de l'auteur-narrateur.

    Nous avons dit plus haut que l'auteur s'octroie le statut de créateur puisque d'une part, il rejoint la station d'autorité de ses prédécesseurs : sa parole est authentique et originale tel que nous l'avions souligné en rapportant le récit de Bayezid plus haut, «  quelque chose que je dise, ce n'est pas de moi que je le dis, c'est lui qui a fait tourner ma langue vers n'importe quelle parole il veut »; d'autre part, il est en situation de créateur littéraire puisqu'il doit créer les mots qui feront naître son personnage Hayy comme le souligne E. Husserl; «  la formation, la création d'un personnage d'un roman se fait seulement à partir des unités de sens, il est fait des phrases qu'il prononce ou prononcées sur lui. Il a une structure indéterminée en comparaison avec un personnage biologique qui possède un passé cohérent » (23).

    Par conséquent, après son désengagement rhétorique qui implique aussi le contractant, l'auteur, engage sa propre parole créatrice.

    3- L'ENGAGEMENT DE LA PAROLE INITIATIQUE.

    L'engagement de la parole initiatique fait émerger la deuxième instance narrative, celle du « je » de l'initié. A ce niveau s'engage l'autopsychégraphie puisque l'auteur lui même explique que son récit est le reflet de sa propre expérience mystique : «  nous voulons te faire suivre les chemins que nous avons suivis avant toi, te faire nager dans la mer que nous avons déjà traversée, afin que tu arrives où nous sommes nous-mêmes arrivé, que tu constates toi-même ce que nous avons constaté, et que tu puisses te dispenser d'asservir ta connaissance à la notre (...) je te conduirai par le chemin le plus droit, le plus exempt d'accidents et de dommages, quoique présentement il ne m'ait été donné d'apercevoir qu'une faible lueur, à titre de stimulation et d'encouragement à entrer dans la voie. Je vais te raconter donc l'histoire de Hayy Ibn Yaqdhân, d'Açal et de Salâman, qui ont reçu leur nom du maître Abou'Ali Ibn Sina. Elle peut servir d'exemple pour ceux qui savent comprendre, d'avertissement pour tout homme qui a un coeur, ou prête l'oreille et voit » H.I.Y.P. 17.

    Cette parole émerge donc d'un univers de lumière et de connaissance; celui qui la détient remonte des profondeurs de sa propre âme et s'engage à écrire ses états. Rappelons que le schéma de toute initiation, en particulier l'initiation religieuse dans les anciens mythes grecs, comporte trois degrés : la mort, la descente aux enfers et la résurrection.

    3-1 La mort symbolique.

    Dans la tradition Soufie, la mort est le premier degré de l'initiation; le futur initié doit impérativement en goûter la saveur spirituelle. Pour y arriver, il doit se séparer de son moi et de son ego; ses Sens doivent désormais être au service de son Essence et non au service du monde matériel puisque c'est là, sa propre perte. Les exercices de mortification sont présents dans pratiquement toutes les voies mystiques aussi bien bouddhistes, chrétiennes, juives que musulmanes. Aldous Huxley, qui a fait une analyse comparative des différents degrés de mortification dans les différentes religions nous dit que :

    « la plénitude éternelle et divine de la vie ne peut être gagnée que par ceux qui délibérément ont perdu la vie partielle et séparée du désir et de l'intérêt personnel, de la pensée, des sentiments, des souhaits et des actes égocentriques. La mortification, ou mort délibérée à son moi, est inculquée avec une fermeté intransigeante dans les écrits canoniques du christianisme, de l'hindouisme, du bouddhisme et de la plupart des autres religions majeures ou mineures du monde, comme par tous les saints théocentriques » (24).

    En effet, la parole initiatique de notre auteur remonte des profondeurs de cette mortification de la pensée profane et s'adresse à tous « ceux qui ont un coeur, ou prêtent l'oreille et voient ».( H.I.Yp.17)

    Il ne s'agit pas, pour lui, de la vue mais de la clairvoyance, non plus de l'écoute mais de l'entendement, ni de vivre pour la simple raison de se satisfaire le corps et l'esprit, mais plutôt pour connaître sa véritable nature originelle et principielle. L'idéologie de sa parole initiatique rejoint celle de William Law (25) lorsqu'il dit que:

    « les facultés intellectuelles de l'homme sont, en raison de la chute, dans un état pire que ses états animaux et exigent un renoncement beaucoup plus considérable. Et quand la volonté propre, la compréhension propre et l'imagination propre se voient donner libre cours et satisfaction, et devenir apparemment riches et honorables au moyen des trésors acquis par l'étude des belles lettres, elles aideront tout autant le pauvre homme déchu à avoir l'esprit semblable à celui du Christ » (20).

    La mort, dans le cas de notre récit initiatique, est en fait l'absence du pouvoir d'écrire comme l'a montré Chantal Robin dans l'imaginaire du « temps retrouvé » de Proust.(27)

    En effet, après la mortification du discours stérile, c'est la parole ressuscitée des profondeurs de l'âme qui constituera le « je » de la deuxième instance narrative. Elle est, comme l'a souligné William Law, l'expression de cette richesse des trésors « acquis par l'étude des belles lettres » et, comme l'affirme notre auteur, « la vérité par la voie de l'investigation spéculative » (p.16) qui permettra au futur initié d'acquérir « ce léger goût par l'intuition extatique » (p.16).

    C'est donc la parole qui illumine le lecteur, lui fait suivre les chemins les « plus droits, les plus exempts d'accidents et de dommages » (p.17). C'est aussi la parole qui surgit à l'horizon d'attente du lecteur prisonnier de son angoisse existentielle et qui demeure en quête de quelques lectures suggestives et libératrices des emprises d'un moi tourmenté peut être par d'autres lectures. Ainsi la parole de l'auteur exhorte celle de son contractant en lui disant : « Ne crois pas que la philosophie qui nous est parvenue dans les écrits d'Aristote, d'Abou Naçr El-Fârâbi, et dans le livre de la guérison, satisfasse au désir qui est le tien » puis renforce sa détermination à acquérir la vraie science en lui disant à l'entrée de la troisième instance, celle de l'initiation littéraire, « si tu prends sincèrement cette détermination, si tu as la ferme résolution de te mettre activement à l'oeuvre pour atteindre ce but, quand viendra le matin, tu te loueras de ton voyage nocturne (28), tu recevras la récompense de tes efforts, tu auras satisfait ton Seigneur et il t'aura satisfait »H.I.Y.P.17.

    L'engagement de la parole initiatique met le contractant au degré zéro de la connaissance puisqu'il n'a plus de repère dans les discours qui ont précédé; son seul repère est celui de la langue car c'est en elle et par elle que se fera son initiation. Tous les parcours initiatiques se feront dans les unités de sens que développe le récit et non comme l'ont vu les études qui ont abordé cette oeuvre, dans la doctrine elle même.

    Nous dirons enfin que la parole morte du contractant est l'équivalente du degré zéro de l'écriture ; sa mort engage la parole ressuscitée de l'auteur qui répond à la demande mais sans aucune garantie explicite de sa part: « ce que je pourrais »(P.1), « mais nous nous sommes écartés du sujet que tu nous invitais à traiter » (P.9), « c'est pour moi une affliction que les sciences humaines soient au nombre de deux, pas d'avantage: une vraie, impossible à acquérir, et une vaine, dont l'acquisition est sans profit » (P.10), « alors, il nous parut que nous étions en état de dire quelque chose d'appréciable » (P.16), « quoique présentement il ne m'ait été donné d'apercevoir qu'une faible lueur, à titre de stimulation et d'encouragement à entrer dans la voie » (P.17).

    Sur ces aveux de l'auteur à ne rien garantir à son contractant quant à l'acquisition du goût extatique, l'engagement de la parole se propose d'être seulement dans l'espace littéraire.

    Le récit autopsychégraphique est engagé donc par cette parole qui remonte avons-nous dit des profondeurs de l'âme de l'écrivain. Sa nature est complexe puisqu'elle provient d'un univers la langue n'existe pas ou et ne se réalise pas de la même manière qu'elle réalise le discours. Sa fonction n'est pas référentielle mais seulement suggestive. Les unités de sens qu'elle distribue sont, soit allégoriques, soit symboliques comme l'a dit le maître Sidi Benaouda (29): «Notre science se suffit par les seuls signes « ichârât » qu'elle développe » en arabe, « ilmûna bil'icharati yakfina ».

    3-2 La descente en enfer.

    La véritable descente en enfer dans le cas du récit initiatique est celle qui se fait dans la substance des mots et l'univers du sens; mais puisque nous étudions le contrat fiduciaire que nous avons expliqué comme étant le contrat de confiance entre un narrateur initié et un narrataire à initier, cet espace sera étudié pour le moment à partir dû hors texte, c'est à dire de l'expérience mystique de notre auteur.

    Cette descente en enfer équivaut, dans la tradition théosophique de l'islam, aux épreuves que subit le futur initié en présence et assistance de son maître ou guide spirituel. Lorsqu'un «mûrid » accepte le « taslim », la soumission aux règles de la secte, il traverse bon nombre d'épreuves aussi bien physiques que métaphysiques.

    Cependant les tourouq (pluriel de tariqua), les voies mystiques soufies, diffèrent dans leur pédagogie des épreuves; certains soumettent le disciple à l'abstinence et l'austérité afin que le corps lâche sa prise sur l'esprit; d'autres le soumettent à des crises d'angoisse existentielle. Les uns pratiquent le soufisme sunnite, les autres, philosophique (30).

    Concernant le Soufisme de notre auteur, nous le situons dans le tassawûf «essùnni». Les épreuves auxquels est soumis le « mûrid » sont celles de la connaissance et non celles de l'abstinence (crise de son récit). Les raisons qui nous font avancer ces affirmations sont les suivantes: Ibn thophaïl avait toujours fréquenté la cour du roi Abou-Youçouf en développant un discours plus sunnite que philosophique, il laissait le soin à Averroès d'entreprendre ce genre de spéculations; nous avons déjà étudié cette question dans notre premier chapitre lorsque nous avons rapporté les propos tenus par Ibn Rochd en présence du roi. Ensuite, notre auteur revient et reprend les références coraniques pour authentifier son dire dans son récit : nous avons répertorié plus de trente-six citations coraniques dans son oeuvre, mais un seul «  hadith » (parole du prophète): «Dieu a créé Adam à son image » (p.25).

    Soulignons que la parole coranique dans les récits initiatiques est un argument d'autorité utilisé par tous les soufis musulmans.

    Nous verrons cet aspect lorsque nous étudierons le récit de Hamidou Kane, l'aventure ambiguë. (31) L'initiation de son héros Samba Diallo commence dans la parole du Livre ( Coran).

    L'enfer vécu par notre auteur est initialement le discours des philosophes puisqu'il en a fait le procès de l'histoire de la philosophie. Son introduction est incontestablement un véritable document historique. Le procès le plus sévère, a été celui développé à l'encontre d'Al Ghazali; Ibn thophaïl accuse ce plus grand penseur « philosophe » orthodoxe de l'islam de tenir des affirmations très graves dont les conséquences sont « propres à le précipiter dans un abîme dont rien ne pourrait le sauver » (p.15) du moins, ce sont les confusions et les contradictions de sa pensée qui sont sévèrement critiquées dans son introduction :

    « quant aux livres du maître Abou Hâmid El-Ghazali, cet auteur, en tant qu'il s'adresse aux vulgaires, lie dans un endroit et délie dans l'autre, taxe d'infidélité certaines opinions, puis les déclare licites. Parmi toutes les accusations d'infidélité qu'il porte contre les falâssifa dans le livre de « l'effondrement des falassifa » (32), il leur reproche de nier la résurrection des corps et d'affirmer que la récompense et le châtiment concernent exclusivement les âmes, puis il dit, au début du livre de la « balance des actions » (33), que cette opinion est formellement professée par les docteurs soufis H.I.Y.P. 13.

    L'enfer, c'est les autres, et la descente dans leur géhenne pour l'initié consiste à détruire les monstres qui incarnent leur discours.

    Le cheikh Ahmed El-Allaoui (34) qui a traversé ces épreuves nous a laissé une poésie dans laquelle il répond aux accusations des philosophes professées contre les soufis. Elle exprime toute cette défensive que manifeste l'initié à l'égard de ceux qui n'ont vu dans le discours des soufis que sa « marginalisation » et ses « hérésies » :

    mais toi, as-tu senti quelque chose de ce qu'ils perçoivent, et si tu leur es semblable, tu as autorité.

    Mais si tu trouves en toi-même rien de ce qui est leur, exige de ton âme un équitable jugement; écoute cette description :

    D'un seul regard as-tu réduit le monde à disparaître?

    As-tu en sa manifestation, reconnu le tout-miséricordieux?

    D'un coup d'oeil as-tu effacé l'humain de ta vue, t'éloignant de toute limite, par-delà les hauteurs des cieux et des profondeurs de la terre? L'univers, l'as-tu en pèlerin, parcouru tout entier, de ce même univers, t'es tu fait sanctuaire, axe sacré de sa révérencielle orbite?

    As-tu vu les écrans, pour toi s'évanouir ?

    A-t-on quitté les vêtements et écarté le voile?

    Et t'a- t-il été dit « approche-toi : voici notre beauté : tu es le bienvenu, jouis-en comme tienne, à ton intime convenance »?

    As-tu perçu l'appel de celui qui appelle, à son ordre t'es-tu livré?

    As-tu retiré les sandales comme ceux qui sont imprégnés de la courtoisie de la voie? L'infini s'est-il refermé autour de toi de toute part? Et venu l'instant de l'union, d'un seul élan t'es-tu précipité?

    De Dieu as-tu fidèlement gardé le secret après sa révélation, en ses qualités te déroulant toi-même? De ta proximité tout cela serait preuve.

    A défaut il est des secrets qu'on ne livre pas au grand nombre.

    Si tu réponds à cette description, honneur à toi : Sinon, tu es alors éloigné de la présence du Seigneur. Reste à l'écart de la science des gens : car tu n'es pas des leurs.

    (...) revois ton discours; tu peux parler comme eux, mais c'est cire de guêpe et non point miel d'abeille.(35).

    La parole de l'initié remonte du discours infernal des autres et Ibn thophaïl, dans son contrat fiduciaire, engage sa parole au terme de son ascension et lui donne la fonction initiatique. Il semble dire à son contractant :

    « je t'épargne l'épreuve des discours stériles et sans valeur gnostique si tu consens à accepter mon récit comme guide dans la voie de la vérité ».

    En échange, il (notre auteur) réalisera sa résurrection dans la littérature en contractant avec la troisième instance narrative : la littérature et l'engagement de l'écriture autopsychégraphique.

    4- L'ENGAGEMENT DE L'ECRITURE AUTOPSYCHEGRAPHIQUE

    Traditionnellement, c'est l'autobiographie qui est l'objet d'études littéraires puisque la cause la plus évidente d'une oeuvre d'art est incontestablement son créateur, l'auteur. Les investigations littéraires se faisaient en fonction de la personnalité et de la vie de l'écrivain. Cette méthode est toujours considérée comme la plus érudite et la plus appropriée. Certes, les nouvelles approches méthodologiques structuralistes et sémiotiques ont forgé de nouveaux concepts et ont permis aux études littéraires d'aborder leur objet sans « avoir recours » à d'autres sciences. Mais cela ne nous a pas conforté puisque ces méthodes évacuent, pour les besoins de leur cause, le premier concerné :l'auteur.

    Les sémioticiens examinent les racines du sens dans un jeu de déconstruction du texte; ils investissent la signification du texte et du discours en essayant de répondre à la question sémiotique : Comment le texte ou le discours dit ce qu'il dit? Ils reposent la question des linguistes à leur manière : comment la langue dit ce qu'elle dit? Est-ce que le sens véhicule le mot ou c'est le mot qui donne le sens? Comment se réalise le sens, est-ce par convention ou par contiguïté?

    Quant aux structuralistes, depuis les fameuses dichotomies de Saussure, ils considèrent que le texte est un ensemble de structures que les uns analysent dans leur distribution et les autres dans leur construction. On parlera de littérature récurrente « où tout texte contient, explicitement ou implicitement des structures d'engendrement qui invitent le lecteur à poursuivre la production de textes à l'infini ou jusqu'à épuisement de l'intérêt ou de l'attention:

    « Le texte A contient une règle d'engendrement du texte B, le texte B est le résultat de l'exécution des instructions données par le texte A. Si les règles d'engendrement et le texte B ont été convenablement choisis, il se pourra que le texte B soit lui même de la forme (Q C) et ainsi, on se représentera la puissance et la profondeur d'une telle approche en réfléchissant au comportement du texte le plus élémentaire construit dans cet esprit » expliquent Jacques Bens, Claude Berge et Paul Braffort dans leur formule de littérature potentielle. (36).

    Nous avons choisi cet exemple d'analyse pour montrer que la critique structuraliste anthropomorphise les concepts qu'elle utilise tout en évacuant les phénomènes de la création. Dans cette seule citation qui tend à définir les procédés d'engendrement des textes à partir des structures potentielles, l'analyse a utilisé trois concepts anthropomorphisés: l'exécution des instructions données, convenablement choisis , comportement du texte .

    Nous nous demandons où est l'auteur dans tous ces procédés de lecture--écriture-réécriture. Nous ne prétendons pas ici construire une nouvelle théorie de la littérature, mais notre seul souci, c'est la recherche de la méthode la plus appropriée pour l'étude de ce genre littéraire: le récit initiatique et l'écriture de la foi.

    Quant à l'analyse autobiographique, nous ne pensons pas non plus qu'elle réponde à notre démarche puisque notre auteur exprime ses seuls états d'âme et les itinéraires spirituels qu'il a parcourus.

    C'est pour cette raison que nous avons introduit le concept d'autopsychégraphie.

    C'est donc la troisième instance, celle de la littérature qui contracte avec l'auteur afin de lui permettre d'écrire son âme et par la même ses expériences spirituelles.

    Par la mise en place de ces trois instances narratives, l'auteur, avons-nous dit, vise à produire les garanties de l'authenticité de son dire, en faisant référence à un hors-texte et en masquant le caractère fictif de son geste initial.

    Quant à mettre la fiction en train et instaurer les différents sujets-opérateurs du programme narratif, Ibn thophaïl introduit son héros Hayy Ibn Yaqdhân dans un espace-temps mythique et fictionnel.

    Mythique, puisque ce personnage remonte des contes les plus lointains, et fictionnel puisqu'il engage le récit du « il », « autrefois » et « là-bas ». L'écriture de l'âme prend ses sources dans le mythe puisque c'est l'espace- temps de toute écriture et de toute oralité.

    5- LE MYTHE, SOURCE DE L'ECRITURE.

    Franz Boas (37) nous conforte dans notre appréhension du mythe lorsqu'il nous dit que: « les univers mythologiques sont destinés à être pulvérisés à peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs débris ».

    Par conséquent, nous dirons à la suite de Boas que l'éclatement du mythe engendre une multitude de récits dont la somme est égale au discours principiel. Claude-Lévis-Strauss en étudiant cet aspect nous dit que: « le mythe fait partie intégrante de la langue; c'est par la parole qu'on le reconnaît, il relève du discours » (38), puis il explique plus loin que « le mythe se définit aussi par un système temporel (...), il se rapporte toujours à des événements passés avant la création du monde », ou, « pendant les premiers âges », en tout cas, « il y a longtemps ». La valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente » (39).

    Pour notre part, dans ce même ordre d'idée, nous définissons le mythe comme étant une instance narrative matérialisée dans un « je-duel » soumis à une tension discursive entre le discours originel et la parole appropriée. Son lieu ou topos se réalise dans l'espace du dire où coexistent le Sacré et le Profane, la parole d'un Dieu, la parole d'un livre et la parole d'un écrivain. Il est aussi bien le postulat ontologique que la substance du discours. La parole qui se l'approprie déplace son lieu du dire du présent de la fiction que nous appelons le présent énonciatif fictionnel, c'est à dire « il était une fois (que je transpose ici et maintenant) » vers le présent atemporel que nous nommons présent platonicien puisqu'il renvoie à l'idée du temps et non à sa manifestation chronologique.

    C'est dans cette tension discursive entre le discours originel et la parole appropriée qu'émerge le récit autospychégraphique de notre auteur. C'est cette double structure, à la fois historique et anti-historique, dira Claude Lévi-Strauss (40) qui explique que « le mythe puisse simultanément relever du domaine de la parole (et être analysé en tant que tel) et de celui de la langue (dans laquelle il est formulé) tout en offrant, à un troisième niveau, le même caractère d'objet absolu ».

    Hayy Ibn Yaqdhân émerge aussi bien de la parole appropriée que du discours originel puisque le nom de Hayy Ibn Yaqdhân signifie le Vivant fils du Vigilant. L'allégorie à laquelle renvoie cette patronymie est polysémique :

    le vivant serait l'homme; le vigilant serait Dieu . Ou encore, le vivant serait la langue puisqu'elle est la matérialisation de l'âme; le vigilant serait le discours originel puisqu'il veille éternellement sur l'humanité par opposition à l'animalité.

    Hayy Ibn Yaqdhân émerge aussi du mythe du personnage fabuleux comme nous l'avions souligné lorsque nous avions étudié la genèse du récit dans notre premier chapitre.

    Ces trois émergences, du discours originel, de la parole appropriée et de l'univers fabuleux sont les manifestations de l'âme dans l'écriture. Cette question de la perfection de l'âme par l'écriture, nous l'avions déjà soulignée dans notre premier chapitre lorsque nous avions cité Avicenne qui explique que:

    « l'âme a besoin du corps pour s'y enrichir d'abord, le dépasser ensuite. Le corps est son instrument » (41).

    Nous concevons que le corps concerne toute corporéité et l'écriture en est une. L'acte de l'écriture est pour nous l'expression matérielle des fonctions du corps et de ses composants. Toutes les structures vitales du corps sont mises en action dans l'acte de l'écriture : la mémoire, l'intelligence, les sentiments, la langue, les mains, l'oeil, etc... ainsi que tous les processus internes et externes au corps qui soutiennent ou engendrent cet acte .

    Par conséquent, comme le souligne toujours Avicenne:

    « l'âme et le corps ont donc entre eux des liens forts étroits. Ils s'aiment et se rendent de mutuels services ».

    A sa suite, nous dirons que l'âme et l'écriture se rendent de mutuels services; l'une permet à l'autre de se réaliser tout d'abord et se perfectionner ensuite.

    Cependant, est-ce-que toute écriture est l'expression de l'âme? Quelle différence peut-il avoir entre écrire sa vie (autobiographie), écrire ses sentiments par l'expression du moi (romantisme), écrire la réalité extérieure à soi (réalisme), écrire l'histoire de ses semblables (roman historique), écrire ses appréhensions personnelles de la vie (lyrisme) et écrire son âme (autospychégraphie)?

    Pour répondre à toutes ces questions, il convient tout d'abord de dire qu'est-ce-que la littérature?

    René Wellek et Austin Warren (42), dans leur théorie de la littérature, introduisent leur étude en disant :     »aussi simple que paraissent ces question  : qu'est-ce-que la littérature? Qu'est-ce-qui n'est pas littérature? Quelle est la nature de la littérature?  II est rare d'y répondre clairement » (43).

    Ces théoriciens de la littérature commencent tout d'abord par évacuer de son champ l'histoire de la civilisation en disant:

    « identifier la littérature avec l'histoire de la civilisation équivaut à nier le champ et les méthodes propres aux études littéraires » (44).

    Une autre manière de définir la littérature selon eux, c'est de la circonscrire aux « grandes oeuvres » dont les caractéristiques sont la forme ou l'expression. Leur seul critère serait la valeur esthétique qu'elles développent. Ce sont ces seuls critères, l'expression en force et l'esthétique, en présence dans la poésie, le drame, le roman ou toute forme d'écriture expressive, qui sont l'objet des études littéraires. D'autres oeuvres se caractérisent par leurs forces intellectuelles, leur style, leur force de représentation et leur composition. Mais la majeure partie de l'histoire littéraire étudie aussi bien les philosophes, les historiens, les théologiens, les moralistes que les politiciens; ce qui rend difficile de spécifier l'objet réel de la littérature puisque les mêmes jugements de valeur que l'on porte sur les écrits littéraires sont aussi appliqués sur les livres d'histoire, de philosophie ou de science; ils font partie dit-on de la sphère de la littérature.

    Cependant, il est plus approprié d'utiliser le terme littérature s'agissant de l'art qui interpelle toutes les fonctions symboliques et imaginatives, tout l'univers du fantastique et du merveilleux. L'inconvénient dans le concept de littérature c'est qu'il restreint son domaine à celui des « belles lettres », des « bonnes lettres » et ainsi évacue la littérature orale. Mais puisque le dénominateur commun entre les deux littératures orale et écrite, c'est le langage, c'est à ce dernier que toute étude littéraire doit se soumettre ou se confier.

    Or, selon Claude Lévi-Strauss, les anciens philosophes « raisonnaient sur le langage comme nous faisions aujourd'hui sur la mythologie." Ils constataient que dans chaque langue, certains groupes de sons correspondaient à des sens déterminés, et ils cherchaient désespérément à comprendre quelle nécessité interne unissait ces sens et ces sons » (45). C.L.Strauss tranche sur ce rapport langage/mythe en disant comme nous l'avons souligné plus haut que « le mythe fait partie du langage, c'est par la parole qu'on le reconnaît, il relève du discours ». Nous dirons à sa suite que l'écriture trouve ses sources dans le mythe, du moins en ce qui concerne l'écriture initiatique soutenue par l'autopsychégraphie.

    Ce rapport mythe / langage est introduit dans notre récit par le déplacement du lieu du dire mythique de son univers atemporel: « nos vertueux prédécesseurs rapportent (Dieu soit satisfait d'eux) que parmi les îles de l'Inde situées sous l'équateur, il y en a une où l'homme naît sans père ni mère » (P.18) vers un espace romanesque contracté par l'instance de la littérature avec l'accord des deux instances, le « je »de l'histoire et le « je » de l'auteur (46).

    La source mythique de l'écriture de ce récit est donc cette île sous l'équateur où l'homme naît sans père ni mère; dans une autre traduction (47), elle ajoute que dans cette île il « s'y trouve un arbre qui, en guise de fruits, produit des femmes », c'est d'elles que parle El-Maç'oudi(48) sous le nom de « filles du Waq wâq ».

    Hayy Ibn Yaqdhân provient de cette île; il est né spontanément, selon une des deux versions rapportées par le narrateur, soit à partir de l'argile en fermentation, « certains tranchent la question et décident que Hayy ibn Yaqdhân est un de ceux qui sont nés, dans cette région, sans mère ni père  » H.I.Y.P.21 . La version de sa naissance par génération spontanée semble pour l'auteur la plus conforme à son attitude narrative puisque son intention est de transposer son lecteur dans un univers plus mythique que topique.

    Nous constatons dans ses longues explications sur cette naissance spontanée que le narrateur est omniscient, omniprésent et omnipotent; la description qu'il fait du processus de la création lui donnerait le statut de créateur : « on dirait qu'il a participé à sa création », surtout au moment où il dit : « cette argile fermentée était en grande masse, et certaines parties l'emportaient sur les autres humeurs séminales » (P.23) puis plus loin : « lorsque l'âme s'y fut jointe, et que sa chaleur fut devenue ardente, prit la figure du feu, la conique; le corps épais qui l'entourait prit à son tout, en se modelant sur lui, la même figure, et devint une masse de chair dure, par dessus laquelle il se forma une enveloppe protectrice membraneuse. L'ensemble de cet organe a reçu le nom de coeur. (....) Celui qui se chargeait de l'entretien, c'était le foie. L'un et l'autre d'ailleurs avaient besoin du coeur pour leur fournir sa chaleur et les facultés propres à chacun d'eux mais qui tiraient du coeur leur origine  » H.I.Y.P.27.

    Cet aspect du mythe, source de l'écriture, permet d'une part au récit de renaître de son éclatement et d'autre part au narrateur de libérer sa fiction. Cette île de l'Inde, lieu mythique d'où émerge Hayy ibn Yaqdhân n'existe nulle part bien que Léon Gauthier nous renvoie à sa légende en se référant aux travaux de Gabriel Ferrand (49). Cette île de Waqwaq serait le Japon (50). Pour notre part, nous avons étudié cette question de savoir si El-Waqwaq est un lieu réellement mythique et fictionnel ou , a bel et bien existé.

    6- L'ILE DU VIVANT FILS DU VIGILANT

    L'île du Waqwaq sur laquelle a échoué Hayy Yaqdhân alors qu'il était encore nouveau né selon la version rapportée par l'auteur; celle qui fait naître ce personnage à partir d'un père et d'une mère; ou selon la version toujours rapportée par ibn thophaïl; celle qui le fait naître à partir de l'argile en fermentation , est dans les deux cas l'île où a vécu Hayy en solitaire jusqu'à sa découverte par Açal qui y était venu pour se recueillir et adorer Dieu en quête d'un quiétisme gnostique.

    Selon certains auteurs qui ont essayé d'étudier la question, cette île n'est pas de la création de l'auteur (51) puisqu'elle a figuré dans plusieurs récits selon les dires de Farouk Saad (52). Ce même auteur rapporte qu'elle est située dans la mer de chine en se référant aux travaux de Abdallah ben khardadaba dans son livre intitulé al-massalik wal mahalik (53).

    Soulignons aussi que El-Idrissi (54) dans son livre intitulé « nûzhatû'l-muchtak'fil-afak »  a mentionné plusieurs fois l'existence de cette île, el Waqwaq; et en particulier, le fameux mythe de l'arbre qui en guise de fruits produit des femmes comme ibn thophaïl lui même l'a mentionné dans son introduction (voire note (49) . On rapporte au sujet de ces femmes mystérieuses qu'elles vivent attachées aux branches de ces arbres par leurs cheveux et qu'elles respirent en laissant échapper une mélodie de sons, waq..waq..waq..waq..waq.. d'où le nom donné à cette île.

    Cependant, aucune étude n'a confirmé l'existence de cette île sauf qu'elle apparaît dans certains contes racontés en Inde; et là aussi, il ne s'agit que de la tradition orale et du mythe.

    La question reste à savoir pourquoi ibn thophaïl a mis son personnage Hayy dans cet espace mythique pour ensuite lui faire traverser un itinéraire spirituel et mystique dont le but est d'arriver à l'union parfaite avec Dieu?

    L'île de Waqwaq serait-elle un simple prétexte pour amorcer sa fiction ou alors l'auteur introduit le mythe comme lieu de dire afin de contracter avec l'instance de la littérature et ainsi trouver refuge contre les orthodoxes persécuteurs?

    Ce qui est certain, c'est que notre auteur, après avoir installé son héros dans cette île, n'en reparle plus. Toute la narration qui suivra développera le seul itinéraire initiatique de Hayy.

    Le problème posé par ce genre d'écriture de la foi est le suivant :

    Prendre comme postulat topique le mythe pour arriver à proposer des vérités supérieures sur la divinité émanant des textes sacrés mène à la confusion entre mythe et religion. Vouloir ainsi authentifier la connaissance gnostique et stoïque par la fiction littéraire équivaut à détruire une thèse doctrinale édifiée sur des dogmes par le simple fait littéraire.

    Par conséquent, pour ne pas tomber dans le piège de la spéculation extra-littéraire, il convient de considérer que ce récit est uniquement une oeuvre littéraire qui accepte généreusement la présence en elle des différents discours qui inévitablement ont un rapport avec le langage.

    De ce point de vue là, l'île du Waqwaq est une belle métaphore qui est utilisée pour le besoin de la cause du discours soufi et dont la fonction est l'appropriation de la parole qui émerge de l'enfer du discours des philosophes.

    Cette métaphore introduit l'espace propre aux soufis:

    Le merveilleux, le fantastique, le beau et le sublime. Ainsi l'expriment les mots utilisés par l'auteur : « il comprit donc que ce qu'il possède dans son essence est plus grand que tout cela, plus parfait, plus achevé, plus beau, plus éclatant, plus durable, sans proportion avec tout le reste. Il ne cessa de chercher toutes les formes de perfection  » H.I.Y.P. 67.

    Le récit initiatique dans le cas d'ibn thophaïl est un éclatement des unités esthétiques et sémantiques du mythe de la création, l'arbre qui produit des femmes dans l'île, la naissance spontanée de Hayy à partir de l'argile en fermentation et la naissance tragique (deuxième version) de Hayy traversant la mort (les flots redoutables de la mer) pour accéder à la vie cyclique et atteindre son essence divine.

    L'île du vivant fils du vigilant est donc une belle métaphore du lieu originel de la création. La tradition théosophique nous rapporte que seuls les soufis peuvent dans leurs contemplations extatiques percevoir les vérités supérieures de ce lieu. Après avoir anéanti leur corporéité tel que l'a fait Hayy dans le troisième cycle que nous avions étudié dans notre premier chapitre, les soufis traversent les voiles de la connaissance sensible pour atteindre leur propre âme qui les mènera ensuite vers ce lieu originel où toute âme garde son souvenir puisque c'est là qu'a eu lieu la première rencontre avec le créateur et où la première question qui leur a été posée est : « ne suis-je pas votre Dieu? Et elles répondirent : que oui ».(Coran)

    Ainsi, ceux dont les âmes répondirent « oui » le reconnaîtront toujours et seront les âmes élues et ceux qui auraient nié sa divinité seraient les « damnés » sur terre.

    C'est ainsi que le mythe de l'île du Waqwaq, lieu du dire fictionnel du récit, nous renvoie au mythe de la création dont la fonction est déterminante dans l'univers de l'initiation de Hayy ibn Yaqdhân.

    7-- LE MYTHE DE LA CREATION.

    Dans la tradition théosophique de l'islam, on rapporte que Dieu dans son éternité et son omnipotence se suffisait à lui même et n'avait nul besoin de la création puisqu'il était dans l'autosuffisance la plus parfaite et la plus éternelle.

    Il entendait dans son essence les langues qui existaient virtuellement et potentiellement, Il voyait toute la création en lui sans avoir le besoin de la manifester en dehors de son Etre, Il parlait et se communiquer dans un monologue absolu et indifférencié sans avoir la nécessité de trouver un interlocuteur, Il ne sentait ni le besoin de dormir, de se reposer, de manger, de boire ou de procréer.

    Un jour (temps mythique), l'ouïe lui demanda un réceptacle afin d'entendre, la vue aussi, le langage de même, et ainsi toutes ses facultés virtuelles lui demandèrent un corps afin de réaliser son essence par les sens. Il considéra dans sa majesté ces demandes et trouva sage et utile de satisfaire à leur demande. Il décida ainsi son projet de création sans que rien ne soit diminué de sa plénitude ni de son être éternel, omnipotent, omniscient et omniprésent. De son essence éternelle, il convoqua l'âme supérieure et lui donna toutes les facultés, les attributs et les aspects contenus en lui avant le contrat principiel établi avec ses attributs.

    L'âme supérieure se chargea de réaliser le projet de la création et convoqua à son tour les âmes inférieures en leur donnant à chacune une fonction bien déterminée:

    Les unes formèrent les cieux, les autres, les terres, d'autres les anges, d'autres les intelligences, certaines les corps, et d'autres les substances. L'unité de Dieu qui demeurait, avant le contrat, dans sa plénitude est devenue sujette à la pluralité conventionnelle. Ainsi, son essence principielle fut voilée par les sens réceptacles et toute connaissance de l'être véritable doit désormais entreprendre le chemin des réceptacles.

    L'homme doit se connaître soi-même avant de connaître son Dieu, puis percer les voiles des sens pour atteindre l'essence et prétendre à l'unité avec Dieu et ainsi rejoindre son statut d'élu tel qui l'a été décidé lorsque Dieu, avant la création avait regroupé les âmes et leur a posé la question de la soumission: « ne suis-je pas votre Dieu? » et les élus de répondre ,« que oui ».

    C'est dans cet espace mythique et mystique qu'a eu lieu la création selon la tradition théosophique de l'islam; et pourtant, il n'y a que le langage pour l'exprimer. Ainsi, depuis que l'homme tente de trouver une explication de son existence sur terre, il n'a trouvé que le langage pour exprimer cette angoisse existentielle. Chaque communauté religieuse ou primitive, monothéiste ou totémique, païenne ou animiste développe sa propre cosmogonie ou cosmogenèse en fonction de ce que son langage possède comme univers sémantique ou symbolique. Mais toutes les communautés prennent leur postulat ontologique à partir d'un mythe dont les seules explications ne peuvent être fournies que par le langage. Par conséquent il lui appartient à lui et à lui seul d'être le détendeur de la vérité ontologique et même métaphysique.

    Hayy ibn Yaqdhân est toute la problématique du langage et son rapport avec le mythe de la création. Ibn thophaïl engage son récit initiatique dans cet espace mythique où mythe, création et langage constituent le lieu privilégié de la littérature puisque l'écriture est son objet et l'homme est son sujet (ou l'inverse...)

    Retenons que l'écrivain qui tente d'écrire son âme se heurte fondamentalement à trois univers complexes : le mythe, la création et le langage car l'âme qui est de nature très subtile ne peut être appréhendée qu'à partir de ces trois espaces.

    C'est pour cette raison qu'ibn thophaïl avait pris soin de nous dire dans l'ouverture de son roman que:

    « le seul rapport que cet état ait au langage c'est que, par la suite de la joie, du contentement, de la volupté qu'il inspire, celui qui y est arrivé, qui est parvenu à l'un de ses degrés, ne peut se taire à son sujet et en cacher le secret : il est saisi d'une émotion, d'une ardeur, d'une exubérance d'une allégresse qui le portent à communiquer le secret de cet état en gros et d'une façon indistincte » H.I.Y.P.2.

    Nous voyons clairement dans ce passage qu'il s'agit des relations fiduciaires dont nous avons parlé plus haut et que le groupe d'entreverne (55) avait défini comme le rapport entre la manifestation et l'immanence et que nous avons spécifié comme un aspect de la manipulation où l'auteur fait croire à son lecteur que son récit lui permettra d'accéder à la lumière des vérités supérieures.

    Pour reprendre la définition du groupe d'entreverne, nous ajoutons qu'en plus de la manipulation, le rapport entre la manifestation de l'âme et l'immanence de son écriture dans le récit est tantôt conjoint et donc c'est le discours théosophique qui apparaît, tantôt disjoint et par conséquent, c'est la création littéraire qui apparaît.

    8- L'ETAT CONJOINT.

    Le discours théosophique dans le récit initiatique d'ibn thophail est introduit par l'argument d'autorité professé par les philosophes et les grands médecins selon lesquels l'île de Hayy bénéficie du quatrième climat (56), lieu idéal où l'âme peut générer des corps qui s'y trouvent et ainsi permettre la création par génération spontanée à partir de l'argile en fermentation. Ibn thophaïl nous rapporte qu' « il y avait dans cette île une dépression du sol renfermant une argile qui, sous l'action des ans, y était entrée en fermentation, de sorte que « le chaud s'y trouvait mêlé au froid et l'humide au sec, par parties égales dont les forces se faisaient équilibre . Cette argile fermentée était en grande masse, et certaines parties l'emportaient sur les autres par la juste proportion du mélange et par l'aptitude à former les humeurs séminales » H.I.Y.P.23.

    Nous retrouvons ici la substance argileuse qui constitue le point de départ de toutes les religions monothéistes : Adam est fait d'argile pétrifiée par la main de Dieu. De cette action principielle vont générer les quatre éléments constitutifs de l'univers : le chaud, le froid, l'humide et le sec.

    Sur la question des quatre éléments, les ikhuan çâfa (57) ont développé leur thèse hellénistique de la façon suivante :

    Ils développent que les quatre éléments qu'ils nomment « umahât »c'est à dire matrices essentielles ou encore substances divines furent postérieurs à la création de l'univers et des corps célestes. Hiérarchisés de par le projet initial, ils agissent sur les corps en fonction de leur nature et de leur fonction. Ils créent le mouvement ou l'immobilité, l'ascendance ou la descendance, la liquidité ou la solidité. Ils sont les substances génératives de la vie. Leur matérialisation a pour corollaire la terre, l'eau, l'air et le feu.

    Ives Marquet (58) développe la thèse des Ikhwan en expliquant : 

    « il y a entre les quatre natures un antagonisme et une antipathie mutuelles, elles cherchent à se dominer l'une l'autre, et pourtant, elles sont unies et couplées deux à deux dans chacun des éléments, parce que par un savant dosage dû à « un artisan, indubitablement sage », elles sont harmonisées entre elles comme les notes de musique, et comme sont accordées les quatre cordes d'un luth),(...) le feu est chaud et sec (toutes particules en mouvement); l'air humide (les unes mobiles et les autres immobiles) et chaud (davantage de mobiles); l'eau est humide et froide (davantage d'immobiles) la terre est froide et sèche (toutes immobiles).

    Le feu et la terre se ressemblent donc par le sec, mais ce n'est pas le même sec dans l'un et l'autre cas. Ainsi les éléments se ressemblent par certaines natures (ce qui provoque la proximité de leurs emplacements), et diffèrent par d'autres (ce qui provoque l'éloignement de leurs emplacements) . »

    L'état conjoint permet l'intégration du discours théosophique dans le récit initiatique. Les unités de sens que l'écriture reprend à son compte sont celles distribuées par la présence de ces quatre éléments. La dynamique du récit qui interpelle l'autopsychégraphie dans le cas de Hayy est la conjonction entre les concepts développés par la théosophie musulmane et les possibilités du langage imaginatif.

    La pensée spéculative suit l'itinéraire parcouru par les quatre éléments :

    « puis il examina soigneusement tous ces corps, vivants ou inanimés, dans lesquels il voyait tantôt une seule chose, tantôt une multiplicité infinie; et il s'aperçut que chacun d'entre eux est indéfectiblement pourvu et l'une des deux tendances suivantes : ou bien il tend vers le haut, tels sont la fumée, la flamme, l'air quand il se trouve sous l'eau; ou bien il tend vers la direction contraire, c'est à dire vers le bas, tels sont l'eau, des fragments de terre, des fragments de végétal ou d'animal. Aucun de ces corps ne peut être exempt à la fois de l'un et l'autre de ces deux mouvements, et aucun n'est en repos, à moins qu'il ne soit arrêté par quelque obstacle qui l'empêche de suivre sa voie, comme par exemple une pierre rencontrant dans sa chute un sol résistant qu'elle ne peut traverser. (...) De même la fumée, dans son mouvement ascensionnel, va toujours son chemin, à moins qu'elle ne rencontre par exemple une voûte résistante, qu'il l'arrête, alors, elle s'infléchit à droite et à gauche, et dès qu'elle n'est plus retenue par la voûte, elle monte à travers l'air, parce que l'air ne peut l'arrêter. (...). Il chercha s'il trouverait un corps dépourvu , à un moment quelconque, de l'un et de l'autre de ces deux mouvements ou en cas de repos de la tendance à les réaliser. Mais il ne trouva rien de tel dans les corps qui se trouvaient autour de lui « H.I.Y.P.49.

    Concernant l'écriture de l'âme et prenant en considération que les mots sont aussi des corps; leurs mouvements sont soit ascendants, soit descendants. Ils suivent le mouvement de la pensée que libèrent les états de l'âme de l'auteur. C'est ainsi que nous voyons que l'itinéraire initiatique va du bas vers le haut, de la terre vers le ciel, des corps terrestres vers les corps célestes.

    C'est dans cette stratégie d'écriture que se réalise la jonction entre la théosophie et le récit initiatique.

    Par contre, s'agissant de l'instance de la littérature, le récit tend vers l'écart et la disjonction entre l'état et l'immanence pour permettre à la fiction de garder son statut dans la narration.

    9- L'ETAT DISJOINT

    Il est l'émergence même de la création littéraire où l'écriture prend naissance du mythe que seul le langage peut dévoiler. Le récit de Hayy émerge tout d'abord du lieu mythique, l'île de Waqwaq. La naissance de Hayy ibn Yaqdhân fait partie de l'univers du fabuleux, même si l'auteur voulait lui donner un caractère ésotérique. Les femmes qui naissent de ces arbres mythologiques sont là pour aggraver le caractère merveilleux de l'histoire et s'affranchir du discours dogmatique ou trop philosophique.

    Ibn thophaïl par son imagination contracte avec la littérature en se réservant le droit de spéculer sur l'existence et l'ordre de l'univers. Son héros Hayy ibn Yaqdhân qui est un opérateur de la pensée intuitive de l'auteur qui comprit que:

    « tout est en réalité comme un seul individu, lorsqu'il eut saisi dans leur unité ses multiples parties en se plaçant à un point de vue semblable à celui d'où il avait saisi dans leur unité les corps situés dans le monde de la génération et de la corruption, il se demanda si le monde, dans son ensemble, est une chose qui ait commencé d'être après quelle n'était point, et qui, du néant, ait surgit à l'existence, ou bien une chose qui n'ait jamais laissé d'exister dans le passé et qui n'ait été aucunement précédé du néant  »H.I.Y.P.61 .

    Cette réflexion fondamentale, que nous considérons comme la charpente du récit initiatique, nous mène à réfléchir sur l'écriture  elle même puisque, nous avons dit que nous la considérons, elle aussi, parmi les corps par lequel se matérialisent les reflets de l'âme.

    Nous dirons à la suite d'ibn Thophaïl que l'écriture est en réalité comme un seul individu; qu'il faut la saisir dans son unité, en dépassant ses multiples parties et en se plaçant à un point de vue semblable à celui d'où l'on saisit l'unité des corps situés dans le monde de la génération et de la corruption.

    Toutefois, l'écriture considérée comme un corps régi par des attributs qui lui donnent la vie puisqu'elle permet de faire vivre ou de faire mourir d'autres corps, n'est pas celle que la tradition linguistique définit comme une représentation de la pensée par des caractères conventionnels. Elle a un statut tout autre dans la tradition théosophique de l'islam car elle est la forme la plus proche de l'essence divine; sans elle, l'univers des hommes serait purement tautologique.

    L'écriture est avant tout un acte divin. Dieu a écrit sa propre histoire dans un livre préservé, « fi kitâb maknûn » dont la bible, le Coran et la thorat (l'ancien testament) n'en sont que la représentation symbolique et imagée. L'écriture qui a suivi celle des révélations n'est qu'une mimésis contingente de l'acte principiel de la première communication de Dieu avec ses Attributs. L'homme apprend à communiquer avec son semblable d'abord par geste, ensuite par les sons que sa voix pouvait produire et enfin par les signes et graphes qu'il dessinait sur les pierres, les peaux, pour arriver enfin aux parchemins que les temps modernes ont développés et que nous connaissons sous les formes actuelles.

    L'écriture de l'homme est initialement un acte religieux où il essaye de se rapprocher le plus de son créateur en imitant l'image de la création et ainsi retrouver l'image de Dieu; les traditions monothéistes ne disent-elles pas que Dieu a créé Adam à son image?

    La seule faculté que l'homme possède pour tenter cette jonction entre l'écriture de Dieu et celle de l'homme c'est l'imagination. Mais qu'est-ce-que l'imagination? Le petit Larousse la définit comme étant la faculté de se représenter des objets par la pensée; de se représenter quelque chose par l'esprit, d'inventer, de créer, de concevoir.

    André Breton exalte cette faculté en disant : « chère imagination, ce que j'aime surtout en toi, c'est que tu ne pardonnes pas » et il conforte davantage en ajoutant que « l'imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. Si les profondeurs de notre esprit recèlent d'étranges forces capables d'augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d'abord, pour les soumettre ensuite, s'il y a lieu, au contrôle de la raison » (59).

    Qu'en est-il du statut de l'imagination dans la tradition théosophique de l'islam?

    Il convient d'abord de dire que le mot imagination n'a pas la même signification en arabe. Le substantif « el khayal » du verbe   »takhayala » désigne aussi bien l'ombre « el khayal » que l'action d'imaginer; cela pourrait signifier les zones obscures de la pensée.

    Quant à cette faculté de l'esprit de rendre en image verbale ou iconique ce que perçoit la pensée dans son propre univers, la théosophie musulmane le désigne sous le nom de « mûchahada ». On le traduit généralement par contemplation mais il s'agit plutôt du regard de l'âme, sa vision des corps et des idées tels qu'ils sont dans leur réalité originelle.

    Certains soufis parlent de la contemplation de Dieu; d'autres, de son essence et certains encore, dans leur vision extatique du « corps » de Dieu « eddâth »

    A la question posée à Sidi Benaouda (Saint soufi de Tlemcen, mort en 1983) : « vous prétendez contempler le corps de Dieu. Comment cela? Il répondit: « Nous ne contemplons pas son corps (eddath) mais son unité (wihdathûhû) ».

    Le concept d'imagination demeure très ambigu s'agissant de se représenter l'image, les attributs et les aspects de Dieu: C'est pour cela que les théosophes préfèrent employer les termes d'intellect agent, « el akl el-faâl », d'intellect possible, « el akl el-mûmkin », de « suwar », infusion de formes préexistantes dans l'intellect agent et de « hûdûr »,présence anthropromorphisée de Dieu.

    La théosophie évacue de son discours les termes qui prêtent à confusion, tels que « awham », les illusions, « khawathir », les pensées furtives et les « awhal », égocentrisme métaphysique de la pensée.

    Quant à notre auteur, il symbolise les différents degrés de l'imagination par des miroirs qui réfléchissent la lumière reflétée par d'autres miroirs qui à leur tour réfléchissent, et ainsi de suite...

    La théorie des miroirs développée dans le récit de Hayy ibn Yaqdhân rend compte des différentes perceptions de l'imagination s'agissant de donner au langage la possibilité d'exprimer ce que perçoit l'âme imaginative. Le narrateur rapporte que Hayy ibn Yaqdhân ne pouvant quantifier l'essence du véritable puisqu'il « vit que la sphère des étoiles fixes, possède une essence exempte de matière également, et qui n'est pas l'essence de l'unique, du véritable »H.I.Y.P.93.

    Il s'en remet donc aux procédés de la comparaison et de la métaphore puis comprend que ce que perçoit l'imagination est: « comme l'image du soleil reflétée dans un miroir qui réfléchit l'image reflétée par un troisième miroir tourné vers le soleil »H.I.Y.P.93.

    Le procédé de l'imagination dans le récit initiatique à contenu théosophique n'obéit pas aux règles traditionnelles de la création littéraire puisque l'univers du narrateur initié n'est pas celui du narrateur traditionnel.

    En effet, le récit initiatique est purement idéologique à la recherche de l'idée pure et originelle; il est loin d'être l'objet d'une sociologie quelconque ou d'une psychologie scolastique. La quête du sujet est tout simplement Dieu; le regard du narrateur est profondément obsédé par l'idée de connaître l'essence de sa propre existence.

    C'est pour cela que notre auteur préfère le coeur à la raison humaine; il décrit ce que perçoit le coeur et ce que la pensée peut décrire soit par comparaison soit par pure métaphore. A ce sujet, il avertit son contractant en disant :

    « n'attache donc pas ton coeur à la description d'une chose que ne peut se représenter un coeur humain. Car beaucoup de choses que se représente le coeur des humains sont difficiles à décrire; mais combien l'est davantage une chose que le coeur, par aucune voie, ne saurait arriver à se représenter, qui n'appartient pas au même monde qui lui, qui n'est pas du même ordre. Par contre le mot coeur, je n'entends point l'organe corporel, ni l'esprit logé dans sa cavité, mais la forme de cet esprit, forme qui, par ces facultés, se répand dans le corps de l'homme.(...) Ecoute donc maintenant avec les oreilles de ton coeur, regarde avec les yeux de ton intellect, ce que je vais t'indiquer:   peut être y trouveras-tu une direction qui te mettra dans le droit chemin H.I.Y.P. 88.

    Dans ce passage, le narrateur tente de décrire le procédé de l'imagination opératrice du récit initiatique. Nous voyons là que ce n'est pas une représentation des formes et des images conventionnelles que tout profane peut percevoir mais un univers purement introspectif et stoïque que seul l'initié dans la voie des soufis peut appréhender. Ibn thophaïl par la bouche de son narrateur utilise les concepts d'intellect et d'intelligible au lieu d'imagination. Il avertit encore son contractant en lui disant ;

    « si tu es de ceux qui se contentent de ce genre d'illusion et d'indication en ce qui concerne les choses du monde divin, et si tu n'attribues pas aux expressions que nous appliquons aux intelligibles la signification que l'usage courant leur attribue, nous te dirons encore quelque chose de ce que perçut Hayy ibn Yaqdhân dans la station, mentionnée précédemment , de ceux qui possèdent la vérité  »H.I.Y.P.91

    Afin de comprendre ce que veut dire l'auteur par l'expression conditionnelle « si tu n'attribues pas aux expressions que nous appliquons aux intelligibles la signification que l'usage courant leur attribue ...» voyons ce que nous dit Moise de Narbonne dans son commentaire, à propos des intellects séparés:

    « Moise dit : attendu que cette question est une des plus difficiles, à savoir si l'on doit dire des entités spirituelles qu'elles sont une entité unique ou plurielle ou si aucune de ces deux qualifications n'est opérante, attendu qu'ibn thophaïl a été très concis en disant que le monde divin ne saurait être décrit en terme d'unité ou de multiplicité, attendu que ceci est difficile à concevoir au point que l'auteur (ibn thophaïl) en a fait l'apanage exclusif de celui qui parvient à la conjonction (ha-mamsshikh de hamshakha), qui a dit que seul celui qui le voit le connaît, que ceci concorde avec l'opinion d'Averroès, mais s'écarte de celle d'Avicenne et d'Abu-hamid (al-Ghazali), et qu'Averroès a déjà expliqué ce sujet (= la conjonction) d'un point de vue spéculatif.(...) Ibn thophaïl a représenté l'intellection des essences séparées par la parabole des miroirs qui font face au soleil, qui est le premier luminaire, par la réflexion d'un miroir dans l'autre, mais qui n'est pas du niveau de la lumière solaire qui est essentiellement une dans tous les corps des récepteurs, ainsi qu'il l'avait cru auparavant, que la miséricorde de Dieu repose sur lui; il est au niveau du soleil lui même qui se projette dans un miroir et se réfléchit d'un miroir à un autre, car cette image n'est pas la réelle lumière solaire ni autre chose, mais elle en est l'apparence et la figuration.(...) L'homme participe lui aussi de ce niveau ontologique supérieur, en prenant un soin particulier de son intellect qui est la partie immortelle de son âme. C'est par celle-ci que s'effectue l'intellection des intelligibles et, par suite, la conjonction avec l'intellect agent » (60).

    Dans cette citation nous avons essayé de comprendre comment fonctionne le principe de l'imagination qu'aussi bien Averroès, Ibn Sina, Ibn thophaïl et Moise de Narbonne nomment intellect ou encore intelligible. Pour notre part nous allons essayer d'étudier cette question de l'imagination dans le récit initiatique afin de mieux comprendre cette fonction dans tous les récits initiatiques que nous allons étudier dans les chapitres suivants.

    IO-LA FONCTION HEURISTIQUE DE L'IMAGINATION .

    Afin de comprendre le procédé de l'imagination dans le récit initiatique, il convient de souligner qu'entre intelligible et imagination il n'y a pas de frontière comme l'a souligné Jacques Derrida « ce que nous appelons beau est où l'intelligence est au service de l'imagination et non celle-ci au service de l'intelligence (...) l'imagination en tant que faculté de connaître productive a en effet, une grande puissance pour créer en quelque sorte une seconde nature avec la matière que lui fournit la nature réelle » (61).

    Il s'agissait pour notre auteur de représenter en images métaphoriques ou allégoriques l'idée de l'unité de l'existence. Pour ce faire, il mit au service de son imagination son intelligence puis chargea son narrateur d'opérer dans l'univers fictif de l'initiation et ainsi de contracter avec la troisième instance, celle de la littérature.

    Le rapport entre l'univers sensible et celui de l'initiation est établi sur la base des images mentales du narrateur qui expose ses intuitions en cherchant dans le langage le support linguistique le plus adéquat. Toutefois, nous le soulignons encore, il ne s'agit pas d'images iconiques ou encore plastiques mais de l'essence des formes des corps pour ne pas dire de l'essence même de l'acte de l'imagination.

    Nous allons voir que les corps ainsi que la spatio-temporalité ne fonctionnent dans le récit que comme un simple support linguistique; notre auteur a déjà pris la peine d'en avertir le lecteur dans sa formule d'envoi que nous avons étudiée dans la rhétorique de l'ouverture. Mais puisque le récit de Hayy ibn Yaqdhân fonctionne structurellement comme le conte, il nous a paru intéressant d'en chercher quelques fonctions dans l'analyse de la morphologie du conte de Vladimir Propp (62). Notons aussi que Propp définit la fonction par l'action des personnages du point de vue de sa signification dans le déroulement de l'intrigue. Propp dit à ce sujet :

    « les éléments constants, permanents du conte sont les fonctions des personnages, quels que soient ces personnages et quelle que soit la manière dont ces fonctions sont remplies. Les fonctions sont les parties constitutives fondamentales du conte » (63).

    Aussi pour le besoin de notre cause, nous définissons l'imagination comme une fonction représentatrice de l'univers des personnages du récit initiatique. Si les fonctions sont les parties constitutives fondamentales du récit, l'imagination et l'intellect agent sont les substances de toutes les formes linguistiques quelles que soient leurs fonctions dans le récit.

    IO-I L'éloignement

    Dans le récit initiatique à contenu théosophique, l'éloignement du héros du monde des hommes fonctionne dans la diégèse comme une absence métaphysique. Hayy Ibn Yaqdhân évolue dans le total régime du solitaire. L'imagination du narrateur ne peut donc s'alimenter du réel des hommes, de leurs référents, de leurs signifiés ou de leurs images mentales mais plutôt des seules idées intuitives qu'il (le narrateur) puise de la réflexion pure issue du discours mystique des prédécesseurs de notre auteur.

    Par conséquent, le lieu du dire fictionnel ne peut émerger que de cet univers vide socialement mais plein idéologiquement. Dans la tradition théosophique de l'islam, l'éloignement que l'on nomme dans le jargon soufi « la khalwa » c'est à dire le dépouillement, permet au futur initié de se vider du monde sensible pour permettre à son âme de se refléter, dans sa pureté, dans son intellect qui doit être un réceptacle poli comme un miroir immaculé qui réfléchit la lumière du soleil .

    « il est manifeste que cette âme, sans cesse, émane abondamment du Dieu puissant et grand. Elle est comparable à la lumière du soleil, qui sans cesse est répandue sur le monde en abondance. Il y a un corps qui ne réfléchit point cette lumière », c'est l'air extrêmement transparent. D'autres la réfléchissent en partie : ce sont les corps opaques non polis; et les diverses façons dont ils la réfléchissent résulte la diversité de leurs couleurs.

    D'autres, enfin, la réfléchissent au plus haut degré : ce sont les corps polis, comme les miroirs ou autres du même genre; et si les miroirs présentent une concavité d'une certaine figure donnée, la concentration des rayons lumineux y produit du feu. De même l'âme, qui émane de Dieu, se répand abondamment sur tous les êtres. Mais il en est qui ne manifeste point son influence, faute de disposition : ce sont les corps inorganiques, dépourvus de vie; ils correspondent à l'air dans l'exemple précédent. D'autres, ce sont les diverses espèces de plantes, en manifestent l'influence selon leurs dispositions; ils correspondent aux corps opaques dans l'exemple en question. D'autres la manifestent à un haut degré: ce sont les diverses espèces d'animaux, qui correspondent aux corps polis dans notre exemple. Enfin, parmi ces corps polis, certains, outre leur pouvoir éminent de réfléchir les rayons solaires, reproduisent l'image ressemblante du soleil.

    De même aussi, parmi les animaux, il en est qui, outre leur faculté éminente de recevoir l'âme et de la manifester, la reflète, et prenne sa forme: ce sont proprement les hommes; et c'est à l'homme que le prophète a fait allusion en disant :Dieu a créé Adam à sa image » H.I.Y.P.25.

    L'action de l'imagination que la théosophie nomme intellect est métaphoriquement décrite dans ce passage que nous venons de souligner. Pour comprendre ce que voulait dire le narrateur par l'expression : « si tu n'attribues pas aux expressions que nous appliquons aux intelligibles la signification que l'usage courant leur attribue.... » (88), il suffit de substituer au mot « âme » le mot imagination, nous aurons ainsi : il est manifeste que l'imagination, sans cesse, émane abondamment de Dieu. Elle est comparable à la lumière du soleil, qui sans cesse est répandue sur le monde en abondance... Ainsi le véritable sens du mot imagination comme processus de réflexion des images se met en évidence. Par conséquent, l'éloignement dont nous avons parlé consiste à se rapprocher le plus possible du premier miroir ou du miroir principiel qui nous réfléchit la lumière et avec, la substance des formes originelles.

    Sur le plan de la littérature, le lieu du dire prend son topos dans l'île du Waqwaq dont nous avions déjà parlé lorsque nous avions abordé l'aspect mythologique de l'île du vivant fils du vigilant. Quant au personnage Hayy, il est l'agent opérateur de l'intellect. Son nom est une allégorie de l'homme Archétype et il fonctionne dans l'univers fictif du narrateur comme un actant duel puisqu'il permet à l'instance de l'histoire et à celle de la littérature de coexister dans la diégèse.

    Nous verrons dans tous les récits initiatiques que nous allons étudier que les personnages initiatiques proviennent aussi bien de l'histoire que de la littérature et y reviennent inévitablement lorsque l'écriture passe du récit au discours ou inversement.

    De toutes les fonctions de Propp, nous n'avons pu retenir que celle de l'éloignement puisque c'est la plus déterminante étant donné que l'imagination puise ses sujets dans l'écart spatio-temporel non dans les images conventionnelles du langage pour ne prendre que l'exemple du lieu du dire et du personnage actant-duel.

    Par conséquent, c'est dans cette vision de l'imagination et en fonction de ce que nous venons d'expliquer que nous devrons aborder l'étude de l'itinéraire initiatique de Hayy ibn Yaqdhân.

    Cette étude nous permettra la compréhension du processus de la pensée mystique au moment de sa naissance dans l'univers de la littérature, car nous concevons l'oeuvre de Hayy Ibn Yaqdhân comme le modèle précurseur du genre initiatique . Nous verrons dans notre deuxième partie de notre travail avec le cas de l'Aventure ambiguë de Hamidou Kane, et aussi dans cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib que l'itinéraire initiatique de Samba Diallo et celui de Iven Zohar a subi une perte considérable par rapport à l'itinéraire de Hayy, leur prédécesseur. Nous verrons aussi que la cause de cet écart et de toutes les pertes de valeurs initiatiques est du inévitablement à la langue de «l' autre » qui récupère fatalement son oralité au profit de l'écriture.

    Notes.

    (1) Wird : Substantif arabe dérivé du verbe warada. Il signifie émaner de Dieu ou de la grâce de Dieu. Dans la tradition théosophique le wird est l'ensemble des récitations religieuses qui donnent accès à l'initiation; ces chapelets sont transmis de maître en maître afin de perpétuer la voie mystique. Remarquons que chaque tariqua a son propre wird et ne peut en aucun cas être récité par d'autres confrères d'une autre tariqua (voie des soufis). Nous reviendrons plus en détail sur cet aspect d'allégeance lorsque nous étudierons le conflit mortel ( les adeptes des douze grains et ceux des onze grains) qui opposa les peuls du Macina, adeptes de la confrérie tidjaniya aux thials et qui provoqua l'intervention de l'administration coloniale française.(2) Cette technique narrative a fait l'objet d'une remarquable étude faite par Jacques Dubois « une  écriture à saturation. Les présupposés idéologiques dans l'incipit du nabab ». Etudes littéraires, Québec, presse de l'université Laval, vol.4, n°3,1971. Cité par J.P Goldenstein « pour lire le roman », Ed.A.De Boeck DUCULOT. Paris 1995. P.74.(3) J. Goldenstein.Op Cité.P.74(4) Cette invocation est pour l'orthodoxie musulmane obligatoire à chaque ouverture d'un récit ou d'un acte quelconque, sans quoi, il est considéré comme douteux. Remarquons que cette tradition oratoire fut utilisée par les quoraîchites (habitants de la Mecque) avant même l'islam.(5) Léon Gauthier H.I.Y. OP.Cité texte arabe p.3.(6) Son nom est Taîfour ben iça ben adam ben serouchan, et sobriquet « sultan el arifin », le sultan des connaissants. Il mourut en 875 ap.J (7) Cité par Farid-ud-din-attar, le mémorial des saints. Ed.Du Seuil 1976, p.178.(8) Ibid. P. 179(9) Cet état de familiarité avec Dieu que la tradition soufie nomme « Ahlullah », (famille de Dieu) fut l'objet d'une terrible controverse entre les orthodoxes et les « ach'arites » : adeptes de la doctrine qui permet la réflexion sur l'essence divine. Les uns soutiennent que Dieu ne peut être familier aux hommes tandis que les autres prétendent que c'est par la connaissance que l'essence divine s'anthropomorphise.(10) Cette idée du contenant qui ne peut être contenu est développée par Avicenne Goichon. Introduction à Avicenne, son épître des définitions. Paris, de Brouwer et C, 1933. P.143.(11) «  al-kibrit-al ahmar » ou pierre philosophale. Cette expression est souvent répétée par le maître soufi lorsqu'il fait allusion à la science des Qutbs c'est à dire des grands maîtres tels que abid yazid al bastami et abdelkader el djilani al baghdadi. Sur la rareté du souffre rouge, voire l'oeuvre de Miguel Asin, los caracteres y la conducta... por abenhazam (ibn hazm). Madrid, 1916. P.99, N.I Cité Léon Gauthier. Op. Cité page 9, N. (2).(12) Il s'agit ici de l'Espagne(13) C'est à dire un homme par génération. A ce sujet et concernant l'héritage mystique « wirathatu'arifin », la tradition théosophique rapporte que seul un homme par siècle peut atteindre les sphères supérieures de la connaissance de l'Etre. Voire Ives Marquet, la philosophie des Ikhuan al-safa. Op. Cité, le chapitre des cycles de manifestation et de clandestinité : les sept imams.(14) Bien qu'à l'époque de l'Andalousie musulmane, les doctes de l'islam avaient tranché sur la question d'interdire ou de permettre la réflexion sur l'essence de Dieu en faveur de l'orthodoxie; les Ulemas sunnites avaient toléré le seul « tawhid » c'est à dire la théologie non spéculative qui se base uniquement sur la révélation et la tradition prophétique. Remarquons que c'est l'occident par le travail des orientalistes qui a développé davantage le débat sur le soufisme (voire les travaux d'Eva de Vitray, de Louis Massignon et de Jacques Berque à ce sujet).(15) Le conflit entre les orthodoxes et les soufis est de très longue date. Concernant la sentence de mort proclamée contre Mansour hallaj, Farid-ud-Din'Attar (Op.Cité) nous rapporte que le jour où l'on traîna Mansour au gibet,  tous les oulemas rédigèrent un acte juridique qui proclamait la nécessité de le mettre à mort. Le khalife allait obliger même son maître El-djunîd à rédiger la sentence.   « Mansour méritait la mort, il possédait intérieurement la connaissance du Seigneur très haut » P. 303 du Mémorial des Saints.O.P.Cité(16) La voie des philosophes.(17) Nous empruntons ces concepts au groupe d'entreverne, analyse sémiotique des textes, les éditions toubkal, Casablanca, 1987. Mais nous les rendons fonctionnels dans notre propre étude.(18) Ibid. . P.47(19) Cette citation signifie que les sciences humaines dont parle l'auteur étaient beaucoup plus axés sur la philosophie spéculative; il ne faut pas comprendre qu'il s'agit des sciences humaines dont l'étude est positive.(20) Maurice Blanchot, OP.Cité.P.32(21) Ibid.P.32 et 54(22) Kitab Al-shifa. Première traduction latine faite en 1508. Cf Trad.latine, éd. Des chanoines réguliers de Saint-Augustin, Venise 1508.(23) E. Husserl, la structure de détermination d'une oeuvre littéraire, Paris 1931. P. 181.(24) Aldous huxley. OP. Cité (philosophia perrenis) P.120.(25) Aldous Huxley. La philosophie éternelle. Op. Cité, P.34. Citons aussi cette affirmation d'Aldous huxley qui rejoint notre vision sur l'initiation à la théosophie : « les biens de l'intellect, les émotions et l'imagination, sont des biens réels, mais ils ne sont pas le bien final, et quand nous les traitons comme des bien en soi, nous tombons dans l'idolâtrie. La mortification de la volonté, du désir et de l'action, ne suffit pas; il faut qu'il y ait aussi mortification dans les domaines de la connaissance, de la pensée, du sentiment et de l'imagination » Ibid. P.134.(26) Ibid. P.134.(27) Cité par Bernard GROS dans « profil d'une oeuvre » de « Swan » au « temps retrouvé ». Hatier, Paris 1981. P.59. Il rapporte aussi que Chantal Robin a admirablement montré que le narrateur, sans toujours l'exprimer clairement, a accès au mystère, et finalement au sacré, après avoir eu le sentiment d'être mort au monde, soit par absence de dons littéraires, soit par des échecs amoureux. (Ibid.).(28) Il s'agit ici de la véritable descente en enfer; la nuit étant les profondes obstrues de l'âme humaine.(29) Grand maître de la confrérie soufie à obédience « chadouliya » de Tlemcen. Le discours théosophique qu'a développé ce maître mystique a alimenté toute l'oralité initiatique dans laquelle Mohammed Dib a puisé toute la symbolique de sa quête ontologique dans l'écriture de ses romans post-trilogie. Nous développerons cette étude lorsque nous aborderons notre chapitre sur le récit métamorphosé de Dib (deuxième partie de notre travail)

    (30) Notons que cette notion de soufisme philosophique n'est apparue que vers la fin de ce siècle avec les adeptes des Ulémas d'Al-Azhar où l'on a tenté en vain de réconcilier philosophie et soufisme.Pour notre part nous ne sommes pas partisans de cette école car le soufisme obéit à un univers extra-langagier comme l'a souligné Ibn thophaïl dans son introduction de l'épître, Hayy ibn Yaqdhân.

    3I) Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë, Julliard, 1961.(32) « L'effondrement des philosophes » ou plus exactement traduit, « l'insignifiance des philosophes ». Notons que cette oeuvre a provoqué une grande polémique au XI siècle a propos de la fonction heuristique de la philosophie musulmane; ce qui a poussé Ibn Rochd à répondre sévèrement par son «  Insignifiance de l'insignifiance » ou comme l'ont traduit les orientalistes,  » effondrement de l'effondrement » en arabe « tahafôt el-tahafôt » (Cf. trd. latine dans aristotel, opera ....cum Aver. Comment., fol.21 M à fol.22, Cité par Léon Gauthier, théorie d'ibn Rochd. Op. Cité P.22 note (3).(33) « Mizan el'a'mal ». Dans cet ouvrage dont nous n'avons pas pu trouver les références exactes en langue française, Al Ghazali, toujours fidèle à sa pensée eschatologique, tente de montrer que seules les actions de l'homme peuvent le sauver ou le damner.(34) Cf. Martin Lings, « un saint musulman du vingtième siècle » op. Cité.(35) IBID. P.248.(36) Jacques Bens, Claude Berge et Paul Braffort, formule de littérature potentielle, Gallimard, 1981. P.89.(37) Frans Boas, introduction à « James Teit, tradition of the thompson River Judian of British. Columbia Memoirs of the American folklor société, VI (1898). P.18. Cité par C.L. Strauss, Anthropologie structurale; Plon, 1958 et 1974. P.227.(38) C.L.Strauss; Op. Cité P. 230.(39) Ibid. P.231(40) Ibid. P.231(41) Louis Gardet, la pensée religieuse d'Avicenne. Op. Cité P. 90.(42) René Wellek et Austin Warren. Théorie de la littérature. Ed.Gredos Madrid, 1985.(43) Ibid. P.24.(44) Ibid. P.25.(45) C.L.Strauss. Op. Cité P.229.(46) Nous soulignons que le « je » dans le récit initiatique est un actant duel, il incarne aussi bien l'histoire que le narrateur. Cependant, le statut de cet actant duel dans la narration est mis en place par un autoritarisme théologique puisque le narrateur initié émane de l'univers inaccessible de Dieu.(47) Une des traductions de H.I.Y. Cf.Léon Gauthier, H.I.Y. OP. Cité note (13) page 18. Il rapporte que dans cette île « s'y trouve un arbre qui, en guise de fruits, produit des femmes ».C'est d'elles que parle El Maçoudi sous le nom de « filles du Waqwaq ». Sur cette légende du Waqwaq, Léon Gauthier nous renvoie à Gabriel Ferrand, journ. Asiatique, 1904. « Madagascar et les îles uâq-uâq »; géographes arabes et Madagascar . pp.483 et suivre.

    (48) Léon Gauthier; H.I.Y. Op. Cité P.18 Note 3.

    (49) Ibid. P.188. N.3(50) Nos lectures ne nous ont pas permis de confirmer cette hypothèse mais ce lieu mythique évoqué par notre auteur est à notre sens le lieu d'émergence de la fiction.(51) Farouk Saad H.I.Y. (texte en arabe) Op. Cité, P.26.(52) Ibidem(53) Ibidem(54) Ibidem(55) Groupe d'Entreverne, analyse sémiotique des textes. Op. Cité. P.47.(56) Cf. Notre note 50 de notre premier chapitre.(57) Yves Marquet, la philosophie des Ihwân Al-Safâ. Op. Cité.Ch I P.41 (58) Ibid. P.157.(59) André Breton, Manifeste de surréalisme, Gallimard, 1944. P. 19.(60) Hayoun Mr, le commentaire de Moise de Narbonne. OP.Cité, P. 67.(61) Jacques Derrida, l'écriture et la différence.Op. Cité. P. 157.(62) Vladimir Propp, morphologie du conte, Ed. Du Seuil.(63) Ibid. P.31

    PREMIERE PARTIE

    CHAPITRE TROIS:

    ITINERAIRE INITIATIQUE DE HAYY

    INTRODUCTION

    L'itinéraire initiatique de Hayy Ibn Yaqdnân dans le récit d'Ibn thophaïl est en fait, nous l'annonçons déjà, l'itinéraire de la pensée mystique de l'auteur. Certes, les analyses récentes du récit, surtout celles qui évacuent le premier concerné dans une oeuvre: l'auteur, ont tendance à déstructurer et à déconstruire le texte pour ne laisser apparaître que la signifiance de l'oeuvre sinon le sens immanent.

    Mais nous savons que le processus de l'écriture obéit inévitablement à l'acte de la création littéraire. Le contexte historique dans lequel cette oeuvre a émergé ( qui a déjà été étudiée dans notre premier et second chapitre) était la synthèse des débats philosophiques et théosophiques qui parfois avaient pris l'ampleur d'une polémique sur les questions de l'adventicité ou de l'éternité du monde (cf. le désengagement rhétorique dans notre chapitre précédent).

    Quant au personnage Hayy Ibn Yaqdhân, nous avions aussi montré qu'il représente allégoriquement l'homme en quête de son être (angoisse existentielle) mais, soumis au dilemme de sa cosmogonie, sa genèse et son destin métaphysique. De ce fait, l'itinéraire de Hayy Ibn Yaqdnân dans cet espace de l'écriture initiatique est, nous le verrons, l'itinéraire de l'homme à travers les âges de la connaissance gnostique tout d'abord, discursive et rationnelle ensuite.

    Rappelons que Hayy Ibn Yaqdnân se traduit latéralement par « le vivant fils du Vigilant » et par allégorie mystique, «  l'être éphémère fils de l'Etre éternel ». Cette allégorie dont la signification de surface fut considérée comme hérétique par les orthodoxes musulmans trouve par contre un terrain de signification dans la théologie chrétienne qui accepte certaines formes d'anthropomorphisme dans sa foi.

    Nous ne voulons pas aborder une étude comparative entre les caractéristiques de la foi musulmane et celle chrétienne car cela empiétera dans une autre spécialité: la théologie comparée. Nous avons toutefois souligné cet aspect anthropomorphique de la foi chrétienne parce que nous avons retrouvé ce débat dans un de notre corpus d'analyse, « l'Aventure ambiguë » de Cheikh Hamidou Kane.

    C'est par la bouche du missionnaire chrétien que l'auteur de ce récit initiatique soulève le problème de la confrontation des fois sinon leur complémentarité:

    « Notre tâche était d'évangéliser, j'eusse évité d'emporter jusqu'au médicament le moins encombrant et le plus utile. Je voulais que la révélation dont nous aurions été les missionnaires ne dût rien qu'à elle même, et fût littéralement pour nous, une imitation de Jésus-Christ. Du reste, je n'en attendais pas seulement l'édification de ceux que nous aurions convertis. J'escomptais avec l'aide de Dieu, l'exemple de votre foi eut ravivé la nôtre »(1).

    Ainsi, ce rapprochement entre les fois monothéistes trouvera aussi sa fonction dans le récit initiatique à partir de notre grille de lecture.

    Concernant l'itinéraire de notre premier personnage, nous le situons tout d'abord, dans son parcours initial, au degré zéro de la connaissance. Cet état de non connaissance dans lequel notre auteur a mis son personnage équivaut pour l'anti-personnage à un état d'érudition parfaite. Tout le premier chapitre dans lequel nous avions étudié le désengagement rhétorique de notre auteur exprime cette érudition à laquelle l'homme est arrivé depuis la pensée grecque jusqu'à l'apparition des péripatéticiens dont Ibn thophaïl en fait partie.

    Ce premier stade de l'initiation chez les soufis est qualifié par la tradition théosophique comme étant le degré zéro de la connaissance puisqu'ils (les soufis) disent « la fin de votre science vous permet de faire les premier pas dans notre science ».

    Il convient, par conséquent, dans un but méthodologique, de définir le concept de personnage dans le récit initiatique à contenu théosophique, par opposition à l'anti-personnage.

    I-Personnage vs anti-personnage.

    La tradition littéraire définissait le personnage comme étant l'ensemble des caractérisations que lui donne son auteur ou son créateur. Caroline Masseron et Brigitte Petit Jean (2) nous disent que:

    «caractériser un personnage de roman, c'est lui donner, bien que dans la fiction, les attributs que la personne qu'il est sensé représenter posséderait dans la vie réelle. L'élaboration de tout un système de signes qui font le sens s'appuie sur une certaine conception de l'homme qui suppose que l'on tienne implicitement pour fondés les présupposés humanistes garant de la vérité humaine: personne morale et personne physique, corps conçu comme manifestation de l'être, de son caractère, etc ». (3)

    Qu'en est-il de notre personnage ?

    2-La caractérisation

    La caractérisation de Hayy Ibn Yaqdnân est celle de l'être primitif, l'archétypique, celui dont la nature est « adamique ». C'est un être nu, primitif, vulnérable et sans défense. Il est « Adam » confronté à une nature impitoyable, l'esprit éveillé dans un corps débile, l'inné, l'instinctif et le symbole de la vie pure et incorruptible. Il ressent mais ne juge pas, comprend mais ne parle pas, vertueux, sans connaissance du vice et, en parfaite harmonie avec la nature d'où il provient. Il est donc « l'homme biologique » par excellence, puisque notre auteur le fait naître dans une région où la création est spontanée, où l'homme naît sans père ni mère.

    Notre auteur approuve cette théorie de la naissance spontanée puisqu'il affirme que «nos vertueux prédécesseurs rapportent que parmi les îles de l'Inde situées sous l'équateur, il y en a une qui est l'île où l'homme naît sans mère ni père. C'est qu'elle jouit de la température la plus égale qu'il soit à la surface de la terre, et la plus parfaite, parce qu'elle reçoit la lumière de la région du ciel la plus élevée possible. »

    Puis, par un long exposé, il démontre la possibilité de ce phénomène (pp.19/ 21) et approuve:  " cette théorie exigerait un exposé plus long, que ne comporte pas notre présent objet. Nous ne l'avons signalé à ton intention que parce qu'elle contribue à confirmer la légitimé de l'allégation énoncée, à savoir que, dans cette contrée, l'homme peut naître sans mère ni père » H.I.Y.P.21.

    Par cette affirmation , nous pouvons avancer l'hypothèse que le statut que l'auteur donne à son personnage est celui de l'homme biologique (4) et non celui de l'homme-cité (5). De ce fait, son parcours initiatique débutera dans la recherche de son identité biologique puisque, dépassant son animalité, il va à la recherche de son humanité sans prétention d'étaler (pour l'auteur) ses connaissances doctrinales.

    L'anti-personnage que nous concevons comme la négation du personnage évolutif dans cet univers d'initiation, est l'ensemble des caractérisations de l'homme-cité; celui qui émane des profondeurs de la cité grecque ou romaine, arabe ou juif, celui qui sait parler le langage des philosophes pour persuader l'autre que la seule vérité c'est lui et que la seule vie possible est dans sa cité, que les valeurs qu'il a forgées depuis la nuit des temps sont celles qui sont écrites dans ses livres, que la religion qu'il professe est la seule vraie, véridique et authentique.

    L'initiation de notre personnage va se faire dans la négation de l'homme-cité par le procédé du désengagement rhétorique «  accepte ce que tu vois et laisse là ce que tu as entendu dire » dira Ibn Thophail en reprenant les propos d'Al Ghazali:  "  Ces paroles n'eussent-elles d'autres effets que de te faire douter de ce que tu crois par une tradition héréditaire, ce serait suffisant; car celui qui ne doute pas n'examine pas, celui qui n'examine pas n'aperçoit pas et celui qui n'aperçoit pas demeure dans l'aveuglement et dans la stupeur « H.I.Y.P.14.

    Le degré zéro de l'initiation de notre personnage Hayy, équivaut à la mort de l'anti-personnage. Sa véritable initiation débutera avec la mort de la gazelle qui l'a adopté, la quête de Hayy à la recherche de ce «  quelque chose » qui a quitté le corps de sa mère adoptive la laissant inerte.

    Le corps subtil qui donne la vie correspondra pour l'initiation religieuse grecque à la descente en enfer. Elle s'opérera dans les profondeurs des entrailles de ce corps animal qui, bientôt deviendra une dépouille repoussante et sans intérêt.

    N'est-ce pas là la quête de tout homme à vouloir découvrir le secret de la vie. Toutes les sciences que l'homme a entreprises ne sont-elles pas cette descente en enfer dans le but de s'initier à la vraie vie; celle où la mort est totalement démystifiée, sinon quantifiée.

    Qui n'a pas connu cet état de stupeur face à la mort d'un être très cher, cet état ou notre auteur décrit ce sentiment d'impuissance: « Il  désirait ardemment découvrir la place du mal pour l'en délivrer, afin qu'elle revint à l'état où elle se trouvait auparavant; mais rien de tel ne s'offrait à lui, et il était impuissant à lui porter secours » H.I.Y.P.31 .

    Le récit initiatique, à ce niveau là, fonctionne comme une super structure tautologique où la structure matricielle ne cesse de se répéter sous d'autres formes syntaxiques. La structure matricielle étant la quête de l'absence comme la soulignera Todorov dans  poétique de la prose :

      «  Le récit (...) s'appuie toujours sur la quête d'une cause absolue et absente. (...) L'effet de cette cause est le récit. L'histoire qui nous est racontée. Absolue, car tout dans ce récit doit finalement sa présence à cette cause. Mais la cause est absente et l'on part à sa recherche; elle est non seulement absente mais la plupart du temps ignorée; tout ce que l'on soupçonne, c'est son existence, non sa nature. On la quête: l'histoire consiste en la recherche, la poursuite de cette cause initiale, de cette essence première. Le récit s'arrête si l'on parvient à l'atteindre. Il y a d'une part une absence ( de la cause , de l'essence de la vérité) mais cette absence détermine tout; de l'autre, une présence ( de la quête) qui n'est pas la recherche de l'absence. (6).

    le récit de Hayy est donc précisément l'existence d'un secret essentiel, d'un non nommé, d'une force absente et superpuissante, qui met en marche toute la machine présente de la narration . Nous dirons à la suite de Todorov que le mouvement du récit initiatique est double, et, en apparence contradictoire, ce qui lui permet de recommencer sans cesse. D'une part, il déploie toute ses forces pour atteindre l'essence cachée, pour dévoiler l'objet secret; de l'autre, il s'éloigne sans cesse, le protège jusqu'à la fin de l'histoire, sinon, au-delà. L'absence de cette cause, ou de la vérité, est présente dans le texte, plus, elle est l'origine logique et la raison d'être. La cause est ce qui, par son absence, fait surgir le texte. L'essentiel est absent, l'absence est essentielle. La mort de la gazelle est une structure déterminante puisqu'elle sera la cause essentielle de cette absence. Toutes les transformations narratives découleront de cette structure matricielle.

    Selon le modèle quinaire (7) cette structure sera l'étape de transformation de ce récit qui débouchera sur une dynamique de l'action afin de retrouver l'équilibre du récit. Soulignons que cette dynamique n'est pas comme dans le récit traditionnel une suite d 'événements - ce qui n'est pas le cas de notre récit - ces événements n'ont lieu que dans l'univers mental de notre personnage, Hayy. C'est là, un des aspects du récit initiatique dans la tradition théosophique de l'Islam. Nous avions déjà abordé cette question lorsque nous avions étudié l'influence de Yayy sur le Robinson Crusoé.

    Le personnage de Hayy Ibn Yaqdhân est donc une simple allégorie de l'Idée en quête de ses idées afin de retrouver l'essence de l'idée de la création, tout d'abord, de Dieu, ensuite.

    Ce personnage allégorique va essayer de remonter le courant de sa propre genèse en descendant dans les profondeurs de sa propre corporéité.

    Cette descente en enfer sera opérée par la quête de l 'absence dont nous avons parlé plus haut.

    3-La descente en enfer.

    « Lorsqu'il eut décidé que l'organe lésé ne pouvait être que dans la poitrine de la gazelle, il résolut de chercher à l'atteindre et à l'examiner, espérant peut-être qu'il parviendrait à trouver la lésion et à la faire disparaître. Puis, il craignit que ce qu'il allait faire là ne fût plus dangereux pour la gazelle que le dommage primitivement survenu, et que son zèle ne lui fût nuisible. Il chercha à se rappeler s'il avait vu alors quelques bêtes fauves ou quelque autre animal tomber dans un état pareil et en revenir. Mais n'en trouvant aucun exemple, il désespéra de la voir revenir à son état normal s'il s'abandonnait; tandis qu'il lui restait quelque espoir s'il trouvait l'organe en question et le débarrassait de son mal. Il se décida donc à lui ouvrir la poitrine afin de voir ce qui s'y trouvait. »H.I.Y.P.34.

    L'itinéraire initiatique va donc prendre son point de départ avec la mort de la gazelle. Toutes les transformations narratives avons-nous dit, découlerons de cette quête de l'absence dont a parlé Todorov et que nous avons citée plus haut.

    Dans la tradition théosophique de l'islam, le corps est le micro- univers où se conjuguent toutes les forces de la nature. Chaque organe correspondra à une sphère céleste. Nous retrouvons cette Doctrine de l'homme universel dans la théosophie des «Ikhuan eçafa », «  les frères de la pureté ».

    A ce sujet Yves Marquet explique leur doctrine en disant que:

    «  les trois dimensions, dont est doué le corps dans son ensemble, constituent «la première forme du corps », c'est à dire qu'aucun corps particulier ne peut exister, sans être passé par là, autrement dit sans être une partie du Corps Absolu. Et c'est pourquoi il est dit aussi que le « Corps Absolu est une forme de la matière première »; c'est la seule que celle-ci puisse recevoir directement. Bien qu'informé une première fois par l'âme, ce corps a hérité tous les caractères d'imperfection de la matière première; il est d'une substance épaisse, grossière, inanimée (« mortelle »), ignorante, passive (ou gaie) (c'est pourquoi ultérieurement, «  les figures s'amoncelleront et se presseront sur lui  de façon très maladroite, et nous verrons que tous les corps garderont l'imperfection qui est marqué de leur origine. Pour l'instant le corps n'a rien d'autre que les trois dimensions: il est « vide de formes, de dessins et de vie » bien que, par nature, apte à les recevoir. La seule noblesse, si l'on peut dire, du corps, dont Dieu «  donnera possession à l'âme », c'est qu'il est destiné a être le corps du monde entier, de même que l'âme universelle sera l'âme du monde, et que par là, tous les corps seront un seul et même corps , de même que toutes les âmes seront une seule et même âme. »(8)

    S'agissant du corps de la gazelle que le narrateur de Hayy a pris comme point de départ de la quête initiatique du personnage opérateur du récit, il intervient avons-nous dit comme une structure de transformation d'où découleront toutes les séquences narratives de surface; ce sera le récit-logique régi par le principe de la causalité. Toutefois, cette quête de l'absence déterminera les structures profondes du récit et par la même, permettra la mise en place de deux récits inter-dépendants dans leur sémantique narrative mais tout a fait autonomes, puisque le premier, le récit littéraire, obéira aux règles de la fiction donc à la création littéraire; et le deuxième, le récit initiatique dans la tradition théosophique, obéira au discours théosophique.

    Entreprendre l'analyse du récit du seul point de vue littéraire, c'est ignorer les véritables aspects du récit initiatique puisqu'il se veut donner la fonction du récit de conversion. C'est pourquoi, pour le besoin de notre cause méthodologique, nous étudierons cette ascension de l'âme initiée dans la « descente en enfer » en nous référant à chaque fois à la doctrine soufie qui, comme nous l'avions dit, alimente le récit et oriente même les structures narratives dans une espèce de contrainte sémantique.

    La quête de l'absence étant donc la structure matricielle; le narrateur introduit le niveau supérieur que nous appellerons la présence de l'absence.

    4-La présence de l'absence.

    Ce niveau est engagé par la séquence où le narrateur explique:

    «  après qu'il eut examiné tous les corps organiques externes de la gazelle sans y rencontrer aucun empêchement apparent, se trouvant d'autre part en présence d'un arrêt total, qui n'affectait point exclusivement tel ou tel organe, l'idée lui vint que le mal qui l'avait assaillie devait être dans un organe indispensable à chacun des organes externes pour l'exercice de ses fonctions; et que lorsque le dommage l'atteint, le mal se généralise, et il en résulte un arrêt total.H.I.Y.P.32.

    Cette présence de l'absence, étant une structure matricielle et atemporelle résorbera l'ordre de la succession chronologique comme le souligne C.Levi-strauss: «  l'ordre de succession chronologique se résorbe dans une structure atemporelle » (9)

    Elle est définie dans notre conceptualisation comme étant le procédé par lequel tout écrivain tente de réaliser son projet narratif, d'une part parce que les structures de surfaces auront la fonction de « masquer » le temps, d'autre part, tant que le lecteur sent l'absence du temps social, l'acte de lecteur sera justifié.

    Dans le cas du récit initiatique, l'acte de la lecture est une quête de la présence tandis que l'acte de l'écriture est une quête de l'absence puisque l'objet de la narration est simplement cette absence dont parlait Todorov et que notre auteur engage dans la séquence où le héros se met à la recherche de ce quelque chose qui a quitté sa mère adoptive.

    Dans la tradition théosophique de l'islam, l'aventure mystique se résume dans cette sagesse: « Ce que tu cherches restera toujours devant toi », « Ina ladi tatlûbûhù amâmaq ». Ce qui nous conforte à dire que le récit initiatique n'est jamais clos. Pourtant le sens que donne la tradition théosophique à cette sagesse est que celui qui cherche à connaître les vérités éternelles ne peut les trouver que devant lui; elle va même à dire que celui qui recherche Dieu ne peut le trouver que devant lui sinon en lui sans recours à l'histoire ni aux religions.

    Mais pourquoi la nécessité d'un récit initiatique puisqu'il suffit d'une simple introspection mystique et le but est atteint? La réponse à cette question est en fait toute la problématique de la théorie de la littérature puisqu'elle est la vie elle même, il suffit de la vivre sans avoir besoin de l'écrire; et pourtant l'homme ne peut s'empêcher d'écrire sinon c'est la mort de quelque chose en lui, si ce n'est la vie même qui en pâti.

    C'est ici le cas du récit initiatique, Ibn thophaïl nous dit dans son introduction que ceux qui n'ont pas écrit leur expérience mystique n'ont en réalité pas eu de faveur divine car selon lui, la plus grande faveur que peut accorder Dieu est l'Ecriture. Dieu ne s'est pas contenté de parler avec ses prophètes, il leur a révélé les Livres: L'Ancien Testament, les Evangiles et le Coran.

    Le récit initiatique est une continuité de la révélation que l'homme a reçue de Dieu.

    Pour notre part, nous dirons qu'écrire c'est rechercher cette absence dont nous connaissons l'existence mais dont nous ignorons la nature. Par conséquent, la quête du récit est cette quête de l'absence; aussi longtemps que dure cette absence, le récit ne cessera de se répéter, de se redire sans cesse, autant que dure le langage et l'écriture.

    Dans le récit initiatique, l'étape finale proprement dite n'existe pas car elle est en fait l'annonce d'une nouvelle étape. La quête se poursuivant toujours:

    « Je ne puis m'empêcher de croire que l'objet de mes recherches s'y trouvait, mais qu'il l'a abandonné, le laissant vide ( le coeur); et c'est alors qu'est survenu dans cet organisme l'arrêt en question, qu'il a perdu la perception et le mouvement. Ainsi, l'habitant de ce logement en avait déménagé avant qu'il eût subi aucune dégradation, et l'avait quitté lorsqu'il était encore intact: il était donc probable qu'il n'y reviendrait pas, maintenant qu'il était ainsi ravagé et béant  » H.I.Y.P.37

    Pour ne prendre que ce passage, nous pouvons ainsi affirmer que la quête du récit se poursuit et fonctionne de la même manière que ce micro-récit cité. L'objet de la quête étant l'âme qui se détacha du corps de la gazelle, tout le récit de Hayy Ibn Yaqdnân ne sera que tautologique.

    La présence de l'absence est donc continuellement réinstallée au moment où l'équilibre du récit semble atteint: «  alors, le corps entier lui parut vil et sans valeur auprès de cette chose qui, selon sa conviction, demeurait un temps et le quittait ensuite. » (P.37).

    Ensuite le récit est relancé par une série de questions qui annoncent les différents niveaux du programme narratif:

    «  il concentra donc uniquement ses réflexions sur cette chose, se demandant ce que c'était, comment elle était, qu'est ce qui l'avait arrachée à ce corps, où elle s'en était allée, par quelle issue elle était passée quand elle était sortie du corps, quelle cause l'avait chassée, au cas ou son départ avait eu lieu par contrainte, ou bien quelle cause lui avait rendu le corps assez odieux pour qu'elle s'en séparât, au cas où son départ avait été volontaire. Il se répandit en réflexions sur toutes ses questions, oubliant le corps et l'écartant de sa pensée. H.I.Y.P.37.

    Nous voyons dans ce passage que la quête de l'absence est en fait la quête de l'âme. Dans la tradition théosophique de l'Islam l'objet de l'initiation n'est pas foncièrement la quête de l'âme mais la quête de Dieu; cela n'empêchent pas certains soufis de spéculer sur l'âme bien que cette question reste ambiguë pour bon nombre de théosophes.

    Seuls les « frères de la pureté » « Ikhûan essafa » ont pu, dans leur doctrine, apporter de la lumière sur ce sujet, bien que contestés par d'autres. Surtout, lorsque  les Ikhwân donnent de l'âme plusieurs définitions qui diffèrent quelquefois par quelques termes, le plus souvent par quelques qualificatifs en plus ou en moins. Elle est dite « un influx émané de l'intellect » (III 232), « la lumière de l'intellect et son influx que Dieu a répandu à partir de l'intellect (III 352).Une faculté jaillie et répandue de l'intellect universel » (III 342) ou une « faculté spirituelle émanée (fadât) de l'intellect » (III 189). Mais le plus souvent elle est qualifiée de « substance » (jawhar) et avec l'ensemble des qualificatifs qui y sont accolés: substance simple (c'est à dire non composée), spirituelle par essence, savante en puissance, active par nature, et aussi puissante et fabriquante par accident, réceptive, émanée de l'intellect (I 294, III 36, 184, 186, 197, 237, 240, 386, 466) (10).

    Quant à l'écriture de l'âme dans le récit initiatique de notre auteur, elle s'éloigne du traité proprement dit et s'engage dans la narration pure; celle qui obéit aux règles de la création littéraire et non aux règles de la doctrine puisque le narrateur nous met dans un espace temps fictif, lieu mythique (l'île du Waqwaq) et temps mythique, les âges absolus de l'Homme et les différents cycles de son évolution. L'âme est une « présence- absente » et le narrateur part à sa recherche et, dans cette quête, le récit se réalise. Tantôt il prend l'allure d'un conte, tantôt c'est le discours théosophique qui prend le relais. Le mot cherche sa véritable essence, sa substance originelle et son lieu idéal d'énonciation. Pour ce faire, il remontera le courant de son histoire à travers le mythe; celui de ses premiers pas dans la nature qui l'a vu naître. Le mot est source de vie mais explique la vie avant que celle-ci ne lui donne d'autres attributs, ceux de masquer la vie.

    Le récit initiatique est avant tout, une initiation à la lecture originelle. Hayy Ibn Yaqdhân ne connaît pas le mot mais fait découvrir au lecteur les mots qu'il est sensé connaître tout en leur donnant le pouvoir de quitter le sens vers l'univers de l'essence. Le texte initiatique est un prétexte car l'initié n'a besoin que d'un seul mot pour faire son initiation, sa descente en enfer, sa remontée et sa résurrection.

    Rappelons que dans la tradition soufie, le « mûrid », c'est à dire le futur initié est mis en situation de solitaire et doit prononcer infiniment le nom d'Allah jusqu'à perdre l'haleine; il ne doit entendre que ce mot jusqu'à ce qu'il fasse corps avec lui; tout autre mot doit disparaître et se fondre dans « le Mot ». Alors s'opère une sorte de cristallisation et l'initié, de voir par l'essence du Mot, tous les textes de l'existence. Il se dispensera du livre et par la même des livres. Ainsi le langage des hommes n'aura plus de sens.

    C'est ainsi que s'achève l'histoire de notre héros Hayy. Ayant été découvert par Açal dans on île déserte, il apprit le langage des hommes et raconta son histoire et aussi toutes les vérités métaphysiques qu'il a découvertes par l'observation et la méditation intuitive.

    Lorsqu'il fut amené à enseigner aux hommes de l'île voisine les vérités supérieures, il découvrit que « la plupart d'entre eux sont au rang des animaux dépourvus de raison, il reconnu que toute sagesse, toute direction, toute assistance, résident dans la parole des Envoyés, dans les enseignements apportés par la loi religieuse, que rien d'autre n'est possible, qu'on n'y peut rien ajouter; qu'il y a des hommes pour chaque fonction, que chacun est apte à ce en vue de quoi il a été créé » telle a été la conduite de Dieu à l'égard de ceux qui ne sont plus. Tu ne sauras dans la conduite de Dieu trouver aucun changement» (Coran)

    « Il se rendit donc auprès de Salaman et de ses compagnons, leur présenta ses excuses pour le discours qu'il avait tenu et s'en rétracta. » H.I.Y. P.II2.

    Nous pouvons donc affirmer que le récit ou le texte initiatique n'est qu'un prétexte, puisque l'initiation se fait en dehors du langage et de l'écriture. La seule initiation que nous retenons est celle des mots, donc de la lecture. Chaque mot aura la fonction d'initier le lecteur à pénétrer dans des micro-univers initiatiques, dont la somme équivaut à une seule vérité: celle de l'être éternel et de l'éternité du monde. Par conséquent, l'absence de ce quelque chose qui donne la vie est la vie elle-même. Elle est comblée par la recherche des mots d'où la notion de la vacuité pleine.

    5-La vacuité pleine.

    Le corps est un des actants à la fois opposant et adjuvant dans la quête initiatique. Ne pouvant pas être l'objet de la quête, puisque c'est l'âme qui est le but à atteindre, la corporéité des signifiants n'est perçue que dans les rapports de sens qu'ils entretiennent entre eux. Les signifiés demeurent extra-linguistiques et participent à l'image mentale non du corps de l'objet-sujet mais de l'idée de la quête. Les signifiants n'expriment rien mais permettent seulement la dynamique du récit:

    « il examina de même tous les corps, soit inanimés soit vivants, et vit que l'essence des uns et des autres est complexe et composé de l'attribut corporéité et de quelque chose qui s'ajoute à la corporéité, que cette autre chose soit unique; et ainsi les formes des corps lui apparurent dans leur diversité. « H.I.Y.P.76.

    Tous les corps sont vides ou se vident; et dans leur corruption le récit se remplit de mots, par la même, de sa propre substance éternelle (Eons). Le narrateur initie les narrataires désirables à se vider du réel des « autres » afin de rejoindre l'initié dans chaque station de contemplation.

    6-La mort ou le crime originel.

    Cette structure narrative possède deux fonctions: La première enchâsse le récit par isotopie puisque la plus petite unité de sens, la corruption du corps, permettra l'accession à un deuxième niveau narratif, celui de la quête de l'âme. La deuxième est catalysante puisqu'elle renvoie au crime des fils d'Adam, Cain et Abel:

    «  Sur ces entrefaites, le corps commença à se corrompre et à exhaler des odeurs repoussantes. L'éloignement qu'il éprouvait pour lui s'en accrut, et il souhaita de plus la voir. Alors s'offrit à ses regards deux corbeaux qui se battaient. L'un d'eux finit par étendre mort son adversaire. Sur quoi celui qui est resté vivant se mit à gratter le sol jusqu'à ce qu'il eut creusé un trou, y déposa l'oiseau mort, et le couvrit de terre. « Combien est louable se dit l'enfant, l'action de ce corbeau enterrant le cadavre de son compagnon, bien qu'il ait mal agi en le tuant; et moi je dois, à plus juste titre, m'acquitter de ce devoir envers ma mère. « Il creusa une fosse, y déposa le corps de sa mère, et le couvrit de terre. H.I.Y.P.37.

    La descente du corps et sa couverture de terre permet une transformation narrative du deuxième niveau; celui de la quête de l'absence. « Puis, il continua de méditer sur cette chose qui gouvernait le corps » (P.38). Concernant la fonction du crime originel dans le récit, elle n'est opérée que dans le but de faire émerger les structures inconscientes du récit. De la même manière que la libido freudienne détermine inconsciemment le comportement de l'homme, le crime originel détermine et provoque même les structures inconscientes du récit.

    Tout le procédé littéraire est à notre sens une plaidoirie, un procès d'intention visant à refaire le procès de Cain et Abel. C'est en somme le repentir par l'écriture. A ce sujet, Max Scheler nous dit:

    «  parmi ces mouvements de la conscience, le repentir est incontestablement celui qui se comporte en juge, dans son rapport avec le passé de notre existence. Sa nature, sa signification, son lien avec notre vie et son but ont été si profondément et si fréquemment méconnus en raison même de ce désordre du coeur qui affecte le temps présent, qu'il devient nécessaire de déblayer le terrain par une critique des théories modernes, généralement gratuites et superficielles, sur son origine, pour établir une définition positive de son essence ». (II)

    Définir l'essence de repentir par le procès littéraire est une action qui vise essentiellement l'Homme. Celui qui écrit prend la défense de celui qui ne le fait pas. Et le récit initiatique revient à éclairer le chemin du repentir puisqu'il remonte des sources de la vie en prenant la faute originelle comme point de départ de l'itinéraire initiatique.

    La mort et le crime sont là deux aspect fondamentaux qui déterminent les structures inconscientes de tout acte d'écriture. Concernant notre corpus, elles enchâssent le récit à deux niveaux:

    I- Le niveau logico-sémantique.

    2- Le niveau narratif.

    Concernant le niveau logico-sémantique, il manifeste la pensée rationnelle et son évolution dans l'écriture initiatique.

    Notons que le récit de Hayy Ibn Yaqdnân se veut être avant tout la récit de la persuasion voir même de la conversion. de ce fait, il convient de l'étudier plus objectivement en empruntant certains concepts aux sémioticiens et plus particulièrement aux analyses sémiotiques des textes littéraires.

    Nous avons déjà introduit certains concepts empruntés au groupe d'Entreverne lorsque nous avions traité le chapitre du « contrat fiduciaire ». Concernant la composante narrative nous ne pouvons parler de la narrativité du récit que si le sens est fondé sur les différences. L'analyse sémiotique des textes est essentiellement une description de ces différences. Nous pouvons les reconnaître en suivant l'itinéraire initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân et donc la succession d'états différents de ce personnage.

    7-Etats et transformations.

    Rappelons que le groupe d'Entreverne insiste sur la différence entre état et transformation. A la base de l'analyse narrative, on pose la distinction entre les états et les transformations, entre ce qui relève de l'être et ce qui relève du faire. Un état s'énonce avec un verbe du type « être » ou « avoir » tandis qu'une transformation s'énonce avec un verbe de type « faire ».

    7-1-Les énoncés d'état.

    Pour définir plus précisément l'énoncé d'état, on introduit les notions de sujet et d'objet. l'énoncé d'état correspond à la relation entre un sujet et un objet.

    Notre sujet est Hayy Ibn Yaqdnân, son sujet est cette quête de l'âme qu'il entreprend. Chaque fois que le sujet rejoint une station itinérante, nous dirons que c'est un énoncé d'état conjoint . Mais lorsque le sujet n'atteint pas son objet, nous dirons que l'état est disjoint.

    Il importe de relever les différents énoncés d'état conjoints afin de faire apparaître la narrativité du récit initiatique. Le premier énoncé d'état conjoint que nous prenons comme point de départ pour notre analyse de la narrativité du récit initiatique est le suivant:

    « Lorsqu'il eut reconnu que l'essence de cet « esprit » animal, qui avait toujours été pour lui un objet de prédilection , et composé de l'attribut corporéité et d'un autre attribut surajouté à la corporéité, et que l'attribut corporéité lui est commun avec tous les autres corps, tandis que par l'autre attribut, ajouté au premier, il se singularise est s'isole, il se désintéressa de l'attribut corporéité et l'écarta, pour s'attacher au second attribut: c'est à lui qu'on donne le nom d'âme. »(p.51)

    Nous aurons donc le rapport suivant:

    Enoncé d'état conjoint «  pour s'attacher au second attribut »,

    alors qu'il est arrivé à se détacher du premier attribut: la corporéité.

    Nous aurons, par la même, dépassé une transformation narrative par le fait de la disjonction :« il se désintéressa de l'attribut corporéité et l'écarta ».

    Cette disjonction qui aura enclenché une conjonction, c'est à dire un pouvoir-faire-identifier l'âme aboutira à l'état de disjonction qui va suivre:

    « il conclut de ces considérations que le corps en tant que corps est composé essentiellement de deux notions, dont l'un y joue le rôle de l'argile dans la sphère de l'exemple précédent, et l'autre le rôle de la longueur, de la largeur et de la profondeur de la sphère, du cube ou de tout autre figure que peut affecter cette argile: on ne saurait concevoir un corps qui ne soit composé de ces deux notions , et aucune des deux ne peut exister dans l'autre. Celle qui peut changer, prendre maints aspects successifs, et c'est la notion d'étendue, représente la forme qui se trouve dans tous les corps doués de formes. Celle qui demeure dans le même état, et celle qui correspond à l'argile dans cet exemple, est, ce que les philosophes appellent « matière » et « hylé »; elle est totalement dénuée de forme. (P.53)

    Cet état conjonctif est l'aboutissement successif de plusieurs états disjoints du type . En voici quelques énumérations pour ne citer que ceux là:

    Enoncé d'état disjonctif avec le premier objet conjoncté:

    «  Tous les corps terreux, tels que la terre, les pierres, les métaux, les plantes, les animaux, et tous les corps lourds, forment un seul groupe et possèdent en commun une même forme d'où émane le mouvement vers le bas, tant qu'aucun obstacle ne s'oppose à leur descente; et lorsque, après avoir été mus vers le haut par contrainte, ils sont abandonnés à eux même, ils se meuvent en vertu de leur forme, vers le bas. ( p 52)

    L'opposition bas vs haut donne au récit deux directions narratives, l'une sur la corporéité et là, elle est déjà disjonctée par l'énoncé d'état disjonctif que nous avons étudié plus haut, et l'autre sur la spiritualité: ce qui va donner au récit toutes les transformations narratives que nous verrons plus loin.

    Enoncé d'état disjonctif avec le deuxième objet conjoncté:

    « Il chercha donc s'il trouverait une qualité commune à la fois à tous les corps, vivants et inanimés; et il ne trouva rien qu'il ne fût commun à tous les corps, sauf la notion qui retrouve en tous, de l'étendue à trois dimension, auxquelles on applique les noms de longueur, largeur et profondeur. Il reconnut que cette notion appartient au corps doué de cette unique propriété, dépourvu de toute notion surajoutée à l'étendue susdite, et totalement dénué de toutes les autres formes. » (p.53)

    Le procédé par exclusion des objets atteints nous donnera la formule suivante: S(H.I.Y) V (corporéité) V (terre vs pierres vs métaux vs plantes vs animaux vs eau vs air vs longueur vs largeur vs profondeur) V (forme). L'élimination de ces éléments de la corporéité débouchera systématiquement sur le rapport bas vs haut. Et donc les états conjonctifs qui vont se succéder donneront au récit un axe partant du bas (la corporéité) vers le haut ( la spiritualité) puisque le narrateur a pris soin d'exclure les sens «  mais les sens ne lui révélaient l'existence d'aucuns corps ». ( p.53)

    7-2- Bas vs haut:

    Cet énoncé d'état conjoint a déjà été anaphoriquement mis dans la narration par la mise en place de l'élément feu:

    «  un jour, il arriva que le feu prit dans les broussailles de fécule par voie de frottement. Quand il l'aperçut, ce fut pour lui un spectacle effrayant, un phénomène de nature inconnue. Il s'arrêta longtemps devant lui, saisi d'étonnement mais il ne laissa d'en approcher peu à peu. Il constata la lumière éclatante de feu, son action irrésistible, par laquelle il se communiquait à tout objet auquel il s'attachait, et le convertissait à sa propre nature. L'admiration que le feu lui inspirait, jointe à la hardiesse et à la force de caractère que Dieu l'avait doué, le portèrent à étendre la main vers lui pour en prendre. Mais dés qu'il y toucha, il lui brûla la main, et il ne put s'en emparer. Il eut alors l'idée de prendre un tison que le feu n'avait gagné en entier, le saisit par le coté intact pendant que l'autre état incandescent, il réussit, de la sorte, à l'emporter vers le lieu qui lui servait d'abri: c'était un antre profond qui lui avait convenu comme demeure. Il ne cessa d'entretenir ce feu avec l'herbe sèche et du bois sec. Il était assidu auprès de lui jour et nuit, tant il l'appréciait et l'admirait, mais c'est surtout la nuit qu'il se plaisait en sa compagnie, parce qu'il lui remplaçait la lumière et la chaleur du soleil. Il éprouvait pour lui un grand amour, et le considérait comme supérieur à toutes les choses qui l'entouraient. Voyant toujours la flamme se dresser verticalement et tendre à monter, il acquit la conviction que le feu était du nombre des substances célestes qu'il apercevait. Il expérimentait l'action du feu sur toutes les choses en les y jetant, et il le voyait en venir à bout, tantôt vite tantôt lentement, suivant que le corps qu'il jetait avait une disposition plus au moins forte à brûler. (...)

    (...) Enfin, ce grand amour que lui inspirait la merveille de ses effets et la grandeur de sa puissance l'induisait à penser que la chose disparue du coeur de la gazelle qui l'avait élevé était de même substance ou quelque chose du même genre. Il était confirmé dans cette pensée par cette constatation que les animaux ont de la chaleur pendant toute leur vie et deviennent froid après leur mort, et cela toujours sans exception; et aussi par la grande chaleur qu'il constatait en lui-même dans sa poitrine. »H.I.Y.P.39.

    Nous voyons ici que le programme narratif qui est en réalité cette quête de l'âme se déplace à un niveau supérieur catalysé par l'élément feu. En établissant une grille sémique, nous pourrons deviner toutes les transformations narratives qui vont suivre:

    Chaleur vs lumière vs ascendance vs réconfort vs subtilité vs goût vs supérieur vs transmission vs destruction vs combustion vs spectacle vs conversion vs brûlure vs compagnie vs amour vs substance céleste vs grandeur vs puissance vs noblesse.

    Chaque sème relevé aura donné des séquences correspondantes au champ sémantique de l'élément feu. La spatialité. étant toujours dans l'axe bas VS haut.

    7-3-La chaleur.

    C'est la première récurrence que le récit met en place par un système d'observateur-observé. Nous sommes là renvoyés aux structures anthropologiques:

    « Il observait entre temps tous les animaux et les voyait couverts de poils, laineux, ou de plumes (...) il rencontra un jour un aigle mort et se trouva en mesure de réaliser son désir. Ne voyant point de bêtes fauves s'en effaroucher, il profita de l'occasion, s'approcha de l'oiseau, détacha les deux ailes et la queue, entières et telles quelles, et en étala les plumes d'une façon régulière. Il dépouilla ensuite la bête du reste de sa peau, la partagea en deux parties, et se les attacha l'une sur le dos, l'autre sur le nombril et au dessous. Enfin, il suspendit la queue derrière lui, et les deux ailes en haut de ses bras, il eut de la sorte un vêtement qui le couvrit, lui tint chaud, et le fit craindre de tous les animaux.(p.31)

    Cette structure anthropologique intervient dans le récit initiatique pour renforcer les aspects anthropomorphes de la quête puisque l'initiation est en l'Homme par l'Homme est pour l'Homme.

    Rappelons que la tradition théosophique de l'Islam considère la chaleur physique (du soleil) comme la forme apparente de l'âme universelle. A ce sujet, « les frères de la pureté » nous disent:

    « les actes et attributs propres au soleil sont non seulement la lumière, l'éclat et la majesté, la pureté et la propreté ici-bas, mais aussi le bon ordre (salâh) et l'équilibre (i'tidâl), l'accomplissement, la perfection, et la vie. En effet, l'âme universelle a communiqué au soleil une faculté propre à celui-ci, et c'est à partir du soleil que se répand la force. »(12).

    La chaleur est ici un des aspects de cette âme universelle puisque notre narrateur fait découvrir à son héros que l'absence de la chaleur équivaut à la mort; et sa présence, à la vie:

    « il fut certain que cette vapeur chaude était chez cet animal le principe du mouvement, que dans le corps de tout autre animal il y en avait une semblable, et qu'aussitôt qu'elle le quittait, l'animal mourrait. » (p.40)  « les animaux ont de la chaleur pendant toute leur vie et deviennent froid après leur mort, et cela toujours sans exception.»(p.39).

    C'est aussi cette chaleur qui poussa notre héros à se confectionner des vêtements pour se protéger du froid et effrayer ses prédateurs . Mais c'est surtout sa fonction initiatique aux éléments supérieurs de la vie que cette découverte entraînera. Le récit, partant de cette observation de la vapeur chaude dans tout corps vivant, se poursuivra jusqu'au moment où H.I.Y. découvrira que cette substance est analogue à ce quelque chose qui a quitté sa mère la laissant morte:

    « il connût avec évidence que tout individu d'entre les animaux, bien que multiple par ses membres et organes, par la variété de ses sensations et de ses mouvements est un, grâce à cet esprit.« H.I.Y.P.41.

    Da la même façon que le langage prend racine dans l'onomatopée; le récit initiatique a contenu théosophique prend racine dans les composants de l'élément feu. Le goût, sème récurrent de l'élément feu est ici développé pour initier le demandeur à en acquérir la saveur spirituelle.

    7-4-Le goût.

    Dans le récit initiatique, le goût du spirituel n'est pas et ne doit pas être une fin en soi puisqu'il permet de récompenser les efforts de mortification et de spiritualité intensive. L'initié qui en a goûté la saveur mystique se doit de dépasser cette station afin de persévérer dans la contemplation. Saint Jean de la Croix rappelait souvent à ses disciples que « la mouche qui touche au miel ne peut se servir des ailes; de même, l'âme qui s'attache à la douceur spirituelle ruine sa liberté et empêche la contemplation ».

