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Le graffiti à  Beyrouth: trajectoires et enjeux d'un art urbain émergent

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par Joséphine PARENTHOU
Sciences Po Aix-en-Provence - Aix-Marseille Université - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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B. Un milieu social d'origine non populaire et combinaisons variables

des capitaux

L'origine sociale des graffeurs est sujet de controverses et de débats, en particulier entre eux. Si aux États-Unis le graffiti était à l'origine une pratique populaire, issue des ghettos, cela ne fut le cas ni en France ni en Allemagne. Les graffeurs provenaient des classes moyennes voire bourgeoises, orientées vers les milieux artistiques, en contradiction avec la vision du sens commun sur le graffiti. Il existe une dissension, parfois difficile à concilier, entre l'imaginaire du graffeur/tagueur « ghetto » et la réalité sociale de ses participants. Quoi qu'il en soit, la pratique du graffiti au Liban semble se constituer (et se décider)

22 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, op. cit., p. 12.

23 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 91 ; 101-102.

24 Ibidem.

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sur fond de capitaux relativement élevés, et constituerait une pratique artistique plutôt élitaire. Nous utiliserons comme trame analytique la théorie des trois capitaux développée par Pierre Bourdieu, en nous centrant toutefois sur le cercle de socialisation primaire, représenté par la famille ; il semblait plus pertinent d'analyser le capital social propre au graffeur dans ses interactions et socialisations secondaires.

1. Un capital culturel relativement élevé

Comprenons ici la notion de capital culturel comme l'ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu et, a fortiori, l'univers familial dans lequel il évolue. Ce capital culturel existe, en particulier chez les parents des graffeurs, sous trois formes : « à l'état incorporé, c'est-à-dire sous la forme de dispositions durables de l'organisme ; à l'état objectivé, sous la forme de biens culturels, tableaux, livres, dictionnaires, instruments, machins, qui sont la trace ou la réalisation de théories ou de critiques de ces théories, de problématiques, etc. ; et enfin à l'état institutionnalisé, forme d'objectivation qu'il faut mettre à part parce que, comme on le voit avec le titre scolaire, elle confère au capital culturel qu'elle est censée garantir des propriété tout à fait originales »25. Si lors des observations et des rencontres avec certains parents, notamment ceux de Kabrit, la présence d'un capital culturel à l'état incorporé ainsi qu'à l'état objectivé était facilement détectable, son état institutionnalisé par le titre scolaire l'était moins ; ce dernier concernera alors plutôt l'analyse des parcours scolaires des graffeurs eux-mêmes et nous lui substituerons le type de profession exercé par les parents. Lorsqu'on s'attache au cas particulier de la famille de Kabrit, on remarque effectivement une forte présence des professions distinctives, marquant un certain capital culturel, a fortiori artistique, qui remonte au moins aux grands-parents. Dans la seconde moitié du XXe siècle, son grand-père était réputé à Beyrouth pour être l'un des meilleurs joailliers du Liban, tant grâce à ses innovations qu'à son carnet d'adresses, prestigieux. Il a reçu des clients tels qu'Eleanor Roosevelt dans les années 1950. Sa fille, la mère de Kabrit, n'a pas suivi la voie de la joaillerie - bien que celle-ci soit toujours tenue par une partie de leur famille - mais elle occupe une profession qui peut être considérée comme supérieure et libérale, puisqu'étant décoratrice d'intérieur. Les frères, soeurs, voire les cousins proches participant directement à la socialisation primaire des graffeurs peuvent aussi occuper des professions exigeant un capital culturel conséquent : le frère de Zed occupe d'un poste de choix au Music-Hall de Beyrouth, l'un des lieux culturels dont la programmation est la plus dense et la plus prestigieuse du pays, ou encore la cousine d'Eps, en charge de l'événementiel dans une salle des ventes à but humanitaire, Helping Hand Group. Le capital culturel institutionnalisé de ces derniers est d'ailleurs plus facilement traçable, et ils sont souvent détenteurs de masters ou équivalent, obtenus au Liban dans des universités

