WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Le declin du mythe imperial: proces du colonialisme et de l'apartheid dans Au coeur des tenebres (1902) de Joseph Conrad et dans L'Age de fer (1992) de John Maxwell Coetzee

( Télécharger le fichier original )
par Amadou Hame NIANG
Université Cheikh Anta Diop de DAKAR - Maitrise 2007
  

Disponible en mode multipage

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR

FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

DEPARTEMENT DE LETTRES MODERNES

Mémoire de maîtrise

(Littérature Comparée)

Le déclin du mythe impérial : procès du colonialisme et de l'apartheid dans Au Coeur des ténèbres (1902) de Joseph Conrad et dans L'Age de fer (1992) de John Maxwell Coetzee.

Présenté Par : Sous la direction de :  

M.Amadou Hamé Niang M.Amadou Falilou Ndiaye

Professeur titulaire

Année académique

2006-2007

SOMMAIRE

INTRODUCTION.................................................................. 2

 

PREMIERE PARTIE : L'héritage des Lumières dans le mouvement impérialiste.............................................................................6

Chapitre I :La rhétorique de l'ailleurs et de l'altérité...........................9

1.1 : Tableau du paysage physique.................................................

1.2  : A la rencontre de l'Autre.....................................................15

Chapitre II : L'expansion impérialiste..................................................23

2.1 : Les conquêtes..................................................................25

2.2 : Le colonialisme................................................................29

Chapitre III : La représentation dichotomique de l'univers colonial........35

3.1 : Ville / Taudis..................................................................

3.2 : Européens / Indigènes........................................................40

DEUXIEME PARTIE : Le déclin du mythe impérial........................50

Chapitre I : Les manifestations du déclin dans les deux récits..............52

1.1  : Le procédé de Conrad......................................................

1.2  : Le style de Coetzee...........................................................60

Chapitre II : La démythification du système colonial........................67

2.1 : Procès du colonialisme dans Au Coeur des ténèbres.........................

2.2 : Procès de l'apartheid dans L'Age de fer...................................73

Chapitre III : Les conséquences du déclin de l'Empire colonial............80

3.1 : Chez les Européens..............................................................

3.2 : Chez les Africains............................................................86

CONCLUSION.................................................................................90

BIBLIOGRAPHIE............................................................................93

INTRODUCTION

De l'héritage des Lumières à la littérature exotique, l'imaginaire Occidental a forgé le mythe colonial. Il a défendu et s'est évertué à justifier la prétendue supériorité de la Civilisation Européenne et l'expansion impérialiste vers les contrées « vides » de l'ailleurs. A partir du substrat philosophique des écrits de Rousseau, Voltaire et d'autres auteurs, relatif à l'altérité, les récits de Pierre Loti et de Rudyard Kipling exaltent la domination culturelle et scientifique de l'Europe dans les terrae incognitae.

Cependant, malgré l'apologie de la grandeur impériale, s'insinuent en filigrane dans l'imagerie coloniale du roman de l'ère victorienne et dans les récits exotiques français, des doutes entamant la stabilité de l'Empire. Ainsi, apparaissent dans les fictions et les récits de voyages, des « héros coloniaux plus troubles ; inquiétudes coloniales de l'entre-deux-guerres où surgissent des figures de malaise impérial.1(*) ». On songe à des romans tels A Passage to India (1924) de E. M. Forster, Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline ou Burna Days (1934) de Georges Orwell entre autres. Il s'agissait dans ces textes d'une représentation de l'émissaire de la Civilisation dans un milieu hostile, propice à la convoitise et à la déchéance morale. La rhétorique de ces deux aspects annonce la démythification de la « mission » dont sont chargés ces héros, et préfigure le déclin de l'empire.

Au Coeur des ténèbres2(*) (1902) de Joseph Conrad (1857-1924) anticipe le déclin, en exprimant le doute et le scepticisme, relatifs au projet impérial et ses accents ont continué avec John Maxwell Coetzee (né en 1940) dans L'Age de fer3(*) (1992). Dans ces deux romans s'énoncent différents modes de représentation du colonialisme et de l'apartheid. Les deux écrivains exploitent les sentiments mitigés de leur héros, dévoilant ainsi leur position, et partant de là, celle d'une vision générale de leur époque :

« L'image qu'un auteur se compose d'un pays étranger

d'après son expérience personnelle, ses relations humaines

et ses lectures, est toujours d'autant plus intéressante que

cet auteur est représentatif de la littérature de son pays,

qu'il a exercé une influence réelle sur celle-ci ainsi que

sur l'opinion publique de son pays.4(*) ».

Nos deux récits s'inscrivent dans cette logique, d'où la motivation qui a guidé notre choix. En effet, Conrad et Coetzee, près d'un siècle d'écart, ont anticipé le déclin du mythe impérial, et ont ouvert la voie à un réquisitoire sans précédent du colonialisme et de l'apartheid.

Quels ont été les traits caractéristiques du discours littéraire du déclin impérial dans les textes du corpus ? Quels sont les modes de représentation et d'énonciation du procès du colonialisme dans Au Coeur des ténèbres, d'une part et d'autre part, du procès de l'apartheid dans L'Age de fer ? Comment s'articule dans la fiction, le bilan littéraire des conséquences de l'image de l'Afrique dans l'imaginaire Occidental de Pierre Loti à André Gide ?

Nous nous intéresserons à la manière dont les textes s'ouvrent sur « leurs différences par rapport aux assertions du centre impérial.5(*) ». Il est probable que Joseph Conrad, de même que John Maxwell Coetzee, aient été influencés par leur histoire personnelle pour déconstruire les codes de l'ordre colonial et au-delà, ceux de la culture Occidentale. Albert Memmi avait déjà montré dans Portrait du colonisé suivi du Portrait du colonisateur (1957) combien les visages de l'un et de l'autre pourraient fournir les conditions d'articulation de la mythification au déclin.

Le mythe impérial était destiné à présenter sous une forme concrète, les concepts de vacuité, de tabula rasa, de terrae incognitae... du monde non-occidental. On pourrait revoir à ce niveau la théorie de Todorov dans Nous et les autres (1989). La notion de déclin reçoit dans cette présente étude une extension sémantique, à l'image de l'analyse de Léon-Fanoudh Siefer, revue sous un autre angle par Martine Astier Loufti.

Nous allons voir en quoi l'affirmation de Roland Barthes : « L'écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, (...) elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée aux grandes crises de l'histoire.6(*) » éclaire Au Coeur des ténèbres et L'Age de fer.

La première partie de cette étude sera une réflexion sur l'héritage des Lumières dans le mouvement impérialiste_  dont découlent la rhétorique de l'ailleurs et de l'altérité, puis de l'expansion impérialiste et enfin de la représentation dichotomique de l'univers colonial. La deuxième partie sera consacrée au déclin du mythe impérial, à travers ses manifestations, la démythification du système colonial et ses conséquences, tant chez les européens que chez les africains.

PREMIERE PARTIE

L'héritage des Lumières dans le mouvement impérialiste

Dans la littérature du XVIIIe siècle, les écrivains ont accordé une place de choix à l'exotisme africain dans leurs écrits. Ce regard implique une construction de l'Autre étranger d'abord et d'un Ailleurs fantastique. Montesquieu et Prévost, Rousseau et Voltaire, Diderot et Condorcet, Madame de Staël et Bernardin de Saint-Pierre allient descriptions tragiques aux aspects pittoresques. L'exotisme pittoresque, abondamment descriptif, est semble-t-il plus soucieux de faire rêver. C'est ainsi qu'après un regard exotique, ce fut très vite une vision engagée au service du projet colonial qui s'imposa.

L'existence de l'homme noir et des terres dites « vacantes » obsèdent l'esprit de domination des Occidentaux. Les philosophes des Lumières s'attèleront à « prouver l'infériorité naturelle des fils de Cham, de justifier leur exploitation en se réclamant sinon de la théologie, au moins de l'économie politique, d'une certaine psychologie, voire d'une biologie aberrante.7(*) ». Le discours impérialiste que suggèrent ces textes, n'a pas rencontré l'approbation dans tous les milieux intellectuels. Ainsi Montesquieu ironise : 

« Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. (...) Ils est impossible que nous supposions que ces gens soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous mêmes chrétiens8(*). ».

Seulement, la conscience collective de l'époque aspirait à la découverte et à la domination des races prétendues inférieures. Aussi la relation avec l'Autre prit-elle un tournant décisif avec les philanthropes qui useront et abuseront de concepts et d'analyses douteux pour justifier l'impérialisme. Rousseau affirme dans Emile que  « L'organisation du cerveau est moins parfaite aux deux extrêmes (la zone torride et la zone polaire). Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le sens des Européens.9(*) ». Les théories les plus absurdes sont véhiculées pour justifier l'infériorité « naturelle » de la race noire et pour percer le mystère de l' « Afrique sauvage ». La remarque de Hegel sur le rapport du continent noir et de l'Europe est le substrat philosophique sur lequel l'Occident s'est basé pour dominer le monde non européen : « Ce que nous entendons proprement par Afrique, c'est ce qui est sans histoire et fermé, ce qui est encore entièrement empêtré dans l'esprit naturel et qui devait ici être simplement indiqué au seuil de l'histoire mondiale.10(*) ». L'homme noir n'échappe pas aux critères déshumanisants des théoriciens de l'impérialisme. Ils sont tous d'avis qu'il n'y a pas de comparaison possible avec la race « élue ». La différence de pigmentation favorise l'exotisme ; et physiquement le Noir ne répond pas aux critères de la beauté « blanche ». A ces considérations esthétiques, Voltaire ajoute que « Si leur intelligence (aux Noirs) n'est pas d'une autre espèce que notre entendement, elle est fort inférieure.11(*) ». La littérature, dans la logique d'une altérité radicale, s'active à la contextualisation des Africains dans le cadre d'une nature à la fois luxuriante et hostile. Cette hostilité est, semble-t-il, précurseur des conquêtes militaires pour posséder l'Afrique. Dans cette veine de domination du monde extra-européen, Marguerite Yourcenar fait dire à Hadrien : 

« J'entrevoyais la possibilité d'helléniser les barbares, d'atticiser Rome, d'imposer doucement au monde la seule culture qui se soit un jour séparée du monstrueux, de l'informe, de l'immobile, qui ait inventé une définition de la méthode, une théorie de la politique et de la beauté12(*). »

La culture occidentale est revisitée dans tout ce qui fait sa spécificité et sa « supériorité ». Aux explorateurs et missionnaires, est déléguée la « mission » d'imposer cette culture dans les terres inconnues de l'ailleurs ; et « l'essor de la littérature de voyage a contribué à constituer et renouveler l'imaginaire utopique.(...) Le récit de voyage introduit la mise en scène de l'altérité et de la perfection13(*). ». Les philosophes s'attèlent à la description, au classement des « peuples sauvages » et à la comparaison des civilisations pour justifier l'invasion impérialiste.

Chapitre I : La rhétorique de l'ailleurs et de l'altérité

1.1: Tableau du paysage physique

L'impérialisme s'est, dans un premier temps, manifesté par une sorte de ruée vers les territoires dits vacants. La géographie intellectuelle des textes littéraires délimite l'Europe comme le centre du monde civilisé, et la périphérie, le « monde sauvage ». L'Amérique, l'Inde ou l'Afrique hantent l'esprit de possession et de domination des Européens. Marlow, le héros de Conrad dans Au Coeur des ténèbres, exprime ces rêves de gloire du monde Occidental :

« Quand j'étais petit, j'avais une passion pour les cartes.

Je passais des heures à regarder l'Amérique du Sud, ou

l'Afrique, ou l'Australie, et je me perdais dans toute la

gloire de l'exploration. En ce temps là, il restait beaucoup

d'espaces blancs sur la terre, et quand j'en voyais un

d'aspect prometteur sur la carte( mais ils le sont tous ), je

mettais le doigt dessus et je disais, quand je serai grand

J'irai là. » (C.t.91)

Il ressort de ce discours la volonté hégémonique de possession et de domination de l'Occident. L'ailleurs représenté par son immensité entre en contradiction avec le vide et la « solitude »(C.t.110) qui le caractérisent. Le rêve de Marlow enfant est consubstantiel au projet impérial. De Defoe à Kipling, ce vide suggère un besoin de possession, et partant, justifie l'entreprise impériale. Robinson Crusoé, échoué sur une île sauvage, vide, prend possession de l'espace, se proclame gouverneur et entreprend la pacification et la civilisation de sa terrae incognitae. Le discours romanesque retrace cette velléité de domination du monde non-européen. Dans Kim (1901) , Kipling décrit une possession coloniale britannique : l'Inde, où pour les dominants, le système colonial est un fait naturel. La trame narrative de l'oeuvre, au-delà du récit d'aventure d'un jeune garçon irlandais en Inde au début du XXe siècle, tente d'inculquer dans l'imaginaire anglais la vacuité. La colonie est décrite comme désordonnée, sauvage et dangereuse, par conséquent, la contrôler et la civiliser sont un impératif utile et salutaire.

Dans l'écriture, il y a une répétition obsédante qui suggère l'inconnu, la frayeur et l'étrangeté. La description de la faune comme de la flore plonge le récit dans un ailleurs lointain et fantastique : « De grosses mouches bourdonnaient férocement ; elles ne piquaient pas, elles poignardaient. » (C.t.108).

Le réseau sémantique, en restituant l'étrangeté, construit l'Empire dans l'imaginaire des missionnaires, soldats et autres commerçants. Cette appréhension de la nature, dans son essence primitive, dénie toute forme de progrès. Le discours littéraire relègue les différents éléments de la nature dans une extranéité lointaine. Le paysage africain, au regard de Marlow, n'a rien de comparable à celui de l'Europe : « Une mer couleur de plomb, un ciel couleur de fumée. » (C.t.88). Cet aspect mystérieux invite à la conquête ; toutefois, il semble prévenir tout de suite après, des dangers qui menacent ceux qui s'aventurent dans ces contrées lointaines. En effet, devant l'immensité de ce long fleuve, à l'apparence d'un « immense serpent » (C.t.91), des multiples écueils allant des « bancs de sable, des marécages, des forêts » à cette « absolue sauvagerie » (C.t.88), « navigue une espèce de bateau à peu près aussi ferme qu'un accordéon » (C.t.88). Le récit oppose la puissance de la nature à la fragilité des envahisseurs. Ainsi, après la curiosité pour le pittoresque, l'épouvante que cause la « sauvagerie » supplante le rêve d'évasion des conquérants. Tout, dans la nature, prend l'aspect d'un monstre inconnu. Le danger guette, de toutes parts dans la jungle. Du brouillard à la vase primitive, du bruit d'outre tombe des rapides en passant par le soleil cuisant des tropiques, le péril semble omniprésent. Le récit de Au Coeur des ténèbres fait une part importante à cette peur irraisonnée,  ce qu'exprime le champ lexical de la mort.

La mort traverse toute l'histoire de Marlow. Après la mort de son prédécesseur Fresleven, celle de son timonier, et même de Kurtz dont il a pris la défense, le héros narrateur s'est senti lui aussi tout près de la mort : « Ils faillirent bien m'enterrer » (C.t.190). Dans une vaine tentative pour sauver les « sauvages », il donna l'alerte en tirant la corde « du sifflet »( C.t.186) de son vapeur mais il ne parvint pas à éviter le massacre. L'hostilité que lui manifeste ses compagnons de voyage dans « l'enfer africain », alliée à la hantise de « la mort tapie dans l'air, dans l'eau, dans la brousse »(C.t.88) accentuent la terreur de Marlow. Il ressort de ces clichés une Afrique mystérieuse, « sauvage » mais semble-t-il, indocile. Indocilité qui ressurgit à la fin du XXe siècle en Afrique du Sud.

En effet, la représentation du cadre mystérieux, sauvage et hostile du Congo réapparaît en Afrique du Sud, dans les Townships du Cap.

Le récit de L'Age de fer se situe en 1986, dans les dernières années de l'apartheid. L'analyse de Coetzee de ce système raciste présente sur le plan littéraire quelques traits de ressemblance avec Au Coeur des ténèbres.

Le milieu physique est conquis par les Boers depuis le grand Trek14(*) vers les « terres vierges » des provinces du Natal, Orange et Transvaal. A l'image de Marlow, envoûté par les espaces blancs sur la carte, ici aussi, apparaît le thème de la vacuité des terres de l'Afrique Australe. Ce vide est consubstantiel à l'entreprise impériale. Il reste évident que l'une et l'autre oeuvre sont éloignées dans le temps et dans l'espace, mais le silence inquiétant de la jungle congolaise et les chaumières désertées des villages indigènes prêtent les mêmes caractéristiques à la ville, dans le récit d'Elizabeth Curren. Le corps malade de l'héroïne symbolise l'espace dans lequel seul le cancer constitue une présence signifiante :

« Il n'y a pas de vérité si ce n'est la souffrance soudaine

qui me traverse quand, dans un moment d'inadvertance

m'envahit la vision de cette maison-ci, vide, le soleil déversant par les fenêtres sur un lit vide, où de False Bay sous un ciel bleu, immaculée, déserte, quand le monde où j'ai passé ma vie se manifeste à moi et que je n'y suis pas.»(A.f.33).

Ce vide, dans le corps ravagé par le mal « sec, exsangue, lent et froid »(A.f.73), porte les mêmes cicatrices que la « forêt primitive » a laissée dans le coeur des Européens. Dans cette même lancée, Mamadou Gaye affirme que « la ville civilisée comme Londres ou rendue barbare par l'autocratie comme St Pétersbourg, a les mêmes attributs que la jungle africaine.15(*) ». Ailleurs, c'est la présence du Blanc avec tout ce que cela suggère comme portage, travaux forcés et impôts qui est la cause de la désertion des villages. Ici c'est l'insurrection qui entraîne la désolation : « Je songe à ces fermes abandonnées devant lesquelles je suis passée en voiture, dans le Karoo et sur la Côte Ouest, dont les propriétaires ont décampé vers les villes, il y a des années, laissant des façades barrées de planches, les portails verrouillés.»(A.f.32). La solitude de la campagne atteint une dimension dantesque dans le township où l'horreur est à son paroxysme. La vision apocalyptique de l'espace des Noirs est rendue visible par le registre lexical des ruines : « Des lambeaux de plastique, de ferrailles, du verre, des os d'animaux jonchaient les deux côtés du chemin. »(Af.106). Plus loin, sous un déluge de pluie un « spectacle de dévastation, des baraques brûlées dont les débris rougeoyaient, des baraques en flammes d'où montait une fumée noire. »(A.f.107). Ce paysage exsangue explique la solitude ambiante : « A part une vieille femme à la bouche affaissée, debout devant l'embrasure d'une porte, il n'y avait personne en vue. »(A.f.107). Ces images fortes de l'inconnu inspirent la frayeur. Les visions du continent, où fauves, bêtes sauvages et « peuples primitifs » se confondent, ressurgissent à la fin du XXe siècle dans le récit épistolaire d'Elizabeth Curren. A l'image de Marlow, épouvanté par les ténèbres au coeur de la jungle africaine, l'héroïne est terrifiée par le cauchemar qu'elle vit dans le ghetto. A la peur qui la submerge, la fuite se présente comme la seule issue : 

« Comment faire pour quitter cet endroit épouvantable ? Où était la mare que j'avais traversée ? Où était le chemin qui menait à la voiture ? Il y avait des mares partout, des étangs, des lacs, des plans d'eau. Il y avait des chemins partout mais où conduisaient-ils ? » (A.f.109).

En effet, l'immensité du continent, sa démesure et les multiples écueils qui entravent toute volonté de rationalisation semblent être « l'obstacle contre lequel bute la volonté de puissance et de domination de l'Europe.16(*) ». La peur d'Elizabeth Curren dans ce milieu hostile est rehaussée par l'idée que cet « ailleurs » éloigné et proche, était longtemps ignoré. La barrière raciale est encore plus visible dans la délimitation de l'espace. La méconnaissance a favorisé la peur, les affrontements et la mort.

La mort est omniprésente dans l'histoire d' Elizabeth Curren. Au fil de la narration, l'idée de la mort entrevue par le diagnostic sans appel du docteur, se concrétise avec la mort des enfants noirs de Guguletu. Le terme devient récurrent et sature le récit d'une présence obsédante. Tout, autour d'elle, revêt des caractéristiques sépulcrales. Le corps cancéreux, métaphore de l'Afrique du Sud immergée dans l'apartheid, devient l'espace où s'exprime la mort sous toutes ses formes. L'Afrique a symbolisé dans la littérature exotique et coloniale une « terre de mort ». Léon-Fanoudh Siefer a étudié la question dans le Roman d'un Spahi de Pierre Loti : « L'Afrique noire devient un pays de mort : son héros Jean Peyral n'y meurt-il pas tragiquement, sa mort entraîne celle de sa maîtresse Fatou-Gaye et de leur enfant ?17(*).». Toutefois la « mort » dans le roman de Loti, telle que l'a analysée Léon-Fanoudh Siefer, entre dans le cadre de la dénonciation de cette volonté de mythification de l'espace africain par les Européens. Il fallait à l'Europe un ensemble de mythes sur l'Afrique et les Africains, pour justifier la « mission civilisatrice ». Quant à Coetzee, il présente à travers son personnage, la mort comme faisant partie de l'idéologie de l'entreprise ségrégationniste. Ceci étant, chaque page du roman s'en trouve imprégnée. Dès l'entame du récit, la narratrice avise : « La première tâche qui m'incombe, dès aujourd'hui : résister au désir de partager ma mort.(...) Accueillir la mort comme mienne, à moi seule. » (A.f.10). Elizabeth Curren semble circonscrire l'espace de la mort; sa fille exilée aux Etats-Unis et la masse indigène opprimée sont absoutes. Le mal qui la domine et dont elle seule semble jauger la souffrance, ne saurait trouver fin que dans l'au-delà, dont l'espace, imagine-t-elle, serait comme « un hall d'hôtel au plafond élevé, où l'Art de la fugue est diffusé par la sono. Où l'on peut s'asseoir dans un profond fauteuil de cuir et ne pas éprouver de la douleur. » (A.f.31). Si l'Afrique du Sud s'est muée en terre exsangue, où prolifère la barbarie, seule la mort pourrait apaiser l'âme. Aussi Albert Memmi voit-il dans cet affliction, une situation laissant une faible marge de manoeuvre aux Noirs : « Quand un peuple n'a d'autres ressources que de choisir son genre de mort, quand il n'a reçu de ses oppresseurs qu'un seul cadeau, le désespoir, qu'est-ce qui lui reste à perdre?18(*) ». Ainsi l'héroïne, convaincue de la situation délétère de son milieu, confond l'idée de mort avec tout ce qui l'entoure ; et la trame narrative sertit le récit de métaphores suggérant la mort. Faisant allusion aux Afrikaners, Elizabeth Curren dira : « Une horde de sauterelles, une plaie de noires sauterelles qui infeste le pays, mastiquent sans relâche, dévorent les vies. »(A.f.35). Nous retrouvons ici, comme chez Loti, l'obsession de la mort. Même l'abattage des poulets, gagne-pain du mari de Florence, est entrevu sous un aspect macabre : « Je suis restée devant la clôture en fil de fer fascinée, tandis que les trois hommes donnaient la mort à ces oiseaux incapables de voler. »(A.f.48). Le sort des enfants noirs, incapable de nouer eux-mêmes leurs propres lacets, mais qui se font tuer au front, devient une « image infâme » (A.f.73), car une vieille femme ravagée par le cancer, au soir de sa vie, persiste elle à hanter le monde des vivants. Elle implore donc sa mort mais comme celle-ci tarde à se manifester, l'idée d'euthanasie qui serait une plaie dans l'édifice de l'apartheid, effleure son esprit : « La mort par le feu, la seule mort décente qui me reste. Avancer au coeur du brasier, flamber comme de l'étoupe. »(A.f.73-74). On se souvient qu'Elizabeth Curren entrevoyait le Ciel comme un hall d'hôtel où toutes les souffrances seront abrégées, car une vie paisible Ici-bas semble impossible. Et c'est ce qui détermine son envie de mourir. En effet, dans ses cogitations, elle pense que : « le fond du cratère d'un volcan » (A.f.125), peut ne pas constituer l'Enfer ; mais s'interroge-t-elle : « Pourquoi l'Enfer ne serait-il pas en bas de l'Afrique, pourquoi les créatures de l'Enfer ne marcheraient-elles pas parmi les vivants ? »(A.f.125). Toutefois, l'idée de mort comme obstacle à l'épanouissement en Afrique du Sud, trouve son contrepoids en l'écriture, prolongement de la vie : « La mort peut bien être la dernière grande ennemie de l'écriture, mais l'écriture est aussi l'ennemie de la mort. »(A.f.132).

1.2: A la rencontre de L'Autre

Du Congo belge, « possession » du roi Léopold II, à l'Afrique du Sud, « colonie » hollandaise, le regard des Européens sur l'Afrique est marqué par cette ligne imaginaire qui définit deux univers opposés. Autant la représentation physique de l'ailleurs nourrie d'étrangeté, ramène l'Afrique dans la « nuit des premiers âges »(C.t.136), autant le contact avec l'Autre n'échappe pas aux préjugés égocentriques.

Des thèses évolutionnistes de Darwin, aux théories de Lévy-Bruhl sur La mentalité primitive, la pensée des anthropologues du XIXe siècle dénie à l'indigène son essence humaine. Il en ressort une hiérarchisation des races, qui montre la nette différence, selon ces doctrinaires, entre « l'Occident métropolitain et le reste du monde19(*) ». Aucun rapprochement entre le Blanc « civilisé » n'est envisageable avec la race noire, étrange par sa physionomie et ses moeurs. Depuis les premiers récits de voyage, de René Caillié à Pierre Loti, on constate une image dépréciative de l'Autre. Le Noir est à la limite de la caricature. Le discours narratif montre avec des images fascinantes des sociétés archaïques où la barbarie, la sauvagerie, les ténèbres sont à leur paroxysme.

Considérés au départ comme de simples récits de voyage à la découverte de l'Autre, ces récits ont ouvert la voie aux expéditions coloniales et « donnent des renseignements sur les voies de communications fluviales, les potentialités économiques et les structures sociopolitiques de l'Afrique. 20(*)». Ils ont imprimé dans l'imaginaire des missionnaires, soldats et commerçants, la justification de leur mission « civilisatrice », et l'apport du progrès, bref de la lumière aux « peuplades » africaines. L'Occident s'érige en « sauveur » des Noirs et justifie par là son discours sur l'altérité. Les justifications religieuses et humanistes ont d'abord été mises au devant de la scène. Il s'agissait d'imposer le Christianisme pour exorciser les ténèbres du paganisme des peuples dits sauvages. La religion, vecteur de la civilisation Occidentale, a eu comme credo, la désintégration des coutumes africaines. La littérature africaine du XXe siècle a largement abordé ce thème. Dans Le monde s'effondre, Chinua Achebe montre la déstructuration des vestiges, us et coutumes.

Dans cette démonstration de la « supériorité » de l'Occident, la littérature exotique appréhende l'Autre comme un être très éloigné de la culture. Et de ce fait, le « Blanc qui arrive en Afrique, où ailleurs dans un autre monde que le sien, se croit investi d'une mission civilisatrice.21(*) ». La dévalorisation de l'Autre commence d'abord par une mise en dérision de ses moeurs « archaïques ». les missionnaires, pour construire leurs églises, font fi de tous les interdits indigènes. La profanation de la « Forêt Maudite » dans Le monde s'effondre illustre la volonté de ridiculiser le Noir dans ses croyances « irrationnelles ». Les indigènes, qui s'attendaient à voir les pires calamités s'abattre sur l'envahisseur, ont déchanté en constatant l'impuissance de leurs divinités. Ce renoncement des dieux à punir les imposteurs, a imprimé dans la mentalité des Noirs la suprématie naturelle du Blanc. Kurtz, dans son rapport de l'Association Internationale pour la Suppression des Coutumes Sauvages, écrit à ce propos : « ... nous autres Blancs, du point de développement auquel nous sommes arrivés, « doivent nécessairement leur apparaître (aux sauvages) comme une classe d'êtres surnaturels_ à notre approche, ils perçoivent une puissance comme une déité. » » (C.t.158).

La volonté de domination impérialiste s'est donc toujours accommodée du prétexte religieux pour opprimer des races prétendues inférieures. Dans ses rapports avec l'indigène, la marginalisation au quotidien, marquée par le mépris de l'Européen, trouve sa forme achevée dans la nouvelle de l'anglo-polonais. En effet, le récit de Marlow, les relègue en arrière-plan, le narrateur procède par descriptions métonymiques : « Je distinguais, enfoncés dans la confusion obscure des poitrines nues, des bras, des jambes, des regards furieux_ la brousse fourmillait de membres humains en mouvement. »(C.t.150). Cette déshumanisation semble être un examen de conscience pour justifier la domination de l'Autre. En effet, ce n'est qu'en « refusant la qualité d'homme aux indigènes22(*) » que les européens se libèrent du sentiment de culpabilité dont Memmi développe dans la section « Le mépris de soi » du Portrait du colonisé : « Le panégyrique de soi-même et des siens, l'affirmation répétée, même convaincue, de l'excellence de ses moeurs, de ses institutions, de sa supériorité culturelle et technique, n'efface pas la condamnation fondamentale que tout colonialiste porte au fond de lui-même.23(*) ». La dénomination de l'Autre dans la littérature de voyage et particulièrement dans Au Coeur des ténèbres est empreinte d'une animalisation qui éloigne toute parenté avec la « race élue ».

Marlow, en parlant du timonier, fait un peu l'éloge de son utilité, mais lui prête un caractère presque simiesque :

« C'était un spécimen amélioré (...), le regarder était aussi édifiant que de voir un chien, en une caricature de pantalons et chapeau à plumes, qui marche sur ses pattes de derrière (...), et avec ça il avait les dents limées et trois cicatrices ornementales sur chaque joue.  »(C.t.137).

Le regard de Loti, à la rencontre des chinois, confirme la volonté de déshumaniser l'Autre : « Une nuée de bonhommes jaunes qui poussaient des cris, envahit tout de suite le bord, apportant du charbon dans des paniers.24(*) ».

Par ailleurs, la comparaison des Noirs avec les bêtes sauvages, entre sans doute dans le cadre du rêve impérialiste de l'Occident. Les écrivains font l'apologie de la civilisation européenne, de sa prétendue supériorité d'une part ; et d'autre part, le rejet dans les ténèbres de la sauvagerie, des moeurs de l'Autre.

Dans Au Coeur des ténèbres, le tam-tam et la danse épouvantent les Blancs. Le son inquiète par son sens indescriptible : « La nuit parfois le roulement des tam-tams (...). S'il signifiait guerre, paix ou prière, nous n'aurions su dire» (C.t.135). Si l'écriture met en valeur les coutumes des indigènes, c'est dans l'intention de montrer son infériorité face à la culture occidentale. Aussi semble-t-il contre nature qu'un Blanc intègre la vie des « primitifs ». La sanction est ainsi à la hauteur de la forfaiture. Car le Blanc, au delà de la marginalisation par les siens, n'a d'issue que la folie ou la mort. Kurtz en est arrivé à cet extrême ; et la réaction de Marlow, défenseur des Lumières, illustre le mépris de l'Occidental devant ce fait contre nature :

« J'essayais de briser le charme, le charme lourd,

silencieux de la brousse_ qui semblait l'attirer contre son

impitoyable poitrine en éveillant les instincts

oubliés de la brute, le souvenir des passions

monstrueuses à satisfaire. Cela seul, j'en étais sûr,

l'avait attiré jusqu'au fond de la forêt, jusqu'à la

brousse, vers l'éclat des feux, la pulsation des tam-tams

le bourdonnement d'étranges incantations. Cela seul

avait séduit son âme maudite hors des limites des

aspirations permises. »(C.t.183-184).

L'hostilité du paysage africain et des « sauvages » qui y habitent constitue une limite à la mission civilisatrice. Kurtz, l'émissaire des Lumières, s'est ensauvagé en Afrique. Ce fait symbolique semble expliquer la peur des Européens de s'ouvrir aux peuples indigènes. Pour ce faire, ils ont établi avec « eux », les rapports de la bête et du dompteur. Dans tout le récit de l'anglo-polonais, seul le Blanc a le don du langage. En sus de l'absence de noms propres pour les Noirs, ils sont « muets ». Ils occupent des rôles subalternes (rameurs, boys, esclaves...) et ils sont relégués à l'arrière-plan de la fiction narrative. Aucun statut social ne leur confère la légitimité d'expression.

Cet aspect des rapports entre Noirs et Blancs se poursuit dans L'Age de fer. Parodiant Mamadou Kandji, on peut dire que « Coetzee fait sauter le centre de gravité de Conrad. Ce n'est plus le Congo belge mais l'Afrique du Sud. Ce n'est plus le début mais la fin du XXe siècle, celui de l'apartheid.25(*) »

Dans ce récit épistolaire, c'est la situation politico-sociale de l'Afrique du Sud qui est peinte par l'héroïne à sa fille exilée aux Etats-Unis. La fiction narrative insère la trame de l'histoire dans les années 80. Elizabeth Curren, malade d'un cancer, explore son mal, mais au-delà, elle décrypte la société Sud-africaine engluée dans la folie de l'apartheid. Son cancer est en fait une description scrupuleusement réaliste de l'univers où elle a toujours vécu, mais dont elle semble découvrir brutalement la déchéance, à la veille de sa mort. A l'image de Marlow, Elizabeth Curren va à la rencontre de l'Autre, très proche mais aussi très éloigné. Dans ce récit aussi, entre Européens et Africains, la méconnaissance est grande.

Sortie de son « cocon de somnolence »(A.f.11), Elizabeth Curren, blanche, découvre une humanité souffrante. Si dans Au Coeur des ténèbres, les personnages sont essentiellement Noirs et Blancs, dans L'Age de fer, la structure du récit, au regard de la narratrice, est un peu plus compartimentée. Elle découvre d'abord les « sans-abris »(A.f.11), à l'image de Vercueil : « Les vautours du Cap dont le nombre ne décroît jamais. Qui vont nus et ne sentent pas le froid. Qui dorment dehors et ne sont pas malades. Qui ont faim et ne dépérissent pas. » (A.f.9). Présentés le plus souvent en arrière-plan des récits, du fait de leur statut : clochards, alcooliques..., Vercueil occupe une dimension importante dans L'Age de fer, car il serait ange ou démon. Ensuite, s'ajoutent les « bandes de rôdeurs » (A.f.11) ; ce sont les enfants noirs révoltés, à l'image des écoliers de Guguletu : « Les garçons aux lèvres maussades, rapaces comme des requins, sur qui l'ombre de la prison commence déjà à s'abattre. Des enfants qui méprisent l'enfance, le temps de l'émerveillement, la saison où l'âme croît. »(A.f.11). La narratrice constate l'abîme entre le monde Blanc et Noir. L'étrangeté est ici la précocité des enfants noirs. C'est en fouillant dans les souvenirs de son enfance, qu'elle se rend compte de la différence avec les « nouveaux gardiens du peuple »(A.f.52). Ces garçons, travestis en hommes, bravent la mort pour dénoncer le système qui les étouffe. Enfin, viennent leurs « cousins blancs » (A.f.11). Elizabeth, qui les connaît pour appartenir à leur monde, découvre aussi leur isolement. Aucun contact avec les Noirs, sinon le langage de la violence. Ils vivent repliés sur eux- mêmes, « l'âme également rabougrie »(A.f.11).

A l'image du récit de Conrad, où on note une absence de noms propres pour les Noirs, chez Coetzee les Africains ont tous des noms d'emprunt. Ailleurs, l'appellation métonymique concourre à une volonté de déshumanisation, ici la fréquence des noms d'emprunt semble être plus soucieuse de généraliser la cause des Noirs : « Je l'avais connu naguère sous le nom de Digby maintenant c'est Bhéki. »(A.f.42). Cet anonymat élimine tout caractère spécifique, aucun trait singulier ne différencie ceux-ci de ceux-là ; ils subissent tous l'oppression du système ségrégationniste. Que l'on s'appelle « Vercueil, Verkuil ou Verskuil » (A.f.43), peu importe, on demeure un paria. Le vrai nom perd son sens avec Coetzee, car tous les non-Blancs en Afrique du Sud sont étrangers dans leur propre pays.

Comme Marlow remontant le fleuve en « arrière vers les premiers commencements du monde »(C.t.132), Elizabeth Curren descend dans les bas-fonds d'un Township voisin, et l'horreur de l'insurrection s'étale sous ses yeux. Devant cette altérité, elle réalise l'absurdité de la volonté de domination de la race Blanche : « Est-ce que c'est vrai ce qui m'arrive ?(...) Qu'est-ce que je fais ici ? »(A.f.109). Elle pense à s'enfuir, fermer les yeux et se réveiller dans son monde à elle : 

« J'eus une vision de la petite auto verte qui m'attendait tranquillement au bord de la route. Je n'avais pas d'espoir plus cher que de monter dans ma voiture, de claquer la porte derrière moi, d'exclure ce monde écrasant de rage et de violence. » (A.f.109).

La représentation de l'épouvante que cause l'inconnu dans Au Coeur des ténèbres, réapparaît dans le roman de Coetzee. L'appréhension du sort de cette humanité dans cet univers dantesque est représentée sous la forme d'un cauchemar. Mamadou Gaye dit à ce propos que « la frontière entre les deux mondes est presque toujours le rêve ou l'hallucination, l'irréalité aussi. Le héros quitte le monde de la lumière, de la civilisation, du rationnel pour s'enfoncer dans celui de l'obscurité, de la sauvagerie, de l'irrationnel.26(*) ». Au contact de l'Autre, il y a la phobie liée à l'hostilité. Et deux attitudes sont notées chez l'étranger : la sympathie pour une race opprimée et, ou la répulsion que cause la sauvagerie. Elizabeth Curren, comme on le sait, a vécu les deux extrémités. Aux atrocités du Township, elle oppose le cadre protecteur et « civilisé » de l'intérieur de sa petite auto verte ou de sa grande maison vide, du paisible quartier du Cap. Depuis Loti, l'opposition entre « civilisation » et « sauvagerie », sert à sublimer la culture Occidentale : « ...Ce fut une émotion, de retrouver là, à deux pas de l'immonde grouillement chinois, le calme d'une église française.27(*)  ». La fuite a tenté Elizabeth Curren mais le « sentiment de culpabilité28(*) », rehaussé par la prise de conscience de la race noire, l'a retenue : « Maintenant, j'ai les yeux ouverts, et je ne pourrai plus jamais les refermer. »(A.f.117). Ainsi, le dominé dans la société Sud-africaine inspire crainte et compassion pour Elizabeth Curren.

A la différence de Au Coeur des ténèbres, où les indigènes sont montrés dans leur immobilité et privés de parole, dans L'Age de fer, ils sont actifs et, fait singulier, ils retrouvent le « droit de parole ». Si par rapport au système ségrégationniste, ils répondent à la terreur par le sacrifice de soi, avec Elizabeth Curren, blanche-humaniste, le discours idéologique connote les mêmes caractères de la violence. Le conflit des cultures est mis en avant. Ils évaluent devant cet humaniste, l'abîme culturel et l'écart des privilèges entre Blancs et Noirs. Leur langage est teinté d'ironie. Envers l'héroïne, ils ne manifestent aucune pulsion de violence. Est-ce, à cause de sa vieillesse, de sa maladie ? Ou encore l'épargnent-ils parce que c'est l'unique occasion de parler à une blanche, de la confondre dans l'oeuvre de ses pairs ? Devant les manifestations de peur d'Elizabeth Curren, M.Thabane réplique avec mépris et ironie : « Il n'y a pas à avoir peur, de toute façon, continua-t-il, doucereux ; vos hommes sont là pour vous protéger»(A.f.115). Quand on sait que les hommes en question, ce sont des militaires surarmés dans « trois camions de transport de troupes »(A.f.115), on imagine la honte d'Elizabeth Curren, pacifiste, d'être associée à ce carnage. Comme apparaît insolite, « Les Noirs qui votent 29(*)», dans L'Age de fer, la fin de la mutité des Noirs est un fait nouveau aussi. Coetzee a pris soin de donner la parole aux trois importantes couches de la société : les femmes (Florence), les hommes (M.Thabane) et les enfants (Bhéki, John). Il ressort, en filigrane, un heurt entre les cultures. Le style ironique semble plus approprié pour mettre en valeur ce conflit. Une joute oratoire entre M.Thabane et Elizabeth Curren illustre ce discours imagé :

« - Je vous demande pardon, je ne suis pas sûr de savoir

retrouver mon chemin, dis-je.

- Continuez jusqu'à la route goudronnée, tournez à

droite, suivez les signaux, répondit-il sèchement.

- Oui, mais quels signaux ?

- Les signaux qui indiquent la civilisation. Et il tourna

les talons. » (A.f.122)

Ainsi, « les noirs qui parlent », pour paraphraser Simenon, sont chez Coetzee, une affirmation de soi, une revendication de l'identité noire.

Chapitre II : L'expansion impérialiste

La volonté de dominer l'Autre, en s'appropriant sa terre, étant conçu dans la littérature occidentale, les conquérants justifient leur entreprise par l'opinion intellectuelle, favorable à leur action.

En effet, les romanciers de l'impérialisme se sont placés à l'intérieur d'un système qu'ils n'ont pas cherché à juger, mais ils ont plutôt contribué à l'exposer et à le défendre. Kim (1901) de Kipling s'insère dans cette voie d'exaltation de l'empire britannique. Le romancier anglais traduit dans son oeuvre les idées de l'Indian Office : « L'Inde nous appartient, elle a besoin de nous, notre domination est nécessaire pour le bien-être des Indiens.30(*) »

Ces affirmations étant identiques dans tous les empires coloniaux européens, Martine Astier Loufti pense que 

« Rien ne donna plus d'élan à l'impérialisme et ne fit

plus pour convaincre les réticents, que l'assurance tant

répétée que l'expansion coloniale était une oeuvre huma-

nitaire, par laquelle un peuple éclairé apportait aux autres

les bienfaits de la civilisation.(...) « Civiliser », tel est le

mot par lequel s'exprima un ensemble confus de rêves

grandioses mais aussi de justifications simplistes, d'illu-

sions naïves et d'insondables ignorances.31(*) »

Ainsi, s'élabore à tous les nivaux, l'idéologie qui accompagne le mouvement impérialiste. Les conquêtes des terres de l'ailleurs et l'installation par la suite du colonialisme, sont, selon Edward Said : « Une bataille complexe et captivante, car elle ne se livre pas seulement avec des soldats et des canons mais aussi avec des idées et des formes, des images et de l'imaginaire.32(*) ». L'Afrique, dans Au Coeur des ténèbres et dans L'Age de fer, est la représentation littéraire de cet espace de tension. Les expéditions militaires et l'administration coloniale mettent en oeuvre la théorie et la mentalité d'une métropole dominatrice. Le psychanalyste français Jacques Lacan affirme que « C'est le monde des mots qui crée le monde des choses33(*). ». Le discours impérialiste est supplanté par les conquêtes et le colonialisme.

2.1 : Les conquêtes

Dans les récits de Au Coeur des ténèbres et de L'Age de fer, les conquêtes militaires des espaces « blancs » de la carte sont représentées de manières différentes.

Marlow, le héros conradien, au cours de son périple dans les « ténèbres » africaines, fait suggérer les conquêtes à travers l'histoire des hommes et des vaisseaux sous l'ère victorienne. De Sir Francis Drake à Sir John Franklin, « les grands chevaliers errants de la mer. »(C.t.85) ; les vaisseaux, tels le Golden Hind, l'Erebus ou le Terror, ont sillonné les mers « vers d'autres conquêtes » (C.t.85). Ces expéditions, à l'image de la colonisation belge au Congo, se sont faits dans la violence absolue. C'est l'irréalité de l'entreprise impérialiste qui fascine et épouvante le héros narrateur. Son récit sur l'oppression absurde du colonialisme fait un retour sur tout le projet impérialiste : « Chasseurs d'or ou quêteurs de gloire, ils étaient tous partis par ce fleuve, portant l'épée, et souvent la torche, messagers de la puissance dans la nation, porteurs d'une étincelle du feu sacré. »(C.t.86).

Dans L'Age de fer, la domination de l'Afrique du Sud par les colons Boers, étant effective depuis plusieurs siècles, l'héroïne analyse l'horreur des exactions du régime de l'apartheid de l'époque contemporaine.

Toutefois, les deux récits s'accordent sur la violence de la conquête de l'espace. Les Occidentaux, convaincus de la justesse de leur « mission », n'avaient pas lésiné sur les moyens de répression. Ces hommes, dit Marlow : 

« C'étaient des conquérants, et pour ça, il ne faut que la force brute, pas de quoi se vanter, quand on l'a, puisque cette force n'est qu'un accident, résultant de la faiblesse des autres. (...) C'était tout simplement la rapine à main armée, le meurtre avec circonstances aggravantes à grande échelle, et les hommes s'y livrant à l'aveuglette. » (C.t.89).

Dans L'Age de fer, Elizabeth Curren songe en termes similaires à l'action militaire dans son pays : « Une terre conquise par la force, utilisée, pillée, dévastée, abandonnée dans la stérilité de ses ultimes années. »(A.f.32). Dans l'une et l'autre oeuvre, la conquête a servi de prétexte à un pillage des ressources de l'Afrique. Conrad, tout comme Coetzee, s'insurge contre l'absurdité d'une telle entreprise, que rien ne puisse justifier : « La conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d'une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n'est pas une jolie chose quand on la regarde de trop près. »(C.t.89). La domination de l'Afrique et des Africains apparaît dans les récits de façon accablante. Car l'exploitation des richesses des colonies s'accompagne d'exactions sur les Noirs, qui ont néanmoins opposé une vive résistance aux envahisseurs. L'inégalité dans l'armement et les préjugés pour une race prétendue supérieure vont venir à bout de la résistance indigène.

Mais une hostilité plus vive à la domination européenne naîtra de « l'apathie » inexplicable des Noirs et de la forme subtile de résistance de la nature. En effet, dit Maurice Meker : « L'Afrique réserve toujours de cruelles surprises à ceux qui tentent de la pénétrer.34(*) ».

L'héroïne de L'Age de fer fera l'expérience du sacrifice de soi, en côtoyant les enfants noirs révoltés des Townships du Cap :

« Paroles, paroles ! Les paroles avaient écrasé la génération de ses grands-parents et celle de ses parents. Mensonges, promesses, cajoleries, menaces : ils avaient marché accablés par le poids de tant de paroles (...). Mort aux paroles ! » (A.f.164).

Dans l'Afrique du Sud que décrit la narratrice, la résistance aux colons Afrikaners est frontale ; car à l'interrogation : « Qu'est-ce que l'Afrique du Sud ? Fanon répond : Une chaudière où 2.350.000 Blancs matraquent et parquent 13.000.000 de Noirs.35(*) ».

Dans Au Coeur des ténèbres, la conquête du Congo belge est aussi motivée par le seul appétit de ses immenses réserves d'ivoire. Le colonel Kurtz, apôtre des Lumières, s'est englué dans la folie de la convoitise. Car loin « d'arracher ces millions d'ignorants à leurs moeurs abominables » (C.t.98), ironie de l'histoire, Kurtz s'est ensauvagé en Afrique. La Compagnie Commerciale belge établie le long du fleuve Congo pillait les matières premières pour enrichir la métropole. C'est d'ailleurs la remarque qu'en fait Blachère :

« Les colonnes militaires détruisent les derniers

vestiges des empires africains (...). Chaque « victoire »

s'accompagne du pillage des trésors accumulés

dans les capitales qui sont en même temps des

sanctuaires religieux ; ainsi, à chaque naufrage

des civilisations noires, l'Europe reçoit en guise

d'épaves, les bronzes, les masques, les statuettes

des cultes détruits.36(*) »

La présence militaire est omniprésente dans les deux récits : « ça et là un camp militaire perdu dans le désert comme une aiguille dans une botte de foin. »(C.t.88). L'immensité du continent africain rend dérisoire la « mission civilisatrice ». La résistance à la conquête, dans la nouvelle de Conrad, est plus symbolique que militaire. L'Anglo-polonais insiste sur l'absurdité d'une telle entreprise. Ainsi, la vue d'un navire de guerre, ancré au large et canonnant la brousse, apparaît comme une image surréaliste : « Dans l'immensité vide de la terre, du ciel et de l'eau, il était là, incompréhensible, à tirer sur un continent. »(C.t.101).

La résistance à la pénétration coloniale, qui semble être passive, est des plus téméraires, pense Marlow, car Kurtz, un « émissaire des Lumières »(C.t.98), « bascule dans l'autre monde ou le côté sauvage (« the wild side »), pour avoir vu trop d'horreur, et n'avoir pu s'y habituer37(*). ». Ainsi, l'Afrique, conquise par la force, est dominée mais indocile.

Dans l'Afrique du Sud que narre Elizabeth Curren, les enfants noirs méprisent les mots. Face aux exactions des policiers blancs, « seuls les coups sont réels, les coups et les balles. »(A.f.165). Pour Conrad, tout comme pour Jacques Berque, l'Afrique a résisté à sa manière : 

« Ce « coeur des ténèbres » ne répond pas seulement par le silence non plus que par l'inertie. Elle se défend, d'abord par ses distances, la difficulté de ses parcours, l'étrangeté de ses moeurs. A l'astuce des autres, elle oppose comme un paravent d'inintelligibilité.38(*) ».

C'est d'ailleurs ce qui fait dire à Marlow, que la remontée du fleuve, « c'était comme un pèlerinage lassant parmi des débuts de cauchemar. »(C.t.101). Ces remarques sur la difficulté d'affronter la nature africaine laissent apparaître en filigrane l'hostilité face à l'invasion coloniale. Ce que Céline, dans Voyage au bout de la nuit, nomme : « la guerre en douce39(*) ». Car pour son héros, Bardamu, c'est la nature qui se défend à armes égales, et qui souvent en sort vainqueur : « La vie ne devient guère tolérable qu'à la tombée de la nuit, mais encore l'obscurité est-elle accaparée presque immédiatement par des moustiques en essaims. Pas un, deux ou cent, mais par billions.40(*) ».

Toutefois, la riposte à la conquête de l'Afrique, n'a pas pu faire échouer la domination européenne. Le colonialisme s'est installé avec plus d'exactions encore, que lors des conquêtes militaires. L'administration coloniale, en sus des pillages, devient une machine exploiteuse d'hommes et déshumanisante.

2.2 : Le colonialisme

La domination de l'Afrique, s'est faite selon le scénario suivant : exploration des terres (missionnaires, aventuriers), puis conquêtes et enfin création d'une administration coloniale. Le colonialisme, comme le définit Said, « est presque toujours une conséquence de l'impérialisme, il est l'installation d'une population sur un tel territoire.41(*) ».

Les Européens, en administrant leurs colonies, se sont livrés à tous les abus pour justifier leur présence dans des territoires si éloignés de leur patrie. Le milieu, de par son hostilité, et les indigènes, de par la phobie qu'inspire leur différence, entraîne un déséquilibre psychologique chez les exilés. Comme on le verra dans la deuxième partie de ce travail, ces expatriés, à l'image de Kurtz, finissent par perdre le contact avec la réalité et s'enlisent dans la déchéance. Ils sont mus par l'idéologie absolue, la rapacité bestiale, et tous ont en commun dans la littérature coloniale, la médiocrité de leur statut social. Michel Théron remarque que « l'horreur absolue est souvent où est conduit l'idéaliste absolu. Un esprit impressionnable est ainsi sur le fil du rasoir.42(*) »

La médiocrité et la rapacité des colons gardent la même représentation dans Au Coeur des ténèbres et dans L'Age de fer.

Marlow, dès son arrivée à l'embouchure du grand fleuve, est initié sur les réalités du milieu par le Suédois, capitaine du vapeur : « Un joli ramassis, ces types du gouvernement, (...) c'est étonnant ce que des gens peuvent faire pour quelques francs par mois. »(C.t.102). Elizabeth Curren ne s'éloigne pas de cette remarque, car elle ne cache pas son amertume, en voyant à la télévision les dirigeants de l'apartheid parader sans souci : « Je n'ai qu'à voir les visages pesants et vides qui me sont familiers depuis l'enfance pour éprouver une sensation d'accablement et de nausée. Les petites brutes du dernier rang de pupitres, les garçons osseux, épais, aujourd'hui grands et promus à la tête du pays. » (A.f.35). Pour l'héroïne, l'histoire de l'apartheid est celle d'une entreprise raciste, inacceptable dans sa démesure. Les exactions et la rapacité des Blancs concourent à une volonté de s'affirmer pour légitimer l'expropriation.

Dans son Discours sur le colonialisme, Césaire s'interroge sur les fondements de l'idéologie impérialiste, et il convient que la colonisation n'est « ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l'ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit.43(*) ».

Le seul souci des colons, constate Marlow, est le mercantilisme sauvage. A son arrivée au « siège du gouvernement »(C.t.101), c'est le désordre ambiant qui attire son attention : « Un wagonnet de modèle réduit qui gisait là sur le dos, les roues en l'air (...). Je rencontrai d'autres débris de machines, une pile de rails rouillés. »(C.t.103). Dans la même logique, il dira : « Tout le reste dans ce poste était confusion ; les têtes, les choses, les bâtiments. » (C.t.107). Pour le Directeur et les pèlerins, la colonie du Congo n'a d'attirant que l'exploitation de ses matières premières. Les colonisateurs belges ne sont même pas en mesure, constate Marlow, de se construire un habitat digne d'une entreprise dite « civilisatrice ». S'il y a un personnage dans le récit qui endosse la fonction de briquetier, force est de constater qu' « il n'y avait pas trace de briques où que ce fût dans le poste. »(C.t.117), se désole Marlow. L'état de délabrement du poste central, comme le décrit le héros narrateur, renseigne sur les motivations profondes des Blancs qui y habitent : 

« Il était situé sur un bras mort entouré de brousse et de forêt, avec une jolie bordure de vase puante d'un côté, tandis que sur les trois autres il était clos d'une palissade croulante de roseaux. Une brèche négligée tenait lieu de porte, et le premier coup d'oeil sur l'endroit suffisait pour voir quel sinistre mollasson gouvernait cette affaire. » (C.t.111).

A la lumière de cette description, l'on comprend aisément que l'expropriation est la raison inavouable de l'oeuvre coloniale. Et Memmi affirme que « le colonialiste n'a jamais décidé de transformer la colonie à l'image de la métropole, et le colonisé à son image.44(*) ».

L'oppression de la race noire et la rapacité des colons sont ce qu'il y a de réel dans le colonialisme. Marlow, de son voyage en Afrique, raconte : « J'ai vu le démon de la violence, celui de la convoitise, celui du désir ; mais, par le vaste ciel ! C'étaient des démons forts et gaillards à l'oeil de flamme qui dominaient et qui menaient des hommes. »(C.t.104). La structure de l'administration coloniale est répressive et tout converge à mater toute forme de liberté du colonisé. Dans son étude de Ville cruelle, Charly-Gabriel Mbock définit bien le monde colonial : 

« Le terme « administration » recouvre les structures de gestion mises en place par les colons : la police, la justice, les contributions directes, le circuit de commercialisation des cultures d'exportation, le patronat, l'école coloniale, l'Eglise. L'administration constitue un réseau inextricable où le colonisé se trouve prisonnier.45(*) ».

Dans Au Coeur des ténèbres, l'exploitation du Congo belge prend une dimension irréelle. Les pionniers du progrès sont obnubilés par l'ivoire. La convoitise de cette matière première les obsède au point que Marlow entrevoit la réalité comme un tableau surréaliste : « Le mot ivoire résonnait dans l'air, se murmurait, se soupirait. On aurait dit qu'ils lui adressaient des prières. Une souillure de rapacité imbécile soufflait à travers le tout, comme un relent de quelque cadavre. » (C.t.115).

Dans son Voyage au Congo, Gide rapporte en termes horrifiques les excès auxquels se livrent les colons. Le pays est saigné à blanc par les Compagnies Forestières. Toutefois, convenons que Gide ne remet pas en cause l'entreprise coloniale. Son réquisitoire, versé dans un esprit polémique, s'attaque plus aux travaux forcés qu'à l'idéologie coloniale. Céline, aussi, s'offusquait contre ce qu'il nommait : « le commerce conquérant46(*) ». C'est le fait de troquer des produits manufacturés contre des matières premières. Seulement, l'échange était disproportionné. Sous les yeux de Bardamu, un Blanc achète toute une récolte de caoutchouc pour un morceau de tissu : « Plus une noix de coco, plus une cacahuète, sur tout le territoire, qui échappât à leurs rapines.47(*) ». Ce pillage, érigé en doctrine, excluait l'indigène, réduit au rôle de spectateur impuissant. Son isolement répondait au besoin de le contrôler pour mieux l'exploiter.

Dans L'Age de fer, le régime d'apartheid s'est muré derrière une profusion de lois et de mitrailleuses pour préserver son statut d'usurpateur. Ce qu'il y a de singulier dans l'apartheid, et qui dépasse même le colonialisme, c'est le statut des Blancs Sud-africains qui se disent chez eux, sans plus aucun lien avec la métropole. Le « voleur » intronisé justifie sa présence par la violence de son pouvoir. « La légitimité, dit Elizabeth Curren, ils ne cherchent plus à la revendiquer. La raison, ils l'ont rejetée d'un haussement d'épaules. » (A.f.35-36).

Coetzee, dans la trame narrative de L'Age de fer, met l'accent sur le conflit de cultures. Si entre Européens et Africains, le fossé est déjà large, les Blancs libéraux-humanistes n'en sont pas moins épargnés par le « règne de la famille sauterelle. »(A.f.35).

Les romanciers Sud-Africains, de André Brink, Alex La Guma, Peter Abrahams, à Tom Sharp, ont tous mis au devant de la scène l'écart économique et les barrières raciales entre Blancs et Noirs. Le pillage des ressources minières avec les indigènes, utilisés comme des « bêtes de portage48(*) », nous rappelle les impressions de Marlow, à la vue du dynamitage des falaises par les Noirs : « Je crus être entré dans le sombre cercle de quelque Enfer. »(C.t.105). Chez ces écrivains, les faits se rapportent à l'histoire vécue par chaque Sud-Africain non-Blanc ; Coetzee prend ses distances avec cette dénonciation à « sens unique », et dans son procès de l'apartheid, qui sera l'objet de notre étude dans la deuxième partie de ce travail, il s'insurge contre la violence des Blancs et aussi des Noirs.

La rapacité des Afrikaners se lit en filigrane dans le récit de L'Age de fer. Le niveau de vie entre les quartiers résidentiels du Cap et les Townships suggère cette discrimination. L'administration ségrégationniste, constate Elizabeth Curren, joue à la Guerre d'usure avec les citoyens. J.Alvarez-Péreyre note que

« cette idéologie qui prétend assurer le « développement parallèle » des diverses communautés dans le respect de leurs caractéristiques raciales et culturelles (sic) mais dont l'objectif à peine déguisé est de préserver la « nation afrikaner », la pureté de la « race » et la domination des Blancs dans cette partie du monde.49(*) ».

Ce conflit de cultures et d'idéologie est amené à son paroxysme par les policiers, médecins et ambulanciers dans L'Age de fer. Elizabeth Curren vit la honte de l'oppression des Noirs et le mépris des valeurs morales qui régissent la société. Aussi se réfère-t-elle tout le temps à son passé déjà enseveli. Aux vexations des policiers, elle répond : « De mon temps, (...), les policiers parlaient aux dames avec respect.(...). De mon temps, désormais révolu, quand je vivais, mais c'est fini. »(A.f.60). Les Noirs subissent la violence sauvage du régime d'apartheid, tandis que pour les Blancs libéraux-humanistes, c'est un harcèlement frisant la risée. L'héroïne, expliquant à l'ambulancier, que l'enfant, John, qui vient d'être renversé par un car de police, a perdu beaucoup de sang, se voit rabrouer sans ménagement : « Ce n'est pas grave, dit l'ambulancier d'un ton cassant. »(A.f.74).

Dans ce même registre de vexation, l'inspecteur de police qui vient chez elle, enquêter après l'assassinat de John, lui tint un langage irrespectueux, après qu'elle ait demandé où se trouvaient ses livres disparus lors de la perquisition : « Nous n'allons pas manger vos livres, madame Curren. Vous récupérerez tout quand ce sera terminé. »(A.F.196). Et le médecin, le docteur Syfret brille par ses propos grossiers, alors qu'elle ne demandait que sa réaction aux effets secondaires des médicaments qu'elle absorbe : « Je ne me doutais pas que vous me considériez encore comme votre médecin traitant, (...) Je ne donne pas de consultation par téléphone. » (A.f.207).

Donc, Elizabeth Curren, au même titre que les Noirs, vit la persécution du régime. En effet, dit John-Bosco Adotevi : « Le Blanc qui voudrait faire un effort de compréhension vis-à-vis du Noir et aller à sa rencontre, fait figure de contrevenant violant les lois de l'Etat et s'exposant à ses sanctions.50(*) ». Les intellectuels noirs, aussi, vivent sous la menace perpétuelle du système raciste. Claude Wauthier dira que

« le militantisme des meilleurs parmi les premiers les a conduits en prison ou en exil, tels Peter Abrahams, Ezekiel Mphahlele, Alex La Guma, Bloke Modisane, Denis Brutus : l'engagement littéraire des plus éminents par les seconds leur a coûté soit le retrait de leur passeport, ainsi pour Alan Paton et Athol Fugard, soit pour Nadine Gordimer, l'interdiction de deux romans.51(*) ».

Ce conflit de culture entraîne la bipartition de la société coloniale. La séparation des races se reflète sur l'habitat. L'incompréhension et la peur mutuelle favorisent cette dichotomie manichéenne.

Chapitre III : La représentation dichotomique de l'univers colonial

Les conquêtes et le colonialisme étant effectives, l'Afrique est dominée. La domination, malgré tout, est empreinte d'une peur latente de l'indigène. Aussi le Blanc s'est-il recroquevillé derrière un isolement protecteur. La méconnaissance de l'Autre qu'on domine entraîne une haine mutuelle. Les Européens, dans l'univers colonial, habitent en hauteur sur une colline, le plus souvent surplombant les taudis indigènes.

3.1 : Ville / Taudis

La configuration de l'habitat dans les colonies renseigne sur les relations entre Européens et indigènes. Les premiers habitent dans les villes avec le confort matériel qui rappelle la lointaine métropole, et surtout pour adoucir la vie des exilés. Les autochtones, quant à eux, vivent dans les quartiers flottants, accrochés le plus souvent aux versants d'une colline, scrutant avec envie les « seigneurs d'en haut ».

Dans Au Coeur des ténèbres, on retrouve naturellement les deux mondes antagonistes, mais Conrad ne s'est pas appesanti sur l'habitat avec ses différences. En effet, la poignée d'Européens, vivant dans le poste central, est , semble-t-il, plus attirée par l'ivoire que la mise en valeur de l'environnement. Une deuxième lecture peut néanmoins justifier ce délabrement du poste, car la colonisation belge est à ses débuts. La construction du chemin de fer et la méconnaissance des voies de navigation fluviale suggèrent ce début.

L'interprétation littéraire qu'on peut faire de l'absence d'une image nette de l'habitat, provient de l'écriture même de Au Coeur des ténèbres : « L'Afrique, dit Gérard Siary, est d'abord, un espace anonyme, un actant naturel, une figure de rhétorique.52(*) ».

A la différence des récits coloniaux, où l'espace est clairement défini, le lieu décrit par Marlow est tout de symboles. Le narrateur est subjugué par l'irréalité du monde qui s'offre à son regard : « Le bruit continu des rapides en amont planait sur cette scène de dévastation habitée. »(C.t.102). Le site désolé et dévasté du poste central donne l'air de ruines, où fourmille une humanité souffrante. Tout au long du périple de Marlow, les différentes étapes que sont le siège du gouvernement, le poste de la compagnie, le poste central et le poste de l'intérieur, revêtent un caractère métaphysique. Les « ténèbres » ont pris possession de toute cette contrée, de sorte que l'écriture même semble vaciller dans le « noir ». Le héros conradien n'a pas de prise sur le réel. Le récit du voyage au coeur de l'Afrique revêt un caractère onirique. Le milieu, où évoluent Européens et indigènes, présente les caractéristiques d'une tension latente. L'épouvante que cause la nature hostile et le regard de « l'homme sauvage », rendent la vie difficile aux « Ouvriers de la grande Cause du progrès. »(C.t.104) et compromettent la réussite de la mission civilisatrice.

A l'opposé de Kipling, qui parle en « dominateur à un public assuré de la grandeur de l'empire53(*) », Conrad prévient des menaces qui pèsent sur les Blancs dans ces contrées éloignées qui résistent à tout effort de rationalisation. L'omission de cette réalité de tension et de conflit, est ce qu' Edward Said reproche au romancier anglais : « Loin de montrer deux mondes en lutte, Kipling a pris soin de ne présenter qu'un seul et même monde, d'où il a éliminé tout risque d'apparition d'un conflit54(*). ».

Cette séparation de l'habitat dans l'univers colonial est beaucoup plus manifeste dans L'Age de fer, où l'apartheid est un racisme institutionnalisé. En effet, la ville du Cap, où se déroule la fiction narrative du récit, présente l'image même de la discrimination.

La fracture sociale étant plus importante, l'écriture montre la tension ambiante par le caractère schizophrène de la narratrice. Comme la plume qui rédige la longue lettre adressée à sa fille exilée aux Etats-Unis, Elizabeth Curren vacille entre les deux mondes qui structurent la société Sud-Africaine. La dualité Européens et indigènes se reflète sur l'espace où « la séparation géographique connote, on le voit la dichotomie bien / mal, (...). Or, si pour le colonisateur, l'indigène est le mal absolu, l'indigène à son tour pense au colonisateur en des termes plus sombres encore55(*). ».

En effet, l'image de « la ville (qui) se répartit en deux univers, antithétiques par leur site, leur démographie, leur mode de vie56(*) », est ce qui répugne à l'héroïne de L'Age de fer. Son cancer est la métaphore de la honte que suscite le système raciste de son pays.

Les interrogations d'Elizabeth Curren éclairent la genèse de l'oeuvre de Coetzee. L'auteur confesse avec une impitoyable lucidité le mal que constitue l'apartheid ; et comme le cancer, l'Afrique du Sud demeure une blessure qui ne finit pas de faire mal.

L'héroïne appréhende cette souffrance dans l'isolement où se trouvent les différentes composantes de la société. Ayant perdu de vue Vercueil, elle espère le retrouver à « la campagne, peut-être » (A.f.19) ou dans les « camps de squatters » (A.f.19) mais « pas à Mill Street, pas dans les faubourgs résidentiels. »(A.f.19). En effet, la ville du Cap est caractérisée par son isolement, son insularité. La barrière raciale, que reflète l'habitat, exprime la fermeture sur soi et le rejet de l'Autre. Les murs qui ceignent les maisons des Européens entraînent, dit Elizabeth Curren : « Un épaississement de la membrane entre le monde et l'être intérieur. »(A.f.145). La ville du Cap, de par son cadre autarcique, explique la narratrice, dépersonnalise les Européens. Si c'est au contact de la lumière, que « les poissons des profondeurs primitives ont eu en certains endroits de leur peau des zones sensibles aux attouchements de la lumière, et qu'au fil du temps, ces zones sont devenues des yeux. »(A.f.145), l'héroïne remarque que ces yeux se sont aveuglés de nouveau, car les ténèbres ont pris possession de la ville. A l'image de Kurtz, pris dans le « coeur des ténèbres » du Congo, les Afrikaners se sont confondus dans un système qui a privé en eux toute étincelle de raison. Comme le mythe des poissons des profondeurs abyssales, auquel elle faisait allusion, Elizabeth Curren constate impuissamment : « Aujourd'hui, en Afrique du Sud, je vois les yeux s'embrumer de nouveau, les écailles les recouvrir. »(A.f.145).

C'est dans sa descente dans le Township, qu'elle fera connaissance avec l'horreur. Le changement de décor est si brusque, qu'elle a l'impression de ne plus se trouver dans son pays : 

« De l'autre côté de la mare commençaient les baraques, dont le groupe situé le plus bas était entouré d'eau, inondé. Quelques unes étaient bâties en dur, avec du bois et du fer ; d'autres se réduisaient à des feuilles de plastique tendues sur une armature de branchages. » (A.f.106).

Le plan de l'infrastructure de la ville montre ostensiblement l'arbitraire entre les races. Alors que le Cap regorge de tout, le Township contraste par la pauvreté extrême. C'est à dessein que Jean-Marc Moura écrit : 

« La ville du tiers monde revêt en effet un caractère hybride. Prise entre la pauvreté accablante de la plupart des quartiers et les parties occidentalisées où se concentrent puissance et richesse, sa représentation dessine un espace d'opulence et de pouvoir et un espace de soumission qui sont chacun victimes de maux spécifiques.57(*) ».

Dans le récit de Coetzee, la ville et le Township entretiennent des rapports de méconnaissance et d'opposition. Les relations sont cependant nécessaires, car la main d'oeuvre, à l'image de Florence, la domestique noire d'Elizabeth Curren, provient des Townships. Ce déséquilibre socio-économique provient de la volonté d'exploiter les Noirs. La dépendance totale entretient l'idéologie humiliante. Les Africains sont obligés pour survivre, de squatter les luxueuses demeures des européens. Fanon, à ce sujet, note que 

« La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C'est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés.(...) La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière.58(*) ».

Ce passage démontre l'état désastreux des conditions de vie des Noirs. On notera que le style de Coetzee, un peu comme celui de Conrad, appréhende le système sous son aspect irréel. La puissance suggestive des mots fait ellipse de la description brutale, sans fard de la ville, en proie à la folie de l'apartheid. Elizabeth Curren multiplie rêves et allusions pour mettre à nu le mal qui ne la quitte plus. Même son sommeil est troublé de cauchemars qui la tiennent éveillés toutes les nuits : 

« Des centaines de milliers d'hommes, sans visage, sans voix, secs comme des ossements, pris au piège sur un champ de massacre, répétant nuit après nuit leurs marches et contremarches sur cette plaine calcinée, dans la puanteur de soufre et de sang : c'est l'enfer dans lequel je sombre dès que je ferme les yeux. »(A.f.157).

Cette approche allusive est différente des descriptions « crues » des autres écrivains Sud-Africains. Dans son roman autobiographique, Je ne suis pas un homme libre, Peter Abrahams confond l'histoire de sa vie avec le destin de tous les Noirs d'Afrique du Sud. Dans l'univers discriminatoire de Johannesburg, il se rend compte dès son jeune âge que tout est « RESERVES AUX EUROPEENS59(*) ». De là, il constate avec amertume : « Du fait de ces trois mots, j'étais né dans la crasse et la misère des taudis, j'y avais passé mon enfance et presque toute ma jeunesse 60(*). ».

La dichotomie, dans la ville coloniale, est la source de rapports conflictuels entre Européens et indigènes. Les premiers vivent, en effet, de la substance humaine dont ils vident les seconds.

3.2 : Européens / Indigènes

Dans Au Coeur des ténèbres et dans L'Age de fer, Européens et indigènes vivent séparés, à cause de la méconnaissance, de la peur mutuelle, de la haine et du rapport de violence existant depuis les conquêtes militaires.

La volonté de dominer l'Autre est le prétexte qui justifie l'exploitation inhumaine des indigènes.

Les deux récits, dans un contexte de production différent, et près d'un siècle d'écart, mettent en scène les rapports heurtés entre Blancs et Noirs dans la société coloniale.

Du Congo belge en Afrique du Sud, qui elle n'est pas une colonie classique, car les Blancs qui y imposent leur suprématie, se disent chez eux, la représentation sociale cultive les mêmes contrastes. De leur différence, affleure en filigrane dans le texte, le conflit de cultures.

Dans Au Coeur des ténèbres, la dichotomie raciale est plus expressive, dans la mesure où on dénie aux indigènes le caractère humain. Malgré tout, le rapport entre « civilisateurs » et « sauvages » laissait sous-entendre une parenté éloignée. La nouvelle de l'Anglo-polonais déifie les Blancs et leur confère un statut d'omnipotence. Dès l'introduction, Jean-Jacques Mayoux prévient que « La position quasi surnaturelle où se trouvent les Blancs les invite à user de leur ascendant comme d'un pouvoir bénéfique sans limites.61(*) ». A cet égard, le récit de Marlow insiste sur ce rapport de force inégal où le « primitif » n'existe que sous le bon vouloir du « maître ». Néanmoins, Mayoux avertit que « Le Noir est d'un bout à l'autre la dominante.62(*) ». En effet, la déshumanisation et la mutité dans lesquelles ils sont confinés constituent pour les Blancs, un paravent contre la peur, l'angoisse et le mystère que suscite « l'homme sauvage ». Car en dépit de l'oppression stupide, ils manifestent souvent des velléités de rébellion. On se souvient que pour « un malentendu sur une histoire de poules »(C.t.92), le fils d'un chef indigène, excédé de voir Fresleven donner « au vieux nègre une raclée sans merci,(...)  esquissât un vague coup de lance contre le Blanc, et naturellement il n'eut pas de mal à l'enfoncer entre les omoplates. »(C.t.93).

L'histoire de Marlow insiste sur le traitement inhumain fait aux Noirs. Ces derniers sont décrits comme des « criminels »(C.t.103), d' « ennemis »(C.t.105) et les sévices qu'ils subissent semblent plaider pour l'apaisement de la conscience Occidentale. En effet, ironise Memmi : « Les Européens ont conquis le monde parce que leur nature les y prédisposait, les non-Européens furent colonisés parce que leur nature les y condamnait.63(*) ». La conviction de la justesse de la mission civilisatrice excuse tous les abus. Marlow, dès son arrivée au Poste de la Compagnie, voit des Noirs enchaînés : « Ils portaient des haillons noirs enroulés autour des hanches, dont les bouts brinquebalaient derrière, courts, comme des queues. »(C.t.103). La dernière remarque du narrateur : les queues, est hautement significative. Ces hommes, sans aucun doute, sont perçus comme des animaux. Fabienne Soldini dit que « la bestialité est connotée également par des descriptions physiques et aussi par des comportements qui trahissent la bête.64(*) ». Dans la même veine, Marlow voit arriver « derrière cette matière première, un des rachetés produits par les nouvelles forces à l'oeuvre, (qui) marchait, morose, tenant un fusil par le milieu. »(C.t.104). Ce tableau rappelle un berger avec son troupeau. Et de ce fait , dit Fanon : « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique.65(*) ». Il fallait aux Européens, pour expier leurs fautes, un lot de reproches à la race noire ; et pour cela : « Le colonialisme dans ses contacts avec les Noirs, avait patiemment établi les termes du malentendu66(*). ».

Les Européens, dans leur volonté de brouiller les relations inter-raciales, ne se sont pas souciés de parler la langue de l'indigène. Aux Noirs, à qui on refuse la qualité d'homme, il serait contradictoire de reconnaître une langue. Leur langage entre dans le registre des cris animaliers. Avec l'arrivée d'une caravane de porteurs, Marlow appréhende les voix des indigènes en ces termes : « Un babil excité de sons inconnus éclata de l'autre côté des planches. »(C.t.108). Les Blancs n'ont pas essayé de comprendre la langue des Noirs et ces derniers, dans l'effort déployé pour s'exprimer comme les « maîtres », se voient mépriser. Marlow, qui exécrait le comportement du boy du Directeur : « Un jeune nègre trop bien nourri de la côte. »(C.t.114), accrut son dédain, quand ce dernier annonça la mort de Kurtz : « Missié Kurtz, lui mort. »(C.t.189). L'aventurier anglais, dans son expérience du Congo, s'est empli de contradictions. Très outré par le sort affreux des Noirs, Marlow, ne souffre pas pourtant qu'un nègre manque de respect à un Blanc. Et les mots employés pour caractériser le boy du Directeur, en disent long sur son courroux : « Son insolente tête noire » (C.t.189).

La communication entre Européens et indigènes prend un double objectif de mépris, d'un côté comme de l'autre.

Quand un Blanc s'adresse au Noir en « petit nègre », c'est une façon de lui rappeler son infériorité. Dans l'épisode africain du Voyage au bout de la nuit, Céline met l'accent sur la communication entre colonisateurs et colonisés. A la lumière de son analyse, il ressort que le Blanc tente d'apposer sa domination sur l'essence même du nègre, y compris sur la langue : « Toi y en a pas parler « francé » dis ? Toi y en a gorille encore hein ?... Toi y en parler quoi ? Kous kous ? Mabillia ? Toi y en a couillon ! Bushman ! Plein couillon67(*). ». Ce langage abscons, même aux nègres, pense Césaire, connote le rejet de l'Autre. Pour le confiner dans sa « sauvagerie », le Blanc ajoute au cadre hermétique de l'habitat, le verrouillage linguistique. Et l'indigène qui parle « petit nègre », dit Fanon, c'est qu'on lui exprime l'idée : « Toi, reste où tu es.68(*) ». Le théoricien martiniquais s'offusque aussi contre le paternalisme des occidentaux. Dans son étude des romans, Je suis martiniquaise de Mayotte Capécia et Nini de Abdoulaye Sadji, il analyse les rapports entre Européens et indigènes ; et son constat est qu' « un Blanc s'adressant à un nègre se comporte exactement comme un adulte avec un gamin, et l'on s'en va minaudant, susurrant, gentillonnant, calinotant.69(*) ».

Le dialogue étant impossible entre les deux races, le langage de la violence s'érige comme l'unique moyen de communication. Les punitions corporelles semblent faire partie de la « mission civilisatrice ». Marlow, dans sa pérégrination africaine, fait mention de cette pratique dans la colonie belge.

Dès l'entame de son voyage, le vieux Docteur l'avait en effet prévenu que « sous les tropiques, il faut avant tout garder son calme. »(C.t.97). Cependant, les circonstances de la mort de son prédécesseur renseignent sur les rapports difficiles avec les indigènes. Car Fresleven était décrit comme « l'être le plus doux, le plus tranquille qui ait jamais marché sur deux jambes. »(C.t.93). Seulement dans la colonie, l'incompréhension est si grande que tout prête à l'irritation. Et ce sont les indigènes qui subissent les brutalités des Blancs. La colère du Comptable en chef de la Compagnie renseigne sur la politique de haine et de mauvais vouloir des Européens : « Quand il faut porter des inscriptions correctes, on en vient à détester ces sauvages, les détester à mort. »(C.t.109). Cette mort traverse tout le récit de Conrad. Et ce sont les indigènes, vivant dans l'inquiétude et l'angoisse, qui sont les principales victimes. Les relations entre les deux cultures, dans le récit de l'Anglo-polonais, instaurent une véritable obsession comparatiste, où la hiérarchie des civilisations relègue celle de l'Autre dans le primitivisme. Le « sauvage » inspire crainte et peur ; et dans l'histoire de Marlow, ils ne sont plus que « des silhouettes, très souvent sans nom ni visage.70(*) ». Aucun échange, sinon celui de la force, n'est envisagé avec ces « ombres noirs71(*) » (à l'image des femmes turques, que Loti voyait, englouties derrière les « tcharchafs » : voiles dissimulateurs pour la rue). Les Blancs se réfugient derrière leur orgueil d' « hommes  supérieurs ». Kipling approuve cette attitude, car pour lui : « Nul sahib de bon sens n'eût écouté les conseils d'un Bengali.72(*) ».

Marlow, dans sa longue marche à travers le continent africain, a été fréquemment témoin des exactions faites aux Noirs, et qui ne trouvent qu'approbations chez les Européens : « Bien fait pour lui. Faute- châtiment- vlan ! Sans pitié, sans pitié. »(C.t.119). Le Blanc avec sa cravache représente dans la littérature coloniale la force brute. Et le « corps d'un Noir d'âge mûr, le front troué d'une balle » (C.t.110), sur lequel bute Marlow, semble faire partie du décor colonial. Car il apprendra plus tard, que lorsque Kurtz n'avait plus de marchandises à troquer contre de l'ivoire, il utilisait son « stock de cartouches » (C.t.167).

Le conflit de cultures et les « constantes querelles de préséance des Blancs » (C.t.114), n'ont pour but que d'asseoir la domination occidentale et justifier l'exploitation de l'indigène. Le compagnon de route de Marlow affirme sans ambages qu'il est au Congo « pour faire des sous » (C.t.111). Les indigènes qu'ils rejettent sont pourtant nécessaires dans leur entreprise d'enrichissement, à l'image du timonier, des porteurs de Marlow lors de la grande marche.

La fiction narrative de Au Coeur des ténèbres met l'accent sur le registre de la différence. Ces passages démontrent la supériorité naturelle des européens, en faisant ressortir les contrastes dans la représentation de l'espace et des hommes. En effet, la description de l'arrivée du convoi de « l'Expédition pour l'Exploration de l'Eldorado »(C.t.127). est assez évocatrice des rapports qui prévalent. Car il a fait son entrée dans le Poste de la compagnie avec des ânes portant chacun un « Blanc vêtu de neuf, avec des souliers jaunes. »(C.t.127), avec à leurs talons, « une bande querelleuse de nègres boudeurs aux pieds endoloris. »(C.t.127). Le tableau est assez saisissant, et semble obséder Marlow. Toutefois, c'est sur le mode ironique qu'il juxtapose les images entre Européens et indigènes. Déjà, dès son arrivée dans la colonie, il entrevoit les Noirs comme dans « un tableau de peste ou de massacre. »(C.t.106), tandis que le premier Blanc qu'il voit, était dans « une élégance si inattendue de vêture, qu'au premier moment (il) le pri(t) pour une sorte de vision. »(C.t.106-107).

La même représentation du choc des cultures réapparaît chez Coetzee. En effet, dans L'Age de fer, la situation sociale est beaucoup plus alarmante. L'intrigue du roman est bâtie sur fond d'histoire : la révolte des écoliers noirs contre l'application de l'afrikaans, comme langue nationale.

Coetzee, par plusieurs subtilités narratives, donne vie au texte. Par la voix d'Elizabeth Curren, blanche-libérale, il pose un regard critique sur les rapports entre Blancs et Noirs. L'héroïne provoque un renversement de perspectives, le cancer, dont elle souffre, devient presque accessoire. C'est la relation conflictuelle entre Européens et Africains qui est mise au devant de la scène. Comme dans Au Coeur des ténèbres, entre les deux races, un gouffre de malentendus se creuse, donnant naissance à la folie meurtrière dans la ville du Cap et ses Townships. Dans l'une et l'autre oeuvre, les relations inter-communautaires sont difficiles ; mais dans L'Age de fer, elles sont plus dramatiques, car en Afrique du Sud, le Blanc, « un privilégié non légitime73(*) », qui en sus de l'expropriation de la terre d'autrui, s'acharne à supprimer moralement et physiquement le Noir. Le ressentiment des opprimés est à la hauteur de l'injustice. Il y a dans la trame même de la fiction un renversement qui s'opère, car le pouvoir des Afrikaners se retourne contre le peuple Sud-africain. Les Noirs, « sans-abris »(A.f.11) sont persécutés par les Blancs vivant dans des « jardins ceints de murs, gardés par des bouledogues. »(A.f.11). Cette absence de communication peut être interprétée par l'instinct de survie de la minorité blanche. Mais cela ne justifie pas la volonté de réduire en esclavage la population noire. Si les Européens exigent des Africains de se faire appeler « baas74(*) », cela entre dans le cadre de la dégradation psychologique.

Les Blancs tentent de rattacher l'infériorité des Noirs à des aspects théologiques. Ils ont toujours pensé que « c'est Dieu qui aurait voulu la séparation des races. Il aurait créé la race blanche supérieure et la race noire servile. Dès lors, vouloir faire du Noir l'égal du Blanc, c'est aller contre la volonté divine.75(*) ». La conviction que leur pouvoir relève de Dieu, éteint en eux toute étincelle de tolérance. Tous les récits sur l'apartheid concordent sur la haine viscérale des Blancs à l'encontre du peuple noir. Dans La Case de Kalou, Miezan met en scène quatre personnages de différents pays : Jonhny, un Blanc Sud-Africain, Erik, un Suédois, Nabama, un guinéen et Chen, un chinois. A la suite d'un accident de chasse, ils sont obligés de vivre ensemble dans la jungle de l'Afrique du Sud. Il y a l'omniprésence d'un racisme latent dans ce récit au coeur du système d'apartheid. L'amour semble impossible entre les personnages ; « cet amour que nous ne pouvons qu'éprouver à l'égard de ceux à qui nous nous donnons à dévorer ou à rejeter. »(A.f.14) dit Elizabeth Curren. Les quatre hommes perdus dans la jungle se rendent compte que la cruauté des fauves est dérisoire face au racisme bestial des hommes. C'est la manière dont le récit de Miezan fait le parallèle entre les fauves de la jungle et les « prédateurs » des rues de Johannesburg, que ressort la puissance métaphorique de l'oeuvre. Car ayant échappé aux animaux sauvages, ces hommes ne trouvent aucune issue dans la ville. Pour les afrikaners, la couleur de leur peau est le symbole de leur force. Au Suédois qui défendait le guinéen, Jonhy dira :

 

« Tu as tort de prendre sympathie et partie

pour un nègre (...). Cela prouve que tu ne

les connais pas. Mais tu changeras bien vite,

j'en suis sûr ! Crois-moi, ils ont tous les vices

et les « jaunes » ne valent pas mieux. Ils appartiennent,

tous ces gens-là, à une race inférieure ; d'ailleurs,

c'est bien ainsi ; puisque c'est la nature qui l'a voulu.76(*) »

Dans L'Age de fer, l'héroïne vit dans sa chair ce conflit de cultures. Le cancer qui la consume est la métaphore de la folie qui s'est emparée de son pays. La narration, par diverses modalités, met en scène un protocole énonciatif par lequel la haine raciale semble se révéler à Elizabeth Curren comme un cauchemar : « Assise ici, au milieu de tant de beauté, ou même assise chez moi, parmi mes biens personnels, il semble à peine possible de croire qu'une zone de tueries et de dégradation s'étend tout autour de moi. »(A.f.135). Méker dira des colons que « sur le plan humain, (ils sont) en Afrique, certes, mais très loin des Africains, comme isolés du pays, vivant au milieu d'une société européenne recroquevillée dans son cocon protecteur.77(*) ». Sous un autre aspect, on peut interpréter ce repli sur soi par la volonté de poursuivre le mythe de l'homme blanc. Car le constat est que, les nombreuses lois de l'apartheid visent toutes à prohiber le mélange des races. Et pour ce faire, « durant trois siècles, leur colonialisme méticuleux a gardé les Noirs « à leur place ».78(*) ». Ainsi Européens et Africains se côtoient en Afrique du Sud dans l'ignorance totale. Ici, au XXe siècle, le Noir garde encore son aspect exotique. Il apparaît comme un personnage onirique, et s'il manifeste quelques traits de ressemblance avec le Blanc, cela entre dans le cadre de l'extraordinaire. Chaque point commun, étonne par sa singularité. Elizabeth Curren est fascinée par le sang des enfants noirs renversés par un car de police, à hauteur de son domicile. Mais c'est leur mort qui fera plus d'effet à l'héroïne :

« Jusque-là, je n'avais jamais vu de noir frappé par la mort (...). Il en meurt tout le temps, je sais bien, mais c'est toujours ailleurs. Les gens que j'ai vu mourir étaient des blancs, et ils mouraient dans leur lit, ils y devenaient plutôt secs et légers, ils prenaient la consistance du papier, l'épaisseur de l'air.(...). Ces gens-là, eux, ne brûleront pas : Bhéki et les autres morts. Ce serait comme de chercher à brûler des masses de fonte ou de plomb. »(A.f.141-142).

La révélation brutale du sort des Africains, fait prendre conscience à Elizabeth Curren qu' « entre Noirs et Blancs s'est établi un fossé définitif.79(*) ». Elle nous introduit dans un univers schizophrène, car son corps ravagé par le cancer entretient un rapport conflictuel avec le souvenir du temps de l'insouciance, de la plénitude de l'enfance. D'ailleurs le mal qui la ronge, semble être le discours ségrégationniste qui s'est insinué au fil des années dans les profondeurs de son être :

« Les blancs d'Afrique du Sud sont menacés par des millions de noirs, et si nous voulons maintenir la pureté de notre race, selon le commandement de Dieu lui-même, nous devons purger nos coeurs et nos esprits des pensées impures !(...) Il est naturel de détester les nègres, d'avoir du dégoût pour eux. C'est dans notre nature.80(*) ».

Aujourd'hui, l'insouciance s'est muée en une peur viscérale de l'Autre. Dans Au Coeur des ténèbres et dans L'Age de fer, se manifeste en filigrane, la crainte que suscite la présence de l'indigène toujours ignoré. Le sens profond du regard que semble exprimer l'Africain, crée le doute chez les Européens. Le héros-narrateur de Conrad manifeste cette peur avec l'apparition de la femme sauvage :

« Son visage avait un air tragique et farouche de tristesse égarée et de douleur muette mêlées à l'appréhension de quelques résolution débattue, à demie formée. Elle était debout à nous regarder sans un geste, pareille à la brousse même, avec un air de méditer sur un insondable dessein. » (C.t.176).

La difficulté de décoder ce message visuel accentue le sentiment de profonde anxiété que ressentent les « pionniers du progrès ». Elizabeth Curren aussi, malgré la tragédie de l'apartheid qui semble invincible, sent le regard inquisiteur de sa domestique noire :

« Florence juge. Derrière les lunettes, ses yeux impassibles

estiment et mesurent. Une impassibilité qu'elle a déjà trans-

mise à ses filles. Le tribunal est l'apanage de Florence ; c'est moi que l'on passe au crible. Si la vie que je vis est une vie examinée, c'est parce que cela fait dix ans que le tribunal de Florence me soumet à son examen. » (A.f.161).

La prise de conscience des Occidentaux d'être observés par l'indigène, longtemps considéré comme une ombre, crée un sentiment nouveau d'inquiétude, dans leur relation avec l'altérité. En effet, si le Blanc a percé le mystère de la nature africaine, il en est autrement avec l'homme noir. Ce dernier s'élève au delà de la domination, par son mutisme assourdissant. Les Européens le croyaient incapable de comprendre leurs agissements, mais la littérature africaine coloniale s'est exercée à prouver le contraire. Dans ces oeuvres, les écrivains africains rompent avec la représentation de l'indigène, comme élément du décor ; mais ce sont des hommes, conscients de leur statut de dominés et de l'imposture de l'idéologie impériale. De Batouala à Magamou, le mystère que recelait le regard de l'indigène se dissipe et laisse apparaître une fine analyse de l'entreprise coloniale. De ce fait, ce qu'imaginaient et redoutaient les européens : l'éventualité d'une prise de conscience s'avère vérifiée avec ces auteurs là. Dans Orphée noir, Sartre dira : « Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d'être vu. Car le blanc a joui de trois mille ans du privilège de voir sans qu'on le voie.81(*) ».

La révélation que l'indigène n'est pas le prétendu primitif, amorce le déclin du mythe impérial. Des doutes et inquiétudes à propos de la déviation de la mission impérialiste de son « vrai » but hantent l'esprit des Occidentaux. L'Afrique se révèle être un bourbier dans lequel vient s'abîmer la prétendue civilisation universelle.

DEUXIEME PARTIE

Le déclin du mythe impérial

A l'aube du XXe siècle, des doutes, inquiétudes et critiques commencent à naître en Europe quant au bien fondé du projet colonial. L'Afrique est au centre de toutes les convoitises certes, mais également de toutes les cruautés envers les populations indigènes. En Angleterre d'abord, naît la première société anti-coloniale, puis le débat s'amplifie au Parlement de Londres, en France et en Belgique. Le Congo-belge, propriété de Léopold II, théâtre de massacres, est au centre de ces débats.

C'est dans ce sillage que l'écrivain anglo-polonais, Joseph Conrad écrit Au Coeur des ténèbres (1902) et, prés d'un siècle plus tard, le Sud-Africain John Maxwell Coetzee, dans L'Age de fer (1992), illustre le chant de cygne du système d'apartheid, en bute à la sourde résistance des populations noires.

Dans les deux textes, la littérature subvertit le discours politique ; et c'est à travers la parodie, l'ironie, le scepticisme et le nihilisme que Conrad et Coetzee restituent dans la fiction le déclin de l'empire Occidental.

Chapitre I : Les manifestations du déclin dans les deux récits

1.1: Le procédé de Conrad

Dans Au Coeur de ténèbres, l'Anglo-polonais bouleverse la structure du roman exotique et l'investit de la réalité africaine, recrée par un imaginaire. Il interroge avec ironie, « la crise de la mentalité impériale que feint d'ignorer, dans son flegme légendaire, la bonne société victorienne.82(*) ». La nature hostile et les personnages sont saisis dans leur complexité, leur caractère grotesque et indicible. S'écartant des canons de l'exotisme qui ont forgé le mythe de l'Afrique, Conrad opère une distanciation ironique. Dès l'ouverture, la description de la côte africaine, souvent prétexte d'images stéréotypées d'un continent mystérieux, prend ici un aspect de mise en garde : « La voilà devant vous_ souriante, renfrognée, aguichante, majestueuse, mesquine, insipide, ou sauvage et toujours muette avec l'air de murmurer, venez donc voir. »(C.t.99). Cette personnification de la côte porte une tonalité ambivalente, l'Afrique est vue mais elle est aussi voyante. Ce n'est plus l'invite à l'exploration que suggèrent la beauté et l'aspect « sauvage » de l'Afrique, mais le symbolisme d'une riposte à l'empire. Depuis Pierre Loti, cette menace est présente dans la trame descriptive des espaces sauvages : 

« Au fond de ces creux, il faisait plus noir, et après chaque lame passée, on regardait derrière soi arriver l'autre ; l'autre encore plus grande, qui se dressait toute verte par transparence ; qui se dépêchait d'approcher, avec des contournements furieux, des volutes prêtes à se refermer, un air de dire : « Attends que je t'attrape, et je t'engouffre.83(*)»

L'aspect de ce discours est présent de page en page dans la nouvelle de Conrad. Tout au long du parcours de Marlow, la narration réitère ce conflit à l'échelle de la subjectivité, dont se livrent les hommes contre les forces supérieures de la nature :

 

« Nous avons mouillé à d'autres endroits aux noms burlesques où la joyeuse danse de la mort et du trafic se poursuit dans un air torpide et terreux comme celui d'une catacombe surchauffée ; tout le long d'une côte informe bordée de flots dangereux, comme si la nature elle-même avait voulu écarter les intrus. »(C.t.101).

Dans cette optique, les forces conjuguées de la nature rendent dérisoire la mission impériale. L'action des hommes est empreinte d'une irréalité qui montre l'abîme dans lequel s'est fourvoyée l'idéologie dominatrice européenne. La trame narrative s'ouvre ainsi à ce chant de cygne de l'empire et restitue dans la fiction les métaphores de la décadence impériale. Dans son périple au coeur de la jungle congolaise, Marlow ne cesse de prévenir l'impossibilité de la mission Occidentale. Son vapeur est à l'image de toute l'entreprise impériale en Afrique. Et le héros-narrateur confond les deux missions périlleuses : « ...je me surpris à écouter sur la pointe des pieds le prochain battement du bateau, car pour dire l'honnête vérité je m'attendais à voir le misérable outil rendre l'âme à tout moment. C'était comme d'observer les dernières lueurs d'une vie. »( C.t.140). Ce style métaphorique « a permis de suggérer la vanité des entreprises européennes sur le continent noir.84(*)» mais l'adversité de la jungle inhospitalière réduit la volonté de rationalisation dans ces contrées réfractaires à la pénétration blanche. Car, ce n'est pas seulement une vengeance physique contre la présence européenne, mais surtout « c'est une guerre d'usure ! dira Simenon. C'est à celui qui se lassera le premier, ou qui verra fondre plus tôt ses effectifs ! 85(*)». Et l'Afrique semble dominer de bout en bout. En effet, le héros conradien, de Marlow à Kurtz ou de Willems à Almayer, est victime de la dégradation morale due aux forces obscures de la brousse qui entraînent chez l'aventurier «  la peur sans voix ; la peur du silence ; la peur qui survient sans que personne soit là ; sans qu'il y ait ni bataille, ni cris, ni visages furieux ou mains armées nulle part.86(*) ». C'est donc sur mode conflictuel que la nature et les personnages sont représentés dans ces fictions. Ce milieu étrange auquel l'Europe prétend apporter le « progrès » échappe à tous, mais rien de ce qui lui est étranger n'échappe aux « coups de pattes » sournois de la brousse. Dans l'attente d'outils pour réparer son vapeur, Marlow raconte qu'« Un soir un abris de paille plein de calico, d'indiennes, de perles, de je ne sais quoi encore, s'enflamma si brusquement qu'on aurait dit que la terre s'était entrouverte pour permettre à un feu vengeur de consumer toute cette camelote. »(C.t.115-116). Kurtz aussi, dans son sanctuaire macabre, sombre dans la déchéance en trahissant la civilisation dont il est l'émissaire. En voulant régner sur les forces des ténèbres, l'inverse se produit car « la brousse sauvage l'avait trouvé de bonne heure et avait tiré de lui une terrible vengeance après sa fantastique invasion. »(C.t.171). Cette riposte de l'Afrique est le prélude du « malaise impérial 87(*)». Les aléas climatiques du continent noir entravent l'action des aventuriers. On songe à des romans tels A passage to India(1924) de E.M. Forster, Burna Days(1934) de G. Orwell, ou l'épisode africain du Voyage au bout de la nuit, de Céline. Comme Bardamu, on se rappelle les effets désastreux que le cadre spatio-temporel de Saint-Louis avait fait sur Jean-Peyral. Loti dira que

« Ce pays lui faisait tout à coup l'effet d'un vaste tombeau. Il s'éveillait, le spahi, comme d'un pesant sommeil de cinq années._ Une immense révolte se faisait en lui, révolte contre tout et contre tous !... Pourquoi l'avait-on pris à son village, à sa mère, pour l'ensevelir au plus beau temps de sa vie sur cette terre de mort ?...De quel droit avait-on fait de lui cet être à part qu'on appelle spahi, traîneur de sabre à moitié africain, malheureux déclassé, oublié de tous, et finalement renié de sa fiancée !88(*) ».

Le héros de Céline est plus catégorique sur les risques de corruption morale qui pèsent dans ces contrées éloignées. En effet, pour Bardamu, « On aura beau dire, ça sera toujours un pays pour les moustiques et les panthères. Chacun sa place.89(*) ».

Seulement avec Conrad, Sujet de Sa Majesté et polonais naturalisé, le déclin de l'empire apparaît plus sous le registre parodique que sous l'aspect d'un discours politique, à l'image de Césaire. L'éloignement, l'isolement, le climat tropical, le contact avec des populations aux moeurs frustes entraînent dans son oeuvre l'apparition de « héros troubles ». Même Kipling, avec qui on sait que l'impérialisme est un Grand Jeu (« Great Game 90(*)»), la domination anglaise en Inde est remise en cause par le Babu, agent de Son Altesse Royale, qui pourtant ivre un jour,

« devient foncièrement traître, et parla en termes d'une indécence flagrante, d'un Gouvernement qui lui avait imposé l'éducation d'un Blanc et avait négligé de lui fournir le salaire d'un Blanc. Il bredouilla des histoires d'oppression et de passe-droit jusqu'à ce que les larmes lui coulassent le long des joues au récit des misères de son pays.91(*) ».

Dans le discours conradien, les héros, Marlow ou Willems, sont hantés par la « dé civilisation » qui guette dans ces pays reculés. Le héros-narrateur de Au Coeur des ténèbres soutient que cette déviation est due à la grande solitude dans ces contrées, loin des civilisés prompts à applaudire ou à condamner le moindre écart. Mais surtout, cette solitude entraîne un excès de liberté qui compromet les principes sacro-saints de la culture occidentale. Kurtz, isolé dans son Poste de l'intérieur, a trahi l'idéologie des Lumières. Car privé de la terreur du scandale et du jugement des siens, il a embrassé les coutumes « sauvages ». D'où l'interrogation sur la solidité de la prétendue civilisation « supérieure », quand ses émissaires peinent à s'y conformer dans des situations extrêmes. Marlow, énumérant les éléments de la civilisation européenne, dira que « Ces petites choses font toute une énorme différence. En leur absence, il faut retomber sur sa force intérieure, sur sa propre capacité de fidélité. » (C.t.157). C'est ce qui a manqué à Kurtz, et l'a fait sombrer dans la folie. Depuis Un paria des îles (1896), l'Anglo-polonais relativise sur la fragilité de la civilisation dite « Universelle ». En effet, Willems, condamné à rester captif de la forêt équatoriale et par l'amour dévorant d'une femme indigène, Aïssa, trahit en pactisant avec les Arabes : « Willems mesurait tristement la profondeur de sa dégradation. Lui_ un Blanc, admiré des Blancs, était entre les mains de ces misérables sauvages dont il était sur le point de devenir l'instrument92(*)».

Mamadou Gaye dira que « L'un des effets les plus désastreux de l'atmosphère physique et humaine, c'est la rupture des canaux de la communication au moment où l'individu en a le plus besoin93(*)». Toutefois, Marlow, dans sa quête de l'extrême, a triomphé dans une certaine mesure sur les ténèbres. Ce qui s'explique peut-être par l'écart constant qu'il a maintenu entre sa « mission » et la tentation du « milieu sauvage ». Prétexte pour Conrad de perpétuer la morale de la civilisation européenne et les « vertus » de l'idéologie des Lumières. Ainsi, l'auteur condamne à travers Kurtz, l'ambition démesurée de l'impérialisme européen en Afrique. Car ce personnage, dont les effets d'annonces saturent le récit d'une présence obsédante, est pris au piège de l'Afrique. Sa rapacité et le déni d'humanité aux Noirs qu'il a érigé en doctrine, contrastent avec les louanges qui ont précédé sa rencontre avec Marlow. En effet, il était présenté successivement sous les traits d'un « homme très remarquable » (C.t.108), puis d'un « génie universel » (C.t.123). Si Conrad proteste contre l'échec de Kurtz, notons aussi que sa pensée embrasse l'échec de toute l'entreprise impériale en Afrique, car : « Toute l'Europe avait contribué à la création de Kurtz. »(C.t.158). Donc ce fantôme, ruiné par la maladie, apparaît symboliquement comme le déclin de l'impérialisme : « Kurtz_ ça veut dire court en allemand, hein ? Eh bien le nom était aussi vrai que tout le reste de sa vie_ et de sa mort. Il semblait long d'au moins sept pieds. Sa couverture était tombée, et son corps en émergeait pitoyable et horrifiant comme d'un linceul. » (C.t.173).

La représentation de ce personnage au coeur du récit conradien amorce les doutes et inquiétudes sur l'aventure européenne en Afrique. Si le Blanc d'exception, pétri des valeurs de la civilisation, s'acculture au profit des coutumes « sauvages », l'Anglo-polonais estime qu'il ne vaut pas mieux que l'indigène sous sa domination. La violence manifestée à l'égard de ces populations insoumises reflète l'incapacité de l'Europe à reconnaître la déroute de son idéologie : « Ces hommes-ci ne pouvaient par aucune débauche d'imagination être qualifiés d'ennemis. On les disait criminels, et la loi outragée, comme ces explosions d'obus, leur était tombée dessus, mystère insondable venu de la mer. » (C.t.103). L'Occident, dans son effort d'imposer sa culture sur le reste du globe et aux hommes non-Blancs, s'est heurté à ses propres contradictions. Ainsi Montaigne, considéré comme le « père du doute européen 94(*)», attire l'attention sur l'européocentrisme. Dans ses Essais, il dit : « Nous sommes chrétiens au même titre que nous sommes Périgourdins ou allemand... Je trouve qu'il n'y a rien de barbare en cette notion, sinon que chacun appelle barbare ce qui n'est pas de son usage.95(*) ». C'est dans cette veine que des auteurs tels René Maran (Batouala), Albert Londres (Terre d'ébène), Michel Leiris (L'Afrique fantôme), André Gide (Voyage au Congo) et Frantz Fanon entre autres remettent en cause la structure de l'Empire et donnent ainsi un coup de boutoir dans l'édifice colonial. Conrad, précédant l'anti-colonialisme virulent de ces écrivains, refusera les thèses visant à déshumaniser les Noirs : « C'était des hommes avec qui on pouvait travailler, et je leur suis reconnaissant. Et après tout ils ne se mangeaient pas l'un l'autre sous mon nez. » (C.t.134). Il reconnaîtra en eux une forme subtile d'ingéniosité. Son timonier « avait fait quelque chose, il avait gouverné.»(C.t.159-160). Ce qui signifie que les indigènes ne sont pas les « primitifs », à qui on avait affublé ce qualificatif pour justifier leur domination. On sait que même Lucien Lévy-Bruhl, au soir de sa vie, confesse ses erreurs de jugement :

« J'avais déjà mis beaucoup d'eau dans mon vin depuis vingt-cinq ans... J'abandonne une hypothèse mal fondée... Je ne parle plus d'un caractère prélogique de la mentalité primitive...Du point de vue strictement logique, aucune différence essentielle entre la mentalité primitive et la nôtre... J'affirmerai, une fois de plus, que la structure logique de l'esprit est la même chez tous les hommes et que par conséquent les « primitifs », tout comme nous, rejettent la contradiction quand ils l'aperçoivent...96(*) ».

En fait, c'est au contact des cultures que les rapports sont faussés. Les Européens sont venus en Afrique avec des idées préconçues sur les Africains, héritées du darwinisme et autres théories anthropologiques douteuses sur les peuples extra-Européens. Voilà pourquoi les héros de l'aventure coloniale sombrent dans la désillusion. Le discours de la littérature exotique qui a accompagné cette mission inaboutie change aussi, élargissant les brèches dans l'idéologie dominatrice occidentale : 

« De fil en aiguille, et à mesure que je m'accoutumais à ce milieu nouveau, je cessai de regarder les africains sous l'angle de l'exotisme, finissant par être plus attentif à ce qui les rapprochait des hommes des autres pays qu'aux traits culturels plus ou moins pittoresques qui les en différenciaient. 97(*)».

La révélation que les indigènes n'avaient rien des prétendus « sauvages » inquiète Marlow. Son registre ironique dépouille l'impérialisme de toute justification, et met l'Occident devant l'horreur des atrocités du colonialisme : 

« Nous avons coutume de regarder la forme enchaînée d'un monstre vaincu, mais là_ là on regardait la créature monstrueuse et libre. Ce n'était pas de ce monde, et les hommes étaient_ Non, ils n'étaient pas inhumains. Voilà : voyez-vous, c'était le pire de tout_ ce soupçon qu'ils n'étaient pas inhumains. »(C.t.136).

Ce passage démontre l'aveu des doutes qui ont envahi Marlow. Contrairement aux autres Blancs, dans ses contacts avec les Noirs, il cherchera toujours à prouver l'humanité chez les indigènes : 

« Pourquoi au nom de tous les tenaillements des diables de la faim ils ne se jetaient pas sur nous_ ils étaient à trente contre cinq _ et ne se payaient pas une bonne ventrée pour une fois, cela me stupéfie maintenant que j'y pense.(...) Je voyais qu'une force contraignante, un de ces secrets humains qui déroutent les probabilités, était entrée en jeu. »(C.t.144).

Le sarcasme de l'Anglo-polonais, pudique car soucieux de préserver la morale de la société victorienne, a inspiré la génération d'écrivain, s'insurgeant contre les actes moins justifiables de l'Empire déclinant. Le héros de Céline, malade au coeur de l'Afrique mais sauvé par des indigènes, s'interroge aussi sur l'inhumanité supposée de cette race : « Ils auraient bien pu me balancer au jus les porteurs pendant que nous franchissions un marigot. Pourquoi ils ne l'ont point fait ? (...) Ou bien encore ils auraient pu me bouffer puisque c'était dans leurs usages ?98(*) ». Gide, plus polémiste, conclue les doutes de Bardamu en faisant le panégyrique de la race noire :

« Tant de dévouement, d'humble noblesse, d'enfantin désir de bien faire, tant de possibilité d'amour, qui ne rencontre le plus souvent que rebuffades... Adoum assurément n'est pas très différent de ses frères ; aucun trait ne lui est bien particulier. A travers lui, je sens toute une humanité souffrante, une pauvre race opprimée, dont nous avons du mal su comprendre la beauté, la valeur... que je voudrais pouvoir ne plus quitter. (...) Les Blancs qui trouvent le moyen de faire de ces êtres-là des coquins sont de pires coquins eux-mêmes, ou bien de tristes maladroits.99(*)»

L'intérêt du récit de Conrad se trouve dans l'anticipation du déclin d'un Empire que tout un mouvement, une théorie, une littérature et des actions injustifiables avaient fini d'imposer sur le monde non-européen. L'Afrique, en effet, s'est révélée être le piège pour les Européens.

1.2: Le style de Coetzee

Dans L'Age de fer (1992), John Maxwell Coetzee exprime à travers son héroïne, malade d'un cancer, l'horreur du système d'apartheid qui est à son déclin. L'auteur, on le sait, vit le dilemme de l'étudiant ayant « rompu » avec son pays en proie à l'apartheid et l'exil à Londres, une sorte de fuite qui crée en lui un sentiment de culpabilité. Son récit Scènes de la vie d'un jeune garçon (1999) et plus tard, le roman Vers l'âge d'homme (2003) illustrent la quête identitaire du jeune garçon devenu homme, plein  d'interrogations pour deux sociétés à savoir L'Afrique du Sud et Londres, où il demeure étranger : « Il préférerait tourner la page sur son côté Sud-africain, tout comme il a tourné la page sur L'Afrique du Sud100(*)»

Dans ce récit, le corps malade subit des dommages analogues aux effets du système raciste menacé de ruine. La narratrice, au soir de sa vie, écrit une longue lettre à sa fille réfugiée aux Etats-Unis, dans laquelle elle relate l'absurdité des exactions commises sur la population noire. Tout comme Conrad, c'est dans un style ironique que Coetzee exprime les signes d'un régime aux abois. Le déclin de l'apartheid apparaît en filigrane dans la douleur, les doutes et les appréhensions de l'héroïne.

Dès l'ouverture du récit, la narration suggère la fin de la vie d'Elizabeth Curren, confondue avec les derniers actes d'horreurs de l'apartheid. Une « vieille femme »(A.f.8) à qui on annonce une mauvaise « nouvelle »(A.f.8) sent tout s'écrouler autour d'elle ; c'est le « sauve qui peut »(A.f.8), même de la part de son médecin traitant. Chez cette humaniste, il y a un regard critique, lucide mais tragique sur le système qui a atteint les sommets de la honte. Les métaphores du déclin se lisent dans les micro-récits. Ainsi sa maison délabrée suggère la fin du mythe de l'invincibilité de l'apartheid :

 

« Cette maison est lasse d'attendre le jour, lasse de garder une contenance. Les lames du parquet ont perdu leur souplesse. Les isolants des câbles électriques sont racornis, friables, la plomberie est entartrée. Les gouttières s'affaissent partout où des vis ont rouillé ou sont sorties du bois pourri. Les tuiles du toit sont chargées de mousse. Une maison bâtie solidement mais sans amour, désormais froide, inerte, prête à mourir. »    (A.f.19-20).

La personnification de la maison renseigne sur l'état schizophrénique du protagoniste du roman de Coetzee. En effet, la dissociation de la conscience de l'héroïne est la conséquence des interrogations sur son cancer et au-delà, la folie sur la discrimination raciale. Aussi dans la narration, la relation de connivence entre l'écriture et la maladie permet d'illustrer les brèches qui entament l'ère de sa révolte contre le système qui s'est imposé à elle.

Elizabeth Curren, professeur d'université à la retraite et héritière d'une culture humaniste, oppose son passé et les temps présents, afin de ressortir dans la fiction les signes inquiétants de l'apartheid à son chant de cygne. Ainsi, elle se remémore de son enfance, revers du monde d'aujourd'hui : « De mon temps, nous considérions l'instruction comme un privilège. »(A.f.44) ; ceci, pour suggérer le chaos dans la société, le laisser-aller dans le système scolaire. Les enfants noirs en rupture de banc sont livrés à la folie du racisme. L'héroïne entrevoit dans le mépris de l'avenir des écoliers des Townships, les fissures dans le tissu de l'équilibre social. Car, si elle a vécu une vie aisée, c'est parce qu'on l'a laissée grandir : 

« Quand je me remémore de ma propre enfance, il ne me revient que de longs après-midi ensoleillés, l'odeur de la poussière sous les eucalyptus de l'avenue, le bruissement tranquille de l'eau dans les fossés, le long de la route, le roucoulement des colombes. Une enfance endormie, prélude à une vie destinée à être sans ennuis et à un passage aisé vers le Nirvana. » (A.f.104).

Tout le récit est fondé sur l'alternance entre passé et présent afin de comprendre la déchéance du peuple Sud-africain. Dans son introspection, elle estime que le délaissement des valeurs de la courtoisie est la cause de la perte des repaires. Aussi se recroqueville-t-elle dans un monde connu d'elle seule : 

« Dans une vieille automobile comme celle-ci, on a encore la possibilité de rouler en roue libre. Avec une voiture moderne, si vous coupez le contact, le volant se bloque. Je suis sûr que vous le savez. Mais quelquefois les gens se trompent ou ils oublient, et ils ne peuvent plus diriger la voiture. » (A.f.21).

La narratrice reconstitue l'histoire du passé enfoui au fond d'elle pour estimer l'abîme entre les générations. A travers la musique ancienne, affleurent la culture et l'éducation qui sont le principe de la distinction intellectuelle : 

« Je me suis mise au piano cet après-midi et j'ai joué quelques uns des morceaux d'autrefois : préludes du Clavecin bien tempéré, préludes de Chopin, valses de Brahms sur des partitions de Novello et Augener (...) Je parle d'une époque antérieure à la tienne (...) Jours de charme et de peine, et aussi de mystère ! Jour d'innocence ! » (A.f.29-30).

Le mouvement de balancier entre l'ici et l'ailleurs affecte aussi les objets matériels. Ainsi, la maison, qualifiée de musée par Vercueil et même sa voiture sont une mise en abyme de la vie d'Elizabeth Curren. Elles sont en effet dépositaires de symboles qui échappent à la contrainte d'un ordre politique inique. Les concepts d'innocence et d'alternative à toute épreuve dans le monde auquel s'identifie l'héroïne font allusion à la structure du régime d'apartheid, figé dans une rigidité qui entraîne sa chute :

« Cette voiture est vieille, elle appartient à un monde qui n'existe pour ainsi dire plus, mais elle fonctionne. Ce qui reste de ce monde, ce qui fonctionne encore, j'essaie de m'y accrocher. Que je l'aime ou que je le déteste, peu importe. La vérité, c'est que je lui appartiens, alors que je n'appartiens pas, Dieu merci, à ce qu'il est devenu. C'est un monde dans lequel on ne peut pas compter sur les voitures pour démarrer au moment précis où on le désir. Dans mon monde, on essaie le starter. Si cela ne marche pas, on essaie la manivelle. Si cela ne marche pas, on demande à quelqu'un de pousser. Et si la voiture s'obstine à ne pas démarrer, on prend sa bicyclette, on y va à pied, ou on reste à la maison. Voilà comment ça se passe dans le monde auquel j'appartiens. J'y suis à l'aise, c'est un monde que je comprends. Je ne vois pas pourquoi j'en changerais. » (A.f.81).

Toutefois, ce conservatisme est soumis à l'autocritique car l'héroïne se voit souvent comme une relique, « un dodo : le dernier des dodos, une femelle âgée, ne pouvant plus pondre. »(A.f.35). L'image qu'elle se donne à travers cet oiseau columbiforme qui vécut à l'Ile Maurice et qui fut exterminé au XVIIIe siècle, renvoie à l'imminence de la fin de l'apartheid. D'ailleurs, dans la plupart des romans de Coetzee, le personnage principal est en déphasage avec la réalité du milieu. Ainsi, le médecin dit de Michael K : 

« Je vois en toi une âme humaine qui échappe à toute classification, une âme qui a eu la grâce de n'être effleurée ni par les doctrines ni par l'histoire, une âme qui remue les ailes dans ce sarcophage rigide, qui frémit derrière ce masque de clown. Tu es précieux Michaels, à ta façon : tu es le dernier de ton espèce, un reste d'une époque antérieure, comme le coelacanthe ou le dernier homme à parler le yaqui.101(*) »

Ce passage résume l'histoire de Michael K, humble jardinier qui décide de fuir la ville dévastée, de s'échapper d'un monde rempli de barbelés pour se réfugier dans une ferme isolée où il vit de melons et de potirons. Seulement Michael K comme Elizabeth Curren sont envahis de doutes quant à leur statut de déclassé. Car la vie qu'ils mènent les emplit d'un sentiment de culpabilité. L'héroïne de L'Age de fer vit dans l'angoisse de l'injustice commise envers le peuple noir. Sa couleur de peau constitue le symbole de la domination européenne : 

« Un crime a été commis il y a longtemps. Il y a combien de temps ? Je ne sais pas.(...) Il y a si longtemps que j'y ai été mêlée dès ma naissance. Il fait partie de mon héritage. Il fait partie de moi, j'y suis partie prenante. (...) Certes, je n'avais pas demandé que ce crime fût commis, mais il avait été commis en mon nom. » (A.f.187).

La narration retrace, au fil du texte, cette culpabilité qui ouvre les brèches dans l'idéologie de l'empire d'apartheid. Elizabeth Curren s'interroge sur son existence, mais au-delà, c'est la raison inavouée de la folie du système ségrégationniste qu'elle explore : « Une poupée ? Une vie de poupée ? Serait-ce ce que j'ai vécu ? »(A.f.125). L'aspect creux de la poupée, métaphore de la structure du régime raciste, ébranle les convictions de la narratrice. Elle prend conscience de l'absurdité de la discrimination raciale, et la culpabilité la submerge, aux souvenirs des privilèges dont elle a bénéficié tout au long de sa vie. De là, naît le malaise relatif à l'usurpation du bonheur des Noirs : 

« Pour autant que je puisse me confesser, je me confesse à toi. Tu me demandes qu'elle est mon erreur ? Si je pouvais l'enfermer dans un bocal, comme une araignée, et te l'envoyer pour que tu l'examines, je le ferais. Mais c'est une brume, elle est partout et nul part. je ne peux pas la toucher, ni l'attraper, ni lui donner un nom. » (A.f.155).

Dans l'Afrique du Sud qu'inspecte Elizabeth Curren, la rapacité des colons semble être l'unique motivation de l'apartheid : « Ils vous ouvrent les doigts après coup pour être sûr que vous n'essayez pas d'emporter quelque chose avec vous. Un caillou. Une plume. Une graine de moutarde sous un de vos ongles. » (A.f.32). Toutes les exactions commises sur la population noire ne contribuent qu'à affaiblir le régime. Car les Africains se sont rendus à l'évidence que la marginalisation dont ils sont victimes, n'a pour but que l'expropriation : « Le Blanc est venu la Bible dans une main et le fusil dans l'autre. Il a donné au Noir la Bible et il lui a pris sa terre.102(*) ». Les exemples d'abus de pouvoir sont récurrents dans le récit de Coetzee : « Ce qui les absorbe, c'est le pouvoir, la stupeur du pouvoir. »(A.f.36). Ainsi, l'auteur, avec une certaine ironie, insiste sur l'incompréhension entre les races. Mettant en parallèle, l'apartheid et les Africains, l'héroïne donne l'image d'un chat malade qu'elle avait recueilli et soigné, sans pour autant réussir à gagner sa sympathie : « Autour de ce garçon, j'ai senti aujourd'hui la même muraille de résistance. Ses yeux étaient ouverts mais il ne voyait pas, et ce que je disais il ne l'entendait pas. » (A.f.90). Il faut reconnaître que privé de liberté dans leur propre pays, les Noirs n'avaient pas d'autres alternatives que la reconquête de leurs droits. La surdité des uns et des autres installe un climat de tension latente, prélude au déclin de l'apartheid.

La narratrice, à l'image du cancer qui va l'emporter, se réjouit de la suspension prochaine de sa douleur. Aussi accueille-t-elle en toute sérénité les signes annonciateurs de la fin de l'apartheid : « La première idée qui m'est venue : où est-ce que je vais trouver un pare-brise de Hillman ? Et puis qu'elle chance que tout arrive à sa fin simultanément ! » (A.f.118). Cette interrogation fait suite à la découverte de l'horreur dans le Township où sa vieille voiture est brisée par les insurgés. Même sa maison, à ses yeux, avait perdu de son mystère enchanteur, après que les policiers l'eurent investie dans la traque des écoliers noirs. Elizabeth Curren se félicite aussi d'avoir résisté à la tentation de quitter l'Afrique du Sud malgré l'invitation de sa fille : 

« Et puis quel bonheur y a t-il à s'éclipser à une époque où le navire rongé aux vers commence si visiblement à couler, en compagnie de joueurs de tennis, d'escrocs de la haute finance, de généraux aux poches pleines de diamants qui filent s'édifier des retraites dans les recoins encore abrités du monde ? »(A.f.145).

L'imminence du chant de cygne du régime tristement célèbre de l'apartheid est aussi précipitée par la résistance farouche des Africains, car : « La reconnaissance de l'identité noire passe nécessairement par la réappropriation pratique de son essence d'homme : et naturellement par la destruction du système qui l'a nié en tant qu'homme103(*)». Ce que semblaient ignorer les Européens d'Afrique du Sud, c'est que plus s'accentuait l'horreur plus le système s'affaiblissait. Le parallèle avec l'héroïne est saisissant, dans la mesure où le cancer, de jour en jour, diminue ses forces : « La fin arrive au galop. Je n'avais pas prévu qu'en descendant la pente on prend de la vitesse. Je pensais qu'on pouvait faire tout le chemin au pas de promenade. Erreur, lourde erreur. » (A.f.159).  

Chapitre II : La démythification du système colonial.

2.1 : Procès du colonialisme dans Au Coeur des ténèbres.

Le personnage de Marlow, héros de l'écrivain Joseph Conrad, découvre au coeur de l'Afrique l'horreur de la colonisation européenne. Il est d'abord intéressant de noter la dimension initiatique que le voyage au Congo belge a constituée pour le héros-narrateur. La profusion des verbes relatifs à la quête d'un itinéraire est l'expression de la sinuosité dans le « coeur des ténèbres » : « Il fallait que je devine (...) que je distingue (...) je guettais (...) j'apprenais (...) ...» (C.t.133). Marlow, pétri dans les valeurs morales de la société victorienne, déplore le travestissement de l'idée de progrès au nom de laquelle l'Occident justifie sa « mission » dans les contrées de l'ailleurs. On retrouve ainsi de page en page les traces de la démesure des pèlerins. En effet, dans sa discussion avec le directeur, Marlow constate l'abîme de la dégradation mentale. Car, même l'hippopotame qui sème le désordre dans le Poste aurait plus de valeur que n'importe quel individu dans la colonie. Pour les pèlerins, « cet animal a une vie magique. »(C.t.124). Mais le Directeur, dans un registre nuançant menace et prévention, dit à Marlow qu' « On ne peut dire cela que des bêtes brutes dans ce pays. (Car) nul homme_ vous saisissez_ nul homme ici n'a une vie magique. » (C.t.124). Toutefois, c'est au coeur de la jungle, loin de la « civilisation » que le héros fera connaissance avec Kurtz, incarnant la folie mégalomane du colonialisme.

Le titre de la nouvelle de l'Anglo-polonais est assez évocateur du discours de l'imaginaire occidental en Afrique. Les ténèbres dans lesquelles s'est fourvoyé Kurtz sont le substrat philosophique de l'idéologie colonialiste. Ian Watt104(*) montre que dans le récit de Conrad les ténèbres sont aussi bien dans la structure profonde que dans la structure de surface. En effet, l'anglais Marlow s'initie à cette interprétation double des ténèbres de l'Afrique. C'est pourquoi la narration abandonne progressivement l'exotisme de ce milieu obscur pour ne livrer que l'opposition à l'Europe des Lumières. En dépit de sa loyauté manifeste pour l'idée de progrès Occidental, il éprouve un malaise relatif à la découverte de l'horreur : 

« Je ne trahis pas M. Kurtz_ il était écrit que je ne le trahirais jamais_ que je resterais loyal au cauchemar de mon choix. J'étais anxieux de m'occuper seul de cette ombre. Jusqu'à ce jour je ne sais pourquoi j'étais si jaloux de ne partager avec personne la noirceur particulière de cette épreuve. » (C.t.181).

L'énonciation au premier degré des ténèbres, à travers la jungle et le « monde sauvage », est à l'opposé des lumières dans l'imaginaire Judéo-chrétien. Néanmoins, Marlow voit dans les têtes coupées des indigènes la dégénérescence de la civilisation dite « universelle » : « Ces boules rondes n'étaient pas ornementales mais symboliques ; elles étaient expressives et déconcertantes, frappantes et troublantes_ de quoi nourrir la pensée et aussi les vautours s'il y en avait eu à regarder du haut du ciel. »(C.t.170). Kurtz, emblème de cette civilisation, s'abandonne à toutes les cruautés pour assouvir sa convoitise de l'ivoire, de « l'os mort 105(*)». Pour Marlow, c'est le manque de rationalité du colonialisme. Dans la même logique critique, il interroge la prétendue supériorité de l'Occident. Car, malgré la logistique militaire déployée, à l'image du navire de guerre français canonnant la brousse ou encore des carabines des pèlerins, c'est l'Afrique qui impose ses réalités aux Européens. Le chant lexical de la peur est mis en exergue pour mieux asseoir la phobie qui déstabilise les conquérants : « hurlements » ; « raidis » ; « terrifiant » ; « bouche bée » ; « regards effarés » ; « voix apeurée » ; « Les figures avaient des tics de tension, les mains tremblaient légèrement, les yeux oubliaient de cligner. »(C.t.142).

Cependant, l'adversité de la nature hostile ne semble pas démotiver la volonté de domination des Blancs. Soulignons toutefois que Conrad, loin de faire l'apologie de la pugnacité coloniale, verse plutôt dans l'ironie. En effet, par la voix de Marlow, il retourne la perspective du récit, obligeant le lecteur à s'imaginer à la place des Noirs : 

« Parbleu, si un tas de Noirs mystérieux, munis de toutes sortes d'armes terribles, se mettaient tout d'un coup à suivre la route de Deal à Gravesend, attrapant les culs-terreux à droite et à gauche pour leur faire porter de lourds fardeaux, j'imagine que toutes les chaumières du voisinage auraient vite fait de se vider. »(C.t.110).

Il ressort de ce discours les atrocités du colonialisme tels le portage et le règne de la terreur. Dans son Voyage au Congo, dédié « A la Mémoire de Joseph Conrad », André Gide dénonce le travail forcé dont sont victimes les africains : « Certains de nos porteurs étaient recrus de fatigue ; un pauvre vieux en particulier nous montrait les ganglions de son aine, gros comme des oeufs de poule.106(*) ». Seulement, l'Anglo-polonais, lui, écrit dans l'ordre de l'implicite. L'Afrique est comme un miroir qu'il renvoie à l'Occident pour dire que rien ne justifiait son invasion : « Nous aurions pu nous prendre pour les premiers hommes prenant possession d'un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodéré. »(C.t.135). L'autodérision sert à contourner la censure de la morale victorienne, d'où la fréquence des termes comme : « Imaginez » (C.t.88), « Si » (C.t.110). Ainsi, par la voix de Marlow, Conrad fait le procès du colonialisme. Et le mérite de l'Anglo-polonais a été de s'insurger contre le projet colonial dans sa substance même. Le discours hégémonique qu'il feint d'exalter est aussitôt déconstruit pour faire ressortir la relativité des assertions. La description du Comptable en chef de la Compagnie illustre ce style ironique : « Oui, je respectais ses cols, ses vastes manchettes, ses cheveux brossés. A coup sûr son aspect était celui d'un mannequin de coiffeur. Mais au milieu de la grande démoralisation du pays il maintenait les apparences. » (C.t.107). La comparaison avec le mannequin détruit le mythe de ce colon, soucieux de sauvegarder les marques de sa culture au coeur de cette contrée en proie à la folie. L'ironie conradienne, présente de page en page, bat en brèche les fondements de l'empire colonial. En effet, le héros-narrateur, dès son arrivée au Poste de la Compagnie, se voit pris dans un engrenage : « Après tout, moi aussi je participais de la grande cause qui inspirait ces actions élevés et justes. »(C.t.104). Cette réflexion fait suite à la vision apocalyptique des Noirs prostrés dans la douleur. On se souvient qu'avant même son départ pour l'Afrique, il était sujet à une peur panique : « Il me vint bizarrement le sentiment que j'étais un imposteur. »(C.t.98). A travers cette impression, il ressort tout un réquisitoire contre le projet colonial. En effet le voyage de Marlow et ses rêves de gloire sont consubstantiels à l'impérialisme dans la fiction narrative de Au Coeur des ténèbres.

Le voyage d'aventures devient prétexte à un procès sans précédent du colonialisme. On sait que dans Batouala (1921), « la critique du système colonial à laquelle se livre René Maran s'attaque moins au principe qu'à ses applications, et la position qu'il défend est celle d'un humaniste vigilant soucieux de préserver les valeurs fondamentales de la civilisation occidentale.107(*) ». Pourtant, même dans ces applications auxquelles fait allusion Chevrier, le récit de Conrad impressionne par la force suggestive des images. La rapacité de Kurtz, entre autres, est élevée à une dimension métaphysique :

« De comparable au changement qui altéra ses traits, je n'avais jamais rien vu, et j'espère ne rien revoir. Oh, je n'étais pas ému. J'étais fasciné. C'était comme si un voile se fût déchiré. Je vis sur cette figure d'ivoire une expression de sombre orgueil, de puissance sans pitié, de terreur abjecte_ de désespoir intense et sans rémission.»(C.t.189).

Dans ce passage, on lit en filigrane le processus de la destruction de l'Europe impérialiste à travers Kurtz. Sur son lit de mort, Marlow compare ses traits altérés avec la convoitise de l'ivoire qui a dominée toute sa vie. L'émissaire de la « Civilisation » devient la proie de ses instincts. Césaire dira qu' « Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral...108(*) ». Kurtz en est arrivé à cet extrême. Le récit de Marlow fait le parallèle avec l'entreprise coloniale versée dans l'égocentrisme et la cupidité. Par la voix du russe, allié de Kurtz, Conrad opère une parodie. L'homme comparé à un « arlequin » (C.t.162) peint Kurtz à l'image de la rapacité personnifiée. Pour un petit stock d'ivoire donné au russe par un chef indigène, Kurtz faillit le tuer :

« Il déclara qu'il me tuerait à moins que je ne lui donne l'ivoire et après disparaisse du pays ; car il le pouvait, et il en avait envie, et il n'y avait rien au monde pour l'empêcher de tuer qui bon lui semblait. Et c'était vrai, en plus. Je lui ai donné l'ivoire. »(C.t.168).

Dans Heart of Darkness, le procès du colonialisme revient aussi sur la faim des Noirs. La critique qu'en fait Marlow découle d'une volonté de destruction du mythe de l'anthropophagie. En effet, si les indigènes se mangent entre eux, c'est parce qu' « Ils devaient avoir très faim : qu'ils devaient avoir de plus en plus faim depuis au moins un mois. »(C.t.143). Engagé pour de longues semaines, l'équipage noir de Marlow ne pouvait compter que sur la viande d'hippopotame pourrie pour survivre. Car le « bout de papier écrit en accord avec quelque loi burlesque fabriquée au bas du fleuve »(C.t.143), parodie de contrat, ne prenait pas en compte la nourriture des « sauvages ». L'absurdité du colonialisme s'exacerbe dans la volonté d'affamer les colonisés. Gide dénonçait cette attitude incompréhensible des Européens : 

« Si vous commencez à vous inquiéter de ce que mangent vos boys, me disait B. au début de notre voyage, vous êtes fichus. C'est comme vos porteurs...Soyez tranquille ; ces gens-là ne se laisseront jamais mourir de faim. (...) Tel autre colon nous donnait « ce bon conseil » de jeter toujours les restes de nos repas. (...) Les trois quarts des maladies dont souffrent les indigènes (épidémies mises à part) sont des maladies de carence.109(*) ».

En fait, la condition de vie des Noirs à bord du navire apparaît doublement ironique, aux yeux de Marlow. Car s'ils sont gagnés par la famine, le paradoxe est qu'ils perçoivent régulièrement leurs « trois longueurs de fil de cuivre. »(C.t.144). Mais l'inexistence de villages ou l'hostilité des populations ou même les humeurs du Directeur font que les indigènes ne peuvent pas échanger leur monnaie. Et Marlow, de verser dans la dérision : « Ainsi à moins qu'ils n'avalent ce même fil, ou qu'ils n'en fassent des boucles pour attraper les poissons, je ne vois pas quel profit ils pouvaient avoir de leur absurde salaire. »(C.t.144).

2.2 : Procès de l'apartheid dans L'Age de fer.

L'héroïne de Coetzee, en divulguant le secret de sa maladie, nous interpelle. L'intimité s'élargit au-delà du médecin et embrasse l'univers de l'apartheid. Le processus de la représentation métaphorique du corps malade permet de sonder en profondeur le mal qui ronge l'Afrique du Sud.

Dès l'ouverture du récit, la caractérisation de sa demeure : « Une maison de chat »(A.f.16), renseigne sur le pacifisme d'Elizabeth Curren. Mais le cancer devient psychosomatique car le discours littéraire fait une projection de la douleur dans l'espace Sud-africain. L'apartheid est peinte dans la violence du verbe des hommes au pouvoir : « Ons buig nie voor dreigemente nie. (Nous ne nous inclinons pas devant les menaces.) »(A.f.14). Ce langage semble faire plus mal que la tumeur du cancer : « Les rythmes lents et brutaux de l'afrikaans avec leurs finales assourdies (sont) comme un maillet qui enfonce un poteau dans le sol.(...) La honte de vivre sous leur domination : ouvrir un journal, allumer la télévision, comme si l'on s'agenouillait pour se faire uriner dessus. »(A.f.14). A chaque page du récit, la sensibilité de l'héroïne s'élève devant l'excès dans le crime que constitue l'apartheid : « Comme la vie dans ce pays ressemble beaucoup à la vie à bord d'un navire qui coule, un de ces paquebots d'autrefois avec un capitaine ivrogne et lugubre, un équipage hargneux, des chaloupes percées... »(A.f.29). Dans ce passage, la métaphore supplée la description brute pour atténuer la gangrène qui va l'emporter. En dépit de la douleur et la honte de vivre sous ce régime, Elizabeth Curren continue à aimer sa terre, l'Afrique du Sud : « Malgré les tristesses, les désespoirs, les rages, je n'ai pas perdu mon amour pour elle. »(A.f.18). Toutefois, rien ne lui sera épargnée. La déchéance physique semble moins douloureuse que celle qui affecte son moral. Car les drogues qu'elle absorbe la libèrent par moment, tout le contraire de l'apartheid. Elizabeth Curren justifie cela par le fait que le Gouvernement Sud-africain ne se lasse pas dans la guerre d'usure afin de neutraliser toutes velléités de résistance.

Dans les colonies « classiques », le Blanc garde toujours un espoir de rentrer un jour dans sa patrie. En faisant le procès de l'apartheid, Coetzee semble opposer le système au colonialisme « pur ». Les Afrikaners, ayant rompu avec la métropole, exercent une violence sauvage sur les Noirs afin d'assurer leur survie : 

« Ce qui les absorbe, c'est le pouvoir, la stupeur du pouvoir. Manger et parler, mastiquer des vies, éructer. Parler lent, à la panse lourde. Assis en cercle, à débattre pesamment, à assener des décrets pareils à des coups de marteau : mort, mort, mort. Pas troublés par la puanteur. Paupières lourdes, yeux de porcs, usant de la ruse de générations paysannes. »(A.f.36).

Les Africains comme Elizabeth Curren, dans ce contexte, sont dépossédés de tout. Les premiers, depuis l'avènement des Boers, sont devenus étrangers sur les terres qui leur appartenaient traditionnellement. Le roman d'André Brink, Un turbulent silence, se situe à cette époque et décrit les types de rapports qui prévalaient. Dans le système d'apartheid aussi, ils perdront tout, « même l'or de leurs dents. »(A.f.33) dit Elizabeth Curren, qui en stigmatisant le régime, le compare avec les guerres sanglantes de « Franco » ou celle des « Boers » (A.f.37).

Comme tout système autoritaire, en Afrique du Sud aussi les atrocités sont camouflées. La séparation politique et physique de la minorité blanche ne saurait pérenniser l'apartheid, sans les mesures coercitives dans la diffusion de l'information : 

« Les troubles dans les écoles, la radio n'en dit rien, la télévision n'en dit rien, les journaux n'en disent rien. Dans le monde qu'ils restituent, tous les enfants du pays sont assis à leurs pupitres et découvrent avec bonheur le carré de l'hypoténuse et les perroquets de la jungle amazonienne. Ce que je sais des événements de Guguletu découle uniquement de ce que Florence m'en dit et de ce que je peux apprendre en sortant sur le balcon pour regarder vers le nord-est : à savoir que Guguletu ne brûle pas aujourd'hui ou que s'il brûle, c'est à petit feu. » (A.f.45).

La politique du silence exercée sur les médias est aussi vraie chez les écrivains, en atteste la perquisition du domicile d'Elizabeth Curren où beaucoup de ses livres ont disparu des rayons. Mais ce qui révolte le plus l'héroïne, c'est l'indifférence avérée des puissances occidentales : « Je t'accuse de m'avoir abandonnée. Je lance cette accusation vers toi, vers le nord-ouest, sur les ailes des vents hurleurs. Je te lance ma douleur»(A.f.159). Le nord-ouest, ce sont les Etats-Unis. L'accusation semble être dirigée vers sa fille exilée ; mais en réalité, c'est la fausse pudeur de l'Occident qu'elle condamne : « C'est pour cela, d'ailleurs, que l'apartheid est souvent perçu comme un vaste complot occidental contre l'Afrique et la race noire et qui a ses origines dans le colonialisme.110(*) ».

La force de suggestion de L'Age de fer se joue dans les détails. Si à travers les médias, « le pays que l'on (...) présente est un pays de voisins souriants »(A.f.61), Elizabeth Curren constatera plutôt que c'est « un pays prodigue de sang. »(A.f.71). Dans la scène des enfants noirs renversés par un car de police, la connotation du sang met en valeur la cruauté du régime de l'apartheid : « Le sang coulait en nappe dans les yeux du garçon et rendait ses cheveux luisants ; il dégoulinait sur le trottoir ; il y en avait partout. (...) Une terre qui boit des rivières de sang et n'est jamais abreuvée. »(A.f.70-71). Développé sur deux pages, le thème du sang constitue la genèse du roman. Elizabeth Curren découvre que la même couleur écarlate coule dans les veines des Blancs comme des Noirs. Mais la différence se trouve au niveau du volume répandu par terre. Attendant leur tour aux urgences de l'hôpital Groote Schuur, elle s'aperçoit avec consternation que le pouce tailladé de sa fille n'est rien comparé au « torrent de sang noir » (A.f.71) des blessés qui affluent. La symbolique du sang chez Coetzee rejoint Conrad. On note une similitude entre le portrait de John blessé : « Il transpirait ; il changea de position et sa chaussure, gorgée de sang, fit un bruit humide et mou. »(A.f.71) et du timonier de Marlow agonisant : « La lame était passée hors de vue, après avoir fait une déchirure effrayante ; mes souliers étaient tout pleins ; il y avait une mare de sang très immobile, luisant rouge sombre... » (C.t.152). En somme, pour Coetzee, la couleur de peau ne peut justifier ni exactions encore moins une quelconque forme de supériorité. Et c'est dans cet esprit d'égalité que Peter Abrahams fait dire à son héros Xuma : 

« Etre un homme, d'abord, penser en homme d'abord et, après seulement, être un Noir... Comment y arriver ? Le résultat serait des gens sans couleur partout. Mais il n' y a que des gens avec chacun sa couleur : des Blancs, des Noirs, des Bruns, ils ont tous une couleur ! Alors, comment imaginer des gens sans couleur ? (...) Ni Blanc, ni Noir, juste des gens !111(*) ».

Face à l'aspect chimérique d'une telle idée, l'Afrique du Sud s'immerge dans la folie. D'où l'interrogation d'Elizabeth Curren : « Quand la folie montera sur le trône, qui dans le royaume échappera à la contagion ? »(A.f.120). Son procès de l'apartheid s'accentue sur la décadence généralisée des mentalités. Dans la narration, on note un mécanisme de superposition entre l'antipathie pour le racisme et la honte, seule voie pour le détruire ou se détruire : 

« Afin de ne pas être paralysée par la honte, il a fallu que je passe ma vie à me remettre du pire, et puis de pire encore, de pire en pire. Mais je ne peux plus : je ne peux plus me remettre de m'en remettre. Si je m'en remets cette fois-ci, je n'aurai plus jamais l'occasion de ne pas m'en remettre.»(A.f.143).

Ayant une aversion totale pour les armes, l'unique palliatif à la folie cancéreuse de l'apartheid, serait cet état de honte permanent. Car l'Afrique du Sud avait l'aspect d'une terre déshéritée même de Dieu : « Pourquoi ne pas appeler au secours, implorer Dieu ? Parce que Dieu ne peut pas m'aider. Dieu me cherche mais il n'arrive pas à me repérer. »(A.f.157). La narratrice conçoit Dieu à l'image des sentiments qui animent les Sud-africains. Dans le coeur des hommes, les ténèbres du racisme ont occulté la voie du Salut. Le doute d'Elizabeth Curren est relatif à l'incommodité entre la vertu religieuse et la pratique odieuse de l'apartheid. On se souvient que Marlow aussi, face aux atrocités du colonialisme, y soustrayait tout principe chrétien. Dans la littérature Sud-africaine, les écrivains de couleur en particulier, exploitent largement ce thème :

« Le Blanc croyait en Dieu, il nous avait apporté la conception de son Dieu, ce Dieu qui disait : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. ». Christ est venu pour que nous puissions avoir la vie et l'avoir avec plus d'abondance, et l'Eglise enseignait que nous étions tous frères en Christ : ces Blancs qui avaient craché sur nous et sur d'autres, étaient des chrétiens comme nous. L'équation était sûrement fausse, mais où était l'erreur initiale ? Dans cette religion ? Dans le coeur des Blancs ou dans le nôtre ? En Dieu ou dans l'être humain ?112(*) ».

Le pessimisme d'Abrahams fait échos aux doutes de Coetzee. Toutefois, ce dernier, dans le procès de l'apartheid, porte un regard doublement critique sur la situation sociale et politique de l'Afrique du Sud. En effet, l'héroïne de L'Age de fer, en s'insurgeant contre l'apartheid, ne fait pas des Africains d'innocentes victimes, mais aussi les protagonistes du système. Elle dénonce l'attitude irréfléchie des adultes noirs qui cultivent la violence chez les enfants : « Mais ces tueries, ce sang qui coule au nom de la camaraderie, je les abomine de tout mon coeur, de toute mon âme. Je considère que c'est barbare. (...) Vous avez tort, vous, Florence, tous les autres, de vous laisser séduire par elle et, pire encore, de l'encourager chez des enfants. » (A.f.169-170). Mais son interlocuteur, M.Thabane, refuse de se laisser convaincre. Pour mettre fin au régime de la terreur, il pense que le sacrifice de soi n'est pas à exclure : « Ma génération n'a rien connu de comparable. C'est pour cela que nous devons leur faire place ; place aux jeunes. Nous leur faisons place mais nous restons derrière eux. »(A.f.170). Cependant, c'est à juste titre qu'Elizabeth Curren s'interroge sur cette situation. Car ces enfants, à qui on inculque l'idée qu' « Il n'y a plus de mères ni de pères »(A.f.55), sont l'avenir de l'Afrique du Sud. Par conséquent, les parents noirs seront aussi coupables que les Afrikaners devant l'Histoire : 

« Ces incendies, ces meurtres dont on entend parler, cette indifférence scandaleuse, même ces coups donnés à M.Vercueil_ de qui est-ce la faute au bout du compte ? Le blâme doit certainement retomber sur les parents qui disent : « Vas-y, fais ce que tu veux, tu es ton propre maître maintenant, je renonce à mon autorité sur toi. » » (A.f.55).

Elizabeth Curren se défend, par contre, de proposer la résignation aux insurgés noirs : « Mais je m'interroge maintenant : en quoi ai-je le droit d'avoir des opinions sur la camaraderie, ou sur tout autre sujet ? »(A.f.186). Sa préoccupation majeure, c'est le destin de l'Afrique du Sud post-apartheid. On se souvient qu'à la télévision, elle reconnaissait les « Ministers et Onderministers » (A.f.14), ses anciens camarades de classe, naguère médiocres, mais aujourd'hui grands et promus à la tête de l'Etat. C'est la répétition d'un phénomène semblable, avec des « enfants-guerriers pour la nation » (A.f.57), qu'elle veut éviter pour l'Afrique du Sud. Donc le dilemme qu'elle vit, c'est l'humaniste coincé entre le pacifisme et la légitimation de la révolte noire. Elle reste sceptique pour le retour de la paix même après la fin de l'apartheid. Car un jour, Florence lui a dit : « J'ai vu une femme en feu, elle brûlait, et quand elle criait au secours les enfants riaient et l'arrosaient encore d'essence. »(A.f.56). A partir de cette révélation de sa domestique, Elizabeth Curren expose les raisons de son opposition à l'utilisation des enfants dans ce conflit : 

« Et le jour où ils seront grands, (...) croyez-vous que la cruauté va les quitter ? Quelle espèce de parents deviendront-ils, eux à qui on appris que le temps des parents était fini ? Peut-on recréer des parents une fois que la notion de parents a été détruite en nous ? Ils frappent un homme, à coups de pied, à coups de poing, parce qu'il boit. Ils font flamber des gens et rient pendant qu'ils meurent brûlés. Comment traiteront-ils leurs propres enfants ? De quel amour seront-ils capables ? Leurs coeurs se changent en pierre sous nos yeux. » (A.f.56).

La « surdité » qu'impose l'apartheid illustre le degré supérieur d'incompréhension. Ainsi, l'héroïne du récit qui fait figure d'un « fossile du passé » (A.f.82), est rejetée par les deux camps. Européens et Africains la considèrent comme très éloignée de la réalité. D'abord c'est l'officier blanc, commandant une unité militaire postée à l'orée du Township, qui la rabroue : « Permettez-moi de vous donner un conseil : ne vous laissez pas bouleverser avant de savoir de quoi vous parlez. »(A.f.121). Ensuite c'est M.Thabane, ancien instituteur noir, maintenant reconverti en vendeur de chaussures et « superviseur » de la révolte des écoliers, qui lui exprime son ignorance : « Madame Curren, permettez-moi de vous dire qu'à mon avis vous ne comprenez pas grand chose à la camaraderie. »(A.f.170). Les uns et les autres tentent tant bien que mal de légitimer leur mouvement. Les Noirs, au regard de leur existence, n'ont d'autre choix que la révolte : 

« Quand un Africain atteint l'âge de seize ans, il naît une deuxième fois, ou pire, il se voit initié aux mystères diaboliques, confirmé dans les rites d'une servitude, cruelle comme Caligula, intraitable comme Néron. Ses liens sont les chaînes enchevêtrées d'innombrables règlements ; ses clous s'enfoncent dans sa chair à coups de tampon ; et les plumes qui griffonnent dans les bureaux des Commissaires aux Affaires Indigènes sont comme les fers rouges qui laissent leurs marques pour le restant de la vie.113(*) ».

Cette prise de conscience des Noirs installe la psychose chez les Blancs. Leur régime devient la proie d'une implosion inévitable, car : « L'esclave, à l'instant où il rejette l'ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l'état d'esclave lui-même.114(*) ». Et le Blanc, en voulant détruire le Noir, ne peut surseoir à son autodestruction. Dans la trame narrative du récit, on remarque la perte de liberté des deux adversaires : « Bheki n'était pas libre, et il le savait. Vous n'êtes pas libre, en tout cas pas sur cette terre. » (A.f.188).

Chapitre III : Les conséquences du déclin de l'empire colonial

Dans la tradition littéraire et humaniste qu'explorent Joseph Conrad et John Maxwell Coetzee, le déclin de l'empire colonial est vécu sous la forme d'un avenir terrifiant dans la conscience des Européens et des Africains. La relation de supériorité finit par créer des liens subtils chez les uns et les autres. Aussi les Occidentaux sont semble-t-il envoûtés par l'Afrique, malgré l'hostilité du milieu. Du côté des Africains, naît une impulsion vive de précipiter le déclin de l'empire qu'ils ont découvert vulnérable.

3.1 : Chez les Européens

Au Coeur des ténèbres et L'Age de fer dénoncent la crise de conscience qui agite le monde devant l'horreur de la colonisation. Si en Europe, la critique s'élève contre l'absurdité de la présence Occidentale en Afrique, l'Anglo-polonais et le Sud-africain ont eu le mérite d'illustrer le calvaire des Européens dans ces terres d'exil. Toutefois, dans ce tumulte créé par la découverte de la condition de vie des Noirs, la voix de Pierre Loti s'élève pour prévenir l'opinion publique européenne :

« Oh ! Vous qui vivez de la vie régulière de la famille, assis chaque jour au foyer, ne jugez jamais les marins, les spahis, ceux que leur destinée a jetés, avec des natures ardentes, dans des conditions d'existence anormales, sur la grande mer ou dans les lointains pays du soleil, au milieu de privations inouïes, de convoitises, d'influences que vous ignorez. Ne jugez pas ces exilés ou ces errants, dont les souffrances, les joies, les impressions tourmentées vous sont inconnues. 115(*)».

Dans les deux récits, les personnages vivent une situation d'étrangeté spatiale, entraînant une rupture des canaux de la civilisation. Cependant, les héros ont su s'élever au dessus de la corruption morale dans ces contrées. Marlow a remporté une victoire sur les « ténèbres », en restant fidèle à la Civilisation, allant même jusqu'à défendre Kurtz : « Je ne trahis pas M.Kurtz_ il était écrit que je ne le trahirais jamais_ que je resterais loyal au cauchemar de mon choix. »(C.t.181). Mais le Directeur et la bande de pèlerins sont comme mus par l'urgence d'amasser encore plus d'ivoire : 

« M.Kurtz a fait plus de mal que de bien à la compagnie. Il n'a pas vu que le temps n'était pas venu d'une action brusquée.(...) Le district nous est fermé pour un temps. Déplorable ! Dans l'ensemble, le trafic souffrira. Je ne nie pas qu'il y ait une remarquable quantité d'ivoire_ surtout fossile. Il faut le sauver, en tout cas_ mais voyez comme la position est précaire. » (C.t.177).

Quant à Elizabeth Curren, si elle ne s'est pas fourvoyée dans le déshonneur, c'est parce qu'elle a tenu à conserver les valeurs de la courtoisie et de la distinction intellectuelle. Tout le contraire des autres Afrikaners du récit, qui à l'image des compagnons de Marlow, ont senti l'imminence de la chute de l'empire. Aussi se sont-ils empressés de piller le pays avant de s'exiler :

« Le général G., le ministre M., dans leur domaine du Paraguay, se font griller des steaks au barbecue sous un ciel austral, boivent de la bière avec leurs compères, chantent les chansons du vieux pays, (...) les Afrikaners du Paraguay rejoignent dans une morne diaspora les Afrikaners du Patagonie : rougeauds, pansus, ils ont de grosses femmes, des collections d'armes à feu aux murs de leur salon, des coffres-forts à Rosario, et le dimanche après-midi ils vont en visite ou reçoivent les fils et les filles de Barbie d'Eichmann ; hommes de main, malfrats, bourreaux, assassins_ quelle compagnie ! »(A.f146).

Dans ces passages, on ressent le dilemme que vivent Marlow et Elizabeth Curren, victimes de leur origine européenne. La folie qu'ils dénoncent crée en eux un sentiment de culpabilité. En effet, les deux héros, imbus des principes de la culture Occidentale, ne conçoivent pas qu'un Blanc cède à la démence, même dans des situations extrêmes. L'héroïne de L'Age de fer s'indigne de cette attitude, de sorte que la lettre adressée à sa fille finisse par être un labyrinthe : 

« Mais, à chaque journée que j'y ajoute, cette lettre semble de plus en plus abstraite, de plus en plus détachée, le genre de lettre qu'on écrit des étoiles, du vide le plus lointain, désincarnée, cristalline, exsangue.(...) J'ai déjà parlé du sang, je le sais. J'ai déjà parlé du sang, je le sais. J'ai déjà parlé de tout, je me suis vidé de mes mots, je suis saignée à blanc, et pourtant je continue. » (A.f.156).

Avec Marlow, le voyage connote l'initiation. Il est vrai qu'il a survécu au « monde sauvage », mais il n'est pourtant pas sorti indemne du « coeur des ténèbres ». La brousse qui a eu raison des nerfs de Kurtz lui a laissé un traumatisme jusqu'après son retour en Europe : 

« Je me retrouvais dans la cité sépulcrale, j'en voulais à ces gens que je voyais courir par les rues pour se chiper quelques sous les uns aux autres, pour dévorer leur infâme cuisine, pour avaler leur mauvaise bière, pour rêver leurs rêves insignifiants et stupides. Ils empiétaient sur mes pensées.(...) Je n'avais pas spécialement le désir de les éclairer, mais j'avais quelque peine à me retenir de leur rire à la figure, pleins comme ils étaient de stupide importance. Il se peut que je ne me sois pas porté très bien en ce temps-là. (...) Ce n'était pas mes forces qu'il fallait me rendre, c'était mon imagination qu'il fallait apaiser. » (C.t.192).

Les autres personnages des récits de Conrad et de Coetzee ne s'extirperont pas du piège de l'Afrique. Pierre Loti, André Gide et par la suite Georges Simenon vont montrer à travers différentes subtilités narratives, l'Européen empêtré dans les sortilèges malfaisants de l'Afrique. Malgré l'hostilité du milieu, le Blanc n'appréhende pas l'idée d'un retour à la patrie. Le héros du Roman d'un spahi se révoltait souvent contre lui-même. Sa fierté est remise en cause pour ses liens avec une fille noire. La honte de sa déchéance le tourmente, mais chaque fois que lui venait l'idée de rentrer, Loti semble avertir : « Il ne savait pas, Jean, quelles déceptions attendent quelquefois les jeunes hommes, marins, soldats, spahis,_ quand ils rentrent à ce village tant rêvé, qu'ils ont quitté encore enfants, et que, de loin, ils voyaient à travers des prismes enchantés.116(*) ». Jean-Peyral se laissait alors dominer sans résistance par sa maîtresse Fatou-Gaye. Mais les pratiques mystiques auxquelles se livrait la fille noire, justifient-elles le renoncement de Jean-Peyral à rentrer au bercail ? On se souvient que dans Au Coeur des ténèbres, Marlow s'interrogeait pareillement à propos du retour de Kurtz vers la sauvagerie :

« C'était une vision distincte : la pirogue, quatre pagailleurs sauvages et le Blanc solitaire tournant brusquement le dos au quartier général, à la relève, à l'idée du pays natal_ peut-être ; se tournant vers les profondeurs de la brousse, vers son poste vide et désert. Je ne savais pas la raison. Peut-être était-ce tout simplement un type sérieux qui était attaché à son travail, sans plus. » (C.t.129-130).

Cependant, l'un et l'autre, en sus de l'effet « magique » de la brousse, sont habités par le désir boulimique de gloire. Ce qui justifie le prolongement de l'exil. Seulement avec Simenon, la mise en scène de l'Européen de retour dans sa patrie, montre, par exemple, ce qu'aurait pu être Kurtz en Angleterre. L'écrivain belge décrit dans « L'Heure du nègre » des colons, las de leur existence en Afrique, mais qui étouffent dès leur retour à la métropole. En effet, ils se sentent inadaptés dans les carcans de la civilisation : « L'Afrique ? Quand on y est, on sue, on geint, on se traîne, on finit par haïr tout le monde et soi-même. On jure de ne pas y revenir, et voilà qu'une fois en France on en a la nostalgie.117(*) ».

Les terres éloignées de l'ailleurs recèlent un mystère insondable qui échappe aux Occidentaux. Marlow n'exprime pas seulement la puissance d'envoûtement de la sauvagerie sur les Blancs, mais surtout l'assujettissement de ceux-ci par un monde qu'ils croyaient assujettir : 

« Parfois nous tombions sur un poste proche de la berge, accroché aux basques de l'inconnu, et les Blancs, accourant d'une masure croulante, avec de grands gestes de joie, de surprise, de bienvenue, semblaient tout étranges, ayant l'air d'être tenus là captifs par un enchantement. »(C.t.134).

L'ironie conradienne, dans ce passage, peut nous amener à nous interroger sur l'avenir des Européens au terme de leur « mission » en Afrique. On a évoqué le déracinement avec Georges Simenon. Quant à André Gide, il semble préconiser une plus grande compréhension à l'endroit des indigènes et un révisionnisme de la vision européenne de la nature africaine : 

« Ici la forêt vous enveloppe et se fait plus charmante encore ; l'eau la pénètre de toutes parts, et la route sur pilotis est constamment coupée de petits ponts de bois. Quelques fleurs enfin : des balsamines mauves et d'autres fleurs qui rappellent les épilobes de Normandie.118(*) ».

Pour le Sud-africain, l'apartheid déclinant doit emporter dans sa chute toutes les rancoeurs inter-raciales.

Dans l'épisode d'Elizabeth Curren, à la recherche de John dans un hôpital, Coetzee présente son héroïne dans un état schizophrène :

« J'avais sous les yeux trop de vieilles personnes malades, et c'était trop soudain. Ils m'oppressaient, m'oppressaient et m'intimidaient. Noirs et Blancs, hommes et femmes, ils traînaient les pieds dans les couloirs, se jetaient des regards envieux, me dévisageaient au passage, décelant infailliblement sur moi l'odeur de la mort. » (A.f.79).

Le regard de la narratrice a une portée double dans cet extrait. D'abord, on lit l'ironie à travers la « promenade » d'une cancéreuse au milieu des mourants. Ce qui peut être interprété comme un sarcasme contre les acteurs de l'apartheid. Ensuite, elle y a mentionné un fait qui mérite ample réflexion : c'est le cadre multiracial et mixte de cette « maison des ombres et de la souffrance. »(A.f.79). En fait, Coetzee tente de montrer que les Sud-africains, toutes races confondues, doivent briser les barrières raciales. C'est dans cette optique qu'André Brink fait dire à son héros Joseph Malan, de retour au Cap après neuf années d'exil à Londres : 

« On ne pouvait pas, bon Dieu, me claquer la porte au nez ; c'était mon pays. J'avais en moi la semence et le sang de plusieurs générations : huguenots et Malais, Hottentots et Xhosas, Irlandais et Boers ; Blancs, Métis, Noirs, tout. Fabriqué en Afrique du Sud, interdit à l'exportation.119(*) ».

3.2 : Chez les Africains

Sur les populations autochtones, le déclin de l'empire s'exprime par une prise de conscience de leur essence humaine et de la vulnérabilité des occidentaux. Dans Heart of Darkness, la présence des indigènes, moindre dans la trame narrative, n'enlève rien à leur résistance à l'empire ; en atteste la fin tragique de Fresleven, tué par un Noir et même du destin de Kurtz. Pour le premier, sa mort confirme un trait important chez les indigènes : la fierté. En effet, si le Danois a rossé le chef noir au milieu de son peuple, dans le but de « réaffirmer d'une façon d'une autre son respect de lui-même. »(C.t.93), le coup de lance assassin du fils du chef met en lumière le sentiment élevé de l'honneur des Africains.

Cette anecdote, placée avant le début du récit de voyage proprement dit, est significative à plus d'un titre. A première vue, Marlow semble conforter les théoriciens de l'impérialisme, dans l'idée du Blanc, comme « être supérieur ». Car l'aventurier anglais montre qu'après le coup fatal à Fresleven : « La population s'était évanouie. Une terreur folle l'avait dispersée, hommes, femmes, enfants, dans la brousse, et ils n'étaient jamais revenus. » (C.t.93). Mais au fil de la narration, l'ironie s'approprie ce discours, pour déconstruire le mythe de l'Européen surnaturel. Ce n'est qu'au milieu du récit, au coeur de la jungle obscure que Conrad avouera son projet, avec l'introduction de Kurtz, vaincu par l'indicible force des ténèbres. L'Anglo-polonais se démarque ainsi du « Narrative of Empire » de Kipling et montre la résistance de l'Afrique et des Africains contre l'impérialisme.

C'est dans cette veine que Coetzee présente dans Age of Iron la guerre idéologique à laquelle se prêtent les enfants noirs devant Elizabeth Curren : 

« Nous, on ne fait rien, on dit juste qu'on ne veut pas aller à l'école. Et maintenant, voilà ils ont déclenché la terreur contre nous. (...) _ A quoi sert l'école ? Elle sert à nous adapter au système d'apartheid. (...) _ Qu'est-ce qui est le plus important : que l'apartheid soit détruit ou que j'aille à l'école ? » (A.f.76-77).

C'est dans l'aspect puéril de ce discours, que la fiction narrative du roman exalte la résolution des Africains à précipiter la décadence de l'apartheid.

Dans l'histoire politique de l'Afrique du Sud, la révolte des écoliers noirs qui d'ailleurs constitue le fond historique de L'Age de fer, a eu pour conséquence l'éveil d'un nationalisme fort dans les Townships.

On a remarqué chez Marlow que la résistance des indigènes n'est prise en compte que dans sa subjectivité : « Des bâtons, de petits bâtons volaient drus : il me sifflaient devant le nez, ils tombaient devant moi, ils frappaient derrière moi contre ma cabine de pilotage. »(C.t.150). Dans la description de cette attaque, il y a une volonté de ridiculiser la riposte armée. Pour Conrad, la résistance à l'empire est plus farouche quand elle est métaphysique : le regard des Africains ou le silence inquisiteur de la jungle hostile. La dérision se lit à travers les flèches qui ont toutes raté leur cible. Marlow dira même qu' « Elles étaient peut-être empoisonnées, mais elles n'avaient pas l'air bonnes à tuer un chat. »(C.t.151). Coetzee, dans une certaine mesure, rejoint Conrad. Mais la différence des contextes fait que l'héroïne de L'Age de fer s'est emplie de contradictions quant à sa perception de la lutte armée. Les Noirs Sud-africains ne sauraient donc résister comme les indigènes du récit conradien : 

« La détermination, la soif de liberté dans le coeur des jeunes enfants étaient telles qu'ils étaient prêts à faire face aux mitrailleuses avec des pierres. C'est ce qui arrive quand on est assoiffé de liberté, quand on veut briser les chaînes de l'oppression. Tout le reste semble sans importance.120(*) ».

Ce discours est la vérité de l'Afrique du Sud. Sa virulence répugne fort Elizabeth Curren, outrée qu'il s'applique à des enfants : 

« Pauvre John, dont la destinée aurait fait autrefois un boy jardinier, qui aurait mangé à la porte de derrière son déjeuner de pain et de confiture et bu de l'eau dans une boîte de conserve, et qui se bat aujourd'hui pour tous les insultés et les humiliés, tous ceux qu'on foule aux pieds et qu'on ridiculise, pour tous les boys d'Afrique du Sud ! »(A.f.171-172).

La volonté de libération du joug colonial atteste l'intensité de la résistance. Dans les deux récits, s'exprime la prise de conscience de l'imposture idéologique de l'empire. Par rapport à la déshumanisation des Noirs, Marlow laisse entendre que ces derniers sont conscients de l'aspect creux de la « mission civilisatrice ». Le regard de son timonier agonisant a ébranlé en lui ses convictions les plus profondes : « Et l'intime profondeur de ce regard qu'il me donna quand il fut frappé reste jusqu'à ce jour dans ma mémoire_ comme un droit de lointaine parenté affirmé en un moment suprême. »(C.t.160). Conrad se démarque ici des théories douteuses sur la mentalité primitive. Il reconnaît aux indigènes l'essence humaine. André Gide, dans sa relation de voyage, s'inspire beaucoup du concept conradien de l'indigène. Mais c'est dix ans après le Voyage au Congo que l'on découvrira les « vraies » conséquences du déclin de l'empire sur les Africains, avec le reportage de Simenon pour la revue Voilà. En fait, « L'Heure du nègre » est « l'antichambre » de la décolonisation. Si Conrad a esquissé le « nègre assimilé », dans le personnage de son timonier : « Il aurait dû battre des mains et des pieds sur la rive, au lieu de quoi il besognait dur, dans l'esclavage d'une étrange sorcellerie, riche en savoir et en progrès. »(C.t.137), Simenon en fera l'archétype du « Noir évolué », conscient de l'égalité des hommes : « Les clercs le savent ! Ce sont eux qui tapent à la machine les procès-verbaux et les rapports de commissariats de police et des tribunaux. Ils savent que les Blancs volent, que les sociétés font faillite et que telle femme blanche a passé telle nuit avec un nègre.121(*) ».

Coetzee, aussi, ne s'éloigne pas de ce processus d'éveil de la conscience africaine, illustré par la présence d'intellectuels (M.Thabane) parmi les résistants. L'histoire de l'apartheid a montré que des penseurs, de grands écrivains ont défendu l'idéologie des formations politiques comme l'A.N.C. (African National Congress). Dans son roman autobiographique, Tell freedom, Peter Abrahams relate sa découverte de L'Ame du Peuple Noir de W. du Bois : « Au fond de mon coeur je criais presque : le monde n'appartiendra plus jamais aux seuls blancs ! Plus jamais !122(*) ».

Dans nos deux récits, la littérature a traité le colonialisme et l'apartheid avec une radicalisation qui a soulevé l'indignation du monde libre, face à la souffrance de la race prétendue « inférieure ». Celle-ci, par ses armes, aura versé son sang jusqu'à recouvrer sa dignité, mais en réalité : « Le maître, le vrai maître, celui qui conduit le troupeau à peau noire et à peau blanche, les bêtes et les plantes, c'est l'Afrique !123(*) ».

CONCLUSION

Au terme de cette étude, il importe de rappeler une fois de plus que le choix des récits de Au Coeur des ténèbres et de L'Age de fer répondait à un intérêt vif d'analyser le colonialisme et l'apartheid.

En fait, la finalité était de montrer que ces deux évènements marquants de l'histoire mondiale, ont contribué, sinon favorisé la bipolarisation du monde, tant au plan géographique qu'humain. Mais une approche plus littéraire nous a permis de voir que sous son apparente stabilité, l'impérialisme cachait mal des doutes et inquiétudes qui amorcent son inexorable déclin.

Près d'un siècle d'écart, Conrad et Coetzee ont su s'écarter du discours politique pour exprimer leur position dans une approche littéraire, subjective voire métaphysique. Ils mettent en scène un héros confronté à un milieu hostile, où sa lucidité l'élève au-dessus de l'absurdité de la colonisation. Le héros-narrateur de l'Anglo-polonais use du terme de l'absurde, tandis que l'héroïne du Sud-africain a recours à la connotation du mot honte. Leur malaise fait d'eux des solitaires, en déphasage avec la « mission civilisatrice ».

La structure narrative des deux récits obéit aux notions de « centre » (l'Europe) et de « périphérie » (le monde non-occidental). La séparation raciale se manifeste à travers l'isolement spatial des Blancs d'un côté, et de l'autre, les Noirs, esclaves de leur paraître.

Au vue de ce schéma, on voit naître les linéaments du conflit des cultures. Les Africains sont dominés mais insoumis. En effet, à l'astuce des Européens et à leur supériorité logistique, l'Afrique se défend par son inintelligibilité. Dans Au Coeur des ténèbres, les indigènes usent de leur regard pour déstabiliser les Blancs ; et dans L'Age de fer, la révolte des écoliers noirs fait vaciller le régime d'apartheid, de plus en plus aux abois. Ces facteurs réunis, les Européens des deux récits voient le mythe impérial s'effondrer.

Le déclin se manifeste par une rapacité sans pareille pour les matières premières (l'ivoire), la dégénérescence mentale des émissaires de la civilisation (Kurtz) au point d'embrasser les « coutumes sauvages », la promotion de la « médiocrité » aux plus hautes instances étatiques (Afrikaners), la perte des valeurs de la courtoisie et de la distinction intellectuelle, à l'image du médecin, policiers et ambulanciers de L'Age de fer.

Les deux auteurs s'emparent de cette matière, pour tenter de faire adhérer le lecteur au procès sans précédent du colonialisme au Congo belge et de l'apartheid en Afrique du Sud. Dans certains passages, leur ambiguïté semble être une invite à plus d'acuité dans l'analyse. On se souvient des observations de Marlow concernant le boy du Directeur. L'aventurier anglais est atterré par le sort des indigènes mais il ne supporte pas non plus l'insolence du nègre face à un Blanc. Elizabeth Curren vivait le dilemme de son opposition à des enfants-guerriers pour la nation et la pérennité de l'apartheid. L'un et l'autre font voir l'imposture idéologique de l'impérialisme. Coetzee apparaît comme celui qui domine le mieux son sujet car c'est de ses racines qu'il s'agit ; et en s'attaquant aux normes socioculturelles de son pays, il ne peut surseoir à son autocritique ; d'où le sentiment de culpabilité qui anime son héroïne. Conrad, c'est le regard de l'Européen envers les « autres », et son analyse souffre de probité, du fait de sa fidélité à la morale victorienne.

Au Coeur des ténèbres (1902) et L'Age de fer (1992) ouvrent la voie à un bouleversement des convictions profondes sur la présence européenne en Afrique. Ces textes ont montré les signes imminents du déclin du mythe impérial, repris par une génération d'écrivains, d'André Gide à Georges Simenon, qui annonce l'horizon de la décolonisation.

 

BIBLIOGRAPHIE

Corpus

CONRAD Joseph, Au Coeur des ténèbres (1902), Paris, Garnier-Flammarion, 1989.

COETZEE John Maxwell, L'Age de fer, Paris, Seuil, 1992.

Autres textes cités

ABRAHAMS Peter, Rouge est le sang des Noirs, Paris, Casterman, 1960.

ABRAHAMS Peter, Je ne suis pas un homme libre, Paris, Casterman, 1956.

ADOTEVI John-Bosco, L'apartheid et la société internationale, Dakar-Abidjan, N.E.A., 1978.

BELVAUDE Catherine, Littérature d'Afrique Australe, Paris, Silex, 1985.

BRINK André, Au plus noir de la nuit, Paris, Stock, 1976.

BRINK André, Etats d'urgence, Paris, Stock, 1988.

CAILLE René, Voyage au Tombouctou, Paris, La Découverte, Tome 1, 1996.

CELINE Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952.

COETZEE John Maxwell, Michaël K, sa vie, son temps, Paris, Seuil, 1985.

COETZEE John Maxwell, Vers l'âge d'homme, Paris, Seuil, 2003.

CONRAD Joseph, Un paria des îles, Paris, Gallimard, 1982.

FABRE Cédric, Ecrivains-voyageurs, Paris, adpf, Juin 2003.

GIDE André, Voyage au Congo suivi de Le retour du Tchad, Paris, Gallimard, 1927 et 1928.

GOURAIGE Ghislain, Continuité noire, Dakar-Abidjan, N.E.A., 1977.

KIPLING Rudyard, Kim, Paris, Gallimard, 1993.

LA GUMA Alex, Les Résistants du Cap, Paris, L'Harmattan, 1988.

LOTI Pierre, Le roman d'un spahi, Paris, Calmann-Lévy, 1987.

LOTI Pierre, Les désenchantées, Paris, Calmann-Lévy, 1966.

LOTI Pierre, Pêcheur d'Islande, Paris, Calmann-Lévy, 1986.

MANDELA Winnie, Une part de mon âme, Paris, Seuil, 1986.

MARAN René, Batouala, Paris, Albin Michel, 1938.

MBOCK Charly-Gabriel, Comprendre Ville cruelle d'Eza Boto, Paris, Les Classiques africains, 1992.

MBOM Clément, Frantz Fanon aujourd'hui et demain, Paris, Nathan, 1985.

MEKER Maurice, Le temps colonial, Dakar Abidjan Lomé, N.E.A., 1980.

MIEZAN Jean-Ackah, La Case de Kalou, Abidjan, N.E.A., 1989.

SAVADOGO Mahamadé, Philosophie et histoire, Paris, L'Harmattan, 2003.

SHARPE Tom, Outrage public à la pudeur, Paris, Editions du Sorbier, 1987.

SIMENON Georges, « L'Heure du nègre », in Mes apprentissages, Reportages 1931-1946, Paris, Omnibus, 2001.

TATIN-GOURIER Jean-Jacques, Lire les Lumières, Paris, Dunod, 1996.

THERON Michel, Comprendre la culture générale, Paris, Editions Marketing, 1991.

YOURCENAR Marguerite, Mémoires d'Hadrien, Paris, Gallimard, 1974.

Ouvrages critiques

BARTHES Roland, Le degré zéro de l'écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1953 et 1972.

BLACHERE Jean-Claude, Le modèle nègre_ Aspects littéraires du mythe primitiviste au XXe siècle chez Apollinaire_ Cendrars_ Tzara, Dakar Abidjan Lomé, N.E.A., 1981.

CAMUS Albert, L'Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951.

CESAIRE Aimé, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1980.

CHEVRIER Jacques, Littérature africaine_ Histoire et grands thèmes, Paris, Hatier, 1990.

FANON Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Librairie François Maspero, Editeur S.A.R.L., 1968.

FANON Frantz, Peau noire_ masques blancs, Paris, Seuil, 1952.

HOFFMAN Léon-François, Le nègre romantique_ Personnage littéraire et obsession collective, Paris, Payot, 1973.

LOUFTI Martine Astier, Littérature et colonialisme_ L'expansion coloniale vue dans la littérature romanesque française, 1871-1914, Paris-La Haye, Mouton, 1971.

MAKOUTA-MBOUKOU Jean-Pierre, Systèmes, théories et méthodes comparées en critique littéraire. Des nouvelles critiques à l'éclectisme négro-africain. Paris, L'Harmattan, Volume II, 2003.

MEMMI Albert, Portrait du colonisé suivi du Portrait du colonisateur, Paris, Editions Corréa, 1957.

MOURA Jean-Marc, L'image du tiers-monde dans le roman français contemporain, Paris, P.U.F., 1992.

SAID Edward W., Culture et Impérialisme (1993), Paris, Fayard / Le Monde Diplomatique, 2000.

SARTRE Jean-Paul, Orphée noir (Préface) Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, P.U.F., 1948.

SIEFER Léon-Fanoudh, Le mythe du nègre et de l'Afrique noire dans la littérature française ( de 1800 à la 2e Guerre Mondiale), Paris, Klincksieck, 1968.

Articles, thèses et mémoires

DIOUF Madior, « Le monde noir colonial dans l'oeuvre d'André Demaison_ De l'exotisme africain au destin de l'Afrique.» Thèse pour le Doctorat de 3e cycle de Lettres Modernes, 17 - 06 - 1975.

FAYE Ndèye Gnilane, « L'Ailleurs et l'Etranger dans le récit de voyage: Au Coeur des ténèbres (1902) de Joseph Conrad et « L'Heure du nègre »(1932) de Georges Simenon. » Mémoire de maîtrise Littérature comparée, UCAD, FLSH, 2005-2006.

GAYE Mamadou, « Crime et Culpabilité dans quelques récits de Joseph Conrad.» Thèse pour le Nouveau Doctorat de Littérature Anglaise, Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 1983.

KANDJI Mamadou, « De l'Iléite à l'altérité : l'imaginaire insulaire de Defoe à Coetzee. » Littérature et culture partagée, Actes du Colloque International de l'A.I.L.C., Dakar 8 - 10 novembre 2001.

KONATE Fatou, « Le chant de cygne de l'empire colonial à travers les récits de Conrad et de Camus : Coeur des ténèbres (1898) et L'Exil et le Royaume (1957) » Mémoire de maîtrise, Littérature française, UCAD, FLSH, 2002-2003.

MAYOUX Jean-Jacques, « Introduction Traduction et Chronologie » de Au Coeur des ténèbres, Paris, Garnier-Flammarion, 1980.

MOURA Jean-Marc, « Francophonie et critique postcoloniale », Revue de Littérature Comparée, No 281.

MOURA Jean-Marc, « Littératures francophones et théorie postcoloniale », Paris, P.U.F., 1999.

NDIAYE Falilou, « Le chant de cygne de l'empire : De Conrad à Camus. » Littérature et culture partagée- Litterature and shared culture. Actes du Colloque International de l'A.I.L.C., Dakar 8 -10 novembre 2001, P.U.D., Dakar (Sénégal), 2003.

NDIAYE Falilou, « Simenon entre Conrad et Camus » in TRACES No 16. « Georges Simenon et l'Afrique_ Des reportages sur l'Afrique à la recherche d'un nouvel humanisme. » Actes du Colloque qui s'est tenu à Dakar les 1e, 2 et 3 décembre 2003.

SIARY Gérard, « L'Afrique dans Heart of Darkness de Joseph Conrad. L'image de l'Afrique entre reflet et symbole. » Colloque de l'Association Internationale de Littérature Comparée ; The paths of multiculturism, Editions Cosmos, Juin 2000.

SOLDINI Fabienne, « Le roman d'espionnage sériel français. » Du colonialisme au post-colonialisme_ Littérature et temps colonial_ métamorphose du regard sur la méditerranée et l'Afrique, Actes du Colloques d'Aix-en-Provence, 7-8 avril 1997 ; Centre d'Archives d'Outre-mer, Edisud.

SOW Aliou, « La question des relations raciales en Afrique du Sud : enjeux et mécanismes de l'apartheid et son impact sur la condition du non-Blanc. » Thèse de Doctorat du 3e cycle_ Spécialité : Littérature et Civilisation Africaine_ UCAD 2005-2006.

VIRMANI Arundhati, « The dominating viewpoint of a white man? » Lectures post-coloniales d'un roman de Rudyard Kipling_ Métamorphoses du regard sur la méditerranée et l'Afrique, Actes du Colloque d'Aix-en-Provence, 7-8 avril 1997 ; Centre d'Archives d'Outre-mer, Edisud.

Dictionnaires consultés

- Dictionnaire Hachette encyclopédie illustré, Paris, Hachette, 1968.

- Le Grand Robert de la langue française : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Les Dictionnaires Le Robert, 1985.

- Le Petit Larousse illustré 2003, Paris, Larousse, 1999.

Sites Internet visités

http://fr.wikipedia.org/wiki/Edward-Morgan-Forster

http://analysefilmique.free.fr/analyse/a/apocalypse.php

Rosa Amelia Plumelle, « De la barbarie coloniale à l'extermination », http://www.all4all.org/2007/05/3088.shtml, 03 mai 2007.

* 1 Jean-Marc Moura, « Francophonie et critique postcoloniale. », Revue de Littérature Comparée, No 281, p.68.

* 2 Cette oeuvre sera notée dans toute notre étude par l'acronyme : C.t.

* 3 Celle-là aussi par l'acronyme : A.f.

* 4 Jean-Pierre Makouta-Mboukou, Systèmes, théories et méthodes comparées en critique littéraire. Des nouvelles critiques à l'éclectisme négro-africain. Volume II_ Paris, l'Harmattan, 2003, p.269.

* 5 B. Ashcroft, G. Griffiths, H. Tiffin, The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-Colonial Litteratures, Londres, Routledge, 1989, p.3. Cité par J-.M. Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999, p.5.

* 6 Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1953 et 1972, p.14.

* 7 Léon-François Hoffman, Le nègre romantique_Personnage littéraire et obsession collectives. Paris, Payot, 1973, p.50.  

* 8 Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748, XV, 5 cité par Léon-François Hoffman, Op. ; Cit. p.70.

* 9 Emile, livre Ie, 1762. Cité par Mercer Cook, « J.-J Rousseau and the Negro », The journal of Negro History, 1936, p294 -303; repris par L.F.Hoffman,Op.;cit, p.71.  

* 10 Cité par Mahamadé Savadogo, Philosophie et histoire, Paris, L'Harmattan, 2003, p.14.

* 11 Voltaire, Essais sur les moeurs, 1756, chap.CXLI, cité par L.F.Hoffman, Op. ; Cit. p.71.

* 12 Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Paris, Gallimard, 1974, p.88.

* 13 Jean-Jacques Tatin-Gourier, Lire les Lumières, Paris, Dunod, 1996, p.61.

* 14 Trek : mot néerlandais signifiant migration. C'est l'exode Boers (1834-1839) mécontents des mesures prises par les Anglais.

* 15 Mamadou Gaye, « Crime et Culpabilité dans quelques récits de Joseph Conrad » Thèse pour le Nouveau Doctorat de Littérature Anglaise, Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 1983, p216.

* 16 Falilou Ndiaye, « Simenon entre Conrad et Camus » in TRACES No 16. « Georges Simenon et L'Afrique_ Des reportages sur l'Afrique à la recherche d'un nouvel humanisme. » Actes du Colloque qui s'est tenu à Dakar les 1e, 2 et 3 décembre 2003, p192.

* 17 Léon-Fanoudh Siefer, Le mythe du nègre et de l'Afrique noire dans la littérature française( de 1800 à la 2e Guerre Mondiale), Paris, Klincksieck, 1968, p60.

* 18 Albert Memmi, Portrait du colonisé suivi du Portrait du colonisateur, Paris, Editions Corréa, 1957, p27.

* 19 Falilou Ndiaye, « Simenon entre Conrad et Camus », op. Cit. ; p.192.

* 20 Ndèye Gnilane Faye, « L'Ailleurs et l'Etranger dans le récit de voyage : Au Coeur des ténèbres (1902) de Joseph Conrad et « L'Heure du nègre » (1932) de Georges Simenon. » Mémoire de maîtrise (Littérature comparée) UCAD _ FLSH, 2005-2006.

* 21 Clément Mbom, Frantz Fanon aujourd'hui et demain, Paris, Nathan, 1985, p.35.

* 22Jean-Paul Sartre, « Les Temps Modernes », No 137-138, Juillet-août 1957, préface du Portrait du colonisé, op.cit.; p.76.

* 23 Albert Memmi, op.cit. ; p.76.

* 24 Pierre Loti, Pêcheur d'Islande, Paris, Calmann-Lévy, 1986, p.96.

* 25 Mamadou Kandji, « De l'Iléite à l'altérité : l'imaginaire insulaire de Defoe à Coetzee ». Littérature et culture partagée, Actes du Colloque International de l'A.I.L.C., Dakar_8-10 novembre 2001, p.6.

* 26 Mamadou Kandji, op.cit. ; p.323.

* 27 Pierre Loti, op.cit. ; p.117.

* 28 Mamadou Kandji, op.cit. ; p.26.

* 29 Georges Simenon, L'Heure du nègre (1932) in Mes apprentissage Reportages 1931-1946, Paris, Omnibus, 2001, p.406.

* 30 Arundhati Virmani, « The dominating viewpoint of a white man? » Lectures post-coloniales d'un roman de R.Kipling_ Littératures et temps colonial_ Métamorphoses du regard sur la Méditerranée et l'Afrique, Actes du Colloque d'Aix-en-Provence, 7-8 avril 1997 ; Centre des Archives d'Outre-mer, Edisud ; p.68. 

* 31 Martine Astier Loufti, Littérature et colonialisme_L'expansion coloniale vue dans la littérature romanesque française, 1871-1914, Paris-La Haye, Mouton, 1971, p.93.

* 32 Edward W. Said, Culture et Impérialisme, (1993), Paris, Fayard / Le Monde Diplomatique, 2000, p.41.

* 33 Jacques Lacan, Ecrits (1966) cité par André Brink, Etats d'urgence, Paris, Stock, 1988, p.314.

* 34 Maurice Meker, Le temps colonial, Dakar Abidjan Lomé, NEA, 1980, p.63.

* 35 Frantz Fanon, Peau noire_masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p.70.

* 36 Jean-Claude Blachère, Le modèle nègre_ Aspects littéraires du mythe primitiviste au XXe siècle chez Apollinaire_Cendrars_Tzara, Dakar-Abidjan-Lomé, NEA, 1981, p.28.

* 37 Michel Théron, Comprendre la Culture générale, Paris, Edition Marketing, 1991, p.122.

* 38 Préface de René Caillié, Voyage au Tombouctou - Tome 1, Paris, La Découverte, 1996, p.17.

* 39 Louis Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952, p.127.

* 40 Idem, p.126.

* 41 Edward W. Said, Culture et Impérialisme, op.cit. ; p.44.

* 42 Michel Théron, Comprendre la Culture générale, op.cit. ; p.122.

* 43 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1989, p.8.

* 44 Albert Memmi, Portrait du colonisé, op.cit. ; p.87.

* 45 Charly-Gabriel Mbock, Comprendre Ville cruelle d'Eza Boto, Paris, Les Classiques africains, 1992, p.22.

* 46 Céline, Voyage au bout de la nuit, op.cit. ; p.138.

* 47 Céline, op.cit. ; p.125.

* 48 René Maran, Batouala, Paris, Albin Michel, 1938, p.98.

* 49 J.Alvarez-Péreyre, Les guetteurs de l'aube, p.24, cité par Catherine Belvaude, Littérature d'Afrique Australe, Paris, Silex, 1985, p.9.

* 50 John-Bosco Adotevi, L'apartheid et la société internationale, Dakar-Abidjan, NEA, 1978, p.25.

* 51 Claude Wauthier, Préface de André Brink, Au plus noir de la nuit, Paris, Stock, 1976, p.7.

* 52 Gérard Siary, « L'Afrique dans Heart of Darkness de Joseph Conrad. L'image de L'Afrique entre reflet et symbole. ». Colloque de l'Association Internationale de Littérature Comparée ; The paths of multiculturism ; Editions Cosmos, Juin 2000, p.142.

* 53 Alexis Tadié, Préface de Kipling, Kim, Paris, Gallimard, 1993, p.8.

* 54 Edward W. Said, Culture et Impérialisme, op.cit. ; p.221.

* 55 Clément Mbom, Frantz Fanon aujourd'hui et demain, op.cit. ; p.129.

* 56 Charly-Gabriel Mbock, Comprendre Ville cruelle d'Eza Boto, op.cit. ; p.5.

* 57 Jean-Marc Moura, L'image du tiers-monde dans le roman français contemporain, Paris, PUF, 1992, p.183.

* 58 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Librairie François Maspero, éditeur S.A.R.L., 1968, p.8.

* 59 Peter Abrahams, Je ne suis pas un homme libre, Paris, Casterman, 1956, p.304.

* 60 Idem, p.304.

* 61 Jean-Jacques Mayoux, Introduction, Traduction et Chronologie de Au Coeur des ténèbres, op.cit. ; p.64.

* 62 Idem, p.67.

* 63 Albert Memmi, Portrait du colonisé, op.cit. ; p.124.

* 64 Fabienne Soldini, « Le roman d'espionnage seriel français »- Du colonialisme au post-colonialisme_ Littérature et temps colonial_Métamorphoses du regard sur la méditerranée et l'Afrique, op.cit. ; p.229

* 65 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, op.cit. ; p.11.

* 66 Ghislain Gouraige, Continuité noire, Dakar - Abidjan, NEA, 1977, p.10.

* 67 Céline, Voyage au bout de la nuit, op.cit. ; p.138.

* 68 Frantz Fanon, Peau noire - masques blancs, op.cit. ; p.26.

* 69 idem, p.24.

* 70 Madior Diouf, « Le monde noir colonial dans l'oeuvre d'André Demaison. De l'exotisme africain au destin de l'Afrique. » Thèse pour le Doctorat de 3e cycle de Lettres Modernes, 17-06-1975, p.59.

* 71 Pierre Loti, Les désenchantées, Paris, Calmann-Lévy, 1966, p.107.

* 72 Kipling, Kim, op.cit. ; p.363.

* 73 Albert Memmi, Portrait du colonisé, op.cit. ; p.36.

* 74 baas : mot afrikaans signifiant : maître. Employé par tous les gens de couleur s'adressant à des européens quelconques.

* 75 John-Bosco Adotevi, L'apartheid et la société internationale, op.cit. ; p.27.

* 76 Jean-Ackah Miezan, La Case de Kalou, Abidjan, NEA, 1989, p.26.

* 77 Maurice Méker, Le temps colonial, op.cit. ; p.36.

* 78 André Brink, Etats d'urgence, Paris, Stock, 1988, p.330.

* 79 John Maxwell Coetzee, Vers l'âge d'homme, Paris, Seuil, 2003, p.30.

* 80 Tom Sharpe, Outrage public à la pudeur, Paris, Editions du Sorbier, 1987, p.123.

* 81 Jean-Paul Sartre, Orphée noir. Préface de Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 1948, p.IX.

* 82 Amadou Falilou Ndiaye, « Le chant de cygne de l'empire : De Conrad à Camus. » Littérature et culture partagée - Littérature and shared culture. Actes du Colloque international de l'A.I.L.C., Dakar, 8-10 novembre 2001, Presses Universitaires de Dakar, Dakar (Sénégal), 2003, p.138.

* 83 Pierre Loti, Pêcheur d'Islande, op.cit. ; p.72.

* 84 Fatou Konaté, « Le chant de cygne de l'empire colonial à travers les récits de Conrad et de Camus : Coeur des ténèbres (1898) et L'Exil et le Royaume (1957) » ; Mémoire de maîtrise, Littérature française, UCAD, FLSH, 2002-2003, p.66.

* 85 Georges Simenon, « L'Heure du nègre », op.cit. ; p.392.

* 86 Joseph Conrad, Un paria des îles, Paris, Gallimard, 1982, p.303.

* 87 Jean-Marc Moura, « Francophonie et critique postcoloniale. », op.cit. ; p.68.

* 88 Pierre Loti, Le roman d'un spahi, Paris, Calmann-Lévy, 1987, p.153.

* 89 Céline, Voyage au bout de la nuit, op.cit. ; p.171.

* 90 L'expression désigne les activités d'espionnage et de renseignements britanniques qui visent à s'opposer aux menées de la Russie en Asie Occidentale.

* 91 Kipling, Kim, op.cit. ; pp.361-362.

* 92 Joseph Conrad, Un paria des îles, op.cit. ; p.160.

* 93 Mamadou Gaye, « Crime et Culpabilité dans quelques récits de Joseph Conrad. », op.cit. ; p.245.

* 94 Michel Théron, Comprendre la Culture Générale, op.cit. ; p.35.

* 95 Cité par Michel Théron, op.cit. ; p.35.

* 96 Lucien Lévy-Bruhl, Carnets, pp.257-281, cité par Léon Fanoudh-Siefer, op.cit. ; p.173.

* 97 Michel Leiris, L'Afrique fantôme, 1934 ; cité par Cédric Fabre, Ecrivains-voyageurs, Paris, adpf, Juin 2003, p.6.

* 98 Céline, Voyage au bout de la nuit, op.cit.; p.177.

* 99 André Gide, Voyage au Congo suivi de Le retour du Tchad carnets de route, Paris, Gallimard, 1927 et 1928, pp.400-401.

* 100 John Maxwell Coetzee, Vers l'âge d'homme, op.cit.; p.89.

* 101 John Maxwell Coetzee, Michaël K, sa vie, son temps, Paris, Seuil, 1985, p.182.

* 102 Winnie Mandela, Une part de mon âme, Paris, Seuil, 1986, p.146.

* 103 Stanislas Adotevi in « Négritude et Négrologues », p.252, Union Générale d'Editions, 8 rue Garancière, Paris 6e, cité par John-Bosco Adotevi, L'apartheid et la société internationale, op.cit ; p.186.

* 104 Conrad in the Nineteeth Century, Berkeley Los Angeles, University of California Press, 1979.

* 105 Gérard Siary, « L'Afrique dans Heart of Darkness de Joseph Conrad. L'image de l'Afrique entre reflet et symbole. », Op.cit. ; p.154.

* 106 André Gide, Voyage au Congo, op.cit. ; p.136.

* 107 Jacques Chevrier, Littérature africaine_ Histoire et grands thèmes, Paris, Hatier, 1990, p.21.

* 108 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op.cit. ; p.11.

* 109 André Gide, Voyage au Congo, op.cit. ; p.213.

* 110 Aliou Sow, « La question des relations raciales en Afrique du Sud : enjeux et mécanismes de l'apartheid et son impact sur la condition du non-Blanc. » Thèse de Doctorat du 3e cycle_ Spécialité : Littérature et Civilisation Africaines_ UCAD- Département de littérature et civilisation des pays de langue anglaise- 2005-2006, p.10.

* 111 Peter Abrahams, Rouge est le sang des Noirs, Paris, Casterman, 1960, p.213.

* 112 Peter Abrahams, Je ne suis pas un homme libre, op.cit. ; p.232.

* 113 Alex La Guma, Les Résistants du Cap, Paris, L'Harmattan, 1988, p.91.

* 114 Albert Camus, L'Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p.29.

* 115 Pierre Loti, Le roman d'un spahi, op.cit. ; p.46.

* 116 Pierre Loti, Roman d'un spahi, op.cit. ; p.148.

* 117 Georges Simenon, « L'Heure du nègre », op.cit. ; p.417.

* 118 André Gide, Voyage au Congo, op.cit. ; p.107.

* 119 André Brink, Au plus noir de la nuit, op.cit. ; p.354.

* 120 Winnie Mandela, Une part de mon âme, op.cit. ; pp.135-136.

* 121 Georges Simenon, « L'Heure du nègre », op.cit. ; p.412.

* 122 Peter Abrahams, Je ne suis pas un homme libre, op.cit. ; p.190.

* 123 Georges Simenon, op.cit. ; p.395.






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe