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Le graffiti à  Beyrouth: trajectoires et enjeux d'un art urbain émergent

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par Joséphine PARENTHOU
Sciences Po Aix-en-Provence - Aix-Marseille Université - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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2. Peut-on réellement parler d'un monde de l'art local tel que conçu chez Becker ?

L'artification globale du graffiti en tant que discipline artistique semble relativement acquise, celle de Beyrouth ne dérogeant pas tant à la règle. Mais si le graffiti est reconnu ailleurs, quelles sont les caractéristiques propres à faire reconnaître Beyrouth comme une scène particulière ? Qu'est-ce qui en fait la substance, existe-t-il un « style » libanais ? Becker apprivoise le monde de l'art local à la fois par sa spécificité esthétique et par sa territorialité. Ainsi, le monde de l'art local émerge d'une idée neuve, d'un nouveau procédé technique ou autre mais aussi parce qu'il est ancré localement :

On note que des groupes locaux de dimensions variables élaborent des versions locales des nouvelles possibilités. Des groupes expérimentaux se rassemblent à l'échelon local parce qu'ils ont des contacts directs, s'écoutent ou s'observent les uns les autres. Cela limite les échanges entre confrères au voisinage immédiat, à moins que des pionniers dispersés ne puissent se connaître et disposer d'autres moyens de

communication117.

Dans le cas beyrouthin, ces dynamiques sont effectivement à l'oeuvre. Les spécificités esthétiques de ce graffiti ont été abordées lorsque nous posions la question de la glocalisation de la pratique, mais en même temps il demeure fortement inspiré des conventions du graffiti à l'international. C'est, justement, la fusion et la coopération entre échelon local et international qui le rendent particulier. Ancré localement de par son esthétique et ses moyens de diffusion, il intègre néanmoins des codes extérieurs et internationalisés. Cela ne peut ne se comprendre sans prendre en compte leur socialisation internationale, ainsi que la culture même du Liban. La conjonction entre cette pratique, la socialisation et le milieu social et territorial dans lequel les graffeurs évoluent rassemble en un temps et un endroit une des spécificités du Liban. La culture libanaise s'est effectivement construite par le mélange entre formes locales, qu'elles soient typiquement libanaises ou arabes, et les influences extérieures, méditerranéenne et européenne. C'est cela même qui cause des problèmes dans la définition identitaire du Liban, en particulier de Beyrouth, mais qui dans le même temps donne à voir l'échange positif entre influences « occidentales » et « orientales ». On peut, en conséquence, parler d'un monde de l'art local à propos du graffiti beyrouthin, même si cette localité se définit justement par l'imbrication du local et du global.

Enfin, c'est aussi parce que les graffeurs et autres acteurs de la reconnaissance discutent et valorisent (ou intellectualisent) cette pratique comme un art ancré localement qu'il est considéré comme tel. La phase d'intellectualisation du processus d'artification rejoint ici la sociologie beckerienne, en particulier sur le concept de labellisation. Si Becker a développé cette notion dans d'autres domaines que la sociologie de l'art (on pense, notamment, à la carrière des fumeurs de marijuana et de la labellisation de la déviance), un monde de l'art se constitue aussi grâce à la labellisation. Forme de prophétie auto-réalisatrice peut-

117 BECKER HOWARD, op. cit., p. 319.

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être, il n'empêche que les représentations et pratiques discursives déployées par ces acteurs agissent factuellement sur leur reconnaissance. Un monde de l'art, local qui plus est, existe parce qu'il existe des discours propres à le définir en tant que tel ; ainsi, la seule pratique ne suffit pas à décréter l'existence d'un monde de l'art. Ces différents acteurs participent activement et passivement de la définition du graffiti beyrouthin en tant que tel, selon des stratégies et des intérêts diversifiés mais dont le résultat reste sensiblement le même : faire accéder le graffiti à Beyrouth au rang d'art.

Par cette mise en discours et les spécificités esthétiques de la pratique, on peut se permettre de considérer que le graffiti est un monde de l'art local, lequel repose sur l'interrelation des influences « occidentales » et « orientales » propre à Beyrouth. Quant à son artification, elle est effective mais toujours incertaine ; plus qu'une artification « réussie » ou « ratée », ce processus met en exergue l'idée qu'elle est en train de se faire.

La multiplication des formats et la complexification des oeuvres s'insèrent dans une phase de progression dans la carrière, préfigurant le passage de la réalisation technique à celle, artistique. Le graffiti ne peut donner lieu à une pratique en dilettante, puisqu'il nécessite un investissement temporel, financier et humain conséquent.

Dans le même temps, on assiste à un renforcement du facteur collectif, essentiel à la constitution d'un monde de l'art. En effet, il agit sur les pratiquants comme un lieu de perfectionnement, d'inspirations mutuelles et de constitution progressive d'un discours sur leur activité.

À retenir

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III. LA CONSTITUTION PROGRESSIVE DE LA RÉPUTATION ET DE LA RECONNAISSANCE ARTISTIQUE : ENJEUX ET DÉBATS AUTOUR DES DIFFÉRENTES FORMES DE RECONNAISSANCE

La théorie de la réputation vise à démystifier celle-ci et à l'analyser comme un processus social. L'on s'efforcera de comprendre les processus concourant à l'allocation de la réputation aux graffeurs ; en somme, qui en sont les acteurs, leurs interactions avec l'artiste, comment ils concourent, ensemble, à la labellisation de ce dernier en tant que tel. Largement inspirée des écrits de Becker sur la réputation comme phénomène social, cette analyse puise également dans la théorie d'Alan Bowness sur les cercles de reconnaissance. À partir de ces deux instruments d'analyse, il devient possible de suivre le processus de reconnaissance des graffeurs, en accord avec le franchissement des différentes étapes de la carrière. Aussi, ce processus réputationnel affecte à la fois l'individu et le champ artistique dans lequel il évolue. D'où certaines ambiguïtés ou difficultés dans les stratégies déployées par chacun : vaut-il, parfois, mieux être reconnu individuellement, avec le risque d'entacher la réputation en pleine construction de la scène libanaise, ou conserver l'intégrité de celle-ci, au risque d'être personnellement pénalisé ? Ce balancier continuel pose en effet problème à un moment où la reconnaissance est encore majoritairement allouée par les pairs et certains clients, soit par un public restreint, qui vient en souligner la précarité. Cela amène, également, à se demander dans quel sens les graffeurs optent pour des modes de diffusion et de visibilité médiatique divers, et les effets de ces stratégies sur la réputation. Enfin, et justement parce que la scène beyrouthine est encore jeune, en pleine émergence et peu fixée, quel peut être l'impact de sa commercialisation ? Peut-elle agir comme un indicateur de professionnalisation des acteurs ou, au contraire, réveiller des débats, présents ailleurs qu'au Liban, sur la relation entre graffiti et marché de l'art ?

A. De la reconnaissance des pairs à celle des clients : un public encore relativement restreint

Le développement récent du graffiti à Beyrouth se perçoit très clairement dans le public qui lui est disponible. D'ailleurs, qu'entend-on par public, dès lors que le graffiti se conçoit comme un art urbain, sans lieu d'exposition sinon que la rue elle-même ? Ce public, restreint, est majoritairement constitué des pairs eux-mêmes. Ils ne sont toutefois pas les seuls, d'autant plus que le graffiti bénéficie d'une visibilité grandissante, en particulier ces trois dernières années. Il attire autant qu'il est le produit des clients, mécènes, qui contribuent à la labellisation du graffeur et à sa reconnaissance en tant qu'artiste. Enfin, et

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cela a partie liée avec ces clients et autres, la réputation au sein du territoire beyrouthin passe majoritairement par la constitution d'un réseau, selon un effet de renforcement et d'élargissement mutuels.

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