    Quant à notre auteur, il en a annoncé le projet dès l'ouverture de son roman en disant que « la demande que tu m'as adressée m'a inspiré une noble ardeur, qui m'a conduit (Dieu en soit loué) à l'intuition d'un état extatique dont je n'avais pas eu l'expérience auparavant, et m'a fait parvenir à une étape si extraordinaire, que la langue ne saurait le décrire, ni le discours en rendre compte. » (p.2)

    Tout le récit qui suivra dans son roman est en fait une tentative d'expliquer cette intuition d'un état extatique. Ainsi le goût de la viande cuite qui a suivi la découverte du feu par Hayy est une structure inconsciente qui répond au besoin du projet initial de la quête, le goût de la lecture: « mais c'était un esprit affiné par l'éducation littéraire et fortifié par la culture scientifique ».H.I.Y

    7-5-le goût du Néant ou Vide Gnostique:

    « il persévéra donc dans ses efforts pour arriver à l'évanouissement de la conscience de soi, à l'absorption dans l'intuition de l'Etre Véritable; et il y réussit enfin: tout disparut de sa mémoire et de sa pensée: « les cieux, la terre, et ce qui est entre eux », toutes les formes spirituelles, toutes les facultés corporelles, toutes les facultés séparées de toute matière, à savoir les essences qui ont la notion de l'Etre Véritable; et sa propre essence disparut avec toutes ces essences. Tout cela s'évanouit, se dissipa comme des atomes disséminés ».(p.87)

    Enfin le goût de la solitude puisque la vie en société ne permet pas la persévérance dans cette intuition de l'état extatique:

    « quant à la fin de son histoire, je vais te la raconter. Lorsqu'il revint au monde sensible après l'excursion qu'il avait faite, il prit en dégoût les soins de la vie d'ici-bas, il éprouva un vif désir de l'autre vie, et s'efforça de revenir à cette station par les mêmes moyens qu'il avait employés précédemment. »(p.99)

    Rappelons que le régime du solitaire fonctionne aussi dans le récit initiatique comme structure matricielle: tout initié doit apprendre d'abord à s'éloigner du monde sensible pour pouvoir pénétrer les sphères de l'âme. Concernant cet aspect de la « Khalwa » (solitude mystique), Martin Lings


    1(*) nous rapporte que le cheikh Ahmed el Allaoui de la confrérie de la Allaouiya avait introduit cette pratique dans sa méthode d'initiation puisqu'il devait de perpétuer une pratique déjà traditionnelle dans toutes les voies mystiques qui lui avaient précédé:

    «  un des motifs de cette décision était en ce qu'il sentait la nécessité d'introduire, comme élément de sa méthode, la pratique de la « Khalwa » c'est à dire de la retraite spirituelle dans la solitude d'une cellule isolée ou d'un petit ermitage. Il n'y avait rien là de radicalement nouveau, car, si le souvenir de Dieu est l'aspect positif ou céleste de tout mystique, son aspect négatif ou terrestre et le renoncement à tout ce qui est autre que Dieu (...) Or, une aide des plus puissantes pour acquérir la permanence de cette retraite intérieur, est l'isolement corporel qui, sous une forme ou une autre, de façon constante ou temporaire, est une caractéristique de presque tous les ordres contemplatifs. »  (13)

    C'est dans cette vision de l'ermitage que notre auteur a mis son personnage dans le régime du solitaire puisqu'il ne pouvait pas développer son récit dans un contexte social, les idées initiatiques ne pouvaient surgir que de la pure spéculation intuitive du personnage initié. Par conséquent, le goût de la solitude est une fonction opératrice qui débouchera sur le goût du néant. Remarquons qu'au niveau sémique, le déploiement du champ sémantique du goût engendre tout le programme narrative de H.I.Y: « l'excellence de son intelligence native » (p.59); «  c'est à quoi il s'appliqua » (p.83); « il se confirma dans cette pensée en considérant cette vérité dont il avait l'évidence »(p.89)

    Le goût, comme faculté sensitive se transforme en ivresse mystique dés qu'il peut se détacher du monde sensible. Cela prend la spatialité dans le vecteur bas vs haut et est du seul domaine de l'Homme, c'est l'Homme qui réalise ce désir de l'inconnu en prenant comme support les choses puis les idées. Par contre, concernant la lumière, il demeure passif devant son champ de manifestations: il la reçoit plutôt qu'il ne la donne.

    7-6-La lumière.

    La notion de la lumière a longtemps été l'objet de réflexion dans toutes les religions et les philosophies sans que l'on puisse la définir exactement. Nous retrouvons les expressions telles que «  la lumière de Dieu», « l'ange de la lumière », « la lumière de l'intelligence », le champ sémantique de cette notion nous renvoie à l'entendement: on dira « éclaircir une idée », « faire de la lumière sur cette affaire », «  cet homme est illuminé », «  son visage est illuminé » ou encore «  son idée est claire »; donc, à chaque fois que l'on utilise cette notion, elle est synonyme d'entendement, de compréhension ou encore de clairvoyance.

    Par contre, dés que cette notion est utilisée dans un contexte religieux ou philosophique, nous voyons surgir la difficulté et la complexité de sens qu'elle donne

    . Qu'en est-il dans la tradition théosophique de l'islam?

    Pour les soufis, contempler Dieu équivaut à contempler le soleil: la lumière vous aveugle, et plus on s'approche du soleil, plus on risque de se brûler, voir d'être anéanti par son énergie. Seule la contemplation de la lune, le reflet du soleil, est possible pour l'initié dans la voie de la connaissance stoïque de Dieu.

    Par conséquent, la notion de lumière n'est intelligible que dans la sphère métaphysique de la lune: la théosophie des frères de la pureté nous rapporte que:

    «  la sphère de la lune est appelée aussi  « ciel du bas du monde » ou «  ciel intérieur », la lune étant aussi elle même la « petite  lumière ».La faculté spirituelle » qui descends du corps de la lune » est chargée de régir le monde de la génération et de la corruption »; autrement dit,« ses anges sont chargés du monde terrestre ». (...) les facultés issues de la lune sont intermédiaires entre le monde immuable des sphères et le monde de la génération et de la corruption; elles circulent tantôt dans le monde des sphères et tantôt dans celui des éléments; ou plus exactement, la lune reçoit des autres sphères leurs influx venus du monde supérieur, et le répand sur le monde inférieur. (14)

    Concernant les fondements théosophiques de la sagesse illuminative dont parle notre auteur dans l'ouverture de son roman et sur la base de la tradition théosophique de l'islam, le concept de lumière est ici symboliquement développé par la découverte du feu et sa sémiotique opératrice dans le programme narratif.

    Pour développer d'avantage cette notion métaphysique de la lumière, il est nécessaire d'expliquer la notion de « nûr'l'mohammadi » ou lumière mohammedienne.

    7-7-La lumière prophétique « El nûr'l'mohammadi.

    « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. sa lumière est comparable à une niche ou se trouve une lampe. La lampe est dans un verre; le verre est semblable à une étoile brillante. Cette lampe est allumée à un arbre béni, l'olivier, qui ne provient ni de l'orient ni de l'occident, et dont l'huile est prés d'éclairer sans que le feu la touche. lumière sur lumière, Dieu guide vers sa lumière qui il veut. Dieu donne aux hommes des paraboles.Dieu connaît toute chose » ( qor'an, XXIV,35).

    Cette lampe est l'Etre prophétique que l'on appelle aussi « qûtb ` l'aqtab » c'est à dire le pôle des pôles. L'huile est son coeur,. nous entendons par là l'explication qu'ibn Thophaïl a donné en disant à son correspondant: «  par le mot coeur, je n'entends point l'organe corporel, ni l'esprit logé dans sa cavité, mais la forme de cet esprit, forme qui, par ses facultés se répand dans le corps de l'Homme » (p.87) la lumière divine réside en ce coeur et s'y attache; son reflet éclaire et vivifie l'existence de l'univers. La vie réelle appartient à ce pôle qui est soutenu par la lumière divine.

    L'intuition dont parlait Ibn thophaïl dans son introduction est une appréhension de cette lumière qui surgit de la mortification dont nous avons parlé plus haut. Cependant, concernant la lumière véritable de la connaissance parfaite de Dieu, elle est très difficile à acquérir puisque toutes les lumières qui l'entourent ont pour rôle de l'occulter.

    Le récit initiatique qui traite de la connaissance parfaite de Dieu ne peut utiliser que des allégories ou des paraboles, car le sens des mots qu'il utilise est purement interprétatif. Le langage est donc symbolique. Eva de Vitray nous rapporte une traduction de Sultan Wallad en disant:

    Tout ce que l'on voit dans le monde visible est comme un reflet du soleil de ce monde. S.Wallad nous explique en disant : « quand ces mots imagés sont entendus par l'oreille sensorielle, tout d'abord, ils désignent des objet sensibles. Le monde spirituel est infini, comment des mots finis peuvent-ils l'atteindre? Comment les mystères contemplés dans la vision extatique, peuvent-ils être interprétés par des mots? Quand les mystiques traitent de ses mystères, ils les traduisent par des images, car les objets de sens sont comme des ombres de ce monde, et ce monde est comme un enfant nouveau-né, et celui-là comme la nourrice: Je crois que ces mots furent d'abords assignés à ses mystères dans leur emploi originel. Ensuite seulement, ils furent attribués aux objets des sens par l'usage du vulgaire (car que sait le vulgaire au sujet de ces mystères?) et quand la raison a tourné son regard vers le monde, elle a transféré certains termes en provenance de ce lieu. l'Homme sage considère l'analogie, donc il tourne son esprit vers les mots et les mystères. Bien qu'on ne puisse atteindre des analogies parfaites, continue néanmoins à la recherche sans relâche. En ce domaine nul ne peut te juger, car il n'est point de chef à cette secte, sauf la « vérité ».(15).

    « La lumière du verbe est ici pareil à des coquillages qui à eux seul tentent d'expliquer la mer,  quelle est cette mer dont la parole est le rivage? », « l'âme s'élance comme un éclair soudain, elle apporte ces lettres à l'oreille attentive, brise donc la coquille, recueille la perle royale, rejette au loin l'écorce, emporte la douce amande: Glossaires, étymologie, morphologie, ne sont que ses enveloppes. »

    La lumière au sens dénotatif n'est pas l'objet de reconnaissance ni de connaissance dans le récit initiatique. Il n'y a que le développement du champ sémantique de l'entendement théologique telles que les expressions suivantes: « il se dit au plus profond de lui même: Quelle perfection dans la création! »(p.46), « lorsqu'il vit sa perfection, et sa force fonctionnelle, il comprit que la chose qui a déménagé du coeur de la gazelle qui l'adopta est de la même substance que cet existant ou de quelque chose qui lui ressemble » (p.49) « Et il vit que sa propre essence et ces essences qui sont au même rang que lui ont, en fait de beauté, de splendeur, de félicité infinies. « Ce qu'aucun oeil n'a vu, qu'aucune oreille n'a entendu, qui ne s'est jamais présenté au coeur d'un mortel »(p.95)

    .

    Le regard de l'initié dans son moi illuminé lui fait découvrir ce que l'oeil ne peut voir ni l'oreille entendre et ainsi le verbe « voir » devient la récurrence narrative du récit: « il me semble voir....; il le voyait un... il vit que l'essence de cette sphère... il vit aussi que la sphère suivante... il vit que ce monde... puis il vit... ect... »

    Il ne s'agit pas là de la vision physique mais plutôt de la vision extatique c'est à dire une succession d'images mentales associées à l'idée de Dieu. Cette forme d'obsession de l'idée de Dieu peut aussi provoquer chez certains initiés de très graves confusions, entre ce que voit son ego instruit par la mortification, et ce que voit l'ivrogne en état d'ivresse, c'est à dire, ici, l'ivresse divine. C'est aussi pour cette raison que certains mystiques, se sont vus infligés la peine de mort comme ce fut le cas d'al-Hallaj et de shahrawardi. Ils furent nommés les martyres du soufisme: Ibn thophaïl avait qualifié ces martyres comme des gens dépourvus de culture scientifique, il dit que « si c'est des gens dépourvus de culture scientifique, il en parle sans discernement. L'un, par exemple dira par allusion à cet état, « louange à moi! Combien ma gloire est grande: » ; tel autre, «  je suis l'être véritable »: tel autre enfin, « celui qui est sous ces vêtements n'est autre que Dieu »H.I.Y.P.3

    Lorsque nous avions considéré que c'était là une grave confusion, nous voulions rejoindre le point de vue de notre auteur sur la question de la lumière divine puisque toutes les visions extatiques des soufis tendent à associer leur présence à l'Etre Véritable et c'est ce que notre auteur tente lui aussi de développer dans son récit initiatique. Sa démarche emprunte le chemin de la raison et s'écarte méthodologiquement des erreurs de ses prédécesseurs. A ce sujet, il prévient son correspondant de ces erreurs et lui dit:

    « ne t'ai-je pas averti précédemment qu'ici le champ de l'expression est étroit, et que les mots de quelque façon qu'on les emploie, prêtent à imaginer des choses fausses si tu as été conduit à imaginer pareille chose, c'est parce que tu as admis que l'objet auquel on compare sont sur le même pied à tout égard. C'est ce qu'il ne faut faire jamais dans les propos ordinaires »(p.98)

    Par conséquent, est lumière ce qui reste en dehors du langage, ce que seul l'initié peut recevoir ou donner; de ce fait la notion de lumière est ce que le récit initiatique veut lui donner comme sens dans l'entendement.

    Lorsque Hayy Ibn Yaqdhân avait découvert le feu dans son île, il avait remarqué que son mouvement allait du bas vers le haut; il avait saisi intuitivement la notion d'élévation, de noblesse et par la suite de transcendance et c'est dans cette logique spatiale qu'il commença à s'intéresser au ciel et donc aux sphères célestes.

    7-8-Les sphères:

    Lorsque notre auteur aborde la notion de sphère, il l'explique par ce que seul l'intuition peut donner. il dit au sujet de son héros que lorsqu'il éleva son esprit en suivant le sens métaphysique du feu qu'il avait découvert, il était  parvenu à l'absorption pure, au complet anéantissement de la conscience de soi, à l'union véritable, il vit intuitivement que la sphère suprême, au delà de laquelle il n'y a point de corps, possède une essence exempte de matière, qui n'est pas l'essence de l'unique, du Véritable, qui n'est pas non plus la sphère elle-même, ni quelque chose de différent de l'une et de l'autre. Il vit qu'elle est comme une image du soleil reflétée dans un miroir poli:

    « mais cette image n'est pas le soleil, ni le miroir, ni quelque chose de différent de l'un et de l'autre. Il vit que cette essence atteint au plus haut degré de la félicité, de la joie, du contentement et de l'allégresse, par l'intuition de l'Essence du Véritable du Glorieux. »H.I.Y.P.93.

    Cette théorie des sphères dans la tradition théosophique de l'Islam a été aussi développée par les « frères de la Pureté »


    *(*) Les explications qu'ils donnent se retrouvent chez Ibn Sina comme le souligne Louis Gardet en disant que « les intellects, les Ames, et les corps des sphères célestes représentent pour Ibn Sina les êtres que les dogmatiques de l'islam appellent « anges »(...) Etre nécessaire ou premier, première intelligence séparée, première âme, on retrouve ainsi chez Ibn Sina comme une équivalence des hypostases néoplatoniciens. On y trouve encore, à chaque degré d'émanation, la constante triade: intelligence, Ame et corps de la sphère céleste. »(16)

    C'est ainsi que depuis les frères de la Pureté jusqu'à Ibn thophaïl, cette notion de sphères a fait son chemin en conservant le sens que Platon avait développé. Mais le récit initiatique a pu développer cette triade en lui donnant d'autres aspects qui coïncident mieux avec la littérature et ses exigences: l'espace, le temps et le personnage.

    8-L'espace du récit initiatique:

    L'espace du récit initiatique, nous l'annonçons déjà, est celui de la pensée de l'auteur et quête de la vérité absolue. Cependant, puisqu'il s'agit ici d'un récit de fiction, nous ne pouvons concevoir cet espace en dehors du langage et donc de la narration. Ibn thophaïl venait de sortir de l'espace de sa propre initiation pour rejoindre celui de l'écriture initiatique. Il s'engage à conduire son lecteur par les chemins qu'il a parcourus tout en lui laissant la porte ouverte de la spéculation intuitive, il lui dit: « si nous te présentions les derniers résultats auxquels nous sommes parvenus dans cette voie sans y assurer au préalable tes premiers pas, cela ne te sera pas très utile qu'un précepte traditionnel sommairement énoncé, et il en sera de même si tu nous donnais, toi, ton approbation à cause de notre intime amitié, et non parce que notre doctrine mérite l'attention. Mais nous, nous ne nous contentons pas pour toit de ce niveau, et nous ne serons satisfaits que si tu t'élèves plus haut; car il n'assure pas le salut ni, à plus forte raison, l'accès aux degrés suprêmes. Nous voulons te faire suivre les chemins que nous avons suivis avant toi, te faire nager dans la mer que nous avons déjà traversée, afin que tu arrives où nous sommes nous-mêmes arrivés, que tu vois ce que nous avons nous-mêmes vu, que tu constates par toi même tout ce que nous avons constaté, et que tu puisses te dispenser d'asservir ta connaissance à la nôtre» H.I.Y.P.17.

    C'est donc l'espace de l'expérience mystique que notre auteur a vécue qui est redéployé dans son récit mais en prenant comme outil le verbe. Comme dans tous les romans c'est la description qui permet à l'espace romanesque de surgir du langage. Pour le romancier, décrire c'est à la fois écrire et choisir. Parmi les différentes possibilités techniques qui s'offrent à lui, nous retenons pour le besoin de notre cause le schéma descriptif étudié par Michel Strogoff (17):

    Le type de description de l'espace romanesque requiert un personnage susceptible de voir quelque chose à partir du lieu du dire fictionnel. Cet espace sera la conjugaison d'un personnage, d'un lieu du dire et d'un objet à décrire. Le personnage est Hayy, le lieu du dire est le mythe et l'objet à décrire est ce « quelque chose » qui a quitté le corps de la gazelle (l'âme).

    Quant à l'espace où évolue le personnage, c'est à dire l'île du Waqwaq, nous le considérons comme le prétexte à l'espace véritable de l'initiation.

    Il ne servira à rien de faire toute la description des espaces ou se meut notre héros puisqu'ils ne rendent pas compte de l'intention et n'accomplissent pas les clauses du contrat de l'initiation.

    Le seul véritable espace qu'il nous faut donc étudier c'est celui de la tradition théosophique de l'islam car nous le voyons actualisé dans le récit d'Ibn Thophaïl par l'intermédiaire de cette nouvelle forme autobiographique que nous avons nommé autopsychégraphie .

    Etudier l'espace de l'âme n'est pas une chose si simple lorsque l'on veut appliquer quelques méthodes d'analyse littéraire ( lieux, déplacements, objets à décrire, verbes de mouvement, cadre de la description etc ...).

    Concernant le récit initiatique dans la tradition théosophique de l'Islam nous parlerons plutôt de regards, » nadhra »: regard intérieur, regard extérieur, syncrétisme, association , dissociation, endotopie, exotopie et enfin endochronie et exochronie.

    8-1. Le regard intérieur.

    Toute les traditions théosophiques des religions monothéistes ou animistes évoquent cette notion de regard intérieur lorsqu'il s'agit des contemplations de l'âme. Cette faculté de pouvoir percevoir les lumières de son propre esprit à été constamment rapportée par toute les études philosophiques antérieures. A ce sujet, la philosophie éternelle « philosophia perrennis » nous dit que les rites, les sacrements, les cérémonies, les liturgies; tout cela fait partie du culte public. Ce sont des procédés au moyen desquels les membres individuels d'une assemblée de fidèles se voient rappeler la véritable nature des choses et leur rapport, convenables, les uns envers les autres, envers l'univers et Dieu.

    Quant à Ibn Thophaïl , son regard intérieur est celui de son narrateur. L'espace de son champ d'investigation est aussi bien mental que métaphysique, comme l'a fort remarqué Roland Bourneuf:

    «  l'espace dans un roman est plus que la somme des lieux décrits »(18).

    Les lieux décrits dans le récit de Hayy sont ceux des stations de contemplation du narrateur omnipotent, omniscient et omniprésent, en fait, le Dieu caché . Tantôt c'est le regard intérieur, et c'est le monde divin qui surgit dans la narration, et tantôt, c'est le regard extérieur, et c'est le monde sensible des choses qui resurgit dans le récit:

    « Outre cet essence en proie aux tourments, il vit d'autres essences apparaître puis s'évanouir, se former puis se dissoudre. Il s'y arrêta longuement, les considérant avec soin, et il vit une immense terreur, de vastes choses, une insufflation, production et destruction. Mais il ne fût pas longtemps sans reprendre ses sens: il se réveilla de cet état qui était semblable à la pâmoison, son pied glissa de cette station, le monde sensible lui apparût et le monde divin disparut; car ils ne peuvent être réunis dans un même état d'âme. Le monde d'ici bas et l'autre monde sont comme deux co-épouses: tu ne peux satisfaire l'un sans irriter l'autre» (.H.I.Y.P.96).

    Ce passage que l'étude de Léon Gauthier considère comme la plus difficile et qui tente d'expliquer en introduisant la notion de métempsychose est en fait la structure maîtresse de l'oeuvre. Il fonctionne en métatexte duquel émanent deux types de phénotextes à deux niveaux: Le niveau de la diégèse, l'histoire de Hayy Ibn Yaqdnan, sa naissance, son évolution dans le monde animal, ses perceptions des fonctions naturelles et surnaturelles; et Le niveau de l'initiation théosophique et par conséquent les enseignements du soufisme que l'auteur a hérités de ses prédécesseurs dont Ibn Sina, Ibn Baja, et Ibn Rochd ( Averroès).

    La notion de regard ou focalisation dans l'espace de l'écriture initiatique dans le récit de Hayy pose une problématique sérieuse de l'espace-temps du roman. Le narrateur fait évoluer son personnage Hayy dans un enclos réduit; l'île de Waqwaq, lieu mythique dans la tradition théosophique, elle matérialise le lieu idéal d'où émane la vie et survient la mort. tandis que l'espace de l'initiation va et vient entre l'oralité et l'écriture.

    L'oralité, puisque l'auteur nous raconte ce que ses prédécesseurs ont rapporté au sujet de la naissance de Hayy, « Nos vertueux prédécesseurs rapportent (Dieu soit satisfait d'eux) que parmi les îles de l'Inde situées dans l'équateur, il y en a une qui est l'île ou l'Homme naît sans mère ni père. ( P.18). Par cette formule d'envoi du récit, nous sommes tenté de croire qu'il s'agit d'un conte émergeant de l'oralité, mais dés que nous avançons dans la lecture, ce qui apparemment devrait être un conte prend l'allure d'un roman à thèse:

    «  cette assertion, à vrais dire, est en opposition professée par la plupart des philosophes et des grands médecins. » ( P.18)

    Cependant comment soutenir une thèse théosophique à partir d'un espace mythique?

    Todorov nous réconforte en disant que «  tout récit est un mouvement entre des équilibres semblables mais non identiques ». Il ne s'agit pas ici de l'équilibre entre l'incipit ( début du texte) et l'explicit (fin du texte) mais entre deux genres associés ou même enchâssés: le conte et le récit initiatique. Par conséquent quel espace faut-il étudier? Celui du conte ou du récit initiatique?

    C'est l' espace de la création littéraire au rythme des contraintes du langage ou « de la recherche d'un lieu de convergence au fond de l'Homme, d'une source commune, d'une terre partagée » pour emprunter cette phrase d'André chedid.

    Pour notre part, l'espace du récit initiatique est celui des mots qui rendent compte du sens de la quête:

    «  il concentra uniquement ses réflexions sur cette choses, ce demandait ce qu'elle était, comment elle était, qu'est-ce qu'il l'avait attachée à ce corps, où elle s'en était allée, par quelle issue elle était passée quand elle était sortie du corps, quelle cause l'avait chassée, au cas ou son départ avait eu lieu par contrainte, ou bien quelle cause lui avait rendu le corps odieux pour quelle s'en séparât, au cas ou son départ aurait été volontaire. il se répandit en réflexion sur toutes ces questions, oubliant le corps et l'écartant de ses pensées. H.I.Y.P.37.

    Ce passage nous le montre bien, l'espace de la quête ne peut être que mental et sur le plan lexical nous voyons se déployer un champ ou les verbes ( prédicats) sont de l'ordre du savoir et non du faire: «  puis il continua de méditer » (p.36), «  il voyait que ... et croyait qu'il .. »(p.36) « enfin, ce grand amour que lui inspirait la merveille de ses effets et la grandeur de sa puissance l'induisait à penser que ... » (p39) et encore plus loin vers l'explicit, lorsque le narrateur fait intervenir le deuxième personnage açal qui découvrit le solitaire dans l'île et lui fait apprendre le langage des hommes, celui-ci se cantonna dans son espace initial ( le regard intérieur) faisant récurrence au monde du narrateur de l'incipit. Açal se mit donc à lui enseigner d'abord le langage. Il lui montrait les objets même en prononçant leurs noms; il les lui répétait en l'invitant à les prononcer. Celui-ci les prononçait à son tour en les montrant. Il arriva de la sorte à lui enseigner tous les noms, et progressivement, il parvint, en un temps très court, à le mettre en état de parler.Açal se mit alors à l'interroger sur lui, sur l'endroit d'où il était venu. » (p107)

    Cet univers de questions ontologiques que l'on retrouve tout au long du récit, de la quête, est un des aspects le plus fondamental de la diégèse initiatique.

    Ce qui nous laisse croire que la fonction initiale du récit initiatique est essentiellement cognitive. L'histoire racontée, comme performance réalisée par le narrateur s'installe sur trois programmes différents:

    1- satisfaire la demande du « Mourid »,narrataire néophyte

    2- obéir aux nécessités de la situation narrative (tristesse, douleur de la séparation et quête de cette chose qui quitta le corps de la gazelle)

    3- dire la vérité en soutenant la thèse de l'unicité et l'éternité du monde.

    L'exploitation de l' espace intérieur du regard, nous l'avons vu, releve de la permanence cognitive du narrateur-initié; le récit prend en compte une des manifestations du comportement de Hayy dans une situation de quête de l'absence. Il s'agit par conséquent d'une permanence puisqu'elle aboutit à la communication du savoir ontologique. Ici la gazelle est le sujet- opérateur de la performance pragmatique à interpréter ( l'absence de vie) et les narrataires sont les destinataires du savoir communiqué.

    8-2-Le regard extérieur.

    Le regard extérieur fonctionne dans le récit initiatique comme une valeur de vérification c'est à dire que le narrateur vérifie les états conjoints (découvertes intuitives) en les confrontant à l'espace des autres: les hommes de l'île voisine qui découvrirent à leur tour la personne de Hayy et les enseignements qu'il leur donna afin de les introduire dans son espace intérieur. lorsque Hayy Ibn Yaqdhân entreprit donc de les instruire et de leur révéler les secrets de la sagesse il comprit que leur espace était à un niveau bien différent du sien car, «  à peine s'était-il élevé quelque peu au-dessus su sens exotérique pour aborder certaines vérités contraires à leurs préjugés, ils commencèrent à se retirer de lui: leurs âmes répugnaient aux doctrines qu'il apportait, et ils s'irritaient en leurs coeurs contre lui, bien qu'ils fissent bon visage par courtoisie vis-à-vis d'un étranger et égard de leur ami Açal. Hayy Ibn Yaqdhan ne cessa d'en bien user avec eux nuit et jour et de leur découvrir la vérité dans l'intimité et en public. Il n'aboutissait qu'à les rebuter et à les effaroucher davantage. Pourtant, ils étaient amis du bien et désireux du vrai; mais par suite de leur infirmité naturelle, ils ne poursuivaient pas le vrai par la voie requise, ne le prenant pas du coté qu'il fallait, et au lieu de s'adresser à la bonne porte, ils cherchaient à la connaître par la voie des autorités. Il désespéra de les corriger et perdit tout espoir de les corriger» H.I.Y.P.110.

    La confrontation des deux regards (interieur et exterieur) transforme l'espace narratif en un espace discursif conflictuel. La composante discursive du récit qui s'organise autour d'un «  je », « ici »; et « maintenant » et qui a permis au narrateur de s'éclipser au profit de l'auteur, Ibn Thophaïl ayant étalé ses connaissances doctrinales sous prétexte de raconter le mythe de l'Homme solitaire va laisser la place désormais à l'anti-personnage, celui qui incarne les contrevérités nécessaires à la survie du récit au-delà de son achèvement. Notons que l'anti-personnage n'est pas forcément explicite dans le récit, il est l'ensemble des structures narratives se posant en contre vérité du discours ésotérique du narrateur initié.

    L'agent opérateur du contre discours est le regard duel du narrateur. Il est tantôt l'un ( l'ésotérique), tantôt l'autre (l'exotérique). Il est en fait le dilemme de la narration dans la narration et c'est un des aspects du récit initiatique puisque les deux forces opposées sont en perpétuel conflit. Dans la tradition théosophique de l'islam, Ibn Thophaïl nous dit sous une forme plus métaphorique que « le monde d'ici bas et l'autre monde sont comme deux co-épouses: tu ne peux pas satisfaire l'une sans irriter l'autre » (p.96).

    Le regard intérieur et celui extérieur sont les deux faces d'une même réalité sauf que le récit initiatique tend à focaliser la quête dans l'espace du 1/3 exclus puisque le personnage de Hayy Ibn Yaqdnân va revenir à son état initial loin des hommes:

    «  ils leur dirent adieu tous les deux, les quittèrent, et attendirent patiemment l'occasion de retourner dans leur île. Enfin Dieu, Puissant le Grand, leur facilita la traversée. Hayy Ibn Yaqdnân s'efforça de revenir à sa station sublime par les mêmes moyens qu'autrefois. Il ne tarda pas à réussir; et Açal l'imita si bien qu'il atteignit presque au même niveau. Et ils adorèrent Dieu tous les deux dans cette île jusqu'à leur mort. « H.I.Y.P.113

    L'espace de l'autre a bien opéré la véridiction du discours initial ( le regard intérieur) et la fusion ambiguë des deux regards permettra la réalisation du syncrétisme dont nous avions parlé plus haut.

    8-3-Du syncrétisme.

    Cette notion que nous allons étudier est l'étage terminal à quoi aspire tout initié dans la voie du soufisme. Nous l'avons appelé syncrétisme puisque il signifie pour le non initié une perception globale et confuse des vérités supérieures. Chez l'enfant c'est son regard premier d'où émergent ensuite des objets distinctement perçus. concernant le récit initiatique, il est cette fusion entre le regard intérieur et le regard extérieur que nous avons étudié plus haut. Dans la tradition théosophique de l'Islam, il rend compte de cet état de fusion de l'être contingent avec l'idée de Dieu et de l'Absolu. Nous sommes là renvoyés à la philosophie panthéiste et néoplatonicienne de l'idée de l'Absolu.

    Le commentaire de Moïse de Narbonne sur le Hayy nous explique que:

    « cette question des intellects séparés est traitée par Averroès dans son grand commentaire sur la Métaphysique mais aussi, et de façon significative, dans son « épilobe » du même livre d'Aristote. Ce thème revêt une importance particulière puisque pour Narboni que pour son inspirateur musulman, Averroès, Dieu est le premier des intellects. Et le monde ne serait qu'une sorte de calque, de fantôme sans vie, si Dieu cessait de le maintenir dans l'être. C'est d'ailleurs à juste titre que Charles Touati a écrit que Dieu était, dans la pensée de Narboni, l'Archétype intelligible du monde.

    L'Homme participe lui aussi de ce niveau ontologique supérieur, en prenant un soin particulier de son intellect qui est la partie immortelle de son âme. C'est par celle-ci que s'effectue l'intellection de l'intelligible et, par suite, la conjonction avec l'intellect agent.»(19)

    Concernant notre corpus, notre grille de lecture, et afin d'étudier nos corpus suivants, les différents récits initiatiques dans la tradition théosophique de l'Islam, nous devons mettre en garde notre lecteur que le récit n'initie personne à l'exception de l'écriture qui se tente dans l'appréhension de la parole initiatique. Quant à la vérité de Dieu, elle est beaucoup plus complexe que le récit même.

    Ibn thophaïl nous dit: « que cette vérité dont il avait établi l'évidence, que l'essence du Véritables Puissant et Grand, n'admet aucune espèce de multiplicité, que la connaissance qu'il a de l'essence est son essence même; d'où résulte nécessairement que celui qui arrive à posséder la connaissance de son essence possède son essence »H.I.Y.P.89.

    Nous voyons que là, dans ce passage, résulte toute la différence entre l'expérience mystique et le récit initiatique puisque notre auteur confirme que la seule connaissance de l'essence donne droit à l'initiation vers des vérités plus supérieures.

    Toute lecture est essentiellement syncrétique avant d'être différentielle: le lecteur associe son entendement à celui du narrateur, la signification de son acte de lecture est un procédé lent et en assimilation et c'est pour cette raison que le narrateur utilise souvent la fonction conative: « n'attache donc point ton coeur à la description d'une chose que ne peut se représenter un coeur humain. Car beaucoup de choses que se représente le coeur humain sont difficiles à décrire; mais combien l'est davantage une chose que le coeur, par aucune voie, ne saurait arriver à se représenter, qui n'appartient pas au même monde que lui, qui ne s'est jamais représenté au coeur d'un mortel »(p.8) .

    Puis il dit plus loin utilisant cette même fonction: « si tu es de ceux qui se contentent de ce genre d'allusions et d'indications en ce qui concerne les choses du monde divin, et si tu n'attribues pas aux expressions que nous appliquons aux intelligibles la signification que l'usage courant leur attribue, nous te dirons encore quelque chose de ce que perçut Hayy Ibn Yaqdhân dans la station, mentionnée précédemment, de ceux qui possèdent la vérité »(p.91).

    Et c'est ainsi que procède le narrateur à chaque fois que le sens voulu est ambigu de part les mots ou les significations conventionnelles.

    Ce que l'initié perçoit en syncrétisme, le narrateur-initiateur se doit de le décrire d'abord dans sa globalité par fidélité à l'auteur, ensuite le différencier dans/ par le langage conventionnel. Autrement l'écriture de l'initiation n'aura plus raison d'être puisque le récit s'adresse plus particulièrement aux non-initiés qui n'ont aucune notion de la théosophie musulmane, surtout que l'expérience de notre auteur est unique dans son genre.

    Ibn thophaïl s'engageait par son roman dans le défi du siècle puisqu'il avait lui même dit que «ce récit comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans aucun écrit et qu'on ne peut entendre dans aucun des écrits oraux qui ont cours, il relève de la science cachée que seuls sont capables de recevoir ceux qui ont la connaissance de Dieu et que seuls ignorent ceux qui méconnaissent Dieu »(p.113).

    Puis précise son statut dans la voie du mysticisme où il s'est considéré comme ayant entravé les lois du secret:

    « nous nous sommes écartés en le publiant, de la ligne de conduite suivie par nos prédécesseurs et nos vertueux ancêtres, qui étaient jaloux d'un tel secret et s'en montraient avares. »(p.113)

    Nous avons dit plus haut que le narrateur-initié se devait de rentrer dans l'espace des autres pour se transposer du syncrétique au différentiel. Son regard extérieur est en fait le regard extérieur de l'autre et là, repose toute l'ambiguïté du récit initiatique puisqu'il se doit de rendre compte d'une expérience mystique proprement personnelle donc de type ésotérique et univoque mais la soumettre au jugement de l'écriture en utilisant les mots de l'autre. Or les mots de l'autre n'ont rien d'ésotérique car les sens conventionnels empêchent les sens ésotériques d'atteindre l'entendement des narrataires et encore plus des lecteurs demandeurs d'initiation que l'on a appelé les lecteurs désirables par rapport aux lecteurs non désirables.

    Dans la tradition théosophique de l'Islam, le regard extérieur est appelé « al ghaïr » c'est à dire littéralement « ce qui n'est pas »; on dira « hada ghaïr haq » c'est à dire « cela n'est pas une vérité » ou « cela n'est pas vrai ». Par conséquent le regard extérieur est ce qui n'est pas par rapport à ce qui est vraiment. Donc la fonction du récit initiatique est de différencier entre ce qui est évident dans l'espace de l'initiation selon la manipulation du narrateur, et ce qui est autre par rapport au 1/3 exclus.

    9-La dichotomie être- essentiel/être- accidentel.

    Pour une meilleur compréhension du genre initiatique, il est nécessaire de souligner cette dichotomie entre l'être essentiel et l'être accidentel ou contingent. En effet, il y a lieu de revenir sur cette question fondamentale afin de désambiguiser cette dualité omniprésente dans quasi tous les récits initiatiques: Dieu/Homme.

    A Dieu, il est unanimement reconnu dans toutes les traditions monothéistes la primordialité, il est la cause première de toute cause sans qu'il ne soit soumis à une première cause. De cette primordialité sans cause découlent toutes les vérités premières; par conséquent, toute écriture initiatique tend à rejoindre l'idée de la cause première point causée. Dans notre corpus, c'est tout d'abord ce quelque chose qui a quitté la corps de la gazelle qui n'était pour lui qu'un instrument Ce corps dans son ensemble n'était pour cette chose-là que comme un instrument, comparable au bâton que lui même s'était fait pour combattre les bêtes. Alors, son affection se détourna du corps pour se porter sur le maître et monteur du corps, et il n'eut plus d'amour que pour lui seul.

    Depuis la fin du cycle de la corporéité, le récit va tendre de cette unité de sens ( la chose) vers une pluralité lexico-sémantique: Les manifestations internes et externes. Cette unité sera associée à l'être essentiel et ses différentes manifestations à l'être accidentel ou temporel. Les différents champs lexico-sémantiques qui fonctionnent dans la récit comme des unités transformatives sont:

    L'association vs dissociation, l'endotopie vs exotopie, et l'endochronie vs exochronie. Nous avons, pour le besoin de notre cause, installé ces concepts que nous définirons dans leur contexte puisque nous avons trouvé nécessaire de leur donner les fonctions disjonctives et conjonctives du sujet en quête de son obhjet.

    Rappelons qu'ici, le sujet c'est Hayy en quête de son sujet: l'âme. C'est que ce qui nous permettra de tenter la dichotomie Etre essentiel/ être accidentel ou temporel.

    En effet, le récit initiatique dans la tradition théosophique de l'islam développe surtout cette dualité Dieu-Homme et tend en fin de parcours à associer l'idée de la création à celle de Dieu, à la manière platonicienne.

    Au niveau de l'écriture, la première relation disjonctive entre le sujet et l'objet est introduite par cette transformation narrative: «  sur ces entrefaites, le corps commença à se corrompre et à exhaler des odeurs repoussantes. L'éloignement qu'il éprouvait pour lui s'en accrut, et il souhaitait de ne plus le voir; » (p.37)

    Cette dissociation que nous avons appelé disjonction pour rejoindre la méthode sémiotique des analyses en narratologie, va être la point de départ d'une série de transformations narratives; la quête se déplaçant à chaque fois d'un niveau à un autre dans une sorte d'entropie actancielle: les actants opérateurs des transformations narratives: la corporéité, le feu, les lumières, les sphères etc...., perdent leur substance au profit d'une substance supérieure jusqu'à épuisement des mots de la langue: «  pour moi, je prie mes frères qui liront ce traité de recevoir mes excuses pour ma liberté dans l'exposition et dans la démonstration. Je ne suis tombé dans ces défauts que parce que je m'élevais à des hauteurs ou le regard ne saurait atteindre, et voulais en donner par le langage, des notions approximatives, afin d'inspirer un ardent désir d'entrer dans la voie ». (P.114)

    Voilà toute la problématique de la dichotomie de l'Etre essentiel/ l'être accidentel ou temporel. il nous appartient donc de dire que la véritable problématique réside dans la dichotomie compétence/performance puisqu'il s'agit d'utiliser les compétences de la langue, de tendre vers ses performances afin de rendre compte d'une vision extatique et stoïque de l'univers. N'est-ce pas là la thèse du récit impossible?

    9-1-L'association vs la dissociation.

    Il s'agit là tout d'abord d'étudier l'association de la langue avec l'idée de la quête de l'âme et ensuite l'association de la dualité Dieu-Homme avec l'unité «Dieu-lui-même. »

    Concernant l'idée de l'unité et du multiple qui organise le rapport entre l'essence et l'accident ou le temporaire, la philosophie des «  frères de la pureté » nous dit que :

      « le Un est l'origine, la source, le début, le principe, le point de départ, la cause du nombre, de même que Dieu l'est pour les êtres créés .Si Dieu est autre que l'existence, c'est que c'est lui qui donne l'existence aux choses, comme le un aux nombres » (20).

    Etudiant tout d'abord comment le narrateur est arrivé par son faire persuasif à développer l'idée de la dissociation. Nous avons déjà dit que la première disjonction entre l'objet (la corporéité) et le sujet ( Hayy) s'est opérée avec la séquence de la mort de la gazelle puisque le corps exhalait une odeur repoussante et n'intéressait plus Hayy.

    De là, l'idée du périssable va toujours fonctionner comme un agent opérateur des transformations narratives et progressivement mettre un nouveau programme narrative, celui de la dualité unité vs pluralité.

    Le passage le plus significatif de cette dualité est le suivant:

    «  puis il examina soigneusement tous les corps, vivants ou inanimés dans lequel il voyait tantôt une seule chose, tantôt une multiplicité infinie; et il s'aperçoit que chacun d'entre eux est indéfectiblement pourvu de l'une des deux tendances suivantes: ou bien il tend vers le haut, tels sont la fumée, la flamme, l'air quand il se trouve sous l'eau; ou bien il tend vers la direction contraire, c'est-à-dire vers le bas; tels sont l'eau, des fragments de terre, des fragment de végétal ou d'animal (....) il examina de même tous les corps, soit inanimés soit vivants, et vit que l'essence des uns et des autres est composé de l'attribut corporéité, que cette autre chose soit unique ou multiple; et ainsi les formes du corps lui apparurent dans leur diversité. Ce fut pour lui la première apparition du monde spirituel » (p.50)

    Remarquons que la dualité unité/multiplicité qui se développe dans notre grille de lecture, nous allons la retrouver tout au long des différents récits initiatiques que nous étudierons dans notre deuxième partie. Soulignons tout d'abord que cette dualité se manifestera sous forme de dialogues ente les initiés et les autres voix de l'initiation ( la vérité,Dieu, la Cité éternelle).

    A titre d'exemple, le personnage de Samba Diallo dans le récit de Hamidou Kane dialogue avec la divinité qu'il a atteinte:

    «  tout prés une voix me parla »;

    - Ma présence maintenant te trouble. Délicieux accueil que fait la vallée desséchée au flot revenu. je suis prêt.

    As-tu la paix?

    - Je n'ai pas la paix. Je t'ai attendu longtemps.

    - tu sais que je suis l'ombre.

    - J'ai choisi. Je t'ai choisi, mon frère d'ombre et de paix. Je t'attendais. »(21)

    Nous verrons que le dialogue dans le récit initiatique est essentiellement un pur monologue puisque tous les personnage qui agissent dans le récit sont des manifestations multiples des différentes voix du narrateur initié. Chacune de ses idées est un actant qui, soit s'exprime en personnage, soit en séquences narratives.

    La matérialisation d'une pensée mystique ne peut s'exprimer que sous forme de monologue puisque le narrateur s'adresse avant tout à lui même sachant que le discours du 1/3 exclus évacue aussi bien le narrataire que le profane. C'est un des aspects qui font que le récit initiatique est muet sur le plan du discours exotérique mais significatif sur le plan du discours ésotérique. Or la signification d'une oeuvre initiatique en littérature n'est concevable linguistiquement que si elle est étudiée sur le plan rhétorique ou/et métaphorique.

    Pour cette raison, le concept de dissociation ou de la dichotomie corps-âme trouve son champ sémantique au fur et à mesure que la quête du récit résorbe les substances initiales au profit des substances de l'initiation. Nous trouvons que le narrateur utilise le champ sémantique de l'entropie:

    « s'il arrive, enfin, que cette forme, dans l'homme, prenne de la force au point que toutes les autres formes s'évanouissent devant elle, et qu'elle demeure seule, consumant de son auguste splendeur tout ce qu'elle atteint(...) »p.25, « la chaleur ayant pour effet pour effet de décomposer et de détruire les humeurs, cet organe (le coeur) avait besoin de quelque chose qui l'entretînt, le nourrît, et lui restituât continuellement ce qui perdait; sans quoi il ne pouvait subsister. »p.27.

    Enfin le passage que nous allons citer nous montre comment le narrateur parvient à maîtriser ces concepts et à faire parvenir sa quête à l'idée de l'essence de Dieu:

    « En ce qui concerne les attributs affirmatifs ou positifs, sachant qu'ils reviennent tous à son essence même et qu'ils ne contiennent aucune espèce de multiplicité, puisque la multiplicité est un attribut des corps, sachant d'autre part que la connaissance qu'il a de son essence n'est pas une notion surajoutée à son essence, mais que son essence est la connaissance qu'il a de son essence, et que la connaissance qu'il a de son essence est son essence, il comprit que s'il pouvait lui-même connaître l'essence divine, cette connaissance par laquelle il connaîtrait l'essence de Dieu ne serait pas une notion surajoutée à l'essence divine, mais qu'elle serait lui-même: et il vit que se rendre semblable à lui par les attributs affirmatifs, cela consistait à ne connaître que lui seul sans lui associer aucun attribut corporel. C'est à quoi il s'appliqua » P.85.

    Par conséquent, la dissociation est une association de figures de styles où le narrateur omniprésent et omniscient utilise le champ sémantique de l'entropie pour faire associer la connaissance à l'essence de Dieu, le langage se substitue à Dieu puisque c'est lui qui opère l'initiation: les mots ont cette fonction angélique d'éterniser le sens de l'acte humain puisqu'ils sont à Dieu ce que la pensée est à l'homme.

    Revenons à une idée opératrice du narrateur dans le récit initiatique à contenu théosophique: « celui qui a la connaissance de l'essence possède l'essence de Dieu» et soulignons que le principe fonctionnel de l'initiation par la littérature retient uniquement les procédés heuristiques de l'énonciation, le récit évacue l'imagination dans sa fonction de l'Univers et de l'existence.

    C'est pour cette raison que la seule lecture du récit initiatique demeure celle qui rend compte de cette fonction heuristique du langage.

    Dans la tradition de l'initiation, en particulier chez les grecs, les épreuves de mortification et les descentes en enfer constituent les procédés fonctionnels pour la libération de l'âme emprisonnée par l'égocentrisme passionnel. Dans la tradition théosophique de l'Islam, l'initiation se fait en particulier par le langage et les secrets des mots sont les clés de la connaissance puisque même les textes sacrés sont considérés comme le miracle du prophète qui nous dit que « tous les prophètes de Dieu ont leur miracle, le mien, c'est le Coran ».(hadith)

    Par ce « hadith », tradition prophétique didactique orale, l'Islam entend redonner au langage sa fonction initiale: rendre compte des Vérités intuitives par la force des mots et la magie des métaphores. Soulignons ici que la métaphore est une image intuitive du sens ésotérique de la quête de Dieu, elle est sens générique d'où le langage puise sa détermination à s'imposer comme étant l'unique représentant de la vérité sur terre.

    Nous savons que la fonction symbolique du langage est la seule capable de sauver l'écriture de la tautologie stérile puisque c'est elle qui donne à l'écriture cette évasion nécessaire et vitale. Faire venir « l'absent » dans une image mentale est là, tout l'art de la parole.

    Le récit initiatique ne pourrait pas être si cette fonction n'existait pas. L'idée de l'âme trop abstraite et trop confuse ne serait pas exploitée par le narrateur si les outils métaphoriques opérateurs étaient absents.

    Aussi la notion d'association Homme-Dieu est ici étroitement liée à la notion de l'espace initiatique; le topos, lieu de rencontre de l'idée de l'absolu avec celle du temporaire est une structure à deux face perpétuellement ensemble: l'endotopie et l'exotopie.

    9-2-L'endotopie vs exotopie.

    Nous avons délibérément installé ces deux concepts puisqu'ils répondent à notre démarche dans l'analyse du récit initiatique dans la tradition théosophique de l'Islam. Nous définissons le concept d'endotopie comme étant la manifestation de l'espace dans le langage et par le langage. L'initié perçoit le lieu du dire dans une structure d'énonciation où il en est la provenance et la destination, il est le point de départ et le point d'arrivée; la pensée est alors ésotérique. Par contre, la notion d'exotopie conçoit le lieu du dire comme étant extérieur à l'initié. C'est le monde des autres, leur lieu de référence, il en a besoin afin de conduire le narrataire par les chemins conventionnels du langage sinon l'exclusion est totale et le récit n'aura plus raison d'être.

    Voici un passage où la structure narrative est endotopique:

    « il comprit alors que s'il s'était mépris, il le devait à un reste de l'obscurité du corps, à une confusion venant des choses sensibles: car le beaucoup et le peu, l'un, l'unité et la pluralité, la réunion et la séparation sont autant de déterminations des corps: et ses essences séparées, qui connaissent l'essence du Véritable, Puissant et Grand, étant exemple de matière, on ne doit dire ni qu'elles sont plusieurs ni qu'elles sont un, parce que la pluralité ne vient que de la séparation numérique des essences l'une d'avec l'autre, l'unité, de même, n'existe que part la réunion, et rien de tout cela ne se comprend que dans les notions composées, mêlées de matières. Mais il devient ici très difficile de s'exprimer. Car si tu parles de ces essences séparées sous la forme du pluriel, comme nous le faisons en ce moment, cela donne à penser qu'elle ne font qu'un » H.I.Y.P.90.

    Nous voyons donc dans ce passage que tout converge vers le corps et en est l'émanation. Ce jeu de l'un et du multiple est une stratégie narrative qui fait que le récit prend l'allure d'une quête de l'Absolu. Toutes les autres séquences ne sont que la récurrence de cette idée matricielle: Le temps et l'espace ne sont que dans le langage.

    Ce dernier est le seul opérateur en état de possession du sens des perceptions du monde des images théosophiques. Mais le narrateur dit que « l'essence de cette sphère, essence séparée, a une perfection, une splendeur, une beauté trop grandes pour que la langue puisse les exprimer, trop subtiles pour revêtir la forme des lettres ou du son ».

    Cette difficulté annoncée, cette impossibilité d'exprimer les images théosophiques pose ainsi, nous l'avions déjà souligné, toute la problématique de la valeur du récit initiatique puisqu'il n'initie pas à l'expérience mystique mais au langage des mystiques; or ce langage est purement allégorique et métaphorique, ce qui nous laisse croire que le récit a aussi une fonction subversive du langage puisqu'il déroute le sens conventionnel.

    Nous avons relevé dans la tradition théosophique ces manifestations métaphoriques et allégoriques de l'endotopie; les poésies mystiques en sont les expressions les plus récurrentes:

    « Dans la lune de l'obscurité brille la lumière du soleil.

    Je suis de ses branches et il est de ma racine.

    Nos intelligences, de l'amour enivrées,

    nous feraient croire fous, pourtant fous nous ne sommes,

    tu nous vois parmi les hommes, mais nous ne sommes pas ce que tu vois. Car par-delà les cimes les plus hautes, resplendissent nos esprits une intelligence nous est propre, joyau sans défaut.

    Ne serait-ce qu'une lueur, c'est le lien qui relie. »(22).

    Notons que dans ces vers mystiques, le topos de l'aimé se confond avec celui de l'amant « je suis de ses branches et il est de ma racine ». Cette structure narcissique énonce clairement le jeu de cette dualité que l'on retrouve dans tous les récit initiatiques à contenu théosophiques, l'objet de la quête devient le sujet et vice versa, on ne sait plus où est réellement le lieu du dire puisque le temps et l'essence se confondent dans l'acte de l'énonciation.

    Cette manipulation du verbe intensif rejoint toute manipulation par les sectes des discours suggestifs de conversion. En effet, la magie des mots et le charisme des gourous donnent au langage une autre fonction, celle de la marginalisation surtout lorsqu'elle prétend libérer l'homme de ce monde d'ici-bas et de l'emporter dans une dimension où il se considère comme supérieur au commun des mortels.

    Certes, nous ne pouvons pas ici faire une analogie entre le récit initiatique et l'initiation dans les sectes puisque les procédés sont différents: les uns manipulent les esprits, les autres le langage mais dans le fond, la démarche est similaire; elle interpelle l'angoisse existentielle comme le souligne J.Chevrier dans la couverture de l'oeuvre de Cheikh Hamidou KANE, « l'Aventure Ambiguë »

    «  L'aventure ambiguë, histoire d'un itinéraire spirituel, porte un sous-titre récit.Ce qui frappe le lecteur de ce livre, c'est le classicisme dû autant à la retenue du ton qu'à la portée universelle de la réflexion philosophique. Sans doute l'auteur oppose-t-il à la pensée technique de l'occident, essentiellement tournée vers l'action, la pensée de l'Islam, repliée sur elle même, mais au-delà de cette confrontation c'est finalement le problème de l'existence qui est posé. On voit par là comment Cheikh Hamidou Kane, échappant à la donnée temporelle et politique de son sujet, l'angoisse d'être noir, débouche sue une réflexion qui nous concerne tous: l'angoisse d'être homme ».(23).

    Par conséquent, l'aspect endotopique du dire possède une fonction spécifique dans le récit initiatique: celle de valoriser l'angoisse existentielle et de lui donner une fonction didactique: la peur est protectrice et salvatrice. Que seront les sciences des hommes et toutes les découvertes de l'humanité si cette angoisse n'avait pas joué son rôle dans la conservation de espèce humaine. Il appartient donc aussi au langage de permettre à l'homme de connaître la valeur des mots afin d'exorciser cette peur de l'absolu, le récit initiatique en est l'expression la plus complète et la plus complexe.

    Si L'angoisse est existentielle c'est parce que le narrateur initié ressent en lui tout l'espace de l'existence de la même manière de celui qui dit « je sens le monde en moi » comme s'il voulait avouer qu'il ressent la lourde responsabilité des hommes. Ce fût aussi le cas de tous les prophètes de Dieu et en particulier les Saints-initiés qui ressentent leur corporéité spirituelle contenir toute l'existence puisqu'ils ont libéré leur âme et qu'elle s'est confondue avec celle de Dieu.

    La tradition théosophique nous raconte que Bayezid avait accédé à cette station sublime de l'endotopie principielle où l'espace de Dieu est devenu son lieu du dire et sa convergence:

    - Voici le récit initiatique de Bayezid rapporté par Farid-ud-Din'Attar Bayezid dit:(24)

    « Lorsque le seigneur très haut, dans sa munificence et sa générosité, m'eut fait grand entre tous et m'eut élevé au rangs supérieur, il éclaira de ses rayons tous mon être extérieur et intérieur, me dévoila tous ses mystères et manifesta dans ma personne toute sa grandeur. Alors, venant à le contempler avec ses yeux mêmes, je vis que ma lumière, comparée à la sienne, n'était que ténèbres et obscurité. De même ma grandeur et ma gloire n'étaient que néant devant sa grandeur et sa gloire. Puis, examinant avec l'oeil de la vérité tant d'actes de piétés et de fidélités à son service que j'avais accomplis, je reconnus que tous provenait de lui et non pas de moi - Mon Dieu, m'écriais-je, que signifie cela? - O Bayazid! me répondit-il, celui qui a accompli les actes de piété, celui qui m'a servi fidèlement, c'est bien toi; mais c'est moi qui t'ai accordé mon assistance, sans laquelle aucun de vous ne serait capable de me servir dignement. »

    « quand le Seigneur très haut, anéantissant mon être périssable, m'eut fait participé à sa durée impérissable, la perspicacité de mon oeil infaillible se trouva accrue, considérant Dieu par l'oeil de Dieu, c'est par Dieu que je vis Dieu, et, me cantonnant dans la vérité, je demeurai calme et paisible. Je bouchai l'orifice de mon oreille, je rentrai ma langue dans ma bouche impuissante et je laissai là la science d'acquit que j'avais apprise des créatures.

    Grâce à l'assistance du Seigneur très haut, j'éloignais de moi ma personne sensuelle, coutumière de frivolité, et le Seigneur, par une nouvelle faveur, me fit don de la science qui n'a pas eu de commencement. Par sa générosité il a placé dans ma bouche une langue capable de parler et il m'a donné un oeil émanant de sa lumière. Avec cet oeil j'ai pu discerner tous les êtres qui ont été créés. A l'aide de cette langue qui a poussé dans ma bouche par la munificence du Seigneur, lorsque j'ai parlé avec lui dans toute la ferveur d'un entretien secret, il m'est échu une part de sa science souveraine. »

    « Lorsque j'ai regardé Dieu avec l'oeil que lui même m'a donné, un ordre suprême m'a été adressé: O Bayezid! nous venons de te donner ce degré sublime; mais n'abandonne jamais la loi écrite et n'en éloigne pas ton pied. Quant à nous, nous ne laisserons pas périr ta peine et nous tenons à te témoigner notre satisfaction. Puis, m'éclairant de sa lumière, il me débarrassa des ténèbres de ma personne sensuelle et me dit: « Demande ce que tu voudras. Mon Dieu, m'écriais-je, de toi je ne veux que toi; enlève de mon coeur ce qui n'est pas toi: alors le Seigneur posa sur ma tête le couronne du don des miracles; il me revêtit lui-même des habits de la grandeur suprême; m'ouvrit la porte de la proclamation de l'unité et me concéda le rang le plus élevé. Puis me faisant avaler le breuvage de sa grâce et de sa libéralité, il me donna une nouvelle vie.(...) voila comment ma langue procède de sa grâce, pourquoi mon oeil et mon coeur procèdent de sa lumière. Tout ce que je dis, je le dis avec son assistance; tout ce que je vois, c'est grâce à sa force que je le vois. C'est par lui que je suis vivant et que je ne serais jamais assujetti à la mort. Quelque chose que je dise, ce n'est pas de moi que je le dis, c'est lui qui fait tourner ma langue vers n'importe quelles paroles il veut. »

    Bayezid disait: « Durant trente mille années je volais dans les espaces de l'unité de Dieu . Durant trente mille autres années je volais dans les espaces de son être. Durant trente mille autres années je volais dans les espaces de sa grandeur et de sa majesté. Quand j'eus volé de cette manière durant quatre- vingt- dix mille années, je me vis dans la première station des prophètes et j'y pris un essor qui ne pourrait se décrire. En ce moment je me dis: personne n'est arrivé plus haut que cela.(...) Ensuite mon âme traversa le monde invisible. On me montra le paradis et l'enfer; mais je ne fis attention à aucun des deux, et, de tout ce qu'on me fit voir, je n'eus la force de rien examiner. Chaque fois que j'arrivais à l'âme d'un prophète, je le saluais. Quand j'arrivais prés de l'âme de l'Envoyé, sur lui soit le salut! je vis cent mille mers de feu et mille portières de feu aux rideaux suspendus à la lumière. Si j'avais posé le pied sur une de ces mers j'aurais été entièrement consumé. Je restais frappé de terreur.Jusqu' à quand y aura-t-il entre toi et moi le « moi » et le « toi »? Supprime entre nous mon « moi »; fais qu'il devienne tout entier ton « toi » et ne soit plus mon « moi ». Mon Dieu, ajouta-t-il, si je suis avec toi, je vaux mieux que tous, et si je suis avec moi, je vaux moins que tous (...) ».

    Nous avons rapporté ce récit et cette oraison de Bayezid presque dans sa totalité parce que cette attitude qu'a l'initié vis à vis de son moi et ses différentes mortifications sont récurrentes dans tous les récits initiatiques du moins dans la tradition théosophique de l'Islam.