25 BOURDIEU, Pierre, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, 1979/11 (vol. 30), p. 3-6, p. 3.

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reconnues dans le secteur culturel et artistique comme l'USEK (Holy Spirit University of Kaslik), ou à l'étranger, la cousine d'Eps étant détentrice d'un diplôme du College of Event Management de Sydney. Ainsi, il semble effectivement que « les auteurs de graffiti se recrutent plutôt parmi les classes moyennes, notamment les milieux artistiques »26.

La liaison entre ce fort capital culturel et l'expérience de la diversité identitaire est aussi directement perceptible chez les graffeurs dans leur pratique des langues. Tous sont a minima bilingues en dialecte libanais et en anglais, et dix sur vingt-deux d'entre eux sont trilingues français - anglais - libanais. Cela n'exclue pas que d'autres, comme Exist ou Spaz, ne parlent pas français mais le comprennent relativement correctement. Le bilinguisme et le trilinguisme ne sont pas des faits rares à Beyrouth (cela est moins observable pour le reste du pays), mais ils n'en sont pas moins une forme de capital culturel incorporé avec une forte valeur distinctive, propre à un espace social correspondant lui-même à un espace territorial bien particulier27. En effet, en superposant cartographie linguistique et cartographie socioéconomique, il apparaît que les graffeurs appartiennent à des quartiers plutôt aisés et multilingues relativement à l'ensemble de la population. Achrafieh, Furn es-Chebbak, Hamra ou les abords de Geitawi28 concentrent une forte population étrangère, et d'importants capitaux culturels (a fortiori sociaux et économiques), en comparaison de quartiers comme Karm el-Zeitoun29 ou Ras en-Nabah, quasi exclusivement composé de chiites et où les dialogues autres qu'en arabe sont extrêmement rares voire inexistants. La maîtrise des langues représente un « privilège culturel » acquis par des acteurs « élevés dans des environnements bilingues », facilitant la constitution d'un réseau international30 ; ce capital culturel aura par la suite un fort impact sur la capacité des graffeurs à internationaliser Beyrouth comme scène artistique. Enfin, cette éducation culturelle se perçoit dans la manière dont les parents et proches peuvent soutenir leurs enfants. Chez Wyte, la figure du père lui semble ambigüe, puisqu'avant d'être rejeté par lui, il était sa première motivation :

Regarding drawing, I really can't remember why I did it, but what I remember as blurry video shots is that

I was too young, before getting into school, I used to steal my older sister's copybooks and pens and try to illustrate, maybe I was at that time influenced by her a bit, on the other hand I remember my father at that time so happy of what I could do at my age, and that was one of the first really early motivation (Wyte, février 2016).

26 BEUSCART, Jean-Samuel, LAFARGUE DE GRANGENEUVE, Loïc, « Comprendre le graffiti à New York et à Ivry (note liminaire aux textes de Richard Lachmann et de Frédéric Vagneron) », Terrains & Travaux, 2003/2 (n° 5), p. 47-54, p. 51.

27 KATTAR, Antoine, « Espace de tradition au quotidien. À propos des adolescents libanais », Adolescence, 2007/1 (n° 59), p. 87-94, p. 87.

28 Se référer à l'Annexe IV « Plan de Beyrouth ».

29 Ibidem.

30 WAGNER, Anne-Catherine, op. cit., p. 45.

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Retranscriptions d'entretien et usage de l'anglais

Suite à certaines hésitations, nous avons choisi de retranscrire les propos des graffeurs dans la langue d'origine (à l'exception du libanais, peu usité lors des entretiens), soit l'anglais. Il ne s'agit pas d'un choix arbitraire : la traduction de l'anglais en français venant modifier leurs propos et leur sens, la conservation de l'anglais apparaissait comme un moyen de conserver au mieux les propos tenus.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery