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L'accueil d'autrui comme abandon de la liberté totalisante et appel à  la responsabilité

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par Richard Matuka
Université St Pierre Canisius - DEUG 2002
  

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L'accueil d'autrui comme abandon de la liberté totalisante et appel à la responsabilité 

Une lecture de Totalité et infini d'Emmanuel LEVINAS 2004-2005

Par Richard MATUKA

0. Introduction

Penser au désastre des innombrables vies détruites au cours de ces deux derniers siècles, au nom des causes barbares et impitoyable; incline souvent à céder au le nihilisme.

Il y a en effet un jeu de force en lutte les unes contre les autres : la quête démesurée du pouvoir, de la domination et leur corollaire, la servitude et la soumission volontaire, tels seraient les maîtres mots supposés expliquer les comportements humains au coeur de l'histoire.

Cependant, la lucidité revendiquée par les sciences humaines, ne permet plus d'accepter les chimères et les fictions métaphysiques et idéalistes des philosophes, qui malgré leur verdict ne se lassent d'ouvrir les actes de ce procès sans appel fait à l'homme. L'homme est entièrement déterminé, affirment certains biologistes, peu attentif aux conséquences morales et politiques de leurs assertions.1(*)

Bien avant la tendance actuelle prônée par certains philosophes contemporains « du retour à la morale », sensé suppléer au dépérissement des idéologies politiques et égoïstes, d'autres philosophes entre autres levinas ont réfléchi sur l'engagement responsable de l'homme. Levinas n'a pas cédé au déterminisme des sciences humaines, cette nouvelle figure tragique si souvent évoquée afin de dédouaner l'homme de la responsabilité de ses actes ou de l' apathie de ses paroles et de ses silences.2(*) Cela ne signifie pas qu'il ait ignoré ce déterminisme. Levinas en effet, a réfléchi à ce qui dans le psychisme échappe à son emprise. Cela ne signifie pas non plus que Levinas ait succombé aux illusions métaphysiques pour fuir l'emprise d'une réalité historique cruelle et rebelle. Mais cela veut dire que, en dépit du sentiment d'impuissance, Levinas a su plaider la cause de la liberté responsable qui met fin à la totalité.

Thèse à défendre

Pour mieux examiner la liberté totalisante de la pensée contemporaine, nous partirons de la notion du « désir ».qui introduit à une relation sans commune mesure avec la thématisation, cette relation, dont le caractère insolite nécessite porte le qualificatif de « métaphysique », et où le sujet n'a pas le monopole du sens comme c'est le cas dans la philosophie occidentale. En effet, cette philosophie est dominée par les catégories de l'être et de la totalité , c'est-à-dire de la guerre, recherchant toujours à réduire le multiple à l'un sans aucune altérité.

Levinas refuse cette pensée qui réduit l'Autre au même en faisant du sujet le donateur ultime du sens. Il propose l'expérience subjective de l'infini telle qu'on peut la percevoir dans le face-à-face avec autrui.

La proximité de l'un à l'autre est pensée en dehors des catégories ontologiques où à divers titre intervient également la notion d'altérité. Dans la relation métaphysique, la distance entre les deux pôles (termes) demeure infranchissable, parce qu'elle est garantie par le désir. C'est pourquoi le prochain peut me concerner en dehors de tout a priori ou peut être avant tout a priori. Le bénéfice d'une telle relation, c'est la rupture de la totalité englobant de l'ontologie, la sortie de l'il y a heideggerien, l'accueil de l'autre qui implique l'abandon de la totalité.

Mais pour que cela se réalise, il faut se déposséder, faire un acte de déposition. Cette déposition de la souveraineté  par le moi, c'est la relation sociale avec autrui, la relation désintéressée. Cette remise en question de la liberté se concrétise dans la notion de responsabilité où l'autre en appelle dans Même dans le plus profond de lui-même, dans sa bonté originaire. Cette bonté est première par rapport à la liberté et qui manifeste son indignité. C'est cette bonté qui fera que le Même sorte de la violence de son impétuosité qui s'exerce sans tenir compte de l'altérité. Dans cette bonté se joue toute la relation métaphysique, qui consiste essentiellement en une responsabilité désintéressée.

Première partie : Mise en Route

I. L'ONTOLOGIE TRADITIONNELLE EST ELLE FONDAMENTALE ?

Le caractère désastreux et inhumain des événements évoqués dans l'introduction, trouve son fondement dans l'ontologie traditionnelle, marquée par le désir d'assimilation, de totalité et de guerre. La reconnaissance de cette évidence par Levinas n'est pas nouvelle. Héraclite d'Éphèse, l'avait déjà remarqué. « La guerre est le fait pur de l'être » déclarait-il . 3(*)

Ainsi le fait le plus patent n'est pas l'être mais, ce qui le soutient, c'est-à-dire la guerre qui suppose, la suspension de la morale, le dépouillement des institutions et annule dans le provisoire les inconditionnels impératifs et conduit à une morale dérisoire. D'autre part, elle interrompt la continuité des personnes en leur faisant jouer des rôles où elles ne se retrouvent pas, à leur faire accomplir des actes qui vont détruire toute possibilité d'acte.4(*) C'est une guerre ferme, déclare Levinas, qui ne manifeste aucune extériorité. De ce fait elle déduit l'identité du même et l'aliène.

Cette face de l' être qui se montre dans la guerre est fixée dans le concept de totalité qui domine la philosophie occidentale. Bref, la philosophie traditionnelle est violence.

Or, « Est violence toute action où l'on agit comme s'il on était seul à agir, comme si le reste de l'univers n'était là que pour recevoir l'action. Est violente, par conséquent, aussi toute action que nous subissons sans être en tout point les collaborateurs. »5(*)

Cette phrase indique que l'être ou le pour-soi comme l'appelle J.P Sartre donne à l'autre un rôle secondaire. Ce qui démontre l'esprit d'assimilation et la violence de l'ontologie en générale. Cette certitude est tout à fait caractéristique de ce que Levinas offre à travers son oeuvre et surtout dans la critique qu'il fera de la liberté totalisante.

En réalité, à voir les choses de près, l'apparition de l'autre devant Moi ne se joue pas à partir de l'impétuosité de la liberté. L'autre, quand bien même il pourrait être soumis aux connaissances scientifiques, refuse de s'anéantir et de se réduire purement et simplement à la connaissance en général l'être. Cette résistance se justifie du fait que l'autre devant le même n'est pas l'autre de besoin, mais du désir. C'est le désir qui le « meut vers » et le met en relation. Avant d'être connaissance, cette relation est « démarche vers », « exode » ou sortie de la totalité vers l'extériorité.