    Le rapport du « moi » et de «l' en soi sartrien » crée dans la littérature mystique et particulièrement dans le genre initiatique des possibilités narratives dont les transformations sont soumises à des contraintes sémantiques complexes. A titre d'exemple et en citant un passage du récit de Cheikh Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë que nous prendrons comme corpus de vérification, nous verrons qu'il n'échappe pas à cette contrainte sémantique où le « moi » se perd dans le labyrinthe de » l' en soi  sartrien »:

    « L'instant est le lit du fleuve de ma pensée. Les pulsations des instants ont le rythme des pulsations de la pensée; le souffle de la pensée se coule dans la sarbacane de l'instant. Dans la mer du temps, l'instant porte l'image du profil de l'homme, comme le reflet du kaïlcédrat sur la surface brillante de la lagune. Dans la forteresse de l'instant, l'homme, en vérité, est roi, car sa pensée est toute puissante, quand elle est. Où elle a passé, le pur azur cristal en formes. Vie de l'instant, vie sans âge de l'instant qui dure, dans l'envolée de ton élan indéfiniment l'homme se crée. Au coeur de l'instant voici que l'homme est immortel, car l'instant est infini, quand il est. La pureté de l'instant est faite de l'absence du temps. Vie de l'instant, vie sans âge de l'instant qui règne, dans l'arène lumineuse de ta durée, infiniment l'homme se déploie. La mer! Voici la mer! Salut à toi, sagesse retrouvée, ma victoire! la limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te regarde et du durcis dans l'être. Je n'ai pas de limite. Mer, la limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te regarde, et tu reluis, sans limites. Je te veux pour l'éternité, l'Aventure ambiguë P.190-191.

    Nous voyons clairement dans se passage comment la notion d'endotopie et d'endochronie où le temps et l'espace se confondent dans un topos et où le narrateur initié réduit l'éternité au seul instant de cette fusion mystique.

    Voici donc l'itinéraire initiatique de notre personnage matriciel Hayy. Nous n'avons pas épuisé toutes ses stations car elles sont multiples mais nous avons relevé, pour le besoin de notre cause, les plus importantes et les plus significatives. Celles qui nous permettrons dans un deuxième lieu, de mieux comprendre l'évolution de ce genre, le récit initiatique, dans la littérature africaine d'expression française et plus particulièrement d'auteurs à obédience soufi: Mohammed Dib et Cheikh Hamidou Kane. Le premier a tenté ses récits initiatiques sous les contraintes de la langue française et le second, dans l'univers mystique de l'oralité peule-africaine.

    Nous étudierons la transformation de ce genre où la tradition théosophique de l'Islam s'est remise à la pensée anthropomorphique de l'Occident et où la Cité se substitue au mythe de la création.

    Nous conclurons ce chapitre en disant que l'itinéraire initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân provenant de cette angoisse existentielle provoquée par la mort de la gazelle qui l'avait adopté est multidimensionnel: Les différents parcours que la quête entreprend de la connaissance stoïque vont du statut primitif et animal de l'homme en passant par les différentes étapes de différenciation par rapport à l'animalité.

    Rappelons que ce récit évolue dans la négation de l'anti-personnage: l'homme-cité. Cette thématique de l'homme-cité; nous allons la retrouver dans un des corpus de vérification que nous étudierons dans notre deuxième partie: Cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib, un des volets de la « trilogie initiatique » : cours sur la rive sauvage (1964) la danse du roi (1968) et Dieu en Barbarie (1970)

    Les valeurs religieuses vont subir une mutation linguistique où la création littéraire se substitue aux valeurs sacrées du verbe et le personnag matriciel subit une métamorphose aux emprises de l'homme-cité.Notes:

    (1) Cheikh Hamidou Kane: l'Aventure ambiguë. Op, cité P.46

    Nous soulignons que le récit initiatique dans la tradition théosophique de l'Islam intègre dans son discours plusieurs voix monothéistes. C'est ce qui fait son universalité ainsi que sa perméabilité religieuse. Le cas de Hayy Ibn Yaqdhân est unique dans son genre à s'intégrer dans l'espace judéo-chrétien. Nous en avions déjà parlé lorsque nous avions abordé les influences qui a pu exercer sur les quakers et sur la pensée de Narbonne dans son commentaire.

    (2) Pour une définition du Personnage: l'exemple de Germinal cité par J.P. Goldenstein, pour lire le roman. OP. cité, P.46

    Nous soulignons que le personnage du récit initiatique est caractérisé, non pas par la description que lui donne le narrateur, mais par le type de réflexion qu'il développe dans sa quête.

    (3) Le concept d'homme biologique, nous le définissons ici par opposition à l'homme-cité. C'est l'être qui ne connaît pas encore la cité et qui n'a de rapport qu'avec son corps et ses intuitions naturelles.

    (4) Dans la tradition théosophique de l'Islam, l'homme biologique correspond à la « fitra » c'est à dire la première essence de l'être. On peut aussi l'appeler Nature, la philosophie des « frères de la pureté » (ikhûan aç-çafâ) la définissent comme étant « la nature de la génération et de la corruption », « faculté naturelle qui agit sur le corps avec la permission de Dieu  » « Ame universelle » c'est ainsi que les philosophes nomment la Nature, remarquent les « frères de la pureté », qui, eux-mêmes l'appellent une fois « la nature active ». La  loi religieuse , elle, l'appelle « ange », l'un des anges soutenus », »l'un de ses serviteurs obéissants qui font ce qu'ils reçoivent d'ordre de le faire, qui ne désobéissent pas aux ordres de Dieu et le craignent ». Mais plus simplement, la Nature est « l'acte de l'Ame » comme l'intellect est l'acte de Dieu, et comme l'Ame est l'acte de l'intellect et l'âme est sa cause efficiente. Cité par Yves Marquet la philosophie des ikhuan aç-çafâ. OP. Cité, P.160.

    (5) L'homme-cité est l'être qui est conditionné par les règles de la cité et non par la nature de son corps et des intuitions naturelles; c'est l'homo-économicus. C'est l'incarnation de l'esprit des lois qui régissent et partagent le pouvoir entre les hommes. C'est aussi l'homme-politique, celui qui pour des raisons idéologiques redéfinit le concept de la création en rendant ce qui appartient à Dieu et ce qui appartient à l'homme.

    Dans la littérature mystique moderne et en particulier le récit initiatique, c'est le personnage qui descend dans l'enfer de la cité pour faire son initiation et en remonter illuminé par le besoin d'écrire car la seule lumière qu'il découvre est celle du langage.

    (6) Tzvetan Todorov, poétique de la prose, nouvelles recherches sur le récit. OP. Cité, P.83

    (7) Modèle établi par Jean-Michel ADAM, avec la collaboration de J.P. GOLDENSTEIN. Pour lire le roman. OP. Cité P.69.

    (8) Ives Marquet, la philosophie des ikhuan aç-çafa. OP. Cité. P.85

    (9) C.L. Strauss. Cité par Todorov, poétique de la prose. OP.Cité P.122.

    (10) Ives Marquet, la philosophie de Ikhuân aç-çafa. OP. Cité P.73

    (11) Max Scheler, le sens de la souffrance. Ed. Montaigne. Pari 1936. P.76

    (12) Ives Marquet, la philosophie des Ikhuân aç-çafa; OP. Cité P.115

    (13) Ibidem. P.115

    (14) Ibidem. P.123

    (15) Eva de Vitray Meyerovitch, anthologie du Soufisme. Col. Sindbad. Paris, 1978.P. 134

    (16) Louis Gardet, la pensée religieuse d'Avicenne. Paris, J.Vrin 1951. P.35

    (17) J.P. Goldeinstein, pour lire le roman. OP. Cité P.94

    (18) Bourneuf Roland « l'organisation de l'espace dans le roman » études littéraires. Québec, les presses de l'université. Laval. 1970 pp. 77-94 cité par J.P. Goldeinstein, pour lire le roman; OP. Cité P.101

    (19) Hayoun. Le commentaire de Moïse de Narbonne. OP. Cité P.68

    (20) Ives Marquet, la philosophie des Ikhuân aç-çafa. OP. Cité P.61

    (21) Cheikh Hamidou Kane, l'Aventure Ambiguë (roman) OP. Cité P.187

    (22) Martin Lings, un saint musulman du vingtième siècle. OP. Cité P.247

    (23) Cheikh Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë. OP. Cité couverture du roman, texte de J. Chevrier.

    (24) Farid-Ud-din Attar, le mémorial des saints. OP. Cité P.178.

    Conclusion

    Nous concluons cette première partie de notre étude des aspects et fonctions du récit initiatique dans la tradition théosophique de l'Islam en soulignant tout d'abord que notre grille de lecture, Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn Thophaïl est le genre initiatique par excellence puisqu'il rend compte des différentes stations de contemplation du narrateur-initié. Rappelons que nous avions choisi ce corpus parce que la tradition théosophique de l'Islam ne connaît que cette oeuvre écrite qui a survécu aux inquisitions menées contre les Soufis et que la religion orthodoxe a condamnées pour hérésie et blasphème. Nous avions déjà évoqué les sentences de mort prononcées contre El-Hallaj et El-Schahrawardi sans omettre ceux qui se sont vus exilés par la Doxa religieuse. Même Ibn thophaïl, notre auteur dût s'exiler à Marrakech où il mourût.

    La pensée néoplatonicienne dans le discours mystique a survécu elle aussi et ceci grâce à l'écriture des expériences mystiques de notre auteur et plus tard du grand maître de l'ésotérisme Muhyî al-dîn Ibn Arabî né à Murcie le 2ème ramadan 560/7, Août 1165 et mort à Damas le 28 rabî' 11, 638/16 novembre 1240.

    Quant à notre intention de considérer cette oeuvre comme une grille de lecture du récit initiatique, elle nous a été dictée par notre souci de désambiguiser l'écriture initiatique de certains auteurs musulmans d'expression française. L'univers discursif dans lequel évoluent les personnages respectifs de Mohammed Dib et Cheikh Hamidou Kane en l'occurrence Iven Zohar et Samba Diallo est le même univers théosophique de Hayy Ibn Yaqdhân mais l'écriture s'est transposée du mythe de la création à la seule création littéraire. L'instance narrative de la tradition théosophique conserve son statut dans l'écriture moderne de l'initiation mais le « je » du Narrateur-auteur émerge d'une histoire récente où la langue française va opérer une véritable métamorphose des personnages en quête de la même vérité ontologique développée dans notre premier corpus.

    Concernant Mohammed Dib, il déclara lui-même dans une interview accordée à Eric Sellin que son cheminement l'a mené vers « autre chose ». « L'écriture vous transforme », dit-il. « Pendant que vous écrivez vous devenez un autre. », « Je suis passé d'une attitude rationaliste, positive ». Faisant référence à ses premiers romans et en particulier sa première trilogie, « à une attitude progressivement relativiste (...) J'ai choisi le caractère aléatoire de toute chose » cela suppose dit Mohammed Dib, « une évolution spirituelle ».

    Or la spiritualité d'un chrétien de foi catholique n'est pas la même que chez un musulman sunnite. Mohammed Dib dont nous connaissons l'enfance à Tlemcen, notre ville natale et dont les liens de parenté nous rapprochent puisqu'il est de la famille de notre défunte mère ne pouvait pas ne pas s'abreuver des sources de la tradition tlemcenienne; tradition essentiellement soufie. Nous ne connaissons pas un seul « derb » (ruelle) qui n'eut pas et n'a pas encore son « wali » (marabout). Tous les petits enfants de Tlemcen devaient aller à l'école coranique mise sous la tutelle du « wali ». Les sciences enseignées étaient surtout mystiques car le « wali » était avant tout « l'incarnation » de Dieu sur terre; il avait le pouvoir de guérir, d'initier à la connaissance Stoïque de Dieu et se caractérisait par les « quaramat » dont il avait le pouvoir (miracles).

    Inévitablement, DIB en avait science mais par syncrétisme, il ne pouvait discerner cette vision qu'au moment où il découvrit la langue française. Il l'utilisa dans un premier lieu dans sa littérature de combat, l'indépendance de l'Algérie acquise, cette évolution de la langue le mena inéluctablement à la découverte de cette spiritualité qui ne pouvait évoluer que dans cet univers mystique de son enfance.

    Déjà en 1985 Jean DEJEU affirmait à propos du personnage de Iven Zohar de cours sur la rive sauvage  que  son héros subit des épreuves symboliques au cours de son itinéraire initiatique pour parvenir à une individuation personnalisante. Tout se dédouble: Héllé-Radia, mère-soeur, terre algérienne-terre étrangère, mère-épouse étrangère. Il faut de la mer/mère pour renaître de nouveau reconnaître l'épouse, « l'autre » à part entière, mourir à soi pour devenir « autrement » .  «Le fils de la lumière » (Iven Zohar descend jusque dans la grotte matricielle pour se ressourcer mais pour percer aussi les secrets de l'identité et de la différence. Mohammed DIB a lu les oeuvres de Jung et de Gérard de Nerval; Jung lui apporte l'animus et l'anima; Nerval, le voyage initiatique et le dédoublement féminin. Porté à l'introspection, le Romancier retrouve ses préoccupations profondes, essayant de « traduire une vision » de creuser le sens de la condition humaine, de l'altérité, de la mort, de la double culture, du « même » et de « l'autre ». (Hommage à Mohammed DIB dans KALIM n°6, OP.U. Alger (1985.P.246).

    Certes, Jean DEJEU avait vu juste en parlant du récit initiatique (voyage initiatique du héros Iven Zohar) cependant attribuer à l'oeuvre de DIB le statut de roman psychologique c'est à notre sens ignorer la portée africaine de la pensée musulmane, d'ailleurs au cours de l'apparition en 1964 de cours sur la rive sauvage, Jean DEJEU nous rapporte dans le même hommage cité supra (p.245) que M.DIB déclare qu'il a été « Africain quand il fallait l'être ». Il est rendu à « ses propres problèmes personnels » il va donc tenter son «Aventure littéraire ».

    C'est une des raisons qui nous a mené à prendre l'oeuvre de DIB pour corpus de vérification. Quant à la filiation entre l'oeuvre d'Ibn thophaïl et nos deux corpus de vérification, cours sur la rive sauvage de DIB et l'Aventure Ambiguë de KANE, nous l'étudierons dans l'introduction de notre deuxième partie. Nous pouvons déjà annoncer que c'est le discours théosophique introduit par l'oralité initiatique qui a relié toutes les Zaouiat » (lieux ésotériques du maraboutisme) de l'Afrique du nord et de l'Afrique noire musulmane.

    Cette oralité initiatique s'est transmise par la chaîne spirituelle des maîtres mystiques qui ont vécu successivement soit en Espagne, dans sa période musulmane, soit en Afrique du Nord, soit en Afrique noire. Nous verrons comment les mêmes enseignements soufis étaient dispensés dans les Zaouiat qui ont toutes versé dans le soufisme philosophique, après avoir développé durant des siècles le discours sunnite dans les Zaouiat.

    Tous ces enseignements ont constitué pour nos écrivains musulmans d'expression française la matéria prima de leur écriture, sauf que les contraintes de l'histoire et de la langue française ont métamorphosé cette même écriture la rendant soit hermétique à l'analyse autobiographique, soit complexe dans son propre statut.

    Généralement les études littéraires ont tendance à étudier le roman en prenant comme outil méthodologique les concepts développés par les différentes écoles américaines, européenne ou soviétique : le fonctionnalisme ou le structuralisme. Mais l'étude de l'écriture de la foi ne peut pas négliger les croyances et les symboles développés par les communautés monothéistes qui ont vu naître leur écrivain même si celui-ci a adopté la langue de « l'autre » pour exprimer son sentiment de la vie ainsi que sa vision de la différence.

    Concernant le genre initiatique, dans la tradition théosophique de l'Islam, écrit dans la langue de « l'autre », Mohammed DIB et Hamidou KANE sont ici les deux exemples les plus marquants de la littérature africaine d'expression française.

    deuxième partie

    LA VERIFICATION

    Chapitre Deux DEUXIEME PARTIE

    CHAPITRE PREMIER

    L'ORALITE

    INITIATIQUE

    INTRODUCTION

    Depuis l'oeuvre magistrale de Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn Thophaïl, la tradition théosophique de l'islam est sortie de son statisme religieux et a introduit dans son univers initiatique un nouveau mode d'initiation: L'ORALITE INITIATIQUE.

    La persécution des maîtres soufis, leur exécution par la doxa religieuse, ainsi que la condamnation de leurs ouvrages ont fait que, les initiés au soufisme ont du vivre dans la totale marginalisation.

    Leur espace d'expression fut limité à la Zaouia, lieu ésotérique où les disciples s'initient aux valeurs et symboles de ce nouveau mode. C'est la naissance de la poésie chantée « sama' » et sa transmission de génération en génération qui permettra la continuité de la chaîne spirituelle où chaque école mystique développera son champ métaphorique et marquera les frontières de son univers verbal.

    Tout d'abord ce furent les soufis d'Andalousie qui créèrent une tradition de communication avec les mystiques de l'Afrique du Nord. Tous les symboles forgés par Ibn Thophaïl trouvèrent leur terrain d'application dans l'oralité initiatique. C'est ainsi que le concept de l'unité de l'existence a développé une symbolique aussi bien verbale (prose) que poétique.

    Du maître au disciple, la chaîne spirituelle s'est transmise par l'oralité prosaïque et poétique. Chaque disciple se devait d'apprendre les vers de son maître et de ceux qui ont précédé. Lorsque la poésie était chantée dans la Zaouia, elle servait de support à la mise en transe mais lorsqu'elle était reprise par les profanes, elle avait une toute autre fonction: entretenir une éthique dans la vie des membres de la communauté ( l'amour platonique, l'amour d'autrui, la modestie, la sincérité, la charité etc...).

    C'est dans ce terroir que certains écrivains africains d'expression française sont nés et ont développé leur sensibilité esthétique.

    Nous dirons tout de suite que la transition entre le discours sacré et le discoure littéraire s'est opérée grâce à cette oralité et en particulier à cette symbolique poétique chargée de toute la sémantique ésotérique.

    Comment s'est opérée sur le terrain cette transition entre le discours sacré qui alimenta le récit initiatique de Hayy Yaqdhân et l'oralité initiatique qui va alimenter les récits initiatiques de certains écrivains africains d'expression française?

    Peut-on parler d'une évidente filiation entre l'oeuvre d'Ibn thophaïl, et nos corpus de vérification: cours sur la rive sauvage de Mohammed DIB et l'Aventure Ambiguë de C. Hamidou Kane?

    Tout d'abord sur le plan de l'histoire, Tlemcen, la ville natale de Mohammed DIB connut tous les enseignements mystiques développés en Andalousie musulmane à l'époque d'Ibn Thophaïl. Ce fut le Cheikh Moulay Abdel Qader Djilani qui propagea ces enseignements par l'intermédiaire de Sidi Boumédiène mort à Tlemcen (1). En Afrique Noire, plus particulièrement au Sénégal, l'ordre de la Tidjaniya (2) dominait et organisait même le mode de vie et de pensée aussi bien dans la diversité ethnique que les luttes politiques pour le pouvoir. Cette présence mystique était d'une telle ampleur que la littérature n'en put s'échapper:

    On racontait les miracles des maîtres, on chantait leur poésie on allait même ne jurer que par leur nom. Le Général P.J. André nous rapporte que « le tidjanisme qui supprime tous les échelons mystiques des autres congrégations, rattache directement la Baraka de ses chefs au prophète Mohammed, ordre de la paix et de la science par excellence, il devint en Afrique noire un ordre guerrier, en raison du caractère de ses chefs locaux. L'ordre s'est développé de la Mauritanie au Kordofan. »(3).

    Il faut comprendre que sur le plan de l'histoire, que toute l'oralité africaine avait un contenu théosophique, même s'agissant de l'organisation politique des tribus et des ethnies.

    Du discours sacré à l'oralité initiatique, le même auteur cité supra nous explique qu'au « saint visionnaire, à l'ascète, à l'école des « qadrias » conduisant à l'extase hystérique, à celle des « khalouatïas » provoquant des éclats extatiques par des méthodes différentes d'entraînement physiologique, succède la philosophie qui revient aux principes substantiels du soufisme, et sans pratiques bruyantes parvient aussi à l'anéantissement de l'individualité et à l'absorption de l'âme dans l'essence de Dieu  »(4).

    Sur le plan de la littérature, DIB, qui aura tenté son récit initiatique à contenu théosophique nous rend compte de cette extase dans l'écriture, par la bouche de son narrateur-témoin :

    « mais la vie n'est pas toujours notre vie, elle est sommeil succinct dans les schistes, dissolution dans les eaux; immobilité et écoulement; nuit. Il doit en être ainsi, de toute nécessité. En sécurité pourtant, me voici en sécurité. Aspergé de ce sang qui s'écoule de ma poitrine, de mes lèvres, de mes yeux, sang dont j'ai le goût à la bouche, l'odeur aux narines, je t'appelle parfois, Hellé, et ne reçois jamais de réponses: » Cours sur la rive sauvage.P. 158 (5).

    En abordant l'étude du récit de DIB, nous permettons à l'analyse littéraire de se libérer d'un préjugé longtemps entretenu par certains auteurs qui ont cru que l'écriture de DIB relève soit de l'utopie, de la science fiction ou encore du surréalisme. Se cantonner dans ces orientations de lecture, c'est priver la littérature maghrébine d'expression française d'un de ses aspects les plus fondamentaux: l'écriture initiatique à contenu théosophique.

    Concernant le roman de Kane, l'Aventure ambiguë, il exprime aussi cette littérature mystique qui ne réussit pas à dire son nom puisque la langue française empêche cette oralité initiatique d'apparaître au grand jour. Kane s'en remet à l'autobiographie, mais charge son écriture de toutes les questions ontologiques de son peuple confronté à l'occident qui menace son identité séculaire.

    Par conséquent, il s'agit dans cette étude de comprendre comment cette oralité africaine a pu conditionner tous les écrits littéraires africains. Concernant notre genre, le récit initiatique, c'est à partir de la parole du maître que toutes les possibilités de l'écriture vont se concrétiser mais sur le terrain du conflit entre le « même » et « l'autre », entre la vision du monde d'un peuple enraciné dans sa culture ancestrale et celle de « l'autre » qui se voyait donner la mission de civilisateur (l'homme occidental).

    Inévitablement, l'oralité africaine qui initialement avait pour seule fonction de transmettre un patrimoine culturel se devait maintenant d'initier l'homme africain à se réconcilier avec sa divinité. La mission est d'autant plus difficile car l'homme africain a trouvé un autre modèle: l'Occident. Sur le terrain du choix conflictuel, les littératures africaines témoignent de cette lutte du modèle et notre genre initiatique ne put en échapper.

    A ce sujet, Mohammadou Kane nous dit que » la prééminence du thème de l'échec s'explique par la convergence du manichéisme et du pessimisme, elle permet de se demander si le progrès est possible et à quelles conditions, s'il est concevable sans la tradition. Elle légitime la considération attentive des tensions et conflits dans l'univers romanesque qui semblent inhérents à la situation de confrontation entre la tradition et le progrès et qui constituent, au regard de la création littéraire, autant de techniques de dramatisation. » (6)

    Cette confrontation des deux cultures, l'une dominante par son fait historique et non parce qu'elle est le substitut civilisationnel, l'autre, dominée aussi par le fait colonial et non pas parce qu'elle ne répond plus aux besoins du progrès, crée le dynamisme même de l'écriture et marque la spécificité du roman africain où les personnages sont en réalité les types-actants de ce conflit et non les modèles de personnage représentatifs de l'africanité stéréotypés par l'homme blanc.

    Le modèle le plus significatif de cette oralité initiatique à contenu théosophique est pour l'Afrique noire, Tierno BOKAR (7) et pour l'Afrique du nord, CHEIKH AHMED EL ALLAOUI (8). Ces deux maîtres mystiques musulmans ont synthétisé tous les enseignements de la tradition théosophique de l'islam et ont créé deux écoles qui se rejoignent sur le fond mais diffèrent sur la forme.

    Nous avons pris ces deux oeuvres pour l'étude de cette oralité initiatique parce que ces deux maîtres de la parole ont permis à la littérature africaine d'expression française de puiser leurs référents aussi bien sur le plan esthético-verbal que sur le plan symbolique.

    Rappelons que le Sénégal et le nord de l'Afrique ont été marqués par cette culture orale mystique depuis plusieurs siècles. Une étude de l'administration coloniale française nous rapporte que:

    «Les confréries religieuses musulmanes en Afrique noire de même qu'en Afrique du nord, filiales des grands ordres religieux du monde islamique issus du soufisme, se sont adaptées à la mentalité et au particularisme des africains. Il semble même, qu'à l'instar des conquérants toucouleurs d'autrefois certains affiliés songent, de même que le tentent les darqaoua, à réaliser un jour l'union des diverses congrégations. Cette union spirituelle et temporelle, notamment celle des qadria et des Tidjaniya pourrait remplacer sur un autre plan l'ancien empire musulman dont rêvaient les peuhls et les toucouleurs.

    Le cheikh Si Ahmed El Tidjani d'Algérie a en 1953-54 fait une tournée en Afrique Noire pour essayer de renouer les liens disparus entre les deux rives du Sahara » (9).

    Nous ne voulons pas ici faire toute l'histoire du soufisme en Afrique car ce n'est pas ici l'objet de notre étude mais nous renvoyons par les deux notes citées supra, aux études qui ont été faites à ce sujet.

    Notre intention est de montrer que la filiation dont nous avions parlé entre le discours théosophique d'Ibn Thophaïl et l'oralité initiatique ne peut être que confirmée. Quant à l'africanité de Dib, c'est en 1964, date d'apparition de Cours sur la rive sauvage qu'il déclare lui-même «  être Africain quand il fallait l'être » il est «  rendu à ses propres problèmes personnels »; il va donc tenter «  l'Aventure littéraire » comme le fera Hamidou Kane en tentant pour sa part «  l'Aventure ambiguë ». Ces deux auteurs vont laisser surgir leur oralité en contrat de quête spirituelle.

    Il convient maintenant d'étudier cette oralité initiatique afin de découvrir les espaces symboliques et référentiels d'où surgiront les écritures de ces deux auteurs africains d'expression française.

    1-EMERGENCE DE L'ORALITE INITIATIQUE.

    Tout d'abord qu'entendons-nous par oralité initiatique?

    C'est la parole du Maître qui remonte des profondeurs de son âme, c'est encore la parole des Maîtres du soufisme qui font part de leurs intuitions extatiques et les confient à leurs disciples, jaloux des secrets de la sagesse illuminative.

    C'est ensuite la parole qui exorcise et qui dénoue cette angoisse existentielle en réconciliant l'homme avec sa divinité.

    C'est encore la parole principielle chargée de la Mémoire de l'Etre et que l'homme doit toujours répéter au risque de l'anéantissement absolu. Cette parole, Hamidou Kane lui donne la fonction de mortificatrice et, par la bouche de son personnage, le maître des Diallobé, la fait répéter sans cesse au jeune initié Samba Diallo:

    «  Sois précis en répétant la parole de ton Seigneur... Il t'a fait la grâce de descendre son Verbe jusqu'à toi. Ces paroles, le Maître du Monde les a véritablement prononcées. Et toi, misérable moisissure de la terre, quand tu as l'honneur de les répéter après lui, tu te négliges au point de les profaner. Tu mérites qu'on te coupe mille fois la langue... «  L'Aventure Ambiguë P.14

    L'oralité initiatique est enfin la parole que les maîtres de l'Afrique ont enseignée durant des siècles afin de préserver le patrimoine de l'Humanité.

    Dans la tradition théosophique de l'Islam, le Maître est l'intermédiaire entre la parole principielle et celle contingente. L'oralité initiatique doit avant tout émerger de la bouche du maître de la parole. Dans sa littérature mystique, le Cheikh Ahmed El Allaoui nous explique la fonction du maître dans l'univers mystique de cette oralité:

    « Si celui qui appelle vient à offrir son aide, en faisant allusion

    à la Vérité qu'il a réalisée, à la station suprême.

    garde-toi d'insouciance et considère avec soin ses paroles.

    Interroge-le sur l'Union et vois s'il la reflète.

    S'il dit qu'elle est lointaine, il en est lui-même éloigné.

    Mais s'il affirme proche, tiens-le pour le plus digne d'être suivi;

    pour toi, il aplanira le chemin vers la vérité

    par laquelle tu pourras rechercher la face de Dieu .

    Dés la première rencontre, sur-le-champ, il s'emparera de toi

    et sur le sentier du Seigneur il placera ton pied,

    fixe dans l'oeil de ton âme les lettres du Nom,

    par la grâce du maître, sur les horizons tu verras resplendir

    ces lettres qui ne sont ailleurs que dans ton coeur,

    et le Nom devenu tien, toute distraction s'évanouira.

    Alors, agrandis ces lettres autant que tu pourras,

    sur toutes choses, grandes ou humbles, trace-les.

    en fixant en ton oeil le Nom, tu t'élèveras par sa lumière

    jusqu'au point ou les mondes en néant s'évaporent.

    Cela à l'ordre du seul Cheikh, non au tien toutefois.

    Il est l'index de Dieu .

    Aussi fais-lui confiance pour t'enlever aux liens qui t'emprisonnent

    t'emmenant vers la liberté des libertés, vers le premier,

    vers celui qui précède tous les commencements,

    En l'essence duquel, comme rien, tu vois l'univers tout entier.

    Moins que rien dans l'infinité du Seigneur.

    tu t'évanouis dés que l 'infini apparaît,

    parce que « tu » n'as jamais été, pas même un seul instant.

    tu ne vois pas qui tu es, car tu es, mais non « toi ».

    Tu subsistes, mais non comme toi même; il n'est puissance que de Dieu .

    Après ton extinction, à l'éternité tu dois naître,

    à l'éternité de l'éternité.

    Au sommet de toute altitude; et voici que nos cavaliers s'arrêtent face à face avec la Vérité ». (10)

    La fonction de la parole du Maître de la parole est, avons-nous dit, de réconcilier l'homme avec sa divinité tout en lui redonnant la parole puisqu'il se doit lui même être créateur de sa propre parole. Il est à considérer que l'univers référentiel de l'Afrique est avant tout celui du maître de la parole car les enseignements ne sortent ni du livre ni de l'école tels qu'on les conçoit dans le monde occidental. Amadou Ampâté Bâ nous dit que « lorsqu'un vieillard meurt en Afrique, c'est une bibliothèque qui brûle . »

    Pourquoi donner une si grande importance au Maître en Afrique? C'est parce que la notion de personne en Afrique est paradoxalement différente de celle donnée en occident:

    La parole est extrêmement liée à la catégorie de personne qui la donne. Amadou Ampâté Bâ nous explique encore que la « parole, (Kuma) permet d'extérioriser le génie des grands esprits. C'est par elle que la haute pensée prend un beau corps. Quelle que soit la qualité ou la rudesse d'un esprit, si « Kuma » n'intervenait, il passerait inaperçu. C'est grâce à « Kuma » que la pensée prend corps et devient langage. »

    La tradition peule (11), de son côté, enseigne qu'il existe 9 catégories de personnes, en relation avec les 9 ouvertures symboliques du corps, les 9 os du crâne et les 9 nombres-mères fondamentaux

    Ces 9 catégories se subdivisent en trois parties, de trois fractions chacune.

    «La partie le plus élevée correspond aux sages, aux êtres supérieurs, élevés par la qualité de leur être et de leur intelligence. Ce sont ceux que «  Gueno » (Dieu) a envoyés et qui se dévouent pour le bien des hommes ». (12)

    Nous voyons par ces explications données par Ampâté Bâ, que la notion de personne en Afrique Noire est identique à la vision mystique que lui donne le Cheikh al-Alaoui «  garde-toi d'insouciance et considère avec soin ses paroles », « il est l'index de Dieu», « aussi fais-lui confiance pour t'enlever aux liens qui t'emprisonnent ».

    Ces mêmes paroles sont devenues source de réflexion sur l'univers des hommes. Le narrateur du récit initiatique conçoit donc ces paroles comme le méta-texte d'où émergera le phénotexte. Seule une lecture qui arrive à décoder ce méta-texte pourra effectivement comprendre les référents du texte initiatique. Nous allons voir donc comment s'opère la narration à partir de cette poésie citée de Cheikh al-Allaoui.

    2-LA NARRATION DANS LA NARRATION..

    Lorsque nous avions étudié le récit de Hayy Ibn Yaqdhân, nous avions traité la question de la narration en soulignant la notion d'instance narrative. Nous avions dit que le récit de Hayy mettait en place les trois instances narratives: le « je » du discours de la théosophie musulmane, le « je » de l'auteur qui écrit son autopsychégraphie et le « je » du narrateur qui se soumet aux contraintes de la langue avec laquelle il traduit les états de contemplation du narrateur initié.

    Concernant l'écriture de l'oralité initiatique, le « je » du discours de la théosophie devient authentique par la symbolique poétique, puisqu'il connaît les sentences de mort qui ont été exécutées à l'encontre de ses prédécesseurs. Sa parole doit être donc métaphorique voire allégorique. L'univers de la parole doit aussi être soutenu par un ésotérisme déroutant.

    Dans cette oralité initiatique, le narrateur du récit initiatique va lui aussi masquer les vérités du Maître de la parole pour ne faire apparaître que l'aspect esthétique. La poésie de Cheikh al-Allaoui est l'exemple de ce jeu des « je » des instances narratives. Par conséquent, un contrat de confiance doit s'installer entre le maître et son disciple. Il doit informer son contractant, du moins du code de lecture et de la connaissance du registre des mots et symboles utilisés.

    3-LE CONTRAT DE LA PAROLE.

    Nous avions vu dans le récit de Hayy Ibn Yaqdhân que le contrat fiduciaire mettait en situation de contrat un demandeur d'initiation et un initiateur, « tu m'as demandé, frère généreux et sincère (...) de te révéler ce que je pourrais des secrets de la philosophie illuminative communiqués par le Maître, le prince des philosophes, Abou Ali Ibn Sina (Avicenne). Sache le bien: celui qui veut la vérité pure doit chercher ces secrets et travailler à en obtenir la connaissance. » H.I.Y.P.2

    Cette formule d'envoi du récit initiatique d'Ibn Thophail supposait un demandeur que nous avions conceptualisé comme étant le premier opérateur du récit.

    Concernant l'oralité initiatique exprimée poétiquement dans les vers chantés de cheikh al-Allaoui, c'est le Maître qui convoque l'initiation « si celui qui appelle vient à offrir son aide, en faisant allusion à la vérité qu'il a réalisée, à la station suprême, garde-toi d'insouciance et considère avec soin ses paroles ».

    Le chant ou le champ de l'oralité initiatique sont l'expression de ce « kuma » africain qui devient un contrat implicite entre le maître de l'oralité et le demandeur de l'initiation. Il devient l'interprète de cette oralité dans la langue de « l'autre » et doit traduire cette union entre l'initié et Dieu sans réveiller les soupçons de la doxa religieuse qui ne trouve aucun répit à harceler les mystiques musulmans.

    Le lieu du dire de la Parole qui initie provient indiscutablement de cet espace contractuel entre le Maître de la parole et le disciple, demandeur d'initiation. L'univers de l'oralité en Afrique est semblable à celui de l'instance narrative développée par les mystiques de l'Andalousie musulmane. La seule différence réside dans l'écriture du discours théosophique. Nous avions déjà pris le soin d'expliquer ce transfert des valeurs initiatiques, opéré par la mise en place d'un discours ésotérique, transposé de la prose vers la poésie. L'initié doit décoder toute la sémantique poétique de ses maîtres et en garder jalousement les secrets:

    « par la grâce du maître, sur les horizons tu verras resplendir ces lettres (comprendre ces mots) qui ne sont ailleurs que dans ton coeur, et le Nom devenu tien, toute distraction s'évanouira. » (poésie citée supra).

    Le contrat fiduciaire change ainsi son statut et son registre de lecture, il se transpose au registre de la parole: « fixe dans l'oeil de ton âme (ici, il s'agit de l'écoute) les lettres du nom (ici les sons de la Parole) ». Tandis que dans la tradition initiatique orale développée par le discours théosophique de H.I.Y , il se confie plutôt à l'écriture: « accepte ce que tu vois et laisse là, ce que tu as entendu dire. » « Quand le soleil se lève, il te permet de te passer de Saturne. » H.I.Y.P.14 « cette sagesse peut servir d'exemple pour ceux qui savent comprendre et  d'avertissement pour tout homme qui a un coeur, ou prête l'oreille et voit » (Coran L.36 cité par Ibn thophaïl.P.18..

    Rappelons, pour le besoin de notre cause, une note de l'histoire de la littérature en Afrique coloniale: Nous savons que les écrivains africains d'expression française étaient interdits d'écriture sinon pour glorifier les nations colonisatrices, en développant le discours de l'assimilation ou de l'intégration. Durant toute la période de colonisation, les Maîtres africains ont préservé leur culture grâce à cette oralité qui a pu sauver la culture africaine. L'exemple des griots est très significatif.

    La force et la fonction de cette oralité africaine sont plus pertinentes dans la littérature orale. Lorsque Amadou Ampâté Bâ viendra à témoigner de ses mémoires, il nous dira que « dès l'enfance, nous étions entraînés à observer, à regarder, à écouter, si bien que tout événement s'inscrivait dans notre mémoire comme dans une cire vierge. Tout y était: le décor, les personnages, les paroles, jusqu'à leurs costumes dans les moindres détails. Quand je décris le costume du premier commandant de cercle que j'ai vu de près dans mon enfance, par exemple, je n'ai pas besoin de me « souvenir », je le vois sur une sorte d'écran intérieur, et je n'ai plus qu'à décrire ce que je vois. Pour décrire une scène, je n'ai qu'à la revivre. Et si un récit m'a été apporté par quelqu'un, ce n'est pas seulement le récit que ma mémoire a enregistré, mais toute la scène: l'attitude du narrateur, son costume, ses gestes, ses mimiques, les bruits ambiants, par exemple les sons de guitare dont jouait le griot Diêli Maadi tandis que Wangrin me racontait sa vie, et que j'entends encore... » et plus loin il généralise cette grande faculté de mémorisation à tous les africains, « c'est pourquoi il est très difficile à un africain de ma génération de « résumer ». On raconte en totalité ou on ne raconte pas. On ne se lasse jamais d'entendre et de réentendre la même histoire, La répétition pour nous n'est pas un défaut. » (Amkoullel, l'enfant peul; mémoires, actes sud, 1991. P.13)

    Par ce témoignage d'autorité de la grande mémoire africaine, nous ne devons plus douter de la force de cette oralité.

    Transposant cette faculté caractérielle africaine sur le plan de l'oralité initiatique, Amadou ampate Bâ nous rapporte les enseignements de son vénéré maître, le Sage de Bandiagara, Tierno Bokar:

    « La parole est un fruit dont l'écorce s'appelle « bavardage », la chair « éloquence » et le noyau « bon sens ».Dés l'instant où un être est doué du verbe, quel que soit son degré d'évolution il compte dans la classe des grands privilégiés, car le verbe est le don le plus merveilleux que Dieu ait fait à sa créature.

    Le verbe est un attribut divin, aussi éternel que Dieu lui-même. C'est par la puissance du verbe que tout a été créé émanant à l'homme; le verbe, Dieu lui a délégué une part de sa puissance créatrice. C'est par la puissance du verbe que l'homme, lui aussi, créé. Il crée non seulement pour assurer les relations indispensables à son existence matérielle, mais aussi pour assurer le viatique qui ouvre pour lui les portes de la béatitude. Une chose devient ce que le verbe lui dit d'être. Dieu dit: « soit » et la créature répond « je suis ».(13)

    Nous voyons ici que la notion de parole est distincte de celle que les occidentaux lui donnent. Le mot est « un attribut divin », la tradition théosophique de l'islam lui donne la fonction de créateur « une chose devient ce que le verbe lui dit d'être ». Au plan de la littérature orale, il garde la même fonction puisque le verbe transmis dans l'espace de l'initiation doit permettre à l'initié de se reproduire dans le langage et d'accéder à la station de contemplation destinée. Les mots vivent l'histoire de la création, ils ne racontent pas mais transforment le sens en essence. Celui qui parle, reproduit la création, et celui qui écoute y participe.

    Dans la littérature initiatique africaine, la force du verbe met l'écriture en situation conflictuelle puisqu'elle doit rendre compte d'un état d'âme et respecter les normes de la diégèse; ce qui lui donne un style tout différent. Pour l'auteur de l'Aventure ambiguë, Mohammadou Kane nous dit « qu'il tient bien peu compte du milieu naturel, comme chez bon nombre de romanciers africains, il restreint son attention au milieu humain. La réussite d'un passage comme celui de « la nuit du Coran » reste inséparable de l'attention au milieu culturel (p.91) ». L'auteur y unit la majesté du verbe à la profondeur de la nuit et au scintillement des étoiles.(...) On comprend l'impatience de Pierre Henri Simon (in le Monde, 26 juillet 1961) qui devant ce manque de sensibilité, l'éclat du style et la densité des propos, reproche à l'auteur de « faire parler ses personnages comme à un congrès de philosophes ». (14)

    L'oralité africaine, par conséquent, est plus chargée de communiquer une culture, une vision du monde et des vérités que d'identifier la communauté linguistique par le simple langage. Hampaté Bâ conforte nos propos concernant cette parole créatrice en nous disant que « dans ce pays où, pendant des millénaires, seuls les sages eurent le droit de parler, dans ce pays où la tradition orale a eu la rigueur des écrits les plus sacrés, la parole est devenue sacrée. Dans la mesure où l'Afrique noire a été dépourvue d'un système d'écriture pratique, elle a entretenu le culte de la parole, du « verbe fécondant ».(15).

    Pour notre part et, concernant l'étude de cette oralité initiatique qui va permettre, durant des siècles, à l'écriture initiatique de se conserver puis de se métamorphoser en écriture symbolique, nous avions dit que c'était seulement l'espace des zaouiat qui a entretenu les discours théosophiques en le confiant jalousement à la poésie mystique et en le transmettant d'un maître de la parole à son successeur.

    Afin d'être plus explicite dans nos arguments, il est nécessaire de passer en revue la chaîne spirituelle depuis Ibn thophaïl, notre grille de lecture, jusqu'aux maîtres de la Parole contemporains à nos écrivains africains d'expression française. Nous renvoyons nos commentaires à la note,« la chaîne spirituelle »,  en fin de chapitre.

    Martin Lings nous explique que « cet arbre de la généalogie spirituelle des Alawiyyah a été tiré principalement de Irshâd al-Raghibin par Hassan Ibn-Abd al-Aziz, disciple du Cheikh et complétée à partir d'un manuscrit appartenant à un autre disciple, et de l'ouvrage Al-Anwâr al-Qudsiyya, pp. 15 à 42. Muhammad Zâfir al-Madani. »(16).

    Pour comprendre le mode de transmission de la chaîne spirituelle, il serait intéressant de lire comment un maître de la parole mystique recevait le « Idn », l'autorisation de créer une école mystique; en voici un exemple, celui du Maître de la Parole initiatique qui alimenta le discours théosophique en Afrique du Nord, le Cheikh Ahmed El-Alaoui de Mostaganem.Il dit:

    « Quand j'eus recueilli le fruit du dhikr (17)-- et sont fruit n'est rien de moins que la connaissance de Dieu par la voie de la contemplation-- je vis clairement la minceur de tout ce que j'ai appris sur la doctrine de l'Unicité Divine et je compris le sens des paroles de mon Maître à ce sujet (18). Il me dit alors d'assister une fois encore aux enseignements que j'avais suivis antérieurement, et, lorsque je le fis, je me trouvais doué d'une compréhension totalement différente de ce qu'elle était avant. Je comprenais maintenant les choses par anticipation, avant que le Cheikh qui nous enseignait eût fini de les exposer.(...) Pour en revenir à ce que je disais, lorsque après de longs jours, je fus libéré de l'obligation de me consacrer exclusivement au Nom Divin, mon Maître me dit: « Maintenant, il te faut parler et guider les hommes vers cette voie; puisque maintenant tu sais avec certitude où tu te trouves. « Je dis: »Crois-tu qu'ils me comprendront? » et il répondit: « Tu seras comme un lion: tout ce sur quoi tu mettras la main, tu en seras le maître. « il en fut comme il l'avait affirmé: chaque fois que je parlais à quelqu'un dans l'intention de le conduire vers la voie, il était guidé par mes paroles et suivait le chemin que je lui indiquais; ainsi grâce à Dieu cette confrérie s'accrût. »

    Ailleurs il dit: « Notre maître Sidi Muhammad Al-Bûzîdî, nous pressait toujours de visiter la tombe du Cheikh shùaîb abù medien (19) à Tlemcen. Il parlait de lui avec grande vénération, affirmait que les prières faites sur sa tombe étaient exaucées. (20)

    Depuis la naissance du soufisme ou théosophie musulmane, les modes de transmission de la chaîne furent ainsi: Un Cheikh fait la formation de son disciple et lui recommande de s'en remettre à un autre de rang plus élevé comme ce fut le cas d'al-Alaoui de Mostaganem et de Tierno Bokar du Sénégal ( le sage de Bandiagara).

    Quant au contenu de cette oralité initiatique, il est étonnant de constater que partout dans les sphères de l'initiation, les mêmes signes et symboles sont utilisés aussi bien dans les zaouiat que les verbes poétiques chantés dans les mises en transe.

    4-LE VERBE INITIATIQUE .

    Nous définissons le verbe initiatique comme étant l'acte de parole par lequel le disciple accomplit son initiation. Il est tenu pour vrai et non contradictoire. Ne peut faire l'objet de spéculation ou de remise en cause. C'est le « Wird » par excellence (21). La parole devient souffle. Nous retrouvons là l'ouverture du récit de Hayy Ibn Yaqdhân lorsque Ibn Thophail dit: « tu m'as demandé, frère généreux et sincère de t'insuffler « abûthû » ce que je pourrais des secrets de la sagesse illuminative. « H.I.Y.P.I

    Nous comprenons par là que le verbe initiatique est injonctif dans le sens ou il rétablit l'ordre dans le désordre de la pensée profane. Pour ce faire, le maître de la parole doit en respecter les degrés d'initiation, « maquamat » et respecter les stations dans le parcours initiatique: la mortification, la descente en enfer et enfin la résurrection.

    5-LA MORTIFICATION DANS/PAR LA PAROLE.

    Tout d'abord, il convient de construire le schéma de la parole en parodiant le schéma de la communication:

    a) l'émetteur: Le Maître de la parole ou l'incarnation de Dieu sur terre. C'est la théophanie du Verbe, le « Wird » par essence, le « soit » de la création.

    b) Le Récepteur: Le « murid », le demandeur d'initiation, celui qui doit tuer sa propre parole et revivre par la seule parole du Maître.

    c) Le Canal: les images métaphoriques de la langue arabe.

    d) Le Code: Les signes et symboles, les mythes et rites de la culture du terroir.

    e) Le bruit: La raison des autres ou le I/3 exclus: la raison et la connaissance des profanes sont des empêchements « awarid » à l'acquisition des sciences ésotériques.

    Par conséquent, La mortification dans/ par la parole doit être le procédé par lequel les mots conventionnels doivent disparaître douloureusement au profit du Verbe initiatique. Pour Tierno Bokar, La puissance du Verbe créateur, comme d'ailleurs, de toute parole professée, était liée aux vibrations.

    Il dit:  « Dans l'univers, et à tous les niveaux, tout est vibrations. Seules les différences de vitesse de ces vibrations nous empêchent de percevoir les réalités que nous appelons invisibles.  » Tierno Bokar donnait, pour illustrer cette puissance du verbe, l'exemple de l'hélice d'un avion qui, à partir d'une vitesse de rotation, devient invisible mais explique que dès que la parole créatrice est écrite, son mystère peut être approché à travers la science traditionnelle des lettres et des nombres.

    Nous comprenons par là que chaque parole a sa propre vibration en fonction de la puissance de son contenu. Ainsi par ces forces vibratoires, la doctrine soufie ou théosophie a pu développer son propre discours dans la poétique mystique qui sert de relais initiatique entre l'écriture et l'oralité puis revenir à l'écriture lorsque les conditions de la littérature libre se voient réunies.

    Cette dialectique entre l'écriture et l'oralité demeure en perpétuel mouvement de submersion et d'émergence tant que les pouvoirs politico - religieux n'assurent pas cette liberté de culte dans le respect des croyances. Mais grâce à la poésie mystique (oralité initiatique), la Doctrine théosophique a pu se perpétuer sans altérations majeures. Elle a fonctionné comme un véritable relais initiatique.

    6-LES RELAIS INITIATIQUES

    Par cette oralité poétique, la littérature initiatique à pu s'enrichir de métaphores et de symboles. Voici à titre d'exemple une poésie générique de toute la sémantique initiatique développée aussi bien dans l'oeuvre de Mohammed Dib que dans celle de Hamidou Kane.

    6.1. Le Vin, « Khamra »

    Douceur de la boisson des gens: La saveur dont je parle

    ne saurait désigner ni le vin ni le miel.

    Mais un breuvage antique surpassant tout ce que j'en puis dire;

    car toujours les mots manquent à celui qui décrit la beauté.

    la coupe est comme le Nectar, elle peut aussi être bue,

    quelle soit elle-même suffisante, je l'affirme.

    Coupe merveilleuse par elle seule étanchant toute soif,

    et faisant d'elle même ,à la ronde le tour des amoureux.

    Parmi ses qualités, se trouve sur son bord une inscription magique.

    Qui regarde ce sceau, toute force le quitte.

    O Merveille, je n'ai point divulgué son secret.

    Un autre que moi, l'ayant bue n'eût plus jeûné ni prié.

    L'imam apercevant l'éclat de sa beauté

    S'inclinerait vers elle plutôt que vers la Mecque.

    Venant, en leur leçon, à sentir son parfum

    les docteurs sur-le-champ, cesseraient d'enseigner.

    Le pèlerin courant de safâ à Marwah

    s'arrêterait s'il voyait sa splendeur et ne reviendrait pas

    faire le tour de l'antique demeure ni baiser la Pierre noire.

    Bien plus, bord de cette coupe ordonne à chacun qu'il la baise

    là ou il voit, en son propre reflet

    le but de sa recherche, comment donc se contiendrait-il

    celui qui s'était cru vil et d'honneur se trouve comblé?

    Du triomphe et d'allégresse, il lui faut briser les limites

    ce vin très vieux, le plus rare qu'il soit,

    N'incite pas au mal et tu n'as pas à vaincre d'être troublé par lui.

    En lui, chaleur ni froid,

    il ne fait point faillir les esprits par ses brumes.

    ce vin subtil, insaisissable, échappe à ce que j'en puis dire

    car toujours les mots manquent à celui qui décrit la beauté. (23)

    C'est, par conséquent, cette oralité poétique qui a libéré la littérature des mains de la doctrine puriste. L'écrivain, reprenant l'univers de la métaphore et l'allégorie rejoint les registres d'Ibn Thophail et manifeste son incapacité à décrire par les mots dénotés les images mentales qui rendent compte du parcours initiatique de son personnage: « quant à la condition dont nous avons parlé, elle est autre; mais elle est la même en ce sens que rien ne s'y révèle qui diffère de ce qui révélé, de celle-ci. Elle s'en distingue seulement par une plus grande clarté, et parce que l'intuition s'y produit avec une qualité que nous appelons force par pure métaphore, faute de trouver, soit dans la langue générale, soit dans la terminologie technique, des mots propres à rendre la qualité avec laquelle se produit cette sorte d'intuition »H.I.Y.P.4

    C'est dans cette descente en enfer (l'enfer des mots)que le verbe du néophyte doit périr pour ne laisser que l'image métaphorique créée par la parole du maître de la parole. C'est l'unique relais initiatique contracté dans cette relation fiduciaire dont nous avions parlé dans notre première partie.

    Quant à cet univers métaphorique, nous énumérons à titre d'exemple les sèmes récurrents dans cette oralité poétique initiatique à partir de la poésie mystique du Maître soufi de la confrérie allaouite citée supra.

    6.2.Le Goût sublime.

    « Mais dans un breuvage antique surpassant tout ce que j'en puis dire » : il s'agit ici du regard de l'âme polie et tournée vers son essence. Cette âme qui après la descente en enfer se mire et se reconnaît dans la face de Dieu qu'elle contemple. Nous retrouvons ici la correspondance avec un passage de Hayy Ibn Yaqdhân lorsque le narrateur dit:

    « parvenu à l'absorption pure, au complet anéantissement de la conscience de soi, à l'Union véritable, il vit intuitivement que la sphère suprême, possède une essence de matière, qui n'est pas l'essence de l'unique, du Véritable, qui n'est pas non plus la sphère elle même, ni quelque chose de différent de l'une ou de l'autre, mais qui est comme l'image du soleil reflétée dans un miroir poli: cette image n'est pas le soleil, ni le miroir, ni quelque chose différent de l'un ou de l'autre. Il vit que l'essence de cette sphère, essence séparée, a une perfection, une splendeur, une beauté trop grande pour que la langue puisse les exprimer, trop subtile, pour revêtir la forme de lettres ou de sons. Il vit que cette essence atteint au plus haut degré de félicité, de la joie, du contentement et de l'allégresse, par l'intuition de l'Essence du Véritable, du Glorieux. « H.I.Y.P.93

    Nous voyons par cette étude comparative qu'une seule métaphore pourra remplacer tout un discours théosophique. Par conséquent nous serons crédibles de poser cette fonction: La métaphore dans le récit initiatique à contenu théosophique remplace tout un discours théosophique doctrinal.

    Nous situons, à ce niveau d'expression, les débuts de la métamorphose du récit initiatique. Cela nous permettra plus loin de comprendre le récit impossible engagé par Mohammed Dib, « cours sur la rive sauvage ».L'expression métaphorique irradie sur la diégèse et lui donne cet aspect que l'on avait qualifié d'utopie ou de surréalisme.

    6.3.L'inscription magique.

    « Coupe merveilleuse, par elle seule étanchant toute soif,

    et faisant d'elle même, à la ronde, le tour des amoureux »

    « parmi ses qualités, se trouve sur son bord une inscription magique . » :

    L'allusion est faite ici aux initiés qui se trouvent dans leur union extatique autour de la même flamme qui les anime: l'amour de Dieu dans son sens platonicien et panthéique. Quant à l'inscription magique dont parle le poète mystique, ce sont les lettres qui commencent certains versets du Coran: « alif » « alif-lam », « alif » « lam » « -mim », « Kaf-ha-ain-çad » etc... Ce sont certaines voyelles et consonnes de l'alphabet arabe qu'aucun exégète n'a pu déchiffrer et qui demeurent le plus grand mystère des textes coraniques. Les soufis prétendent en connaître les significations par intuition extatique. Certains soufis prétendent aussi que c'est l'anagramme du nom véritable de Dieu, d'autre spéculent enfin que ce sont les clés des cieux et des secrets du monde sublunaire dont parlait le maître Ibn Sina (Avicenne). et qu'Ibn Thophail a repris dans son récit, Hayy, (page 93).

    De part cette hypothèse et connaissant la valeur des mots et des lettres, la tradition théosophique de l'islam a développé un des niveaux de son discours ésotérique en réutilisant la magie de ces mots. Ce qui a permis plus tard à la littérature mystique d'investir les signes et symboles (nous renvoyons à ce sujet au commentaire de Moise de Narbonne (1300-1362) sur le Hayy Ibn Yaqdhân) (24).

    Transposant ces valeurs initiatiques sur le plan de la littérature africaine d'expression française et en particulier son genre initiatique on parlera plutôt de transcription d'un état d'âme, de matérialisation d'une pensée mythique et/ou mystique dans un univers romanesque livré aux contraintes de la langue française.

    A partir des inscriptions magiques de ces valeurs religieuses se sont développés d'autres transcriptions magiques dans l'univers de l'esthétique littéraire où le secret mystique et l'intrigue romanesque se laissent combiner dans une texture très complexe.

    6.4.Le secret mystique.

    « qui regarde ce sceau, toute force le quitte

    Ô Merveille! je n'ai point divulgué son secret:

    Un autre que moi, l'ayant bue, n'eût plus jeûné ni prié »:

    Ces vers que la littérature mystique a investi dans la poésie d'initiation rendent compte de tout un discours théosophique entrepris à l'époque d'Ibn Thophail lorsqu'il nous affirme dans son épître: « voilà l'histoire de Hayy Ibn Yaqdhân, Açal et Salàman. Ce récit comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans aucun écrit et qu'on ne peut entendre dans aucun des récits oraux qui ont cours. Il relève de la science cachée (...) en le publiant, nous nous sommes écartés de la conduite suivie par nos vertueux prédécesseurs, qui étaient jaloux d'un tel secret et s'en montraient avares. H.I.Y.P.113.

    La métamorphose du récit initiatique dans l'oeuvre de Dib, Cours sur la rive sauvage, réactualise la notion de secret initiatique par le procédé de la quête de l'absence dont nous avions parlé en citant Todorov dans notre étude de la problématique du Contrat Fiduciaire.

    Nous annonçons déjà que le secret dans les récents récits initiatiques fonctionne comme un système où les structures narratives subissent des transformations en fonction de l'évolution de la quête du récit. Cet aspect est la substance même du récit, car le concept d'énigme se voit manipulé sous forme de mutation narrative: La structure matricielle du récit étant la recherche de cette absence et sa protection continue.

    L'intuition de ce secret qui demeure la quête perpétuelle de l'initié dans la voie des soufis va développer toute une littérature où tout est permis. « L'Amoureux » rejette toutes les thèses théosophiques allant même à l'hérésie gnostique et stoïque. le poète mystique récite ces vers extatiques:

    « L'imam apercevant l'éclat de sa beauté

    s'inclinerait vers elle plutôt que vers la Mecque »

    Il rejoint l'état de Hayy Ibn Yaqdhân lorsque le narrateur nous dit que « lorsqu'il vit que le tourbillon du châtiment les enveloppait, que les ténèbres de la séparation les couvraient, que tous, à peu d'exception prés, ne saisissaient de leur religion que ce qui regarde ce monde (...) il comprit, avec une certitude absolue, que les entretenir de la vérité pure était chose vaine, qu'arriver à leur imposer dans leur conduite un niveau plus élevé était chose irréalisable ». H.I.Y.P.III

    Nous comprenons que depuis l'écriture du récit initiatique de Hayy, neuf siècles plus tard, jusqu'à la réécriture du genre, le contenu théosophique n'a pas changé mais ce qui a changé ce sont seulement les mots qui rendent compte de ces expériences mystiques: ce qui était dit et énoncé clairement revient sur la scène littéraire mais métaphoriquement.

    Nous verrons plus tard avec l'analyse du récit de Dib, « cours sur la rive sauvage », que le narrateur s'ingénie à occulter ces secrets dans une trame narrative encore plus complexe. Le lecteur se voit dérouté mais subjugué par les structures oniriques puisqu'il a lui aussi besoin de fuir la réalité et de se désengager des contraintes de ses croyances souvent récupérées par la doxa dominante.

    C'est l'horizon d'attente du lecteur potentiel, La contre littérature sauve le lectorat des schémas du roman traditionnel où le héros ne suggère plus rien mais ne fait que rendre compte de l'homme à l'homme sans poser la question ontologique: Qui suis-je? Où vais-je? Et quelle sera ma destinée? c'est à partir de ce questionnement que le récit initiatique à contenu théosophique tente de proposer des réponses en se faisant accoucheur de rêve, ce n'est plus le discours puriste que propose la raison religieuse.

    De se fait, et sans nous éloigner de notre étude de cette oralité initiatique qui a maintenu le relais entre le récit initiatique authentique et les récits éclatés de Mohammed Dib, nous retenons que cet espace a développé des paroles génériques de provenance mythique et a destination mystique et il nous importe, pour le besoin de notre cause, d'en énumérer les matrices; ce qui nous permettra d'établir notre grille de lecture des récits que nous étudierons à titre de corpus de vérification.

    7. LES PAROLES GENERATIVES.

    Nous définissons la parole générative comme un élan de l'âme de l'initié vers des stations de contemplation de la vérité divine. Chaque mot est un terme générique de tout un univers sémantique. Il rend compte d'un degré d'initiation comme l'affirment les Soufis: « likouli maqâm maquâl » c'est à dire à chaque station, son verbe. Ces paroles dans leur énonciation initiale n'ont point subi d'altération. On les retrouve clairement énoncées depuis la naissance de la théosophie musulmane jusqu'à l'ésotérisme verbal qui alimente le discours des confréries mystiques jusqu'à nos jours.

    La mystique avicennienne nous explique que:

    « l'ascension mystique va se présenter avant tout comme une dialectique ascendante. Les principales étapes nous en sont décrites, sous mode mythique dans la « risâla de Hayy Ibn Yaqdhân par exemple, et sous mode psychologique dans l'avant-dernier chapitre des « Ichârât »(25).

    On peut dire qu'elles sont le fruit d'une double purification: morale, intellectuelle, la première étant, comme chez Plotin, la condition de la seconde, mais sans fin en soi. L'ascèse n'a pas chez Ibn Sîna de valeur autonome; elle est nécessaire à la réussite intellectuelle en laquelle se consomme l'union, qui est vision (non transformante). Il faut que l'âme ait dominé, puis éliminé tout attrait sensible, ne gardant avec son corps que la stricte attache « indispensable » pour qu'elle puisse vivre de sa vraie nature de substance intelligible. « Alors, elle n'est pas loin de ressembler à l'âme universelle, encore que celle-ci lui soit, sous un aspect, supérieure ». L'homme qui s'écarte des biens de ce monde est l'ascète, le renoncé (zâhid).(26)

    Sur le plan de littérature mystique, l'expression de ce renoncement consiste tout d'abord à renoncer aux mots des « autres », à détruire leur schéma conventionnel, à dérouter le profane et intéresser le néophyte. Le renoncement du monde des « autres »; Mohammed DIB, l'engage dés le début de son roman, « cours sur la rive sauvage » par l'unité prédicative: « nous partîmes »(p.7). Nous étudierons l'écart des deux discours, théosophique et littéraire, lorsque nous aborderons l'étude proprement dite du récit impossible de Dib.

    Nous retrouvons cette idée du renoncement chez un Saint musulman du vingtième siècle, Cheikh al-Alaoui lorsqu'il dit dans sa poésie:

    A nul autre que Dieu n'accorde ton amour.

    Hors de lui, toutes choses ne sont que pures mirages.

    Si tu peux recevoir quelques conseils, voici le notre.

    toujours en leur bien-aimé sont absorbés les Gens du Souvenir. »

    En effet, dans l'oralité initiatique, l'idée du renoncement a pris une place considérable puisqu'elle a développé un champ lexical très dense dans l'univers des Zaouiat. Certains Soufis ont donné à cet état des exercices de renoncement; ils partent en exil à la recherche d'un état second, prennent l'allure de mendiant ou de fou, se mortifient dans l'abstinence et le jeûne ou encore se taisent à jamais dans un mutisme pareil à celui de Hayy Ibn Yaqdhân dans son île déserte. (nous renvoyons aux différents récits de renoncement rapportés par Farid-ud-Din Attar, le mémorial des saints.O.P.Cité.

    Nous concevons donc que c'est de la parole générique d'où émergeront des champs lexicaux ainsi que des structures narratives complexes, le narrateur détruit le réel, brise la logique du sens et enracine une tension sémantique de type « Dragons remuant le fond de l'avenue » DIB, cours sur la rive sauvage, p.7.

    8. LA TENSION SEMANTIQUE.

    C'est le procédé de sens par lequel le maître de la parole met en tension les sèmes pertinents d'une unité de sens; le choc du langage, l'exorcisme du verbe par le verbe. L'effort de l'entendement que provoque cette tension doit déclencher la crise existentielle, l'angoisse de l'être qui ne croit devoir s'identifier qu'au langage conventionnel; celui où il se sent le plus sécurisé.

    La parole se veut être générative de l'angoisse existentielle. Très typique du soufisme est cette parole de Hasan al-Baçri(27): « Celui qui connaît Dieu L'aime et celui qui connaît le monde s'en détourne. » Ces paroles reflètent non seulement l'extrême simplicité de certaines formules coraniques, mais aussi la simplicité de certaines paroles Mohammédiennes dont la sobre objectivité met chaque chose à sa vraie place: « sois en ce monde comme un étranger ou un passant » et « qu'ai-je de commun avec ce monde? Je suis à l'égard de ce monde comme un cavalier qui se met à l'abri sous un arbre, puis reprend son chemin et laisse l'arbre derrière lui ».(28)

    Sur ces propos cités par Martin Lings, nous voyons aussi l'effet de cette tension sémantique à la source de la théosophie. Quant à sa fonction dans l'univers de la poésie mystique, elle prend naissance dans l'amour le plus sublime, elle permet la théophanie du langage puisque sont mélangés des sentiments de l'Eros avec ceux du sacré théologique comme le montre cette poésie de Al-Allaoui:

    « Entendant son appel, je me suis rapproché de la demeure de

    Laïla

    O puisse cette voix si douce ne se taire jamais!

    Elle m'accorda sa faveur et m'attirant vers elle,

    M'introduisit en son domaine

    elle me fit asseoir près d'elle, plus près encore s'approcha

    et retira ses vêtements qui la voilaient à mes regards,

    Me plongeant dans l'éblouissement,

    m'émerveillant par sa beauté.

    je fus ravi, ébloui.(29)

    Lorsque le néophyte entend ces paroles, il est mentalement soumis à cette tension sémantique et dans l'effort de l'initiation, se crée le champ notionnel et esthétique de sa propre quête. C'est l'effet produit par toute lecture du genre initiatique. On ne décode pas la parole, on la subit telle la boisson d'un exil miraculeux tout en attendant l'effet que peut produire l'alchimie du verbe.

    Naget KHEDDA, étudiant l'oeuvre de Mohammed DIB, nous signale cet aspect de l'alchimie du verbe et nous rapporte dans son analyse d'une des oeuvres de Dib,  qui se souvient de la mer , que si l'Islam apparaît aussi dans son aspect culturel plutôt que proprement religieux, un mysticisme où l'on repère aussi bien des traces de l'Ismaélisme que de la kabbale, gagne la plus des comportements des acteurs et notamment les tribulations du narrateur à travers la ville apparaissent comme une recherche alchimique de la vérité. (30)

    Pour notre part cette tension sémantique entraîne le lecteur dans un labyrinthe. D'après le dictionnaire des symboles de J. Chevalier, il a une fonction magique et serait, à la fois voie qui mène au centre « où se livre le combat des deux natures » celle qui tend vers l'ésotérisme, et l'autre qui tire vers l'exotérique, chemin que l'adepte doit parcourir pour revenir à la lumière. Plus le voyage est difficile, plus les obstacles sont nombreux et ardus, plus l'adepte se transforme, et au cours de cette initiation itinérante il acquiert un nouveau soi (31).

    Si Naget KHADDA investissait le sens de l'oeuvre dans un rapport étroit avec la mystique ismaélite ou kabbalistique, nous voyons, pour notre part, que le récit initiatique et les tensions sémantiques qui provoquent la quête ne peuvent trouver leur explication dans les seules pratiques mystiques des sectes mais aussi dans la mystique même du langage car nous concevons en accord avec la pensée de Nietzsche que « ce qui a de mystique chez l'homme ce n'est pas sa pensée mais son langage ». De là, il nous sera plus facile de comprendre que la tension sémantique est une des fonctions ésotériques du langage. Lorsque le narrateur initié dit: « entendant son appel, je me suis rapproché de la demeure de Laïla », c'est un simple langage dans la subversion théologique.

    Par conséquent, la parole générative a pour effet de sens de provoquer cette tension sémantique qui fera éclater le récit où s'enchâsseront des micro-univers. Chacun tend à rendre compte des différentes stations de contemplation du narrateur initié; leur interaction discursive manifeste sur le plan de la langue cette fonction de l'alchimie du verbe dont nous avions parlé supra.

    L'oralité initiatique dans sa fonction de relais a donc pris en charge toutes les valeurs du récit initiatique mais en les soumettant au langage. Les paroles génératives seront les lieux du dire, comme fut le mythe pour le récit de Hayy Ibn Yaqdhân. Ajoutons que ces paroles fonctionnent elles aussi comme un mythe générateur pour reprendre cette citation de Franz Boas: « On dirait que les univers mythologiques sont destinés à être pulvérisés à peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leur débris ».

     Entre mythe et langage, nous dirons à la suite de Claude-Lévi-Strauss que le mythe fait partie intégrante du langage; c'est par la parole qu'on le connaît, que  l'étude des mythes nous amène à des constatations contradictoires. Tout peut arriver dans un mythe, il semble que la succession des événements n'y soit subordonnée à aucune règle de logique ou de continuité. Tout sujet peut avoir un quelconque prédicat; toute relation concevable est possible.(32)

    La lecture de certains récits initiatiques et en particuliers de nos corpus de vérification, Mohammed DIB, Cours sur la Rive Sauvage et Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë nous laisse croire que leur discours est effectivement cet éclatement du mythe. Toutefois, précisons que dans la théosophie musulmane, il ne s'agit pas du simple mythe de la création ou des forces initiales que l'on retrouve en ethnologie religieuse, mais du mythe de l'Homme-Dieu, de la pensée unitive, où l'homme est aussi acteur dans la création: D'où le concept de « wahdat `el wûjûd », (Unité de l'existence) développé dans tous les récits initiatiques à contenu théosophique.

    9. L'UNITE DE L'EXISTENCE, LIEU DU DIRE FICTIONNEL.

    Tous les récits initiatiques à contenu théosophique tendent sans exception vers cette unité existentielle. H.I.Y. en a été le modèle le plus explicatif. Fidèle à son maître Ibn Sina, il a transposé tout le contenu doctrinal sur le plan de la littérature. Son héros, au terme de sa quête est arrivé  «  à  l'évanouissement de la conscience de soi, à l'absorption dans l'intuition pure de l'être Véritable; et il y réussit. Tout disparut de sa mémoire et de sa pensée, les cieux, la terre, et ce qui est entre eux , toutes les formes spirituelles, toutes les facultés corporelles, toutes les facultés séparées de toute matière, à savoir les essences qui ont la notion de l'être véritable; et sa propre essence disparut avec toutes ces essences. » « Tout cela s'évanouit, se dissipa  comme des atomes disséminés . Il ne resta que l'Unité, le Véritable; l'Etre permanent. » H.I.Y.P.86

    Nous verrons avec l'analyse de nos corpus de vérification que le mythe éclaté de l'Unité de l'existence a engendré sur le plan de la littérature une implosion des valeurs unitives. Le méta-texte est l'unité de l'existence; le phénotexte est le dire fictionnel où tout sujet peut avoir un quelconque prédicat et où toute relation concevable (dans la narration est possible comme l'avait souligné CL. Strauss.)

    Cependant, pour le besoin méthodologique de notre cause, il est important d'étudier cette pensée unitive sur le plan doctrinal puisqu'elle est inévitablement le lieu du dire fictionnel de nos romanciers.

    Louis Gardet, reprenant les explications d'Ibn Sina (33) nous explique à son tour qu'au  sommet de son ascension, nous disent les « Ishârât », l'initié ou gnostique (ârif) atteint un état stable où l'intime de l'âme  (sirr), devient  un miroir poli orienté vers la vérité première . Stade terminal qui comporte psychologiquement deux degrés. Au premier temps, le gnostique regarde tantôt son âme (le miroir) où il reconnaît les traces de la vérité, tantôt Dieu lui même l'objet reflété), et va ainsi de l'un vers l'autre. Au deuxième temps, il perd de vue le miroir (son âme, son  « soi »), pour ne plus voir (reflété) que la Majesté Divine: « Et si même il jette un coup d'oeil sur son âme, c'est en tant qu'elle est en train de regarder (de s'offrir à Dieu comme un miroir), et non en tant qu'elle est embellie, et là se réalise l'union, « wûssûl ».(34).

    Ce va et vient entre le « soi » et le « miroir » est la dynamique propre du récit de DIB. le regard intérieur est symbolisé par la quête interminable de sa femme radia-héllé, et le regard extérieur est symbolisé par l'apocalypse où la ville-nova consomme la ville des humains.

    Sur le plan de l'oralité initiatique que nous concevons comme le relais du récit initiatique, voici une des poésie chantée dans les milieux ésotériques, terroir où nos romanciers se sont initiés au verbe:

    « Brille ma lumière, une est Mon Essence,

    en toute chose, l'on Me voit. Et qui fut jamais vu

    si ce n'est Moi? Le voile de la création, j'en ai fait

    un écran pour la vérité, et dans la création résident

    des secrets qui soudain jaillissent comme des sources.

    Celui qui sous mon voile ignore mon essence,

    demande où je suis. En vérité, « je suis  sans « où »

    car, en mon être nul hiatus que d'un « où » à un autre

    pose seulement le « raïn » le point du « zaïn »

    et regarde: la tache est ornement et, grâce au point,

    le « raïn » devient parfait. Alors viens à la l'union,

    à l'union avec l'éternel. Auprès de lui est-il aucune chose

    qui lui soit opposable?

    Non certes, il était seul; il l'est et le sera.

    je suis donc, Absolu en essence, Infini,

    mon seul « où » est « en moi-même je suis »

    ignora ce que de me connaître « ici » ou « là »

    nulle cime ne limite l'Au-dessus de tout au-dessus

    il n'est de plus profond abîme que le dessous de tout au-dessous

    je suis le secret de l'Essence, l'inscrutable trésor

    Ma largeur est sans fin et sans fin Ma longueur

    je fus évident au sein de l'intérieur

    avant qu'il ne fût extérieurement manifesté, je m'interrogeais

    sur moi-même et la réponse fut affirmation pure,

    car dans la vérité de Dieu, autre que

    Dieu pourrait-il apparaître

    ayant terrifié  il se pencha, ayant submergé il parla.

    Je suis essentiellement Un et Solitaire et sur Moi ne peut empiéter

    le moindre objet, laissais-je quelque faille,

    Quelque espace vacant où puisse un autre se loger?

    Car je suis l'intérieur de l'essence elle-même

    l'extérieur de la qualité, concentration diffuse

    il n'est de « là » vers lequel je ne sois tourné

    existe-t-il autre que moi, vide de mon attribut?

    Mon Essence est l'essence de l'être, maintenant

    et toujours, Mon infinité n'est pas limitée par le moindre

    Grains de moutarde. La création

    trouverait-elle où s'introduire dans l'infini de la vérité?

    Quand tout est plein, où serait autre qu'elle?

    Union et séparation sont dans le principe même chose

    et la création est la vérité même

    pour qui l'interprète comme vraiment elle est

    alors, interprète à la lumière de : il est le proche

    pour participer toi-même à cette proximité.

    mais ne prends pas cela pour localisation. Ce sera impossible

    car en aucune place il ne vient résider

    exalte d'Essence de Dieu, autre qu'elle

    ne peut l'atteindre. Rien ne saurait la porter

    elle ne porte aucune chose; en sa manifestation cachée,

    elle apparaît comme voile sur voile

    pour recouvrir sa propre Gloire.(35)

    Cette poésie unitive de Cheikh Al-Alaoui de Mostaganem (Algérie) que Martin Lings a intitulée « l'omniprésente vérité » est le modèle archétypal de cette pensée unitive qui a alimenté de nombreuses Zaouiat depuis l'époque almohade de l'Espagne musulmane jusqu'à nos jours. Elle forgea ses propres concepts dans l'univers de l'oralité initiatique et son chant pénétrait les demeures les plus modestes aussi bien en Afrique du Nord qu'en Afrique Noire; le soufisme s'étant propagé avec l'avènement du Tidjanisme. (cf.Note 15 de ce chapitre).

    Partant de cette parole générative, de ce lieu du dire fictionnel qui a pris source, comme nous l'avion montré, dans la doctrine du grand maître Avicenne puis récupérée par le récit de Hayy Ibn Yaqdhân, la littérature mystique d'expression française et en particulier le genre initiatique à contenu théosophique va travailler la langue et, des débris éclaté du mythe, produire d'autres images verbales. Nous pouvons dés maintenant faire l'inventaire des mythèmes, sources de structures narratives potentielles.

    Nous adoptons la méthodologie de Claude-Lévi-Strauss qui nous explique que « pour reconnaître et isoler les mythèmes sachant qu'elles ne sont assimilables ni aux phonèmes, ni aux morphèmes, ni aux sémantèmes, mais se situant à un niveau plus élevé: sinon le mythe serait indistinct de n'importe quelle forme du discours. Il faudrait donc les chercher au niveau de la phase. »(36)

    IO. LE MYTHE DU « MOI » SUBLIME.

    En étudiant la poésie citée supra, nous constatons que le narrateur s'identifie avec l'objet de sa connaissance gnostique, « brille ma lumière, une est Mon Essence » le poète voulait dire, brille la lumière de Dieu, Une et Son Essence. Ce mythème substitue la parole de l'homme à celle de Dieu. Nous dégageons ici une structure anthropomorphique d'une divinité, elle engendrera les sèmes constituants du mythème: la vision, le topos , le secret et l 'union :

    La vision

    le topos

    le secret

    l'Union

    en toute chose l'on me voit.

    En vérité je suis sans « ou »

    dans la création résident des secrets

    Une est mon essence.

    Et qui ne fut jamais vu.

    Le voile de la création.

    j'en ai fait un écran celui qui sous mon voile.

    Et regarde: la tâche est ornement.

    je suis donc absolu en essence, infini mon seul ou est « en moi-même je suis » ignorance que de me connaître « ici » ou « là »

    nulle cime ne limite l'au-dessus de tout au-dessus car je suis l'intérieur de l'essence elle-même je fut évident au sein de l'intérieur avant qu'il ne fut extérieurement manifesté.

    je suis le secret de l'essence, l'inscru-table trésor

    en sa manifestation cachée

    elle apparaît comme voile sur voile pour recouvrir sa propre gloire.

    alors vient à l'Union a l'Union avec l'éternel.

    Il était seul, il l'est et le sera.

    Je suis essentiellement un et solitaire

    Union et séparation sont dans le principe même chose.

    Ainsi fonctionnent des structures narratives dont les mythèmes sont des paroles génératives. Tout récit initiatique ne peut fonctionner en dehors de ces mythèmes que nous avions retrouvés dans nos corpus de vérification; la vision, le topos, le secret et l'Union engendreront par éclatement du mythe (structures matricielles),des structures narratives de surface.

    Quant à la description, elle fonctionne dans le récit( initiatique comme une sorte de « verbiage » littéraire pour combler le vide que laisse l'émergence du mythe dans l'écriture. J.P.Goldenstein nous conforte dans nos propos lorsqu'il nous dit qu'on a souvent repproché à de nombreux romanciers leur goût pour la précision maniaque dans la description qui enlise véritablement la narration sous une accumulation de détails. Cette attitude débouche sur un effet littéraire et non sur la peinture exacte d'un décor extra-littéraire que le roman se chargerait d'exprimer. (37)

    Or, ce qui donne au récit sa structure en labyrinthe, c'est son ambiguïté de vouloir décrire un mythe qui en réalité ne peut se dire dans le seul univers de la parole. C'est pourquoi nous parlerons désormais dans notre chapitre suivant de la métamorphose du récit initiatique par comparaison au récit authentique de H.I.Y. dont l'écriture est totalement dénuée de description.

    Par conséquent, la pensée unitive ou lieu du dire fictionnel est aussi bien le destinateur que le destinataire de l'écriture initiatique. Chaque récit se résume en cette phrase:  « c'est moi qui parle à moi-même ici et non ailleurs, je me cherche et en fin des parcours c'est moi que je trouve confronté à moi-même ». Pour confronter notre hypothèse voici un passage du récit initiatique de Hamidou Kane qui montre clairement cette pensée unitive:

    « je suis deux voix simultanées. L'une s'éloigne et l'autre croît. Je suis seul. Le fleuve monte: je déborde où es-tu? qui es-tu?. -Tu entres où n'est pas ambiguïté. Sois attentif, car te voilà arrivé.. te voilà arrivé. Goût retrouvé du lait maternel, mon frère demeuré au pays de l'ombre et de la paix, je te reconnais. Annonciateur de fin d'exil, je te salue. (...) au coeur de l'instant voici que l'homme est immortel, car l'instant est infini ». l'Aventure ambiguë.((Page 190)

    Le mythe du moi sublime dans l'oralité initiatique a libéré l'initiative littéraire comme le romantisme a libérer la pensée classique.

    Si le romantisme est à la littérature ce qu'est la révolution à la politique, le mythe du « moi sublime » est à la religion ce qu'est le panthéisme à l'église catholique. Ces considérations épistémologiques de la pensée littéraire doivent être prises en considération dans toute lecture d'un oeuvre initiatique à contenu théosophique.

    La tradition orale est l'expression de cette révolution déjà engagée par l'écriture du récit de Hayy Ibn Yaqdhân: « Nous- nous sommes écartés, en le publiant, de la ligne de conduite suivie par nos vertueux ancêtres qui étaient jaloux d'un tel secret et s'en montraient avares (...) Ce qui nous a décidé à la divulguer et à déchirer le voile, ce sont centaines opinions malsaines apparues de notre temps, mises à jour par des philosophes de ce siècle et ouvertement exposées par eux »H.I.Y.P113.

    La ligne de conduite dont parlait Ibn thophaïl dans ce passage interdisait toute publication ou divulgation des sciences ésotériques qui demeuraient le discours du 1/3 exclus. La littérature prit pour son compte l'écart du discours afin d'éviter à certains auteurs mystiques les sentences graves prononcées contre eux (nous l'avions déjà souligné dans notre première partie).

    Par conséquent le sacré devient mythe et le secret devient quête dans l'écriture. C'est aussi grâce à cette oralité initiatique que les mythes ont pu être régénérés; successivement au mythe du « moi sublime » émergera le mythe de la divinité-femme.

    11. LE MYTHE DE LA DIVINITE-FEMME.

    L'expression la plus significative de cette théophanie du langage est son expression poétique. Nous l'avions souligné, la poésie s'érige en relais afin de transmettre les valeurs théosophiques de l'Islam-soufi.

    Avant de citer cette poésie du grand Maître mystique de Mostaganem, Cheikh Al-allaoui; nous annonçons que le récit de DIB, cours de la rive sauvage est structuré, sur le plan de la quête, comme l'est cette poésie, nous serons même étonné devant cette similitude.

    LAïLA

    Entendant son appel, je me suis approché

    de la demeure de Laïla.

    O puisse cette voix si douce ne se taire jamais;

    Elle m'accorda sa faveur et m'attirant vers elle,

    m'introduisit en son domaine,

    avec des paroles pleines d'intimité,

    elle me fit asseoir prés d'elle, plus prés encore s'approcha

    et retirât le vêtement qui la voilait à mon regard.

    Me plongeant dans l'éblouissement,

    m'émerveillant dans sa beauté,

    je fus ravi, ébloui,

    au plus secret d'elle même, abîmé,

    jusqu'à penser qu'elle était moi,

    pour rançon, elle prit ma vie,

    elle me changea, me transfigura, de son propre sceau me manqua,

    me pressa contre elle, m'accorda un privilège unique,

    me nomma de son Nom.

    M'ayant tué et réduit en lambeaux,

    elle trempa ces restes dans son sang.

    Puis me ressuscita:

    Mon astre en son firmament brille.

    Où est ma vie? où est mon corps?

    où est la volonté de mon âme?

    leur vérité pour moi rayonne,

    Secrets qui jusqu'alors m'avaient été caché,

    mes yeux n'ont jamais vu qu'elle:

    ils ne peuvent que d'elle témoigner.

    en elle sont comprises toutes les significations.

    Gloire à Dieu qui l'a créée:

    Pour moi qui aimerait décrire la beauté,

    de son éclat voilà quelques reflets.

    Reçois-le de ma science.

    Ne le tiens pas par chose vaine.

    Mon coeur n'a pu mentir en révélant

    le secret de ma rencontre avec elle.

    Même si la proximité s'efface,

    en sa substance je subsiste toujours. »(38)

    Laïla, cette femme-divinité que l'on retrouve dans le récit initiatique de DIB sous le nom de Radia-Hellé est l'expression allégorique de l'arrivée du gnostique (arif) dans l'univers de la contemplation sublime de la vérité unitive ou se confondent sujet et objet de quête amoureuse. Nous pouvons prématurément recouper les mythèmes constitutifs entre l'oralité (poésie mystique chantée) et l'écriture (l'oeuvre de DIB).

    11.1. L'Appel.

    «  entendant son appel, je me suis approché

    de la demeure de Laïla

    O puisse cette voix si douce ne se taire jamais »

    Ce mythème de l'appel de l'au-delà, par éclatement de sens engendre les tensions sémantiques que nous retrouvons dans cette structures narrative du récit de Mohammed DIB:

    « (...) cette voix. Ma peau se hérisse. Est-ce « elle » qui a parlé? je lève les jeux. ses contours n'ont pas changé; elle conserve son attitude absente.

    Je l'implore:

    - Pourquoi, lorsque nous voyons quelque chose, faut-il

    toujours que...

    - Ne confondrez vous pas? celui qui voit « quelque chose »

    doit vouloir de moi; et de ces lumières, de ce ciel, de

    ce décor, et de ces autres...

    C'est « elle » qui me répond, j'en suis sûr. Mais sa voix

    provient d'au-delà des choses et, pour cette raison elle

    inquiète.

    je me bouche l'oreille pour ne pas entendre la suite:

    ce que j'ai déjà entendu me paraît suffisamment abominable.

    Elle s'est tue (...) elle reprend:

    - rien de plus compréhensible, je vous le dis comme un ami.

    Mon chagrin et mon angoisse se muent brusquement en une

    exaltation qui croît et me devient torture après ces mots.

    C'est précisément la déclaration que je redoutais. Je l'espérais

    aussi, je l'avoue, Dés le premier instant, j'avais tout saisi.

    Je pensai toutefois à une fausse impression ne méritant aucun

    crédit. L'espace ou je me suis engagé est celui de l'épreuve...

    « il pourrait devenir aussi celui de la récompense, de la libération, de l'amour. Il pourrait...  »  cours sur la rive sauvage page 61 .

    L'écho de cette voix qui provient de la nuit des temps ne cesse de se faire entendre. Moïse l'a entendu des profondeurs du Mont de Sinaï, Jésus Christ en fut l'incarnation propre; Mohammed en a fait le message de la paix. Aussi la littérature en fût l'espace privilégié puisqu'il lui appartient, à elle aussi, de prendre le relais des textes sacrés. La conscience du narrateur initié est au prise avec cet appel tandis que le scripteur se doit d'en interpréter le sens profond. Chaque scripteur traduira cette voix selon la voie spirituelle d'où émergera son lieu du dire. La tradition théosophique de l'Islam marquera le lieu de l'énonciation par les frontières de la pensée unitive dont nous avions parlé:

    « Toi et moi ne sommes qu'une seule image se regardant de part et d'autre du miroir de mes yeux ».

    « -Tu es venue envers moi, Hellé:

    - J'étais en toi, Iven Zohar.

    - Ou avais-je pu te rencontrer, ou avais-je pu te voir?

    - Partout: partout ou tu étais. » cours de la rive sauvage p.154

    Il est naïf de croire que le narrateur de Mohammed DIB ne sait pas d'où provient son dire, ni le but de sa narration.

    La conscience narrative obéit à l'instance narrative de la théosophie. L'auteur aura tenté son aventure mystique par/dans la langue de « l'autre ». Aura-t-il réussi? le narrateur le dévoile « l'espace ou je me suis engagé est celui de l'épreuve... » il pourrait devenir aussi celui de la récompense, de la libération, de l'amour. Il pourrait... »(p.61.)

    Cet aspect de l'interlocution met en évidence l'Idéologie de l'auteur, le mythème de l'appel interpelle cette interlocution et permet le fonctionnement de la polyphonie discursive: plusieurs voix s'enchâssent et rendent ambiguë la voix du narrateur. Les trois instances narratives: le « JE » de la théosophie, le »Je » de la parole du maître de la parole, le « JE » de l'auteur et enfin le « Je » du narrateur initié constituent la Parole du récit. La dynamique du récit initiatique n'est pas comme l'entend la lecture traditionnelle, une suite d'événements intra-textuels mais plutôt « une bousculade » de voix narratives où chacune tente d'émerger comme dans un congrès sans ordre du jour restrictif.

    Lorsque le narrateur de Dib dit « c'est elle qui me répond. J'en suis sûr. Mais sa voix provient d'au-delà des choses et, et pour cette raison elle inquiète. »(p.61), il reprend cette parole initiatique du Maître:

    « au plus secret d'elle même, abîmé

    jusqu'à penser, qu'elle était moi

    pour rançon, elle prit ma vie.

    elle me changea, me transfigura,

    de son propre sceau me marqua»

    Nous comprenons dés lors qu'il s'agit de l'appel de cette vérité unitive. L'écriture mystique est légitimée dans sa filiation. Les images mentales qui actionnent la main du scripteur sont les mêmes que celles qui ont motivé Ibn thophaïl à écrire son roman. Serait-il encore légitime pour notre part de dire que les récits de DIB seraient une autre manière d'écrire cette oralité initiatique qui prend source dans la poésie chantée (samâa). Serait-il encore plus légitime de dire que le récit de DIB est une poésie en prose. Si nous nous basons sur l'esquisse de cette étude comparative entre la poésie de Cheikh Al-Allaoui, le saint musulman du vingtième siècle, nous serons confortés de dire que le récit initiatique de Mohammed DIB est une réécriture de cette oralité initiatique puisqu'il prend, comme lieu du dire, le mythe générateur de l'écriture: le Moi sublimé par la pensée unitive.

    Rappelons que nous définissons le mythème comme étant l'unité de sens d'un mythe fondateur de la pensée théosophique. De l'appel ou s'enchâssent les voix narratives que nous venons d'étudier supra, correspond sur le plan du discours théosophique médiéval à ce que Louis Gardet nomme « l'âme motrice »; il nous explique dans son essai « la pensée religieuse d'Avicenne » :

    « le mode de connaissance du destinateur de l'appel doit être envisagé comme corporel, soumis à mutation et variation, et non dépouillé de matière. Bien plus, il est dans le même ordre de rapport à la sphère céleste que notre âme animale par rapport à nous. Il lui appartient cependant en propre d'intelliger un certain mode d'intellection mêlé de matière. Et ses fantasmes, ou ce qui en lui, ressemble à des fantasmes, sont exactes et vrais; et ses imaginations, ou ce qui est semblable à des imaginations, sont vrais. »(39).

    Par conséquent, le mythème de l'appel (de la vérité ontologique) et la mystique de l'appel (de l'âme universelle) se conjuguent dans le récit initiatique dans un seul unité prédicative: « je suis la Nature » C.S.R.S. P.62 . Le narrateur initié explique cet état de conscience de cette unité dans le mythique et le mystique:

    « je m'aperçois que je ne perds pas conscience. Je continue à recevoir, sensations et images, je jouis de toutes mes facultés » (CSRS page 61).

    N'est-ce pas ici un avertissement de l'auteur par la bouche de son narrateur que son écriture se fait dans la totale lucidité spirituelle? Nous comprenons ceux qui ont lu l'oeuvre de DIB, la classant parmi l'utopie, le surréalisme ou encore le délire onrique. Nous dirons encore que L'imagination est une valeur trop sûre pour qu'on la traite de délirante.

    L'appel à l'errance, l'appel à l'exil et enfin l'appel à la résurrection donnent au narrateur initié les clés d'ouverture de leur récit. Mohammed DIB ouvre son récit par l'unité prédicative, « nous partîmes » Hamidou Kane ouvre le sien dans la mortification par la parole du Maître de la parole, « - Sois précis en répétant la parole de ton Seigneur... Il t'as fait la grâce de descendre son verbe jusqu'à toi. Ces paroles, le Maître du monde les a véritablement prononcées. Et toi misérable moisissure de la terre, quand tu as l'honneur de les répéter après lui, tu te négliges au point de les profaner. Tu mérites qu'on te coupe mille fois la langue... » (L'Aventure ambiguë page 14).

    Ce deuxième corpus de vérification, L'Aventure ambiguë de Hamidou Kane répond lui aussi à cet appel de l'au-delà, d'un ton différent de celui de DIB mais convergent dans sa recherche de la pensée unitive.

    La réception esthétique de l'oeuvre du sénégalais peul d'obédience Tidjaniya présente tout d'abord sur le plan de la forme des aspects figuratifs et scripturaux qui mettent le lecteur dans une situation d'intrigue magique. Fasciné en premier lieu par l'image représentée sur la couverture du roman: masque africain au yeux ronds, le lecteur est subjugué par l'expression profonde de ce visage féminin qui exprime aussi bien la mort que la sensualité érotique. Nous retrouvons ici le mythe de la femme-divinité chanté par les poètes mystiques. Déjà à ce niveau plastique de l'oeuvre se conjuguent les paradoxes extrêmes mais qui forment cette unité esthétique ambivalente. L'intention de l'éditeur serait double: s'adressant à un public français, il tente de chatouiller son goût de l'exotisme, ce qui situera l'oeuvre dans une littérature exotique, et s'adressant à un public africain, c'est l'auteur qui tentera de stimuler sa mémoire collective enracinée dans la tradition théosophique ( ou cosmogonique) par le choix de deux thèmes omniprésents dans leur univers ancestral: Eros et Thanatos (mort et plaisir, jouissance dans l'initiation).

    Cette représentation transfigurale de la réception esthétique du roman annonce déjà le lieu du dire de l'écriture: l'oralité initiatique dont nous avions parlé supra. Les peuls ont toujours été préoccupés par cette idée fondamentale qui constitue leur croyance: L'angoisse existentielle. ; J.Chevrier le souligne aussi dans sa critique parue dans « le monde » et que l'éditeur a citée sur la couverture du roman: « c'est le problème de l'Existence qui est posé, on voit là comment cheikh Hamidou Kane, échappant à la donnée temporelle et politique de son sujet, l'angoisse d'être noir, débouche sur une réflexion qui nous concerne tous: l'angoisse d'être homme. » 

     L'Aventure ambiguë échappe totalement à la donnée temporelle pour ne laisser apparaître que le débat théosophique issu des enseignements du maître de Bandiagara: Tierno Bokar, le saint mystique Tidjani. Même si les orientations de lecture que nous propose V.Monteil dans la préface du roman, et qui éclairent le lecture selon les préjugés africanistes en situant le noeud de l'affaire dans la problème scolaire: « si je leur dis d'aller à l'école, ils iront en masse, mais apprenant ils oublieront. » s'écrie le chef des Diallobé; « l'école ou je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soi à juste prix. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendront de l'école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre » déclare aussi la Grande Royale, personnage féminin allégorique symbolisant l'Afrique profonde. (l'Aventure ambiguë. page 57).

    Le préfacier situe le débat à ce niveau où s'affrontent la modernité et la tradition. Mais c'est une plume indigne qui souffre de ne pouvoir écrire dans son autonomie culturelle sans la tutelle blanche. Pour notre part, nous situons cette oeuvre dans le projet initial de son auteur «Dieu n'est pas un parent »,Kane voulait titrer ainsi son roman .

    Son projet était de développer un contre discours à partir des lieux du dire de la théosophie musulmane confrontée à la pensée philosophique occidentale: 

    « Pour qu'enfin , chaque heure qui passe apporte un supplément d'ignition au creuset ou fusionne le monde. Nous n'avons pas eu le même passé, vous et nous, mais nous aurons le même avenir, rigoureusement. L'ère des destinées singulières est révolu. Dans ce sens, la fin du monde est bien arrivée, pour chacun de nous, car nul ne peut plus vivre de la seule préservation de soi. Mais, de nos longs mûrissements multiples, il va naître un fils au monde. Le premier fils de la terre. L'unique aussi. (L'Aventure ambiguë. P.92).

    Si DIB matérialise sa pensée unitive dans ses oeuvres par le procédé des tensions sémantiques à la recherche d'un compromis dans la langue de l'autre, Kane lance un appel à une nouvelle religion, celle de l'unité de la pensée. L'échec de son appel s'accomplit par la mort suicidaire de son héros, par la main de l'esprit de son Maître, le fou.

    Tout deux auront tenté leur aventure spirituelle dans la langue de « l'autre » dans le but de faire fonctionner cette nouvelle foi ontologique qui dépasse les conflits de paroisse. Leur réalisme intérieur, leur source doctrinale, leur autopsychégraphie se proposent de guider le lecteur dans la/les voies de l'initiation à la mystique du langage sans prétention aucune de se substituer aux grands maîtres de la mystique soufie musulmane, bien que leur lieu du dire prenne source dans la tradition théosophique reléguée par l'oralité initiatique du vingtième siècle.

    L'anonymat de la littérature orale est remplacée par les possibilités offertes par l'écriture. L'autobiographie permet à l'auteur d'intervenir directement, de prendre le lecteur à témoin, de rétablir les anciens rapports privilégiés entre le conteur et son public; le maître de la parole et ses disciples en milieu traditionnel, elle procède d'un besoin de se donner en exemple et de conférer à l'expérience personnelle une perspective collective. Les possibilités de réécriture du récit initiatique en perpétuelle transformation sont dues au caractère dynamique de la tradition qui comme l'explique l'Encyclopédie universalis « ne se borne pas à la conservation ni à la transmission des acquis antérieurs, elle intègre au cours de l'histoire des existants nouveaux en les adaptant aux existants anciens. Sa nature n'est pas seulement pédagogique, ni purement idéologique; elle apparaît aussi comme dialectique et ontologique. Elle fait être de nouveau ce qui été; elle n'est pas limitée au faire savoir d'une culture car elle s'identifie à la vie même d'une communauté ».

    C'est le type même de la tradition théosophique de l'islam. Prenant source dans la doctrine de l'unité de l'Existence et l'éternité du monde, sublimant le « moi », elle a fait être de nouveau ce qui a été tout en s'adaptant à la vie même d'une communauté. Ibn thophaïl aura tenté le récit authentique, son personnage-néophyte, Hayy Ibn Yaqdhân traversant toutes les épreuves de la connaissance subsiste à travers huit siècles pour resurgir dans la littérature africaine à travers les oeuvres de DIB et de KANE.

    Il s'appellera Iven Zohar en quête de femme-divine et Samba Diallo en quête d'une divinité asexuée sinon totalement anonyme. L'objet de la quête absolue s'étant éclaté puisque le mythe s'y étant interféré.

    Nous étudierons dans notre prochain chapitre le parcours de ces deux personnages à travers les espaces de la théosophie et du mythe où l'écriture se réalisera par sa double structure comme le souligne C.L.Strauss « cette double structure du mythe, à la fois historique et a-historique, explique que le mythe puisse simultanément relever du domaine de la parole (et être analysé en tant que tel) et de celui de la langue (dans laquelle il est formulé) tout en offrant, à un troisième niveau, le même caractère d'objet absolu. (40)

    A la fois historique , puisque le discours de la tradition théosophique prend la fonction de Mythe fondateur, et a-historique, puisque la parole génératrice des structures narratives prend la fonction de récit étiologique. Quant à la langue dans laquelle il est formulé, elle exprime cette appartenance au domaine d'un temps irréversible. L'extinction du langage dans le mythe et la théosophie donne le caractère absolu de l'objet. Par conséquent, le mythème de l'appel est une des unités constitutives du récit initiatique; nous avons étudié son aspect au niveau de l'oralité initiatique par la bouche d'un des maître de la parole et par étude comparative, nous avons retrouvé sa fonction dans nos deux corpus de vérification. Mais le lieu de rencontre entre l'interpellé et l'interpellant demeure, nous l'avouons, la grande complexité de l'espace littéraire du récit initiatique: aucune référence à l'histoire, aucun réfèrent extra-textuel si ce ne sont les indications métaphoriques contenus aussi bien dans l'oralité que dans l'écriture: En revenant aux sèmes constitutifs du mythème relevé plus haut « brille Ma lumière une est Mon essence » et duquel nous avons relevé les quatre paroles génératives des structures narratives récurrentes: la vision, le topos, le secret et l'Union; nous tenterons de conceptualiser nos matériaux, outils d'analyse du récit initiatique. Nous dirons à la suite de C.L. Strauss que l'approche ne peut être qu'empirique puisqu'elle ne relève pas des sciences exactes mais de la méthodique spéculation littéraire. Strauss s'étant posé la question méthodologique: »comment procédera-t-on pour reconnaître et isoler ces grosses unités constitutives ou mythèmes?

    Nous savons qu'elles ne sont ni assimilables aux phonèmes, ni aux morphèmes, aux sémantèmes, mais se distinguent à un niveau plus élevé: sinon le mythe serait indistinct de n'importe quelle forme du discours. Il faudra donc les chercher au niveau de la phrase. Au stade préliminaire de la recherche, on procédera par approximation, par essais et par erreur, en se guidant sur les principes qui servent de base à l'analyse structurale sous toutes ses formes: économie d'explication unité de solution; possibilité de restituer l'ensemble à partir d'un fragment, et de prévoir les développements ultérieurs depuis les données actuelles (41). Concernant notre méthode spéculative, nous procéderons par recoupements comparatifs des unités constitutives de la poésie gnostique de Cheikh Al Allaoui cité supra et les récits initiatiques, corpus de nos vérification.

    12. PROXIMITE vs ELOIGNEMENT .

    « Entendant son appel, je me suis approché

    de la demeure de Laïla (..)

    elle me fit asseoir prés d'elle, plus prés encore s'approcha.

    et retira le vêtement qui la voilait à mon regard »

    Le sujet métaphorique investi dans ces vers mystiques rend compte d'un des débats les plus controversés dans la tradition théosophique de l'Islam. peut on se rapprocher de la Vérité principielle (Laïla, par allégorie poétique)? Peut on accéder à sa nudité théologique (et retire les vêtements qui la voilaient à mon regard).

    Chaque maître de la parole initiatique développe son propre discours amoureux et décrit ses états de contemplations à la recherche du sens le plus rapproché de sa propre station de contemplation. Un autre maître de la parole rapporte la tradition mystique orale avait déclamé ces vers en disant:

    « lorsque, nous avions bu les coupes de sa Majesté,

    mon amant s'est manifesté dans mon lit

    sens propre et sens figuré ».

    Toute cette littérature érotique, venant de la bouche de ceux qui ont pour seul souci accéder à l'Union parfaite avec Dieu, a provoqué de graves polémiques au sein même de certaines confréries soufis qui accusent certains initiés de divulguer les secrets mystiques dans la poésie la plus outrageante pour la foi musulmane.

    De là, le discours théosophique va encore devenir plus hermétique à l'interprétation au moment où il sera pris en charge par la littérature.

    Ainsi nous voyons Mohammed DIB évoquant cette même vérité dire par la bouche de son narrateur:

    « Soudain, une voix retentit sur la voûte. Tu peux marcher à présent. La voix de Radia. J'étais en proie à une illusion sans défaut. Je regardais partout à l'entoure: il n'y avait personne »(...) « c'est l'inéluctable suite du choix que j'ai fait à mon insu tout à l'heure, de poursuivre le voyage, reconnu. J'aurais du m'y attendre. » (...) Ma liberté m'était de seconde en seconde plus intolérable à porter. » (C.S.R.S.P.46)

    Ici, nous voyons comment cette crainte et cette angoisse du narrateur à poursuivre son voyage initiatique à la recherche de cette vérité incarnée dans le personnage de Radia ( en arabe, ce nom de femme exprime le consentement, »Irrad'a » de Dieu à ne plus jamais éprouver son sujet que dans l'amour).

    Dans cette tourmente toujours renouvelée, le narrateur de DIB met le personnage néophyte, Iven Zohar, dans un espace étranger où les mouvements de rapprochement et d'éloignement du but à atteindre: aller de Radia vers Hellé: « Elle set perdue: « ai-je pensé. (...) »je me suis perdu:  « Ce n'était pas encore cela; « Hellé est perdue » (...) j'ai entrevu la vérité: elle existe ailleurs. Un ailleurs dont les murs, les portes que voici, sont autant de frontières, autant de remparts infranchissables. (...) combien de temps m'aura-t-il fallu pour aller de Radia à toi: (C.S.R.S.P.157/159).

    La quête du récit engagée dans un labyrinthe en perpétuel recommencement force la narration impossible à affirmer le « Je » du narrateur initié dans la première instance narrative: le « Je » du discours théosophique tourmenté maintenant par son propre discours subversif. Se rapprocher de Radia ( la divinité musulman) met le narrateur dans un conflit du temps, « -qui, sur la rive sauvage, qui parle de cours du temps: (p.159), le temps est par nature irréversible; le cours du temps le ramène inéluctablement vers Héllé (la divinité grecque hellénistique) ce va et vient entre la théosophie musulmane et la divinité grecque est la thématique doctrinale que l'auteur voulait engager dans son récit. Mais l'ambiguïté du récit que le lecteur le plus averti constate, ne sera justifiée que si la critique prend en considération l'intention de l'auteur: réussir la grande oeuvre, l'épopée de l'être-ontologique.

    Nous voyons comment DIB aura tenté de concentrer toute l'histoire de l'humanité depuis la nuit des temps dans une oeuvre lourde de conséquence pour l'auteur lui-même puisqu'il l'affirme lui-même par la bouche de son narrateur : « l'espace ou je me suis engagé est celui de l'épreuve... « il pouvait aussi devenir celui de la récompense, de la libération de l'amour. il, pourrait... » (p.61).

    Entre le récit de Hayy et celui de Dib, il n'y a que le symbolique qui change puisque nous retrouvons cette dialectique du corps et de l'esprit dans la narration d'Ibn thophaïl:

    « lorsqu'il revint au monde sensible après l'excursion qu'il avait faite, il prit en dégoût les soins de la vie d'ici-bas, il éprouva un vif désir de l'autre vie, et s'efforça de revenir a cette station par les mêmes moyens qu'il avait employés précédemment. il y parvint, avec moins de peine que la première fois, et y demeura plus longtemps; après quoi il revint au monde sensible. Puis de nouveau, il s'efforça d'arriver à sa station. Cela lui fut plus facile que la première et la deuxième fois, et il demeura plus longtemps; si bien qu'enfin il parvenait dés qu'il voulait et n'en sortait que lorsqu'il voulait. » Hayy.P.99

    Nous remarquerons qu'à la différence de l'initiation grecque ou le héros initié remonte de l'enfer ressuscité; l'initié soufi redescend en enfer autant de fois et en remonte à sa guise puisqu'il en connaît les clés. L'épreuve la plus tragique pour le néophyte étant celle de la connaissance et non comme dans la mythologie grecque, l'affrontement avec le monstre aux portes des divinités. Les seuls monstres à affronter sont ceux des mots ( c'est par la parole que al-hallaj fut décapité et à cause d'une parole incomprise: « je suis l'Etre véritable »).

    Nous comprenons aussi pourquoi le narrateur du récit initiatique engage toutes les possibilités de sens de sa quête dans un monde ou il est le seul maître: sauvé par la métaphore et l'allégorie il ne craint plus rien à l'exception du lecteur qui accepte ou refuse son contrat fiduciaire d'initiation.

    La parole met le récit dans un espace-temps irréversible, sa lecture aggrave davantage le statut de l'initiation puisque le lecteur interfère son propre texte avec celui qui est proposé par le narrateur.

    Il est encore naïf de croire que la création littéraire est un processus unilatéral car il est la rencontre de deux intuitions qui n'obéissent pas forcément aux mêmes règles: l'intention d'écrire et celle de lire. Par conséquent, l'appel de l'au-delà implique sur le plan de la littérature l'appel à la lecture; la lecture de «  l'au-delà » du mot. Le mot est le voile le plus hermétique qui empêche la vérité de dire son nom. C'est ce que voulait dire Djalal-eddine Roumi par ces vers :

    Le passé et l'avenir voilent Dieu à notre vue;

    consume-les tous les deux avec le feu. Combien

    de temps seras-tu cloisonné par ces segments,

    comme un roseau?

    Tant qu'un roseau est cloisonné, il ne reçoit

    pas de secrets, et n'est pas sonore en réponse

    à la lèvre et au souffle. (42

    « à la lèvre et au souffle ». Nous retrouvons ici un mythème récurrent du souffle. La substance de la parole initiatique étant le souffle. Nous avions déjà souligné cet aspect de l'acte d'initiation dans/par la parole lorsque nous avions cité certains enseignements de Tierno Bokar le sage de Bandiagara. Rappelons que ce saint soufi explique le souffle comme étant des vitesses de vibrations: « dans l'univers, nous enseignait-il, et à tous les niveaux, tout est vibrations. Seules les différences de vitesse de ces vibrations nous empêchent de percevoir les réalités que nous appelons invisibles. »

    Qu'en est-il de la matérialisation de ce souffle dans le récit initiatique? Est-ce la vitesse de l'entendement ou l'effet de sens créé par la contiguïté des mots?

    13. LE SOUFFLE DE LA PAROLE INITIATIQUE.

    Nous avions déjà défini plus haut le verbe initiatique et nous avions dit que c'est l'acte de parole par lequel le disciple accomplit son initiation; c'est le « Wird » par excellence, la parole y devient souffle. Mais lorsque le souffle devient parole, le processus est inversé. C'est la parole réversible qui remonte le temps et impose aux divinités les lois du temps, de l'instant. C'est le disciple qui initie le maître c'est l'homme qui redéfinit Dieu par le processus du langage réifié (chosifié).

    La chosification du langage rend crédible l'immanence au détriment de la transcendance. Nous définissons donc le souffle de la parole comme étant la récurrence des sèmes constitutifs de la plus petite unité de sens. On les appellera les méta sèmes. Voici un exemple retenu dans le mythe de la divinité-femme:

    « m'ayant tué et réduit en lambeaux,

    elle trempa ces restes dans son sang

    puis me ressuscita. »

    La totale deconstruction de l'être suppose la complète déconstruction de son langage pour ne laisser que le souffle salutaire qui ressuscite le corps dans l'espace de la pure vérité.

    Nous retrouvons cet aspect apocalyptique réinvesti dans l'écriture du récit de DIB: 

    « les destinées se nouent ici. C'est elle certes, observant la même attitude, mais avec un rien dans son air de légèrement différent. Sans que ses lèvres bougent, elle murmure encore ou cela retentit en moi: nous sommes l'esprit des choses...  »Tandis qu'elle scrute la mer, cette vérité me devient sensible. Tout aux pensée que ces paroles suscitent en moi, je relève à peine que nous sommes arrivés au milieu des gens, en tenue de plage aussi, occupés à ramasser des bras, des jambes, des torses, partout épars sur la plage. Je les considère avec surprise: ils sont en train de faire des tas de ces pièces anatomiques. Leurs tâche n'a rien de triste ni macabre. Les membres et les bustes dispersés, plus grands que naturels présentent des lignes si parfaites qu'ils paraissent avoir appartenu à des divinités. C'est sûrement ce qui exclut, de ce spectacle toute impression de l'horreur. Je me sens moi-même poussé par le désir d'offrir mon aide à ces personnes. (M.DIB. cours sur la rive sauvage. P 85).

    Ces méta sèmes qui constituent le souffle de la parole ne sont pas repérables sur le plan du discours mais uniquement sur le plan de la signification au préalable annoncée par l'identification du lieu du dire. Iven Zohar en décrit l'état d'appréhension sans pouvoir l'expliquer:

    « les terribles et joyeuses vibrations me traversent et, j'en ai la nette sensation, me purifient, il y a quelque chose d'inexprimable dans la simplicité avec laquelle Radia m'est rendue. » (p.66)

    .

    Le narrateur du récit initiatique (ou de l'oralité initiatique) se doit de déconstruire les composants du corps ou de la corporéité pour laisser apparaître la divinité; dans le cas du récit de DIB, la vérité illuminative (Radia) et dans le cas de la poésie mystique chantée du saint musulman, Cheikh Al-Allaoui, la présence de l'absence c'est à dire l'objet de la quête du « arrif » ou gnostique.

    Nous pouvons continuer dans cet ordre d'idée et relever parallèlement dans l'oralité et l'écriture initiatique les méta sèmes, substance des mots ou verbes initiatiques, jusqu'à épuisement du texte mais nous nous contentons seulement de vérifier dans ce chapitre les hypothèses posées plus haut à savoir que l'oralité initiatique, relais entre l'écriture du récit authentique et le récit littéraire, a sauvegardé les valeurs de la théosophie musulmane en les confiant à la métaphore et l'allégorie.

    Pour conclure ce chapitre dans lequel nous avons vérifié la filiation du discours théosophique depuis le récit de Hayy Ibn Yaqdhân jusqu'à nos jours, en particulier dans l'oeuvre de DIB et celle de Hamidou Kane, nous dirons que le lieu du dire fictionnel de nos corpus de vérification émerge d'un espace purement théosophique en passant par sa mise en littératures, relais de l'oralité initiatique ou champ notionnel de l'initiation au soufisme.

    Nous avions pris soin d'étudier anaphoriquement ces aspects soulignés dans notre première partie et cataphoriquement par les stations de contemplation du narrateur de DIB et de Kane.

    Contrairement aux présupposés de lecture des oeuvres de nos deux auteurs cités qui orientent le lecteur en situant la problématique dans le surréalisme pour le premier (DIB) et dans le rapport conflictuel de la tradition et la modernité pour le second (Kane); nous situons légitimement ces deux corpus dans la tradition théosophique de l'islam. Toute lecture en dehors de ces lieux du dire fictionnel ne serait que fortuite spéculation bien que soumise à la rigueur d'une méthodologie d'analyse.

    NOTES

    (I) Sidi Boumédiene dont les enseignements mystiques ont marqué toute la communauté tlemcenienne est l'un des maîtres de la théosophie le plus connu dans le monde musulman. Il est enterré à El-Ubad, quartier se situant sur le versant élevé du Sud de Tlemcen. Mohammed DIB était allé plusieurs fois se recueillir sur sa tombe en étant jeune comme ce fut l'obligation de toutes les familles tlemceniennes.

    (2) Secte mystique très dominante se répandant de l'extrême nord de l'Afrique au Kordofan. La majorité des penseurs musulmans noirs de l'Afrique occidentale sont adeptes de la Zaouïa des Tidjaniyas. H Amadou Hampaté Bâ et Hamidou Kane en sont des fervents initiés par l'intermédiaire de Tierno Bokar, le sage de bandiagara sous la domination culturelle et théosophique du fondateur de l'empire peul du Macina: Cheikh Amadou. Cf.l'ouvrage de A.H.BA et J.DAGET; l'empire peul du Macina (1818-1853). Les nouvelles Editions Africaines. 1984. Abidjan.

    (3) Général P.J André. contribution à l'étude des confréries religieuses musulmanes. OP. cité P. 226

    (4) Ibid. P.226

    (5) Nous citerons cet ouvrage par les initiales C.S.R.S.

    (6) Mohammadoud Kane, le roman africain. OP.Cité.p.341

    (7) A.A.BA. vie et enseignements de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara. ED. seuil.1980. Parlant des racines de ce chef spirituel, A.A.BA nous dit que:

    « sur le vieux substratum des religions du terroir, l'empire poullo-musulman du macina s'était édifié au début du XI siècle. Un homme de génie, chékou Amadou, avait mis sur pied une construction poétique, sociale et économique qui encadrait des populations habituées à voisiner en conservant jalousement leur originalité. Paysans, pasteurs, artisans et pécheurs étaient unis par des liens religieux dont l'origine mythique se perdait dans la nuit des temps. (...) Mystique Tidjani, Amadou Tafsiro Bâ avait initié Tierno Bokar aux secrets de la pensée du fondateur de l'ordre: si AHMED Tidjani. La perle de la perfection (Djawharatul-Kamal) oraison particulière révélée au cheikh Ahmed Tidjani, et le désir des utilités, commentaire des grands écrits du Maître; avaient été appris et l'on ne cessait de les commenter dans la case d'Amadou Tafsirou. Enfin, l'oeuvre religieuse maîtresse d'El Hadj Omar, Er-Rima'a (les lances), était l'un des ouvrages les plus lus dans le royaume de Bandiagara. (...)

    Son vieux maître Amadou Tafsirou Bâ l'invita à devenir maître à son tour et à enseigner à sa place à ses condisciples. « A.A.Bâ. Vie et enseignement de Tierno Bokar. pp. 15/36.

    (8) Héritier et fondateur de la théosophie musulmane du Maghreb, il fonda aussi la grande confrérie Alaouiya.

    (9) P.J.André. contribution à l'étude des confréries religieuses. OP. cité.p.127.

    (10) Martin Lings. un saint musulman du vingtième siècle; OP cité.p.250

    (11) Amadou Hampaté Bâ. L'empire peul du Macina.O.P.cité.

    (12) C.N.R.S. La notion de personne en Afrique Noire.A.A.Bâ.P 181O.P. cité.

    (13) A.A.Bâ. Vie et enseignement de Tierno Bokar .O.P.cité.P.126

    (14) Cité par Mohammed Kane. Le roman africain .O.P.cité.P.152

    (15) A.A.Bâ. Vie et enseignement de Tierno Bokar .O.P.cité.P.125

    (16) Cette chaîne spirituelle dont Al-allaoui fait partie a été rapportée par Martin Lings. Un saint musulman du vingtième siècle, ouvrage précédemment cité page 226.

    (17) Le Dikr est pour le soufi un exercice mystique qui consiste à se concentrer sur des noms divins afin de permettre à son âme de se libérer de son enveloppe corporelle. Dans le cas du récit de Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë, il correspond à l'étape de mortification imposée au jeune Samba Diallo dans le foyer Ardent de son Maître.

    (18) Wihdat'el'Wûjûd ou unité de l'Existence (dans la doctrine de la philosophie éternelle, cela correspond à l'éternité du monde).

    Cet état de contemplation de l'Existence dans la théosophie musulmane est le dernier stade de l'initiation. L'initié doit contempler en toute chose la présence de l'essence Divine en dehors du temps et de l'espace. cf. Les traités des « frères de la pureté », «Ikhuan eçafa » Ives marquet (thèse de doctorat).O.P.cité.chapitre II: le triade (l'intellect universel, l'âme universelle, l'âme et la Matière première).PP.49-82).

