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Une conquête existentielle et une autofiction perturbées: les effets d'un miroir brisé dans le Livre brisé de Serge Doubrovsky

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par Jérôme Peras
Université François Rabelais de Touraine - Maîtrise 1998
  

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CONCLUSION

Le Livre brisé représente très certainement un tournant dans l'oeuvre de Doubrovsky puisqu'il ne s'agit plus d'une autofiction proprement dite. Dans notre Première partie, nous avons observé que, concernant les quelques chapitres présentant une autofiction, à savoir un personnage-narrateur cherchant (en vain) de faire de son enfance une autofiction, la fiction se limitait au cadre de deux théories, l'une existentialo-marxiste et l'autre psychanalytique : l'autofiction laissait ainsi place à une autobiographie à fiction sartrienne, construite à partir des Mots, et à une autobiographie à fiction freudienne, élaborée à partir des propos du psychanalyste Akeret. Dans notre Deuxième partie, nous avons constaté que, pour relater sa vie contemporaine à la rédaction, l'écrivain procédait à un amoindrissement de l'affabulation, de la « fictionnalisation de l'expérience vécu », au profit d'une simple « transposition ». Tout d'abord, dans la partie « Absences », l'auteur « transpose » ses conversations avec sa conjointe, sur leur vie et sur l'écriture de cette vie, dans une série de dialogues fictifs ou feints (même si ces discussions avec Ilse ont réellement existé, Doubrovsky reste l'auteur des dialogues, il les (ré)écrit ou les arrange à sa convenance, selon ses impulsions et ses intentions), et, à partir de ces dialogues, « transpose » les principaux éléments de sa biographie de couple dans un « roman conjugal » ; puis, l'auteur « transpose » dans son récit la brisure tragique de son couple et de son existence, successive au décès d'Ilse, en interrompant soudainement la rédaction des chapitres de la partie « Absences » et en rédigeant une seconde partie, « Disparition ». En somme, l'auteur-narrateur subit autant qu'il choisit cette brisure du récit. Ainsi, en regard de ses précédents romans (mis à part La Vie l'instant), S. Doubrovsky confère au Livre brisé un statut particulier. Ce récit présente bien des ressemblances avec Fils : au premier chapitre et aux chapitres pairs de la première partie, notre auteur procède à la condensation d'une période de sa vie, réduite à trois jours, et à la création d'une histoire fictive ou feinte, dans laquelle le « je » narratif est globalement le personnage-narrateur. Seulement, dans tout le reste du récit, notre auteur s'oriente vers la « transposition » du vécu, c'est-à-dire vers un type de récit qui « associe sans les confondre »345(*) le genre romanesque, indiqué par le sous-titre de la page de couverture et la page de titre, et le genre autobiographique, puisque l'histoire conjugale et post-conjugale est entièrement celle de l'auteur et non celle d'un personnage fictif. Dans ces conditions, il convient de considérer ce récit non pas comme une autofiction mais comme un roman-autobiographie.

À suivre le fil des pages du Livre brisé, on relève une stratégie d'écriture visant à augmenter progressivement la dimension autobiographique et l'« effet de réel », ce qui n'est pas sans retentissement sur la manière dont le lecteur considère l'histoire dans ce récit et le récit de ce récit.346(*) D'ailleurs, les commentaires critiques sur le genre autobiographique et sur l'oeuvre de Sartre (La Nausée et Les Mots), qui accompagnent ce glissement du roman vers l'autobiographie, viennent renforcer ce pouvoir de persuasion. Dans son roman personnel (au premier chapitre et aux chapitres pairs de la partie « Absences »), l'auteur tend à ébranler la confiance du lecteur d'autobiographies et à relativiser la notion de vérité, en empruntant la voix de Sartre et en démontrant que l'autobiographe ne peut jamais accéder à une vérité objective, même à l'aide d'un « fondement » théorique, et que la seule vérité à laquelle il peut prétendre est une vérité toute personnelle, subjective. Pour preuve, dans son « roman conjugal » (aux chapitres impairs de cette même partie, excepté le premier), notre auteur emprunte la voix de sa compagne et confronte sa propre subjectivité avec celle d'Ilse dans des dialogues qui servent d'axe à la narration et qui créent une « surfiction », c'est-à-dire une confrontation de deux points de vue divergents, une « guerre des versions ». Dès lors, il reste un personnage-narrateur qui, par souci d'honnêteté et de sincérité, se montre incapable de dépasser ses « trou[s] de mémoire » et même d'établir une unique « ligne de vie », ou autrement dit, une « ligne de fiction », comme le montre très clairement l'état fragmentaire du récit d'enfance (dans la partie « Absences ») et du récit posthume à Ilse (la partie « Disparition »).

Cela dit, il ne faut pas oublier ou ignorer le « pacte romanesque », quand bien même il s'agirait d'un Livre brisé, car cette « brisure » ne concerne pas vraiment l'autofiction, mais plutôt les fonctions et les résultats attendus d'une telle écriture : l'autofiction doit répondre au projet existentiel. Dans son roman personnel, Doubrovsky tente de (re)conquérir son être et son vécu par l'analyse de son enfance. Mais, contrairement à Fils, ce roman présente trois jours de la vie Doubrovsky, trois jours durant lesquels, celui-ci ne parvient pas à retrouver son enfance, ni même deux événements qui ont dû marquer son existence, il s'agit du jour de la victoire des Alliés et de sa première relation sexuelle. Ses « trou[s] de mémoire », qui restent tels quels jusqu'au bout du récit, engendrent fatalement un « trou » existentiel, soit l'anéantissement de l'être-moi : il se définit alors comme un être « fictif », c'est-à-dire comme un être insaisissable. L'écrivain se tourne alors vers sa conjointe pour écrire le « roman conjugal ». Ce roman s'inscrit également dans un projet existentiel, puisque la visée est moins rétrospective que prospective. Il s'agit en effet, d'une véritable thérapie de couple, alors en pleine crise, d'un retour sur la situation passée et présente pour une analyse lucide, et ainsi d'une « conquête existentielle » faite au jour le jour et au fil des pages, pour qu'enfin, les deux époux parviennent à se retrouver. L'auteur prévoit justement de clore ce roman par le chapitre « Hymne » ou « Retrouvailles », mais le décès d'Ilse vient brusquement rompre ce projet. Dès lors, Doubrovsky est un écrivain désemparé, et emprisonné par l'assez mauvaise image que lui renvoyait sa conjointe. La « conquête existentielle » est ainsi perturbée, et la spécularisation scripturale, brisée. Ce récit est donc un Livre brisé.

Doubrovsky ne parvient plus à se retrouver, à se réapproprier : il devient aveugle. Mais justement, son aveuglement vient tout entier de sa lucidité : il est un « narcisse borgne » qui ne veut ou ne peut pas se voir tel qu'il est, en homme vieillissant, perdant sa virilité, et qui ne veut ou ne peut pas admettre que sa conjointe veuille se séparer de lui, dans la mort. C'est ce qui fait très certainement la grandeur et la richesse de ce récit ; Doubrovsky y inscrit comme malgré lui la vérité, c'est-à-dire cette lucidité et cette désappropriation de soi :

J'ai écrit mon autofiction jusqu'à être totalement dépossédé de mon entreprise. À un premier niveau, par l'irruption brutale, assassine du réel dans les jeux de la fiction. À un second niveau, plus subtil et retors, parce que ces jeux disaient vrai, sans que j'en aie conscience.347(*)

L'autofiction est difficilement classable, car elle est un nouveau type d'écriture qui subvertit les catégories génériques jusqu'alors établies, car elle est à la fois un roman, une autobiographie, une critique et même une autocritique, car Doubrovsky livre en même temps son imaginaire et son vécu, ses fantasmes et ses souvenirs, et parallèlement ses réflexions. Néanmoins, notre analyse du Livre brisé nous a permis de redéfinir plus précisément cette autofiction, de montrer que derrière cette étiquette « roman » se découvrait une parole authentique, et se dessinait une véritable quête de soi, une quête existentielle : à travers le jeu du miroir et de la fiction, l'écrivain a pour projet de se (re)construire, de brasser chaque étape de sa vie, d'analyser lucidement, impitoyablement parfois, l'être qu'il a été, et de « réincarner » fictivement cet être, et ce faisant, de créer un sens clair à son être et à son vécu, et d'extraire de cet être « fictif » une matière de roman. Cette problématique de la « conquête existentielle » et de la spécularisation scripturale nous a permis de mettre au jour les raisons de la brisure du Livre brisé. Pour cette raison, cette même problématique rend possible une relecture de l'ensemble de l'oeuvre de Doubrovsky. Il paraît même pertinent, à partir de cet angle d'analyse, de reconsidérer rétrospectivement l'oeuvre de certains écrivains du XXème siècle qui se situent à la frontière de l'autobiographie et de la fiction. Nous pensons notamment aux récits de Céline, de Colette, de M. Duras, de R. Barthes et d'H. Guibert.

* 345 H. Godard, Poétique de Céline, op. cit., p. 380.

* 346 Cette stratégie fonctionne si bien qu'elle déclenchera, lors de la publication du Livre brisé, la métamorphose de la (mauvaise) critique littéraire en jugement de moralisateur ou en psychanalyse d'amateur. Voir par exemple les propos du journaliste B. Pivot, cités à la note 94 de notre Deuxième partie.

* 347 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 217.

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