Sortir de l'être, c'est précisément dans ce mouvement que se joue non seulement la critique levinassienne de l'ontologie traditionnelle mais encore et plus largement l'éthique. Prenant à rebours toute la tradition ontologique, notamment Heidegger et Hegel, levinas montre qu'il n' y a quelque chose de plus important et de plus grave que la question de l'être. D'où, l'ontologie ne peut être considérée comme fondement par Levinas. Le regret de Levinas part du fait que dans l'ontologie traditionnelle la problématique de l'être n'à jamais était remise en question. De la sorte, toute philosophie qui s'accomplit comme contemplation de l'être, de l'être identique à soi, ou du même est une totalisation de ce savoir du même que le même a de lui-même.

I.1. Le Même et l'Autre

L'autre est « désir de », « tension vers », tandis que le Même est « besoin de s'assouvir », de se « combler ».

Tout d'abord, une approche naïve, celle de la phénoménologie de l'immédiateté sensible de l'existence. En effet, au monde le sujet apparaît comme un moi qui est en relation avec tout ce qui lui procure jouissance, c'est-à-dire toute entreprise humaine qui cherche à s'assimiler ce qui se présente. L'homme est chez soi au monde, il jouit de ce monde et s'y accomplit. « ...Dans l'homme, cette assimilation n'est pas pensée, mais vie. Le vivant dans la totalité existe comme totalité, comme s'il occupait le centre de l'être et en était la source... »6(*)

Par la jouissance, la séparation entre le moi et le monde habité n'est que formelle. Cette intégration ne laisse pas le moi indifférent, il s'opère un changement dans le moi. Tout comme la nourriture et le sport développent le corps, la science et la technique transforment la vie de l'homme, sa manière d'être, son environnement. Mais, dans cette transformation le moi reste le même. En langage aristotélicien, on dira que ce changement est accidentel et non substantiel, c'est-à-dire qu'il n'atteint pas la substance de l'homme. Le moi se présente comme identité, considérée comme contenu du sujet. Ainsi pouvons-nous dire que le Même, c'est le moi qui subit un changement en gardant son identité.

L'identification du même dans le moi ne se produit pas comme tautologie. Elle part plutôt de la relation concrète entre le moi et le monde, relation qui aboutit à l'intégration du monde par le moi, dans une relation marquée par l'égoïsme. Cette intégration se fait comme connaissance.

En effet, le moi, par le bonheur qu'il poursuit est « ipséité », révélant l'unicité du sujet. Toutefois, l'ipséité du moi signifie qu'il refuse d'être conceptualisé tout en restant en dehors de la distinction de l'individuel et du général.7(*) Ce refus d'être conceptualisé est le contenu même du moi, il est intériorité.

Dans un autre registre, le « Soi » manifeste la solitude de l'ego, découlant du bonheur. Le bonheur est toujours personnel. Voilà pourquoi le bonheur, dans son égoïsme, implique cette solitude. Le « Soi » est la véritable forme du moi. Cette forme s'inscrit dans le moi non seulement comme interpellation, mais aussi comme accusation et violence.8(*)

C'est dans cette solitude, comme le décrit Levinas, que se fait la rupture de la totalité. Le secret du moi garantit la discrétion de la totalité9(*), parce qu'il faut d'abord être soi-même pour espérer l'irruption de l'épiphanie.

C'est en face du même, qui jouit de son monde, que surgit un « autre » qui échappe à son pouvoir et à son contrôle. Cet autre est absolument, différent et son altérité s'oppose à la totalisation du même. Cet autre qui refuse l'assimilation, que ce soit sous le mode de la manducation ou sous celui de la conceptualisation, ne nie pas le même, comme l'ont pensé certains philosophes contemporains. Car une négation, même quand elle porte sur la totalité du monde, reste intérieure à la totalité.10(*) Or l'autre se situe complètement en dehors de la totalité, l'autre dans son étrangeté échappe toujours à ma prise, n'a pas de patrie commune avec le moi. D'où son « iléité » par excellence. Dans le rapport du même et de l'autre, la distance reste non seulement inviolée, mais inviolable.

Toutefois, le caractère transcendantal de ce rapport est analogue à la relation décrite par Descartes entre le cogito et l'idée de l'infini. En effet, la pensée qui pense l'infini se retrouve finie, donc incapable d'avoir « conçu » elle-même cette idée de l'infini. C'est pourquoi penser l'autre, penser l'infini est tout différent que penser un quelconque objet. Car dans le penser d'un objet, la distance entre mon penser et l'objet pensé équivaut à la distance qui sépare l'acte mental de son objet. Ce qui n'est pas le cas dans le rapport entre le même et l'autre. Ce rapport s'annonce tout différent des autres rapports. Son mobile est d'un autre ordre. Il est désir.

I.2. Le désir métaphysique

Le désir métaphysique apparaît chez Levinas comme un mouvement partant d'un monde qui nous est familier vers un hors de soi étranger. Il se présente comme un désir tourné vers l'autre qui est absolument autre.

L'extériorité d'autrui ne peut déborder le même sans risque de l'annihiler qu'à condition d'envahir un moi heureux, comblé de toutes les ressources de son identité.11(*) Cependant, le manque de commune mesure de l'autrui frappe de honte l'égoïsme du même enclavé dans son monde. Il blesse et fracture son intériorité en lui découvrant le vide de sa suffisance, de là jaillit dans le Moi une faim que nul ne pourra nourrir, une faim insatiable que levinas appelle Désir.12(*) Le désir transcende la satisfaction et l'insatisfaction, il signifie une distance plus précieuse, une non possession plus précieuse que la possession, une faim qui se nourrit non pas de pain mais de la faim même.13(*)

Pour mieux caractériser le désir, Levinas distingue radicalement besoin et désir. Par besoin, il entend en un sens large l'ordre du Même. Le besoin marque un être indigent et incomplet ; un être déchu de sa grandeur du passé. Le désir est le retour même à l'anxiété du moi pour le soi égoïste, forme originelle de l'identification et de l'assimilation du monde en vue de la coïncidence avec soi pour le bonheur. Le besoin est de l'ordre de l'involution. Le désir, quant à lui, n'aspire pas au retour du fait qu'il n'est pas désir du pays où nous naquîmes. Ce désir ne repose sur aucune parenté préalable, la constance intérieure est sa caractéristique parce qu'il ne se laisse pas influencer par aucun autre besoin.14(*) Tous les mouvements que l'on peut satisfaire ne sont point des désirs métaphysiques. Ils ne ressemblent qu'au désir métaphysique que dans la déception de la satisfaction ou dans l'exaspération de la non satisfaction.

Le désir métaphysique se situe aux antipodes de la possession. La lame de fond qui l'emporte n'est pas le besoin propre à combler, mais l'ouverture à l'autre, à l'étranger. De cette façon, il n'est possible que chez un être indépendamment séparé dans sa relation; chez qui s'est évanoui  le plan d'un être besogneux, avide de ses compléments  et en qui s'inaugure la possibilité d'une existence sabbatique où l'existence suspend les nécessités de l'existence.15(*) Sous l'emprise du désir métaphysique, le moi contient plus qu'il ne pouvait contenir, il est jeté hors de la prison de sa propre subjectivité et arrête la monotonie de son identité.16(*) Le désir qui le tend vers l'autre n'a pas sa source dans un manque que les besoins peuvent combler, mais dans un surplus de la présence de l'infini.17(*)

Antérieure à toute connaissance et à toute mise en question, le désir est creusé dans le même par l'altérité d'autrui et par celle du Très Haut, car seul le désir, dans son infinité, est apte à s'ouvrir à l'infinitude de l'infini.

Dans le creuset de l'existence concrète, le désir commande l'accueil du visage, qu'il reconnaît comme épiphanie de l'infini. Le visage en s'opposant s'exprime : dans le face-à-face est le langage. A partir de là, s'amorce la relation métaphysique.

Pris dans la mouvance du désir, le Même qui entre en relation avec l'Autre n'exprime pas son énergie dans la ligne de l'ontologie de son essence. La présence du désirable qu'il rencontre convertit le Même en hôte, car l'accueil du visage, ou l'attention à la parole qu'il profère, est hospitalité. Ainsi, c'est le désir métaphysique qui marque une inversion ou une conversion, celle de l'être de bonté.18(*)

DEUXIEME PARTIE : De la Séparation à la Relation.

I. LA RELATION METAPHYSIQUE.

Dans un contexte où l'on semblait admettre avec Descartes l'impossibilité pour l'être transcendant de participer au même concept que l'être qui en est séparé, l'approche levinassienne de la relation métaphysique semble être à plus d'un titre révolutionnaire. Pour Levinas, la relation métaphysique tout en étant irréductible, s'inscrit dans l'incontournable idée de l'infini et n'annule aucunement l'intervalle de la séparation.

Toutefois le même qui a pour caractéristique l'immanence de l'économie, c'est-à-dire du chez soi, et l'autre qui est absolu dans son altérité, sont la condition pour que la relation métaphysique soit possible. Voilà pourquoi dans la relation qui s'établit entre le même et l'autre, le même est contraint de rester dans son univers. C'est à partir de celui ci qu'il va vers l'autre.

En clair, la relation métaphysique établit le primat de l'autre, qui suppose que le même reste identique. Ce qui revient à dire que le même doit se libérer de l'anonymat de l'être de l'étant pour se poser comme un sujet devant l'autre. Le primat de l'autre nous révèle, par ailleurs, qu'autrui loin de nous affecter comme celui qu'il faut surmonter, englober, dominer, est indépendant de nous. Car, derrière toute relation que nous pourrons entretenir avec lui, il est absolu.

Ainsi la prétention d'atteindre l'autre s'accomplit dans la relation avec l'autre, qui se coule d'une part dans la relation du langage dont l'essentiel est l'interprétation, et d'autre part, dans la signification qui n'a de sens que dans une relation.

I.1. Langage et Signification.

Il est de toute évidence que le langage ne peut exister que si l'interlocuteur est le commencement de son discours, s'il reste par conséquent au-delà du système, s'il n'est pas sur le même plan que moi. Ceci dit, l'interlocuteur dont parle Levinas, « n'est pas un Toi, il est un vous ». Il se révèle dans sa seigneurie, qui ne saurait se comprendre en dehors d'une relation. Il convient de souligner dès lors, que la relation du même et de l'autre qui est l'essence du langage, est précisément une « relation non allergique à l'altérité », c'est-à-dire elle introduit une proximité plus importante que tout contenu communiqué, et elle ouvre au respect éthique par delà l'intentionnalité du savoir. Le savoir n'est possible que dans cette direction.

Dans un autre registre, c'est le langage qui donne lieu à l'objectivité de l'objet et à sa signification, tout en définissant l'origine de l'être. Pour Levinas, le véritable assistant de l'être est présent ; c'est la parole qui enseigne. Ainsi la parole est une manifestation hors pair : elle déverrouille ce que tout le signe ferme au moment même où il ouvre le passage qui mène au signifié.

Notons, par ailleurs, que le signe dans notre contexte, renvoie à un langage muet. Par conséquent, le langage ne groupe pas le symbole en système, mais déchiffre le symbole. Il sied dès lors, que la moindre thématisation qui, en tant que oeuvre du langage, action exercée par le maître sur moi, est un appel à mon attention. C'est dans cet ordre d'idée que nous pouvons appréhender l'attention et la pensée explicite qu'elle rend possible, comme la conscience même et comme un affinement de la conscience. Ceci dit, c'est l'attention qui dans sa souveraineté en moi, répond à l'appel.

Dans cette optique, le langage à travers la parole, introduit un principe dans cette anarchie. En effet, la parole désensorcelle, parce qu'en elle, l'être parlant garantit son apparition et se porte secours, assiste à sa propre manifestation. Aussi doit-on souligner que la parole qui pointe déjà dans le visage qui me regarde, introduit la franchise première de la révélation. Par rapport à elle, le monde s'oriente, c'est-à-dire prend signification. «  La parole est ainsi l'origine de toute signification. »19(*)

Qu'en est-il donc de la signification ? La signification des êtres se manifeste non pas dans la perceptive de la finalité, mais dans celle du langage. Aussi comme nous le faisions remarquer déjà, la relation métaphysique ne balaie pas d'un revers de la main la séparation. Elle lui est d'ailleurs nécessaire. Ainsi pouvons-nous comprendre le fait que la signification ne tienne pas à l'identité du même qui demeure en soi, mais au visage de l'autre qui en appelle au même. Par conséquent, la signification, pour Levinas, ne surgit pas parce que le même a des besoins, que quelque chose lui manque et que tout ce qui est susceptible de combler ce manque prend un sens par là. C'est ce qui peut nous faire confirmer que la signification soit dans le surplus absolu de l'autre par rapport au même qui le désire, qui désire ce qui ne lui manque pas, qui accueille l'autre à travers les thèmes qu'il lui propose ou reçoit de lui.

En définitive, la relation métaphysique rend possible l'expérience du face-à-face où l'interlocuteur se présente comme l'être absolument étranger qui seul peut nous instruire.

I.2. Le face-à-face

Le face-à-face est d'une grande importance dans l'approche de la relation métaphysique qui le rend possible. Il contribue sans contexte au maintien de l'infini intervalle de la séparation du même et de l'autre, tout en jouant un rôle déterminant dans la lutte contre toutes formes de totalisation. Le face-à-face rend possible l'athéisme qui, marque le fait même, la rupture de la possibilité de se rechercher une justification, c'est-à-dire une dépendance à l'égard d'une extériorité.

Ainsi, pour Levinas, sans que cette dépendance absorbe l'être dépendant, elle permet à la fois le maintien de l'indépendance. Nous sommes dès lors tenté de soutenir que pour levinas, l'indépendance de l'être séparé s'y trouve perdue, méconnue et opprimée. Par contre, le retour à l'extériorité, à l'être au sens univoque, c'est l'entrer dans la droiture du face-à-face. Toutefois, aborder la question du face-à-face ne saurait occulter l'impact que peut avoir l'idée de l'infini. Car la saisie du face-à-face peut s'effectuer comme une position en face du Même qui suppose une opposition par excellence, « qui ne se peut que comme mise en cause de la morale ».20(*)

De tout ce qui précède, il y a lieu de noter que « les relations qu'entretient l'être séparé avec ce qui le transcende ne se produisent pas sur le fond de la totalité, ils ne se cristallisent pas en système.»21(*) Dans le concret, l'idée de l'infini équivaut au discours qui se précise comme relation éthique. A cet égard, la relation métaphysique déloge le sujet de la place qu'il occupait dans la philosophie occidentale où il jouissait de tous les droits même celui de tuer. Ce processus de délogement du sujet implique une conjoncture entre le même et l'autre où leur voisinage qui déjà se tient, est l'accueil de front et de face de l'autre par le moi.

Pour finir, étant donné que le désir nous introduit dans une relation métaphysique, la critique de la liberté dont il est l'instigateur n'est possible que comme remise en question, suscitée par l'irruption de l'autre dans la transcendance. Ainsi pouvons-nous justifier que la passivité du Même qui se laisse bousculer, met en question la spontanéité naïve de l'Ego, mieux sa liberté.

II. CONSEQUENCES SIGNIFICATIVES.

II.1. La Liberté mise en question.

La liberté qui ne s'exprime que par rapport à une relation ne peut être mise en question qu'après l'accueil d'autrui. Cet accueil s'exprime lui-même dans la relation au cours de laquelle se révèle la primauté de l'autre sur le Même. Dans ce cas, une relecture de la liberté du même s'avère nécessaire. Aussi convient-il de se demander: de quelle liberté est-il question? Pour Levinas, la liberté dont il est question ne ressemble pas à la capricieuse spontanéité du libre arbitre. Son sens ultime tient à cette permanence dans le même qui est raison. Cette raison est une manifestation d'une liberté qui neutralise, englobe et réduit l'autre au même. Nous pouvons aussi comprendre l'idéal de la vérité socratique qui suppose la suffisance essentielle du même, son identification d'ipséité, bref son égoïsme.

La philosophie occidentale apparaît comme une ontologie. Même lorsque, dénonçant la philosophie socratique comme déjà oublieuse de l'être et comme déjà en marche vers la notion du "sujet" et de la puissance technique, Heidegger trouve chez les présocratiques la pensée comme obéissance à la vérité de l'être.

Cependant, l'exemple de l'ontologie heideggerienne qui subordonne le rapport avec autrui à la relation avec l'être en général, même si elle s'oppose à la passion technique, issue de l'oubli de l'être caché par l'étant, demeure dans l'obédience de l'anonyme et mène fatalement à une autre puissance, à la domination impérialiste, à la tyrannie. Il y a donc lieu de reconnaître que la philosophie occidentale a favorisé l'arbitraire naïf d'une liberté dont la spontanéité se veut illimitée. En outre, on peut distinguer dans la pensée occidentale la prédominance d'une tradition qui subordonne l'indignité de l'échec, la générosité morale aux nécessités de la pensée objective. Pour répondre à cette fausse conviction, il s'est développé un courant opposé qui cherche à montrer le déterminisme de la liberté ; notamment en mettant en exergue la finitude de la liberté humaine.

Par ailleurs, la liberté ne se met en question que dans la mesure où elle se trouve, en quelque sorte, imposée à elle-même : « Si j'avais librement choisi mon existence, tout serait justifié »22(*). La mise en question de la liberté peut aussi se comprendre comme une critique de soi qui découvre sa faiblesse, soit comme une découverte de son indignité, soit comme une conscience de l'échec et de la culpabilité.

Cette mise en question est également une critique de la spontanéité, engendrée par l'échec qui met en mal la place centrale qu'occupe le moi dans le monde. Elle suppose donc un pouvoir de réflexion sur son propre échec, sur la totalité, puis un déracinement du moi arraché à soi et vivant dans l'universel.

Du reste, levinas voit dans l'accueil d'autrui le commencement de la conscience morale qui met en question la question de la liberté. Cette manière de se confronter à l'infini s'accomplit comme honte, où la liberté se découvre comme meurtrière dans son exercice même. La conscience morale s'accomplit, par ailleurs, dans la honte où la liberté, en même temps se découvre dans la conscience de la honte. La liberté pouvant avoir honte d'elle fonde la vérité.23(*)

En fin de compte, si l'autre peut m'investir et investir ma liberté elle même arbitraire, je peux dès lors me sentir comme l'autre de l'autre. Il convient à cet égard, d'analyser par la suite l'investiture qui libère de l'arbitraire.

I.2. L'investiture de la liberté

L'investiture de la liberté est le savoir comme critique, comme remontée en deçà de la liberté, qui ne peut surgir que dans un être qui a son origine en deçà de son origine. Il convient de remarquer que le savoir dont l'essence est critique ne peut se réduire à la connaissance objective. Il conduit vers autrui tout en nous introduisant au-delà de la connaissance du cogito. Descartes ne renvoie-t-il pas le savoir du cogito à une relation avec l'absolu qui est Dieu ? Il montre par le fait même que le cogito s'appuie sur l'Autre qui est Dieu et qui a mis en lui l'idée de l'infini, qui l'avait enseigné, sans susciter en lui, comme le maître platonicien, la réminiscence de vision ancienne. Et si la remontée à partir d'une condition en deçà de la liberté dont on a fait allusion décrit le statut de la créature, où se noue l'incertitude de la liberté et son recours à la justification si le savoir est une activité de créature, cet ébranlement de la condition et cette justification viennent d'Autrui. Ainsi, autrui, seul échappe, dans l'investiture de la liberté, à la thématisation.

Levinas présente la thématisation comme l'exercice d'une liberté sûre d'elle-même dans sa spontanéité naïve, alors que la présence d'autrui n'équivaut pas à sa thématisation et ne requiert pas, par conséquent, cette spontanéité naïve et sûre d'elle même. L'accueil d'autrui est dès lors la conscience de mon injustice, la honte que ma liberté éprouve pour elle-même.24(*)

Pour Levinas, si à travers la philosophie nous pouvons savoir de façon critique, c'est la preuve qu'elle commence avec la conscience morale où l'autre se présente comme Autrui et où le mouvement de thématisation s'inverse. L'investiture de la liberté, au lieu de comprendre qu'autrui n'est pas transcendant parce qu'il serait libre comme moi; montre au contraire, que sa liberté est une supériorité qui vient de sa transcendance même. Le savoir comme critique serait la voie où la liberté dénoncerait sa propre contingence, où elle s'évanouirait dans la totalité. Cette voie, tout en dissimulant l'ancien triomphe du même sur l'autre, permet à la liberté de cesser de se maintenir dans l'arbitraire. C'est pourquoi Levinas préconise d'aborder  le moi comme athée et crée-libre, mais capable de remonter en deçà de sa condition devant autrui qui ne se livre pas à la thématisation ou à la conceptualisation, pour échapper à l'arbitraire de la liberté et à sa disparition dans le neutre. 25(*)

Dans un autre registre, Levinas fait remarquer que la présence d'autrui, loin de heurter la liberté, l'investit. Par conséquent, la honte pour soi, la présence et le désir d'autrui ne sont pas la négation du savoir : le savoir est par contre ce qui les articule. Ainsi, pouvons-nous comprendre pourquoi l'essence de la raison ne consiste pas à assurer à l'homme un fondement et des pouvoirs, mais à le mettre en question et à l'inviter à la justice. Autrement dit, Levinas montre comment en partant du savoir qu'il identifie avec la thématisation, la vérité de ce savoir ramène à la relation avec autrui, c'est-à-dire à la justice. En fin de compte, le savoir critique par lequel le cogito découvre son statut de créature est de l'ordre de l'éthique et augure d'orès et déjà le désir qui est la source de notre démarche, commande l'accueil du visage, qu'il reconnaît comme épiphanie de l'infini.

II.3. L'accueil du Visage.

Notons d'emblée que l'accueil d'autrui provoque, suscite et précipite la sortie du phénomène. C'est la raison pour laquelle le phénomène, encore lié à l'essence où à l'être, est percé par l'épiphanie du visage. Toutefois, le sens attribué au terme visage reste encore assez problématique. Pour éviter tout risque de confusion, Levinas désigne autrui par le mot visage, qui dit infiniment plus que la face ou encore la figure humaine.

En effet, la démarche levinassienne fait qu'autrui est différent de ce qui est phénoménal et sa prétention est exceptionnelle. Dans cette optique, il nous est mieux de comprendre qu'en langage levinassien, cette façon propre à Autrui de se présenter se décrit en tant qu'épiphanie du visage26(*). Le visage ne saurait seulement être la face qui peut être surface des choses ou, comme le veut l'origine du mot ce qui est vu, vu parce que nu. C'est aussi ce qui voit, mieux ce qui échange son regard.

L'accueil du visage constitue l'accueil d'une sorte d'interpellation absolu, qui s'exprime éminemment dans le regard. Ainsi rencontrer un regard devient une rencontre exigeante qui fait irruption dans sa suffisance, détruit et déborde l'image plastique qu'il semble refléter. En outre, l'accueil du visage d'autrui est accueil de l'infini dont l'expression originaire est le premier mot : « tu ne commettras pas de meurtre ». L'infini paralyse pour ainsi dire, tout pouvoir de nuire par sa résistance infinie au meurtre qui brille dans le visage d'autrui dans la nudité totale de se yeux.

Le visage est aussi expression ou encore présence de face qui retourne l'orientation première du Même en l'obligeant à perdre l'avidité de son regard. Le même devient incapable d'aborder l'autre la main vide. De ce fait, « le visage dans sa nudité de visage » me présente le dénuement du pauvre et de l'étranger ; mais cette pauvreté et cet exil qui en appellent à mes pouvoirs, me visent, ne se livrent pas à ces pouvoirs comme des données, restent expression de visage27(*). Le visage où se présente l'autre absolument autre ne nie pas le même, ne le violente pas comme l'opinion. Il reste à la mesure de celui qui accueille, il reste terrestre. Cette présentation est non-violente. Au lieu de blesser ma liberté, elle l'appelle à la responsabilité et l'instaure. Finalement, c'est seulement ma liberté qui prend la responsabilité du vrai.

Il convient donc à juste titre de lire dans l'épiphanie du visage le surgissement même d'un rationnel dont l'intelligence réside dans le comportement éthique qui nous invite à la responsabilité pour autrui. Cette éthique de responsabilité pour autrui qui fera l'objet de notre troisième partie augure, par le fait même, une option osée dans une société encore aveuglée par l'enivrante séduction des tendances totalitaires inhérentes en tout homme.

TROISIÈME PARTIE : Ethique Et responsabilité

I. LE PRIMAT DE L'ETHIQUE SUR L'ONTOLOGIE.

Dans l'univers séduit par l'impérialisme du moi et célébrant l'indifférence propre à la persévérance dans l'être, il ressort effectivement le refus de la pure altérité, du monde et de l'autre. La relation avec l'être qui se joue comme ontologie, consiste à neutraliser l'étant pour le comprendre ou pour le saisir. Elle n'est donc pas une relation avec l'autre comme tel, mais la réduction de l'autre au même.28(*) Par sa démarche, Levinas prend à rebours toute la tradition ontologique, notamment Heidegger. En effet, ce qui a troublé Levinas lorsqu'il a découvert Sein und Zeit, c'est cette possibilité qui s'offre dans l'analytique existentialle de saisir l'être dans son sens verbal, c'est-à-dire finalement de le comprendre comme événement (d'être).

Ce faisant, malgré l'audace et la puissance spéculative de Heidegger, Levinas avec une puissance spéculative non moins admirable, pense un au-delà de l'être à partir de l'humain. Il s'agit d'un au-delà de l'être, c'est-à-dire « autrement qu'être » et non comme simple être autrement 29(*) Ainsi sa réflexion attentive à l'inspiration prophétique reste constamment rebelle à l'ontologie car, selon lui, l'être ne permet pas de penser à l'humain. Au contraire tant que l'être signifie l'horizon indépassable de l'homme, l'humain ne peut advenir. En prônant le primat de l'éthique sur l'ontologie, Levinas nous invite à déserter la demeure de l'être et à avancer vers la clarté d'une utopie, là où se montre l'homme.

Il montre qu'il y a plus important et plus grave que la question de l'être. En d'autres termes, l'ontologie ne peut plus être considérée comme fondamentale. Ce qui compte, c'est ce qui nous donne à penser, ce qui nous accuse perpétuellement, c'est l'autre et la responsabilité que j'ai pour lui. Mieux, l'autre me questionne. Voici que pointe à l'horizon un réel souci éthique qui vient par le fait même prendre à contre-pied le souci ontologique de Heidegger (Sorge), au profit « du souci entendu comme souci pour l'autre, pour la mort de l'autre, pour sa misère, sa faim et sa nudité, pour la figure biblique de l'étranger, de la veuve et de l'orphelin »30(*)

Avec Levinas, c'est toute une nouvelle philosophie de l'humain qui redonne à la pure responsabilité pour autrui sa force et son sens propre, c'est-à-dire qu'avec notre philosophe, la responsabilité est comme nécessairement, toujours déjà pour autrui.

I.1. La nouvelle liberté

Lorsque l'éthique précède l'ontologie, que le visage m'obsède et m'interpelle, qu'autrui passe avant moi, il semble tout à fait légitime de se demander ce qu'il en est de la liberté. Y a-t-il une co-existence possible entre une responsabilité entendue comme pure responsabilité pour autrui, où le moi est au service d'autrui, et de la liberté ? Il est quasiment impossible de répondre à cette question tant qu'on ne sait pas ce qui se cache derrière ce que nous entendons par la « nouvelle liberté ».

En abordant la nouvelle liberté, il s'agit pour nous de donner sens à la notion de liberté, c'est-à-dire une liberté d'après la responsabilité pour autrui, suscitée par l'épiphanie du visage et par le harcèlement de son appel. Pour devenir une liberté éthique, la nouvelle liberté doit passer l'épreuve de la dissymétrie et de la responsabilité jusqu'au sacrifice. La nouvelle liberté pour être pleinement liberté doit être sacrifice de la seule liberté du Même, car la logique de reconnaissance et de réciprocité de la liberté est violence. Ainsi convient-il de rappeler qu'autrui n'apparaît pas seulement dans son visage tel un phénomène soumis à l'action et à la domination d'une liberté. Infiniment éloigné de la relation même où il entre, il s' y présente d'emblée en absolu.31(*) Il en résulte que si l'autre n'est pas un autre moi-même, à côté de moi, s'il est infini, si nous sommes séparés, la réciprocité est définitivement perdue et la dissymétrie apparaît.

Par ailleurs, dans la nouvelle liberté il ne s'agit plus de reconnaître l'autre en le réduisant au même, mais de préserver son altérité, d'en être responsable. La liberté nouvelle qui se profile chez Levinas invite à une certaine passivité. En effet, la merveilleuse responsabilité pour l'absolue extériorité qui, malgré la substitution, entend garder un sens à la liberté, renvoie à une liberté pour l'autre. Cette liberté pour l'autre apparaît comme une expression énigmatique, mais qui déjà semble signifier d'elle-même sa prise de distance à l'égard de la claustration en soi de la violence de toute liberté de la force, de la décision autonome, de toute liberté ontologique.32(*)

De ce qui précède, soulignons la démesure de la responsabilité à la quelle est invité ma subjectivitée de sujet. Cette démesure de la responsabilité qui se manifeste dans l'asymétrie n'empêche pas une pensée de la liberté : « ...dans l'évènement extraordinaire et quotidien de ma responsabilité pour les fautes ou le malheur des autres, dans ma responsabilité répondant de la liberté d'autrui... »33(*)

A cet égard, il devient même possible d'affirmer que je suis libre parce que je suis obligé par un commandement, nécessairement adonné au visage d'autrui, pour autrui qui travaille de l'intérieur de la liberté, lui donne le sens de l'unicité de l'insubstituable se substituant pour le prochain. Pour finir, « je ne suis pas responsable parce que je suis libre, mais inversement, je suis libre ou pleinement dans la nouvelle liberté, parce que je suis accueil d'autrui, mieux parce que je suis responsabilité pour autrui ».34(*)

II. LA VOIE DE RECHERCHE DU SENS

II.1. La Responsabilité pour Autrui

Ce que je fais, personne ne peut le faire à ma place. Le noeud de la singularité, c'est la responsabilité. A la lecture de ces quelques mots, il va sans dire que pour Levinas, la question de la responsabilité pour autrui se pose de façon particulière à chacun d'entre nous. Elle m'interpelle et me bouscule. En effet, Levinas conçoit la responsabilité comme la structure première et fondamentale de la subjectivité. La responsabilité est à concevoir comme responsabilité pour autrui.

En d'autres termes, il s'agit d'une responsabilité pour ce qui n'est pas mon fait, ou même ne me regarde pas ; ou qui précisément me regarde, est abordé par moi comme visage.35(*) Une fois, qu'autrui me regarde, j' en suis déjà responsable, sans même avoir pris des responsabilités à son égard. A ce niveau d'analyse, il convient de souligner que la responsabilité qu'autrui pourrait avoir à mon égard, ne me concerne pas, cela ne me regarde pas. En ce sens, je suis responsable d'autrui sans attendre une récompense de sa part.  C'est précisément du fait qu'entre autrui et moi la relation n'est aucunement réciproque que « je suis sujétion à autrui ».36(*)

Par contre son visage, lui me regarde toujours et ma responsabilité à son égard n'a pas de pareil. En d'autres mots, la présence du visage venant de l'au-delà du monde, mais m'engageant dans la fraternité humaine, ne m'écrase pas comme essence numineuse qui fait trembler et se fait craindre.37(*) Ainsi, pour Levinas l'autre me concerne même s'il m'ignore, me regarde avec indifférence ou passe, affairé, sans me voir. L'éthique m'impose de quitter le terrain, violent et inéluctablement décevant, de la lutte pour la reconnaissance, de la rivalité et de la revanche. Le dénuement inscrit sur le visage d'autrui et de celui qui n'hésite pas à me sacrifier à cause de ses intérêts, m'assigne d'emblée à la responsabilité, m'obsède et me met en question même s'il refuse franchement de me reconnaître. Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité. Cette responsabilité nous invite, d'une part, à faire quelque chose pour autrui, et d'autre part, à pouvoir dire : me voici, c'est-à-dire d'être un esprit humain.

Notons que la pure responsabilité pour autrui doit précéder et investir une liberté qui, sans elle, serait sans visage. La vraie liberté se voit ainsi transformée, remodelée, bouleversée, c'est-à-dire dérangée par une responsabilité infinie pour l'autre homme. Il convient de remarquer que le primat de la responsabilité n'est exclusif de la liberté, qu'à condition que la liberté s'étende toujours comme une liberté pour autrui. En fait, cette liberté pour autrui ne signifie pas contrairement à ce qu'on pourrait penser, que seule la liberté existe pour l'autre, ou encore que je ne suis pas libre parce que je ne me soucie de ma liberté. Bien au contraire, je suis évidemment libre et cette liberté participe à mon ipséité, en tant qu'elle est à saisir comme être pour l'autre. Signalons en définitive que la subjectivité, se constituant dans le mouvement même où à elle incombe d'être responsable pour l'autre, va jusqu'à la substitution pour autrui.

II.2. La Substitution pour Autrui

L'idée de la substitution annonce la charge écrasante de la responsabilité. Si la subjectivité est vulnérable, sensible et passivité, sa responsabilité ne peut être qu'un « s'offrir ». C'est un s'offrir qui est souffrance, une bonté malgré elle, et ouverture à une irrécusable responsabilité, mieux la subjectivité est comme otage.

Dans l'idée de substitution, la subjectivité est appelée à aller au-delà du destin limité et égoïste de celui qui n'est que pour soi. Le moi n'est pas aliéné, mais il est de fond en comble otage, déposé malgré lui, dépouillé de son impérialisme dominateur, expulsé de l'être, mais dans sa peau.38(*) La substitution apparaît en effet, comme une notion étrangère à l'ontologie qui commence et s'achève dans l'être, dans la conscience de soi.

Par ailleurs, c'est à partir de la subjectivité comprise comme soi, que la relation avec l'autre peut être communication et transcendance. Non pas comme une autre façon de rechercher la certitude, c'est-à-dire, la coïncidence avec soi. La substitution suppose une relation intersubjective non symétrique. En ce sens, elle introduit le moi dans une responsabilité qui humainement l'incombe et qu'il ne peut refuser. Mieux, le Moi devient un moi non interchangeable, car je ne suis moi que dans la mesure où je suis responsable. Cette responsabilité qu'on peut qualifier comme responsabilité de soi dans l'obsession, est en déficit. En effet, « sa récurrence fait éclater les limites de l'identité, le principe de l'être en moi, l'intolérance repose en soi. Elle est responsabilité du moi pour ce que le moi n'avait pas voulu, c'est-à-dire pour les autres »39(*) On ne saurait ne pas souligner que cette anarchie de la récurrence à soi, est pour Levinas une passivité subie dans la proximité, car, au delà du jeu normal de l'action et de la passion où se maintient l'identité de l'être, en deçà des limites de l'identité, l'ipséité dans la passivité sans le principe premier de l'identité est otage.

Dans cette substitution où l'identité s'invertit, passivité plus passive que toute passivité, au-delà de l'identique, le soi se libère du soi. Il s'agit d'une liberté autre que celle de l'initiative, c'est-à-dire l'absolution qui, par la substitution aux autres, échappe à la relation avec eux. Ainsi l'autre n'est plus contestation mais il est supporté par ce qu'il conteste. Par conséquent, le moi peut se substituer à tous, mais nul ne peut se substituer au moi. C'est dans ce sens que Levinas, en citant Dostoïevski dit : « Nous sommes tous responsables de tout et tous devant tous, et moi plus que tous les autres ».40(*)

Toutefois, ce n'est pas seulement que le moi serait un être doué de certaines qualités, dites morales, qu'il porterait comme des attributs, c'est son unicité personnelle dans la passivité ou la passion de soi, qui est cet événement incessant de la substitution.

Pour finir, le concept de substitution tout en risquant de masquer la cohérence interne de la pensée de Levinas et la positivité d'une délivrance éthique du soi, signifie paradoxalement le sens ultime de la responsabilité éthique. Elle nous introduit dans une passivité qui renvoie à une anarchie, qu'on ne peut décrire qu'en termes éthiques. En d'autres termes, elle introduit le sujet dans un état d'otage, qui paradoxalement s'inscrit dans un désir suscité par l'appel de l'autre, avec lequel bien que séparé, s'est établie une relation par le langage.

Conclusion

Nous voici au terme de notre parcours, il convient de juger dans quel état d'esprit la démarche de Levinas nous introduit et d'épingler ce qu'il faut retenir. Notre intitulé, « l'accueil d'autrui comme abandon de la liberté totalisante et appel à la responsabilité », nous situe dans la profondeur d'une pensée osée et dont la problématique reste d'actualité.

Levinas, opte pour une critique acerbe de la philosophie fermée sur soi et propice à l'édification de la totalité. Pour sortir de l'éventuel carcan d'une telle option, il choisit l'éthique comme la voie royale, qui ne saurait se borner à un exercice théorique.

Ainsi, il s'avère nécessaire d'être attentif au désir qui, contrairement au besoin, ne peut être satisfait par quelque chose de sensible. Ce désir qui est désir de l'absolument autre, suppose une paradoxale relation entre le même et l'autre, qui se veut irréversible et implique un infranchissable intervalle de séparation.

En clair, pour Levinas le même est invité à une certaine passivité dans sa proximité avec autrui, pour accueillir l'autre qui se donne dans la nudité  et la vulnérabilité de son visage. Cet accueil d'autrui suppose, d'une part, une mise en question de la liberté du même et d'autre part, la substitution pour autrui. La substitution annonce l'écrasante charge de la responsabilité et se définit comme un « offrir », qui est une souffrance et ouverture à l'irréfutable responsabilité. Ainsi, le Même levinassien est invité à un sacrifice jusqu'à l'expiation.

Toutefois, l'approche levinassienne ne nous épargne pas de nous interroger: La voie de recherche du sensé que propose Levinas n'est elle pas de l'ordre du rêve ? Cette interrogation bien que légitime n'occulte pas la séduction et la pertinence de la pensée de Levinas déployée dans Totalité Et Infini 

Pour nous, elle reste une pensée forte de sens, qu'il y a lieu d'approfondir davantage afin de faire face aux questions de violence. « Daigne tous ceux qui oeuvrent pour humaniser davantage ce monde trouve dans l'exigeant accueil de l'autre, la raison d'être de leur sacrifice quotidien. »

Bibliographie

LEVINAS, Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, Paris, Nurtinus Nijhoff, 1980.

LEVINAS, Emmanuel, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Paris, Nurtinus Nijhoff, 1986.

LEVINAS, Emmanuel, Entre nous, essai sur le penser-à-l'autre, Paris, Grasset 1991.

LEVINAS, Emmanuel, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982

LEVINAS, Emmanuel, « la substitution », Revue philosophique de Louvain, 1968 pp 66.

HABIB, Stéphane, La responsabilité chez Sartre et Levinas, Paris, L'Harmattan, 1998

PLOURDE, Simone, Emmanuel LEVINAS, Altérité et responsabilité, Paris, Cerf, 1996

Derrida, Jacques, L'écriture et la différance, Paris, Seuil, 1967.

.

Table Des Matières

0. Introduction 1

Thèse à défendre 2

PREMIERE PARTIE : MISE EN ROUTE 3

I. L'ONTOLOGIE TRADITIONNELLE EST ELLE FONDAMENTALE ? 3

I.1. Le Même Et L'Autre 4

I.2. Le désir Métaphysique 6

DEUXIEME PARTIE : De la Séparation à la Relation. 9

I. LA RELATION METAPHYSIQUE. 9

I.1. Langage et Signification. 9

I.2. Le Face-à-face 11

II. CONSEQUENCES SIGNIFICATIVES. 12

II.1. La Liberté Mise En Question. 12

II.2. L'investiture De La Liberté 14

II.3. L'accueil du Visage. 15

TROISIÈME PARTIE : Ethique Et Responsabilité 17

I. LE PRIMAT DE L'ETHIQUE SUR L'ONTOLOGIE. 17

I.1. La Nouvelle Liberté 18

II. LA VOIE DE RECHERCHE DE SENSE 19

II.1. La Responsabilité Pour Autrui 19

II.2. La Substitution Pour Autrui 21

Conclusion 23

Bibliographie 24

Table des Matières 25

* 1 Stéphane HABIB, la responsabilité chez Sartre et Levinas, Paris, l'Harmattan, 1998, p. 5.

* 2 Ibid., p.5.

* 3Totalité et infini. p. 4.

* 4 Totalité et infini. p ,4.

* 5 Stéphane HABIB, La responsabilité chez Sartre et Levinas, p. 5.

* 6 Emmanuel LEVINAS, Entre nous, p.25.

* 7 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, p. 122.

* 8 Emmanuel LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Paris, Nurtinus Nijhoff, 1986, p. 173-175.

* 9 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, p. 122.

* 10 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, p. 230.

* 11Simone PLOURDE, Emmanuel LEVINAS, p. 23.

* 12 Voici comment J. Derrida analyse la notion Levinassienne du désir : « ce concept du désir est aussi anti-hégélien..., il ne désigne pas le mouvement de la négation et d'assimilation... Le désir est au contraire pour Levinas le respect et la connaissance de l'autre comme autre, moment éthico-métaphysique que la conscience doit s'interdire de transgresser..., le désir hégélien ne serait donc que le besoin au sens de levinas ». J. Derrida, L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 137-138.

* 13 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p.154.

* 14 « Il ne tend donc pas vers un autre qui serait l'aliment pouvant le satisfaire, ni vers l'amour qui comblerait une faim sublime, ni vers un autre qui serait seulement un moi-même étranger, ni enfin vers l'autre comme semblable, car il serait le désir du désir de l'autre ou un mouvement vers une reconnaissance. »totalité et infini, p. 4

* 15 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p. 78.

* 16 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p. 281.

* 17 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p. 4.

* 18 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, paris, Nurtinus Nijhoff, 1980, p.21.

* 19 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p, 170.

* 20 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p, 53.

* 21 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p, 55.

* 22 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p, 55.

* 23 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p, 59.

* 24 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p, 60.

* 25 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p. 60

* 26 Simone Plourde, Emmanuel Levinas, p. 30

* 27 Totalité et infini, p. 188.

* 28 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, pp. 36-37.

* 29 Stéphane HABIB, La responsabilité chez Sartre et Levinas, p.62.

* 30 Stéphane HABIB, La responsabilité chez Sartre et Levinas, p.62.

* 31 Totalité et infini, p.190.

* 32 Stéphane HABIB, la responsabilité chez Sartre et Levinas, p.142.

* 33 Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, p. 24.

* 34 Stéphane HABIB, La responsabilité chez Sartre et Levinas, p. 146

* 35 Ethique et infini, pp.91-92.

* 36 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, pp.95.

* 37 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, 1980, p.190.

* 38 Simone PLOURDE, Emmanuel LEVINAS, p. 77.

* 39 La substitution, in Revue philosophique de Louvain, Tome 66, 1968, P. 500.

* 40 Ethique et infini, p. 98.






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