    (19)SHU'AÏB ABU MADIYAN. Né à Cantillana, prés de Séville (Espagne) vers 520/1126 sous le règne du sultan almohade Ali, fils de Youçouf Ibn Tachfine, celui là même qui acheva de construire la Grande Mosquée de Tlemcen en avril 1136.

    (20) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième siècle. O. P . Cité.p.71

    (21) Wird, littéralement contingence dans l'illumination. C'est le verbe que reçoit le mystique en transe et qui traduit le souffle ou l'esprit de Dieu réactualisé à l'image du contenant.

    (22) A.A.Bâ, vie et enseignement de Tierno Bokar.O.P.Cité.P.129.

    (23) Cette poésie mystique chantée dans les Zaouiat allaouiat a été traduite de l'arabe par Martin Lings, un saint musulman du vingtième siècle.O.P.Cité.P.257.

    (24)Hayoun, le commentaire de Moïse de Narbonne.O.P.Cité.P.63/69

    (25) Louis Gardet, la pensée religieuse d'Avicenne.O.P.Cité.P.175.

    Soulignons que l'auteur de cet ouvrage nous définit indirectement le statut de la conscience du narrateur du récit initiatique. Il nous dit que « ce qui distingue en propre le gnostique, c'est donc le tendre à la vérité première pour elle même; et sans aucun motif, ni crainte de châtiment, ni espoir de récompense. Qui recherche la vérité première non comme un but absolu, mais comme un moyen pour éviter les souffrances ou jouir des récompenses de l'autre vie, ne pourra connaître les vrais délices du bonheur inaccessible. » (P.176)

    (26) Ibid.p.175

    (27) Farid-Ud-Din Attar. Le mémorial des saints .O.P.Cité.P.34.

    (28) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième siècle. O. P . Cité.p.55

    (29) Ibid.P.258

    (30) Naget Khadda. L'oeuvre romanesque de Mohammed DIB .O.P.U.Alger 1983.P.300

    (31) Ibidem.P.302

    (32) Claude Lévi Strauss. Anthropologie structurale. OP.Cité.P.259

    (33) Arif- celui qui a la connaissance intellectuelle, intuitive et savoureuse de Dieu, « le Gnostique ».

    (34) Louis Gardet. La pensée religieuse d'Avicenne.O.P.Cité.P.147

    (35) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième siècle. O. P . Cité.p.252

    (36) Claude Lévi Strauss. Anthropologie structurale.O.P.cité.P.233

    (37) J.P.Goldenstein. Pour lire le roman.O.P.Cité.P.20

    (38) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième siècle. O. P . Cité. P.268

    (39) Louis Gardet. La pensée religieuse d'Avicenne.O.P.Cité.P.55

    (40)Claude Lévi- Strauss. Anthropologie structurale.O.P.cité.P.231

    (41) Ibidem.P.233

    (42) Aldous Huxley. La philosophie éternelle.O.P.Cité.P.226

    2ème partie

    chapitre II

    LE RECIT IMPOSSIBLE

    INTRODUCTION

    L'étude de nos deux corpus de vérification, cours sur la rive sauvage de Mohammed DIB et l'Aventure Ambiguë de Hamidou Kane permettra de vérifier nos hypothèses sur cette polyphonie discursive sous-tendue par un hypers-discours à contenu théosophique profondément enraciné dans la culture mystique d'essence théocratique et soufie. Ses auteurs ont tenté par leur attitude narrative de s'intégrer dans la tradition du roman expérimental à portée initiatique tout en développant un contre-discours littéraire, celui de la négation de l'autre dans une sorte de stratégie discursive du 1/3 exclus. Le procédé de narration fera réussir ou échouer le projet d'écriture engagé aussi bien dans son intention éthique qu'esthétique.

    Nous verrons cohabiter les registres de la fiction littéraire et ceux des vérités ontologiques où se confrontent les aspects de la Foi et ceux de la littérature. L'Ecriture ayant toujours tenté de substituer aux textes sacrés ses propres textes d'où le conflit entre la Foi et la raison; l'esprit et la matière, le réel et l'imaginaire.

    C'est à travers ce cheminement de la pensée religieuse sans cesse rénovée par les possibilités de l'écriture que nos deux auteurs tentent leur propre aventure littéraire.

    Concernant Hamidou Kane, c'est le témoignage autobiographique sous-tendu par une expérience profondément mystique qui traite en surface le rapport entre la tradition de la modernité, le « même » et « l'autre »: l'Aventure Ambiguë est l'histoire de l'élite africaine confrontée aux problèmes d'identité que pose l'Africain à lui-même face à l'occident. Samba Diallo, le personnage-opérateur du récit, successivement élève de l'école coranique, disciple d'un maître mystique de la confrérie Tidjaniya et aussi élève de l'école française sera l'enjeu d'un pathétique affrontement entre les deux cultures, Africaine et Occidentale.

    Du « Foyer Ardent », « Zaouia soufi, il recevra l'éducation la plus sévère du Maître des Diallobé. Le cheikh voit en lui son futur successeur et même le garant des traditions de son peuple. Membre de l'élite traditionnelle, il doit faire partie de l'élite nouvelle. Le Maître des Diallobé qui s'y connaît en individualité forte et prometteuse proclame « qu'il est la graine dont le pays des Diallobé faisait ses Maîtres...et Les Maîtres des Diallobé étaient les Maîtres que le tiers du continent se choisissent pour guide sue la voie de Dieu en même temps que dans les affaires humaines » .L'A.A.P.22

    Ce jeune initié dans la voie de Dieu en quête d'autres vérités mystiques mais profondément imprégné par l'aspect le plus eschatologique de l'islam trouble la conscience des gens du village en ne cessant de leur rappeler la fatalité de la mort au point de semer l'angoisse:

    « Gens de Dieu: songer à votre mort prochaine, éveillez-vous: Azraël, l'Ange de la mort, déjà fend la terre sur vous, il va surgir à vos pieds, gens de Dieu: La mort n'est pas cette sournoise qu'on croit, qui vient quand on ne l'attend pas, qui se dissimule si bien que lorsqu'elle est venue plus personne n'est là » l'A.A.P.23

    Alertée par ses imprécations, la Grande Royale qui symbolise la Nouvelle Afrique des temps futurs, fou furieuse s'oppose radicalement à la manière dont est éduqué le petit prince des Diallobé, elle dit que «  le temps est venu d'apprendre à nos fils à vivre. Je pressens qu'ils auront affaire à un monde de vivants ou les valeurs de morts seront bafouées et faillies ». L'A.A.P.38.

    Cependant au village, le vieux maître mesure chaque fois son désarroi et son impuissance devant un monde qui ne comprend plus. Inquiétant et prophétique, un étonnant personnage, celui du fou qui symbolise le dilemme de l'écriture (la folie d'écrire dans la langue de l'autre) témoigne de l'impossibilité d'union de ces deux cultures. Samba Diallo, après un séjour en Europe, achève ses études de philosophie à Paris, mais le doute l'habite, revenu au pays, il est possédé par l'ivresse extatique de sa propre expérience mystique et échoue à concilier les tendances contraires qui le déchirent et, à l'ambiguïté, il préfère, sous une forme suicidaire, mourir des mains du fou.

    Cette mort symbolique du héros de l'Aventure Ambiguë survient en étage terminal du parcourt initiatique de Samba Diallo, elle exprime sémiotiquement la mort de la parole du maître de la parole puisqu'elle est incapable de trouver son statut dans le langage exotérique. Nous retrouvons ici une caractéristique ancestrale du peul « Bi Dimo » c'est à dire noble. A.A.Bâ nous rapporte dans ses mémoires qu'une femme peule avait délibérément choisi pour lui la mort plutôt que l'anonymat qui n'est qu' une autre façon de mourir: »je préfère le voir mort et enterré sous son vrai nom plutôt que rester en vie sans identité »(I).

    Un peul écrit son oralité au risque de son péril. S'il se met à écrire ce n'est que pour accéder à des vérités supérieures car « il n 'abandonne son troupeau de vaches que pour une tâche plus noble » telles sont les paroles de pâte poullo devant le fondateur de l'empire toucouleur, el hadj omar, grand maître de la confrérie tidjaniya; « ...car, à un peul qui a abandonné ses troupeaux, on ne peut rien demander qui vaille davantage. Si je te suis, c'est uniquement pour que tu me guides vers la connaissance de Dieu, Un.(2).

    Le programme narratif du récit initiatique de Kane est essentiellement cette conjonction de deux systèmes de signes; l'un théosophique et l'autre scriptural (écriture de l'oralité peule fondamentalement théocratique). Samba Diallo est un personnage historique qui poursuit une genèse confrontée à la tradition soufie de la confrérie Tidjaniya et son évolution dans un univers où l'occident s'érige comme une barrière:

    « Le bonheur n'est pas fonction de masse de réponses, mais de leur répartition. Il faut équilibrer...Mais l'occident est possédé et le monde s'occidentalise. Loin qu'ils se débordent au délire de l'occidentalisation le temps qu'il faut pour trier et choisir, assimiler ou rejeter, on les voit au contraire, sous toutes les latitudes; trembler de convoitises, puis se métamorphose en l'espace d'une génération, sous l'action de ce nouveau mal des ardents que l'occident répand »L'Aventure Ambigue.P81.

    Ainsi s'exprima douloureusement le père de Samba Diallo quand il reçut la lettre de la Grande Royale l'informant de la décision des chefs des Diallobé d'envoyer son fils à l'école française appelée La nouvelle école.  en recevant cette lettre, le chevalier sentit comme un coup dans son coeur « Ainsi la victoire des étrangers était totale » A.A.P.80

    Sur le plan de la théosophie, ce dilemme symbolise le conflit sanglant qui opposa « les douze grains » aux « onze grains ».Ce sont les deux sous sectes de la Tidjaniya du Sénégal qui divisèrent l'empire peul du Macina par les seuls grains de leur chapelet :

    Les « onze grains » manifestent la transcendance de la Parole divine sans aucun anthropomorphisme intervenant. Elle permet selon l'essence Tidjaniya le retour de l'être vers son essence initiale. Sa parfaite solitude dans le verbe se réalise dans une forme d'amour informel.

    Les « douze grains » supposent la parole divine inachevée qui nécessite l'implication de l'homme (délégué de Dieu) . Elle permet selon le « fayd », émanation de la connaissance gnostique du maître (pôle des pôles), de redynamiser le temps en le mettant en accord avec l'action et la connaissance du présent: « l'école ou je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendront de l'école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée. » A.A.P.57.

    Cette forme de raisonnement est unique dans la littérature africaine. Nous avons trouvé qu'il n'était possible que dans le contexte d'une réflexion théosophique issue de la confrérie des tidjaniya et dont notre auteur est un fervent disciple. Le voyage en occident de samba Diallo est un parcours initiatique dans le temps mystique des « douze grains ».

    L'échec du récit n'est pas provoqué par l'occident mais par le narrateur de vouloir concilier entre les deux cultures. Le dilemme entre l'authenticité et l'efficacité débouchera sur cette volonté «de  mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre » avec l'unique raison «  d'apprendre à vaincre même lorsqu'on n'a pas raison ».

    Les orientations de lecture de la préface de V.Monteil du récit de Kane semblent ne situer le noeud du problème que dans le rapport entre la tradition et la modernité. En effet une lecture orientée vers cette dualité peut aboutir à une analyse concluante du roman. Mais pour notre part cela voudrait dire que c'est toujours une plume indigente qui souffre de son indigence à pouvoir écrire dans son autonomie culturelle et spirituelle et qui ne peut prétendre à l'écriture que sous la tutelle de l'homme blanc. Le récit de Kane est une invitation à la cohabitation des deux cultures au risque de la mort de l'oralité soumise à l'empire despotique de l'écriture.

    Cependant, Hamidou Kane avait initialement voulu intituler son roman «Dieu n'est pas un parent ». Il aura tenté un contre discours théologique en s'adressant à la foi chrétienne (en réponse aux missionnaires blancs) qui octroie la paternité à Dieu par le procédé de la trinité; et aussi à la foi musulmane qui s'approprie la divinité en développant un discours eschatologique égocentrique. A ces discours, il oppose celui qui prend pour partie édifiante, la pensée panthéiste et la théosophie musulmane. Nous sommes renvoyés ici à la problématique augustinienne et par- delà platonicienne qui fonde l'individuation de l'homme dans la pensée divine en tant qu'Idée. Point de convergence de la théosophie musulmane, de la thèse augustinienne et de la cosmogonie peule L'Aventure ambiguë fait fonctionner la foi ontologique de l'être en dépassant les conflits de paroisses.

    Nous avons retrouvé cet aspect de la cosmogonie africaine qui soutient qu'« avant la création, l'homme était présent dans le « mawazo » (pluriel de wazo idée, pensée) de Dieu et n'était ni homme ni femme ni jeune ni vieux, ni blanc ni noir, il était pure forme dirions nous de l'intelligence divine. C'est pourquoi le « mawazo » devient une sorte de lien spirituel unissant l'humanité au delà du tribalisme, en une seule famille, en une unique « jammaa » (colloque international du C.N.R.S) (3).

    Cette conception de l'individuation a investi certaines littératures africaines et en particulier son genre initiatique. L'Aventure ambiguë qui se veut être un récit initiatique à contenu théosophique engage l'initiation de Samba Diallo dans le cheminement de cette cosmogonie:  « il est grand temps que tu reviennes, pour réapprendre que Dieu n'est commensurable à rien, et surtout pas à l'histoire, dont les péripéties ne peuvent rien à ses attributs. Je sais que l'occident ou j'ai eu le tort de te pousser, a le dessus, une foi différente, dont je reconnais l'utilité, mais que nous ne partageons pas. Entre Dieu et l'homme, il n'existe pas la moindre consanguinité, ni je ne sais quelle relation historique...Dieu n'est pas un parent. IL est tout entier en dehors du flot de chair, de sang et d'histoire qui nous relie. Nous sommes libres. » l'A.A.P.175.

    Ce passage nous conforte dans notre analyse puisque nous avions annoncé que le projet d'écriture de cette oralité initiatique soutient le contre discours théosophique à démarche initiatique. Rappelons que cette autobiographie de Kane procède d'un besoin de se donner en exemple et de conférer à l'expérience personnelle une perspective collective ( d'où la fonction du contrat fiduciaire).

    C'est l'oeuvre d'Ibn Thophaïl, Hayy Ibn Yaqdhân qui ouvrit la voie à ce genre se proposant ouvertement comme guide dans la philosophie illuminative, « falasafat'el `ichraq. », toute notre première partie en a cerné les aspects et fonctions. Nous retrouverons tout au long de l'itinéraire initiatique de Samba Diallo les « Maqamat » ou stations de contemplations que son prédécesseur Hayy avait parcourues. Nous verrons que le récit initiatique a intégré au courant de son histoire des existants nouveaux en les adaptant à des existants anciens. Sa nature nous apparaîtra comme dialectique et ontologique. elle fait être de nouveau ce qui a été tout en s'identifiant à la vie même de la communauté peule.

    C'est donc spécifiquement l'écriture de la foi qui est engagé dans ce roman. Ce sont par conséquent deux systèmes qui se conjuguent et conjuguent le récit de Kane: religion et roman, deux façons d'écriture, de se lire et de se commenter, deux « voix » d'auteur dans des textes en fiction et en vérité. Cela engagera une intention éthique et esthétique à la fois. Le narrateur comptera sur les effets de sens et la magie des mots pour se faire un chemin dans l'univers de la littérature. Le seul danger est que la littérature n'implique pas forcément la vérité, d'où la notion de récit impossible que nous aurons à évoquer et qui concerne ce genre.

    L'émergence du récit initiatique dans la littérature africaine, et spécifiquement, celui à contenu théosophique, s'est opéré grâce au fondateur de l'empire peul du Macina: Lorsque en 1862, apparut El Hadj Omar, Grand maître de l'Ordre Tidjaniya (4). Il conquit l'empire du Macina, cet empire avait commencé déjà à se désagréger spirituellement sous le règne de Amadou (ou « Amadou III »), petit fils du fondateur Chékou Amadou » (5)

    Le récit de Kane débute par glorifier les fonctions initiatiques du maître du Foyer Ardent qui ne ménage aucun effort à initier les enfants Diallobé qui lui seront confiés. Cet aspect autobiographique nous renvoie inévitablement à l'histoire de la Zaouia de Bandiagara ou le grand Maître Tierno Bokar enseignait les principes du soufisme à obédience Tidjaniya: A.A.Bâ nous rapporte que c'est « en 1937 que la vie de Tierno Bokar entra dans sa phase finale. Le maître s'engagea alors dans ce que l'on pourrait appeler la voie de la mystique active, qui fut également pour lui la voie de la souffrance. A soixante-deux ans, Tierno Bokar était rompu à tous les exercices de l'esprit. Il avait arpenté les sentiers mystiques qui lui avaient été révélés, ne s'égarant jamais dans leurs dédales. Il avait en lui la solide assurance de sa foi orthodoxe, fil d'Ariane infaillible. Les variations les plus audacieuses sur le thème de Dieu et de son Unicité lui étaient familières. Il gardait la tête froide là où d'autres auraient rencontré le vertige. (6)

    Sur les traces de Tierno Bokar et dans l'audace de l'écriture, l'écrivain Hamidou Kane exprime dans son roman cette exposition fatale de la pensée mystique confrontée à la raison discursive de l'occident:

    « L'occident est en train de bouleverser ces idées simples, dont nous sommes partis. Il a commencé, timidement par reléguer Dieu « entre des guillemets ». Puis deux siècles après, ayant acquis plus d'assurance, il décréta «Dieu est mort. « De ce jour là date l'ère du travail frénétique. Nietzsche est contemporain de la révolution industrielle.Dieu n'était plus là pour mesurer et justifier. N'est-ce pas cela l'industrie? L'industrie était aveugle quoique, finalement il fut encore possible de domicilier tout le bien qu'elle produisait...Mais déjà cette phase est dépassée. Après la mort de Dieu voici que s'annonce la mort de l'homme. L'A.A.P.113

    Ce thème de la mort est omniprésent dans le récit de Kane qui s'achève même par la mort suicidaire de Samba Diallo, victime de sa propre crise mystique « peut-être, après tout contraindre Dieu...lui donner le choix entre son retour dans votre coeur, ou votre mort, au nom de sa gloire » (p.187) pensa le fou avant d'exécuter sa sentence qui prit l'aspect d'un sacrifice initiatique.

    La mort de l'initié est symboliquement comparable à la mort de la raison des « autres ». Dans le cas du récit initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân, cette mort est exprimée sous sa forme métaphorique par le retour de Hayy dans son île déserte: « lorsqu'il eut compris les diverses conditions des gens, et que la plupart d'entre eux sont au rang des animaux dépourvus de raison, il reconnut que toute sagesse, toute direction toute assistance, résident dans la parole des Envoyés, dans les enseignements apportés par la loi religieuse, que rien d'autre n'est possible, qu'on y peut rien ajouter; qu'il y a des hommes pour chaque fonction, que chacun est plus apte à ce en vue de quoi il a été crée. « telle a été la conduite de Dieu à l'égard de ceux qui ne sont plus. Tu ne saurais dans la conduite de Dieu trouver aucun changement » H.I.Y.P.112

    Concernant notre deuxième corpus de vérification, cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib, c'est le type même du récit initiatique métamorphosé puisque soumis entièrement aux contraintes de la langue de « l'autre ». C'est le récit éclaté, et qui procède à l'éclatement des métaphores développées dans les « samaa » ou chants amoureux mystiques produits par l'oralité initiatique(nous avions déjà souligné cet aspect au début de cette deuxième partie).

    Cours sur la rive sauvage est l'histoire d'un personnage néophyte, Iven Zohar qui provient d'un espace mythique, ne cesse d'évoluer dans un espace mystique soumis à toutes les épreuves d'un « au-delà » fantastique. Il surgit dans la diégèse avec sa fiancée Radia qui disparaît dans les labyrinthes d'une cité magique (la cité Nova). En quête perpétuelle de sa fiancée, c'est une véritable quête de soi que le narrateur entreprend. Toutes les vérités qui s'offrent à lui ne sont en fait que des illusions. La femme se métamorphose en cité (cité-Radia) et son propre être se confond avec une unité anthropomorphique divine: Héllé. Se substituant l'une pour l'autre, il croit trouver Radia mais c'est héllé qui surgit au terme de chaque épreuve douloureuse. Le récit est un véritable tourbillon où chaque mot doit être décrypté à la lumière des sciences ésotériques de l'Islam pour lui redonner sa juste fonction dans la quête de Dieu qui ne dira jamais son nom puisqu'il s'agit là d'une poésie mystique en prose du même registre que les poésies des grands maîtres soufis (cf. notre premier chapitre de cette partie).

    Béida chichi (7) avait vu juste lorsqu'elle nous a rapporté que « cours sur la rive sauvage » se présente comme ces créations poétiques hantées par les rêves, les mythes, les symboles et les images, comme proposition à déchiffrement qui s'écrivent en dehors de toute considération contraignante et relativisante et se donnent comme totales. » (8)

    Nous dirons aussi à sa suite que  tout comme Aragon, Dib veut cesser de vivre « par procuration » et propose son « moi » comme une forme vide qui s'ouvre aux révélations de signes jusque là inconnus mais sans toutefois ignorer le risque qu'il entreprend « l'espace où je me suis engagé est celui de l'épreuve... « il pourrait devenir aussi celui de la récompense, de la libération, de l'amour. Il pourrait... » C.S.R.S.P.61.

    Dib est conscient de son aventure car en engageant son écriture il engage son « moi » et là, est une autre forme d'autobiographie que nous avions nommée « l'autopschégraphie » ou écriture de sa propre âme.

    Entre le récit d'Ibn Thophaïl et celui de DIB, la quête est la même: l'ascension vers l'unité de l'Existence est la même, seul le registre des mots a changé:

    « Toutes les essences divines et les âmes souveraines sont libres de tout corps; elles en sont aussi exemptes que possible, sans lien avec eux, sans dépendance par rapport à eux. Que les corps disparaissent, qu'ils existent ou qu'ils n'existent pas, cela est différent. Elles n'ont de lien et de dépendance que par rapport à l'essence de L'Un » H.I.Y.P.98.

    ___________________________________________________________

    « Nous sommes immortels.Ces mots sitôt émis, un dôme de lumière, bleu vif, adamantin, rompu de cours éclairs, recouvre la mer et la plage. Il en ruisselle une fraîcheur perçante. Il est de par le monde des lieux qui conserveront toujours notre image et les images de ceux que nous aimons, poursuis-je (...)- Les destinées se nouent ici. Nous sommes l'esprit des choses... »Cours de la rive sauvage.P.84

    Cette dépendance de l'esprit des choses est le géno-texte commun des deux récits. Ibn Thophaïl s'en remet à la théosophie pure, DIB s'en remet à la littérarité du texte dans une intention commune à force ontologique.

    Nous ne sommes pas les premiers à savoir que c'est un récit initiatique qui obéit forcément au modèle grec: mort/ténèbres/descente en enfer/résurrection et lumière, François Desplanques avait lui aussi appréhendé cette structure du récit de Dib mais en la réduisant à sa plus simple expression structuraliste. L'allusion au contenu théosophique n'a été fait que par Mostefa-Kara Fewzi (Sari) (10).

    Voici le schéma global du récit tel qui a été analysé par François Desplanques et que nous reconnaissons comme convergent à notre analyse mis à part son contenu théosophique que nous soutenons dans notre travail:

    Structure de Cours sur la rive sauvage

    N° des S

    Indication sur le contenu

    Structure gle

    S/ensemble

    1-

    Le trolley (première descente vers le centre)

    T

    E

    I° mariage

    P

    2-

    Le mariage étrange

    N

    R

    3-

    La dislocation de la ville

    E

    O

    4-

    Don des anneaux: Radia disparaît ville nova

    B

    R

    L

    O

    5-

    Ière exploration de la ville: Les vorasques

    E

    S

    G

    U

    E

    6-

    Réflexions sur la ville nova

     

    I° entrée ville nova

    7-

    Les statues

    D

    E

    F Q

    E U

    8-

    Radia-étoile, deux fois retrouvée et perdue

    S

    C

    E

    M E

    M T

    E E

    9-

    Les femmes endormies

    N

    /

    10-

    L'inconnue de la plage

    T

    E

    S D

    T U

    A

    11-

    Le vieux sage: les deux descentes aux enfers

     

    T T

    U U

    E

    12-

    La ville du soleil. Nouvelle apparition. de l'inconnue

    L

    U

    M

     

    13-

    La ville du feu: les takas

    I

    E

    QUETE DU « JE 

    14-

    Nouvelles réflexions sur la ville; les 3 « moi »

    R

    E

     

    15-

    Le navire

    M

    2° mariage

    16-

    HELLE semble vaincue

    O

     

    17-

    HELLE repart triomphante

    N

    EPILOGUE

    = Séquences stratégiquesAbordant l'analyse du récit sous sa forme purement structuraliste, nous aboutirons nécessairement à ces conclusions et nous aurons singulièrement déconstruit le texte en séquences narratives. Or nous l'avions souligné, l'Instance narrative première est la théosophie musulmane. Elle en est le Destinateur, le destinataire étant la quête de l'âme dans son Unicité; d'où l'unicité close du récit dans sa pluralité polyphonique. Nous retenons tout au long de notre analyse les trois structures globales: la Mort, la descente aux enfers et la résurrection de l'initié dans la lumière de la connaissance (concernant la littérature, la résurrection dans l'écriture est par l'écriture.)« Le discours méta-textuel fait du narrateur le sujet d'une initiative et propose une définition du mythe qui suppose une quête de la perfection de l'origine; et proposant un nouveau commencement, il est tout à la fois mémoire et création et définit le passé idéalisé qui à un avenir « il nomme implicitement le projet de l'auteur et transformer une mythologie en objet littéraire: « Toutes les mythologies du passé, écrit Aragon, à partir du moment ou l'on n'y croit plus, se transforment en roman » ( II)Là où Beida Chikhi parlera du mythème nous parlerons d'Instance narrative première: la théosophie. Nous concevons que les symboles dans le mythe s'apparentent à ceux du soufisme. Nous n'avons pas trouvé jusque là deux méthodologies distinctes. Une « mythification » n'est pas forcément une mystification mais tout deux s'identifient dans l'univers de la littérature. Toutefois, nous dirons, sachant où nous mettons les pieds, que l'investigation mystique focalise son lieu du Dire dans le mythe de la création, fil d'Ariane qui remonte vers les Vérités premières, voire à l'idée platonicienne de l'être.Mohammed Dib réinvestit les quatre éléments (feu-lumière, eau-vie, terre-mort et cieux-immortalité) dans son récit en leur donnant leur fonction principielle, glorifier l'unicité de la seule vérité qui les conjugue: le privilège d'un bonheur: « J'eus instantanément la perception de l'homme de vent en quoi j'avais été transformé, et de l'être de feu qu'il était aussi, et je sus de même qu'aucun obstacle ne serait plus assez fort pour m'arrêter ou me détourner de ma recherche, désormais.- Nul sortilège, triomphais-je, ni pouvoir:Ce qui subsistait de moi était inévitablement promis au bonheur. La circonstance se préparait depuis longtemps en quelque lieu, comment dire? Privilégié:... » médita Iven Zohar après avoir réussi les épreuves des quatre éléments que lui imposa la divine Radia dans cette course folle dans l'univers des signes. (10) C.S.R.S.P.138) Certes, il s'agit là d'une cosmogonie poétique puisque nous l'avions dit, le récit initiatique de Dib est une poésie en prose (Dib étant poète avant d'être écrivain). D'ailleurs il ne peut s'empêcher de laisser surgir cette vocation puisque dans l'attente de la délivrance sublime, du but ultime de « là-bas » (p.140): « je murmurais en réponse à la captivante, l'insondable nostalgie de ces vocalises:Berce mon corps, dissous mon ombreDans une clairière diurne,Toi qui as rompu mille rêvespour t'éveiller sous ma poitrineDans une clairière diurne,Un territoire de hasard,un tremblement léger de feuillesou un feu dispersé au vent,Et l'autre flamme qui rassembleUne architecture de brumeLoin sur les vagues de la merM'accueillera peut-être un jour. » (P.141)Si nous traduisons ces vers en arabe nous serons étonnés de constater que c'est absolument le même registre des signes utilisé, par les mystiques soufis voulant évoquer l'univers de leur contemplation. Nous en avions déjà souligné les fonctions dans l'espace de l'oralité initiatique (cf.CH.I. de cette 2°partie). Voici quelques vers de Cheikh Ahmed El-Allaoui à titre de rappel:« Au plus secret d'elle même,abimé,jusqu'à penser qu'elle était moi,pour rançon, elle prit ma vie.Elle me changea, me transfigura,De son propre sceau me marqua,Me pressa contre elle, elle m'accorda un privilège uniqueM'ayant tué et réduit en lambeaux,elle trempa ces restes dans son sang,me nomma de son nom » (12)Nous constatons que ce sont là deux registres identiques exprimant une quête commune: la recherche de l'amant sublime dans l'extinction sublime du « moi ».Il n'y a aucun doute que Mohammed Dib puisait ses métaphores dans l'univers de la poésie mystique tout en écrivant dans la langue de « l'autre ».Quant à Hamidou Kane, l'echec de son récit est provoqué par la métamorphose inachevée de son personnage Samba Diallo. D'où l'échec de son itinéraire initiatique dans l'univers hybride de la philosophie et de la théosophie. ECHEC D'UN ITINERAIRE. (Cas de Samba Diallo)

    1. LA MORTIFICATION.Mourir dans la parole et ressusciter par la parole, tel est l'incipit du roman de Kane. Tout un arsenal de la souffrance est déployé dans la rhétorique de l'ouverture du récit de l'Aventure Ambiguë : « comme s'il eût marché sur les dalles incandescentes de la géhenne », « il avait saisi Samba Diallo au gras de sa cuisse, l'avait pincé.... » , « le petit enfant avait haleté sous la douleur », « ses ongles s'étaient rejoints à travers le cartilage du lobe qu'ils avaient traversés »« l'oreille, déjà blanche de cicatrices à peine guéries »« Ses yeux étaient implorants, sa voix mourante, son petit corps était moite de fièvre, son coeur battait follement ».L'A.A P.14/17Cette ouverture du récit rejoint les épreuves de l'initiation imposées aux jeunes néophytes dans quasi tous les rites d'initiation africains. Ces pratiques païennes et animistes ont gardé leur valeur de mortification même avec l'avènement de l'Islam( nous n'avons pas trouvé ces pratiques dans le christianisme noir) ce qui montre que l'animisme africain a pu garder certaines de ses pratiques en Islam.Cependant, les pratiques de mortification ont toujours été gardées dans certaines sectes chrétiennes; seules les méthodes et rites diffèrent. Il nous est rapporté dans la préface du livre, « le sens de la souffrance » de Max Scheller, que « la souffrance est toujours liée au sacrifice , le sacrifice de la partie pour le tout, de ce qui a une valeur inférieure au profit de ce qui a une valeur supérieure, qu'elle est inséparable de la mort et de l'amour: de la mort, puisque si la partie meurt, c'est pour que le tout soit sauvé, de l`amour puisqu'une valeur supérieure ne peut nous commander l'immolation d'une valeur inférieure parce que nous l'aimons davantage. Ainsi la souffrance nous oblige à subordonner notre vie sensible à une activité spirituelle de plus en plus haute. Et c'est pour cela qu'elle est purificatrice. Elle est donc l'amie de l'âme. Le souffrir du chrétien « épuise jusqu'au fond de la souffrance en adoucissant l'âme dans une égale piété de soi-même et d'autrui » (13)Le thème de la mortification évolue progressivement dans le récit puisqu'il fonctionne comme un actant opérateur de la diégèse et nous voyons se construire les transformations narratives dans une sorte de littérature potentielle:«  Le maître lâcha l'oreille sanglante »(P.15) «  Le maître qui tenait maintenant une bûche ardente tirée du foyer tout proche ... »(P.15) « La bûche ardente lui roussit la peau. Sous la brûlure, il bondit.. » (P.16). Ainsi le thème de la mort et de la souffrance se poursuit dans le deuxième chapitre « Gens de Dieu, songez à votre mort prochaine...La mort n'est pas cette sournoise... »(P.23).Ce n'est qu'avec l'émergence de la Grande royale que le thème de la mort s

    2. ubit une transformation isotopique afin de passer à un niveau supérieur celui de la vie (mort VS vie) elle dit:  « Néanmoins, je suis inquiète, maître. Cet enfant parle de la mort en terme qui ne sont pas de son âge . Je venais vous demander, humblement, pour l'amour de ce disciple que vous chérissez, de vous souvenir de son âge, dans votre oeuvre d'édification » (P.35).Cette séquence discursive agira sur la transformation de l'état initial (l'incipit), cette unité de sens mythique (la souffrance vs mort) va engendrer des séquences narratives qui feront éclater ce mythe et permettre au récit de progresser dans l'univers de la mort symbolique; ce qui va donner des discours de type:« Longtemps, l'enfant, près de son amie morte, songea à l'éternel mystère de la mort et, pour son compte rebâtit le paradis de mille manière » (P.53), « après la mort de Dieu voici que s'annonce la mort de l'homme »(P.113; « Il me semble qu'au pays des Diallobé l'homme est plus proche de la mort, par exemple il vit plus dans sa familiarité. Son existence en acquiert comme un regain d'authenticité. Là-bas il existait entre elle et moi une intimité, faite tout à la fois de ma terreur et de mon attente. Tandis qu'ici, la mort m'est redevenue une étrangère » (P.62)Cette récurrence du thème de la mort issu de la mortification (incipit du récit) donnera au récit sa substance initiatique puisque le néophyte, Samba Diallo, s'aventure sans la spéculation intuitive de l'au-delà de la même manière que Hayy Ibn Yaqdhân s'aventure sur ce « quelque chose » qui a quitté le corps de sa mère adoptive ( la gazelle) la laissant inerte et sans vie. La seule différence est que l'univers de Hayy est celui de la théosophie pure tandis que celui de Samba Diallo, celui de la philosophie discursive à portée initiatique.La souffrance est messagère de la mort mais redonne la vie, l'autre vie, Samba Diallo goûtera l'expérience de la mortification puisqu'elle va prendre d'autres dimensions encore plus graves et plus conséquentes pour les Diallobé:  « l'école où je pousse nos enfants tuera en ceux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin à juste titre. Peut être notre souvenir lui-même mourra t-il en eux (..) nous acceptons de mourir en nos enfants.. »(P.57)Par cette vérité avouée douloureusement par la Grande Royale, le narrateur est convaincu que la tradition théosophique peule ne répond plus aux exigences des temps modernes. La mort est salvatrice pour permettre la résurrection dans les nouvelles valeurs forgées par l'Occident. Mais « il arrive que nous soyons capturés au bout de notre itinéraire, vaincus par notre aventure même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne s'achève pas, elle nous installe dans l'hybride et nous y laisse. Alors nous nous cachons, remplis de honte. » (P.125) Samba Diallo a conscience de l'Aventure Ambiguë et de l'impossibilité d'accéder à la connaissance parfaite de Dieu en empruntant la voie des philosophes: « j'ai choisi l'itinéraire le plus susceptible de me perdre »(P.125) Nous retrouvons ici la cause primordiale qui a poussé Ibn Thophaïl à écrire son roman Hayy Ibn Yaqdhân puisqu'il s'agissait de montrer l'impossibilité d'accéder à la connaissance stoïque de Dieu par les voies de la philosophie: » Quant aux livres d'Abou Narç El-Farabi qui sont arrivés jusqu'à nous, le plus grand nombre est relatif à la logique. Ceux qui sont parvenus sur la philosophie sont pleins d'incertitudes.(...)Il conduit ainsi tous les hommes à désespérer de la miséricorde divine; il met les bons et les méchants sur le même niveau, puisque, d'après lui ce qui les attend tous c'est le néant »H.I.Y.P.12Nous retrouvons dans le récit que cette idée du néant est rejetée (ou imposée): « ils disent que l'être est écartelé de néant, est archipel dont les îles ne se tiennent pas par en dessous, noyées qu'elles sont de néant. Ils disent que la mer, qui est telle que tout ce qui n'est pas elle y flotte, c'est le néant. Ils disent que la vérité, c'est le néant et l'être avatar multiple. « L'A.A.P.139.C'est ainsi que Samba Diallo passe de l'épreuve de la souffrance du corps à celle de la souffrance de l'esprit puisqu'il doit passer par le chemin de la philosophie (d'où le récit autobiographique de l'auteur).2. LA TYRANNIE DU « JE » AUTOBIOGRAPHIQUE.Ecriture autobiographique, cheikh kane le reconnaît lui même. Dans la famille on l'appelle « Samba » qui est le nom de rang du deuxième fils. Samba Diallo le personnage principal du roman s'interpose entre le récit imaginaire et l'autobiographie. Son expérience mystique ou plutôt celle de l'auteur laisse sous-entendre un point de vue moderniste de l'écriture de la foi par la confrontation des idées: « l'autobiographie permet au romancier de donner libre cours à sa nostalgie du passé, d'éclairer, d'expliquer les particularités du monde qu'il décrit, ou tout simplement de faire prévaloir un point de vue moderniste. » dira Mohamadou Kane (14).Le cas de notre auteur est de donner à une expérience personnelle des perspectives collectives, de se donner en exemple, de tracer un itinéraire initiatique où le narra taire est invité à en faire le parcours.Si le maître des Diallobé est dépassé par les événements qui succèdent et qu'il ne veut pas faire un choix dont il a la certitude qu'il le dépasse, Cheikh Hamidou Kane prend la responsabilité de trancher sur la question et soumet son oralité au dilemme de la confrontation entre les deux cultures, occidentale et africaine. Il le dit dans son interview recueillie par B.Kotchy: « Le Maître des Diallobé quant à lui est un homme de Dieu. Sa caractéristique principale, c'est d'être un mystique, Tout entier pénètre de Dieu et du Dieu de l'Islam, du Dieu Unique. Ce Maître des Diallobé, on lui demande maintenant de sortir de son rôle de pédagogue chargé de former les enfants pour dire si la société doit accepter de s'ouvrir ou pas. Très honnêtement, lui aussi, refuse de dire oui et refuse de dire non. Il dit que son rôle est d'éduquer. Eduquer sur le plan religieux, mais éduquer la totalité des élèves, des enfants confiés à sa garde. Il ne veut pas choisir, il ne veut pas faire un choix dont il a l'impression qu'il le dépasse un peu. » (15)Kane prend en charge ce dilemme au risque de l'échec du roman africain comme le souligne Mohamadou Kane: « La prééminence du thème de l'échec s'explique par la convergence du manichéisme et du pessimisme. Elle permet de se demander si le progrès est possible et à quelle condition, s'il est concevable sans la tradition. Elle légitime la considération attentive des tensions et conflits dans l'univers romanesque qui semblent inhérents à la situation de confrontation entre la tradition et le progrès et qui constituent au regard de la création littéraire, autant de techniques de dramatisation » (16).La tyrannie du « je » autobiographique procède de ce défi. Le narrateur-auteur s'aventure fatalement d'où le titre du roman: «  L'Aventure Ambiguë ». Les personnages sont ceux de la réalité historique, le « je » est celui de l'autobiographie et, « l'histoire de la vie de Samba Diallo est une histoire sérieuse » (l'.A.A.P.62).Il serait erroné de dire que la narration à la première personne suppose uniquement le « je » autobiographique car, c'est plus complexe que cela. L'autobiographie dans le récit initiatique est la convergence de trois instances du « je »: 1) l'instance de la théosophie. 2) l'instance de l'histoire. 3) l'instance de l'auteur.2.1. Le « je » de la Théosophie.Cette instance n'apparaît qu'au chapitre huit du roman avec l'incantation du maître du foyer ardent soumis au dilemme du choix entre les nouveaux temps et la tradition africaine: « Mon Dieu, vous avez voulu que vos créatures vivent sur la coquille solide de l'apparence. La vérité les noierait. Mais Seigneur de vérité, vous savez que l'apparence prolifère et durcit. Seigneur, préservez-nous de l'exil derrière l'apparence » L'A.A.P.95Cette notion d'apparence trouve son explication dans la tradition théosophique de l'Islam, on la nomme « dhahir » par rapport à ce qui est caché ou « bathin ». L'Afrique ancestrale garde jalousement ses secrets ou la (les) divinité (s) est vécue dans/par les mythes et récits étiologiques; soumettre ces valeurs à l'écriture par la langue de « l'autre » c'est profaner les tombes des anciens qui ont longtemps travaillé à transmettre leurs enseignements par initiation, et dans le respect des valeurs authentiques africaines. C'est l'écriture de cette instance qui provoquera une grave crise dans l'individuation de l'africain: « Les hommes du Diallobé sentaient le drame et pensaient à leur maître avec compassion et reconnaissance tout à la fois » p.95.La nouvelle apparence de l'Etre est maintenant celle de la technologie, de la science enseignée par l'Occident, « apprendre à lier le bois au bois », « apprendre à vaincre même lorsqu'on a pas raison » « apprendre à mourir en nos enfants » comme le dira la Grande Royale.La tradition théosophique est donc le destinateur du récit, c'est l'instance profonde (le génotexte, dira Kristeva.j). La théorie sémanalytique nous définit le génotexte comme étant « un niveau abstrait du fonctionnement linguistique qui, loin de refléter les structures de la phrase, et en précédant et excédant ces structures, fait leur anathèse. »« Il s'agit donc d'un fonctionnement signifiant qui, tout en se faisant dans la langue, n'est pas réductible à la parole manifestée dans la communication (dite normale), à ses universaux et aux lois de leur combinaison. Le génotype opère avec des catégories analytico-linguistique (pour lesquels nous devrions trouver à chaque fois dans le discours théorique des concepts anlytico-linguistiques) et dont la limite n'est pas de générer pour le phénotexte une phrase (sujet-prédicat), mais un signifiant pris à différents stades du processus du fonctionnement signifiant. Cette séquence peut être dans le phénotexte un mot, une suite de mots, une phrase minimale, un paragraphe, un « non sens » etc. » (17)A notre niveau d'analyse de ce génotexte ( le discours théosophique) le processus d'engendrement du phénotexte s'opère par la mise en texte du dialogue dans le récit ( dans le roman de Kane le dialogue occupe une place prépondérante), cette forme discursive que certains critiques qualifient de « congrès de philosophes » constitue la signifiance de l'oeuvre.2.2. Problématique du style direct.Le style direct est l'engagement ouvert de la parole, il prend à témoin directement le lecteur. Il est le procédé didactique récurrent dans le récit initiatique aussi bien de Dib que de Kane. Il introduit l'instance de la théosophie car il permet dans sa forme dialogiste de confronter les idées. Il a une intention plutôt éthique qu'esthétique. Le dialogue entre le Maître et le disciple montre la valeur de la soumission de l'acte de s'initier dans l'humilité. Quant à la thématique de l'écriture de la foi. elle est clairement annoncée à la page 19: « les trois hommes s'étaient longuement entretenus des sujets les plus divers, mais leurs propos revenaient régulièrement sur un sujet unique: celui de la foi et la plus grande gloire de Dieu . » (P19).C'est grâce à la mise en dialogue du récit que nous savons qu'il s'agit de la confrontation non plus d'idées mais d'écoles: -(...) l'école apprend aux hommes seulement à lier le bois au bois... pour faire des édifices de bois... » or le mot école, « prononcé dans la langue du pays, signifiait bois. » « les trois hommes sourirent d'un air entendu et légèrement méprisant à ce jeu de mots classique à propos de l'école étrangère. » (P.19)« Apprendre à lier le bois au bois » sera apprendre à lier une école à une autre, l'école du « foyer ardent » à celle de l'étranger. Le style direct engage donc aussi le procès négociant; que faut-il concéder? Et que faut-il conserver?«  - J'ai mis mon fils à votre école et j'ai prié Dieu de nous sauver tous, vous et nous.- Il nous sauvera, s'il existe.- J'ai mis mon fils à l'école parce que l'extérieur que vous avez arrêté nous envahissait lentement et nous détruisait.Apprenez-lui à arrêter l'extérieur.- Nous l'avons arrêté.- l'extérieur est agressif. Si l'homme ne le vainc pas, il détruit l'homme et fait de lui une tragédie (...) l'Occident érige la science contre ce chaos envahissant, il l'érige comme une barricade. (A.A.P.91)Dans la nouvelle vision du monde les peuls mystiques, l'occident est une des faces de Dieu, il est le « Dahir » par opposition au « Bathin » (intérieur), les mystiques l'ayant compris, ils s'en remettent à son école afin de « se préserver de Dieu par Dieu » Se préserver de son apparence par sa connaissance. Dans la tradition théosophique de l'Islam, à toute descente ontologique (lier le bois au bois) lui répond une attraction du désir d'amour nécessaire. Ibn Sina, l'un des fondateurs de la théosophie musulmane nous explique: «A la descente ontologique du flux émanateur qui est la lumière, répond donc une attraction de désir et d'amour nécessaire. Le Bien est diffusif de soi, et Dieu ne peut pas ne pas épancher son flux émanateur. Et chaque être ne peut pas ne pas désirer sa perfection dont le principe suprême est en Dieu. » (17)L'aspect doctrinal à contenu théosophique dans le récit d'Ibn Thophaïl ne devient opérant dans le récit de Kane que par le procédé du discours au style direct. Il ne s'agit donc plus du didactisme autoritariste (roman à thèse) mais d'une littérature proposée.Par conséquent, le dialogue devient l'expression scripturale de l'instance narrative générative ( la théosophie). Loin de définir l'esprit d'une époque ( Gistesgeschichte), le récit initiatique à contenu théosophique redéfinit la notion de foi monothéiste et la soumet naïvement à l'espace de la parole « il n'y a pas antagoniste entre l'ordre de ma foi et l'ordre du travail. La mort de Dieu n'est pas une condition nécessaire à la survie de l'homme » L'A.A.P.117C'est aussi avec l'anéantissement de l'être ( homme-religion) et par l'émergence de l'écriture ( l'occident -scriptum) que s'engage le renouveau de l'être ( sans condition d'idéologie dominante): « c'est au coeur même de cette présence que naquit la pensée, comme sur l'eau un train d'ondes autour d'un point de chute. » Dira l'instance narrative (P.117).Aucun personnage n'incarne totalement l'instance narrative de la théosophie. On ne peut appréhender cette instance que par inférence, c'est à dire par déduction sémantique issue de la signification engendrée par les différents dialogues entre les différents personnages-actants dans le récit; de là nous exposons les différents thèmes abordés par cette instance de la théosophie:2.3. Le travail.Après le thème prépondérant de la mort (thème omniprésent), c'est celui du travail qui émerge dans le récit. Tout le rapport tradition/modernité est axé sur ce thème qui fera l'objet d'une discussion passionné entre le chevalier et son fils Samba Diallo. « Si l'occident ne prie pas c'est parce qu'il travaille » à ces propos de Samba Diallo, le chevalier rétorque en redéfinissant le travail en fonction de la théosophie:« - Veux-tu maintenant que nous élargissons et examinons ces idées en fonction de Dieu?- Oui, prenons le cas où le travail vise à conserver la vie.Raisonnons sur lui, puisqu'il est le cas de rigueur. Mêmedans ce cas, le travail diminue la place de Dieu dans l'attentionde l'homme. Cette idée me blesse par quelque côté. Ellem'apparaît contradictoire. La conservation de la vie - doncle travail qui le rend possible - doit être pie parexcellence » (L'A.A.P.110)Samba Diallo qui maintenant fait son initiation à la pensée occidentale en lisant d'abord Pascal et Descartes se réjouit de savoir que les paroles de son père et celles des philosophes de l'occident se rejoignent dans les fondements de la pensée monothéiste: « ainsi, se dit-il, les maîtres sont d'accord. Descartes, ainsi que le maître des Diallobé, ainsi que son père, ont tous éprouvé la dureté irréductible de cette idée.  La joie de Samba Diallo s'accrut de cette convergence; le travail n'est pas une source nécessaire de conflit entre eux... » (P.116).L'initiation dans la pensée positiviste occidentale est le parcours de l'initié en quête d'une foi ontologique réifiée ( ce que nous avions expliqué lorsque nous avions évoqué la quête des douze grains) « la perspective mystique étant toujours et partout essentiellement la même, en dépit des modifications particulières dues au milieu dans lequel elle s'épanouit et à la forme religieuse sur laquelle elle s'appuie, on voit des systèmes éloignés et sans parenté entre eux, présenter une similitude extraordinairement étroite et coïncider même en bien des modalités d'expression... Nombres d'auteurs écrivant sur le soufisme n'ont pas tenu compte de ce principe, d'où la confusion qui a longtemps régné. »A la lumière de cette opportune remarque de Nicholson (18) nous serons à notre tour réconforté de dire que les parcours initiatiques sont différents dans leur forme mais convergents dans leur contenu théosophique. Nous voyons donc ce transfert du contenu doctrinal vers l'univers de la littérature où le voyage initiatique se réalise en occident.Conjointement au thème du travail, c'est celui de l'Apocalypse qui à son tour renforce le ton classique de l'auteur.3. L'APOCALYPSE.«Dieu en qui je crois, si nous ne devons pas réussir, vienne l'Apocalypse: prive-nous de cette liberté dont nous n'aurons pas su servir. Que ta main, alors, s'abatte, lourde, sur la grande inconscience. Que l'arbitraire de Ta volonté détraque le cours stable de nos lois » A.A.P.93C'est sur cette incantation que se termine tout un chapitre (VII) sur la vision apocalypse du narrateur.Ce chapitre évoquant l'apocalypse suit celui ou le narrateur raconte les derniers instants de Samba Diallo dans le foyer ardent ou il reçut les vérités des paroles mystiques de son maître. Il doit maintenant quitter tous ceux qui ont contribué à son éducation religieuse pour aller à L. Ville de sa deuxième étape, son deuxième parcours: l'école étrangère où il doit apprendre  « à lier le bois au bois », « à vaincre même lorsqu'on n'a pas raison ». C'est le départ douloureux puisqu'il doit abandonner des valeurs qui l'ont vu naître pour des valeurs qui ne connaît pas encore, « longtemps, dans la nuit, sa voix fut celle des fantômes aphones de ces ancêtres qu'il avait suscités. Avec eux, il pleura leur mort; mais aussi longuement, ils chantèrent sa naissance. A.A.P.85Le thème de l'apocalypse n'est pas venu fortuitement puisque le narrateur sait ou il va. Toutes les séquences narratives depuis l'incipit jusqu'à l'explicit sont engendrées par le rapport Mort/Vie sauf que dans le récit initiatique, l'apocalypse ne survient que pour les « autres » car pour le narrateur initié cela suppose la vraie vie dans un univers ou tout s'effondre. La première initiation étant l'extinction du « Moi » sublime par la mortification: tout actant ou acteur doit périr au profit de l'ultime vérité: Dieu. Par conséquent, le thème de l'apocalypse engage cataphoriquement la mort de Samba Diallo: Il a dû mourir dans la parole du maître au foyer Ardent; mourir dans l'école étrangère et mourir ensuite par la main du fou qui accomplit la sentence rituelle de la mise à mort. « puis, après tout. Contraindre Dieu...lui donner le choix, entre son retour dans votre coeur, ou votre mort, au nom de sa gloire. » (P.187).La récurrence des sèmes apocalyptiques est évidente tout au long du récit: « comment le sauver (Dieu)? Lorsque la main est faible, l'esprit court de grands risques, car c'est elle qui le défend... » (P.20), même au prix de son sacrifice? » (P.21), « gens de Dieu, songez à votre mort prochaine. » (P23), gens de Dieu, vous êtes avertis, reprit Samba Diallo. On meurt lucidement, car la mort est violente qui triomphe, négation qui s'impose. Que la mort dés maintenant soit familière à vos esprits » (P.24) « Après la mort de Dieu, voici que s'annonce la mort de l'homme » (P.113) etc..La récurrence des sèmes apocalyptiques entraîne sémantiquement les séquences narratives vers l'issue fatale du récit.Sur le plan de la théosophie et en reprenant l'approche sémanalytique de Kristeva, les mots ainsi que les séquences narratives du récit ne sont que l'expression phéno-textuelle d'un géno-texte, un « engendrement de la formule ». La structure profonde du récit dans la théosophie, la narration substructurelle trouve son lieu du dire dans les fondements même de la théosophie. Sur les traces d'Avicenne, Louis Gardet nous explique que: « Pour Plotin, L'Un, Pensée pure et indifférenciée, « ne connaîtra ni les autres ni lui même ». Pour Aristote au contraire, Dieu se contemple lui-même, dans la perfection suprême de sa propre essence. Il est le pensée qui se pense en un acte immanent où est abolie toute dualité de sujet et d'objet. Mais en cet acte se consomme l'activité parfaite de Dieu. Il n'a besoin de rien connaître hors de lui, bien plus, il ne le peut, car toute activité et toute connaissance ad-extra serait incompatible avec son immutabilité. » (19.Par conséquent, le récit va vers une unité extra-textuelle. L'affrontement des idées, le conflit du  « même » et de « l'autre », le parcours dans la pensée occidentale, le dilemme entre la tradition et la modernité ne sont que des structures de surface. Le récit doit parvenir a sa propre destruction et de ce chaos doit émerger «  la pensée qui se pense en un acte immanent ou est abolie toute dualité de sujet et « d'objet » (plotin).Nous verrons tout au long du récit cette entropie actancielle opérer en opposant successivement les actants qui doivent à leur tour périr dés que le narrateur avance vers l'étage terminal de l'apocalypse du récit:Chapitre premier:Séquence de mortification dans la parole du Maître+perte des valeurs traditionnelles du foyer ardent, lieu séculaire d'initiation au profit de la nouvelle école « Monsieur le Directeur d'école, disait le maître, quelle bonne nouvelle enseignez-vous donc aux fils des hommes pour qu'ils désertent nos foyers ardents au profit de vos écoles. » (19)Chapitre IISéquences de mortification dans l'univers eschatologique de la mort- démystification de la mort par le surgissement de la Grande Royale: « je crois que le temps est venu d'apprendre à nos fils à vivre. Je pressens qu'ils auront affaire à un monde de vivants où les valeurs de mort seront bafouées et faillies. » (P.38)Chapitre IIISéquences de prise de conscience du narrateur qu'à la lourdeur du corps ( de la foi) doit se substituer le poids de la décision fatale d'envoyer les enfants des Diallobé à la nouvelle école (française): « Les hommes du Diallobé voulaient apprendre à « mieux lier le bois au bois » ils s'inquiètent de la fragilité de leur demeure, du rachitisme de leur corps, les Diallobé voulaient plus de poids. » Ainsi le poids de la tradition séculaire doit laisser la place au bonheur de la vacuité. L'exemple de la courge est signifiant pour le maître des Diallobé: « la courge est une nature drôle, dit enfin le maître. Jeune, elle n'a de vocation que celle de faire au poids. De désir que celui de se coller amoureusement à la terre. Elle trouve sa parfaite réalisation dans le poids. Puis, un jour, tout change. La courge veut s'envoler. Elle se résorbe et s'évide tant qu'elle peut. Son bonheur est en fonction de sa vacuité. De la sonorité de sa réponse lorsqu'un souffle l'émeut. La courge a raison dans les deux cas. » (14)L'opposition lourdeur/poids vs vacuité/bonheur accentue l'entropie actancielle aggravée par les propos de cette femme mystérieuse. La Grande Royale provoque la réponse qui délivre le récit de ce dilemme:   « Si je ne dis pas aux Diallobé d'aller à l'école nouvelle, ils n'iront pas. Leurs demeures tomberont en ruine. Leurs enfants mourront ou seront réduits en esclavage. La misère s'installera chez eux et leurs coeurs seront pleins de ressentiments... - La misère est, ici-bas, le principal ennemi de Dieu »  . (P.44)Nous voyons que le programme narrative apocalyptique poursuit son entropie en posant les dualités puis en les résorbant au profit du récit initiatique jusqu'à son épuisement sémantique (la mort du récit = la mort de Samba Diallo).Chapitre IVAnnulation des oppositions souffrance/bonheur, lourdeur/ vacuité et émergence des séquences transformatives, corporéité vs spiritualité. Chez la Grande Royale: « Samba Diallo se laissait gâter avec apparemment la même profonde égalité d'âme que lorsqu'il subissait les mauvais traitements du foyer » (P49)Il est étonnant de constater que l'émergence de la spiritualité chez le jeune Samba Diallo se réalise dans la même univers de Hayy Ibn Yaqdhân lorsqu'il se trouva en face du cadavre de sa mère adoptive ( la gazelle) et se mit à méditer sur ce quelque chose qui quitta le corps, le laissant inerte et sans vie jusqu'à découvrir par intuition spéculative les secrets de l'âme et par extrapolation l'Etre éternel.(cf notre première partie sur le H.I.Y d'Ibn Thophaïl).Pour le cas de Samba Diallo, c'est la mort de la vieille Relia, la douce nourrice protectrice qui le rendit malheureux. Il revint souvent méditer sur sa tombe en se souvenant de son corps et de son image; mais il comprit vite que la corporéité n'est que le contenant du secret de la vie et de l'âme: « cet engloutissement physique de la vieille Relia par le néant, lorsque le garçonnet en prit conscience, eut pour effet de la rapprocher davantage de sa silencieuse amie. Ce qu'il perdait d'elle, de présence matérielle, il lui sembla qu'il le regagnait d'une autre façon, plus pleine (...) longtemps, l'enfant, prés de son amie morte, songea à l'éternel mystère de la mort et, pour en compte, rebâtit le paradis de mille manières » (A.A.P.53)Le cas de Hayy Ibn Yaqdhân est identique concernant cette séquence transformative du récit, prenant comme support d'ascension mystique le corps de sa mère adoptive alors qu'elle mourut, il se remit à l'évidence que ce qu'il recherche est d'ailleurs :« alors, le corps entier lui parut vil et sans valeur auprès de cette chose qui, selon sa conviction y demeurait un temps et le quittait ensuite. Il concentra donc uniquement ses réflexions sur cette chose, se demandant ce qu'elle était et ce que c'était. Qu'est-ce qui l'avait attachée à ce corps, où elle s'en était allée, par quelle issue elle était passée quand elle était sortie du corps, quelle cause l'avait chassée, au cas où son départ avait eu lieu par contrainte, ou bien quelle cause avait rendu le corps si odieux pour qu'elle s'en séparât, au cas où son départ avait été volontaire.(H.I.Y.P.37).Cette analogie des séquences transformatives n'est pas fortuite car dans la tradition théosophique de l'Islam, l'amour de l'être physique est un obstacle ( awarid) dans le parcours initiatique. Le néophyte doit reconsidérer sa vision des êtres (les plus chers) et ainsi dépasser l'entendement commun de l'amour. Il doit se passionner pour le contenu et non pour le contenant (pour la substance et non pour la forme). L'exposé abordant ce thème dans le récit de Hayy Ibn Yadqhan est le méta-texte de toutes les séquences transformatives de la corporéité vs spiritualité:« (...) de la transformation des uns dans les autres, que de tout ce qui est à la surface de la terre rien ne conserve sa forme, mais que la génération et la corruption s'y succèdent indéfiniment; que la plupart de ces corps sont mélangés, composés de choses contraires, et c'est pourquoi ils tendent vers la corruption, qu'il ne s'en trouve aucun de pur, et que ceux qui se rapprochent de la pureté, de l'absence de mélange et d'adultération, sont très peu sujets à la corruption, comme l'or et l'hyacinthe. Or, les corps célestes sont simples, purs; par suite, ils ne sauraient être sujets à la corruption, et les formes ne s'y succèdent point » (H.I.Y.P.74). C'est dans cet esprit de discernement et d'élévation que se poursuit la quête de tout initié au soufisme mais lorsque le support de l'expression de ces états d'âme est la littérature par l'écriture, les champs lexicaux subissent un écart sémantique puisqu'ils glissent vers l'univers métaphorique et/ou allégorique ( le cas de cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib est plus édifiant).Continuellement dans cette démarche apocalyptique, le narrateur de l'Aventure Ambiguë procède par transformation d'un niveau à un autre tout en aggravant le ton des dialogues entre les différents personnages actants du récit ainsi qu'en annulant les paradoxes après les avoir confrontés à la vision occidentale de l'être ( dans la foi).Le chapitre qui va suivre est lui aussi cataphorique, il annonce l'histoire troublante de Samba Diallo qu'il prépare à la fin tragique et pathétique dans la même stratégie narrative de la mise en opposition des actants duels.Chapitre VL'ordre nouveau apporté par les blancs et la mise en scène de deux protagonistes du drame africain: le fils de Delacroix (par allégorie, le christianisme) et Samba Diallo (par allégorie, l'Islam noir) et la rencontre de deux religions monothéistes dans un espace privilégie (l'école des blancs):« ceux qui n'avaient point d'histoire rencontraient ceux qui portaient le monde sur leurs épaules. Ce fut un matin de gésine. Le monde connu s'enrichissait d'une naissance qui se fit dans la boue et dans le sang. (L'A.A.P.59)Voici un énoncé à valeur d'antithèse: « l'histoire de la vie de Samba Diallo est une histoire sérieuse. Si elle avait été histoire gaie, on vous eut raconté quel fut l'ahurissement des deux enfants (....) Mais il ne sera rien dit de tout cela, parce que ces souvenirs en ressusciteraient d'autres, tout aussi joyeux, et égaieraient ce récit dont la vérité profonde est toute de tristesse. » (P.62)La récurrence du thème de l'apocalypse maintient le narrateur en éveil stratégique d'écriture puisqu'il l'avoue lui-même; il ne peut donner une tournure gaie du récit même s'il le pouvait. Il doit procéder par entropie actancielle fidèle à son programme narratif d'où, nous voyons émerger une de ses structures profondes (mort vs vie) dans ce petit dialogue entre les deux représentants de ces deux cultures:« - Regarde, Jean, comme cette fleur est belle. Elle sent bonIl se tut un instant puis ajouta, de façon inattendue.- mais elle va mourir...Son regard avait brillé, les ailes de son nez avaient légèrement frémi quand il avait dit que la fleur était belle.il avait eu l'air triste l'instant après.- elle va mourir parce que tu l'as coupée, risqua Jean.- Oui, sinon, voilà ce qu'elle serait devenue.il ramassa et montra une espèce de gousse sèche et épineuse. » (P.69)La vision des choses est différente chez Samba Diallo; elle est prémonitoire chez le narrateur « cette belle fleur doit mourir dans tous les cas » la mort de Samba Diallo est évidente mais il doit avant tout donner un sens à son sacrifice lorsque tout périt à ses yeux pour ne laisser la place qu'au sens qu'il veut donner à sa quête ontologique.Il est toujours question de cette vacuité qu'il doit remplir par la connaissance qu'il a héritée de ses maîtres. L'Occident travaille les contenants, l'Africain a science des contenus, Hamidou Kane en fait le parcours initiatique. Par la bouche de son narrateur, il tue la forme, admire la substance, démystifie le néant et enfin rejoint l'idée matricielle de l'Unité de l'Existence enseignée par ses prédécesseurs dans la voie des mystiques. Il se le rappelle dans cet énoncé autobiographique par la bouche de son personnage Samba: « Mon Dieu, Tu ne Te souviens donc pas? Je suis bien cette âme que tu faisais pleurer en l'emplissant. Je t'en supplie, ne fais pas que je devienne l'ustensile que je sens qui s'évide déjà (...) Souviens-toi comme tu nourrissais mon existence de la Tienne. Ainsi le temps est nourri de la durée. Je te sentais la mer profonde d'où s'épandait ma pensée et en même temps qu'elle, tout. Par toi, j'étais le même flot que tout. » (P.139)Chapitre VIILa raison d'un exil et la parole ressuscitée. Les séquences narratives de ce chapitre ne sont plus transformatives dans la dynamique de l'entropie actancielle mais catalysantes. Le narrateur par la bouche du chevalier justifie l'exil de Samba Diallo et par la même de son peuple dans l'univers de ceux qui ont su maîtriser l'extérieur et parfait l'outil. Cependant les signes précurseurs de l'apocalypse du récit sont toujours distribués sémiotiquement. La métaphore du fleuve est là pour catalyser le programme narratif de l'apocalypse engendré par l'instance de la théosophie:« du fond des âges, il sentait sourdre en lui et s'exhaler par sa voix un long amour aujourd'hui menacé. Progressivement se dissolvait, dans le bourdonnement de cette voix, quelque être qui tout à l'heure encore était Samba Diallo. Insensiblement, se levant des profondeurs qu'il ne soupçonnait pas, des fantômes l'envahissaient tout entier et se substituaient à lui. Il lui semblait que sa voix était devenue innombrable et sourde comme celle du fleuve certains soirs » (P.84)Dans la tradition théosophique, la symbolique du fleuve qui emporte tout dans son passage lorsqu'il est en crue exprime la force destructrice du destin imprévisible; elle est la constante de l'univers où flottent les apparences d'un extérieur trop fragile. Nous retrouvons ici un des précieux enseignements de Tierno Bokar, le Maître de la parole de Bandiagarra:« La féerie des nuages multicolores qui saluent le soleil à son lever et à son coucher s'évanouit quelques instants après l'aurore ou le crépuscule. De même le charme de la vierge ne tarde pas à se faner. Au cours de ses ans, la jouvencelle devient une laideronne aux traits ravinés. Et qu'en est-il des mets délicieux? A peine la bouchée de nourriture a-t-elle dépassé la luette qu'elle se noie dans les liquides organiques du corps.O Toi, adepte, encore au seuil de cette Zaouia ou nous souhaitons voir briller pour nous tous et pour tout ce qui vit la flamme sacrée du bon conseil, sache que la beauté purement physique est aussi éphémère que les feux du crépuscule ou le rougeoiement de l'aurore. Détourne tes efforts de la recherche exclusive de cette beauté et dirige-les vers l'acquisition de la véritable et immuable beauté: la beauté intérieure, celle qui fleurit dans les prairies spirituelles. Cherche en Vérité et cherche encore: cherche dans les ténèbres de la vie matricielle et, quand tu l'auras méritée de Dieu, l'étoile brillante dont il est question dans le livre saint te guidera dans le jardin des beautés réelles et éternelles. (20Chapitre VIIRécurrence du thème de l'Apocalypse:« Paul Lacroix, debout derrière la vitre fermée, attendait qu'attendait-il? Toute la petite ville attendait aussi, de la même attente concernée, le regard de l'homme erra sur le ciel ou de longues barres de rayons rouges joignaient le soleil agonisant à un Zénith qu'envahissait une ombre insidieuse. « Ils ont raison, pensa-t-il, je crois bien que c'est le moment. Le monde va finir, l'instant est fragile. (A.A.P.86)La récurrence du thème de l'apocalypse n'est pas fortuite, le narrateur consciemment sème l'angoisse existentielle même chez ses personnages les plus cartésiens. En fait il est toujours fidèle à son programme narratif puisqu'il doit sémantiquement entraîner son récit vers sa propre apocalypse et en méta-texte c'est la vision apocalyptique de ses maîtres ( Tierno Bokar) qui engendre le discours. Chapitre VIIILe dilemme d'un choix et la vision de « l'autre » par le « même » (vision toujours apocalyptique)« Mon Dieu, vous avez voulu que vos créatures vivent sur la coquille solide de l'apparence. La vérité les noierait. Mais, Seigneur de vérité, vous savez que l'apparence prolifère et durcit. Seigneur, préservez-nous de l'exil derrière l'apparence » (A.A.P.95)Cette prière du Maître des Diallobé surgit du dilemme de son choix décisif pour envoyer les enfants des Diallobé à l'école des étrangers. Le fou, enfant des Diallobé connaît déjà « l'autre monde » où l'enveloppe de la coquille étouffe la grande vérité du corps, le fou qui avait déjà connu l'exil au pays des blancs en ayant même participé à une de leur guerre décrivant la cité des blancs en employant un lexique issu de sa propre vision du monde( la notion de personne y est totalement différente):« il n'y avait aucun pied. Sur la carapace dure, rien que le claquement d'un millier de coques dures. L'homme n'avait-il plus de pieds de chair? (...) depuis, que j'avais débarqué, je n'avais pas vu un seul pied.(...) Cette vallée de pierre était parcourue, dans son axe par un fantastique fleuve de mécanique engagée (...) Là, devant moi, parmi une agglomération habitée, sur de grandes longueurs, il m'était donné de contempler une étendue parfaitement inhumaine, vide d'hommes. Imagines-tu cela, maître, au coeur même de la cité de l'homme, une étendue interdite à sa chair nue, interdite aux contacts alternés de ses deux pieds. » (P.104)Parallèlement au thème de l'apocalypse nous voyons que le narrateur engage par anticipation le thème de l'exil. C'est le récit impossible doublement puisque ce qui attend Samba Diallo c'est l'accomplissement de l'apocalypse ou l'exil dans une métamorphose inachevée entre sa culture dans la parole du Maître et celle où l'enveloppe est dominante.Au sujet de cette notion de personne en Afrique Noire, Roger Bastide nous explique que « pour l'Africain, on ne peut dire que le principe d'unité soit le corps, puisqu'il y a plusieurs âmes corporelles; et même s'il existait une unicité corporelle, le corps ne pourrait communiquer à l'âme son unité. Car il y a plusieurs âmes spirituelles; force vitale, ombre, double... et nous devons reconnaître l'indépendance de ces divers principes. On sait que la pensée africaine est une pensée par correspondance mystique et non pas, comme la nôtre par « emboîtement » logique ». (21)Réconforté par cette approche du CNRS il nous paraît légitime nous concernant ( sur le plan de la littérature) de ne concevoir l'étude d'une oeuvre africaine à contenu théosophique que par le retour aux principes fondateurs de la pensée africaine.Le récit de Kane voulant engager la métamorphose du « même » dans l'univers de « l'autre » déclenche l'apocalypse du récit qu'il ne peut plus dominer.  « Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre » dira la Grande Royale qui, comme nous l'avions dit symbolise la nouvelle Afrique.L'Africain a perdu la guerre contre les blancs; la défaite est totale; il s'agit maintenant de gagner la guerre des mots sur le champ de bataille qu'est la littérature. Tous les écrivains africains l'ont compris et notre genre initiatique est celui de la confrontation des idées ontologiques. Mais là aussi l'Aventure Ambiguë est le drame de l'échec évident (puisqu'il faut aussi écrire dans la langue de « l'autre »).Nous ne négligeons pas qu'il y a aussi un élan associationniste et assimilationniste dans le récit de Kane fidèle à la nouvelle éducation africaine prônée durant la période coloniale par les mouvements d'assimilation:  «  une culture Franco-Africaine s'ébauche qui, puisant son inspiration dans la pure tradition française, plonge dans la source profonde de la vie indigène...Notre éducation africaine doit avoir un regard tourné vers la France pour recevoir la lumière, un regard tourné vers l'Afrique pour y puiser des énergies d'actions... Il faut développer une culture africaine qui révélera à l'indigène son pays et son âme, pour la faire accéder par degré à cet idéal de la culture Franco-Africaine qui sera le ciment d'une association féconde et définitive. »(Education Africaine N° 87. 1934).Mais le thème de l'échec est aussi présent que celui de l'association. Lucien Goldman abordant la caractéristique du roman nous dit que « le roman se caractérise comme l'histoire d'une rencontre de valeurs authentiques sur un monde dégradé, dégradation qui, en ce qui concerne le héros, se manifeste principalement par la médiation, la réduction des valeurs authentiques au niveau implicite et leur disparition en tant que réalités manifestées » (22).Chapitre IX (cf. notre étude sur le thème étudié supra: Le Travail.)Nous voyons que dans ce chapitre ce n'est plus l'homme indigène que glorifie son maître blanc mais c'est l'homme africain qui plaint l'homme blanc de ne pouvoir percevoir les vérités profondes de la vie et se propose de ne pas l'abandonner dans la construction commune de la cité idéale: «  la cité future, grâce à mon fils, ouvrira ses baies sur l'abîme, d'où viendront de grandes bouffées d'ombre sur nos corps desséchés, sur nos fronts altérés. Je souhaite cette ouverture de toute mon âme. Dans la cité naissance, telle doit être notre oeuvre, à nous. » (P.93).« Nous ne pouvons abandonner nos frères qui ne croient pas. Le monde leur appartient autant que nous. Le travail est une loi autant qu'à nous. Ils sont nos frères. Leur ignorance de Dieu, souvent, elle leur sera advenu comme un accident de travail, sur les chantiers ou s'édifie notre demeure commune. Pouvons-nous les abandonner? » (P.117)Par les enseignements de la théosophie et à la lumière de la parole de Tierno Bokar, ces énoncés narratifs que nous avons rapportés ne sont pas fortuits, ils expriment la profondeur de la pensée ontologique ( ainsi que sa portée universaliste). Voici un extrait du dialogue entre le Maître et le disciple concernant la relation avec les gens d'une autre foi:« Tierno, lui demandai-je un jour, est-il bon de converser avec les gens d'une autre foi pour échanger des idées et mieux connaître leur Dieu?Pourquoi pas? Je te dirai: il fait causer avec les étrangers si tu peux rester poli et courtois (...) croire que sa race et sa religion, est seule détentrice de la vérité est une erreur. Cela ne saurait être. En effet, la foi est comparable (d'une nature) à celle de l'air, comme l'air, elle est indispensable à la vie humaine et l'on ne saurait trouver un seul homme qui ne croie véritablement et sincèrement à rien. La nature humaine est telle qu'elle ne peut pas ne pas croire en quelque chose: Dieu ou diable, force ou fortune, chance ou malchance. »(23)Le narrateur de l'Aventure Ambiguë aura tout tenté avant l'Apocalypse du récit. Cette technique de dramatisation du texte tient le rôle d'énigme dans le récit classique (sujet vs objet, adjuvant vs opposant) la volonté de communier avec « l'autre » engage le procédé d'équilibre (mais vite rompu) par le programme apocalyptique de la narration.La première partie du récit s'achève dans la mise en texte de cette entropie actancielle où le thème de l'apocalypse est omniprésent. La deuxième partie du récit amorce la descente en enfer de l'initié, il doit maintenant s'initier au projet civilisationnel de l'occident. Le narrateur a voulu qu'il aille terminer ses études de philosophie en France non pas dans le cadre de l'assimilation ni celui de l'association mais plutôt pour aggraver le processus apocalyptique de son récit. Il sait que Samba Diallo est déjà mort symboliquement, les épreuves de mortification subies au Foyer Ardent lui ont ôté toute idée d'intégration ou d'assimilation. La Parole du Maître est douloureusement incrustée dans le plus intime de son moi: « Le maître, lui, a un corps fragile qui déjà est très peu présent. Mais de plus, il a la parole qui n'est faite de rien, mais qui dure... qui dure. Il a le feu qui embrase les disciples et éclaire le foyer. La disparition de ce corps peut-elle rien à tout cela? L'amour mort laisse un souvenir, et l'ardeur morte? Et l'inquiétude? le Maître, qui était plus riche que la vieille Rella, mourrait moins complètement qu'elle; Samba Diallo le savait »(A.A.P.75)Le narrateur a pris soin d'anticiper cette vérité pour permettre l'aboutissement de son programme narratif (la mort du récit). Mais avant de livrer son récit totalement à l'échec, il prend soin d'installer la métamorphose inachevée qui accomplit le destin fatal. .4. LA METAMORPHOSE INACHEVEE.« il arrive que nous soyons capturés au bout de note itinéraire, vaincus par notre aventure même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voila devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne s'achève pas, elle nous installe dans l'hybride et nous y laisse » (A.A.P.125)Sur ces propos de l'auteur par la bouche de son personnage, le lecteur peut lui aussi anticiper l'explicite du récit surtout lorsque le narrateur fait dire à Samba Diallo cette phrase fatale » j'ai choisi l'itinéraire le plus susceptible de me perdre. » (P.125)Samba Diallo savait qu'en quittant le foyer Ardent, il irait à sa perte mais l'instance de la théosophie est plus forte que la logique du récit, le méta-texte tyrannise le texte (phénotexte) car aborder l'initiation dans la tradition théosophique de l'Islam c'est rompre avec le quotidien des hommes pour ne percevoir que la pensée qui se pense en dehors de toute dualité.Si nous faisons une approche comparative entre ce chapitre et l'ouverture du roman d'Ibn Thophaïl, nous constatons que les deux se désengagent rhétoriquement de la pensée des philosophes en s'affranchissant ainsi de la philosophie (bien que Diallo fasse ses études en philosophie).Cas de Hayy Ibn Yaqdhân:« Ne crois pas que la philosophie qui nous est parvenue dans les écrits d'Aristote, d'Abou Naçr El-Farabi et dans le livre de la Guérison d'Avicenne, satisfasse au désir qui est le tien; ni qu'aucun des Andalous ait écrit de suffisant sur cette matière » H.I.Y.P.10.Cas de Samba Diallo:« -Il m'a semblé que cette histoire avait subi un accident qui l'a gauchie et, finalement, sortie de son projet. Est-ce que vous me comprenez? Au fond, le projet de Socrate ne me paraît pas différent de Saint Augustin, bien qu'il y ait eu le Christ entre eux. Ce projet est le même jusqu'à Pascal. C'est encore le projet de toute la pensée occidentale » (l'A.A.P.125)Le projet dont parle le narrateur par la bouche de son personnage est celui de la pensée unitive où s'effondre toute dualité du sujet et de l'objet. Samba Diallo l'ayant compris, sa descente en enfer se fait dans la pensée philosophique de « l'autre », le contre discours d'Ibn Thophaïl est repris dans le récit de Kane puisqu'il doit lui aussi réfuter la thèse des philosophes en aggravant le processus de la métamorphose.Dans la tradition théosophique de l'Islam, la philosophie n'est nullement le lieu du dire du discours ésotérique mais le lieu éventuel de vérification des thèses unitives des Soufis de tous les temps: « Les pensées.. Hum! Pascal. C'est certainement l'homme d'Occident le plus rassurant, mais méfie-toi de lui. Il avait douté. Lui aussi a connu l'exil. Il est vrai qu'il est revenu ensuite, en courant; il sanglotait de s'être égaré, et en appelait au «Dieu d'Abraham, d'Issac et de Jacob » contre celui des « philosophes et des savants. Son itinéraire de retour commença comme un miracle et s'acheva comme une grâce. Les hommes d'Occident connaissent de moins en moins le miracle et la grâce. »(P.108)Chapitre II:La mort de la parole et la tyrannie de l'instant: La parole initiatique doit se pérenniser au profit de la parole du maître des Diallobé. La durée l'emporte sur l'instant. C'est dans cet univers théosophique que le maître des Diallobé remet le « Turban » de la succession à Demba en l'absence de Samba Diallo. Dans le rituel de la passation des pouvoirs que lui avaient conférés ses maîtres, il fit cette réflexion qui n'est pas sans grande importance dans la métamorphose du récit initiatique soumis maintenant à la durée et non à l'instant:« - Je ne suis rien, dit le maître haletant. Je vous supplie de sentir avec moi, comme moi, que je ne suis rien. Seulement un écho minuscule qui prétendit, le temps de sa durée, se gonfler de la parole. Prétention ridicule. Ma voix est un mince filet, qu'est ce qui n'est pas ma voix? La parole dont prétendit se gonfler ma voix est l'universel débordement. Ma voix ne peut pas faire entendre son bruit misérable, que déjà la durée par deux fois ne l'ait bouchée et emprisonnée. L'être est là, avant qu'elle s'élève, qui est intact, après qu'elle s'est tue . Sentez-vous comme je suis l'écho vain? » (L'A.A.131).La durée tend vers l'Apocalypse, l'instant construit l'histoire de la pensée unitive confrontée à l'apparence (dhahir).Le narrateur est conscient de la trajectoire fatale de la parole (où la durée l'emporte sur l'instant).En abordant l'aspect du temps et de la durée nous ne pouvons pas ne pas empiéter dans un domaine qui vient de se frayer une place dans l'analyse du roman africain: L'ethnopsychiatrie et l'organisation spatio-temporelle de la personne en Afrique Noire.Cette approche nous aidera à cerner l'aspect spatio-temporel du récit initiatique s'agissant de l'oeuvre de Kane. écoutons tout d'abord l'intervention du groupe du CNRS (J.Broustra, P.Martino, et M.Simon) :« Dans l'univers mythique, « les espaces sont toujours de véritables temples et les temps sont des fêtes » disait M.Mauss, la révélation entre le temps et le domaine sacré est, nous le savons bien, évidente. Les rites, qui réactualisent les mythes, abolissent le temps profane, introduisant au temps primordial restauré, véritablement revécu et non simplement commémoré. Il s'agit là d'un temps qualificatif, justement sous-tendu par ces rites qui font revivre l'univers mythique. Pour reprendre encore M.mauss: « les qualités du temps ne sont pas autre chose que des degrés ou des modalités du sacré », (...) le temps vécu se traduit en une série de temps juxtaposés (...) A intérieur de ces temps juxtaposés, l'individu peut se trouver dans chacun d'eux successivement ou simultanément dans plusieurs à la fois. (...) Ainsi la notion du temps et la notion d'être ne se distinguent pas l'une de l'autre. Le mythe est véritablement une manifestation de l'être, il est une parole. » (24)Le récit de Kane raconte toute une histoire, celle de l'élite africaine confrontée au temps laïque mais son aspect autobiographique à contenu théosophique rend l'univers spatio-temporel du roman encore plus complexe: se conjuguent la durée mythique de la théosophie, la durée autobiographique et la durée de la diégèse; c'est ce qui donne cet aspect de temps juxtaposés où nous sommes encore loin de la linéarité temporelle (suite d'événements cohérents régis par le principe de la causalité). Le narrateur rend compte de ses états de conscience (autopsychégraphie) et non d'un univers extra-linguisuique. C'est une des caractéristiques propres à tous les récits initiatiques (nous avions déjà étudié cette question dans notre première partie cf. ch. l'oeuvre en genèse).Disons tout de suite à la lumière de ce que nous venons de citer plus haut que le narrateur est à l'intérieur d'une durée où il est successivement ou simultanément dans plusieurs temps à la fois, temps mythique et temps laïque, temps des ancêtres et temps de la modernité, temps de la parole et temps de l'écriture; la mise en opposition de cette ambivalence engage le temps apocalyptique de roman. Nous concevons le temps apocalyptique comme étant l'instant ultime où s'arrête la durée. Avec la mort de la parole du maître s'engage la mort de l'instant des ancêtres et l'émergence de l'instant de « l'autre » mais le péril est là, la parole du maître morte est plus profonde et agissante que lorsqu'elle était dominante sur les gens des Diallobé. La descente en enfer de Samba Diallo dans « l'autre parole » ne fera qu'aggraver la conscience séculaire et au lieu de la véritable illumination (résurrection) c'est une remontée encore plus angoissante puisque l'interférence de la pensée occidentale brouille la lucidité unitive de Samba Diallo: « ils disent que l'être est écartelé de néant, est un archipel dont les îles ne tiennent pas par en dessous noyées qu'elle sont de néant. Ils disent que la mer, qui est telle que tout ce qui n'est pas elle y flotte c'est le néant. Ils disent que la vérité, c'est le néant, et l'être avatar multiple. »(A.A.P.139). Le doute s'installe, non pas dans la foi de Samba Diallo, mais dans sa connaissance de Dieu. La théosophie musulmane se voyait en échec avec la réussite de l'apparence: « c'est avec la mort de Dieu que l'occident immortalise l'homme,  et toi, tu bénis leurs errements. Tu lui attaches le succès comme l'endroit à l'envers. Sous le flot de leur mensonge qui s'étend, la richesse cristallise ses gemmes. Ta vérité ne pèse plus très lourd, mon Dieu.. »(A.A.P.139)Chapitre III:Emergence de la conscience africaine face au colonialisme français + alourdissement de la durée dans les temps laïques.C'est le seul chapitre du récit où surgit le personnage historique. S'il s'agissait d'une littérature de combat comme se fut le cas de plusieurs écrivains contemporains à Kane. Pierre Louis est le combattant farouche pour la libération du peuple noir mais le narrateur de l'Aventure Ambiguë le met dans un Univers où « on y rencontre des objets de chair, ainsi que des objets de fer » (p.140) « on y rencontre aussi des événements. « Les consécutions encombrent le temps, comme les objets encombrent la rue. Le temps est obstrué par leur enchevêtrement mécanique. On ne perçoit pas le fond du temps et son courant lent ».(p.140)Si le narrateur a consciemment fait surgir ce personnage dans cet univers c'est parce que le combat qu'il mène n'est pas celui de la liberté de l'homme mais de celle de la conscience universelle. C'est pourquoi J.Chevrier avait vu juste en soulignant cette analyse: « au-delà de cette confrontation c'est finalement le problème de l'Existence qui est posé. On voit par là comment cheikh Hamidou Kane, échappant à la donnée temporelle et politique de son sujet, l'angoisse d'être noir, débouche sur une réflexion qui nous concerne tous: l'Angoisse d'être homme.» (A.A. couverture finale).Concernant l'attitude romanesque dans la littérature africaine d'expression française, l'analyse du roman africain ne peut saisir la place centrale du thème des traditions. Tout semble se déterminer en relation à lui, sur le plan de la forme commune, celui de la signification, il s'agit toujours d'évaluer le chemin parcouru d'un processus d'évolution, de dessiner ou de préciser le visage du roman, mais toujours à partir d'une situation de départ, d'une tradition. De même qu'on ne peut analyser le dessein narratif sans référence au discours traditionnel, de même on ne peut saisir l'angoisse, la détresse de l'individu déshérité dans le contexte urbain si on ne garde à l'esprit les formes traditionnelles de la vie en milieu rural.On peut distinguer trois attitudes des romanciers au regard du problème des traditions:a-Tradition. On réhabilité la tradition en développant le sentiment de la spécificité culturelle africaine (contre le colonialisme).b- Tradition et progrès: l'intention n'est pas de s'appesantir sur le divorce entre la tradition et le progrès, mais de montrer leur interaction, la représentation des personnages de ces deux réalités, leur mutation, le bouleversement du paysage culturel et les efforts des uns et des autres soit pour s'identifier à un passé révolu, soit pour postuler un monde dont on ignore tout (personnage énigmatique ou/et problématique).C- Traditions et perspectives: Tout se résume en un conflit culturel qui remet tout en cause, les romanciers n'ont pas d'ambition d'ouvrir des voies nouvelles. Ils décrivent les rapports de l'individu au groupe social, ils les critiquent, ils en proposent le réaménageront. Presque tous se prononcent dans la conciliation de la tradition et du modernisme.L'interaction entre la parole du « même » et celle de « l'autre » est pertinente dans le récit de kane; le style direct employé dans la dramatisation des séquences narratives est là, certes, pour justifier cet aspect mais nous l'avions dit, la mise en dualité où l'interaction des actants duels n'est qu'un procédé de l'entropie actancielle. Toute l'opposition doit périr au profit d'une unité mystique: celle de l'unité de l'Existence. Le narrateur doit forcément donner l'apparence d'un conflit entre le « même » et « l'autre » mais ce n'est que le prétexte de support du phénotexte puisque tout est régi par l'Instance de la théosophie.Le romancier tente de réhabiliter la tradition en développant le sentiment de la spécificité culturelle africaine mais puisque le « je « de la tradition théosophique est tyrannique, le récit va vers son échec.Dans cette catégorisation du roman africain proposée par Mohammadou Kane (25), notre genre initiatique, de par sa singularité et le ton classique de son récit, n'obéit à aucun des types soulignés plus haut; bien que la trame narrative et l'émergence de certains personnages (Pierre Louis) pourrait le classer dans le deuxième type (tradition et progrès). Mais comme nous l'avions souligné ce genre initiatique échappe à toute donnée temporelle et politique de son temps. Son lieu du dire est la parole initiatique, et l'espace de sa dynamique est le mythe de la pensée unitive. C'est pour cette raison qu'en fin de parcours aucune perspective n'est donnée à cette littérature puisque le héros accomplit son suicide rituel qui symboliquement entraîne la mort du récit et l'extinction de ce genre.Nous retrouvons comparativement cette phrase d'Ibn thophaïl s'agissant de l'écriture de la théosophie; « la langue ne saurait le décrire, ni le discours en rendre compte; car il est d'un autre ordre et appartient à un autre monde ». (H.I.Y.P.2)Chapitre IV:Samba Diallo est toujours confronté aux idées progressistes; Lucienne, personnage représentatif de cette jeunesse progressiste qui milite dans le parti communiste n'arrive plus à comprendre l'élan idéologique de son hôte, étudiant avec elle en philosophie. Leurs combats sont totalement différents. L'une combat pour la liberté des hommes, l'autre pour Dieu:« - Lucienne, mon combat déborde le tien dans tous les sens »(p.125)« - Par là, mon combat est loin derrière le tien, dans la pénombre de nos origines. »(P.153)« - Ne nous cachons rien, cependant. De ton propre aveu, lorsque tu auras libéré le dernier prolétaire de sa misère, que tu l'auras réinvesti de dignité, tu considéreras que ton oeuvre est achevée. Tu dis même que tes outils, devenus inutiles, dépériront, en sorte que rien ne sépare le corps nu de l'homme de la liberté. Moi, je ne combats pas pour la liberté, mais pour Dieu. »(P.154)Le narrateur de l'Aventure Ambiguë aura tout tenté pour que l'occident ait raison, pour que son récit rejoigne la catégorie des romans africains confrontés aux problèmes de la modernité mais l'Instance de la théologie tyrannise le projet et la parole du maître resurgit :»- Lucienne, ce décor, c'est du faux: Derrière, il y a mille fois plus beau, mille fois plus vrai: Mais je ne trouve plus le chemin de ce monde .  »  (p.157)Dans la tradition théosophique nous retrouvons cet état de contemplation où l'initié dans la voie de Dieu revient toujours à cette euphorie extatique. Hayy Ibn Yaqdhân avant lui ne cessait de l'évoquer: « Parvenu à l'absorption pure, au complet anéantissement de la conscience de soi, l'Union véritable, il vit intuitivement que la sphère suprême, au-delà de laquelle il n'y a point de corps, possède une essence exempte de matière, qui n'est pas l'essence de l'Unique, du Véritable, qui n'est pas non plus la sphère elle même, ni quelque chose de différent de l'une et de l'autre, mais qui est comme l'image du soleil reflétée dans un miroir poli: cette image n'est pas le soleil, ni le miroir, ni quelque chose de différent de l'un et de l'autre. Il vit que l'essence de cette sphère, essence séparée, a une perfection, une splendeur, une beauté trop grandes, pour que la langue puisse les exprimer, trop subtiles pour revêtir la forme de lettres ou de sons. »(H.I.Y.P.92)Ce passage du récit initiatique authentique constitue le méta-texte du récit de kane. Le narrateur sait comme le savait celui de Hayy que le récit est impossible mais il aura tenté l'écriture au péril de la parole.C'est surtout le souvenir de ces contemplations extatiques que Samba Diallo éprouvait alors qu'il était dans l'univers mystique du foyer ardent qui provoque le désarroi. Comme son prédécesseur Hayy, il doit retourner dans son île déserte, celle où la raison même religieuse de l'homme n'a plus le droit de s'interférer entre l'homme et son «  Amant » . Ainsi, ces séquences narratives progressent vers l'Apocalypse. Samba Diallo, dans sa descente en enfer, (au pays de la parole de « l'autre ») prépare son suicide et avec lui celui du récit:     «  Je crois que je préfère Dieu à ma mère » (p.156).Nous comprenons qu'ici le mot mère symbolise la France. Cette rhétorique camusienne fonctionne dans ce chapitre comme le verdict final de la narration; d'ailleurs plus que quelques pages nous séparent du drame existentiel voulu aussi bien par la narration impossible que par l'Instance de la Théosophie: le récit initiatique pur doit périr au profit de l'Ecriture comme l'ont été les textes sacrés au profit des littératures.Chapitre V: Le récit avorté.Voulant être le plus objectif avec sa narration à la troisième personne, le narrateur introduit son personnage néophyte dans l'univers vécu de l'immigration. Ce thème n'est abordé qu'accidentellement dans le parcours de Samba Diallo. C'est sa rencontre fortuite avec Pierre Louis dans le chapitre précédent qui engage ce chapitre. Le narrateur s'ingénie, dans une description soignée du cadre des présentations avec les membres de la famille de Pierre Louis, à investir le style descriptif narratif. L'allure du récit allait vers le roman psychologique puisqu'il tente de mettre en évidence les structures mentales des personnages immigrés en quête de leur identité africaine.Cependant, réengager le récit dans le contexte de l'immigration signifierait que Samba Diallo, personnage néophyte est un actant de dramatisation du processus d'assimilation ou d'intégration. Il a fallu l'intervention de la première instance, la théosophie, pour avorter ce programme narratif et permettre ainsi au premier contrat « fiduciaire » de poursuivre son itinéraire:« Il me semble qu'en venant ici, j'ai perdu un mode de connaissance privilégié. Jadis, le monde m'était comme la demeure de mon père: toute chose me portant au plus essentiel d'elle-même, comme si rien ne pouvait être que par moi. Le monde n'était pas silencieux et neutre. Il vivait. Il était agressif. Il diluait autour de lui. Aucun savant jamais n'a eu de rien la connaissance que j'avais alors de l'être» (...) ici, maintenant, le monde est silencieux, et je ne résonne plus. Je suis comme un balafon crevé, comme un instrument de musique mort, j'ai l'impression que plus rien ne me touche. »(A.A.P.163)Ce double engagement du narrateur à vouloir tenter le récit de fiction tout en respectant le contrat d'initiation ratifié par la première instance de la théosophie provoquera dans les chapitres suivants la précipitation de la mise en échec de ce même récit: La réduction notable de la mise en texte (en moyenne trois pages pour chaque chapitre contre une moyenne de dix pages pour la première partie), la déclaration de haine « nuancée » de Samba Diallo envers ceux qui l'ont conquis par la force troublante de l'écriture, « c'est peut-être avec leur alphabet. Avec lui, ils portèrent le premier coup rude au pays des Diallobé. Longtemps, je suis demeuré sous la fascination de ces signes et de ces sons qui constituent la structure et, la musique de leur langue »(p.172), le retour de la parole du maître des Diallobé provoqué par la vision fantasmagorique du maître: « il le vit avec une intensité presque hallucinante: là, en face de lui, dans la lumière jaune et parmi la foule entassée, le visage du maître des Diallobé avait surgi. Samba Diallo ferma les yeux, mais le visage ne bougeait pas. »(p.174) et la demande de résurrection (sortir de l'enfer de la parole des « autres »), « j'implore en grâce ta clameur dans l'ombre, l'éclat de ta voix, afin de me ressusciter à la tendresse secrète... » (p.174) font que le récit va inéluctablement vers son apocalypse. Le narrateur initié n'a plus rien à espérer dans cette descente en enfer ni rien à ajouter en transformations narratives. Le retour de Samba Diallo au pays des Diallobé est imminent: » il est grand temps que tu reviennes, pour réapprendre que Dieu n'est commensurable à rien, et surtout pas à l'histoire dont les péripéties ne peuvent rien à ses attributs. Je sais que l'occident, où j'ai eu le tort de te pousser, a là-dessus une foi différente, dont je reconnais l'utilité, mais que nous ne partageons pas. Entre Dieu et l'homme, il n'existe pas la moindre consanguinité, ni je ne sais quelle relation historique. (...)Dieu n'est pas notre parent. Il est tout entier en dehors du flot de chair, de sang et d'histoire qui nous relie. Nous sommes libres: (p.175)Ces propos du chevalier sont l'émergence déclarée du géno-texte, la victoire du soufisme théologique sur la parole de « l'autre », la résurrection dans l'unité de l'Existence, le retour à la parole initiatique première, celle de Hayy Ibn Yaqdhân où toute dualité périt au profit de la seule unité existentielle: l'éternité du monde en dehors de l'histoire des hommes. Le narrateur a tenté de vaincre même « lorsqu'on a pas raison » mais en provoquant la mort de l'être hybride (Samba Diallo) et par la même celle du récit.5. LA MORT DU RECIT.C'est la mort du maître des Diallobé, la mort de la parole même ressuscitée, la mort de la foi eschatologique de Samba Diallo et la mort du rituel religieux qui sont les conséquences dramatiques de la mise en conflit des deux paroles, du même et de l'autre; de la modernité et de la tradition, de l'écriture et de la parole des ancêtres. Le récit s'arrête, il ne dit plus rien qui vaille pour la narration, il ne raconte plus rien. Tous les personnages ont disparu comme par enchantement. Le fou qui incarne maintenant la véritable ambiguïté exécute sa sentence. Il tue Samba Diallo parce qu'il ne veut plus aller faire sa prière ni reconnaître qu'il est le successeur spirituel du maître des Diallobé.C'est la mort de l'Occident aux yeux des mystiques peuls et qui résume dans cette simple description: « Maître, ils n'ont plus de corps, ils n'ont plus de chair, ils ont été mangés par les objets. Pour se mouvoir, ils chaussent leurs corps de grands objets rapides. Pour se nourrir, ils mettent entre leurs mains et leur bouche des objets en fer..., C'est bien vrai, dit Samba Diallo, pensivement » (P.183)Le récit meurt et dans son apocalypse, il laisse le terrain totalement à la théosophie. L'instant disparaît au profit de la Durée. L'Ecriture elle même périt devant la tyrannie de la parole initiale; celle que Hayy Ibn Yaqdhân défendait tout au long de sa thèse unitive:Tout le dernier chapitre du récit manifeste cette mort du récit par la seule émergence de la seule voix ( le méta-texte). C'est la voix de la pensée unitive, de la théosophie musulmane qui se dédouble pour revenir définitivement à son unité indivisible:« - Je suis deux voix simultanées. L'un s'éloigne et l'autre croît. Je suis seul. Le fleuve monte: Je déborde... Où es tu? Qui est tu?- tu entres où n'est pas ambiguïté. Sois attentif, car te voilà arrivé... te voilà arrivé.- Salut! Goût retrouvé du lait maternel, mon frère demeuré au pays de l'ombre et de la paix, je te reconnais. Annonciateur de fin d'exil, je te salue.- je te ramène ta royauté. Voici l'instant, sur lequel tu régnais...- L'instant est le lit de fleuve de ma pensée. Les pulsations de l'instant ont le rythme des pulsations de la pensée; le souffle de la pensée se coule dans la sarbacane de l'instant. Dans la mer du temps, l'instant porte l'image du profil de l'homme, comme le reflet du Kaïlcédrat sur la surface brillante de la langue. Dans la forteresse de l'instant, l'homme, en vérité, est roi, car sa pensée est toute puissante, quand elle est. Où elle a passé, le pur azur cristallise en formes, Vie de l'instant, vie sans âge de l'instant qui dure, dans l'envolée de ton élan indéfiniment l'homme se crée. Au coeur de l'instant, voici que l'homme est immortel, car l'instant est infini, quand il est. La pureté de l'instant est faite de l'absence du temps. Vie de l'instant, Vie sans âge de l'instant qui règne, dans l'arène lumineuse de ta durée, infiniment l'homme se déploie. La mer: Voici la mer: salut à toi, sagesse retrouvée, ma victoire: La limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te regarde, et tu durcis dans l'être. Je n'ai pas de limite. Mer, la limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te regarde et tu reluis, sans limites, je te veux, pour l'éternité. » (L'Aventure Ambiguë)... Fin du récit.Tout l'investissement des images et des métaphores déployées dans ce chapitre qui clôture l'écriture de l'initiation dans la tradition théosophique de l'Islam est un retour au texte initial de Hayy Ibn Yaqdhân. L'instant dont parle le narrateur initié est celui de l'écriture de cette oralité initiatique mais la durée appartient à la théosophie. Cela correspond à la station de contemplation de cette unité existentielle chez Hayy où l'être devient immortel dans la durée de l'éternité du monde puisque, selon les soufis, le temps c'est Dieu lui-même.(cf. l'éternité du monde chez Avicenne).(26)La mort du récit est la conséquence de l'entrechoque de deux systèmes: Celui du monde matériel et celui du monde spirituel. Pour la littérature traditionnelle, le combat doit se dérouler ou bien dans le monde matériel ou bien dans celui des idées; il est terrestre ou céleste, mais non les deux à la fois. Si ce sont deux idées qui se battent, le sang de Samba Diallo ne peut être versé, son seul esprit est concerné. Maintenant le contraire, c'est enfreindre une des lois fondamentales de notre logique, qui est la loi du tiers exclu. Ceci et le contraire ne peuvent pas être vrais en même temps, dit la logique du discours quotidien. Tout événement a un sens littéral et un sens allégorique.Cette conception de la signification est fondamentale pour le récit initiatique à contenu théosophique (métamorphosé) et c'est à cause d'elle que nous avons du mal à comprendre où va la quête de Dieu dans la même quête du récit, entité à la foi matérielle et spirituelle.L'intersection impossible des deux contraires est pourtant sans cesse affirmée: « souviens-toi, comme tu nourrissais mon existence de la tienne. Ainsi, le temps est nourri de la durée. Je te sentais la mer profonde d'où s'épandait ma pensée et en même temps qu'elle, tout par toi, j'étais le même flot que tout. » (P.139) soupirait Samba Diallo devant le dilemme du choix entre l'ici-bas et l'au-delà. Le dynamisme du récit ne repose que sur la fusion des deux en un. C'est pour cela que nous avions annoncé dés le début que la véritable quête de Dieu entrave la quête du récit car il est logiquement impossible d'accomplir les deux en même temps. Le monologue du dernier chapitre est signifiant: Le récit périt ne laissant parler que l'instance de la théosophie.Concernant la structure du récit, il est plus régi par une causalité philosophique que par une causalité événementielle car son organisation se situe au niveau des idées et non à celui des événements.Le récit est d'autant plus impossible parce que les significations sont plus arbitraires et plus dangereuses que le langage ordinaire ( récit événementiel régi par la loi de la causalité). Les opérateurs de la narration et ceux de la théosophie se servent du même scripteur pour accomplir leur dessein.La substitution d'une logique par une autre ne se produit pas sans problèmes. Dans ce mouvement, la quête du récit et celle de Dieu révèlent une dichotomie fondamentale, à partir de laquelle s'élaborent différents mécanismes. Il devient alors possible d'expliciter certaines catégories générales du récit.6. LES CATEGORIES GENERALES DU RECIT.Prenons le cas des épreuves de mortification suivies de celles subies dans la descente en enfer par Samba Diallo ( voyage dans la parole de «l'autre», l'Occident)), épreuves des plus fréquentes dans les récits initiatiques. L'épreuve est déjà présente dans l'incipit; elle consiste en la réunion des deux événements, sous la forme logique d'une phrase conditionnelle: « Si X fait telle ou telle chose, alors il lui arrivera ceci et cela. » En principe, l'événement de l'antécédent offre une certaine difficulté, alors que celui du conséquent est favorable au néophyte, avec leur variation: épreuves positives; au foyer Ardent, Samba Diallo réussit à toutes les épreuves de mortification pour s'initier à la parole de maître; et négative ou tentations (Samba Diallo réussit à ne pas succomber aux charmes d'un occident qui « vainc toujours même lorsqu'il n'a pas raison »; épreuves réussies (celles dans la parole du Maître au foyer Ardent) et épreuves manquées (celles de faire soumettre la durée de la théosophie à l'instant de l'occident) . Nous l'aurions appelée « l'épreuve des douze grains ».Nous aurons donc deux séries d'épreuves symétriques: épreuve-réussite-récompense ou épreuve-échec-punition.Mais c'est une autre catégorie qui permet de mieux situer les différentes épreuves. Si l'on compare les épreuves que subit Samba Diallo au foyer Ardent ( l'incipit), d'une part, avec celle qui subit dans la parole de l'autre (la descente en enfer dans la parole de l'occident) de l'autre, on s'aperçoit d'une différence essentielle. Avant l'épreuve du foyer Ardent, Samba Diallo n'était pas digne de continuer la Quête de Dieu: « -sois précis en répétant la Parole de ton Seigneur... Il t'a fait la grâce de descendre son Verbe jusqu'à toi. Ces Paroles, le Maître du monde les a véritablement prononcées. Et toi, misérable moisissure de la terre, quand tu as l'honneur de les répéter après lui, tu te négliges au point de les profaner. Tu mérites qu'on te coupe mille fois la langue... »(p.14). Après elle, s'il réussit, il l'est. Il en est de même en ce qui concerne les épreuves dans la parole de « l'autre » (l'Occident); dès le premier chapitre du récit, Samba Diallo est désigné comme étant l'élu des Diallobé, celui qui est digne de succéder à tous les maîtres du soufisme: « votre fils, je le crois, est de la graine dont le pays des Diallobé faisait ses maîtres... Et les maîtres des Diallobé étaient aussi les maîtres que le tiers du continent se choisissait pour guides sur la voie de Dieu en même temps que dans les affaires humaines (p.22). Il est impensable que Samba Diallo échoue aux épreuves; la forme conditionnelle de départ n'est plus respectée. Samba Diallo n'est pas élu parce qu'il réussit les épreuves mais réussit les épreuves parce qu'il est élu.De là nous comprendrons mieux l'impossibilité du récit: l'instance de la théosophie veut qu'il réussisse aux épreuves parce qu'il est élu tandis que celle de la narration (le récit logique) provoque l'échec du récit parce qu'elle ne peut plus assumer son programme de départ, « la langue ne saurait le décrire ni le discours en rendre compte » disait Ibn Thophaïl dans l'ouverture de son récit Hayy Ibn Yaqdhân.La quête du récit est donc construite sur la tension entre ces deux logiques: la narrative et la théosophie, ou, si l'on veut, la profane et la sacrée. On peut les observer toutes les deux: les épreuves, les obstacles (telle l'opposition de la Grande Royale à maintenir le jeune initié au foyer ardent afin qu'il accomplisse son initiation au soufisme, et sa volonté ferme à la remettre à l'école des blancs): « je viens vous dire ceci: moi, Grande Royale, je n'aime pas l'école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu'il faut y envoyer nos enfants cependant... La parole se suspend, mais la vie, elle, ne se suspend pas. »(p.56) révèle de la logique narrative, en revanche, l'apparition du Maître -c'est à dire de l'instance de la théosophie- se rattache à la logique initiatique. Par conséquent le surgissement du temps sacré dans les temps laïques est fondamentalement la cause ultime de la mort du récit.7. TEMPS LAÏQUES ET TEMPS SACRE.L'articulation de ces deux logiques se fait à partir de deux conceptions contraires du temps. La logique narrative implique, idéalement, une temporalité qu'on pourrait qualifier comme étant celle du « présent perpétuel ». Le temps est constitué ici par l'enchaînement d'innombrables instances du discours (de la théosophie); or celles-ci définissent l'idée même du présent; il y a parallélisme parfait entre les séries d'événements dont on parle et la série des instances du discours: » ainsi, le temps est nourri de la durée. Je te sentais la mer profonde d'où s'épandait ma pensée et en même temps qu'elle, tout. Par Toi, j'étais le même flot que tout » (p.139); « l'instant, comme un radeau, vous transporte sur la face lumineuse de son disque rond, et vous niez tout l'abîme qui vous entoure »(p.92) .En fait le discours n'est jamais en retard, jamais en avance sur ce qu'il évoque à tout instant, les personnages vivent dans le présent, et dans le présent seulement.En revanche, la logique théosophique repose, elle, sur une conception du temps qui est celle de l'éternel retour » : la parole initiatique revient toujours pour chasser la parole profane, le discours chasse le récit; le méta-texte chasse le phénotexte et s'accomplit l'autopsychégraphie (d'où le vide gnostique dont nous avions parlé dans notre première partie). Dans les deux cas (logique narrative et logique de la théosophie) le temps est en quelque sorte suspendu, mais de manière inverse: la première fois par l'hypertrophie du présent, la seconde par sa disparition. Mais dans tous les cas, la seconde logique ainsi que la temporalité du type «éternel retour » sortent ici (dans le récit initiatique à contenu théosophique) vainqueurs du conflit entre les deux.La logique narrative était sans cesse en retrait devant une autre logique, rituelle et sacrée; le récit est le grand vaincu de ce conflit parce qu'il se rattache à l'histoire des hommes plutôt qu'à l'histoire de Dieu (et c'est légitime), les valeurs traditionnelles sont contestées et mêmes bafouées, le maître du foyer ardent demeure incapable de retenir les enfants des Diallobé dans l'univers traditionnel. Le Chevalier admire la parole de « l ' autre » (l'Occident), au détriment de la parole du maître, il ne se ressaisit que vers la fin du récit, mais en vain.Cependant la logique théosophique refuse précisément la logique narrative: la contiguïté événementielle, les aventures amoureuses (Samba Diallo a raté l'occasion d'avoir des relations amoureuses avec Lucienne, étudiante avec lui en philosophie): « Lucienne a souvent parlé de vous à la maison. Elle a été très impressionnée par la passion et le talent avec lesquels vous menez vos études de philosophie. »  l'instance de la théosophie revient à la charge et empêche le récit de prendre cette voie sentimentale: « votre fille est trop bonne, monsieur. Elle aura trouvé cette façon élogieuse pour moi de vous dire quel mal considérable me donnent ces études. » (p.124) Mais le récit ne manque pas de se venger, d'ailleurs, les passages les plus beaux sont ceux où le narrateur excelle dans la description de la beauté:« devant lui, souriante, se tenait une jeune fille. Samba Diallo ne bougea pas, malgré l'invite, comme fasciné par l'apparition. Elle était grande et bien prise dans un jersey serré, dont la couleur noire rehaussait le teint chaud de soleil couchant du cou, du visage et des bras. Une masse pesante de cheveux noirs auréolait la tête et descendait en un pan lourd jusqu'aux épaules, où elle se confondait, à ne plus s'en distinguer, avec le noir brillant du jersey. Le cou était gracile sans être mince et sa sveltesse soulignait le poids d'une gorge ferme. Sur le soleil rouge éclatait le jet des yeux immenses, le reflet tout retenu et offert du sourire timide ». (P.158.) Alors qu'avec Samba Diallo, il ne peut y avoir à proprement parler de récit. Il est un aiguillage, le choix d'une voie plutôt que d'une autre, le chemin que suit Samba Diallo a beau se diviser en deux. Il suivra toujours celui que l'instance de la théosophie lui a tracé. Le roman est fait pour raconter des histoires terrestres; or L'Aventure ambiguë tend vers une entité céleste, d'ailleurs le narrateur fait parler Samba Diallo même après sa mort (avec sa divinité retrouvée).L'auteur de l'Aventure ambiguë avait raison de vouloir intituler initialement son roman «Dieu n'est pas un parent » car il savait qu'il ne réussirait pas à écrire le Roman mais plutôt l'essai, le contre discours théologique mais ce n'est pas Dieu qui est ambigu et polyvalent dans ce monde, c'est le récit. Il a voulu se servir du récit terrestre à des buts célestes, et la contradiction est restée à intérieur du texte. En définitive, l'Aventure ambiguë est non seulement quête d'un code et d'un sens, mais aussi d'un récit. Le narrateur aura tenté sa chance mais l'instance de la théosophie conservera son statut autoritaire dans la diégèse NOTESAmadou Hampaté Bâ: Amkoulel. L'enfant peul. Acte sud 1991. P.37 Ibidem. P.23CNRS (édition du) n° 544. La notion de personne en Afrique Noire. Paris 1971Amadou Hampaté Bâ. Vie et enseignement de Tierno Bokar. OP.Cité P.241.Ibidem. P.15Ibid. P.54Beida Chikhi. Problématique de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de Mohammed DIB.L'approche analytique concernant « cours sur la rive sauvage » faite par Beida CHIKHI nous réconforte dans nos hypothèses. Mohammed Dib avait construit son récit sur la base des métaphores poétiques empruntées aux différents « Samaâ » ou poésies mystiques chantées dans les zaouiat pour la mise en transe des initiés avons-nous dit. Pour sa part Beida CHIKHI avait souligné que: « cette oeuvre, nous l'avons appelée « récit poétique » parce qu'elle se présente comme un phénomène de cumul de techniques romanesques, proposant une relation événements des personnages, un espace et un temps, et des procédés de narration empruntant au poème. Ce qui pourrait apparaître comme le lieu « d'un conflit constant entre la fonction référentielle avec ses tâches d'évocation et de représentation, et la fonction poétique qui attire l'attention sur la forme du message (le récit poétique P.U.F). Hommage à Mohammed Dib .O.P.U. Alger (1985. P.75Beida Chikhi. Problématique de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib. OP. Cité P.155Mostefa Kara Fewzia (Sari). Fantastique, mythes et symboles dans cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib. Montpellier, 1971. Beida Chichi. Problématique.... Ibid. P.185. Martin Lings. Un Saint musulman du 20ème siècle OP.Cité. P.259 Max Scheller. Le sens de la souffrance. Ed. Monteil, philosophie de l'esprit. P.511 Mohamadou Kane. La littérature africaine, tradition et modernité, OP. Cité. P.65. Interview recueillie par B. Kotchi dans études littéraires, littérature négro-africaine n° 3.Dec. 1974. P.483.Mohammed Kane. Le roman africain... OP. Cité. P.341 Julia Kristeva. Recherche pour une sémanalyse. Ed. Seuil. 1969. P.221 A Literary story of the Arabs P.384. Cité par Martin Lings, un saint musulman du 20ème siècle OP.Cité P.148. Louis Gardet, la pensée musulmane religieuse d'Avicenne OP. Cité P.73 Amadou H.Bâ. vie et enseignement de Tierno Bokar.O.P.Cité. P.166Roger Bastide. La notion de personne en Afrique Noire.CNRS. OP. Cité p.40 Lucien Goldman. Pour une sociologie du roman. Paris Gallimard 1964. P.35 Amadou.H. Bâ. vie et enseignement de Tierno Bokar.O.P.Cité P.149. C.N.R.S. La notion de personne en Afrique Noire P.507 Amadou Hampaté Bâ. Roman africain et tradition OP. Cité. P.30 Louis Gardet. la pensée religieuse d'Avicenne. OP. Cité P.38DEUXIEME PARTIEChapitre IIILe Récit Métamorphosé INTRODUCTION COUR SUR LA RIVE SAUVAGE « Est un roman qu'on avait qualifié de récit de science fiction (1), de récit utopique(2), de récit poétique(3) même de récit au parcours initiatique (descente en enfer et résurrection)(4).Mis à part ces axes d'analyse cités, nous n'avons pas rencontré jusqu'à présent une étude qui intègre le récit de DIB dans un contexte théosophique. Dans notre premier chapitre de cette deuxième partie, nous avions expliqué les raisons de ce choix: Récit initiatique à contenu théosophique. Nous soulignons à titre de rappel trois raisons essentielles du choix de ce corpus:A- La raison historique.Mohammed DIB est foncièrement Tlemcenien. Il nous paraît légitime d'affirmer, vu notre appartenance à cette communauté, que tout Tlemcenien de l'époque pré-coloniale ou coloniale ne pouvait pas ne pas recevoir une éducation rituelle soufie. Quasi chaque « derb » ou « haouma » (quartier) avait sa Zaouia; l'éducation soufie conditionnait les comportements les plus élémentaires; les poésies chantées ou « sammaâ » des saints mystiques étaient psalmodiées par nos mères et grands-mères à tout moment et à chaque festivité. Mohammed DIB, enfant ou adulte ne pouvait pas ne pas être imprégné « jusque dans ces rêves » de cette culture fondamentalement théosophique. En aucun cas il n'a fait allusion au lieu du dire de son écriture: la théosophie musulmane; si ce n'est l'espace et la structure de certains de ses récits qui l'ont trahi . Cours sur la rive sauvage est l'expression de cette autopsychégraphie; c'est le méta-texte par excellence mais dans l'ambiguïté, il en est aussi l'émergence et l'étage terminal, le caché et l'apparent, la forme et la substance, le signifiant et le signifié. Le mérite revient au narrateur qui a su manipuler la langue de « l'autre » pour occulter le « même ».B- La métaphore: Lieu du dire fictionnel.Radia est l'objet de la quête d'Iven Zohar. Forme idéale ou divinité, elle demeure le sens allégorique de la quête de Dieu. Tous les Saints mystiques implorent son nom, Leïla, Selma ou Hadra (présence de Dieu), chacun lui donne sa féminité troublante. Anthropomorphisme ou théophanie, ses Amants subliment sa description dans leurs poésies mystiques au risque de l'hérésie. Mohammed Dib à son tour fait évoluer ce personnage mythique dans un univers mystique. Radia signifie littéralement « la consentante », celle qui approuve et sait se faire aimer; c'est aussi un des noms de la divinité coranique. L'itinéraire d'Iven Zohar de Radia vers Hellé est celui des épreuves et de l'errance.Hellé est la récompense des épreuves réussies imposées par Radia. L'univers théosophique conduit le néophyte vers l'univers hellénistique. Le choix de ces personnages n'est pas fortuit, le narrateur est conscient de son projet car lui seul sait où il va alors que le lecteur naïf croit à la thèse du labyrinthe. Seul l'univers métaphorique le subjugue, le mot est invitation au spectacle magique mais le récit n'initie personne à l'exception du narrateur.C- L'allégorie: le destinataire de la quête.Le trolley, le mariage, la dislocation de la ville, le don des anneaux, les vorasques, la ville nova, les statues, les femmes endormies, l'inconnue de la plage, le vieux sage, la ville du soleil, la ville de feu, les takas, le navire, Radia et Hellé; tout est allégorique dans le roman de Dib. L'univers où nous mène le narrateur n'a aucun référent au hors-texte. Seule une approche théosophique peut nous permettre de décrypter le sens du récit. Annonçons que ce sont les fameux « maquamat » de Hayy Ibn Yaqdhân ou stations de contemplation lorsque son âme atteint les différents étages de la vérité.1. LA STRUCTURE DU RECIT.Cours sur la rive sauvage se présente comme un récit initiatique itinérant. Le narrateur engage son personnage Iven Zohar dans un parcours jalonné d'épreuves. Il part d'un point A qui ne nomme pas (provenance inconnue) vers un point B au delà de tous les lieux: « je vais déboucher sur le paysage qui veille derrière tous les autres; il chemine à travers toi, Hellé » (p.158). Cet itinéraire qui apparemment se réalise dans un univers spatio-temporel s'avère être un univers purement Stoïque. « combien de temps m'aura-t-il fallu pour aller de Radia à toi! » (p.159). Combien de temps a-t-il fallu au narrateur initié d'aller de la connaissance mystique musulmane à la connaissance hellénistique? Toute la structure du récit est construite sur ce principe. La dynamique est double: celle du récit formel et celle du récit substantiel, en d'autres termes (dans les concepts de Kristéva) la dynamique d'un méta-texte et celle d'un phénotexte.La provenance d'où émerge la dynamique du récit double ne peut être que mythique « nous partîmes », le narrateur ne donne aucune indication du lieu ou de l'événement qui permettra d'ouvrir le récit. Le passé simple est ici un temps achevé à la différence du passé composé qui est un temps inachevé. Cela suppose que le sujet-prédicat de la rhétorique de l'ouverture du roman est en fait la fermeture d'un récit préalable ou contigu. Le parcours initiatique avait bien commencé avant l'écriture mais où? là se pose toute la problématique de la création littéraire et en particulier celle de notre genre.Partir (fin d'une aventure épique) pour déboucher sur un « monde de flammes » ne peut être que l'éclatement d'une métaphore « gnostique » qui, de ses débris surgira le récit. En effet, Radia, femme allégorique et objet sublime de l'amour de Dieu consent à accompagner le néophyte dans son propre univers (l'essence de Dieu ) mais sans garantie de ce qui pourrait lui advenir au terme de ses épreuves. Seul son amour pour lui pourra le sauver ou simplement le récompenser de son attachement à elle (la vérité).Au niveau des catégories du récit, elles sont du type épreuve-réussite-récompense ou épreuve-échec-pénitence. Le personnage néophyte est mis en épreuve dans la connaissance théosophique. S'il réussit, il atteindra la connaissance hellénistique (Hellé). S'il échoue, il persistera dans on angoisse existentielle (Radia). Mais dans cette dialectique réussite-échec c'est le récit qui se construit puis se détruit au gré des épreuves soumises par Radia. Pourquoi le récit métamorphosé? Parce que le lecteur de Hayy Ibn Yaqdhân (notre gille de lecture) est conscient du projet du narrateur. Il est annoncé clairement (la connaissance stoïque de Dieu). Tandis que celui de cours sur la rive sauvage est totalement dérouté, la quête de Dieu se métamorphose en une quête de sens. Là où le narrateur de Hayy a échoué, celui de cours sur la rive sauvage tente de réussir: permettre au mot de dire ce que la foi ne peut exprimer et, sauver ainsi la littérature mystique.Pour ce faire Mohammed Dib, auteur du roman, a recours à des types de phrases bien spécifiques à son écriture: une contiguïté sémantique ambivalente et paradoxale: « Dragons remuant le fond de l'avenue, des eaux et des nuées envahies de mouettes attaquaient, sans l'atteindre, l'or du ciel tendu au-dessus de nous et au-delà d'arbres, de jardins profonds, mais dévoraient les hauteurs, les villas, les rares passants qui s'éloignaient ou se rapprochaient sur des lignes infinies. Nous- nous réfugiâmes dans une forêt où les chemins s'entrecroiseraient sans trouver d'issue, puis nous revînmes vers la perspective balayée par la charge des vagues, nous débouchâmes sur un monde de flammes. »(P.7).Ces deux phrases formant le premier paragraphe de la rhétorique de l'ouverture du roman suffisent (incipit) à dévoiler la stratégie du narrataire (les dragons, l'eau, les mouettes, l'or, le ciel, le jardin, les arbres, les villas, les passants, les lignes infinies, la forêt, l'issue, les vagues (la mer), le monde de flammes sont tous des actants opposants ou adjuvants de la quête itinérante. Déjà la typologie verbale est annoncée afin de marquer le caractère itinérant du récit (nous partîmes, s'éloignaient, se rapprochaient, nous nous réfugiâmes, puis nous revînmes, nous débouchâmes etc.)Par conséquent, la stratégie narrative se résume en deux catégories principales:1- Provenance - destination inconnue- épreuve- réussite récompense- quête positive (initiation faite).2- Provenance connue- destination inconnue- épreuve- échec- pénitence- quête négative (initiation ratée).Lorsque le néophyte réussit la quête (épreuves imposées) c'est qu'il est élu (il ne peut pas ne pas réussir); mais lorsqu'il échoue aux épreuves, c'est parce qu'il n'est pas prédestiné à telle ou telle station de contemplation. Exemple: il ne put affronter le dragon puisqu'il n'est pas prédestiné à être un héros (son initiation se fait dans l'univers de la connaissance et non celui de la bravoure).Connaissant maintenant la structure du récit où chaque micro-récit obéit forcément à la stratégie narrative annoncée, nous allons étudier successivement les différentes stations de contemplations à l'issue de chaque épreuve ( ce qu'on nomme, dans l'initiation grecque, la descente en enfer).2. LA DESCENTE EN ENFER.2.1. L'épreuve de la substitution.Dans la tradition théosophique de l'Islam, il s'agit pour le néophyte de ne pas perdre de vue (clairvoyance) son premier amour (Dieu) bien que dans ses théophanies il se substitue et prend forme subversive:« Cette femme perdue n'était pas Radia. La substitution avait dû être si prompte que personne sur le moment ne s'en était avisé, et pas plus moi que les témoins. Je restai un instant recroquevillé et aveuglé. J'ignorais de quel côté chercher.Avec précaution, je réfléchis:« Qui la délivrera? Qui affrontera le mystère? Qui conjurera le malheur? Moi? » (p.11)Le projet de la théosophie, instance suprême de la narration se confirme par la bouche d'Iven Zohar, « C'était aussi la manifestation de l'apparence »(p.12) (...)parviendrais-je, soutenu par mon amour, à détruire le miroir qui me sépare d'elle? » « Serais-je détruit moi-même? »(P12).Rappelons que dans la tradition théosophique de l'Islam, l'apparence est subversive dans la connaissance stoïque de Dieu, il faut casser le miroir de l'apparence et donc détruire son ego pour parvenir à contempler une des vérités immuables de l'essence divine. Nous renvoyons à la théorie des miroirs étudiée dans notre première partie.Cependant, le narrateur de Cours sur la rive sauvage, semble déjà initié dans l'univers de Hayy Ibn Yaqdhân; lorsqu'il a évoqué la manifestation de l'apparence ainsi que la théorie des miroirs, il les conçoit aussi comme lieu du dire fictionnel, les séquences narratives qu'il construit ne sont que l'expression phéno-textuelle de ce lieu privilégié de la théosophie.A chaque fois que Radia fera sa substitution, Iven Zohar doit réussir à cette épreuve, « je saurai la retrouver, nous remarcherons côte à côte » Ainsi le narrateur rejoint avec succès le parcours de tous les « arifin » ,saints connaissants, dans leur itinéraire:« brille ma lumière, Une est mon essence, en toute chose l'on ne me voit. Et qui fut jamais vu si ce n'est moi? Le voile de la création, j'en ai fait un écran pour la vérité, et dans la création résident des secrets qui soudain jaillissent comme des sources. Celui qui sous mon voile ignore mon Essence.Demande où je suis. En vérité « je suis » sans « où ».(5)L'épreuve de la substitution est réussie non pas par le néophyte mais par le narrateur déjà initié. Il connaît l'aboutissement de l'épreuve et fait gagner du temps à son personnage. Le parcours initiatique est connu d'avance, le récit est achevé, il s'agit pour le narrateur de tenter la métamorphose puisque c'est dans la langue de « l'autre » qu'il faut occulter le « même ». Le sujet de la création littéraire est conscient de son projet; c'est son objet (le récit) qu'il faut rénover.Concernant le récit initiatique authentique de Hayy Ibn Yaqdhân, nous retrouvons cet aspect d'apparition et de disparition, de production et de destruction du monde sensible dans l'univers de la connaissance stoïque:« il vit, au même rang, des essences semblables à la sienne, ayant appartenu à des corps qui avaient existé puis disparu, et des essences appartenant à des corps qui existaient dans le monde en même temps que lui; il vit que la multiplicité de ces essences dépasse toute limite s'il est permis de leur appliquer le vocable de pluralité, ou que toutes ne font qu'un s'il est permis de leur appliquer le vocable d'unité. Et il vit que sa propre essence et ces essences qui sont au même rang que lui ont, en fait de beauté, de splendeur, de félicité infinies,  « ce qu'aucun oeil n'a vu, qu'aucune oreille n'a entendu, qui ne s'est jamais présenté au coeur d'un mortel » que peuvent décrire que ceux qui savent décrire, que seuls peuvent comprendre ceux qui sont arrivés à parvenir à l'Union extatique. Il vit un grand nombre d'essences séparées de la matière, comparables à des miroirs rouillés, couverts de saleté, qui, avec cela, tournent le dos aux miroirs polis où se reflète l'image du soleil, et détournent d'eux leurs faces. Il vit en ces essences une hideur et une défectivité dont il ne s'était fait jamais une idée. Il les vit plongées dans des douleurs sans fin, des gémissements incessants, enveloppées dans un tourbillon de tourment, brûlées par le feu du voile de la séparation, partagées entre la répulsion et l'attraction comme par des mouvements alternatifs de scie.Outre ces essences en proie aux tourments, il vit là d'autres essences apparaître puis s'évanouir, se former puis se dissoudre. Il s'y arrêta longuement, les considérant avec soin, et il vit une immense terreur, de vastes choses, une multitude agitée, une sagesse ordonnatrice efficace, parachèvement et insufflation, production et destruction ». (Hayy Ibn Yaqdhân p.95).La description de cette union extatique dont parle le narrateur de Hayy, celui de cours sur la rive sauvage la réinvestit dans son récit mais en métamorphosant le champ sémantique du récit originel. Les essences séparées dont parle le narrateur de Hayy deviennent des unités de sens assimilables à notre lexique quotidien (le dragon, les eaux, l'or du ciel, les jardins, les flammes, etc.)C'est pour cette raison que certains critiques ont qualifié cette oeuvre d'utopie, de surréaliste ou de récit poétique car ils se sont arrêtés au mot ou à la contiguïté sémantique. L'approche du méta-texte a été évacuée. Or c'est précisément la pluralité les lectures (littérature comparée) qui nous a permis de relire certaines oeuvres pour découvrir cette filiation.Il serait aisé d'étiqueter les romans de DIB, les classant dans telle ou telle catégorie mais sachant que le genre littéraire n'obéit pas forcément à tel ou tel courant littéraire et reprenant les orientations de la théorie de la littérature, écoutons Blake et Christopher Smart nous dire « des hommes pénétrés par une conception irrationnelle ou antirationnelle du monde peuvent transformer la diction poétique ou retourner vers une phase très primitive d'elle »(6). Concernant le problème du sens que posent ces genres (ici le récit initiatique) « peut-on nous permettre de lire un mot dont le sens nous échappe et ainsi de procéder au « reconstructionisme » historique de sa possibilité et de sa convenance »(7).C'est ce que nous tentons de faire, un reconstructionisme historique d'une oeuvre dont le sens nous échappe (sens conventionnel). Certes, certains diront que ce n'est que de la spéculation littéraire mais outre ces appréhensions épistémologiques, aucune oeuvre ne pourrait être abordée dans sa pluralité. Faire un reconstructionnisme historique c'est pour nous restituer l'oeuvre dans l'univers de la pensée illuminative.2. 2. L'épreuve de lumière.Il s'agit pour le néophyte d'affronter la force de la divinité non pas par la raison mais par son seul amour. Dans l'ascension mystique, cette force se manifeste par l'épreuve de la lumière. Si l'initié arrive à dépasser le monde de la lumière c'est qu'il est prédestiné à une connaissance plus grande et plus subtile:« Elle ébaucha bientôt un signe de la main à l'un de ses suivants qui s'approchât aussitôt. Il lui présenta une boîte faite d'un métal vert dont il souleva lui-même le couvercle. Radia en retira quelque chose qui vrilla l'air: une aiguille de lumière, eut-on dit. S'avançant alors vers moi, sans valence mais avec décision, elle me l'enfonça dans la poitrine. (...) Elle me donna cinq coups consécutifs. Cinq étoiles de sang s'ouvrirent en cercle sur ma poitrine (...) je ne comprenais pas le sens de cette aventure » C.S.R.S. P.18.Iven Zohar, toujours élu par l'Instance de la théosophie doit réussir à ces épreuves et ainsi le narrateur lui fait dire cette phrase qui lui permettra de survivre à l'apocalypse qu'il va provoquer. Lorsqu'il prononcera le nom « d'Hellé »: « elle m'a frappé de son arme. Je connais son signe à présent. Je le reconnaîtrai toujours » (p.18).A partir de cette séquence rituelle, le récit sera l'enjeu d'une dualité omniprésente où s'affronteront les paradoxes jusqu'à l'extinction de toute dualité. La quête unitive aura ainsi accompli son dessein. L'évocation de la divinité grecque (Hellé) dans l'univers de la théosophie musulmane (Radia) va provoquer l'Apocalypse du récit:« Je ne savais quelle détermination adopter mais me voyais dans la nécessité d'en prendre une. Je prononçais à haute voix le mot: « Hellé ».Ces syllabes n'avaient pas plus tôt effleuré mes lèvres que les murs des salles s'effondrèrent avec un long grincement. De toutes les gorges, un cri jaillit, remplit l'espace et ne se répéta plus. L'assistance se trouva dispersée, ou engloutie par les crevasses qui s'étaient ouvertes autour de nous. »(p.21)Ce qu'Ibn Thophaïl concevait dans la théosophie pure, Mohammed DIB le conçoit par/dans la littérature. L'allégorie et la métaphore se substituent aux textes sacrés. L'initiation doit se faire ou s'achever dans/par le mot. La littérature se propose de sauver la religion lorsque celle-ci n'arrive plus à se justifier dans la cité des hommes.Les deux cités doivent s'affronter, l'une doit périr au profit de l'autre, la cité invisible (Hellé) engloutira celle que les hommes croyaient être leur cité idéale: « c'en était fait de la ville, de ses habitants. Et pour ceux qui resteraient allait commencer une vicissitude pire: l'invasion dont nous venions d'être les victimes n'admettait pas la mort » (p.24)Nous sommes là renvoyés à l'idée de l'éternité du monde et donc à la conception avicenienne de l'Existence et par-delà augustinienne.
    Voici à titre de rappel ces deux conceptions qui se rejoignent aussi bien dans la mystique chrétienne que celle musulmane:« Pour Ibn Sîna, les êtres spirituels et les corps simples (corps célestes) ne peuvent, par nature; être soumis à l'altération; ils ne peuvent cesser d'être; et Dieu ne pouvant pas ne pas être créateur en acte de toute éternité, ils ne peuvent pas ne pas avoir été. Ils sont les effets contingents et éternels de la cause nécessaire. Par contre, les êtres composés soumis à la génération et à la corruption portent en eux-mêmes le principe de leur non-durée éternelle. Ils commencent et finissent. Mais ils ne sont pas moins pris par le déterminisme universel. (...) Leur commencement et leur fin dépendent des grandes lois qui régissent, l'action convergente de l'intellect agent sublunaire « donateur des formes » et des sphères célestes chargées d'amener au degré de préparation voulue la matière sublunaire. Dès là qu'ils sont, ils ne pourraient pas dans l'ordre de l'existence, ne pas être.(...) leur possibilité métaphysique est en somme du même ordre et du même degré que celle des êtres créés éternels. Qu'ils aient un commencement ou une fin temporels; est, par rapport à cette possibilité, un accident. Ou si l'on veut chacun de ces êtres sujets à l'altération (et parce que tels) n'est pas vraiment un tout, le tout c'est le monde sublunaire, avec son intellect agent unique et sa matière première, et qui, est éternel. » (8)C'est ce que voulait dire Iven Zohar « l'invasion dont nous venions d'être victimes n'admettait pas la mort ». Il s'agit maintenant pour le narrateur de Cours sur la Rive Sauvage de déployer son arsenal sémantique de l'immortalité, de l'éternité et d'un au-delà idéal sans sortir pour autant de l'univers des hommes (anthropomorphiser la divinité dans la cité éternelle): « la ville-nova se matérialisant autour de nous était un havre, un lieu de répit. Je me surpris moi-même murmurant une prière pour qu'il en fît ainsi. Et pour toujours, si ce n'était pas trop demander. »(P.36)L'épreuve de lumière doit par conséquent aboutir à l'idée de l'éternité du monde; la cité-radia doit se laisser engloutir par la cité-hélle, la dynamique de l'intégration ou de la fusion est laissée à la stratégie narrative. Les personnages ne seront plus désormais que des entités spirituelles accomplissant le projet de l'instance de la théosophie. Ce seront des apparitions divines ou plutôt des manifestations de la vérité recherchée par la théosophie.2.3. L'épiphanie romanesqueA la différence de Hayy Ibn Yaqdhân et de l'Aventure Ambiguë, cours sur la rive sauvage est l'unique récit initiatique à contenu théosophique qui exprime cette épiphanie des personnages-divinités. Radia exprime cette manifestation de la connaissance stoïque mais le personnage le plus troublant est celui de Hellé: « nom mystérieux transmis d'un autre espace » pensait le narrateur mais l'instance de la théosophie nous en dévoile les secrets:« j'ai surpris un secret. Je n'ai pas découvert la clé qui m'en ouvrirait le sens, et c'est le secret qui m'a pris au piège. »(P.78) puis d'expliciter son projet en nommant clairement son objet:« une illumination me vient. Si je prononçais le nom mystérieux: « Hellé » qui m'a été transmis d'un autre espace et que j'ai gardé au fond de ma mémoire? Je me reproche de n'y avoir pas pensé plus tôt. Je murmure alors, tel un mot de passe:- Hellé.».« Et une femme flamboyante de se détacher de l'ensemble des autres, de s'élancer vers moi. Elle sourit du centre d'un foyer incandescent; son corps détruit en un clin d'oeil ses factices répliques, les chambres et leurs meubles, les couloirs. Ces radiations sans frein propagent puissance, mais passions aussi. Pendant que le souffle inconnu passe sur moi, je l'entends dire:- Ne sois pas alarmé et sache ce que tu as risqué. Tu as gagné. Il faudra pourtant en perdre tout savoir et tout souvenir. »(p.78).Nous voyons que le narrateur-initié est aussi conscient de l'exigence de l'épiphanie: mourir dans /par son ego pour ne laisser la place qu'au Bien-Aimé (l'objet de sa quête: ici Dieu). Cette « blanche incarnation de la puissance » (p.16) est en fait le substitut de Radia pour ne pas dire son dédoublement ce qui signifie que c'est une vérité à deux faces, l'une mythologique, l'autre théosophique. Beida cheikhi avait vu juste lorsqu'elle nous dit que « le personnage féminin fortement socialisé dans la situation initiale est désagrégé au profit de sa mystification: lorsque Hellé se substitue à Radia, c'est un peu le mythe qui se substitue à la réalité. L'imaginaire va donc travailler sur le doublet Radia/Héllé qui apparaît comme le support des représentations mentales du héros-narrateur (...) la femme, plus encore que le narrateur, est définie par sa finalité. Elle est l'intercesseur qui permettra au héros de réaliser sa quête. Radia-Hellé chargée d'un pouvoir magique entraîne le héros dominé sur un chemin inconnu.(9). Ce sera donc l'épreuve du chaos qui sera la plus déterminante pour l'initiation du personnage. 2.4. L 'épreuve du chaos.Cours sur la rive sauvage défie toute spatialité et temporalité, toute matérialisation et toute forme: suppression des repères spatio-temporels, les êtres et les formes perdent leur statut privilégié. L'unité est pluralité et la pluralité est unité. Les limites sont poussées jusqu'à l'extrême du possible. Aucun contour n'est stable, le moi et l'univers se confondent dans une unité indivisible (et stoïque). Hellé se substitue à Radia; la ville de feu ressemble à la ville du soleil et toutes les deux se confondent dans la ville-nova. La civilisation connue de nos jours investit les trois villes tout en se désagrégeant dans le néant. Le Chaos règne partout sans laisser la place à la vacuité. Tout est plein et vide en même temps. Tout est errance et itinéraire conscient à la fois... Et pourtant c'est un récit qui avance d'un point A vers un point B.Dans la tradition théosophique de l'Islam, le Chaos est une station de contemplation; le narrateur doit forcément faire traverser son personnage dans cet univers chaotique pour permettre à l'entropie actancielle de progresser vers cette unité existentielle où toute dualité doit périr.Par ce procédé du chaos, la signifiance dégagée est corollaire à la non-existence dans l'existence supposée. Djalal-Eddine Roumi ayant atteint cette station déclama ces vers mystiques:« Je suis mort minéral, et suis devenu plante.Je suis mort plante, et me suis relevé animal.Je suis mort animal, et suis devenu homme.Pourquoi craindrais-je? Quand ai-je été amoindri en mourant?Pourtant, je mourrai encore une fois, comme homme pour planerAvec les anges bienheureux; mais même après l'état d'angeIl faudrait que je passe au-delà. Tout périt, sauf Dieu.Quand j'aurai sacrifié mon âme-ange,Je deviendrai ce que nul esprit, jamais, n'a conçuO, laissez-moi ne pas exister; Car la non-existence proclame:« Nous retournerons en lui » (Roumi D.E)(10)C'est cet univers en perpétuelle réincarnation que le narrateur de Cours sur la rive sauvage métamorphose dans la cité des hommes puisque la fonction onirique est dominante (je suis accoucheur de rêve avait dit Mohammed DIB dans une interview). Mais il s'agit, à la lecture de son récit, du rêve transcendant; celui qui matérialise les images de la connaissance, celui qui émerge d'un subconscient angoissé par l'existence (angoisse existentielle). Freud avait expliqué que le rêve était toujours une réponse à l'angoisse de la mort puisqu'il nous transpose assez fréquemment dans l'univers de l'immortalité. Iven Zohar et son narrateur expriment cet aspect récurrent dans le récit:« Trois hommes en moi viennent d'être séparés: l'homme d'eau, l'homme de pierre et l'homme de vent. »J'avançais encore un peu, me promenais parmi les frustes, quasi minérales figures enfonçant leurs racines dans la plaine qui fuyait à perte de vue. Le sang de la source arrivait sur mes talons et me suivait partout. Je m'immobilisais, essayai de réfléchir. Et moi de pierre demeura là.Le bruit de la source reprit et s'entendit plus loin. Un ruissellement transparent couvrait à nouveau des dalles: il venait lécher les pieds de moi de pierre; et moi d'eau partit avec l'eau.Je ne quittai pourtant pas cet espace habitué. Moi de vent volait au-dessus de la cité endormie. Il dessinait des cercles de plus en plus étendus sur son sommeil dérouté par le soleil déclinant autour de la colonne chanteuse...Et moi de vent gagna les profondeurs vives du ciel. (C.S.R.S p.136).Nous voyons comment le narrateur utilise le même registre de la réincarnation utilisé par Roumi dans sa poésie mystique mais le chaos n'est pas aussi chaotique dans le récit initiatique puisque les fonctions sémantiques retrouvent leur équilibre dans la narrativité:. « Ce qui subsistait de moi était inévitablement promis au bonheur » (p.138), et leur l'unité dans la pluralité (aquatique, minérale et céleste).Sur le plan doctrinal de cet aspect théosophique (lieu du dire de la création du genre initiatique, nous renvoyons au traité d'Ibn Sina (Avicenne), l'un et le multiple. Déterminisme de l'existence.(11) Avicenne n'a pas eu le privilège à lui seul d'établir des gnoses de l'éternité du monde nous avons aussi retrouvé cet aspect dans la philosophie éternelle d'Aldous Huxley:« Toutes les créatures ont existé éternellement dans l'essence divine comme en leur exemplaire. Dans la mesure où ils se conforment à l'idée divine, tous les êtres étaient, avant la création, une même chose, une même chose avec l'essence de Dieu (Dieu, en le faisant entrer dans le temps, ce qui était et est dans l'éternité). Eternellement, toutes les créatures sont Dieu en Dieu. Dans la mesure où elles sont en Dieu, elles sont la même vie, la même essence, la même puissance, le même Un, et rien de moins. » (12)Il s'agissait donc pour le narrateur initié de Cours sur la rive sauvage de dramatiser cette pensée unitive dans une écriture palimpsestique:« - Toi et moi sommes qu'une seule image se regardant de part et d'autre du miroir de mes yeux.- Tu es venue vers moi, Hellé!- J'étais en toi Iven Zohar.- Où avais-je pu te rencontrer, où avais-je pu te voir?- Partout: Partout où tu étais!- Quand cela a-t-il commencé?- Le jour de notre mariage. Et...- Je me suis marié avec Radia!- Mais c'est moi qui ai ouvert les cinq étoiles dans ta poitrine- C'est Radia qui m'a donné le double anneau!- Mais la ville-nova, c'est moi.- Radia m'a guidé!- Mais c'est moi que tu as rencontrée partout.- Là où arrivait Radia, tu t'effaçais!- Je ne transformais, mais je demeurais autour de toi, en toutes choses.- Pourquoi cette fascination?- Pour te permettre de parcourir le labyrinthe au bout duquel tu te retrouveras; pour changer le labyrinthe en route droite devant tes pas.- Où me retrouverai-je? Dans quelle contrée?- Dans la ville de lumière.- Je n'y parviendrai jamais!- Je t'y transporterai.- Mais je ne serai plus.- Hellé souleva sa chevelure et la fit s'envoler en flammèches incandescentes autour de sa tête. Tout semblait avoir été dit. » Cours sur la rive sauvage (p.154).Le même registre des mots à portée unitive est investi dans le dernier chapitre de l'Aventure Ambiguë de Cheikh Hamidou Kane et que nous avions étudié dans notre chapitre précédent; ce qui nous réconforte dans notre thèse du contenu théosophique des récits initiatiques dans la tradition soufie. Les deux chapitres des deux récits initiatiques correspondent sur le plan de l'itinéraire (ascension mystique) à la troisième étape: l'arrivée, wûçul ou la résurrection (dans l'initiation grecque).3.LA RESURRECTION. (wûçûl).« - sois attentif, car voici que tu renais à l'être. Il n'y a plus de lumière, il n'y a plus de poids, l'ombre n'est plus. Sens comme il n'existe pas d'antagonisme » l'Aventure Ambiguë. (P.189).« il n'y a pas de réponse. Mais il y a une autre vie. Au dedans de moi, elle s'étire, tendre pellicule, recouvrant un printemps en train de reverdir. Je vais déboucher sur le paysage qui veille sur tous les autres; il chemine à travers toi Hellé. Je te dédie cette dernière pensée. Combien de temps n'aura-t-il fallu pour aller de Radia à toi? - Qui sur la rive sauvage, qui parle de cours du temps!Le rire fou de Hellé s'est répercuté d'un bord à l'autre du monde. Cours sur la rive sauvage (p.158)En comparant ces passages des deux récits initiatiques, nous constatons que les deux sont régis par l'instance narrative de la théosophie. Le contenu doctrinal se manifeste explicitement alors que durant tout le récit il ne s'exprimait que par les forces métaphoriques ou allégoriques à travers les épreuves subies dans les descentes en enfer.Nous dégagerons donc les différentes stations de contemplation atteintes par Hayy Ibn Yaqdhân et évoquées par Ibn Sina dans le traité de la sagesse illuminative.3.1. L'ascension mystique:Louis Gardet (13) nous explique que l'ascension mystique va se présenter avant tout comme une dialectique ascendante. Les principales étapes nous en sont décrites, sous mode mythique dans la risâla (épître) de Hayy Ibn Yaqdhân (14) et sous mode psychologique dans l'avant-dernier chapitre des « ishârât(15). On peut dire qu'elles sont le fruit d'une double purification: morale, intellectuelle, la première étant, comme chez Plotin, la condition de la seconde (16), mais sans fin en soi. L'ascèse n'a pas chez Ibn Sinâ de valeur autonome; elle est nécessaire à la réussite intellectuelle en laquelle se consomme l'Union, qui est vision (non transformante). Il faut que l'âme ait dominé, puis éliminé tout attrait sensible, ne gardant avec son corps que la stricte « attache indispensable » pour qu'elle puisse vivre de sa vraie nature de substance intelligible. « Alors, elle n'est pas loin de ressembler à l'Ame universelle, encore que celle-ci lui soit, sous un aspect, supérieur »(17). L'ascension mystique dans/par la littérature correspond à l'initiation authentique (ascension spirituelle vécue par l'auteur et transmise au narrateur qui se chargera de la faire vivre à ses personnages). Le cas de Cours sur la rive sauvage est d'une singularité troublante. Il engage directement son néophyte dans la descente en enfer en le prédestinant à l'élection (il est déjà élu par l'instance narrative à réussir à toutes les épreuves de la connaissance): Son initiation avait commencé avec son mariage avec Radia:« - Quand cela a-t-il commencé?- Le jour de notre mariage. Et...- Je me suis marié avec Radia!- Mais c'est moi qui ai ouvert les cinq étoiles dans ta poitrine.(p.154)Hellé avait choisi son amant Iven Zohar mais c'est Radia qui se chargera de son initiation, selon la symbolique de l'allégorie, la divinité hellénistique avait choisi Iven Zohar mais c'est la connaissance théosophique musulmane qui se chargera de l'accompagner sur le parcours des épreuves:« - C'est Radia qui m'a donné le double anneau!- Mais la ville-nova, c'est moi.- Radia m'a guidé- Mais c'est moi que tu as rencontrée partout. »(p.154)La station de contemplation la plus récurrente dans le récit est celle de l'unité existentielle (Dieu et l'univers ne font qu'un, indivisible):- toi et moi sommes qu'une image se regardant de part et d'autre du miroir de nos yeux.(p.154)Le temps est aboli dans l'univers de l'unité existentielle:« la curiosité me prit de jeter un coup d'oeil à ma montre. L'unique chiffre que portait le cadran avait disparu! »(P.27)L'espace aussi disparaît dans la connaissance stoïque:Là où nous nous trouvions, ce n'était nulle part, et il n'était guère possible de deviner où nous émergerions »(p.35)Nous voyons que le temps mystique dans le récit initiatique est la négation du temps laïque, aussi l'espace du roman ne peut être que l'espace de la connaissance unitive: Cours sur la rive sauvage, l'autre versant de l'Existence où le mythe et la théosophie sont les seuls actants: « -Qui, sur la rive sauvage, qui parle de cours du temps! » dira Hellé triomphante sur les préjugés existentiels des hommes (p.159).Iven Zohar doit pouvoir reconnaître la vérité partout où la ville de lumière s'acharnera sur lui (Radia ou Hellé), cité théosophique ou cité hellénistique; le narrateur brouille sa logique humaine en jalonnant son parcours par des symboliques anthropomorphiques (humanité-divinité et cité se confondent et se substituent l'un pour l'autre). Il s'agit donc pour le lecteur de supprimer les écarts et d'établir les correspondances entre l'esthétique du verbe et les stations de contemplation ou vision (non transformante chez Ibn Sina). Rappelons aussi que ZOHAR est le nom du livre doctrinal de la Kabbale juive. Dib avait introduit ce nom allégorique sachant que la Kabbale juive rejoint l'univers initiatique soufi dans plusieurs de ses aspects. (voire le commentaire de Moïse de Narbonne sur ce sujet ).4. LES CORRESPONDANCES.Théosophie (visions)Esthétique du verbeElection (la vérité ta choisie)Séquences du mariage: « c'est la première fois que je me marie. Ces anneaux-, je ne les perds pas » (pp. 7.21)L'ascension nuptiale (mortification)Agonie de l'EgoAgonie du temps: « c'était le dernier que l'unique heure inscrite au cadran aurait permis de prendre » Transformation de l'univers: « nous débouchâmes sur un monde de flammes »Détachement de la réalité humaine: « j'adressai alors un sourire d'adieu à des ombres, à une maison. »Poursuite de la mortificationet détachement des êtres les plus chersrupture du cordon ombilical: « mon père et ma mère se tenaient là près et loin l'un de l'autre. Pourtant ni l'un ni l'autre n'ouvrait la bouche(...) puis je compris. Ils avaient déjà parlé. A quel moment? Je ne le savait pas, je ne le savais plus. Il y avait longtemps, sans doute. »Naissance du doute stoïqueIl arrive dans l'itinéraire initiatique que la doute s'installe ainsi que la peur de continuer dans un univers qui s'annonce dangereux pour le néophyteLa vérité brouillée par l'apparence« Parviendrais-je, soutenu par mon amour, à détruire le miroir qui me sépare d'elle?(...) Nous retrouverions-nous, passé ce moment?(...) Serais-je détruit moi-même? »L'accomplissement de la purification dans la certitude:Louis Gardet, faisant référence à cette station nous dit que: l'intime, le sirr, est devenu apte à recevoir les avertissements célestes, nous dit Ibn Sina, selon le lexique soufi par lui adopté en ces descriptions. D'un point de vue psychologique et phénoménologique, nous avons donc passage d'une activité « active » à une « passivité ».(18)La mort du doute + le sceau de la lumière: « c'est elle et pas une autre, je ne m'étais pas trompée, « elle me donna cinq coups consécutifs. Cinq étoiles de sang s'ouvrirent en cercle sur ma poitrine »(p.18)(La passivité d'Iven Zohar est concluante). Il n'agit plus, mais ne fait que subir les visions qui s'imposent à lui rituellement),  « de nombreuses personnes m'entourèrent et, d'un mouvement concerté, me soulevèrent... tel un gisant. »(P.20) L'autre versant de la connaissance: la limite:Louis Gardet nous dit que la « limite » à laquelle l'ascèse a conduit l'âme permet à cette dernière, sans rupture de niveau ni changement de plan, ou, mieux encore: la met inévitablement à même de recevoir les premières illuminations supérieures. Ce sont tout d'abord des « vols rapides » comme des éclairs, des « instants » (waqt) de saisie illuminée, et selon un rythme alterné de lumière et d'obscurcissement. L'initié en vient à voir en tout l'image, la trace de Dieu ; mais ce n'est pas encore pour lui, la paix vraiment stable, et il reste, sous les « rencontres » (wajd) de Dieu , comme accablé et défaillant »(19)Les limites du premier étage initiatique seront franchies dans un univers apocalyptique.Iven Zohar prononcera le nom qui lui sera révélé d'un autre monde: l'autre versant de la rive sauvage: Hellé: « je prononçais à haute voix le mot: « Hellé ».Ces syllabes n'avaient pas plus tôt effleuré mes lèvres que les murs des salles s'effondrèrent avec un long grincement. De toutes les gorges, un cri jaillit, remplit l'espace et ne se répéta plus. L'assistance se trouva dispersée, ou engloutie par les crevasses qui s'étaient ouvertes autour de nous(...) l'air qu'on respirait n'était pas vivant ni de ce monde; il soufflait d'un monde invisible qu'on n'eût pas cru tapi si près du nôtre. » C.S.R.S.P.21Ayant franchi les limites de la connaissance (du moi sublime) le narrateur engagera le récit dans un processus de destruction vs construction; lumière vs obscurité; mort vs vie; monde visible vs monde invisible. Cela correspond chez l'ascèse à l'instabilité de l'âme qui ne trouve pas encore la paix: le rythme est alterné de lumière et d'obscurcissement: « des devantures échappées par miracle à sa férocité -pour un bref laps de temps illuminées, brillaient encore... Mais combien inutiles étaient ces lumières mortes dispensées à flots à des ruines, à des débris de vie! »(P.24)La limite n'est pas à la fin du parcours initiatique mais la mise en épreuve pour un parcours encore plus éprouvant. Cela permet à l'initié d'exploiter toutes ses possibilités spirituelles afin d'atteindre une station de contemplation encore plus sublime: » jusqu'au bout. Jusqu'au bout. Jusqu'à l'épuisement de la dernière parcelle de feu jaillissant en moi. »(P.29)Le narrateur trame son récit dans l'arbitraire des signes et signification, il rejoint le projet d'Ibn Thophaïl en poussant le mot à l'extrême de ses significations. Mais comment se retrouver dans cet arbitraire des significations puisque le langage ordinaire est dépossédé? Le narrateur de l'instance de la théosophie et celui du récit événementiel se servent de la même règle générale « d'identification par le prédicat ». Voulant caractériser le genre initiatique (quête de soi = quête de Dieu = quête de l'âme), Todorov nous explique : «il ne suffira pas que les signifiants et les signifiés, les récits à interpréter et les interprétations soient de même nature. La quête du Graal(20) va plus loin; elle nous dit le signifiant est signifié, l'intelligible est sensible. Une aventure est à la fois une aventure réelle et le symbole d'une autre aventure »Nous serons à notre tour réconforté de dire que notre récit est polyphonique et ambivalent au niveau des prédicats mais univoque au niveau du sujet (la théosophie).En nous permettant de nous substituer à l'analyse de Todorov du récit du Graal, nous dirons que l'intérêt du lecteur ne vient pas de l'énigme ni de la contiguïté événementielle mais de savoir qu'est-ce que Cours sur la rive sauvage? Qui est Radia/Hellé? Ce sont là deux types différents d'intérêt, et aussi deux types de récit. L'un se déroulera sur une ligne horizontale: on veut savoir ce que chaque événement provoque, ce qu'il fait. L'autre représente une série de variations qui s'empilent sur une verticale. Le premier est un récit dans le sens de l'Aventure littéraire, le second, de substitutions: Hellé se substituant à Radia, la ville se substituant à l'une ou l'autre (cité-Radia ou cité Hellé). Ce n'est qu'en comprenant les univers de la théosophie que le récit devient plus passionnant. En définitive, Cours sur la rive sauvage est non seulement quête d'un code et d'un sens ontologique, mais aussi d'un récit.La « limite » avions-nous dit fait passer le néophyte dans un état supérieur, s'il persévère, vient pour lui une nouvelle « station » ou le vol rapide de l'instant est changé en un état de « quiétude » « sakîna », l'éclat rapide de l'éclair devient étoile (ou flamme) brillante, source de joie qui ravit le gnostique en extase tant qu'elle dure; mais le plonge encore, en s'éteignant, dans la tristesse. Et lorsqu'il en jouit, il est comme hors de soi, comme invisible tout en étant présent: « -qu'est-ce qui vous manque? Fait à ce moment la voix, planant dans le ciel.- Tout.- Appréhendez-vous ce qui va se produire?- Je m'interdis toute crainte. »(p.61)Au sommet de l'ascension mystique.« Mais ce degré même doit être dépassé. Il ne suffit plus de dire que le gnostique s'élève à volonté à une telle connaissance; elle devient son état conscient et constant, « son bon plaisir est dépassé ». Il n'est rien qui ne le sollicite à abandonner le monde des apparences pour se tourner vers le monde de la vérité. C'est la consommation où l'âme vit, autant qu'il lui est possible de la vie même des intelligences et Ames célestes »(22)Au sommet du mot surgit la poésie:Berce mon corps, dissous mon ombre. Dans une clairière diurne, toi qui as rompu mille rêves pour t'éveiller sous ma poitrine; Dans une clairière diurne, un territoire de hasard, un tremblement léger de feuilles ou un feu dispersé au vent, et d'autres flammes qui rassemblent à une architecture de brume loin sur les vagues de la mer m'accueillera peut-être un jour. » Cours sur la rive...(p.141)Nous avons pu constater, après avoir établi ces correspondances, que l'instance narrative de la théosophie manipule le texte à son gré tout en laissant le soin au narrateur de puiser ses métaphores de l'univers de la poésie mystique et de construire ensuite son récit qui avions-nous dit à tout l'air d'une poésie mystique en prose. Du récit initiatique authentique (Hayy Ibn Yaqdhân) au récit initiatique métamorphosé, le relais initiatique (la parole du maître) a fait tout le chemin pour retomber dans les bras de la littérature qui accomplit sa fonction noble de « sauveur » des textes sacrés sinon de « l'Ecriture ».Concernant le concept d'autopsychégraphie» que nous avons rendu fonctionnel dans notre étude, il nous appartient maintenant de le redéfinir à la lumière des correspondances que nous avons établies. Nous dirons à la suite d'Ibn Sina (Avicenne) que la passivité de l'âme à l'égard de l'illumination divine reste de soi identique à sa passivité normale à l'égard de l'intellect agent (ici, l'Ecriture).Disons seulement que le réceptacle des formes qu'était l'âme humaine, en est devenue, par purification active progressive (épurer le mot continuellement), le « miroir », est un miroir qui peut atteindre un pouvoir si total de réfléchir les lumières (l'entendement), qu'il en oublie, mais non supprime, sa propre existence, (l'âme s'éternise par l'écriture); c'est ce qui lui permet de ne plus seulement recevoir les formes intelligibles abstraites, mais de refléter directement les intelligibles subsistants, et de ne plus opposer d'obstacle aux irradiations de la source suprême (l'Ecriture a devancé d'Essence). Car les substances intelligibles, et l'Ame humaine qui vit de leur vie, ne cessent en l'intime d'elles-mêmes, de contempler cette source dont elles émanent, et, par l'amour nécessaire de nature qu'elles lui portent, de s'avancer vers sa lumière.Ainsi dans la descente en enfer des mondes possibles, la résurrection se réalise dans /par l'Ecriture. Mohammed Dib aura tenté l'expérience.Notes(1) Hommage à Mohammed DIB. Kalim. Alger 1986. p.197(2) Ibid. p.49(3) Beida Chikhi. Problématique de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib. OP.U. Alger. 1986. p.155(4) Hommage à Mohammed DIB. Kalim. OP. Cité. p.69(5) Martin Lings, un Saint musulman du 20ème siècle OP.Cité. p.252(6) R. Wellek et A; Warren, théorie de la littérature. Madrid. BR.H.I.1985. p.212(7) Ibid. p.212(8) Louis Gardet, la pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité. p.46(9) Beida Chikhi, problématique de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib. OP.Cité. p.164(10) Aldous Huxley, la philosophie éternelle.O.P.Cité. p.253(11) Louis Gardet, la pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité. p.48(12) Aldous Huxley, la philosophie éternelle.O.P.Cité. p.75(13) Louis Gardet, la pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité. p.175(14) Ibid. p.175. Note (1) traité mystique:  «reprise du mythe dans la rissalat al-qadr. La transposition des personnages de Salâman et d'Absâl (isharat, p.199): « Sache que Salâman est une allégorie qui te désigne toi-même, et Absâl une allégorie qui représente ton degré d'initiation (irfân) »(15) Ibid. p.175. Note (2)(16) Ibid. p.175. Note (3): «détachement du monde sensible, se confond avec une « via negativa », sorte de théologie discursive, qui permet de passer de la multiplicité pure du monde sensible au monde intelligible. »(17) Traité d'Avicenne « Icharât » p.199, Cité par Louis Gardet. p.175(18) Ibid. p.178(19) Ibid. p.179(20) Todorov. Poétique de la prose OP.Cité. p.75. La quête du Graal(21) Ibid. p.66(22) Louis Gardet, la pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité. p.181ConclusionAu terme de notre travail, nous concluons que le récit initiatique a contenu théosophique se présente comme un genre littéraire en totale mutation, depuis son émergence avec l'épître d'Ibn Thophaïl Hayy Ibn Yaqdhân jusqu'aux nouvelles écritures. Tenter une expérience mystique par le biais de la littérature est une tâche non sans grande difficulté; Ibn Thophaïl lui-même avait avoué dans l'introduction de son épître que « la langue ne saurait le décrire, ni le discours en rendre compte; car il est d'un autre ordre et appartient à un autre monde. Le seul rapport que cet état ait au langage c'est que, par suite de joie, du contentement, de la volupté qu'il inspire, celui qui y est arrivé, qui est parvenu à l'un de ses degrés, ne peut se taire à son sujet et en cacher le secret: il est saisi d'une émotion, d'une ardeur, d'une exubérance et d'une allégresse qui le portent à communiquer le secret de cet état en gros et d'une façon indistincte.»(P.2)Communiquer le secret de cet état en gros et d'une façon indistincte, tel fut le cas de Hamidou kane et Mohammed DIB. Le roman ne peut prendre en charge que la fonction esthétique du verbe, il ne peut rendre compte des secrets de l'âme (l'autopsychégraphie) et c'est pour cette cause que le récit demeure ambigu, il ne peut pas être à la fois terrestre et dans « l'au-delà » comme l'avait souligné Todorov.Pour notre part nous avions tenté d'établir les correspondances entre ces deux registres: la foi et la fiction littéraire, mais nous ne prétendons pas avoir cerné totalement cette question de la littérature mystique et nous laissons le soin à d'autres chercheurs d'approfondir celle-ci surtout que le phénomène des sectes mystiques s'amplifie considérablement de nos jours.La vision apocalyptique des nouvelles générations est-elle une réponse à l'impuissance de la littérature de ne pouvoir ouvrir des horizons d'espoir ou y-a-il saturation du temps laïque pour que nous revienne en force le temps sacré?Nous ne pouvons mieux répondre à ces questions et nous laissons le soin à la littérature de terminer son oeuvre de conscience comme le fera le narrateur de l'Aventure Ambiguë par la bouche de son personnage, le Chevalier:« En vérité, ce n'est pas d'un regain d'accélération que le monde a besoin: en ce midi de sa recherche, c'est un lit qu'il lui faut, un lit sur lequel, s'allongeant, son âme décidera une trêve. Au nom de son salut: Est-il de civilisation hors l'équilibre de l'homme et sa disponibilité: l'homme civilisé, n'est-ce pas l'homme disponible? Disponible pour aimer son semblable, pour aimer Dieu surtout. Mais, lui objectera une voie en lui-même, l'homme est entouré de problèmes qui empêchent cette quiétude. Il naît dans une forêt de questions. La matière dont il participe par son corps -que tu hais- le harcèle par une cacophonie de demandes auxquelles il faut qu'il réponde: « je dois manger, fais-moi manger? » ordonne l'estomac, « Nous reposerons-nous enfin? Reposons-nous, veux-tu? » lui susurrent les membres. A l'estomac et aux membres, l'homme répond les réponses qu'il faut, et cet homme est heureux. « Je suis seule, j'ai peur d'être seule... cherche-moi qui aimer », implore une voix. J'ai peur, j'ai peur. Quel est mon pays d'origine? Qui m'a apporté ici? Où me mène-t-on? » interroge cette voix, particulièrement plaintive, qui se lamente jour et nuit. L'homme se lève et va chercher l'homme. Puis, il s'isole et prie. Cet homme est en paix. Il faut que l'homme réponde à toutes les questions. Toi, tu veux en ignorer quelques-unes... Non, objecta le chevalier pour lui-même. Non! Je veux seulement l'harmonie. Les voix les plus criardes tentent de couvrir les autres. Cela est-il bon? La civilisation est une architecture de réponses. Sa perfection, comme celle de toute demeure, se mesure au confort que l'homme y éprouve, à l'appoint de liberté qu'elle lui procure. Mais précisément les Diallobé ne sont pas libres, et tu voudrais maintenant cela? Non. Ce n'est pas ce que je veux. Mais l'esclavage de l'homme parmi une forêt de solutions vaut-il mieux aussi? ».BibliographieOuvrages étudiés:- Cheikh Hamidou kane: l'Aventure Ambiguë, juillard, 1961 (roman)- Dib Mohammed: Cours sur la Rive Sauvage, Seuil, 1964 (roman)- Ibn Thophaïl: Hayy Ibn Yaqdhân, Traduction française de Léon Gauthier Beyrouth, imprimerie catholique, 1936 (roman)- Martin Lings: Un Saint musulman du vingtième siècle, Le Cheikh Ahmed al Alaoui, Editions traditionnelles, Quai Saint-Michel. Paris V 1978(Héritage et testament spirituels)- Tierno Bokar : Vie et enseignement de Tierno Bokar par Amadou Hampaté Bâ, Edition du seuil, 1980, (Biographie)Ouvrages cités:- Aldous Huxley: La philosophie éternelle, librairie Plon, édit. Seuil 1977- André Breton: Manifeste du surréalisme, Gaillimard. 1944- André P.J. (Général): Contribution à l'Etude des Confréries religieuses Musulmanes, Edition la maison des livres, Alger, 1956- Amadou ampâté Bâ: L'empire peul du Macina, les nouvelles éditions africaines 84. 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Montaigne, Paris, 1936.- Mohammadou kane: Roman africain et tradition, Les nouvelles éditions africaines, 1982, Dakar.- Naget Khadda: L'oeuvre romanesque de Mohammed DIB, O.P.U., Alger, 1983.- René Wellek et Austin Warren: Théorie de la littérature, Ed. Gredos, -Madrid, 1985 (tradition espagnole).- Tzvetan Todorov: Poétique de la prose, Ed. Seuil, 1971.- Vladimir Propp: Morphologie du conte, Ed. Seuil 1970.Bibliographie Générale:1- Sur la mystique musulmane (théosophie).- Abd al-Bâdi Surûr: Muhyî-al-Dîn Ibn Arabî, Le Caire, 1955.- Allard, M.: Le problème des attributs divins dans la doctrine d'Al-Asch `ari et de ses premiers grands disciples, beyrouth, 1965.- Anawati, G. et Gatdet L.: Mystique musulmane, Paris, 1961.- Asin Palacios, M.: El Islam cristianizado, estudios del sufismo a través de las obras de Abenarabi de Murcie li Taçawwuf al-islâmi, Tunis, 1384/1965.- Burckhard, Titus: Abd Al karîm al -jîlî: de l'homme universel, Lyon, 1953.- Burchhard, Titus: Introduction aux doctrines ésotériques de l'Islam, Paris, 1969.- Burchhard, Titus: Muhyl-d-Dîn Ibn Arabi: la sagesse des prophètes, (Fuçuc al-Hikam), Paris, 1956.- Corbin, Henry: Histoire de la philosophie islamique.- Corbin, Henry: L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi, Paris, 1958- Gardet, Louis et anawati, M.: Introduction à la théologie musulmane, Paris, 1948.- Guenon, René: Les états multiples de l'être, Paris, 1947.- Laoust, Henri: La classification des sectes dans le Farq d'al-Baghdadi, Paris, 1961- Massignon, Louis: Recueil de textes inédits concernant l'histoire de la mystique en pays d'Islam, Paris, 1929.- Massignon, Louis: Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris, 1954- Al-Qushayri: Al-Risâla al-qushayriyya, Le Caire, 1939/1940.2- Sur la mystique Chrétienne:- Augustin, Saint: Confessions, Paris, Flore, 1947.- Bernard, Saint,: Oeuvres mystiques, Traduction par Albert Béguin, Paris, Ed. Seuil, 1953.- Jean de la Crois (Saint): Oeuvres complètes, Traduction de P.Grégoire de Saint-Joseph, Paris, Ed. Seuil, 1949.3- Sur la mystique en Inde:- Coomaraswamy Ananda K.,: Hindouisme et Bouddhisme, Traduction par René Allar et Pierre Ponsoye, Paris, Gallimard, collection « Idées ».Ouvrages théoriques:- Baudrillard, Jean: L'échange symbolique et la mort, Paris, Gaillimard, 1976.- Bourneuf, Roland et Ouellet, Réal: L'univers du roman, Paris P.U.F., 1972.- Brémond, Claude: La logique des possibles narratifs, in Analyse structurale du récit, communication 8, Ed. Seuil, 1981.- Brémond, Claude: Logique du récit, Paris, Ed. du Seuil, 1973.- Bakhtine, M.: Esthétique et théorie du roman, Ed. Gallimard, 1978,- Butor,M: Essais sur le roman, idées, Gallimard, 1964.- Cohen, J.: Structure du langage poétique, Flammarion, 1966.- Dubois, J.: Surcodage et protocole de lecture, poétique n°16, Seuil, 1973- Eliade, M.: Aspects du Mythe, Gallimard, 1963.- Genette, Gerard: Discours du récit, figure III, Seuil, 1972.- Greimas. A.J.: Eléments pour une théorie de l'interprétation du récit mythique, communication n°8.- Macherey, P.:pour une théorie de la production littéraire, Maspéro, Paris 1974.- Mouralis Bernard: Les contre-littératures, PUF. Collection Supérieure, 1965.- Masseron, Caroline et Petit Jean, Brigitte: Pour une définition du personnage, L'ensemble de Germinal, Pratiques, n°22/23, 1979..- Sollers, P.: L'écriture et l'expérience des limites, Points, Seuil, 1968.- Todorov, Tzvetan: - Personnages, Dictionnaire encyclopédique des Sciences du langage, Seuil, 1972.- Théorie de la littérature, textes des formalistes russes réunis, traduits, collection « tel quel », Paris, Seuil, 1965- Les catégories du récit littéraire, communication n°8.- Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.

