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Le graffiti à  Beyrouth: trajectoires et enjeux d'un art urbain émergent

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par Joséphine PARENTHOU
Sciences Po Aix-en-Provence - Aix-Marseille Université - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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3. Les débats sur la commercialisation : du vandale au vendu ?

Ces contraintes s'insèrent dans des considérations plus larges, qui prennent la forme d'un débat entre les pairs eux-mêmes sur la place que devrait avoir le graffiti vis-à-vis du marché de l'art et du risque qu'il devienne commercial132, donc plus du graffiti. Au centre de ce débat se retrouve bien cette « ambiguïté entre une reconnaissance à la fois rêvée et dénoncée comme dévoiement des principes originels du tag »133. La critique de la commercialisation des graffeurs est, en fait, assez restreinte au milieu des pairs et pratiquants. Les interviews sont faites pour démentir, entre autres, l'idée que le graffiti beyrouthin deviendrait commercial, néanmoins cette question demeure prégnante dans la sphère privée. Elle renoue avec l'idéal de l'artiste complètement autonome des sphères de l'argent, du pouvoir, ainsi qu'avec l'idéal du régime vocationnel de l'art, soit « l'art pour l'art ». Il est vrai que, dans les arts classiques et surtout depuis le XXe siècle, on trouve ce type de dichotomie entre art commercial et art « pur », dichotomie largement réinvestie par les graffeurs :

Cette structure qui est présente dans tous les genres artistiques, et depuis longtemps, tend aujourd'hui à fonctionner comme une structure mentale, organisant la production et la perception des produits : l'opposition entre l'art et l'argent (le « commercial ») est le principe générateur de la plupart des jugements qui, en matière de théâtre, de cinéma, de peinture, de littérature, prétendent établir la frontière entre ce qui est art et ce qui ne l'est pas, entre l'art « bourgeois » et l'art « intellectuel », entre l'art « traditionnel » et l'art d' « avant-garde »134.

De fait, le commercial irait à l'encontre d'une reconnaissance de la production des graffeurs comme art pur, ce qui va également à l'encontre de l'idéaltype du tagueur-graffeur. Nul besoin de rappeler le nombre conséquent de critiques émises dans les autres scènes graffitis, que ce soit à Ivry, Grenoble ou aux États-Unis, pour comprendre que le graffeur s'engagerait, dès l'origine et par l'imaginaire qui en est véhiculé, dans une démarche anticapitaliste et contre les systèmes politiques en place (puisque s'attaquant directement à l'espace public) : sommairement, le graffeur devrait être vandale pour être vraiment un graffeur. D'autres problèmes plus réflexifs émergent de cette difficile conciliation entre graffiti et logique commerciale : impression de se vendre, de mettre en péril sa propre reconnaissance et celle de la scène beyrouthine, de travailler pour ceux que l'on méprise, qu'ils soient l'État, les grandes entreprises ou les clients privés. Le dénigrement quasi-systématique des graffeurs les plus commerciaux ou désignés comme tel, à l'instar d'Ashekman - qui semble être la « bête noire » des autres graffeurs - s'insère dans une critique politique et sociale du graffiti. Rejeter, au moins dans le concept et dans le discours, la commercialisation du graffiti revient à critiquer les clients et leur milieu social d'origine, cette « classe

132 FACHE, Wilson, « Le graffiti commercial est-il vraiment du graffiti ? », op. cit.

133 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 88.

134 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 270.

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sociale assez précise » (Krem2), souvent confondue ou cooptée (dans l'imaginaire des graffeurs) aux sphères politico-communautaires du pouvoir. Le malaise des graffeurs tient à ce que, paradoxalement, leurs oeuvres deviennent des instruments de distinction sociale pour les clients, alors qu'ils souhaitent faire valoir une image du graffiti gommant ces distinctions.

Le problème soulevé par la commercialisation repose surtout sur le fait qu'elle constitue une opportunité autant qu'un danger dans la reconnaissance des graffeurs et de la scène beyrouthine. Cet entre-deux est très particulier puisqu'on semble se trouver à une période « charnière » de cette scène, ni totalement émergente ni totalement reconnue ; il laisse les acteurs de cette scène incertains quant à la voie à suivre. La commercialisation et la visibilité qui s'ensuit jouent un rôle important dans la reconnaissance de l'artiste, et contribuent à faire reconnaître le graffiti comme un art à part entière, géographiquement et esthétiquement spécifiques. Pourtant, cette même commercialisation peut rabaisser le graffiti beyrouthin à un art seulement commercial, donc à du non art ou, du moins, à un art « non pur ». Cette vision, si elle devait s'imposer à terme, n'empêcherait pas les graffeurs qui en sont issus de recevoir des commandes, mais ils seraient cantonnés à représenter un art commercial, de pouvoir presque, voire, dans le pire des cas, un divertissement ou de la décoration. Ces inquiétudes sont présentes dans les observations et entretiens, avec en trame de fond ce leitmotiv du « si on foire pas... ». D'où les tentatives de prévenir ce type de dérive par la conciliation entre l'image de l'artiste « pur » et celle d'un artiste qui gagne sa vie de son activité. Envisageable dans les propos de Phat2, cette tentative est affirmée dans ceux de Meuh. Avec un certain recul, il tente de garantir l'intégrité artistique d'Eps face aux journalistes, mais aussi dans les conversations privées :

- C'est vrai que le graffiti ici, on en parlait justement y a quelques instants là euh, le graffiti au Liban a pris

une tournure agréable... Les gens non seulement l'acceptent mais en plus de ça tu, tu le disais, t'es allé peindre que ce soit dans la Beqaa ou bien dans le sud, etc., les gens t'apportent du café, des petits gâteaux et ils sont absolument ravis de voir ce que tu fais sur les murs... Ce qui, ce qui est complètement fou parce que toi, français, où on est obligé un peu de se cacher quand même en Europe quand on fait du graffiti, parce que cette « destruction » des euh, des pouvoirs publics, c'est le vandalisme, oui voilà... alors que ici euh, les pays arabes hein certains Sheikh veulent avoir du graffiti dans leur maison ou bien sur leurs murs, y a même des expositions du côté de Dubaï etc. où tous les graffitis artistes se sont rencontrés et c'était vraiment des stars alors que... (rires), alors que justement Alfred Bader m'avait raconté un peu cette histoire et m'avait dit que c'était complètement fou on, on était reçu comme des, bah voilà comme des artistes, comme des chanteurs, comme des méga stars, alors que en fait on fait du graffiti. Est-ce que tu trouves que, y a quelque chose d'un petit peu « faux », ou est-ce que au contraire ça te plaît ce, ce côté « star system » du graffiti artiste dans le monde arabe ?

- Meuh : star system je sais pas... même un mec comme Eps qui travaille beaucoup, il fait quand même
énormément de, de trucs gratuits dans la rue il euh... fin c'est, pour moi tu restes graffiti, tu restes

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graffeur tant que tu à faire des choses gratuitement sans demander d'argent et qui soient pas des commandes, on s'en fout que tu bosses à côté si t'arrives à vivre ce serait vraiment excessif de t'en vouloir pour ça tu vois...

- C'est vrai que ça reste quand même des artistes hein, euh les graffitis artistes, et puis ce que vous faites
est absolument superbe...
135

À retenir

La reconnaissance et le décernement du label d'artiste revient à un public encore restreint : les pairs jouent un rôle clef dans ce processus. S'ensuivent le public d'initiés, ainsi que les clients. D'autres techniques de visibilité sont mises au jour, en particulier la visibilité médiatique. Celle-ci passe principalement par les réseaux sociaux, les appareils de consécration journalistiques, mais le bouche à oreille joue un rôle décisif sur la constitution d'un réseau social fiable.

La commercialisation agit comme un indicateur de professionnalisation et de consécration de l'avancement dans la carrière à prendre avec précaution. Elle rejoint les considérations des graffeurs sur ce que devrait être le bon graffiti, et se révèle être un facteur opportun autant qu'un inconvénient potentiel (lorsque les acteurs cherchent à faire reconnaître la scène beyrouthine comme authentique et intègre).

La constitution de la réputation des graffeurs et de la scène graffiti sont des phénomènes progressifs et flexibles, fonction des différentes stratégies adoptées par chaque acteur. La réputation n'est pas un processus exclusif et univoque, les stratégies déployées restent diverses et font moins appel aux intermédiaires que dans les arts dits classiques.

Le processus de labellisation et d'allocation de la réputation traduit des stratégies actives et passives de la part des graffeurs. Sans être absolument rationnels, ils cherchent à faire reconnaître leurs oeuvres comme de l'art et leur figure comme artiste. Les cercles de reconnaissance y participent également, en confirmant ou en infirmant ces positions.

135 « À l'abordage des ondes avec Boutros al Ahmar », Light FM Lebanon, 3 novembre 2015, disponible à l'adresse https://soundcloud.com/lightfmlebanon/a-labordage-des-ondes-avec-boutros-al-ahmar-pierre-de-rouge.

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci