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Une conquête existentielle et une autofiction perturbées: les effets d'un miroir brisé dans le Livre brisé de Serge Doubrovsky

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par Jérôme Peras
Université François Rabelais de Touraine - Maîtrise 1998
  

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INTRODUCTION

1. LA SITUATION HISTORIQUE ET GÉNÉRIQUE DE L'OEUVRE DE SERGE DOUBROVSKY

1.1. DE LA FICTION VERS L'AUTOBIOGRAPHIE, L'AUTOFICTION

Le roman français du XXème siècle est en crise1(*). C'est que le roman comme tout l'art contemporain semble refléter la « crise de l'esprit »2(*) en Occident, à savoir cette mise en doute des fondements et des valeurs des civilisations qui ont rendu possible l'explosion de deux guerres mondiales et le génocide. Cette « ère des contestations »3(*) ou des crises (« crise des croyances », « crise des comportements » et « crise des idéologies »4(*)) n'est pas sans répercussions dans la vie littéraire. Dès les années cinquante, la figure mythique du grand écrivain et intellectuel, notamment incarnée par Sartre - engagé dans l'humanisme -, s'effondre par « inefficacité  politique »5(*) face à la guerre froide, aux guerres d'Indépendance, au soulèvement de Budapest, etc. Dès les années soixante, le développement des sciences sociales (la sociologie et l'ethnologie) et de la psychanalyse vient déstabiliser l'omniscience du romancier-philosophe. Ainsi, la crise de la culture moderne et contemporaine a quelque peu remis en question la conception que l'homme se fait de lui-même. De la même façon, dès l'après-guerre, le roman classique perd son « statut de genre souverain et exclusif »6(*). Sa mise en cause repose principalement sur la question du réalisme (selon Balzac et Flaubert) et plus précisément sur l'idée même de réalité : face aux perturbations mondiales, la représentation d'une société permanente et totalement saisissable apparaît comme invraisemblable, et face à l'inconscient freudien le héros semble bien manquer de profondeur psychologique et par conséquent de vie. Ainsi, le langage conçu comme simple dévoilement de la réalité est rendu caduc - ce que renforce plus encore l'avènement de la linguistique, en 1950 environ -, et comme le décèle Nathalie Sarraute, « l'ère du soupçon » n'ébranle pas seulement l'histoire et la fiction romanesques, mais aussi tout le rapport entre auteur et lecteur :

Non seulement ils se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l'un de l'autre. Il était le terrain d'entente, la base solide d'où ils pouvaient d'un commun effort s'élancer vers des recherches et des découvertes nouvelles. Il est devenu le lieu de leur méfiance réciproque, le terrain dévasté où ils s'affrontent.7(*)

Seulement, l'évolution du genre ne s'arrête pas à cette crise du roman et de la fiction8(*), et c'est justement en réaction à celle-ci que se sont constitués de nouveaux romans. En effet, l'une des tendances actuelles du roman converge vers une remise en cause des « conventions objectives de la fiction pour donner à la voix de l'auteur une extension proliférante »9(*). En d'autres termes, l'une des conséquences de la crise est d'avoir problématisé les pouvoirs et les limites du langage (allant de sa mise en scène à sa mise en pièces) et d'avoir renvoyé le romancier à lui-même, à sa subjectivité, à son écriture et à ses propres prospections (« à se saisir et à se signifier globalement par les mots »10(*)), d'où une extension remarquable du « je » narratif et une recherche de formes romanesques plus personnelle.

À propos de l'un des renouvellements11(*) du roman, il est possible de constater avec N. Sarraute un amoindrissement du grand événement héroïque au bénéfice du « petit fait vrai »12(*), du fait plus ordinaire, et un retrait, voire une disparition, du personnage héroïque au bénéfice d'une présence plus marquée de l'auteur, qui désormais parle plus volontiers en son seul nom. Par le récit à la première personne et sans doute sous l'influence, entre autres, de Proust et de Céline, le romancier insère « une apparence d'expérience vécue, d'authenticité, qui tient le lecteur en respect et apaise sa méfiance »13(*), et noue avec celui-ci un dialogue qui l'entraîne dans les profondeurs de l'être, entre « conversation et sous-conversation »14(*).

Aujourd'hui chacun se doute bien, sans qu'on ait besoin de le lui dire, que « la Bovary - c'est moi ». Et puisque ce qui maintenant importe c'est, bien plutôt que d'allonger indéfiniment la liste des types littéraires, de montrer la coexistence de sentiments contradictoires et de rendre, dans la mesure du possible, la richesse et la complexité de la vie psychique, l'écrivain, en toute honnêteté, parle de soi.15(*)

Dans ce renouvellement du genre, une relation de plus en plus manifeste se crée entre l'auteur et le personnage romanesque :

Jadis, Flaubert prétendait qu'Emma Bovary était lui. De même Céline pouvait se prendre pour Bardamu, et Sartre pour Roquentin. Doubrovsky est le Doubrovsky de son livre [...].16(*)

C'est pourquoi, dans une évolution logique, le romancier « post-moderne » est davantage tenté par le récit de lui-même, de sa vie (quotidienne, familiale, etc.) et même de son travail d'écriture. Ainsi, depuis 1975, avec notamment la parution de Roland Barthes par Roland Barthes, de W ou le souvenir d'enfance de G. Perec, et de Fils de S. Doubrovsky, le roman tend à se défictionnaliser pour devenir plus réflexif et référentiel à l'auteur. Dans ce renouvellement du genre, on peut observer que l'autobiographie n'est plus très loin.

Aussi, arrivé à ce stade de notre traversée cavalière de l'histoire du roman, il apparaît indispensable de considérer un instant cet autre genre qu'est l'autobiographie. Si l'on s'en tient à la définition de Ph. Lejeune, sans doute la plus pertinente à ce jour, l'autobiographie est un « récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité »17(*). En somme, ce genre se caractérise par son sujet, l'histoire de la vie d'un individu, par la situation d'énonciation fondée sur l'identique identité entre auteur, narrateur et personnage principal, et par le présent et le « je » de l'instance énonciative, à savoir les « formes autobiographiques » plus largement définies par É. Benveniste18(*). En outre, ce genre est référentiel mais aussi contractuel : la garantie de l'identité nominale (entre auteur, narrateur et personnage) est attestée par la signature de l'auteur (ou de son pseudonyme), et, dès lors que cet auteur affirme cette identité, soit à l'intérieur du texte, comme dans des séquences métatextuelles, soit au seuil du texte (le péritexte, d'après la terminologie de G. Genette19(*)), comme dans le sous-titre ou dans le « prière d'insérer », soit à l'extérieur du texte (l'épitexte, d'après cette même terminologie), comme dans des interviews écrites ou télévisuelles, il signe pour son lecteur ce que Lejeune appelle le « pacte autobiographique »20(*).

Ainsi, ce protocole de lecture repose pour l'essentiel sur la question identitaire réelle et non sur la question de vérité ou de vraisemblance21(*), et pour cause : si l'on ne considère que le texte, sans connaissances extradiégétiques, uniquement du point de vue syntaxique, il semble bien que rien ne peut distinguer une autobiographie d'un roman à la première personne.22(*) D'ailleurs, si aucune possibilité de vérification référentielle n'est offerte, cette vérité du discours autobiographique peut être prise pour de la pure fiction romanesque. Précisément, Lejeune écrit dans son article « L'ère du soupçon » :

Et surtout n'est-il pas légitime qu'une autobiographie, qui est une oeuvre d'art comme une autre, soit élaborée ? Bien sûr, bien sûr. Mais, il est aussi légitime que l'idéologie de la sincérité et de l'authenticité affichée dans le texte autobiographique inspire le soupçon dans la mesure où elle fait l'impasse sur le travail textuel que révèlent les brouillons.23(*)

Sur cette question de la vérité du discours autobiographique, justement, P. Valéry écrivait déjà :

Comment ne pas choisir le meilleur, dans ce vrai sur quoi l'on opère ? Comment ne pas souligner, arrondir, colorer, chercher à faire plus net, plus fort, plus troublant, plus intime, plus brutal que le modèle ? En littérature, le vrai n'est pas concevable.24(*)

Désormais, et en réaction à l'ère du soupçon et à l'« idéologie anti-autobiographique »25(*) ambiante, l'une des tendances actuelles du genre paraît justement de problématiser et de mettre en scène cette question de la véridicité du discours autobiographique26(*). Prenons pour exemple le récit autobiographique Enfance (1983) de N. Sarraute. Celle-ci procède par le dialogue (fictif) entre N. Sarraute-narratrice et son double - sorte de N. Sarraute-lectrice ; la première voix a une fonction purement narrative et la seconde une fonction critique de soupçon et de relance sur celle-là. Par ce procédé, l'auteur illustre ses soupçons et ses méfiances à l'égard de l'autobiographie et de l'examen rétrospectif, désamorce les méfiances du lecteur en les devançant et démontre dans le même temps que par soucis de sincérité - pour signifier par exemple toutes ses peines à se remémorer son enfance (comment parler de notre enfance et comment faire parler l'enfant que nous avons été...) -, elle a eu recours à la fiction : l'échange entre ces deux voix est fictif et donc feint, mais il marque ce désir de dire au plus vrai ce que fut cette enfance. De la sorte, il ne s'agit plus de vérité à proprement parler mais plus d'effets de vérité, produits par la mise en scène du dialogue ou plus largement par la fiction. Ainsi, puisque l'autobiographie française contemporaine tend sciemment à se fictionnaliser, comme l'indique par exemple le surtitre Romanesques (1984-1994) du récit autobiographique d'A. Robbe-Grillet, on peut avancer que l'un de ses grands renouvellements27(*) se forme par le jeu et l'interrogation sur le rapport entre l'autobiographie et la fiction.

Dès lors, apparaissent des récits indécidables, au statut incertain ou contradictoire, tels que l'autofiction définie par Serge Doubrovsky, qui, « autobiographie fictionnalisée ou roman défictionnalisé, est à l'intersection de deux trajectoires, et le suffixe `auto-' y a le même rôle que dans `auto-diégétique' ou `autobiographique'. »28(*)

* 1 Voir M. Raimond, La Crise du roman (des lendemains du naturalisme aux années vingt), J. Corti, 1966.

* 2 P. Valéry, Variété 1 et 2, Gallimard, 1924 et 1930, coll. « Idées », 1978, « La crise de l'esprit », (1919), p. 13-51.

* 3 L. Baladier, Le Récit (panorama et repères), S. T. H., coll. « Les grands rythmes de la littérature et de la pensée », 1991, chapitre : « L'ère des contestations », p. 207.

* 4 Idem.

* 5 Voir J. Bernani, M. Autrand, J. Lecarme, B. Vercier, La Littérature en France de 1945 à 1968, Bordas, 1970, septième partie : « Interrogations d'aujourd'hui », chapitre XXXI : « Quelle littérature ? », p. 839-840.

* 6 B. Vercier, J. Lecarme, La Littérature en France depuis 1968, Bordas, 1982, deuxième partie : « Formes », chapitre IV : « Le récit II : renouvellements », p. 105.

* 7 N. Sarraute, « L'ère du soupçon » (d'abord paru dans Les Temps modernes, 1950), in L'Ère du soupçon (essais sur le roman), Gallimard, 1956, coll. « Folio-Essai », 1987, p. 62-3.

* 8 Voir sur ce point le chapitre XI : « La crise de la fiction », in Poétique de Céline de H. Godard, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1985, p. 422-446.

* 9 J.-Y. Tadié, Le Roman au XXème siècle, Belfond, 1990, Pocket, coll. « Agora », 1997, chapitre premier : « Qui parle ici ? », p. 9.

* 10 S. Doubrovsky, « Critique et existence » (d'abord paru dans Chemins actuels de la critique, Plon, 1967), in Parcours critique, Galilée, 1980, p. 19.

* 11 Voir le chapitre IV : « Le récit I : Renouvellements », de la deuxième partie : « Forme », de La Littérature en France depuis 1968, B. Vercier, J. Lecarme, op. cit, p. 103-165.

* 12 N. Sarraute, L'Ère du soupçon, op. cit., p. 69.

* 13 Ibid., p. 71.

* 14 « Conversation et sous-conversation » est le titre d'un article de N. Sarraute paru dans la Nouvelle Revue Française en 1956, puis dans L'Ère du soupçon, op. cit., p. 81-122.

* 15 N. Sarraute, L'Ère du soupçon, op. cit., p.72.

* 16 A. Bosquet, in Le Quotidien de Paris, septembre 1989, cité par S. Doubrovsky dans L'Après-vivre, Grasset, 1994, p. 262.

* 17 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique », 1975, p. 14.

* 18 Cf. Problèmes de linguistique générale, tome I, trad. Gallimard, 1966.

* 19 Cf. G. Genette, Seuils, Seuil, coll. « Poétique », 1987.

* 20 Ph. Lejeune, « Le pacte autobiographique », in Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 13-45.

* 21 Ibid., p. 15 : « Pour qu'il y ait autobiographie (et plus généralement littérature intime), il faut qu'il y ait identité de l'auteur, du narrateur et du personnage. ». Ibid., p. 26 : « Le lecteur pourra chicaner sur la ressemblance, mais jamais sur l'identité. »

* 22 Au sujet des ressemblances, des différences et des liens entre les deux genres, voir G. May, L'Autobiographie, P.U.F., 1979, chapitre V, « Autobiographie et roman », p. 169-196.

* 23 Ph. Lejeune, « L'ère du soupçon », in Cahiers de sémiotique textuelle, n°12, 1988, p. 53.

* 24 P. Valéry, Variété 1 et 2, op. cit., p. 211.

* 25 Cette expression est le titre du premier chapitre de la première partie : « Définitions et problématiques », « Qu'est-ce que l'autobiographie ? », de L'Autobiographie, J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, A. Colin, 1997, p. 9-18.

* 26 Ph. Lejeune constate que « le procès de l'autobiographie n'en finit pas : mais l'autobiographie non plus. » (in L'Autobiographie en France, A. Colin, 1971, « L'avenir de l'autobiographie », p. 105.

* 27 Voir la quatrième partie de L'Autobiographie, J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, op. cit., p. 267-291.

* 28 J. Lecarme, « L'autofiction : un mauvais genre ? », Actes du colloque Autofictions & Cie (20 et 21 nov. 1992), RITM, n°6, 1993, p. 230. Cet article est repris, quoique remanié, dans L'Autobiographie, op. cit., de J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, quatrième partie, chapitre six : « Autofictions », p. 267-283. Pour un résumé exhautsif, voir l'article de J. Lecarme, « Paysages de l'autofiction », in Le Monde des livres, 24 janvier 1997.

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