    TABLE DES MATIERES:

    SOMMAIRE ..........................................................................................

    INTRODUCTION..................................................................................

    1Le choix d'un corpus.......................................................................... 7

    2 La doctrine.......................................................................................... 9

    3. Le modèle..............................................................................10

    NOTES...............................................................................................................14

    PREMIERE PARTIE: HAYY IBN YAQDHAN................15 ( GRILLE DE LECTURE )CHAPITRE UN: L'OEUVRE EN GENESE..................................16 1. Le constat..............................................................................................17 2. Les traductions......................................................................................27 3. Hayy et Robinson Crusoé....................................................................33 4. Hayy dans l'intertextualité..................................................................35 5. Hayy et l'histoire du Criticon..............................................................38 6. Problématique de la Traduction.........................................................41 7. La genèse du personnage.....................................................................45 8. Le Personnage en genèse.....................................................................48 8.1. Le cycle de l'animalité...................................................................48 8.2. Le cycle de la corporéité...............................................................50 8.3. Le cycle de l'âme............................................................................52 8.4. La quête de l'essence.....................................................................55 8.5. Le cycle du langage......................................................................59 8.6. Le cycle de la conjonction............................................................62 8.7. Le cycle de l'echec........................................................................67CONCLUSION................................................................................................70Notes de chapitre............................................................................................71CHAPITRE DEUX: LE CONTRAT FIDUCIAIRE......................82introduction...................................................................................................

    ...831. Une rhétorique de l'ouverture....................................................................832. Les relations fiduciaires...............................................................................88 2.1. Le désengagement rhétorique...89 2.2. L'instance de l 'auteur narrateur.........................................................923. L'engagement de la parole initiatique........................................................93 3.1. La mort symbolique..............................................................................94 3.2. La descente en enfer..............................................................................974. L'engagement de l'écriture autopsychégraphique....................................1005. Le mythe, source de l'écriture.............................................1026. L' île du Vivant fils du Vigilant..................................................................1077. Le mythe de la création................................................................................1108. L'état conjoint................................................................................................1129. L'état disjoint.................................................................................................11510. La fonction heuristique de l'imagination.................................................120 10.1. L'éloignement........................................................................................122notes de chapitre...............................................................................................125 CHAPITRE TROIS: ITINERAIRE INITIATIQUE DE HAYY.129intoduction........................................................................................................1301. Personnage vs antipersonnage....................................................................1322. La caractérisation..........................................................................................1323. La descente en enfer.....................................................................................1364. La présence de l'absence.............................................................................1385. La vacuité pleine...........................................................................................1436. La mort ou le crime originel........................................................................1447. Etats et transformations...............................................................................146 7.1. Les énoncés d'état..................................................................................146 7.2. Bas vs Haut.............................................................................................149 7.3. La chaleur...........................................................................150 7.4. Le goût....................................................................................................152 7.5. Le goût du néant ou vide gnostique...................................................153 7.6. La lumière..............................................................................................155 7.7.La lumière prophétique........................................................................156 7.8. Les sphères...........................................................................................1598.L'espace du récit initiatique.........................................................................161 8.1. Le regard intérieur..................................................................................162 8.2. Le regard extérieur.................................................................................166 8.3. Du synchrétisme....................................................................................1689.La dichotomie être essentiel vs être accidentel...........................................172 9.1.L'association vs dissociation...................................................................174 9.2 l'endotopie vs exotopie177notes de chapitre..............................................................................................187CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE.............................190DEUXIEME PARTIE: LA VERIFICATION..................194CHAPITRE UN: L'ORALITE INITIATIQUE.............................195introduction1961. L'émergence de l'Oralité Initiatique...........................................................2012. La narration dans la narration....................................................................2053. Le contrat de la Parole..................................................................................2054. Le verbe initiatique.......................................................................................2115. La mortification dans/par la parole...........................................................2126.Les relais initiatiques.....................................................................................213 6.1. Le Vin......................................................................................................213 6.2. Le goût sublime......................................................................................215 6.3. L'inscription magique............................................................................216 6.4. Le secret mystique..................................................................................2177. Les paroles génératives................................................................................2208. La tension sémantique..................................................................................2229. L'unité de l'existence, lieu du dire fictionnel.............................................22510. Le mythe du « moi »sublimé.....................................................................22911. Le mythe de la divinité femme.................................................................232 11.1. L'appel.................................................................................................23412. Proximité vs éloignement...........................................................................24313. Le souffle de la parole initiatique..............................................................247Notes de chapitre..............................................................................................250CHAPITRE DEUX: LE RECIT IMPOSSIBLE..............................255Introduction.......................................................................................................2561. La mortification.............................................................................................2712. La tyrannie du « je » autobiographique......................................................275 2.1. Le « je » de la théosophie......................................................................276 2.2. Problématique du style direct...............................................................278 2.3. Le travail.................................................................................................2803. L'Apocalypse.................................................................................................2824. La métamorphose inachevée.......................................................................2965. La mort du récit............................................................................................3076. Les catégories du récit..................................................................................3107. Temps laïques et temps sacré......................................................................312notes de chapitre...............................................................................................316CHAPITRE TROIS: LE RECIT METAMORPHOSE..................318

    introduction.......................................................................................................3191. La structure du récit.....................................................................................3212. La descente en enfer.....................................................................................324 2.1. L'épreuve de la substitution ................................................................324 2.2. L'épreuve de la lumière........................................................................327 2.3. L'épiphanie romanesque.......................................................................330 2.4. L'épreuve du chaos................................................................................3313. La résurrection..............................................................................................335 3.1. L'ascension mystique............................................................................3364. Les correspondances.....................................................................................339Notes de chapitre..............................................................................................345CONCLUSION...............................................................................347BIBLIOGRAPHIE..........................................................................350

    * 1 OP.Cité. couf. Note (13).

    * * Ikwan eç-çafa ou frères de la sincerité. O.O.cité. Col. Note (16)






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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry