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Le declin du mythe imperial: proces du colonialisme et de l'apartheid dans Au coeur des tenebres (1902) de Joseph Conrad et dans L'Age de fer (1992) de John Maxwell Coetzee

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par Amadou Hame NIANG
Université Cheikh Anta Diop de DAKAR - Maitrise 2007
  

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Chapitre II : La démythification du système colonial.

2.1 : Procès du colonialisme dans Au Coeur des ténèbres.

Le personnage de Marlow, héros de l'écrivain Joseph Conrad, découvre au coeur de l'Afrique l'horreur de la colonisation européenne. Il est d'abord intéressant de noter la dimension initiatique que le voyage au Congo belge a constituée pour le héros-narrateur. La profusion des verbes relatifs à la quête d'un itinéraire est l'expression de la sinuosité dans le « coeur des ténèbres » : « Il fallait que je devine (...) que je distingue (...) je guettais (...) j'apprenais (...) ...» (C.t.133). Marlow, pétri dans les valeurs morales de la société victorienne, déplore le travestissement de l'idée de progrès au nom de laquelle l'Occident justifie sa « mission » dans les contrées de l'ailleurs. On retrouve ainsi de page en page les traces de la démesure des pèlerins. En effet, dans sa discussion avec le directeur, Marlow constate l'abîme de la dégradation mentale. Car, même l'hippopotame qui sème le désordre dans le Poste aurait plus de valeur que n'importe quel individu dans la colonie. Pour les pèlerins, « cet animal a une vie magique. »(C.t.124). Mais le Directeur, dans un registre nuançant menace et prévention, dit à Marlow qu' « On ne peut dire cela que des bêtes brutes dans ce pays. (Car) nul homme_ vous saisissez_ nul homme ici n'a une vie magique. » (C.t.124). Toutefois, c'est au coeur de la jungle, loin de la « civilisation » que le héros fera connaissance avec Kurtz, incarnant la folie mégalomane du colonialisme.

Le titre de la nouvelle de l'Anglo-polonais est assez évocateur du discours de l'imaginaire occidental en Afrique. Les ténèbres dans lesquelles s'est fourvoyé Kurtz sont le substrat philosophique de l'idéologie colonialiste. Ian Watt104(*) montre que dans le récit de Conrad les ténèbres sont aussi bien dans la structure profonde que dans la structure de surface. En effet, l'anglais Marlow s'initie à cette interprétation double des ténèbres de l'Afrique. C'est pourquoi la narration abandonne progressivement l'exotisme de ce milieu obscur pour ne livrer que l'opposition à l'Europe des Lumières. En dépit de sa loyauté manifeste pour l'idée de progrès Occidental, il éprouve un malaise relatif à la découverte de l'horreur : 

« Je ne trahis pas M. Kurtz_ il était écrit que je ne le trahirais jamais_ que je resterais loyal au cauchemar de mon choix. J'étais anxieux de m'occuper seul de cette ombre. Jusqu'à ce jour je ne sais pourquoi j'étais si jaloux de ne partager avec personne la noirceur particulière de cette épreuve. » (C.t.181).

L'énonciation au premier degré des ténèbres, à travers la jungle et le « monde sauvage », est à l'opposé des lumières dans l'imaginaire Judéo-chrétien. Néanmoins, Marlow voit dans les têtes coupées des indigènes la dégénérescence de la civilisation dite « universelle » : « Ces boules rondes n'étaient pas ornementales mais symboliques ; elles étaient expressives et déconcertantes, frappantes et troublantes_ de quoi nourrir la pensée et aussi les vautours s'il y en avait eu à regarder du haut du ciel. »(C.t.170). Kurtz, emblème de cette civilisation, s'abandonne à toutes les cruautés pour assouvir sa convoitise de l'ivoire, de « l'os mort 105(*)». Pour Marlow, c'est le manque de rationalité du colonialisme. Dans la même logique critique, il interroge la prétendue supériorité de l'Occident. Car, malgré la logistique militaire déployée, à l'image du navire de guerre français canonnant la brousse ou encore des carabines des pèlerins, c'est l'Afrique qui impose ses réalités aux Européens. Le chant lexical de la peur est mis en exergue pour mieux asseoir la phobie qui déstabilise les conquérants : « hurlements » ; « raidis » ; « terrifiant » ; « bouche bée » ; « regards effarés » ; « voix apeurée » ; « Les figures avaient des tics de tension, les mains tremblaient légèrement, les yeux oubliaient de cligner. »(C.t.142).

Cependant, l'adversité de la nature hostile ne semble pas démotiver la volonté de domination des Blancs. Soulignons toutefois que Conrad, loin de faire l'apologie de la pugnacité coloniale, verse plutôt dans l'ironie. En effet, par la voix de Marlow, il retourne la perspective du récit, obligeant le lecteur à s'imaginer à la place des Noirs : 

« Parbleu, si un tas de Noirs mystérieux, munis de toutes sortes d'armes terribles, se mettaient tout d'un coup à suivre la route de Deal à Gravesend, attrapant les culs-terreux à droite et à gauche pour leur faire porter de lourds fardeaux, j'imagine que toutes les chaumières du voisinage auraient vite fait de se vider. »(C.t.110).

Il ressort de ce discours les atrocités du colonialisme tels le portage et le règne de la terreur. Dans son Voyage au Congo, dédié « A la Mémoire de Joseph Conrad », André Gide dénonce le travail forcé dont sont victimes les africains : « Certains de nos porteurs étaient recrus de fatigue ; un pauvre vieux en particulier nous montrait les ganglions de son aine, gros comme des oeufs de poule.106(*) ». Seulement, l'Anglo-polonais, lui, écrit dans l'ordre de l'implicite. L'Afrique est comme un miroir qu'il renvoie à l'Occident pour dire que rien ne justifiait son invasion : « Nous aurions pu nous prendre pour les premiers hommes prenant possession d'un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodéré. »(C.t.135). L'autodérision sert à contourner la censure de la morale victorienne, d'où la fréquence des termes comme : « Imaginez » (C.t.88), « Si » (C.t.110). Ainsi, par la voix de Marlow, Conrad fait le procès du colonialisme. Et le mérite de l'Anglo-polonais a été de s'insurger contre le projet colonial dans sa substance même. Le discours hégémonique qu'il feint d'exalter est aussitôt déconstruit pour faire ressortir la relativité des assertions. La description du Comptable en chef de la Compagnie illustre ce style ironique : « Oui, je respectais ses cols, ses vastes manchettes, ses cheveux brossés. A coup sûr son aspect était celui d'un mannequin de coiffeur. Mais au milieu de la grande démoralisation du pays il maintenait les apparences. » (C.t.107). La comparaison avec le mannequin détruit le mythe de ce colon, soucieux de sauvegarder les marques de sa culture au coeur de cette contrée en proie à la folie. L'ironie conradienne, présente de page en page, bat en brèche les fondements de l'empire colonial. En effet, le héros-narrateur, dès son arrivée au Poste de la Compagnie, se voit pris dans un engrenage : « Après tout, moi aussi je participais de la grande cause qui inspirait ces actions élevés et justes. »(C.t.104). Cette réflexion fait suite à la vision apocalyptique des Noirs prostrés dans la douleur. On se souvient qu'avant même son départ pour l'Afrique, il était sujet à une peur panique : « Il me vint bizarrement le sentiment que j'étais un imposteur. »(C.t.98). A travers cette impression, il ressort tout un réquisitoire contre le projet colonial. En effet le voyage de Marlow et ses rêves de gloire sont consubstantiels à l'impérialisme dans la fiction narrative de Au Coeur des ténèbres.

Le voyage d'aventures devient prétexte à un procès sans précédent du colonialisme. On sait que dans Batouala (1921), « la critique du système colonial à laquelle se livre René Maran s'attaque moins au principe qu'à ses applications, et la position qu'il défend est celle d'un humaniste vigilant soucieux de préserver les valeurs fondamentales de la civilisation occidentale.107(*) ». Pourtant, même dans ces applications auxquelles fait allusion Chevrier, le récit de Conrad impressionne par la force suggestive des images. La rapacité de Kurtz, entre autres, est élevée à une dimension métaphysique :

« De comparable au changement qui altéra ses traits, je n'avais jamais rien vu, et j'espère ne rien revoir. Oh, je n'étais pas ému. J'étais fasciné. C'était comme si un voile se fût déchiré. Je vis sur cette figure d'ivoire une expression de sombre orgueil, de puissance sans pitié, de terreur abjecte_ de désespoir intense et sans rémission.»(C.t.189).

Dans ce passage, on lit en filigrane le processus de la destruction de l'Europe impérialiste à travers Kurtz. Sur son lit de mort, Marlow compare ses traits altérés avec la convoitise de l'ivoire qui a dominée toute sa vie. L'émissaire de la « Civilisation » devient la proie de ses instincts. Césaire dira qu' « Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral...108(*) ». Kurtz en est arrivé à cet extrême. Le récit de Marlow fait le parallèle avec l'entreprise coloniale versée dans l'égocentrisme et la cupidité. Par la voix du russe, allié de Kurtz, Conrad opère une parodie. L'homme comparé à un « arlequin » (C.t.162) peint Kurtz à l'image de la rapacité personnifiée. Pour un petit stock d'ivoire donné au russe par un chef indigène, Kurtz faillit le tuer :

« Il déclara qu'il me tuerait à moins que je ne lui donne l'ivoire et après disparaisse du pays ; car il le pouvait, et il en avait envie, et il n'y avait rien au monde pour l'empêcher de tuer qui bon lui semblait. Et c'était vrai, en plus. Je lui ai donné l'ivoire. »(C.t.168).

Dans Heart of Darkness, le procès du colonialisme revient aussi sur la faim des Noirs. La critique qu'en fait Marlow découle d'une volonté de destruction du mythe de l'anthropophagie. En effet, si les indigènes se mangent entre eux, c'est parce qu' « Ils devaient avoir très faim : qu'ils devaient avoir de plus en plus faim depuis au moins un mois. »(C.t.143). Engagé pour de longues semaines, l'équipage noir de Marlow ne pouvait compter que sur la viande d'hippopotame pourrie pour survivre. Car le « bout de papier écrit en accord avec quelque loi burlesque fabriquée au bas du fleuve »(C.t.143), parodie de contrat, ne prenait pas en compte la nourriture des « sauvages ». L'absurdité du colonialisme s'exacerbe dans la volonté d'affamer les colonisés. Gide dénonçait cette attitude incompréhensible des Européens : 

« Si vous commencez à vous inquiéter de ce que mangent vos boys, me disait B. au début de notre voyage, vous êtes fichus. C'est comme vos porteurs...Soyez tranquille ; ces gens-là ne se laisseront jamais mourir de faim. (...) Tel autre colon nous donnait « ce bon conseil » de jeter toujours les restes de nos repas. (...) Les trois quarts des maladies dont souffrent les indigènes (épidémies mises à part) sont des maladies de carence.109(*) ».

En fait, la condition de vie des Noirs à bord du navire apparaît doublement ironique, aux yeux de Marlow. Car s'ils sont gagnés par la famine, le paradoxe est qu'ils perçoivent régulièrement leurs « trois longueurs de fil de cuivre. »(C.t.144). Mais l'inexistence de villages ou l'hostilité des populations ou même les humeurs du Directeur font que les indigènes ne peuvent pas échanger leur monnaie. Et Marlow, de verser dans la dérision : « Ainsi à moins qu'ils n'avalent ce même fil, ou qu'ils n'en fassent des boucles pour attraper les poissons, je ne vois pas quel profit ils pouvaient avoir de leur absurde salaire. »(C.t.144).

* 104 Conrad in the Nineteeth Century, Berkeley Los Angeles, University of California Press, 1979.

* 105 Gérard Siary, « L'Afrique dans Heart of Darkness de Joseph Conrad. L'image de l'Afrique entre reflet et symbole. », Op.cit. ; p.154.

* 106 André Gide, Voyage au Congo, op.cit. ; p.136.

* 107 Jacques Chevrier, Littérature africaine_ Histoire et grands thèmes, Paris, Hatier, 1990, p.21.

* 108 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op.cit. ; p.11.

* 109 André Gide, Voyage au Congo, op.cit. ; p.213.

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