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L'Homme Démocratique

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par François Palacio
Université Montpellier III - Master I Philosophie 2003
  

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L'Homme Démocratique

François Palacio. 2003

Homo Democraticus

- PHENOMENOLOGIE DU FAIT DEMOCRATIQUE -

2

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION.........................................................................................p. 6

CHAPITRE I- LA NATURE DU POUVOIR........................................................p. 9

I- LA LIBERTE POLITIQUE CHEZ LES ANCIENS................................p. 12

1- Structure du politique en Grèce ancienne.........................................p. 12

2- La fin de la cité........................................................................p. 14

II- L'UNIVERSALISME CHRETIEN ET LA DIRECTION DES AMES...........p. 17

1- St Augustin et la nature humaine...................................................p. 17

2- Reginem et regnum: la conception ministérielle du pouvoir...................p. 18

III- ESPACE ET TEMPS DU GOUVERNEMENT DES HOMMES: LE MOMENT MACHIAVELIEN........................................................................p. 22

IV- CONFIGURATION EPISTEMOLOGIQUE DU POUVOIR MODERNE.......p. 25

1- St Thomas et la transcendance du premier principe............................p. 25

2- Spinoza et l'ontologie de l'immanence.............................................p. 26

3- Hobbes et le mécanisme.............................................................p. 28

CHAPITRE II- GENESE ET STRUCTURE DE LA DEMOCRATIE LIBERALE......

...................................................................................................................p. 29

I- SOUVERAINETE ET DROITS......................................................p. 32

1- Hobbes: puissance et souveraineté.................................................p. 32

Physique des atomes sociaux................................................................................p. 32

Droit de nature et loi naturelle...............................................................................p. 35

Volonté intérieure et puissance extérieure.................................................................p. 36

De la multitude au peuple....................................................................................p. 38

2- Locke: sociabilité naturelle, société politique et gouvernement................p. 41

L'état de nature lockien.......................................................................................p. 41

Société politique et gouvernement..........................................................................p. 42

3- Tolérance et droit de conscience...................................................p. 45

?Hobbes et la question du for intérieur......................................................................p. 45

Les droits de la conscience religieuse: Bayle, Spinoza, Locke..........................................p. 47

Conséquences: l'émergence de l'individu et le problème du lien social...............................p. 49

II- TOPIQUE DU POUVOIR SOCIAL: LA LIBERTE DES MODERNES........p. 52

3

1- De la souveraineté à la gouvernementalité.........................................p. 52

Montesquieu et l'Esprit général de la nation..............................................................p. 52

La gouvernementalité.........................................................................................p. 54

La gouvernance libérale.....................................................................................p. 56

2- La représentation démocratique...................................................p. 58

Forme de gouvernement et forme de souveraineté.......................................................p. 58

Le dispositif institutionnelle de la démocratie libérale: représentation, élection et consentement.....................................................................................................p. 60

3- L'espace public comme médiation à soi de la société...........................p. 63

La liberté de l'écrit............................................................................................p. 64

La genèse structurelle de l'espace public..................................................................p. 65

CHAPITRE III- PHENOMENOLOGIE DU POUVOIR SOCIAL..........................p. 70

I- EMANCIPATION.......................................................................p. 72

1- La société contre l'Etat..............................................................p. 74

2- La nature et l'histoire............................................................... .p. 74

Fichte et la révolution.........................................................................................p.76

Kant et le dessein de la nature................................................................................p.79

3- Le pouvoir comme lieu vide........................................................p. 79

Rousseau et la fondation immanente du corps social....................................................p. 79

Le système totalitaire.........................................................................................p. 82

Le lieu vide du pouvoir.......................................................................................p. 85

II- IMMANENCE............................................................................p. 87

1- Tocqueville et le pouvoir social.....................................................p. 88

L'égalité des conditions et la souveraineté du peuple.....................................................p. 88

Le pouvoir social...............................................................................................p. 90

2- Hannah Arendt et la victoire de l'animal laborans...............................p. 93

La vita activa et la distinction privé/public.................................................................p. 93

La victoire de l'animal laborans.............................................................................p. 95

3- Foucault et le bio-pouvoir...........................................................p. 97

Les rapports du pouvoir/savoir..............................................................................p. 98

La société disciplinaire.......................................................................................p.100

Bio-politique et bio-pouvoir................................................................................p. 104

L'Etat et l'Empire.............................................................................................p. 106

CONCLUSION....................................................................p. 110

BIBLIOGRAPHIE................................................................p. 114

4

Tout ce qui a quelque valeur dans le monde

actuel, ne l'a pas en soi, ne l'a pas de sa nature - la nature est toujours sans valeur - mais a reçu un jour de la valeur, tel un don, et nous autres nous en étions les donateurs.

F. Nietzsche, Le gai savoir, §301.

Si le pouvoir n'a plus de mystère pour la société, c'est que la société n'en a plus pour le pouvoir.

politique.

F. Guizot, De la peine de mort en matière

5

Au lendemain de la chute du mur de Berlin, qui met fin à presque cinquante années de

lutte idéologique entre les deux blocs communiste et libéral, Francis Fukuyama publie un article qui va déchaîner les passions par sa thèse principale : l'effondrement du bloc soviétique correspond à la fin de l'histoire en tant que telle, " le point final de l'évolution idéologique de l'humanité et l'universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain "1. Cette idée se fonde en dernier ressort sur le constat que " L'Etat qui émerge à la fin de l'histoire est libéral dans la mesure où il reconnaît et protège par un système de lois le droit universel de l'homme à la liberté, et qu'il est démocratique dans la mesure où il n'existe qu'avec le consentement des gouvernés "2. Ainsi

en tant qu'elle est seule à qualifier de manière légitime l'existence collective de l'Homme, la démocratie libérale triomphe nécessairement face aux autres modalités de gouvernement, au terme d'une dialectique historique où nécessairement le plus juste l'emporte3.

Mais quel est l'étalon qui permet de juger de ce degré d'évolution? Ne pouvant faire intervenir de critères historiques, eux-mêmes relatifs, dans l'évaluation de ce processus, notre jugement doit prendre la nature humaine immuable comme aune de référence4. En tant que la démocratie libérale est seule à garantir les droits de l'homme fondamentaux qui sont l'expression de cette nature, sa réussite doit donc clore l'histoire en réalisant l'essence de l'Homme. Elle constitue en ce sens une modalité naturelle de gouvernement, car en adéquation avec la quiddité de l'Homme ; modalité unique et universelle, processus abouti de

la libération de l'Homme à travers l'histoire.

Il est inutile de revenir sur les critiques qu'a pu entraîner cette conception d'une fin de l'histoire, d'autant que les faits, en ce début de XXIe siècle, se sont chargés de montrer l'inanité d'un tel modèle herméneutique. Nous ne cherchons donc pas à savoir, par le relevé d'indices empiriques qui nous permettrait de la retenir ou de la disqualifier, en quelle mesure cette conception se révèle juste ou erronée. Mais cette thèse, selon laquelle la démocratie libérale serait la seule à même d'incarner l'essence de la nature humaine, doit nous retenir en tant que signe, signe d'une évidence du fait démocratique. Notre interrogation n'est dès lors

1 F. Fukuyama, article " La fin de l'histoire ", Commentaire n°47, p. 457

2 Ibid., p. 459.

3 F. Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier homme, p. 163 : " Si l'homme est fondamentalement un animal économique gouverné par son désir et sa raison, le processus dialectique de l'évolution historique devrait être passablement similaire pour des sociétés et des cultures humaines différentes. (...) Même s'il existe une grande variété de parcours que les pays peuvent emprunter pour atteindre la fin de l'Histoire, il n'y a que peu de versions de la modernité en dehors de la version démocrate libérale du capitalisme qui ait les apparences de la réussite possible ".

4 Ibid., p. 168 : " Une approche alternative pour déterminer ce point de la fin de l'Histoire pourrait être appelée transhistorique, ou approche fondée sur un concept de nature. C'est-à-dire que nous pourrions apprécier la

validité des démocraties libérales existantes du point de vue d'un concept transhistorique de l'homme. Nous

pourrions ne pas considérer simplement le témoignage empirique du mécontentement populaire dans les sociétés réelles d'Angleterre ou d'Amérique, par exemple. Nous ferions plutôt appel à une compréhension de la nature humaine, ces attributs permanents mais non constamment visibles de l'homme en tant qu'Homme, et mesurer la validité des démocraties contemporaines à l'aide de ce critère. Cette approche nous libérerait de la tyrannie du présent, c'est-à-dire des critères et des attentes imposées par la société même que nous essayons d'apprécier ".

6

pas tant : la démocratie libérale est-elle réellement un mode universel de gouvernement humain ?, que celle-ci : pourquoi et comment la démocratie libérale se donne-t-elle pour tel ? Nous ne visons pas à la réfutation d'une opinion sur la nature humaine, mais nous nous demandons quelles sont les conditions de possibilité d'une telle opinion. Pourquoi et comment la démocratie libérale en est-elle venue à qualifier l'existence générique de l'homme

en tant qu'Homme ?

Lorsque nous parlons de démocratie libérale, nous évoquons un mode de gouvernement fondé sur l'articulation d'une sphère civile, non politique, d'échanges sociaux,

où l'Homme trouve à réaliser les droits fondamentaux dont il jouit naturellement, et une sphère politique, garante de ces droits, qui, basée sur le principe de représentation, oblige les gouvernants à gouverner avec le consentement des électeurs. Grâce à ce dispositif, la sphère sociale, lieu véritable des échanges naturels et humains, acquiert une autonomie suffisante à

lui assurer sa propre maîtrise. Aucun pouvoir supérieur à celui de la société ne doit limiter sa puissance et sa productivité. Le pouvoir de l'Etat lui-même, de sphère transcendante et hétéronome qu'il était, devient un instrument au service de la régulation du corps social.

Poser la question de l'universalité du modèle libéral, c'est finalement interroger la constitution de ce dispositif en tant qu'il a pour fin le pouvoir de l'Homme. Ce que l'Homme peut, ce n'est pas le pouvoir politique qui peut le définir a priori, c'est l'Homme lui-même,

tel qu'il se découvre dans les rapports naturels au sein de la société civile, qui le détermine.

La société est par principe antérieure à l'Etat. C'est sur ce principe que se fonde l'idée libérale selon laquelle on gouverne toujours trop, et que laisser faire les hommes, c'est assurer une régulation naturelle au sein de la société. De là l'opinion que la démocratie libérale, en tant qu'elle assure l'autonomie de la sphère sociale et civile, est un gouvernement directement en adéquation avec la nature humaine et seul à même de révéler l'Homme à lui-même.

Notre propos consiste en une analyse de la structure de la démocratie libérale visant à revenir sur le mécanisme d'apparition de cette sphère sociale. Nous demanderons dès lors comment l'on peut qualifier, à partir d'elle, l'existence générique de l'Homme. Or en tant que cette analyse est tributaire d'une réflexion sur l'histoire des idées politiques, la conception universaliste nous apparaît avant tout comme historiquement déterminée. Ainsi à notre question pourquoi la démocratie libérale est-elle un mode de gouvernement universel et naturel du genre humain ?, l'enquête historique devrait nous permettre de poser la question sur un mode négatif : pourquoi la démocratie libérale n'est pas un mode de gouvernement universel et naturel du genre humain? La réponse à cette question n'est pas tributaire d'une enquête empirique. Comme nous l'avons dit, nous ne visons pas à réfuter une opinion en tant que telle. Néanmoins, c'est sur le terrain de l'histoire des idées que l'opinion qui fait de la démocratie libérale un mode universel de gouvernement trouve ses limites. Car, en nous portant à l'étude de l'élaboration des significations politiques à l'oeuvre dans la genèse du discours libéral, nous nous apercevons que ces significations sont apparues dans le contexte très particulier d'une discussion autour de l'administration des âmes par le pouvoir spirituel. C'est en effet, au XVIIe siècle, au moment des guerres de religion, que s'élabore l'Etat-nation

en réponse aux velléités de l'Eglise. Ce sont les structures propres à ce dispositif politique nouveau qui permettront l'avènement du discours libéral sur la primauté de la liberté privée.

La genèse historique ainsi retracée devrait donc nous permettre de répondre à cette interrogation négative. Quant à la première question, nous verrons que l'idée d'un Etat universel et homogène naît structurellement de l'agencement interne de la démocratie libérale. Nous suivrons par conséquent deux argumentations parallèles. D'une part, l'exposé

historique montrera, sur le plan de l'histoire des idées, les limites de l'opinion universaliste en faisant appel au relativisme historique. D'autre part, l'étude des structures mises en place par

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la démocratie libérale au sein et en rapport avec cette histoire nous conduira à l'élucidation des conditions de possibilité d'une telle opinion.

Nous nous porterons donc à l'étude du fait démocratique en commençant par retracer

le déplacement opéré dans la notion de pouvoir au cours de l'histoire européenne. Nous verrons que ce déplacement quant au sens de l'existence politique est chaque fois tributaire d'une organisation épistémique particulière. C'est dans son rapport avec le sens général de l'inscription humaine que la liberté se découvre un statut particulier. Nous pourrons ainsi nous intéresser à la signification nouvelle que l'homme retient de sa liberté à l'aube de la modernité, signification répondant à un déplacement dans l'idée que l'homme se fait de son rapport à la nature.

Nous serons alors en mesure de nous porter à l'étude proprement politique de la genèse et de la structure de la démocratie libérale, en n'oubliant pas que cette genèse est fortement liée au renouvellement de la méthode scientifique au XVIIe siècle. Ainsi nous sera-

t-il possible de saisir la requalification de la liberté humaine qui s'ensuit et qui permet, dans le cadre de l'Etat-nation en train d'émerger, l'autonomisation progressive de la société civile. Nous serons ainsi à même de saisir les effets de cette autonomisation quant aux fins du pouvoir.

Enfin, après avoir mis au jour la nature du pouvoir à l'oeuvre au sein de la société civile, nous tenterons d'élucider les modalités d'exercice de ce pouvoir social d'un point de vue phénoménologique. A partir de l'étude de ce pouvoir immanent à la sphère sociale, lieu naturel de reproduction des moyens d'existence, nous serons alors en mesure de mieux comprendre comment la démocratie libérale peut se donner comme gouvernement naturel du genre humain.

Notre thèse consiste finalement à montrer que l'idée de l'Homme n'a pu se faire jour qu'au sein d'un aménagement particulier du pouvoir dans les sociétés occidentales modernes.

Ce n'est pas que l'Homme en tant que tel ait toujours existé, réprimé par un pouvoir despotique dont la démocratie libérale l'aurait délivré. C'est que la démocratie libérale, en tant que mode politique de l'existence collective, a inventé un sujet de pouvoir nommé l'Homme. Mais en tant qu'elle se comprend à partir des structures de pouvoir déjà constituées, elle ne peut faire retour sur les conditions de possibilité de son propre discours. D'autre part, en tant qu'elle spécifie un objet de pouvoir très particulier, la nature humaine, elle se donne un statut d'évidence qui redouble l'intelligibilité circulaire dans laquelle elle se meut.

Il nous faudra finalement interroger le statut de ce cercle herméneutique pour rechercher s'il s'agit d'une illusion masquant une émancipation possible de l'Homme, ou bien s'il y va d'une nécessité structurelle, inhérente à l'institution de chaque société.

Notre méthode peut donc se définir comme une réflexion sur la genèse des significations politiques mises en jeu par la structure libérale. Cette enquête généalogique se double d'une phénoménologie en tant que la mise en lumière de ces significations doit partir d'une épochè sur le sens des structures instituées. Il nous sera dès lors possible de montrer comment l'histoire occidentale a vu se dégager un monde de significations politiques à partir duquel se constitue le discours libéral, sans que celui-ci soit à même de faire retour sur les conditions qui le fondent.

8

Chapitre I

La nature du pouvoir

9

Notre hypothèse de départ consiste à insister sur la manière dont chaque époque met

en place les structures signifiantes à partir desquelles elle se comprend. Dans ce cadre, l'organisation du fait collectif est tributaire d'un compréhension générale de l'inscription humaine qui se constitue non directement sur le terrain politique mais correspond à une configuration épistémologique particulière.

L'on peut, en effet, concevoir l'expérience du politique comme imbriquée dans un réseau de sens qui circonscrit et rend possible le rapport à soi de chaque société. Cette configuration générale renvoie à un champ d'énoncés possibles et à une structuration du visible qui détermine la réalité à laquelle les hommes auront à faire1. Ainsi peut on parler d'un

a priori historique qui structure l'expérience que chaque société fait d'elle-même dans le rapport au monde de signification ainsi élaboré2.

Certains auteurs ont vu dans le rapport à l'expérience religieuse et au statut invisible

de la divinité l'expression de ce champ constitué. En effet, c'est à partir du rapport à l'invisible que le champ de l'expérience visible se voit structuré en un réseau serré de sens en lequel les phénomènes trouvent une place et acquièrent une figure. De cette manière, chaque société instaure par rapport à son fondement une distance nécessaire à la pérennisation du sens général ainsi institué. La configuration particulière du lien social qui se trouve déterminé

en rapport à ce fondement invisible offre à ce lien le statut d'une évidence inattaquable3.

Il nous semble néanmoins que ce n'est qu'indirectement que la divinité invisible détermine la compréhension que chaque société a de la réalité. En effet, c'est surtout par la médiation de l'idée de Nature, que met en jeu la religion, qu'un champ d'initiative est laissé possible aux hommes qui agissent au sein de leur monde. En tant qu'elle est le lieu de la nécessité, entendu au sens d'une législation infrangible, la Nature, constituée en une configuration particulière, offre un espace où la liberté humaine peut jouer. C'est donc de l'expérience que les hommes font de leur liberté dans leur rapport à la Nature que peut émerger une définition du pouvoir propre à chaque époque. Cette définition est dès lors tributaire de l'ordonnancement d'un cosmos singulier, lieu d'inscription de l'action humaine, qui délimite et rend possible cette action. Ainsi l'expérience que chaque époque fait du

1 M. Foucault, Les mots et les choses, p. 11 : " Les codes fondamentaux d'une culture -ceux qui régissent son langage, ses schémas perceptifs, ses échanges, ses techniques, ses valeurs, la hiérarchie de ses pratiques - fixent d'entrée de jeu pour chaque homme les ordres empiriques auxquels il aura affaire et dans lesquels il se retrouvera " ; Deleuze, Foucault, p. 66-67: " Chaque formation historique voit et fait voir tout ce qu'elle peut,

en fonction de ses conditions de visibilité, comme elle dit tout ce qu'elle peut, en fonction de ses conditions d'énoncé. (...) Parler ou voir, ou plutôt les énoncés et les visibilités sont des Eléments purs, des conditions a

priori sous lesquelles toutes les idées se formulent à un moment, et les comportements se manifestent ".

2 M. Gauchet, Le désenchantement du monde, XIV : " Il y a du transcendantal dans l'histoire, et il est de la nature de ce transcendantal de ménager la latitude d'un rapport réfléchi au travers duquel l'espèce humaine choisit de fait entre un certain nombre de manières possibles d'être ce qu'elle est ."

3 Ibid., p. 18 : " S'il est acquis que les modalités coutumières de la co-existence humaine sont entièrement prédéfinis, il est du même coup exclu que puisse se faire jour une opposition entre acteurs sociaux engageant la

teneur et les formes du rapport collectif. Par avance, donc, tout conflit éventuel entre individus et groupes se voit

assigner des limites précises quant à ses perspectives et ses enjeux ".

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pouvoir politique doit être ressaisi dans le cadre général de l'organisation épistémique qui donne sens à ce pouvoir.

L'on ne peut, par conséquent, espérer retracer la genèse du pouvoir en jeu dans la démocratie libérale à partir d'une évolution qui partirait de l'expérience grecque de la démocratie et qui aboutirait, après le dévoiement chrétien de ce pouvoir, au renouvellement d'une compréhension originelle de la liberté humaine. Mais il ne faut pas néanmoins conclure

de cette nécessaire clôture du sens dont chaque époque fait l'expérience à une incommunicabilité totale entre les organisations de sens ainsi définies. Ni historicisme, ni abîme infranchissable, le passage historique d'une forme particulière à une autre, doit être saisi en termes de déplacement et de réaménagement des structures de sens par lesquelles les hommes font l'expérience de la réalité qui se donne à voir. C'est de ces déplacements opérés

au cours de l'histoire du pouvoir en Occident qu'il nous faut partir pour tenter de circonscrire

la singulière configuration du monde démocratique.

11

La liberté politique chez les Anciens

C'est un lieu commun de reconnaître dans la démocratie grecque la mise au jour d'un pouvoir humain fondé en l'expérience d'un monde que la raison aurait délivré des scories de

la pensée mythique et prélogique. En ce sens, une étrange familiarité pousse à voir dans le modèle de la cité athénienne classique une amorce de notre propre compréhension des phénomènes naturels et humains, compréhension vierge de toute référence dogmatique à un pouvoir supra-humain censé orienter la finalité des actions humaines. L'on en arrive ainsi souvent à faire du gouvernement médiéval un accident dans l'histoire de l'émancipation humaine.

Cette conception schématique ne peut bien entendue se soutenir sur le plan de l'histoire des idées. Mais elle constitue néanmoins une opinion suffisamment tenace1 pour que nous insistions sur la nécessaire singularité des significations mises en jeu dans l'expérience grecque du politique. Ainsi devons-nous nous porter à l'étude de la structure du politique en Grèce ancienne, structure qui renvoie elle-même à la relation particulière que les Grecs instaurèrent avec la Nature. Nous le verrons, ce rapport spécifique à la sphère naturelle nous interdit de considérer la liberté politique tels que l'assume le citoyen athénien du Ve siècle dans le cadre de nos propres catégories, catégories que la conception chrétienne du pouvoir a fortement concouru à élaborer.

Nous distinguerons deux niveaux d'analyses quant au problème politique en Grèce ancienne : d'une part, la structure du politique dont les catégories ont servi et servent encore à la compréhension conceptuelle des rapports du politique aux autres manifestations de

la vie en commun et, d'autre part, la fin de la Cité et le statut du droit naturel dans le discours d'Aristote.

Structure du politique en Grèce Ancienne

Dans son discours célèbre Sur la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Benjamin Constant distingue deux formes de libertés : la liberté comme participation au pouvoir politique et la liberté comme indépendance privée.

Ainsi définit-il la première, celle qui nous intéresse ici : " La liberté des Anciens consistait

à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout un peuple, à les mettre en

1 Oriana Fallaci, journaliste italienne mondialement reconnue pour ses reportages sur la guerre au Vietnam et les crises au Moyen-Orient, écrit ainsi dans le quotidien milanais Corrierre della sera (extraits in Courrier International, n° 575, 8-14 novembre 2001), à propos de la culture islamique : " Pourquoi a-t-on besoin de parler d'un conflit entre deux cultures? Parler de deux cultures me gêne un peu : cela revient à les mettre sur le même plan comme s'il s'agissait de deux réalités parallèles, de même poids et de même taille. Notre civilisation est le berceau (...) de la Grèce antique qui nous a légué sa découverte de la démocratie... " (nous soulignons). L'on remarque comment la filiation établie avec l'héritage politique grec permet à la journaliste de mettre en place, par l'appel à un héritage directement assumé comme le nôtre, une opposition entre ce qu'elle conçoit comme deux blocs civilisationnels aux racines millénaires et finalement hétérogènes.

12

accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective, l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble (...). Les lois règlent les moeurs, et comme les moeurs tiennent à tout, il n'y a rien que les lois ne règlent. Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés "1.??

La différence majeure que retient Constant dans la définition de la liberté des anciens

et des modernes consiste en ceci que les premiers ne connaissent finalement de liberté qu'assemblés collectivement, sur la place publique, loin du silence de la vie familiale. Relevons comme indice le jugement négatif que porte Constant sur l'absence d'une liberté privée à Athènes puisque, nous le verrons, un tel jugement n'est possible qu'à partir du moment où la structure du pouvoir permet l'affirmation d'une sphère privée, problème qui ne

se pose pas à la conscience d'un Grec.

En fait, ce n'est pas qu'une telle sphère n'existe pas au sein de la Cité, mais elle ne reçoit pas de signification positive de la part du politique. Le foyer, l'oikos, est le lieu de la reproduction biologique de l'existence et de la satisfaction des besoins. C'est le simple règne

de la nécessité2. Cependant, la participation à la vie publique de la Cité implique l'indépendance quant à cette reproduction. Le citoyen doit pouvoir quitter la nuit du foyer pour entrer dans la lumière de l'agora, là où les hommes sont libres et égaux3 et pour cela il doit ne plus être astreint aux nécessités du labeur. Il doit être oïkodespotès, maître de la maison, régnant sur sa famille comme le roi dans une monarchie. L'autonomie par rapport au domaine privé est donc une caractéristique essentielle de la participation à la vie publique. Là s'affirme réellement le principe de la liberté, conçue comme discussion en commun des affaires de la Cité.

Il est dès lors, en un sens, possible d'affirmer avec Constant que la liberté privée est écrasée par la dimension publique du pouvoir. Mais gardons-nous d'émettre un jugement rétrospectif sur l'organisation de la Cité grecque et de juger celle-ci à partir de notre propre expérience du droit. Si l'individu n'existe qu'en corps, c'est tout simplement que l'individu n'existe pas. L'individu en tant que sujet premier du droit est pur non-sens pour un Grec.

Mais comment comprendre une telle séparation entre d'une part le domaine de la sphère naturelle et familiale, essentiel à l'autonomie du citoyen, et d'autre part l'affirmation

de cette autonomie sur la place publique. Cette volonté de démarquer deux domaines à ce point hétérogènes impliquerait-elle une césure entre liberté et nature, telle qu'aucune continuité ne puisse être établie entre le domaine public et le domaine privé ? Celui qui est

1 Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819, in Pierre Manent, Les libéraux, p. 440-441.

2 Dans son écrit sur Le droit naturel (1803) Hegel écrit à propos de la sphère domestique en Grèce

Ancienne : " Comme ce système de la réalité est tout entier dans la négativité et dans l'infinité, il s'ensuit que, dans son rapport à la totalité positive, il doit être traité par elle de façon tout à fait négative et rester sous sa domination : ce qui est négatif par nature doit demeurer négatif et ne peut devenir quelque chose de ferme ". L'universalité de la Cité éthique demeure donc une totalité abstraite en ce sens qu'elle ne parvient pas à réintégrer le moment proprement négatif de la reproduction naturelle. G. Lebrun commente ainsi ce passage dans

La patience du Concept, p. 27 : " La Cité éthique de modèle grec est universelle en ce qu'elle réintègre les contenus que la Réflexion donne pour séparés et opposés. Mais l'universalité éthique rencontre, en dehors d'elle,

un contenu qu'elle ne parvient jamais à supprimer comme tel. Ce noyau de réalité, c'est le système des besoins

physiques ainsi que du travail et de l'accumulation que ces besoins réclament... le système de ce que l'on appelle l'économie politique ". Sur l'opposition de ces deux domaines, Cf. Principes de la philosophie du droit,

§166, p. 235.

3 Aristote, Les Politiques, p. 108: " Ce n'est pas la même chose que le pouvoir du maître et le pouvoir politique,

et tous les autres pouvoirs ne sont pas identiques entre eux comme le prétendent certains. Car l'un s'exerce sur des hommes libres par nature, l'autre sur des esclaves, et le pouvoir du chef de famille est une monarchie, alors que le pouvoir politique s'applique à des hommes libres et égaux ".

13

soumis aux contraintes de la nature ne pourrait dès lors pas se voir ouvrir l'accès à la liberté des hommes. L'inégalité dans la nature engendrerait l'inégalité quant au politique.

Nous savons bien qu'historiquement cette inégalité politique en Grèce ancienne est un fait, mais la question que nous voudrions poser est celle-ci : un tel questionnement sur le rapport de la sphère privée et de la sphère publique quant à la liberté de l'individu a-t-il un sens dans le cadre conceptuel de la polis antique ?

Notre hypothèse sera finalement qu'il existe une étroite corrélation entre la manière dont un Grec juge du sens de la liberté politique et les structures mêmes de la réalité politique

de la Cité. On comprend dès lors que le rapport établi dans les Etats constitutionnels modernes entre démocratie et humanité ne pouvait naître en Grèce, ce qui pourrait expliquer que la démocratie n'est, chez les Anciens, qu'un mode particulier de la politeia et non pas une définition même de l'homme.

La fin de la Cité

On sait que, très tôt, les Grecs ont distingué ce qui est de l'ordre de la nature (phusis)

et ce qui est de l'ordre de la convention (nomos). Par exemple, dans le texte célèbre du Gorgias, Calliclès oppose " l'ordre de la loi " et ce que " la nature elle-même proclame "1. Ainsi la Cité est-elle de l'ordre de la convention et le juste une différence d'appréciation d'une société à l'autre.

Or contre ces dérives sophistiques et sceptiques, la philosophie tente d'établir un lien entre nature et loi : " la distinction entre nature et convention implique que la nature est essentiellement cachée par des décisions souveraines "2. Aussi le rôle du philosophe est-il de discerner l'exacte rapport de convenance entre la loi de la Cité et l'harmonie naturelle. Ainsi Platon, dans la République, à partir de l'ordre (cosmos) qui règle à la fois les corps célestes,

les trois parties de l'âme et les fonctions dans la Cité peut définir la justice comme ce qui consiste à faire bien son oeuvre. L'homme juste est l'homme dans lequel chaque partie de l'âme accomplit sa tâche; de même, dans la Cité, chacun doit tenir son lieu propre, non en vue

de son propre avantage mais en vue du bien commun3. Dès lors la fin de la législation est la vertu4.

L'on pourrait reprocher néanmoins à Platon de n'avoir en vue que la Cité parfaite, la calliopolis, et par conséquent, de ne pas prendre en compte la nécessaire contingence des affaires humaines, contingence avec laquelle la loi doit compter. Or Aristote, sur cette voie, nous semble un guide plus sûr, en tant qu'il distingue les objets propres de la connaissance théorétique, éternels et divins, et la science de la praxis, science de l'action humaine

1 Platon, Gorgias, 483a-483b, p. 225.

2 Leo Strauss, Droit naturel et histoire, p. 91: " La loi apparut comme une règle qui tire sa force du consentement, de la convention des membres du groupe. La loi ou la convention ont tendance à cacher la nature".

3 Platon, La République, 441a, p. 194: " Ainsi nous dirons, je pense, que la justice a chez l'individu le même caractère que dans la cité. Cela aussi est de toute nécessité. Or nous n'avons certainement pas oublié que la cité était juste du fait que chacune de ses trois classes s'occupaient de sa propre tâche. (...) Souvenons-nous donc que chacun de nous également, en qui chaque élément remplira sa propre tâche, sera juste et remplira lui-même sa propre tâche ". Cf. aussi, 433a, p. 185: " Chacun ne doit s'occuper dans la cité que d'une seule tâche, celle pour laquelle il est le mieux doué par nature "; Goldschmidt, Les dialogues de Platon, p. 281: " La Justice, elle, se définit dans les règles. Le raisonnement définitionnel a pour critère l'exigence de l'Etat parfait et le mécanisme des exclusions. Il reste, parmi les causes présentes dans la Cité, le principe de la division du travail, ce principe

qui enjoint à chacun de faire ses propres affaires, et ce doit être là la justice ".

4 Platon, Lois, 631a, p. 105: " Il est juste de commencer par la vertu, dans l'idée qu'elle est le but en vue duquel le législateur institue les lois ".

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essentiellement sujette au changement1. Chez ce dernier, nature et artifice s'articulent de façon à répondre aux problèmes que pose au philosophe la réalité politique de la Cité.

En effet, pour le Stagirite, la cité est une réalité naturelle2. Pourtant Aristote distingue droit naturel et droit légal. Ainsi dans l'Ethique à Nicomaque : " le juste naturel est ce qui a partout la même puissance et ne dépend pas du fait d'être décidé ou non ; le juste légal est ce qui, à l'origine, peut être indifféremment ceci ou cela "3. Comment comprendre alors que la cité soit d'origine naturelle mais en même temps qu'elle établisse ses propres critères du juste ?

En fait, deux éléments doivent être pris en compte dans l'examen du caractère naturel

de la Cité, son origine et sa fin. Quant à son origine, la communauté est composée de plusieurs familles. La fin de la famille est la subsistance, mais pas encore la vie heureuse, telos de l'existence humaine. Celle-ci réside dans l'autarcie; or, cela, la famille ne peut le réaliser. C'est donc de la réunion de plusieurs familles que naît la Cité dont la fin est l'autarcie. Mais comme c'est là la fin de toute vie heureuse, " la cité est par nature antérieure à

la famille et à chacun de nous "4.

La justice visera, par suite, à établir un ordre dans la communauté et c'est cet ordre qui définit chaque cité particulière, sa politeia, sa constitution ou l'ordre des magistratures. Ainsi

la constitution de la cité est une réponse artificielle à la fin naturelle en vue de laquelle la Cité existe. Aussi le critère de la cité juste sera ce qu'elle vise, en l'occurrence le bien commun5. Une cité sera défectueuse sitôt qu'elle vise à l'avantage des seuls gouvernants. Dès lors l'ordre des magistratures, la constitution, doit viser non au profit de certains mais au bien de tous6. Cependant à chaque forme de cité correspondra une organisation particulière. C'est pourquoi l'éducation des citoyens doit être conforme aux différentes constitutions7. En chaque constitution le juste sera jugé à partir du principe de base de la constitution. Dans la

1 Leo Strauss et Joseph Cropsey, Histoire de la philosophie politique, p. 130: " Dans la mesure où l'action humaine dépend de la volition humaine, elle est essentiellement sujette au changement. Le but de la science pratique n'est pas la connaissance mais l'amélioration de l'action; sa faculté propre est la partie calculatrice ou pratique de la partie rationnelle de l'âme, ou ce qu'Aristote appelle " la sagesse pratique " ou " la prudence

" (phronésis) ".

2 Aristote, Les Politiques, I, 2, 1252b, p. 90: " Et la communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors qu'elle a atteint le niveau de l'autarcie pour ainsi dire complète; s'étant donc constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu'elle existe, de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est naturelle puisque les communautés premières dont elle procède le sont aussi ".

3 Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 10, 1134b, 19-21, in revue Les études philosophiques, avril-juin 1986, Guy

Planty-Bonjour, " Le droit naturel selon Aristote et les Déclarations des droits de l'homme ", p. 151.

4 Ibid., I, 2, 1253a, p. 92.

5 Ibid, III, 6, 1278b, p. 227: " Il est donc manifeste que toutes les constitutions qui visent l'avantage commun se trouvent être des formes droites selon le juste au sens absolu, celles, au contraire qui ne visent que le seul intérêt des gouvernants sont défectueuses, c'est à dire qu'elles sont des déviations des constitutions droites. Elles sont,

en effet, despotiques, or la cité est une communauté d'hommes libres ".

6 Ibid., V, 8, 1308b, p. 377: " Mais la règle cardinale dans toute constitution c'est qu'elle soit organisée, tant du point de vue des lois que de celui de n'importe quelle administration, de telle manière que les magistratures ne soient pas source de profit, et c'est surtout dans les oligarchies qu'il faut s'y efforcer. Car ce n'est pas tant d'être écartés du pouvoir qui irrite la majorité des gens, que de penser que les magistrats pillent le bien public ".

7 Ibid., V, 9, 1310a, p. 383: " Mais le plus efficace de tous les moyens dont on a parlé pour faire durer les constitutions, et qui est aujourd'hui négligé par tous, c'est de donner une éducation conforme aux différentes constitutions. Car aucune des lois les plus utiles ne sera du moindre profit, même si elle est ratifiée par l'ensemble du corps politique, si les citoyens ne sont pas dotés de dispositions, c'est à dire éduqués, dans une perspective démocratique si les lois sont démocratiques, oligarchiques si elles sont oligarchiques. L'intempérance, en effet, si elle peut concerner un individu, peut aussi concerner une cité. Mais avoir reçu une éducation conforme à la constitution ce n'est pas faire ce qui plaît aux oligarques ou aux partisans de la démocratie, mais ce grâce à quoi les premiers pourront gouverner oligarchiquement et les seconds vivre en démocratie ".

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constitution démocratique, ce sera la liberté fondée sur l'égalité : " n'être au mieux gouverné par personne, ou sinon de l'être à tour de rôle "1.

Néanmoins, la fin de la Cité n'est pas le simple vivre ensemble, elle vise " la vie bienheureuse et belle et les belles actions2 ", " une vie excellente, accompagnée d'une vertu pourvue d'assez de moyens pour qu'on puisse prendre part aux actes conformes à la vertu "3.

Si, en fin de compte, le bien de la collectivité et le bien pour chaque homme sont le même, c'est qu'il y a entre la cité et le citoyen un rapport du tout à la partie. " Ce sont les mêmes choses qui sont excellentes pour un particulier et une communauté, et c'est cela que le législateur doit faire entrer dans l'âme des hommes "4. Alors effectivement l'homme n'est libre qu'en tant qu'il est citoyen, la vie au sein du foyer étant naturellement imparfaite.

Que retenir de cette courte étude de la Cité grecque qui semble nous éloigner de notre question d'origine ? Tout d'abord qu'il y a peu de sens à vouloir comparer démocratie grecque et démocratie moderne. Mis à part les différences institutionnelles dont nous n'avons pas traité ici, la liberté des Anciens était une réponse spécifique à l'organisation de la vie commune dans un champ épistémique particulier. Le problème d'une absence de liberté privée ne se pose donc pas pour la conscience grecque et il serait tout aussi anachronique de leur en tenir grief que de voir en eux des précurseurs de notre souveraineté populaire qu'une obscure tradition aurait éloignée de nous pendant plus de vingt siècles. En faisant l'économie d'une discussion sur la notion de droits subjectifs qui ne sont apparus qu'à l'époque moderne, l'on peut montrer que la structure même du pouvoir en Grèce ancienne ne pouvait prendre en vue l'individu, celui-ci ne trouvant pas de place dans le réseau conceptuel propre aux formes

de la vie politique antique. D'autre part, et c'est là l'essentiel, la démocratie pour les Grecs n'est qu'une forme de gouvernement parmi les autres et dont il est possible de comparer la nature avec les autres formes de constitution5. En tant que la Polis a pour fin naturelle l'autarcie, la démocratie, ni non plus aucune forme de gouvernement, ne saurait être jugée comme universellement valable. L'idée d'un gouvernement valable pour tous les hommes ne pouvait naître pour un Grec. Si les Grecs découvrent le citoyen, ils n'ont pas inventé l'Homme. C'est que cette idée même est tributaire d'une organisation nouvelle du champ conceptuel, organisation qui elle-même résulte d'un ordre historique déterminé6.

1 Ibid., VI, 2, 1317b, p. 418.

2 Ibid., III, 9, 1280b, p. 237.

3 Ibid., VII, 1, 1323b, p. 452.

4 Ibid. VII, 14, 1333b, p. 499.

5 M. Finley, La démocratie des anciens et la démocratie des modernes, p. 57: " Il ne va pas de soi qu'une telle quasi-unanimité se fasse actuellement en ce qui concerne les vertus de la démocratie, alors que, durant la majeure partie de l'histoire, ce fut l'inverse ". Finley cite en témoignage cette formule de Lipset (L'homme et la politique, Paris, Seuil, 1963, p. 433): " La démocratie n'est pas seulement, ou même fondamentalement, un moyen par lequel différents groupes peuvent atteindre leurs buts, ou chercher une bonne société; c'est la bonne société elle-même en action. ", p. 90, op. cit.

6 Cette affirmation encore hypothétique devrait trouver sa confirmation dans la suite de notre recherche. Cette longue entrée en matière devait en tout cas nous servir d'exemple paradigmatique pour ce que nous pourrions

appeler le cercle herméneutique du politique. Elle nous permet en outre d'avancer dans notre enquête quant à la

genèse du pouvoir démocratique, enquête qui nous conduit à présent à nous intéresser à l'empire chrétien médiéval et à l'universalisme dont il est porteur. Ce qui, nous allons le voir, nous en apprend beaucoup plus sur

la naissance de la modernité politique qu'une quelconque filiation avec les peuples anciens de l'Hellade.

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L'universalisme chrétien et la direction des âmes

Au rebours de l'idéal grec de la cité autarcique, le Moyen-âge chrétien renforce l'idée d'universalité attachée au principe de domination impériale.

Certes l'expansionnisme et la diffusion d'un modèle politique et juridique peuvent être considérés comme la perpétuation du projet impérial romain, Empire converti sous Constantin

en 313, et dont le centre de gravité se serait déplacé vers le nord après les invasions barbares

et la conversion de Clovis en 497. Mais un fait important nous conduit à distinguer expansionnisme romain et universalisme chrétien. En effet, les Romains n'attachaient pas de signification transcendante ni téléologique à l'expansion de l'Empire. Et, en outre, les provinces conquises, en dehors des structures administratives importées de Rome, étaient généralement homogénéisées par acculturation extérieure.

Le fait nouveau apporté par la doctrine chrétienne tient en la reconnaissance de l'égalité de tous les hommes dans la nécessaire soumission à la volonté divine. Le christianisme affirme par-là même l'unité du genre humain issu du premier homme, et tout entier marqué par le péché originel, humanité qui ne peut être rachetée que par la foi en le Christ. D'autre part, et c'est là une particularité propre au modèle chrétien, un nouveau statut

de la liberté commence à s'affirmer, liberté intérieure de la conscience errante entre néant et

Dieu et qu'il convient de diriger vers l'amour ordonné de la création et la volonté bonne.

Saint Augustin et la nature humaine

En systématisant le message évangélique et en lui donnant une assise philosophique et théologique stable, l'évêque d'Hippone parvient à une compréhension neuve de la société humaine en même temps que de la destinée individuelle qui va commander l'interprétation du fait politique tout au long du Moyen-Age chrétien. En effet, c'est à partir d'un discours nouveau sur la nature humaine qu'Augustin parvient à une intellection de la liberté individuelle et de l'intériorité qui va modifier en profondeur les structures du pouvoir pour

les siècles à venir.

En distinguant deux statuts de la condition de l'homme, avant et après le péché, Augustin fonde la justice non plus sur le pouvoir de l'homme, mais sur la relation de ce dernier à son créateur. La nature humaine est nature corrompue. Alors que la nature créée est parfaite et ordonnée1, l'homme a, par orgueil, brisé l'harmonie qui le reliait à l'ensemble de la création. Alors que dans l'état originel, l'homme veut ce qu'il peut, il ne peut plus, à la suite

du péché, ce qu'il veut 2. En voulant ce qu'il ne pouvait pas, autrement dit en désobéissant à l'injonction divine, l'homme, affirmant par-là même une volonté indépendante de celle de son

1 Saint Augustin, La Cité de Dieu, T. II, Livre XII, §3, p. 65: " Car Dieu est immuable et absolument incorruptible. Or le vice, qui fait leur résistance contre Dieu, n'est pas un mal pour Dieu, mais pour eux-mêmes.

Et ce n'est un mal qu'en tant qu'il corrompt en eux le bien de la nature. C'est, en effet, le vice et non la nature qui est contraire à Dieu ".

2 Ibid., Livre XIV, §15, p. 174: " Il n'a pas voulu ce qu'il pouvait; et il ne peut plus ce qu'il veut. Quoique dans le paradis, avant le péché, tout ne lui fut pas possible, il ne voulait que ce qu'il pouvait; aussi pouvait-il tout ce qu'il voulait. Maintenant, et tel qu'à l'origine l'Ecriture nous le montre: " L'homme n'est que vanité ". Qui pourrait énumérer tout ce qu'il veut sans le pouvoir, quand lui-même à lui-même désobéit, c'est à dire à sa volonté, sa volonté; à l'esprit, la chair esclave? "

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créateur, s'est condamné à un abîme entre sa puissance et sa volonté. En effet, en bravant l'interdit divin par amour pour sa compagne 1, la volonté d'Adam n'a plus pour finalité l'amour de Dieu, mais l'amour du couple référé à lui-même, amour de l'homme pour l'homme et non amour du couple pour Dieu. Ce n'est pas le corps qui est la cause du péché, mais l'orgueil, la volonté mauvaise, qui après la condamnation n'est plus à même d'avoir tout

à fait prise sur la chair2.

Or, par-là même, c'est tout le genre humain, dans la suite des générations, qui se trouve condamné à la même peine3. Se découvre ici l'idée même d'une unité du genre humain qui, au-delà des variations contingentes, est tout entière traversée par la même origine. Une seule différence distingue à présent les hommes, selon qu'ils désirent de vivre selon l'esprit

ou selon la chair. Vivre selon l'esprit, c'est aimer Dieu à travers le monde, vivre selon la chair, c'est vivre pour l'amour du monde seul. C'est la distinction entre l'amour ordonné, qui respecte l'ordre de la création, et l'amour de jouissance qui répète indéfiniment le péché de nos ancêtres, amour de celui qui croit pouvoir tirer de sa propre volonté tout ce qui est nécessaire à l'existence4. Ainsi se découvrent deux cités, cité terrestre imbue de l'amour de soi, et cité de Dieu, tournée vers l'amour divin5.

Deux traits essentiels ressortent finalement du discours augustinien. D'une part, le genre humain partage universellement la même condition déchue. D'autre part, l'homme est cet être qui toujours est libre de choisir entre le Néant de sa volonté autonome et l'amour de Dieu. Bien qu'il ne puisse être sauvé par sa propre volonté, sans la Grâce divine, l'homme se définit fondamentalement par son libre arbitre qui lui permet de vivre selon la vérité ou selon le mensonge3.

Reginem et regnum : la conception ministérielle du pouvoir

Ainsi, en distinguant deux cités de nature et de finalité différentes, Augustin parvient à définir un nouveau concept de justice, inconnu jusqu'alors du monde antique. Le Livre XIX,

§21 de la Cité de Dieu nous éclaire particulièrement sur cette différence. Augustin, dans les nouveaux cadres conceptuels définis par la doctrine chrétienne, parvient à retourner la pensée romaine contre elle-même, en utilisant ses propres concepts. S'accordant sur la définition

1 Ibid., Livre XIV, §11, p. 168: " Il est séduit non parce qu'il croit à la vérité des paroles de sa compagne, mais parce qu'il obéit à l'affection conjugale ".

2 Ibid., Livre XIV, §3, p. 149: " Car cette corruption du corps qui appesantit l'âme n'est point la cause, mais la peine du péché; et ce n'est point la chair corruptible qui a rendu l'âme pécheresse, mais l'âme pécheresse qui a rendu la chair corruptible ".

3 Ibid., Livre XIII, §3, p. 107: " Donc tout le genre humain, qui par la femme devait s'épancher en générations, était dans le premier homme, quand le couple reçut l'arrêt de sa condamnation. Et tel il fut, non pas au moment

de sa création, mais au moment de son péché et de son châtiment, tel il se reproduit dans les mêmes conditions

originelles de mort et de péché ". Cf. aussi Livre XIII, §14, p. 118.

4 Ibid., Livre XIV, §1, p. 145: " Aussi, malgré cette merveilleuse variété de nations répandues sur toute la terre,

de croyances et de moeurs si différentes, divisées par leurs langues, leurs armes, leurs costumes, il n'existe toutefois que deux sociétés humaines, ou, pour les appeler du nom que leur donne l'Ecriture, deux cités. L'une est

la cité des hommes qui veulent vivre en paix selon la chair; l'autre, celle des hommes qui veulent vivre en paix selon l'esprit; et quand les désirs de part et d'autres sont accomplis, chacun à sa manière est en paix ".

5 Ibid., Livre XIV, §4, p. 150: " Il existe deux cités différentes et contraires, celle des hommes vivant selon la chair, celle des hommes vivant selon l'esprit, je pourrais dire aussi celles des hommes qui vivent selon l'homme, celle des hommes qui vivent selon Dieu ".

3 Ibid. Livre XIV, §13, p. 170: " C'est une fausse grandeur qui, délaissant celui à qui l'âme doit demeurer unie comme à son principe, prétend devenir en quelque sorte son principe à soi-même; et cela, quand l'âme se

complaît trop en soi. Elle se complaît en soi, quand elle se détache de ce bien immuable qui devait être

préférablement à elle-même l'unique objet de ses complaisances. Or ce détachement est volontaire; car si la volonté du premier homme fut demeurée stable dans l'amour du bien immuable, lumière de son intelligence, foyer de son coeur, s'en serait-il détourné pour se plaire en soi, pour tomber dans les ténèbres et la froideur? "

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cicéronienne de la République comme chose du peuple, Augustin s'attache à montrer qu'une telle République n'a jamais existé et ne peut être envisageable que dans le contexte de la foi chrétienne. En effet, une République est basée sur le droit consenti. Or un tel droit est lui- même fondé sur la justice. Mais, et c'est là toute l'originalité du propos augustinien, une telle justice n'existe pas là où seul est visé l'intérêt humain. L'homme qui se soustrait à la puissance de Dieu pour se livrer à celle des hommes est un esclave et ne peut connaître de véritable félicité1. Il convient donc de distinguer la paix de la cité terrestre, tournée vers l'orgueil, et la justice de la cité de Dieu, seule à même d'orienter vers le salut. Ainsi peut-on comprendre la paix non comme simple calme extérieur, mais " comme soumission à la volonté de Dieu, telle qu'elle nous est connue par la foi "2. C'est l'ordre transcendant de la création qui fournit la norme de l'établissement humain. " Si la paix résulte de l'ordre établi par Dieu, la justice n'est pas autre chose, au fond, que le respect et la réalisation de cet ordre. Cette harmonie des choses est inscrite dans la volonté divine "3. Contre la conception aristotélicienne qui voyait dans l'autarcie la fin même de la Cité, Augustin fait, par conséquent, de la dépendance, le critère même de la justice.

Or cette conception, jusqu'à présent exposée dans ses principes, va bouleverser les cadres politiques de l'Occident chrétien, jusqu'à l'émergence de l'Etat-nation qui s'est justement bâti contre ces cadres politiques, mais dont il recevra néanmoins l'empreinte, quand bien même celle-ci ne serait que négative4.

En effet, cette conception neuve du rapport de l'homme à lui-même conduit à comprendre le pouvoir des hommes non comme rapport immédiat de la volonté à la réalité, mais comme médiation de cette volonté au monde par l'amour de Dieu. Ainsi l'autorité du pouvoir se fonde directement dans la recherche du salut et par-là dans l'éducation à la vraie foi. Le pouvoir perd son autonomie et se voit distingué entre puissance séculière et pouvoir religieux, le premier se trouvant soumis au second. Se découvre, dès lors, une " conception ministérielle du pouvoir séculier » où « l'autorité du prince s'impose au respect et à l'obéissance parce qu'elle est l'instrument de Dieu pour promouvoir le bien et réfréner le mal. C'est sa raison d'être "5. Par conséquent, " la royauté dans l'Eglise tend à devenir un office. Elle exerce un pouvoir réel mais un pouvoir ministériel. (...) Le roi représente la force, mise

au service de l'Eglise. Il doit obtenir par la crainte ce que le prêtre est impuissant à réaliser par la prédication "6. On le voit, le rôle du pouvoir n'est plus tant de régler les seules actions extérieures, mais de pénétrer l'intérieur des âmes pour les faire se tourner vers l'amour de Dieu. Pour être plus exact, il conviendrait même de dire qu'une telle distinction entre la rectitude des actes et la volonté bonne ne naît qu'avec la conception chrétienne de la royauté. Aussi le pouvoir royal ne consiste pas tant en une domination qu'en une direction, ce que traduit le terme de regere qui signifie à la fois diriger, gouverner, dominer, et auquel le regnum, l'exercice de la royauté, est soumis7. Ainsi " la justification augustinienne d'un pouvoir s'inscrit dans une vision globale de la déchéance du genre humain "8. Le plus

1 Ibid., Tome III, Livre XIX, §21, p. 134: " Car enfin, quel peut être l'intérêt véritable de ceux qui vivent dans l'impiété, comme vit quiconque trahit le service de Dieu pour celui des démons, monstres d'impiétés d'autant plus pervers qu'ils veulent, esprits impurs, qu'on leur sacrifie comme à des dieux? "

2 H.X. Arquillière, L'augustinisme politique, p. 62.

3 Ibid., p. 63

4 C'est en effet par le discours chrétien sur la Chute que les concepts de liberté de l'individu, de for intérieur et d'universalité du genre humain acquiert une réalité politique.

5 Ibid., p. 93

6 Ibid., p. 148-149

7 M. Senellart, Les arts de gouverner, p. 23: " Pendant plusieurs siècles, la réflexion médiévale sur l'origine, la nature, l'exercice du pouvoir s'est développée autour, non des droits attachés à la fonction souveraine, mais des devoirs liés à l'office du gouvernement (regimen). "

8 Ibid., p. 69.

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frappant dans cette compréhension du rôle du gouvernement tient sans doute au fait que le roi

lui-même est soumis aux devoirs liés à son office. Pour guider son peuple vers la justice, le

roi doit devenir modèle de vertu. Son pouvoir ne se sépare dès lors pas d'une justification transcendante à laquelle il se voit rappelé par la voix de l'Eglise. Ainsi " l'Eglise ne pouvant

se passer de la contrainte l'a peu à peu pliée aux règles éthiques du gouvernement "1.

L'exemple le plus significatif de cet office est sans doute ce genre nouveau de littérature que constitue le Miroir du prince, véritable catalogue de vertus, que le roi se doit d'observer tout au long de son règne. On en découvre déjà une ébauche chez Augustin qui, au Livre V, ch. 24 de la Cité de Dieu, recommande à l'empereur chrétien de vivre selon la vertu

et d'avoir en vue, non comme " les serviteurs du démon ", seulement la paix temporelle, mais

le bien commun du peuple, autrement dit la justice divine2.

Retenons donc de ce rapide aperçu de ce qu'il est convenu d'appeler l'augustinisme politique une nouvelle compréhension du fait politique et de l'exercice du pouvoir basée sur une définition inédite de la nature humaine ou, pour être plus exact, sur l'invention même de

la nature humaine. Car ce qui se met en place avec la doctrine chrétienne du péché originel, c'est, nous l'avons vu, la mise au jour d'une communauté d'essence entre tous les hommes, tous soumis aux mêmes conséquences du péché originel et en même temps séparés de la nature créée. Par-delà donc les différences entre les peuples du monde, une seule origine et une seule rédemption possible, la foi chrétienne. D'autre part, apparaît avec Augustin l'idée d'une autodétermination fondamentale de l'homme, qui, libre de choisir entre Dieu et le néant, se voit seul responsable de sa déchéance, bien qu'il ne puisse assumer seul son salut. Enfin, avec l'idée que la déchéance du corps n'est que l'effet de la mauvaise volonté, c'est le thème de l'intériorité de la conscience individuelle qui commence à poindre, bien que celle-ci soit par essence mauvaise, puisque l'indépendance, et par conséquent la volonté particulière,

est justement la perpétuation du péché d'orgueil qui condamna l'homme à sa condition mortelle. Contre l'idée même d'autonomie prennent place des structures de pouvoir propres à diriger les âmes vers la justice véritable, amour bien ordonné de la création et de son créateur. Nous assistons par-là même à l'évacuation du modèle de la Cité autarcique propre à Aristote qui jugeait du juste à partir de l'excellence proprement humaine.

Néanmoins à partir du XIIe siècle s'accomplit un déplacement de sens de l'office royal qui va peu à peu conduire à l'autonomie du politique, effective à partir du XVIIe siècle.

En effet, à ce moment le prince ne se voit plus seulement confier pour tâche de diriger les âmes mais aussi, et surtout, de diriger les affaires communes et temporelles3.

Avec saint Thomas et la lecture de la Politique d'Aristote, on quitte le discours augustinien sur la chute pour passer à une réflexion sur la conduite des affaires humaines. Désormais le regnum et le regimen se confondent en la personne du monarque. A partir de ce moment, regere n'est plus tant bien se conduire que conduire quelque chose4. Gouverner devient régir une multitude en vue du bien commun ; gouvernement qui, finalement, se définit comme " capacité de pourvoir aux choses nécessaires à la vie humaine "3. Ainsi saint Thomas remet à l'honneur la notion aristotélicienne de prudentia, non plus entendue comme discernement entre le bien et le mal, mais comme la vertu qui, au milieu des choses

1 Ibid., p. 29.

2 Cité de Dieu, Livre I, §24, p. 246-247.

3 Les arts de gouverner, p. 125: " L'Etat n'a pu se dégager progressivement de l'autorité ecclésiale que par un transfert, sur la personne du prince, du symbolisme religieux. Or ce transfert supposait une véritable métamorphose du prince lui-même, lui permettant, non plus seulement d'être digne de son office, mais de s'identifier avec la personne publique qu'il incarnait ".

4 Ibid., p. 168.

3 Ibid., p. 165.

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contingentes, permet d'atteindre rationnellement ses buts. On passe de la science des fins à l'art délibératif des moyens à partir du temps réel de l'action politique et non plus d'une norme intemporelle. Nous voici finalement bien proche de Machiavel.

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Espace et temps du gouvernement des hommes :

le moment machiavélien

Nous avons donc vu qu'avec la synthèse qu'opère saint Thomas entre christianisme et aristotélisme une nouvelle définition du bien commun commence à émerger. A partir de la hiérarchie des réalités au sein du monde créé, le docteur évangélique peut ainsi situer la conservation de la paix civile au centre de l'office gouvernemental. Si le roi se définit toujours comme un pasteur, sa mission directrice se confond désormais avec la nécessité " de conserver cette unité qu'on appelle la paix "1. Commence dès lors à poindre un certain discours de l'art de gouverner où le prince est investi de la plénitude du regimen. C'est en vue

de pourvoir au nécessaire que les hommes s'assemblent, et c'est la volonté une du monarque qui dirige les volontés particulières vers cette fin. Aussi trouvons-nous chez Thomas une réévaluation du statut de l'histoire concrète qui peut servir d'exemple à la conduite des affaires du royaume. Un exemple parmi d'autres est le titre du chapitre IV du Livre I du De regno : " où l'on montre comment l'autorité a varié chez les Romains et que chez eux la chose publique a cependant pris de l'extension avec le gouvernement d'une collectivité "2.

Néanmoins, si une certaine considération des nécessités matérielles du gouvernement vient à tenir une place importante dans le discours thomiste, il n'en demeure pas moins que c'est aux conditions éthiques de l'office royal que se trouve soumise la réflexion sur le pouvoir du prince. Or, c'est avec cette conception d'un cosmos ordonné que va rompre le florentin Machiavel. En inscrivant le critère d'efficacité au centre du dispositif politique, ce dernier rompt avec toute idée d'une fin transcendante à l'exercice du pouvoir et inaugure par-

là même notre modernité. Le bien fondé de l'action politique n'est plus antérieur à la réalisation de cette action, mais au contraire découle de son succès au sein de l'affrontement des forces en présence3. La fin du gouvernement est désormais ordonnée à une seule considération : la conservation de la puissance. Et cette puissance ne se fonde pas dans une justification transcendante à l'ordre humain mais est, au contraire, directement liée à la capacité du prince à composer avec les passions que le christianisme condamne comme les signes de la déchéance humaine. Or, dans un monde où la vertu chrétienne est sans cesse démasquée comme une illusion par les appétits réels des hommes, c'est de la nature humaine telle qu'elle se donne à voir que le prince doit partir pour élaborer son commandement. Désormais donc, l'aune de référence de l'action politique n'est plus l'immutabilité d'une histoire supra-humaine renvoyée dans les ténèbres de l'origine, mais au contraire, l'instabilité fondamentale des affaires mondaines.

Ainsi, c'est en rompant avec la morale chrétienne et son discours sur les vertus du prince, que Machiavel institue le lieu réel du pouvoir : dans l'histoire. Cette histoire est celle

du heurt des intérêts et des luttes pour la domination, une histoire pleine de fureur et de bruit que raconte celui qui, pour un temps, en acquière la maîtrise. Ici apparaît un couple

1 Thomas d'Aquin, Du gouvernement royal, p. 15.

2 Ibid., p. 29.

3 A. Negri, Le pouvoir constituant, p. 76: " Dans la production de l'Etat et dans le développement du principe constituant, le vrai et le bien sont indissolublement liés à la puissance - leur horizon est toujours celui de la puissance et toute distinction est a posteriori, alors que l'action vient avant, et choisit librement ".

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conceptuel fondamental du remaniement machiavélien : l'opposition entre Fortuna et virtù1.

Le vrai passe désormais tout entier du côté du changement et de la mutabilité, dans la temporalité intrinsèque du monde humain et de la nature changeante. Et c'est dans sa capacité

à s'adapter à la fortune, à ordonner son action aux nécessités du temps, que se reconnaît le bon prince. Ce n'est plus le monde humain qui doit être orienté par rapport au modèle intemporel de la vertu que le prince incarne de par sa mission divine, c'est au contraire le prince qui doit s'adapter à la mutabilité essentielle du cours du monde. " Si nous pouvions changer de caractère selon le temps et les circonstances, la fortune ne changerait jamais "2: voilà l'enseignement fondamental du Florentin. Le temps est la substance même du pouvoir,

ce temps que le prince doit intérioriser pour l'amener à se plier à sa volonté3. La temporalité

est à la fois la contrainte objective avec laquelle le prince compose et l'empreinte subjective par laquelle il peut infléchir la réalité. Le temps est proprement le principe constituant du pouvoir4. Dès lors, la science politique imbue de prétentions normatives et théorétiques se transforme en " technologie politique 5 ", en élaboration subjective de la matière historique. Et comme l'histoire n'est que le jeu des passions humaines, c'est à partir de et sur celles-ci que

la domination s'exerce6.

Ainsi voit-on se dessiner chez Machiavel une nouvelle économie de la puissance, constituée à partir d'une réélaboration des catégories politiques et d'une signification inédite

de l'inscription de l'action humaine dans le monde. Le Prince se donne comme un miroir de

la puissance dans un monde redéfini en termes de volonté subjective de domination et de conservation du pouvoir. Par conséquent, ce n'est plus l'image d'un modèle transcendant que réfléchit le miroir du prince, c'est le lieu de son action et de son inscription temporelle et spatiale. Le catalogue des vertus devient celui du compte des forces en présence au sein du royaume que le monarque doit connaître pour s'y adapter7.

Un pas néanmoins reste à franchir pour voir le livre du prince se transformer en livre d'Etat, recensement des forces du Royaume offert à l'administration rationnelle. Pour cela, une nouvelle structure du pouvoir doit s'affirmer, celle de l'Etat-nation où le monarque s'identifie avec le territoire administré, la personnalité du souverain se trouvant peu à peu absorbée dans sa fonction administrative. Effacement progressif du prince au profit d'une libération de la puissance collective et d'une réappropriation des forces de la nation par elle- même que le XVIIe siècle voit se mettre en place. C'est à l'étude de cette nouvelle structuration de la réalité politique qu'il nous faut à présent nous intéresser.

Mais concluons avant toute chose sur cette étude de la structure du pouvoir chez les

Anciens, au Moyen-âge et à l'aube de la modernité. Nous avions parlé à ce propos d'une

1 Les arts de gouverner, p. 188: " Ainsi l'art, chez Machiavel, est-il indissoluble de la temporalité. Il ne se conçoit que dans un rapport de lutte avec la puissance instable de la fortune ".

2 N. Machiavel, Le prince, p. 176.

3 Le pouvoir constituant, p. 63: " Nous pouvons saisir comme volonté, et comme projet subjectif concentré, la puissance en acte dans ces moments. Plus précisément, le problème est d'intérioriser le temps historique, de l'intégrer au temps anthropologique, de singulariser la puissance qui s'est découverte ".

4 Ibid., p. 60: " C'est sa volonté de puissance qui rassemble cette temporalité éparse pour en faire une arme invincible dans la réalité (...). Il (César Borgia) est l'organisateur de l'Etat, celui qui surdétermine le temps

historique et le réorganise ".

5 Ibid., p. 61.

6 Ibid., p. 106: " La passion est une trame matériellement et profondément immergée dans le temps, une trame capable de secouer le temps et son inertie ".

7 Chez Machiavel, le terme de stato permet d'articuler l'idée du gouvernement, de conservation de la puissance

et de la domination d'un territoire. Le terme stato ne recouvre pas la notion d'Etat, entendue comme structure administrative encadrant l'usage de la puissance, mais fait référence d'une part au pouvoir d'un homme ou d'un groupe au sein de la Cité, d'autre part, au domaine et au territoire sur lequel s'exerce la domination, enfin, le régime ou la forme constitutionnelle de gouvernement. C'est donc avant tout dans sa connotation d'espace de la domination du prince que doit s'entendre le stato machiavélien. Cf. Les arts de gouverner, p. 212-213.

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imbrication essentielle du concept de pouvoir et de Nature. Nous sommes à présent en mesure

de mieux justifier cette affirmation. Nous avons en effet pu observer qu'à chacune de ces époques correspond une conception particulière de la Nature qui, avec chacune de ses redéfinitions, entraîne avec elle une nouvelle structuration du politique. Si les Grecs voient dans la Nature l'image d'un cosmos organisé en lequel vient s'inscrire l'ordre humain, la conception politique qui s'ensuit comprend la Cité, soit chez Platon, comme harmonie des parties à l'image du cosmos et de l'âme, soit chez Aristote, comme communauté autarcique, l'idée d'un premier moteur autonome ordonnant la fin de la Cité à une vie belle s'achevant dans l'éducation du citoyen à l'excellence de la theoria. Aussi la liberté politique dans la Polis antique ne peut-elle consister qu'en la recherche par la discussion du bien commun, prolongement de l'harmonie naturelle. Dès lors l'idée d'une liberté privée, basée sur l'indépendance de l'individu apparaît comme non-sens à l'expérience grecque de la vie humaine.

Si nous nous tournons à présent vers la conception chrétienne de la Nature, nous voyons que celle-ci, définie comme nature créée, fait indéfiniment signe vers la transcendance

de la volonté créatrice. Or la faute originelle, issue du désir d'autonomie du premier homme, condamne le genre humain en son entier à une éternelle distance de sa volonté à sa puissance.

En ce sens, l'homme déchu fait face à sa propre nature créée qu'il doit reconquérir par l'amour ordonné en aliénant sa volonté propre dans la volonté divine, qui seule peut lui accorder la grâce. Ainsi peut-on voir une opposition entre Nature créée bonne parce qu'issue

de la volonté divine et nature humaine pécheresse séparée de l'ordre de la création par la mauvaise volonté de l'homme.

Enfin, rompant avec ce modèle, Machiavel conçoit la Nature comme fortune contre laquelle le prince doit dresser ses forces pour en épouser la plasticité et ainsi la plier à ses fins

de conservation et de domination. Dès lors la passion se dresse contre la passion ; et l'homme

se trouve face à lui-même, dans la lutte sans fin d'un monde dépourvu de toute finalité transcendante et ramené à l'autonomie d'une législation que l'homme d'action doit arracher

au prix de ses efforts.

L'histoire que nous avons suivie nous apparaît ainsi comme celle d'une réinscription

du fondement de l'action politique dans le monde humain. Mais ce remaniement ne va pas sans une compréhension plus générale de la notion de pouvoir. Cette redéfinition, nous allons

le voir, n'est pas tant l'effet d'un programme de réforme politique qu'une réinterprétation générale du phénomène de puissance naturelle.

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Configuration épistémologique du pouvoir moderne:

l'ontologie de l'immanence

C'est donc sur un terrain proprement épistémologique et scientifique qu'émerge une nouvelle signification de l'ordre naturel. C'est en fait de l'élaboration d'un monde nouveau que va naître un homme nouveau, l'homme moderne, qui encore aujourd'hui structure notre rapport à la réalité politique. En effet, la requalification des forces naturelles entraîne une compréhension neuve du pouvoir humain. Ce pouvoir nous apparaît dès lors tributaire d'une redéfinition de la puissance, non pas à partir de ce que l'homme peut, entendu comme ce qui

est rendu possible par la loi transcendante, mais comme ce qu'il peut, à partir de sa force propre. C'est à partir de la médiation de la conservation de soi que nous assistons ainsi à une réappropriation du fondement du pouvoir, désormais conçu comme dynamique des forces sociales. Nous sommes ainsi préparés à comprendre en quelle mesure la démocratie moderne consiste en une libération du corps social à l'égard de toute médiation transcendante.

Saint Thomas et la transcendance du premier principe

Nous avons vu qu'avec Thomas d'Aquin commence à s'amorcer une réhabilitation de l'ordre purement humain de l'exercice du pouvoir. Néanmoins c'est toujours sur le fond de la transcendance que ce pouvoir se voit défini. En effet, c'est à partir d'une hiérarchie intrinsèque à la création que peut se découvrir le sens véritable de la fonction directive dont la

fin est " de conserver cette unité qu'on appelle la paix "1. Or en vertu de l'analogie entre les formes naturelles et les artifices de la raison, Thomas conçoit le gouvernement naturel comme celui d'un seul2. En effet, de même que Dieu règne sur la création en cause éminente, le pouvoir du souverain doit être transcendant au corps politique, une inégalité de facto ordonnant la répartition des charges au sein du Royaume. Mais cette analogie entre la royauté

de dieu et l'office du monarque, et la distance qui les sépare l'un et l'autre de l'objet de leur puissance, ne trouve de justification dernière qu'en un discours théologique sur l'essence même de la création.

En effet, au fondement même du discours thomiste se trouve cette idée que l'homme

ne peut avoir de connaissance positive de l'être divin. L'abîme qui sépare la créature de son créateur est telle que même la plus parfaite de ses oeuvres, l'homme doué d'une âme intellective, ne saurait acquérir de juste définition de Sa puissance3. Aussi existe-t-il une inégalité ontologique fondamentale entre la cause divine et l'effet engendré. Dieu est le sujet éminent duquel ne peut être prédiqué aucun attribut de manière univoque. Il n'est pas possible d'attribuer les mêmes noms, dans le même sens, à Dieu et à l'ordre des créatures sous peine

1 Thomas d'Aquin, Du gouvernement royal, p. 15

2 Ibid., p. 17: " Toute multiplicité dérive de l'unité. C'est pourquoi, si l'art imite la nature et si l'oeuvre d'art est d'autant meilleure qu'elle saisit mieux la ressemblance de la nature, il s'ensuit nécessairement que le meilleur pour la société humaine, c'est d'être gouverné par un seul ".

3 Somme contre les gentils, Liv. I ch. XXX, : " Le degré suréminent dans lequel ces perfections se trouvent en Dieu ne peut s'exprimer au moyen des noms que nous avons choisis, sinon par négation, quand nous disons, par exemple que Dieu est éternel ou infini; et encore par les rapports qui existent entre lui et les autres êtres, comme lorsque nous l'appelons la première cause ou le souverain bien; car nous ne saurions comprendre ce qu'est Dieu, mais seulement ce qu'il n'est pas, et quels sont les rapports qui rattachent à lui les créatures ".

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de remettre en cause la transcendance du premier principe. Ainsi " les réalités dont Dieu est la cause ont des formes qui ne sont pas au niveau de la puissance de Dieu, puisqu'elles reçoivent d'une manière fragmentaire et parcellaire ce qui se trouve en Dieu de manière simple et universelle. Il est donc clair que l'on ne peut rien affirmer d'univoque de Dieu et des autres choses "1. Par conséquent, les réalités qui ne possèdent l'être que de par la bonté divine ne sauraient se concevoir indépendamment de cette puissance et partant ne reçoivent de statut ontologique que de leur dépendance2. On ne peut dès lors penser l'unité de l'Être que hiérarchiquement et absolument pas sur un plan d'immanence et d'égalité. Ainsi se voit justifiée l'image de Dieu comme roi et du monde comme royaume. Par analogie, l'autorité du recteur naturel jouit d'une prévalence absolue sur les sujets qui lui sont soumis.

Or c'est avec une telle ontologie de la transcendance et les limites qu'elle pose a priori

à la connaissance et l'action humaine que va rompre la modernité. Les exemples ne manquent pas, tant à la Renaissance qu'à l'Age classique, de tentatives visant à réinscrire les fondements de la connaissance dans un cadre purement humain. Mais, sur cette voie, Spinoza nous semble le meilleur guide en tant qu'il promeut une véritable ontologie de l'immanence fondée sur une redéfinition de la puissance, lourde de conséquences quant à l'organisation du champ politique.

Spinoza et l'ontologie de l'immanence

Spinoza cesse, en effet, de penser la divinité sur fond de volonté transcendante pour la ramener à l'ordre déterminé de la Nature3. Au chapitre II du Court traité, Spinoza montre ainsi qu' " il ne peut y avoir de substance plus parfaite que celle qui existe déjà dans la nature

"4. Il suit de là qu'une telle substance ne peut être qu'une, puisque, limitée par une autre, elle perdrait cette infinité qui la définit5. Par conséquent, la substance divine n'engendre pas une autre substance séparée d'elle-même, mais cette substance est Dieu même, causa sui. Dès lors

il y aura autant de perfection dans la cause que dans l'effet6. Ainsi " la nature est connue par elle-même et non par autre chose. Elle est formée d'attributs infinis dont chacun est infini et souverainement parfait en son genre, à l'essence desquels appartient l'existence, en sorte qu'en dehors d'eux n'existe aucune essence ou aucun être et elle coïncide ainsi exactement avec l'essence de Dieu, seul auguste et béni "7. Contre la séparation de la cause et de l'effet, Spinoza peut ainsi affirmer de Dieu qu'il " est une cause immanente et non transitive en tant qu'il agit en lui et non hors de lui, puisque rien n'existe hors de lui "8. L'on peut par conséquent concevoir l'homme comme une partie de Dieu et non comme un simple effet

1 Ibid., ch. XXXII.

2 Ibid., ch. XXVIII: " Les choses qui ne font qu'exister ne sont pas imparfaites en raison de l'imperfection de l'être pris lui-même absolument: c'est qu'elles ne possèdent pas l'être selon toutes ses virtualités, mais y participent selon un mode particulier, très imparfait ".

3 Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, §5, p. 184: " Nulle chose considérée dans sa propre nature, ne sera dite parfaite ou imparfaite, surtout quand on aura connu que tout ce qui arrive se produit selon un ordre

éternel et des lois de nature déterminées ".

4 Spinoza, Court Traité, Ch. 2, §1, p. 49.

5 Ibid, p. 48 note 2: " Si nous pouvons démontrer qu'il ne peut y avoir aucune substance limitée, toute substance doit alors participer sans limitation à l'être divin. Or, nous le prouvons ainsi: ou bien la substance doit s'être limitée elle-même, ou bien elle a été limitée par une autre. Elle ne peut s'être limitée elle-même car, étant illimitée, elle aurait dû changer toute sa nature. Elle n'est pas non plus limitée par une autre, car cette autre devrait être limitée ou illimitée; le premier n'est pas, donc, c'est le second; donc elle est Dieu ". Cf. aussi Ethique, Première partie, Axiome V, p. 67.

6 Court Traité, Ch. 2, §8, p. 51: " Nous demandons: si, dans la substance qui devrait être cause de celle qui s'est produite, il y a autant de perfection ou s'il y en a moins ou plus que dans celle qui est produite. Il ne peut y avoir

moins. Plus, pas davantage: parce qu'en ce cas cette deuxième substance devrait être limitée. "

7 Ibid., Appendice, Corrolaire, p. 162.

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déficient ontologiquement1. Dès lors, l'attribution d'une volonté propre et étrangère à Dieu n'est que le signe de l'ignorance et de la superstition qui conçoit ce qui lui échappe comme supérieur et doué d'une volonté propre2. Mais pour qui a une connaissance claire du rapport des corps au sein de l'étendue suit un ordre identique dans l'ordre de la pensée. Et par-là la véritable liberté ne se découvre que comme la claire connaissance de la somme totale des causes et des effets qui se déploient dans l'immanence de la nature3. Il s'ensuit par conséquent une égalité totale des prédicats qui remet totalement en cause l'autorité d'un sujet éminent par rapport à ceux-ci et qui déplace la connaissance du terrain de la foi vers celui de l'enchaînement causal et mécaniste des corps au sein de la nature.

Or, par-là même, Spinoza produit un déplacement considérable dans la définition de la puissance jusqu'ici référée à l'être transcendant de la divinité. A partir du moment où " la puissance, grâce à laquelle tout ce qui est dans la nature existe et exerce une action, ne saurait différer de la puissance même de Dieu "4, chaque être se voit qualifié, non par rapport à son inscription dans l'ordre hiérarchique de la création, mais par la puissance même qu'il a d'agir. Connaître une chose, c'est connaître sa puissance ou la puissance qui agit sur elle et la limite. C'est donc à partir d'une causalité réciproque que les êtres doivent être appréhendés. Loin d'une essence étrangère dont il reçoivent leur nature, c'est de leurs rapports qu'ils tiennent leur pouvoir. Par-là même, chaque corps se voit individualisé comme une certaine somme de puissance visant à sa conservation5. Dès lors le bien et le mal vont se voir ramenés au simple calcul de forces accroissant ou diminuant la puissance et non plus au rang d'essences hypostasiées dans l'ordre immuable de la création. A la question: " le bien et le mal sont-ils des êtres de raison ou des Etres réels ?", Spinoza répond que " considérant que le bien et le mal ne sont autre chose que des relations, il est hors de doute qu'il faut les ranger parmi les êtres de Raison, car jamais on ne dit qu'une chose est bonne sinon par rapport à quelque autre qui n'est pas si bonne ou ne nous est pas si utile qu'une autre "6.

8 Ibid. Ch. 3, §2-1, p. 65. Cf. aussi, Ethique, Partie I, Proposition XVIII, p.87: " Dieu est cause immanente, mais non transitive, de toutes choses ".

1 Court traité, Ch. 18, §2, p. 129: " En premier lieu, il s'ensuit que nous sommes en vérité serviteurs et esclaves

de Dieu et que c'est notre plus grande perfection de l'être nécessairement. Car, si nous étions réduits à nous- mêmes et ne dépendions pas ainsi de Dieu, il y aurait bien peu de choses ou même il n'y aurait rien que nous puissions accomplir, et nous trouverions à bon droit dans cette impuissance une cause d'affliction; tout au contraire ce que nous voyons maintenant, à savoir: que nous dépendons de ce qui est le plus parfait de telle façon que nous soyons une partie du tout, c'est à dire de lui-même, et contribuons en quelque sorte à l'accomplissement d'autant d'oeuvres habilement ordonnées et parfaites qu'il en est qui dépendent de lui ".

2 Ethique, Première partie, Appendice, p. 106: " Car, ayant considéré les choses comme des moyens, ils ne pouvaient pas croire qu'elles se fussent faites elles-mêmes; mais, pensant aux moyens qu'ils ont l'habitude

d'agencer pour eux-mêmes, ils ont dû conclure qu'il y a un ou plusieurs maîtres (rectores) de la Nature, doués de

la liberté humaine, qui ont pris soin de tout pour eux et qui ont tout fait pour leur convenance. Or, comme ils n'ont jamais eu aucun renseignement sur le naturel de ces êtres, ils ont dû en juger d'après le leur, et ils ont ainsi admis que les Dieux disposent tout à l'usage des hommes, pour se les attacher et être grandement honorés par eux ".

3 Ibid., Troisième partie, Proposition II, scolie, p. 186: " Le décret de l'esprit, aussi bien que l'appétit et la détermination du corps, vont ensemble par nature, ou plutôt sont une seule et même chose que nous appelons Décret quand elle est considérée sous l'attribut de la Pensée et s'explique par lui, et que nous nommons détermination quand elle est considérée sous l'attribut de l'Etendue et se déduit des lois du mouvement et du repos; ce qui deviendra encore plus évident par la suite ".

4 Traité de l'autorité politique, II, 2, p. 15.

5 Ethique, Troisième Partie, Proposition VII, p. 190: " L'effort (conatus) par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose ".

6 Court Traité, ch. X, p. 83.

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Or cette conception est déjà mise en avant par Hobbes1. Ce dernier pousse le principe mécaniste jusqu'à ses dernières conséquences en ne voyant d'autre réalité que corporelles2.

Hobbes et le mécanisme

Pour le philosophe anglais, tout s'explique par le mouvement des corps et la causalité

est l'ultime principe d'explication de l'ordre physique aussi bien que moral. En effet, il n'est

de connaissance que par les sens, et l'esprit n'est lui-même qu'un mouvement du corps3. Par conséquent, c'est la même méthode qui permet d'expliquer le mouvement physique, la volonté et l'action humaine. Une physique des actions humaines est dès lors envisageable pour autant que l'on sache suivre la juste consécution des désirs qui animent les hommes. Car l'homme est tout entier désir4. La raison elle-même est au service des passions5 et connaître la finalité des actions humaines, ce n'est plus comme chez saint Thomas les ramener à une fin transcendante, mais découvrir leur origine dans l'objet qui les anime. Une physique des atomes sociaux est finalement tout aussi possible qu'une mécanique des corps physiques.

Résumons donc les conséquences introduites par Spinoza et Hobbes dans l'ordre de la connaissance et de ses fondements. Tout d'abord, la création n'est plus définie par rapport à une volonté extérieure mais devient elle-même le lieu du déploiement des forces naturelles immanentes. Au sein de cette nature règne le principe de causalité par lequel tout corps se voit conduit à produire ses effets en vertu du mouvement qui l'anime. Dès lors se découvre une égalité ontologique entre tous les êtres qui ne subsistent plus qu'en vertu de leur puissance propre. En ce sens, la puissance n'est plus tant ce qu'un ordre créé rend possible de par la volonté de son créateur que l'effet propre produit par chaque corps sous l'effet d'une sollicitation extérieure. Finalement chaque corps est individué à la fois par sa puissance naturelle et par l'action des autres corps qui accroissent ou limitent sa puissance. Immanence, causalité, égalité, puissance individuelle, voilà les acquis de l'ontologie spinozienne et hobbesienne et qui, on va le voir, vont permettre une restructuration du champ conceptuel à même de réinscrire la puissance au sein du monde des hommes.

1 T. Hobbes, Léviathan, Ch. VI, p. 48: " L'objet, quel qu'il soit, de l'appétit ou du désir d'un homme, est ce que pour sa part celui-ci appelle bon; et il appelle mauvais, l'objet de sa haine et de son aversion; sans valeur et négligeable l'objet de son dédain. En effet, ces mots de bon, de mauvais et de digne de dédain s'entendent toujours par rapport à la personne qui les emploie car il n'existe rien qui soit tel, simplement et absolument; ni aucune règle commune du bon et du mauvais qui puisse être empruntée à la nature des objets eux-mêmes ".

2 P-F Moreau, Hobbes. Philosophie, science et religion, p. 55: " Radicalement, la métaphysique de Hobbes ne se lasse pas de répéter cette thèse: tout est corps - et tous les phénomènes s'expliquent par le mouvement des corps".

3 Léviathan, Ch. I, p. 12: " Toutes ces qualités appelées sensibles ne sont dans l'objet qui les cause qu'autant de mouvements variés de la matière par lesquels celui-ci presse diversement nos organes. Et en nous qui subissions

cette pression, elles ne sont rien d'autre non plus que divers mouvements; car le mouvement ne produit que le

mouvement ".

4 Ibid., Ch. XI, p. 95: " L'objet du désir de l'homme n'est pas de jouir une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir futur ".

5 Ibid., Ch. VIII, p. 69: " Les pensées sont comme les éclaireurs et les espions des désirs, rôdant de tous côtés

pour trouver le chemin des choses désirées ".

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Chapitre II

Genèse et structure de la démocratie libérale

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Il s'agit de montrer comment s'élabore, à partir du XVIIe, une structuration du pouvoir

qui, basée sur une définition neuve de la liberté humaine, a permis l'avènement d'une forme de régime autonome. Ainsi l'apparition de l'Etat-nation, orienté non en vue d'un Bien transcendant, mais circonscrit dans le cadre légal de la souveraineté, lieu propre de la liberté

de chacun universellement (puisque réciproquement) articulée par rapport à la liberté de tous, rend possible l'émergence d'une sphère privée en laquelle l'individu possède l'exercice de ses droits fondamentaux.

Par-là même vont se voir juxtaposées deux formes de liberté : d'une part, une liberté politique, jamais directement assumée par l'individu mais transférée, lors du pacte de souveraineté, à la puissance publique. Cette liberté n'existe que dans et par le peuple juridiquement défini par la représentation d'un tiers, que ce tiers soit transcendant au corps social (le souverain chez Hobbes), immanent (la volonté générale chez Rousseau) ou bien encore, lui-même, médiatisé par l'intermédiaire de ses représentants (démocratie moderne) ; d'autre part, une liberté privée qui, elle, se voit réduite à l'exercice des droits individuels dans

le champ laissé libre par la loi. Cette liberté, liberté de l'individu face à l'Etat, issue de la question des droits de la conscience au moment des guerres de religion, définit ainsi un espace

de non-intervention du pouvoir. Or cette sphère, d'abord purement intérieure et morale, va, à partir de la fin du XVIIIe siècle, se constituer en lieu de jugement et de revendication à l'égard

de la sphère politique jusqu'à enfler au point de devenir l'assise de l'exercice légitime du pouvoir. Cette sphère se constitue dès lors en espace public.

C'est du côté de cette liberté privée que se déploie la sphère des droits de l'homme, alors que la première ne connaît que les droits politiques du citoyen, garants des seconds.

Toutefois cette sphère privée, à la différence de l'ordre politique où la multitude se voit unifiée par l'existence d'une instance supérieure artificielle, ne connaît que l'immédiateté des rapports individuels. Dès lors se pose pour elle le problème du lien effectif qui unit ses membres. Finalement, à partir de la compréhension de l'individu comme égoïsme rationnel va

se développer l'idée d'une organisation immédiate et naturelle de la société, par opposition à la médiation artificielle de l'Etat. Cette sphère sociale qui, avec l'apparition de l'économie politique, devient objet d'une connaissance scientifique, se découvre finalement comme organisme autorégulateur, prévisible et donc maîtrisable. Or cette maîtrise ne se confond justement pas avec l'intervention extérieure et violente de l'Etat mais consiste dans la réalisation de ses lois immanentes. Ainsi contre l'inertie du politique qui ne veille qu'à la conservation en l'état du pouvoir se développe comme une physique des forces sociales qui débouche sur l'affirmation de l'auto-nomie de la société.

De cette scission privé/public va donc naître une dualité société/Etat qui débouche sur une restructuration du champ politique fondé en les forces mêmes du corps social dont l'Etat ne devient qu'un instrument, lieu de l'action du corps social sur lui-même à partir du savoir de

soi acquis dans l'espace public. On assiste finalement ainsi à un déplacement de la topique du pouvoir de la sphère politique à la sphère sociale.

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Or par-là même, la démocratie n'apparaît plus, telle que chez les Anciens, comme un mode de gouvernement politique particulier, mais par une socialisation progressive du politique ou une politisation du social, comme la maîtrise effective de l'homme par lui-même.

En effet, en soumettant peu à peu le pouvoir de l'Etat au savoir de la société, la démocratie libérale se donne le corps social pour objet et par-là même pour sujet. Du sujet soumis au pouvoir au Sujet du pouvoir, ainsi assiste-t-on à la libération progressive de la société1 à l'égard de toute volonté hétérogène et par-là même à l'apparition d'un foyer nouveau du pouvoir : le pouvoir social.

1 La définition de la société civile est fluctuante au cours de l'histoire du pouvoir moderne. Elle s'entend chez Hobbes et chez Locke, comme chez tous les auteurs politiques jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, comme société politique. En ce sens, les rapports immanents à la sphère privée ne reçoivent alors pas de signification réellement positive et ne se conçoivent pas en dehors du dispositif de la souveraineté et de la constitution d'une puissance publique transcendante à la société. Avec Adam Smith et sa compréhension de la nation en termes économiques une distinction entre société et Etat commence à apparaître mais jusqu'aux libéraux du XIXe siècle, et encore chez des auteurs comme Benjamin Constant, la distinction société/Etat se comprend surtout dans les termes d'une opposition entre le gouvernement et individus. Les auteurs anglais, tel que Paine ou Godwin, conçoivent cependant une consistance propre au sein de la société non-politique du fait de l'héritage d'Adam Smith qui découvre l'économie politique. Pour notre part, nous utiliserons le terme de société en trois sens :

- avec les penseurs du contrat, nous entendrons société comme société politique ou société civile

- avec les penseurs libéraux, nous verrons la sphère privée des échanges sociaux opposée au gouvernement puis à l'Etat émerger comme société autonome

- avec l'institutionnalisation contemporaine de la démocratie libérale, nous concevrons la société en termes de

sphère naturelle et auto-régulée d'échanges immanents au corps social, mais qui parvient à intégrer la dynamique administrative de l'Etat comme un moment de la communication à elle-même.

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Souveraineté et droits

Avec la rupture épistémologique produite au XVIIe siècle s'ouvre un nouvel horizon

de compréhension des phénomènes naturels et humains. Désormais la raison peut espérer élaborer par ses propres forces l'édifice du savoir sans nécessairement se référer à la tradition. Mais cette idée nouvelle d'une nature finie et organisée selon des lois fixes et immanentes emporte avec elle une conception du pouvoir des hommes défini dans le même cadre.

A la question politique de l'ordre commun, le XVIIe siècle, plus qu'une réponse nouvelle, promeut un questionnement inédit sur la matière, la forme et le pouvoir de la république ecclésiastique et civile. Dans un monde doué d'une autonomie ontologique suffisante pour ne pas se voir sans cesse ramené à l'ordre d'une volonté transcendante et infinie, un nouveau fondement du pouvoir doit permettre de répondre à la question de la paix civile1. Si Dieu n'existe pas, tout est possible2, comment dès lors concevoir un ordre politique stable ? C'est la deuxième conséquence du retrait du divin de l'orbe du savoir humain qui doit permettre de répondre à cette question. Car en effet, avec l'ontologie de l'immanence, une conception du pouvoir en termes de puissance physique, au sens des forces naturelles, s'élabore sur la base d'une individuation première des corps engagés dans les relations de causalité et de limitation réciproques. C'est donc de l'individu, et de sa tendance fondamentale à " persévérer dans son être " que doit découler la définition des rapports politiques que cet individu institue avec ses alter egos.4

L'on comprend dès lors qu'à partir du moment où l'investigation politique se détourne d'une loi transcendante invitant à la vertu pour se concentrer sur la loi immanente et naturelle

du rapport des hommes les uns à l'égard des autres, la question fondamentale devienne celle

de la légitimité de l'obéissance. A quelles conditions et pourquoi les hommes de libres et indépendants qu'ils sont au sein de la nature en viennent-ils à se soumettre à un pouvoir qui

les limite ? C'est finalement la question de la souveraineté qui se pose; question neuve et dont

la réponse va permettre d'articuler les principaux éléments d'une définition du pouvoir démocratique.

Hobbes: puissance et souveraineté

?Physique des atomes sociaux

Dans le cadre d'un système mécaniste et matérialiste, comme celui de Hobbes, la première question qui se pose est donc celle de l'objet propre du discours politique et de la méthode à même de mettre au jour la véritable genèse du corps politique. Or, s'il est désormais vain de vouloir s'appuyer sur une essence intangible pour juger de la réalité

1 G. Mairet, Principe de souveraineté, Gallimard, 1997, Folio essais, p. 37: " Aux origines du principe de souveraineté, il y a la réponse à la question majeure de la politique: la question de la guerre civile. Les modernes ont dès lors construit le principe de souveraineté en lui donnant un contenu unique: la paix civile ".

2 La question de l'athéisme telle qu'elle est posée dans les Frères Karamazov par Dostoïevski au XIXe siècle semble bien loin de la problématique de la science moderne du XVIIe siècle et pourtant il semble que la mort de

Dieu proclamée deux siècles plus tard guide la réinterprétation du phénomène humain au sein d'un univers

détéléologisé dans le discours hobbesien et spinoziste sur la puissance naturelle.

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humaine, une juste définition des éléments en présence est requise. En effet, le discours n'est autre chose que " le calcul des conséquences des dénominations générales dont nous avons convenu pour noter et signifier nos pensées "1. C'est pourquoi chacune de ces définitions doit être clairement établie et correctement articulée2. Il s'ensuit dès lors que connaître une chose n'est autre que suivre dans le discours l'engendrement d'un tout à partir de ses parties les plus élémentaires. Connaître la matière et la forme de la république, c'est élaborer dans le discours

la juste composition de ses éléments. On ne connaît finalement que ce que l'on fait3. La forme

de la société politique dépend de sa matière et sa matière, ce sont les hommes.

Or pour que cette construction artificielle qu'est l'Etat acquière finalement un poids suffisant pour ne pas s'envoler dans les nues de la république platonicienne, un fondement solide est nécessaire. C'est l'homme, tel qu'il est, et non tel que l'on voudrait qu'il soit4. C'est l'homme en tant que corps et le mouvement qui le dirige. C'est l'appétit, le désir, la passion, qui constituent le plus petit dénominateur commun à tous les hommes. Fondement sûr, qui gagne en réalisme ce qu'il perd en noblesse, mais qui nous assure par-là même de cette matière dont le tissu politique doit naître. Méthode mécaniste et méthode résolutive- compositive sont dès lors inextricablement liées dans la reconstruction rationnelle de la société politique.

Au Ch. VI du Léviathan, Hobbes distingue entre le mouvement vital qui assure la cohésion biologique de l'organisme animal, et le mouvement animal ou volontaire qui est issu

de l'imagination et des représentations que l'action des choses produit sur l'esprit et qui nous pousse à nous diriger vers elle dans l'anticipation du bien qui en résultera. Ainsi à l'origine de l'action se trouve l'effort (conatus) vers l'objet qui agit sur l'imagination. " Cet effort, quant il tend à nous rapprocher de quelque chose qui le cause, est appelé appétit ou désir "5. L'on peut donc appeler passion la cause du mouvement chez l'homme en tant qu'elle est l'action d'un objet sur l'imagination, imagination qui ensuite produit l'effort vers cet objet. Or une passion existe, plus puissante que les autres : le désir de puissance6. Car l'augmentation de la puissance rend possible la satisfaction d'un plus grand nombre d'appétits. Ainsi " le pouvoir

1 Léviathan, Ch. V, p. 38.

2 Ibid. Ch. V, p42: " On voit que la raison ne naît pas avec nous comme la sensation et le souvenir, et ne s'acquiert pas non plus par la seule expérience, comme la prudence, mais qu'on l'atteint par l'industrie, d'abord en attribuant correctement les dénominations, et ensuite en procédant, grâce à l'acquisition d'une méthode correcte

et ordonnée, à partir des éléments, qui sont les dénominations, jusqu'aux assertions, formées par la mise en relation d'une dénomination avec une autre; et de là aux syllogismes, qui sont la mise en relation d'une assertion

avec une autre; pour en arriver à la connaissance de toutes les consécutions de dénominations qui concernent le

sujet dont on s'occupe; et c'est là ce que les hommes appellent science ".

3 Selon l'argument du fabriquant, la connaissance d'un objet est tributaire de la connaissance de l'agencement des éléments qui le composent. C'est pourquoi l'on ne peut connaître cet objet qu'en observant son élaboration

au fur et à mesure qu'il se constitue. Cette analyse génétique est décrite dans la préface du Citoyen, p. 71 : " Car

de même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate dont les ressorts sont un peu difficile à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on

ne la démonte pas, et si l'on ne considère à part la matière, la figure et le mouvement de chaque pièce ; ainsi en

la recherche du droit de l'Etat, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme dissoute ".

4 Spinoza, Traité de l'autorité politique, I, 1, p. 11: " (Les philosophes) conçoivent les hommes, non tels qu'ils sont, mais tels qu'eux-mêmes voudraient qu'ils fussent: de là cette conséquence, que la plupart, au lieu d'une Ethique, ont écrit une Satire, et n'ont jamais eu en Politique de vues qui puissent êtres mises en pratique, la Politique, telle qu'ils la conçoivent, devant être tenu pour une Chimère, ou comme convenant soit au pays d'Utopie, soit à l'age d'or, c'est à dire à un temps où nulle institution n'était nécessaire ".

5 Léviathan, Ch. VI, p. 47.

6 Ibid., Ch. VIII, p. 69: " Les passions qui, plus que toutes les autres, causent les différences d'esprit, sont principalement le désir plus ou moins grand de puissance, de richesses, de savoir et d'honneur: mais tous ces désirs peuvent se ramener au premier, c'est à dire au désir de puissance ".

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d'un homme consiste dans ses moyens présents d'obtenir quelque bien apparent futur "1. Voilà ainsi résumée la nature essentielle de l'homme: être de désir, veillant infiniment à la course de ses désirs prochains2.

Si maintenant nous ajoutons à cette condition naturelle de l'homme un autre facteur, celui de la co-existence avec d'autres individus désirants, que remarquons-nous ? Avant toute chose, l'égalité intrinsèque de tous devant cette nature désirante et la puissance naturelle qui l'accompagne et permet sa réalisation3. Or de cette égalité de nature quant au motif de l'action aussi bien qu'à la puissance naît forcément un heurt des intérêts en présence qui conduit à une défiance mutuelle et instaure par-là même un état de guerre permanent4. En cet état, chacun

est juge de son propre bien et a par conséquent droit à ce qu'il estime nécessaire pour pourvoir à la réalisation de son désir, et à la condition sine qua non de celui-ci, la conservation de sa vie. L'homme est libre pour autant qu'il ne connaît pas d'obstacles extérieurs qui viendraient limiter sa puissance5. On remarquera l'évolution du concept ici produit de liberté humaine par rapport à la conception augustinienne: la liberté ne consiste désormais plus en l'acte originel par lequel l'homme voit se séparer sa puissance et sa volonté. Désormais la puissance est ajustée à la volonté pour autant qu'une autre puissance ne vient pas

la limiter.

Or une puissance vient justement limiter cette liberté, et c'est d'elle que va naître l'édifice entier de la constitution politique. En effet, l'on peut définir le droit de nature comme

" la liberté qu'a chacun d'user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de

sa propre nature "6. Or si cette liberté conduit à justement mettre en danger sa vie pour l'accroissement de son pouvoir propre, une contradiction s'engage qui finalement fait taire le désir même. Car il est en effet une passion plus fondamentale que les autres, puisqu'elle en est

la condition: la crainte de la mort violente7. Or de cette passion va naître un raisonnement propre à assure la conservation. Cette règle rationnelle est en même temps une loi de nature car elle constitue la limite au-delà de laquelle la nature elle-même s'engloutit dans la mort. Cette loi naturelle est, formellement, " un précepte, une règle générale, découverte par la raison, par laquelle il est interdit aux gens de faire ce qui mène à la destruction de leur vie ou leur enlève le moyen de la préserver "8. Néanmoins cette loi naturelle demeure un simple théorème de la raison et si elle peut être dénommée loi divine ou morale9, c'est avant tout pour souligner qu'elle ne contraint que devant le tribunal de la conscience mais n'est en aucun

1 Léviathan, Ch. X, p. 81.

2 Léviathan, ch. XI, p. 95: " La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d'un objet à un autre, la saisie du premier n'étant encore que la route qui mène au second ".

3 Léviathan, Ch. XIII, p. 121: " La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l'esprit,

que bien qu'on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d'un esprit plus prompt qu'un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d'un homme à un autre n'est pas si considérable qu'un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui ".

4 Le Citoyen, I, 3, p. 94: " La cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l'égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la réciproque volonté qu'ils ont de nuire ". Léviathan, p.122-123: " Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance assez forte pour le mettre en danger ".

5 Léviathan, Ch. XIV, p. 128: " On entend par liberté, selon la signification propre de ce mot, l'absence d'obstacles extérieurs, lesquels peuvent souvent enlever à un homme une part du pouvoir qu'il a de faire ce qu'il voudrait, mais ne peuvent l'empêcher d'user du pouvoir qui lui est laissé, conformément à ce que lui dicteront son jugement et sa raison ".

6 Ibid., Ch. XIV, p. 128.

7 Leo Strauss, Droit naturel et histoire, p. 165: " La plus forte de toutes les passions est la peur de la mort, et plus particulièrement la peur de la mort violente par le fait d'autrui: ce n'est pas la nature mais ce terrible ennemi de la nature, la mort, qui est la grande conseillère ".

8 Léviathan, Ch. XIV, p. 128.

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cas suffisante pour soumettre les actions extérieures. Car en effet, n'oublions pas que nous avons affaire chez Hobbes, à une élaboration mécaniste de la physique des corps. Par conséquent seule la puissance effective et matérielle peut limiter la puissance d'un être.

??Droit de nature et loi naturelle

Mais intéressons-nous plus particulièrement au contenu de ces lois naturelles. Ces lois n'obligent donc qu'in foro interno et visent à assurer la libre poursuite de la recherche de désir. Elles sont par, conséquent, en même temps des limites au droit naturel et son expression puisqu'elles en constituent la condition. La première loi naturelle affirme ainsi " que tout homme doit s'efforcer à la paix, aussi longtemps qu'il a un espoir de l'obtenir " et suivant le droit naturel " qu'il lui est loisible de rechercher et d'utiliser tous les secours et les avantages

de la guerre " quand il ne peut l'obtenir1. Quel est le moyen que les hommes trouvent à leur disposition pour assurer la possibilité de cette paix ? C'est la seconde loi de nature qui l'énonce : " que l'on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure où l'on pensera que cela est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit qu'on

a sur toute chose ; et qu'on se contente d'autant de liberté à l'égard des autres qu'on en concéderait aux autres à l'égard de soi-même ". Ainsi intervient le moment de la réciprocité.

Ce qui permet de garantir le libre exercice du droit naturel à chacun consiste dans l'articulation universelle de cette liberté par rapport à celle de tous les autres2. Or remarquons que, du point de vue du droit en question, il n'est pas question de transfert, mais d'abandon mutuel. On ne peut donner une liberté. Celle-ci ne consiste qu'en l'absence d'obstacle3. Et le droit est justement la définition du champ possible d'exercice de cette liberté. Aussi ce sur quoi s'entendent les particuliers engagés dans la convention, c'est le principe formel qui n'est pas encore une définition commune de l'acte bon ou mauvais, mais un consensus sur la condition négative de la poursuite du désir: éviter la mort violente.

Ici se situe le point décisif de l'art politique. Le passage de l'exigence de paix prononcée in foro interno s'avère problématique dans l'exécution. Comment en effet passer de

la crainte à la confiance? Cela ne peut aller sans l'assurance des moyens suffisants à contraindre l'autre au respect de la convention4. Mais cette puissance ne peut être réunie sans

la volonté de tous de se dessaisir dans le même temps du droit de recourir à la puissance particulière. Comment combler l'écart entre la volonté intérieure de paix et l'acte extérieur de dessaisissement s'il n'existe une assurance claire que les autres respecteront leur parole?

9 Citoyen, III, 27, p. 125: " Dans l'état de nature, il ne faut pas mesurer le juste et l'injuste par les actions, mais par le dessein et la conscience de celui qui les pratique. Ce qu'il faut nécessairement, ce qu'on fait en désirant la paix, ce à quoi on se résout pour la conservation particulière, est toujours fait avec une grande justice. Hors de là, tous les dommages qu'on cause à un homme sont autant d'enfreintes de la loi de nature, et de péchés contre la majesté divine ".

1 Léviathan, Ch., XIV, p. 129.

2 L'on retrouve une formule explicite de ce principe chez Kant pour qui " le droit est l'ensemble conceptuel des conditions sous lesquelles l'arbitre de l'un peut être concilié avec l'arbitre de l'autre selon une loi universelle de

la liberté " Cf. Doctrine du Droit, §B, p. 16.

3 Léviathan, Ch. XIV, p. 130: " Se dessaisir de son droit sur une chose, c'est se dépouiller de la liberté d'empêcher autrui de profiter de son propre droit sur la même chose. Car celui qui renonce à son droit ou le fait passer en d'autres mains ne donne pas à quelque autre homme un droit que celui-ci ne possédait pas auparavant:

il n'est rien en effet sur quoi tout homme n'ait pas, par nature, un droit; il se borne à s'ôter de son chemin, afin que cet homme puisse jouir de son droit originaire, sans empêchement de sa part à lui; mais non pas sans empêchement de la part des tiers. Ce qui échoit à un homme lorsqu'un droit d'un autre s'efface n'est donc qu'une diminution correspondante des obstacles qui nuisaient à l'exercice de son propre droit originaire ".

4 Ibid., p. 133: " Un des contractants peut remettre la chose pour laquelle il s'engage par contrat, et accepter que l'autre partie s'exécute pour son compte en un moment ultérieur déterminé, cependant que dans l'intervalle on lui fera confiance. Le contrat, pour ce qui regarde le second, est alors appelé pacte ou convention ".

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Faudrait-il voir un écart se dessiner entre le contrat et le pacte, le second consistant dans l'engagement à respecter ultérieurement le transfert mutuel du droit que désigne le premier?1

La réponse de Hobbes va consister dans l'énoncé de la troisième loi de nature, loi de justice:

" que les hommes s'acquittent de leurs conventions, une fois qu'ils les ont passées "2. Or, à de multiples reprises, Hobbes répète qu'il n'y a pas de juste ou d'injuste en l'absence d'un décret civil3. Pourquoi donc nommer une loi naturelle loi de justice?

Volonté intérieure et puissance extérieure

C'est ici que prend tout son sens le dispositif hobbesien. Arrêtons-nous donc sur la finalité de l'art politique conçu par Hobbes et qui nous éclairera sur le sens de la souveraineté que ce dernier définit. L'obsession première de Hobbes est de définir les conditions de la paix civile. C'est en effet au milieu des secousses violentes qui agitent l'Angleterre du XVIIe siècle, des dissensions et des factions, des querelles religieuses et politiques, que vient s'inscrire la tentative de définir un ordre stable et sûr. Et dans cette tentative, Hobbes se voit confronté à deux ennemis combattant sur deux fronts opposés: d'une part, les partisans de l'augustinisme politique qui voudraient voir le pouvoir du monarque soumis à la volonté du magister spirituel, d'autre part les monarchomaques qui veulent voir les droits du souverain limités au profit de ses sujets4. Dans les deux cas, Hobbes a à faire à la question de la conscience intérieure. Dans le premier cas, il y va de la revendication de l'Eglise à diriger les volontés intérieures, ce qui conduit à une législation concurrant celle de l'Etat, dans le second cas, les sujets huguenots affirment que le pouvoir du monarque est limité par le consentement des sujets à l'obéissance. Nous aurons à revenir sur la question des droits de la conscience au moment des guerres de religion, mais intéressons-nous pour l'instant à la réponse que Hobbes fournit à ce problème car elle constitue proprement le noeud gordien de son discours sur la souveraineté.

En effet, nous avons vu que le passage de l'engagement intérieur au dessaisissement extérieur est problématique. S'il faut un pouvoir coercitif suffisant pour assurer la confiance

en l'engagement des autres contractants, mais que ce pouvoir ne peut naître qu'avec le contrat qui voit s'accomplir la renonciation de chacun à l'exercice de son droit naturel, ne sommes- nous pas face à une pétition de principe?

Reprenons les éléments en présence. Il n'y a pas de juste ou d'injuste en l'état naturel

où n'existe pas de pouvoir civil. Il existe pourtant un summum malum5 en cet état naturel: la mort violente. Si chacun reçoit en son for intérieur l'injonction divine quoique purement immanente de se conserver, chacun doit vouloir par là-même les moyens de cette conservation (1e loi). Intérieurement donc une définition objective du bien et du mal

1 A ce problème, la réponse de Pufendorf consistait en une théorie du double pacte: entre chacun et entre tous et

le souverain.

2 Léviathan, Ch. XV, p. 143.

3 Par exemple, Du Citoyen, III, 4, Léviathan, Ch. XIII, p. 126.

4 I. Bouvignès, « Monarchomaquie : tyrannicide ou droit de résistance ? » in Tolérance et réforme, p. 74: " Accusés par la violence politique qui, dans le royaume, venait de se déchaîner contre eux, les huguenots ne pouvaient poursuivre leurs intentions de réformes que par l'énoncé d'un programme politique tout entier développé dans les écrits monarchomaques. Il fut celui d'une limitation de la puissance du magistrat sur ses sujets "; p. 76: " Tous défendent une obéissance consentie qui, parce qu'elle est consentie, peut également être refusée et déboucher sur une résistance justifiée à l'égard du magistrat souverain ". Il convient néanmoins de distinguer le problème théologico-politique tel qu'il se pose en Angleterre et en France. Du point de vue conceptuel, c'est en Angleterre que la question des droits du souverain en matière religieuse se pose avec le plus d'acuité du fait du problème de la présence d'une majorité protestante au sein du royaume.

5 Leo Strauss, La philosophie politique de Hobbes: " La mort, le summum malum, est la seule aune de référence par rapport à quoi l'homme peut ordonner sa vie avec cohérence ".

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commence à se faire jour et dépasse les autres opinions particulières sur le bien et le mal dont elle devient la condition. Or parce que la crainte peut invalider une convention, l'existence d'un magistrat civil est nécessaire1. Ce magistrat est proprement l'incarnation de la crainte de

la mort violente: d'une part, parce que son institution doit mettre à l'abri de l'insécurité perpétuelle et d'autre part, mais cette affirmation découle de la première, parce qu'il est investi

de la puissance de tous et par conséquent demeure seul à jouir du droit naturel. Il est en ce sens le " prince des orgueilleux "2. Ainsi le souverain représente-t-il la volonté qu'a chacun d'éviter la mort violente. Il est norme objective du bien, en tant que son existence repose dans l'inclination intérieure à éviter le mal absolu. Aussi la réalisation de la troisième loi naturelle, qui est la condition des deux premières, est-elle au fondement de la justice en la république3, puisqu'en la respectant les particuliers témoignent de leur volonté de faire proclamer extérieurement leur opinion fondamentale: nous voulons quitter cet état de crainte perpétuelle.

En considérant que les deux premières lois naturelles consistent en des règles de droit qui n'acquièrent de positivité qu'avec l'instauration d'un pouvoir civil, nous pourrions considérer cette troisième loi comme une sorte de méta-droit, puisqu'étant condition de possibilité de toutes les autres et, d'autre part, puisque constituant l'assise d'un pouvoir absolu légitime. En effet, mais nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur ce point, c'est à partir de ce fondement que Hobbes va, d'une part, pouvoir ramener le pouvoir spirituelle dans les mains

du monarque civil et, d'autre part, qu'il va faire taire toute expression d'opinion divergente en

la République.

Les sujets ont prouvé - et de facto l'existence de la République le prouve - qu'ils reconnaissaient une norme objective du Bien et du Mal dans les moyens qui permettraient de quitter l'état naturel. Or cette norme toute formelle ne porte pas sur le contenu des propositions ni sur leur vérité intrinsèque mais sur l'obéissance comme critère absolu de la justice à laquelle les hommes inclinaient en leur état de crainte originel. Le Vrai et le Bien se confondent dans l'efficace politique. Le XVIIe siècle a bien tiré les leçons de Machiavel.

Voici pour les principes, mais il nous faut revenir à présent sur la dynamique de constitution de la souveraineté par laquelle la multitude se constitue en peuple doué d'une volonté une4.

1 Léviathan, op. cit., Ch. XIV, p. 137: " Dans une condition civile, où il existe un pouvoir établi pour contraindre ceux qui, autrement, violeraient leur foi, une telle crainte n'est plus raisonnable ".

2 Les orgueilleux sont, par opposition au modeste, ceux qui ne veulent pas accepter de limiter leur droit naturel.

Le souverain, en tant qu'il est seul à conserver, en l'état civil, ses prérogatives naturelles est donc bien l'orgueilleux par excellence; celui qui, représentant une menace pour tous, les soumet à l'égalité de la crainte et

de l'obéissance.

3 Ibid., Ch. XV, p. 143: " C'est en cette loi de nature que consiste la source et l'origine de la justice ".

4 L'on pourrait se demander si l'étude de la souveraineté hobbesienne ne nous éloigne pas de notre propos sur la démocratie libérale. Mais n'oublions pas ce que nous entendons par démocratie libérale: la conjonction d'un mode de souveraineté républicain (unité du peuple, du territoire et de l'Etat) et d'un mode de gouvernement basé sur la reconnaissance des droits des individus. Si ce second élément doit être plutôt recherché chez des auteurs tels que Locke ou bien encore Thomas Paine et Benjamin Constant, il nous semble que c'est Hobbes qui porte à

la plus grande clarté le sens de la souveraineté sur laquelle s'est édifié l'Etat-nation et l'Etat de droit, fondement politique des démocraties libérales. Nous ne cherchons donc pas à relever les indices qui pourraient faire de Hobbes un libéral, mais seulement à mettre au jour les conséquences auxquelles a pu conduire la refonte du discours politique en termes de puissance immanente. Nous le verrons, cette définition nouvelle n'est pas sans effet sur la manière dont fut appréhendée par la suite la fonction du gouvernement, quoique son objet fut profondément modifié par la naissance du domaine privé au moment des guerres de religion. La reconnaissance

de ce domaine privé produira ce grand déplacement par lequel la société pourra s'envisager comme se gouvernant selon ses lois immanentes, le gouvernement effectif n'étant dès lors qu'un moyen au service de ces lois. Mais demeureront alors les fondements politiques que Hobbes a mis au jour (ceux de peuple, de délégation

de la puissance, d'unité de l'Etat et du territoire) et qui, nous le verrons, déterminent pour une part le sens et la finalité de la gouvernementalité démocratique.

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??De la multitude au peuple

Dans son ouvrage sur Les théories du pacte social, Jean Terrel rappelle que Hobbes, dès 1640, met au point une distinction grâce à laquelle pourra être pensée l'articulation du droit naturel et du dessaisissement. En 1640, dans les Elements of Law1, Hobbes distingue le consensus et l'union. " Il y a consensus quand les volontés de plusieurs individus concourent à une unique action tout en restant distinctes. Il y a union quand plusieurs volontés sont enveloppées ou incluses dans la volonté d'un seul ou de plusieurs qui s'accordent "2.

Au Ch.5 §5 du De Cive, Hobbes produit à partir de cette idée une réfutation d'Aristote

à propos du caractère naturel de la Cité. Le Stagirite met en effet sur le même plan les insectes sociaux et les sociétés civiles sous le prétexte que, dans les deux cas, se découvre une union des volontés. Or les assemblées des premiers " ne méritent pourtant point le nom de sociétés civiles, et ils ne sont rien moins qu'animaux politiques; car la forme de leur gouvernement n'est que le consentement ou le concours de plusieurs volontés vers un même objet; et non pas

(comme il est nécessaire en une véritable société civile) une seule volonté"3. En effet, nous l'avons vu, les hommes qui s'engagent sur la voie du contrat reconnaissent en leur for intérieur

la nécessité de quitter un tel état. Il y a donc bien chez chacun un accord sur le bien objectif

(entendons ici objectif comme synonyme d'extérieur): conserver sa vie. Mais il n'empêche que

les hommes n'en demeurent pas moins séparés. Tous portent leur volonté vers le même objet, mais chacun conserve sa volonté propre. Rappelons-nous que la volonté n'est ici que l'expression d'un désir et en tant que tel il ne renvoie qu'à la complexion particulière de l'individu4. Dès lors il y a bien consensus, partage d'un sens en commun - en l'occurrence du mal à éviter et les moyens de s'en prévenir - mais non par union effective de ces volontés en une seule. Cette dernière ne peut être produite que par l'artifice.

Rappelons-nous la situation naturelle. Il n'existe pas de bien et de mal mais seulement

ce que chacun estime tel. Cependant la crainte de la mort violente apparaît comme une sorte

de point limite en-deçà de laquelle seule peut demeurer une satisfaction particulière. Cette passion est donc pourvoyeuse d'un accord minimal, quoique virtuel, sur les conditions de la

co-existence. En effet, chacun désire - les modérés en tout cas - les moyens d'éviter cette mort violente, mais seulement intérieurement. Dès lors une forme de règle universelle se fait jour au sein des consciences. En ce sens, les hommes découvrent un bien commun à désirer plus que tous les autres puisqu'il en sera la garantie. A partir du moment où existera dans l'extériorité un pouvoir incarnant cette loi fondamentale, les particuliers y reconnaîtront leur propre désir. Et s'ils désirent plus de droit que ce que la loi leur accorde pour réaliser le désir premier d'éviter la mort violente, ils se mettront en contradiction avec leur propre conscience. C'est proprement péché5. Mais un tel accord volontaire et conscient des hommes ne pouvant

se produire naturellement puisque chacun reproduit pour lui-même le théorème (rationnel et donc passionnel, or la passion est individuelle) de la conservation dans sa volonté individuelle, il va falloir élaborer une volonté artificielle représentant la volonté de chacun

(pas de volonté générale comme chez Rousseau). A ce moment seulement, une synthèse des

1 Elements of Law, I, Ch. 12, §7-8, cité dans Jean Terrel, Les théories du pacte social, p. 229.

2 Les théories du pacte social, p. 167.

3 Citoyen, p. 142.

4 Nous entendons ici l'individu, non au sens péjoratif, que ce terme recouvre dans les Constitutions de 89, 93 et

95, où il désigne celui qui s'arroge le pouvoir en violation de la souveraineté populaire, ni au sens libéral d'un sujet premier de droit mais au sens quasi-physique d'une monade appétitive indivis et normée par l'unique loi de son désir particulier.

5 Dans le Citoyen, Hobbes produit une équation entre loi naturelle, loi morale (III, 31, p.126) et loi divine (IV, 1,

p. 129).

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désirs particuliers équivalents quant à l'objet à rechercher et donc dans le contenu va pouvoir s'accomplir par le détour de la volonté formelle1 du souverain.

Mais suivons à présent le mécanisme qui conduit du consensus des volontés particulières à la volonté une du peuple. Nous ne suivrons pour ce faire que le modèle abouti

du dessaisissement que Hobbes formule dans le Léviathan au Ch. XVI intitulé Des personnes, des auteurs et des êtres personnifiés et au Ch. XVII, Des causes, de la génération et de la définition de la République.

Comment passe-t-on du consensus à l'union? La médiation par l'extérieur est nécessaire. En effet, nous avons vu que si les hommes ont chacun une même volonté, cette volonté reste néanmoins intérieure à chacun et donc ne représente aucunement une volonté unique. Dès lors, c'est en identifiant leur volonté intérieure avec celle d'un être extérieur que

les hommes pourront s'assurer de la réciprocité de la convention. Celle-ci ne va donc désormais consister qu'en un dessaisissement mutuel de tous au profit d'un homme ou d'une assemblée qui seul conserve son droit naturel de juger du bien et du mal. Cet homme ou cette assemblée apparaît dès lors comme la représentation de la volonté de chacun: quitter cet état mortel pour acquérir la sécurité. Et par suite la volonté de ce tiers est leur volonté propre. Puisque nous avons vu que toutes les passions étaient soumises à la crainte de la mort violente

et que cette crainte était à l'origine des lois naturelles, tous les acceptions particulières sur le juste et l'injuste seront soumises à la volonté de cet être qui est Justice incarnée, puisque le juste consiste à respecter les conventions et que les conventions nous enjoignent de chercher

les moyens de la paix. Cette volonté qui représente extérieurement la volonté de paix prononcée intérieurement par tous est une personne juridique. Il s'agit d'un artifice par lequel

le juste et l'injuste peuvent se voir définir sous un mode universel sans qu'aucune volonté particulière ne puisse s'élever contre, puisque cette volonté est la sienne2. Ainsi passons-nous

du consensus à l'union3.

Aussi, parce que seul l'artifice peut permettre de créer une volonté une, reconnue par tous comme la sienne propre, il ne peut exister de peuple en dehors de la souveraineté de l'Etat4. A travers lui, on peut bien considérer que c'est le peuple qui est souverain puisque ce dernier est auteur des décisions dont la persona est acteur. Mais le peuple n'existe que par la volonté une de cette dernière. Tout comme cette dernière, le peuple est un artifice institutionnel qui n'a de réalité qu'à travers l'appareil législatif et coercitif de l'Etat.

La représentation chez Hobbes n'a que peu à voir avec le processus de représentation dans les démocraties électives mais il n'empêche qu'elle en exprime le sens profond. Il n'est de liberté politique que médiatisée par l'intermédiaire d'un tiers transcendant (et imaginaire). Chez Hobbes, cette transcendance est problématique en tant que la volonté du peuple et celle

du souverain sont confondues. Mais ce dernier n'ayant pas contracté avec les particuliers se

1 Formel parce qu'il n'y a pas de bien et de mal hors ce qu'en juge le souverain qui ne reçoit ce droit qu'en vertu

de l'accord sur la règle du plus grand mal. Le bien et le mal jugés tels par le souverain demeurent particuliers, liés à l'arbitraire d'un individu, mais la reconnaissance de ce bien et de ce mal comme condition de la conservation de soi fournit un critère universel.

2 Léviathan, Ch. XVI, p. 163: " Les paroles et actions de certaines personnes artificielles sont reconnues pour siennes par celui qu'elles représentent. La personne est alors l'acteur; celui qui en reconnaît pour siennes les paroles et actions est l'auteur, et en ce cas l'acteur agit en vertu de l'autorité qu'il a reçue. Car celui qui, en matière de biens de toute espèce, est appelé propriétaire, est appelé, en matière d'action, l'auteur ".

3 Ibid. Ch. XVII, p. 177: " Cela va plus loin que le consensus ou concorde: il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c'est comme si chacun disait à chacun: j'autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit

de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République,

en latin Civitas ".

4 Ibid., p. 178: " Le dépositaire de cette personnalité est appelé souverain ".

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voit mis à distance de la multitude qu'il représente. L'identité du corps politique n'est atteinte qu'à partir d'une volonté à la fois extérieure à ce corps - puisque n'étant pas engagé dans la convention - et immanente - puisque la volonté du souverain et celle des sujets se confondent dans l'adage salus populi suprema lex est.

Le processus moderne d'élaboration de la souveraineté s'accomplit donc par une captation de la puissance particulière qu'il s'agit d'orienter en vue de l'unité fictionnelle du peuple. A partir de là peut s'établir une législation universelle qui apparaisse comme volonté

de tous. Dans ce processus, il n'existe pas à proprement parler de liberté politique, ou plutôt cette liberté n'existe qu'en tant qu'elle est définie comme aliénation de la puissance particulière au corps politique. La liberté consistera dès lors à obéir aux lois puisque, grâce au dispositif de la souveraineté et à la médiation institutionnelle du représentant du peuple, ces lois trouvent leur fondement dans le droit de chacun.

Un point important reste néanmoins à remarquer. Dans son entreprise de justification

du pouvoir absolu, Hobbes semble n'engendrer un homme doué d'un désir insatiable que pour conduire ce dernier à reconnaître dans le souverain sa propre volonté. En ce sens, les mailles

de l'absolutisme ne laisseraient rien passer et finalement la vérité de l'homme serait l'Etat. Le citoyen absorbe l'homme. Néanmoins, avec sa théorie du dessaisissement et de la représentation Hobbes va laisser ouverte une brèche par laquelle le libéralisme va justement pouvoir s'infiltrer.

Dans le Léviathan, si Hobbes affirme que les actions de la personne artificielle renvoient à l'auteur, il ne peut cependant pas faire que le particulier se dessaisisse de son pouvoir privé de penser. Il peut interdire l'expression de la pensée, ce qui revient à détruire toute liberté de pensée, mais il ne peut empêcher le raisonnement intérieur. D'autre part, s'il y

a bien dessaisissement de la puissance, nous avons vu qu'un droit ne pouvait réellement se transmettre, aussi même si l'auteur reconnaît les actions de l'acteur comme sienne, il ne s'ensuit pas que cet auteur puisse accepter de subir la mort violente à cause de laquelle il a justement institué une république. L'auteur autorise le châtiment suivant les axiomes de la science politique, il peut refuser néanmoins de se laisser mener à la mort comme un animal1. Nous assistons donc selon l'expression de Jean Terrel, à la combinaison d'un dessaisissement limité et d'une autorisation illimitée.

De plus, si pour lutter contre les prétentions de l'Eglise, Hobbes est forcé de redéfinir

la morale en termes politiques2 et de faire de la souveraineté absolue une exigence morale et religieuse, il va néanmoins miner son propre terrain en reconnaissant une conviction libre de l'homme en secret3. C'est en effet déjà l'amorce d'une distinction privé/public qui s'amorce, où

les convictions intérieures du particulier sont sans responsabilités politiques4, mais qui néanmoins rendent possible une sphère du hors-politique permettant l'affirmation d'autres

1 Les théories du pacte social, p. 185: " Considérés fictivement comme créateurs de la république où ils vivent, ces sujets savent en toute certitude, s'ils acceptent la démonstration génétique que Hobbes leur propose, que le droit illimité du souverain est absolument nécessaire à l'exercice de sa fonction, et qu'ils doivent consentir à la fiction par laquelle ils s'approprient les actes qui suscitent leur résistance. Autoriser un châtiment ne revient donc

ni à avouer sa culpabilité, ce que chacun est libre selon le droit naturel de refuser, ni à plus forte raison à reconnaître que le châtiment est mérité ou exactement proportionné à la faute commise. Autoriser un châtiment revient à accepter un théorème général de la science politique et qui est vrai indépendamment des circonstances

où il est appliqué ".

2 R. Koselleck, Le règne de la critique, p. 21: " La nécessité de fonder l'Etat transforme l'alternative morale du bien et du mal en alternative de paix et de guerre ".

3 Léviathan, Ch. XL, p. 496: " Pour la pensée et croyance intérieures des hommes, dont les chefs humains ne peuvent avoir connaissance (car Dieu seul connaît le coeur), elles ne sont pas volontaires et ne résultent pas des lois, mais de la volonté non révélée et du pouvoir de Dieu: en conséquence elles ne tombent pas sous le coup d'une obligation ".

4 Le règne de la critique, p. 25: " L'Etat retire aux convictions particulières leur répercussion politique ".

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principes et l'émergence d'une positivité de l'individu. En faisant de la loi morale non pas une

loi extérieurement contraignante par la transcendance du pouvoir divin, mais en la cantonnant

à l'inefficace de la résolution intérieure seulement réalisable par l'instauration d'un pouvoir absolu, Hobbes fait de l'intériorité un fondement de l'obéissance civile que ses successeurs retourneront contre le pouvoir lui-même.

Mais avant de nous intéresser au foyer de naissance de la liberté individuelle, à propos des questions religieuses, portons-nous à l'étude de celui qui passe pour un des fondateurs du libéralisme politique, l'anglais John Locke, chez qui les instruments conceptuels de Hobbes servent à l'affirmation de limites intrinsèques au pouvoir civil.

Locke: sociabilité naturelle, société politique et gouvernement

Nous avons commencé par définir la démocratie libérale comme ce dispositif double

où sont conjoints deux libertés distinctes: liberté politique et liberté privée. Cette distinction

se fonde en dernier ressort sur la distinction entre droits aliénables et droits inaliénables. Les premiers recouvrent les droits que l'individu ne peut assumer seul et qui sont donc transférés

au corps politique, les seconds constituent les limites au-delà desquelles l'exercice du pouvoir devient illégitime. Or, nous allons le voir, une telle distinction suppose une élaboration conceptuelle particulière permettant de distinguer société civile et communauté, ce que rejetait Hobbes mais que parvient à fonder Locke, annonçant par-là même la soumission libérale du politique au social.

??L'état de nature lockien

Commençons par reconnaître la différence entre l'état naturel de Hobbes et celui de Locke qui, au regard du premier et de ses fondements proprement anthropologiques et immanents, semble marquer une sorte de régression. En effet, chez Hobbes la caution divine donnée aux lois naturelles est purement négative, les lois ne naissant pas d'une injonction positive à se conserver, mais d'une passion irrationnelle: la peur de la mort. Ainsi Hobbes peut-il conduire l'élaboration du corps politique à partir de ses éléments premiers puisque ces éléments sont clairement identifiés; ce sont les désirs humains et le mouvement qui les anime. Nous voyons par conséquent que l'argument du fabricant fonctionne chez Hobbes comme fondement de la méthode résolutive-compositive faisant l'économie de tout principe transcendant.

Chez Locke, les éléments sont les mêmes: des hommes égaux en droit et en puissance, menés à la guerre par cause de l'absence d'un arbitre, la sécurité comme fin du gouvernement1. Mais chez lui le thème d'une providence se fait plus présent et permet de donner d'autres bases à cet état. Ainsi au §6, pouvons-nous lire que " les hommes étant tous l'ouvrage d'un ouvrier tout-puissant et infiniment sage, les serviteurs d'un souverain maître, placés dans le monde par lui et pour ses intérêts, ils lui appartiennent en propre, et son ouvrage doit durer autant qu'il lui plaît, non autant qu'il plaît à un autre "2. Les hommes, en cet état, se voient donc, plus que chez Hobbes, soumis à l'observance des lois naturelles qui, chez eux, se confond avec l'exercice naturel de la raison dont Dieu les a pourvus. Dès lors, une sociabilité est possible, et non pas cette sociabilité minimale qui, chez Hobbes, rapproche suffisamment les hommes pour les conduire à un état de guerre perpétuel, mais un état où une sociabilité positive est présente.

1 J. Locke, Traité du gouvernement civil, Cf. §6, §7, §8.

2 Ibid., §6, p. 145.

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Cette sociabilité positive implique que les hommes puissent tout naturellement se porter à contracter sur la foi de leur témoignage sincère et de la crainte divine, ce qui chez Hobbes est impossible en raison de la défiance mutuelle. Ainsi " la sincérité et la fidélité sont des choses que les hommes sont obligés d'observer religieusement, en tant qu'ils sont hommes, non en tant qu'ils sont membres d'une même société "1. De là cette conséquence, que

ce n'est pas tant la défiance réciproque qui conduit les hommes à sortir de cet état que l'utilité commune qu'ils en récoltent. C'est ce qu'affirme Locke sous l'autorité du " judicieux Hooker

". Deux conséquences s'ensuivent quant à la formation du corps politique: d'une part, il n'est pas le premier degré de l'humanité, mais simplement un moyen de répondre aux problèmes que pose néanmoins un état où manque un juge commun; d'autre part, c'est un état dans lesquels les hommes s'engagent volontairement et non pas sous les assauts d'une crainte mortelle. Nous voici donc dans un état non pas pré-humain, mais pré-politique. L'homme est antérieur au citoyen.

Une autre différence majeure d'avec le système hobbesien concerne la propriété. Si chez Hobbes, il ne peut y avoir de propriété véritable en l'absence d'un pouvoir souverain mais seulement un droit exclusif, quoique sans cesse menacé, sur toutes choses, chez Locke l'acquisition originaire à partir de la communauté de la terre ne nécessite en aucune façon l'institution d'un gouvernement et n'est donc en aucun cas une convention. C'est qu'en fait le rapport à la propriété n'est pas comme chez Hobbes un problème de relations entre puissances concurrentes. Dans ce dernier cas, l'objet du désir d'un homme peut à tout moment être menacé par un désir concurrent. Chez Locke, le producteur est en relation unilatérale au fruit

de son travail2. Ainsi c'est le rapport de l'homme au produit de son labeur par l'intermédiaire

de son propre corps qui constitue le principe de l'appropriation. L'individu est naturellement producteur3. Néanmoins, et c'est là un point fondamental pour le libéralisme, parce qu'il est interdit par la loi naturelle à l'homme de posséder plus que le nécessaire à sa propre conservation, l'invention de la monnaie va permettre l'épargne et ainsi l'accroissement des biens sans gaspillage. Or, et c'est là l'originalité du propos lockien, l'origine de la monnaie est conventionnelle mais pré-politique. Elle repose " sur le consentement mutuel des hommes "4.

Mais par-là même les hommes ont consentis aux " possessions inégales et disproportionnées "5. Dès lors, l'association politique que les hommes forment au sortir de l'état naturel consistera à garantir aux possédants la juste jouissance de leur propriété. L'on voit donc qu'en établissant une sociabilité pré-politique et la possibilité de conventions expresse ou tacites avant le pacte social, Locke parvient à concevoir la société politique comme simple moyen et renfort palliant aux défauts de l'état naturel. L'état politique n'est que

la continuation et le renfort de l'existence naturelle et non pas comme chez Hobbes, la condition de la vie humaine.

??Société politique et gouvernement

1 Ibid., §14, p. 153: " La sincérité et la fidélité sont des choses que les hommes sont obligés d'observer religieusement, en tant qu'ils sont hommes, non en tant qu'ils sont membres d'une même société ".

2 Second traité, §32, p. 166: " Autant d'arpents de terre qu'un homme peut labourer, semer, cultiver et dont il peut consommer les fruits pour son entretien, autant lui en appartient-il en propre. Par son travail, il rend ce bien-là son bien particulier, et le distingue de ce qui est commun à tous ".

3 Tout comme chez Marx. Cf. Critique de l'économie politique, in Ecrits de jeunesse, p. 339: " L'universalité de l'homme apparaît justement, au point de vue pratique, dans le fait que la nature tout entière devient son corps non

organique dans la mesure où elle est : 1°- son moyen de subsistance immédiat et 2°- la matière, l'objet et l'outil

de son activité vitale ".

4 Second traité, §47, p. 179.

5 Ibid., §50, p. 180.

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Nous avons donc vu que des contrats étaient possibles à l'état naturel. Ces contrats recouvrent plusieurs formes et peuvent servir à l'élaboration de diverses associations1. Mais en

ce cas qu'est-ce qui va différencier de telles associations de l'acte par lequel la communauté se constitue elle-même en société politique?

Quel est l'acte qui marque la sortie de l'état naturel? Pour le savoir, il faut, comme chez Hobbes, identifier les fins pour lesquelles les hommes vont chercher à s'associer. La fin essentielle de l'association est " la préservation de la propriété "2. Or en vertu du droit de nature, chacun à l'état naturel a le droit d'user de tous les moyens qu'il jugera bons à cette fin3. Mais, comme chez Hobbes, une contradiction entre les droits naturels de chacun conduit à un état de guerre auquel il faut remédier; ainsi manque-t-il une loi établie, un juge reconnu et impartial et les moyens d'exécutions venant appuyer les décisions de ce juge4 . Là où ces trois conditions sont réunies, et " tout jugement des particuliers étant exclu, la société acquiert le droit de souveraineté; et certaines lois étant établies, et certains hommes autorisés par la communauté pour les faire exécuter; ils terminent tous les différends qui peuvent arriver entre

les membres de cette société-là, touchant quelque matière de droit, et punissent les fautes que quelque membre aura commises contre la société en général, ou contre quelqu'un de son corps, conformément aux peines marquées par les lois "5.

Ainsi là où les hommes ont renoncé au " pouvoir exécutif des lois de nature " et l'ont remis au public, il y a société civile. Or, en parlant ici de pouvoir exécutif, nous ne faisons référence qu'au second droit de nature: l'emploi des moyens que l'homme juge bons à la préservation de ses biens. La renonciation de la force au bénéfice de la société n'est que seconde, car avant cela la société doit commencer d'être.

Et c'est là l'originalité de Locke: la distinction entre, d'une part, l'acte par lequel la société politique se donne l'existence et le consentement que tous octroient de ne pas résister à l'exécution des lois que la société se donne et, d'autre part, l'institution d'un gouvernement prompt à faire exécuter ces lois. Ici apparaît une différence institutionnelle entre pouvoir législatif et gouvernement. Mais nous naviguons ici entre Charybde et Scylla, car si nous évitons l'écueil qui chez Hobbes conduit volontairement à mettre dans les mains du monarque

à la fois la législation et d'autre part l'exécution, il ne nous faut pas pour autant croire à un double pacte qui, comme chez Pufendorf, institue en premier lieu la communauté pour la soumettre en un deuxième temps au pouvoir du souverain.

Tentons d'être plus précis. L'acte premier par lequel la société politique va commencer d'être consiste en un accord (compact) entre ceux qui veulent quitter, selon leur propre consentement6, l'état de nature et qui doivent s'entendre à l'unanimité, non pas sur la forme à donner à la société politique, mais sur le principe de majorité par laquelle la force du tout va dès lors prévaloir sur celle de ses parties. A ce moment existe une communauté

(commonwealth)7 où la force du plus grand nombre doit fournir un principe apte à faire se mouvoir le corps ainsi formé. Il y a dès lors consentement de chacun à reconnaître la force du tout. C'est proprement ce consentement qui va permettre à la société de perdurer dans le temps. Ainsi, à la différence de Hobbes, le renoncement de la puissance personnelle ne se fait pas au profit d'une personne artificielle qui conserverait seule son droit naturel, mais permet

de constituer la force d'un tout auquel l'on s'incorpore par consentement8. Une fois le principe

de la majorité reconnu et accepté, va prendre lieu " la première et fondamentale loi positive de

1 Ibid., §14, p. 153.

2 Ibid., §124, p. 237.

3 Ibid. §125, p. 237.

4 Ibid., § 124-127, p. 237-238.

5 Ibid., §87, p. 206.

6 Ibid., §95, p. 214.

7 Ibid., §96, p. 215.

8 Ibid. §99, p. 217.

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tous les Etats, c'est celle qui établit le pouvoir législatif "1. Il ne s'agit cependant pas ici d'un nouveau pacte, et c'est cela qui permet de dépasser la conception pufendorfienne du double pacte, mais de la continuation du pacte originaire. Une fois la règle de la majorité librement acceptée par tous, les particuliers reconnaissent implicitement et indirectement les décisions majoritaires comme celle de la communauté et donc comme la leur. C'est pourquoi la relation entre la communauté et le pouvoir législatif n'est pas contractuelle mais repose sur une relation de confiance, sur un trust. Comme le montre Terrel, " la différence décisive entre trust et contract tient au fait que les obligations du trustee envers le bénéfizzzzzzzzzzzciaire sont unilatérales alors qu'un contrat implique des obligations de part et d'autre " 2. Le pouvoir législatif ainsi établi ne se sépare donc pas de la communauté qu'il représente, en même temps

il n'est pas comme chez Hobbes le sujet de la relation politique dont les particuliers sont les prédicats. La relation de représentation est ici inversée. Ce n'est plus la personne juridique qui donne existence au peuple par la représentation des volontés particulières universalisés dans l'adage formel: éviter la crainte de la mort violente. C'est désormais le pouvoir législatif qui représente secondairement et, en quelque sorte, cristallise la décision première de chacun à protéger ses biens, sa vie et sa liberté, décision, qui à travers le principe de majorité, donne existence à la communauté. Dès lors, sitôt que ce pouvoir législatif, réceptacle des forces individuelles médiatisées par la communauté, outrepasse les fins pour lesquelles il a été établi,

le peuple, qui conserve son existence, retrouve son pouvoir originaire d'instituer un nouveau législatif3.

Le pouvoir législatif est donc bien souverain mais seulement en tant qu'il a reçu pour mission de conserver la société. " De sorte que le peuple doit être considéré, à cet égard, comme ayant toujours le pouvoir souverain, mais non toutefois comme exerçant toujours ce pouvoir ". D'autre part, le pouvoir exécutif peut lui-même être dit pouvoir souverain en tant qu'il est toujours sur pied, lors que le pouvoir législatif, qui lui est supérieure, n'est pas toujours réuni en corps4. Ainsi peut-on établir une hiérarchie de souveraineté au sein de la société politique. En premier lieu, la communauté qui se donne la règle de la majorité pour principe de son existence est souveraine, en tant qu'elle est reconnue par tous comme la représentation des garanties que chacun reçoit de par l'association librement consentie. D'autre part, le pouvoir législatif, établi pour faire des lois, est souverain en tant qu'il permet de passer

de la simple communauté encore formelle à la forme d'une société politique particulière douée d'une âme qui la meut. Mais ce pouvoir ne repose lui-même que sur le consentement de la communauté qui lui a confié son trust. Enfin, le pouvoir exécutif est souverain en tant qu'il donne à la société politique ainsi constituée le pouvoir d'agir en tout temps et en tout lieu selon les fins que les particuliers se sont donnés en constituant le corps politique.

Le peuple est donc bien souverain comme chez Hobbes mais, à la différence de ce dernier, il existe avant que ne soit positivement formé une assemblée législative, et de même pour le gouvernement. Dès lors ce n'est plus le souverain qui donne à la multitude son existence comme peuple, c'est le peuple déjà constitué qui est souverain et ne confie sa souveraineté que pour mieux veiller à son effectivité. Ainsi, au §211 du Traité du gouvernement civil intitulé De la dissolution des gouvernements, Locke montre qu'il faut " distinguer entre la dissolution de la société, et la dissolution du gouvernement ". Ce qui forme une communauté, nous dit Locke au même paragraphe, c'est " le consentement que chacun donne pour s'incorporer et agir avec les autres comme un seul et même corps "5.

Mais prenons garde toutefois de ne pas considérer la distinction entre communauté et gouvernement comme celle qui distingue société et Etat car la communauté dont il est ici

1 Ibid., §134, p. 242.

2 Les théories du pacte social, p. 269.

3 Second traité, §149, p. 254.

4 Ibid., §151, p. 255.

5 Ibid. §211, p. 298-299.

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question est une société proprement politique et qui n'a d'existence que comme telle. Seulement cette société politique jouit d'une consistance et d'une souveraineté propre qu'elle consent à déléguer à la charge d'organes subalternes chargés de représenter ses fins. Mais en instaurant une relation unilatérale entre la communauté et le gouvernement, Locke permet au peuple de conserver son identité face à la volonté indépendante du pouvoir législatif et exécutif et peut ainsi justifier le droit de résistance face à une autorité inique. Nous voici donc face à la naissance du libéralisme politique selon lequel le pouvoir institué n'a d'autre fin que

de protéger les droits inaliénables des hommes qui ont concouru à sa formation. Mais nous avons vu aussi qu'un autre libéralisme était en train de naître, celui qui conserve aux hommes une certaine partie de leur prérogative naturelle et qui tombe en dehors de l'exercice du pouvoir politique. Ce libéralisme, nous l'avons vu à l'oeuvre lorsque Locke conçoit l'appropriation comme un droit naturel et l'existence de certaines conventions comme non- politiques quoique touchant à l'existence en commun des hommes, comme avec l'invention de

la monnaie. Or avant de nous intéresser à cet aspect du libéralisme dit économique, il nous faut revenir sur le terrain de naissance d'une sphère de droit hors-politique et qui constitue le foyer propre d'émergence du discours libéral: la question des droits de la conscience et la tolérance religieuse.

Tolérance et droit de conscience

Nous venons de voir comment se constitue la genèse du pouvoir public dans la science politique de Hobbes et le discours lockien. Nous avons pu remarquer à ce propos que l'acte par lequel l'édifice civil venait au jour consistait en un dessaisissement de la souveraineté particulière. En ce sens, que ce soit la personne civile chez Hobbes ou la communauté chez Locke, il n'existe, à l'état civil, de puissance que collective et publiquement reconnue. Mais

s'il est possible de laisser un autre gouverner pour moi, en est-il de même dans le domaine religieux? Un autre homme, quand bien même il se trouve investi du pouvoir suprême en la République, peut-il croire à ma place? Cette question est d'autant plus brûlante que c'est en grande partie le problème théologico-politique de l'obéissance à l'autorité civile ou ecclésiastique qui entraîne la réflexion hobbesienne sur la question de la paix civile. Comment donc articuler unité politique et diversité d'opinions? Ici est en jeu la question du rapport savoir/pouvoir qui conduira finalement à la distinction d'une sphère privée et d'une sphère publique, dont la supposition est fondamentale dans le questionnement libéral.

Hobbes et la question du for intérieur

Nous avons vu que la problématique de Hobbes partait du problème de la discorde civile. L'existence, au sein du royaume, d'une multitude d'opinions concurrentes, en appelant toutes à la sainteté de la conscience pour se défendre de dissimuler quelques intérêts de pouvoir, conduit à la sédition et allume les feux de la guerre civile. D'autre part, l'existence d'un souverain spirituel se réclamant supérieur aux puissances temporelles, qui ne constituent dès lors que les ministres d'une autorité étrangère, sape le fondement même de l'obéissance absolue que les sujets doivent à leur monarque.

Or, pour répondre à ce problème Hobbes met en place le dispositif particulier de la représentation que nous avons étudié plus haut. Ainsi dans la perspective érastienne de Hobbes, une seule autorité doit régner souverainement parce qu'une seule autorité peut disposer de la puissance nécessaire à l'exécution de sa fin: faire taire les inconvénients de l'état naturel. C'est cette autorité qui décide du bien et du mal puisqu'elle est la représentation

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de la peur de la mort, summum malum, qui conduit les particuliers à établir les conventions.

Or par là-même cette autorité apparaît comme réalisation extérieure et universelle de la volonté de paix intérieure et particulière jusqu'alors inefficace. C'est pourquoi celui qui conteste les jugements du monarque sur le juste et l'injuste et qui s'oppose à sa loi commet, plus qu'un acte illicite, un véritable péché politique. Il rentre en effet en contradiction avec

lui-même et pèche contre sa conscience en affirmant une opinion contraire à l'opinion morale que lui dictait la loi naturelle: il faut instituer les moyens de sortir de l'état de guerre1. En aucun cas donc, la conscience intérieure ne saurait justifier une quelconque désobéissance. Et dès lors, le souverain possède le droit absolu d'imposer un culte uniforme à ses sujets puisque

la paix civile est un commandement de Dieu2 et par conséquent que l'obéissance au souverain

est un article de foi. " Tout ce qui est nécessaire au salut est contenu dans deux vertus: la foi dans le Christ et l'obéissance aux lois "3. Ainsi l'Etat retire aux convictions privées leur répercussion politique et ne laisse demeurer aucun espace qui justifie la désobéissance.

Un problème se pose cependant quant aux moyens que possède le pouvoir civil de pénétrer l'intériorité véritable de la conscience pour y contrôler les opinions contraires à la loi

de justice. " Or la foi n'a aucune relation ni dépendance à l'égard de la contrainte et du commandement; elle ne dépend pas de ces choses, mais seulement de la certitude ou de la probabilité d'arguments tirés soit de la raison, soit de quelque chose qui est déjà objet de croyance. C'est pourquoi ceux qui sont en ce monde les ministres du Christ n'ont pas à ce titre

le pouvoir de châtier quelqu'un parce qu'il ne croit pas ou qu'il contredit ce qu'ils disent " 4. Ainsi dans le cas où un sujet chrétien se trouve soumis à l'autorité d'un prince infidèle, l'obéissance à ce dernier est requise comme un commandement de Dieu, mais " quant à leur foi, elle est chose intérieure et invisible " 5 et elle échappe donc au pouvoir civil qui ne réclame que la profession de foi publique et non pas l'assentiment intérieur6. Ainsi commence

à se dessiner une distinction entre pouvoir public et opinion privée où cette dernière se voit vidée de toute espèce d'efficace politique mais n'en reçoit pas moins la reconnaissance, au moins négative.

Ainsi, selon Hobbes, c'est parce que le pouvoir public ne possède aucun contrôle efficace sur l'intérieur qu'il peut contraindre à l'obéissance extérieure. Or c'est en partant de ce même constat que Locke et Spinoza vont être conduits à défendre la liberté de culte et de pensée individuelle.

1 Citoyen, III, 31, p. 127: " De sorte que la raison nous dictant que la paix est une chose désirable, il s'ensuit que tous les moyens qui y conduisent ont la même qualité, et qu'ainsi la modestie, l'équité, la fidélité, l'humanité, la clémence (que nous avons démontrées nécessaires à la paix) sont des vertus et des habitudes qui composent les bonnes moeurs. Je conclus donc que la loi de nature commande les bonnes moeurs et la vertu, en ce qu'elle ordonne d'embrasser les moyens de la paix, et qu'à juste titre elle doit être nommée loi morale "; III, 33, p. 128: " Les lois de nature méritent d'être nommées proprement des lois, en tant qu'elles ont été promulguées dans les Ecritures Saintes avec une puissance divine ".

2 Ibid., p. IV, 1, p. 129: " Ce n'est pas sans sujet qu'on nomme la loi naturelle et morale, divine. Car la raison, qui n'est autre chose que la loi de nature, est un présent que Dieu a fait immédiatement aux hommes, pour servir de règle à leurs actions "; IV, 2, p. 130: " Or que cette loi fondamentale de nature, à savoir qu'il faut rechercher la paix, soit aussi un sommaire de la loi divine, il est tout manifeste par les passages suivants...".

3 Léviathan, Ch. XLIII, p. 606.

4 Ibid., Ch. XLII, p. 521.

5 Ibid., Ch. XLIII, p. 620.

6 Justin Champion, " Hobbes, Locke et les limites de la tolérance, l'athéisme et l'hétérodoxie " in Les fondements philosophiques de la tolérance, dir. Zarka, T. I, p. 229: "Hobbes suggérait donc qu'en privé la croyance était libre de toutes limitations, et, plus important, libre de tout contrôle; aussi longtemps que cette conception interne n'était pas rendue publique, dans le sens le plus large, elle était acceptable. Une fois de plus, la dynamique de la limitation n'était pas issue d'une opposition théorique à la diversité mais dirigée contre les effets sociaux des défis à l'autorité doctrinale constituée ".

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?Les droits de la conscience religieuse: Bayle, Spinoza et Locke

La question qui se pose est donc celle du statut de l'opinion particulière. A ce problème du rapport du théologique au politique, une réponse va être apportée qui consiste à montrer que les moyens dont dispose l'autorité extérieure ne déterminent pas la croyance intérieure et par conséquent que les deux ordres doivent être distingués; ce qui, nous allons le voir, se montre lourd de conséquence quant au statut de l'autorité civile en matière de foi et d'opinion.

Sur cette voie, trois auteurs, quoiqu'avec des modes argumentatifs différents, parviennent à la même conclusion: la coercition extérieure est inapte à produire l'assentiment intérieur et il existe donc un droit inaliénable à la liberté de culte, qui débouche sur l'affirmation d'un droit de penser individuel.

Ainsi Bayle, dans son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus Christ: Contrains-les d'entrer montre " qu'il est clair que la seule voie légitime d'inspirer la religion

est de produire dans l'âme certains jugements et certains mouvements de volonté par rapport à Dieu. Or, comme (...) tout ce qui est contenu sous la signification littérale de contrainte, ne peuvent pas former dans l'âme les jugements et les mouvements de volonté par rapport à Dieu, qui constituent l'essence de la religion, il est clair que cette voie-là d'établir une religion

est fausse, et, par conséquent, que Jésus-Christ ne l'a pas commandée "1. Ainsi parce que la nature de la religion consiste dans un certain rapport de l'âme à Dieu et que ce rapport ne s'établit que par persuasion, tout autre moyen de violence et de coercition est non seulement impuissant mais, en outre, va à l'encontre de la religion en tant qu'il conduit l'état intérieur de l'âme à contredire les signes externes de cette volonté, et par conséquent mène à l'hypocrisie. Aussi, " c'est donc une chose manifestement opposée au bon sens, à la lumière naturelle, aux principes généraux de la raison, en un mot, à la règle primitive et originale du discernement

du vrai et du faux, du bon et du mauvais, que d'employer la violence pour inspirer une religion à ceux qui ne la professent pas "2. Ainsi commence à se dessiner un premier argument selon lequel les moyens dont dispose le pouvoir ne sont pas adaptés à la nature du savoir. Or

cet argument peut suivre deux voies: une voie épistémologique et une voie proprement politique.

Sur la voie épistémologique, nous pouvons suivre Locke qui montre que la diversité des opinions est irréductible et par conséquent qu'il faut dissocier l'exigence d'unité d'opinion

et la question de la paix civile. Ainsi, dans l'Essai sur l'entendement humain, Locke montre que la diversité des opinions est un état de fait et que l'on ne saurait suivre l'opinion d'autrui sans par là-même se mettre en état de servilité et par conséquent d'indignité3. Ainsi composer avec la diversité des opinions est une exigence de paix et, non pas comme chez Hobbes, un facteur de dissension, pourvu que cette opinion soit cantonnée dans son milieu naturel, celui

de la conviction intérieure et de la persuasion.

Maintenant sur une voie plus proprement politique, Spinoza, quant à lui, montre qu'en s'associant en un corps politique les hommes constituent une puissance publique dont le droit

ne peut outrepasser la puissance4. Or de ce que le libre usage de la raison est un droit inaliénable de l'homme, puisqu'il est constitutif de son être, il ne saurait en aucun cas aliéner

1 P. Bayle, Commentaire philosophique, in P. Manent, Les libéraux, p. 116.

2 Ibid., p. 118.

3 J. Locke, Essai sur l'entendement humain, L. IV, Ch. 16, §4.

4 Traité de l'autorité politique, II,4, p. 16: " Par droit de nature, donc, j'entends les lois mêmes ou règles de la Nature suivant lesquelles tout arrive, c'est à dire la puissance même de la nature. Par suite le droit naturel de la Nature entière et conséquemment de chaque individu s'étend jusqu'où va sa puissance, et donc tout ce qui fait un homme suivant les lois de sa propre nature, il le fait en vertu d'un droit de nature souverain, et il a sur la nature autant de droit qu'il a de puissance ".

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un tel droit1. Puisque le droit s'étend aussi loin que la puissance, mais que la puissance de penser librement est inséparable de sa nature, l'homme n'a pas le droit d'aliéner un tel pouvoir2. Les moyens à la disposition de l'autorité civile ne peuvent donc en aucun cas outrepasser ni les droits premiers des sujets ni la fin pour laquelle elle a été instituée, qui est

de se libérer de la crainte, pour jouir d'une vie d'homme accomplie. Or c'est là un raisonnement qui rapproche fort Spinoza de Locke.

Chez ce dernier, en effet, gouvernement civil et société religieuse renvoient à deux instances hétérogènes qui, non seulement par leur origine mais aussi quant à leur caractéristiques essentielles, se voient limitées mutuellement quant à leurs moyens. Ainsi alors que " l'Etat est une société d'hommes constituée à seule fin de conserver et de promouvoir les biens civils "3, l'Eglise est " une société libre et volontaire "4. Il s'ensuit que la juridiction du magistrat concerne uniquement la protection des biens civils: la vie, la liberté et

la propriété. Ainsi la fin de l'instauration de la société civile circonscrit ses moyens. D'autre part, le soin des âmes n'a pu être confié au soin de l'autorité publique ni par Dieu, ni par les hommes. En effet, le salut est une affaire de foi, et comme chez Bayle, " personne ne peut, quand même il le voudrait, croire sur l'ordre d'autrui "5. D'autre part, le pouvoir civil ne consiste que dans la contrainte extérieure alors que la foi intérieure n'est affaire que de conviction et ne peut être atteinte que par la persuasion6. De même, le pouvoir religieux ne touche qu'à la question des moyens d'atteindre le salut et ne peut donc ni se prononcer sur la

loi civile, ce qui condamne l'augustinisme politique, ni empiéter sur les droits des particuliers

à jouir de leurs biens. Seule l'admonestation et l'excommunication peuvent servir de contrainte à une église particulière7. Nous avons donc affaire à deux formes de contraintes autonomes et hétérogènes. Ainsi parce que le salut est affaire de sincérité, personne ne peut croire sur l'ordre d'autrui, mais quand bien même il le pourrait, il n'est absolument pas sûr que

la voie imposée soit la bonne. En ce domaine, et c'est là un argument fort du libéralisme qui sera exporté à d'autres domaines, l'individu, en entrant dans l'association politique, n'aliène son droit naturel que pour s'assurer la jouissance de ses droits fondamentaux. Mais pour tout

ce qui touche un domaine de compétence en lequel l'individu est mieux à même de s'orienter par ses forces seules, l'autorité extérieure ne franchit pas les barrières de l'utilité. Or, l'individu étant concerné, en matière de salut, plus encore que dans la question de la santé ou de la richesse, par les conséquences de ses choix, il s'avère qu'il est le meilleur juge des moyens propre à favoriser son salut8. Ce droit est donc inaliénable9. Ainsi donc, le pouvoir ne peut

1 Spinoza, Traité théologico-politique, Ch. XVII, p. 277: " Nul en effet ne pourra jamais, quel abandon qu'il ait fait de sa puissance et conséquemment de son droit, cesser d'être homme; et il n'y aura jamais de souverain qui puisse tout exécuter comme il voudra. (...). Il faut donc accorder que l'individu se réserve une grande part de son droit, laquelle ainsi n'est plus suspendue au décret d'un autre, mais au sien propre ".

2 Ibid., Ch. XX, p. 327: " Il ne se peut faire que l'âme d'un homme appartienne entièrement à un autre; personne

en effet ne peut transférer à un autre, ni être contraint d'abandonner son droit naturel ou sa faculté de faire de sa raison un libre usage et de juger de toutes choses ".

3 J. Locke, Lettre sur la tolérance, p. 11.

4 Ibid., p. 17.

5 Ibid., p. 13.

6 Ibid. p. 23: " Quelle sanction auront les lois ecclésiastiques? Je répondrai: les sanctions qui conviennent aux choses dont la profession et l'observance extérieurs ne servent à rien, si elles ne siègent pas au plus profond des âmes, et si elles n'obtiennent pas le plein consentement de la conscience ".

7 Ibid. p. 25: " L'excommunication n'ôte et ne peut ôter à l'excommunié aucun de ses biens civils ou aucun de ceux qu'il possédait en tant que personne privée ".

8 Ibid., p. 37: " Ainsi le soin de sa propre âme est entre les mains de chacun, et il faut le laisser à chacun (...)

Autant que faire se peut, les lois s'efforcent de protéger les biens et la santé des sujets contre la violence étrangère ou la fraude, mais non contre l'incurie ou contre la dissipation de ceux qui en jouissent. Nul ne peut être forcé contre sa volonté à se bien porter ou à s'enrichir. "

9 G. A. J. Rogers, " Locke, Stillingfleet et la tolérance " in Les fondements philosophiques de la tolérance, p.

101: " Ce qui est central dans l'argumentation de Locke est le fait que le magistrat n'est jamais en meilleure

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statuer que sur les choses indifférentes mais, encore, à condition que cela soit de quelque importance pour le bien public1. Dès lors la religion devient une simple affaire privée qui ne ressortit pas au pouvoir public, simplement chargé de remplir les fins pour lesquelles les hommes l'ont librement établi: la conservation des biens.

Nous voyons bien, à propos de la question religieuse, en quoi consiste le dispositif libéral: d'une part, distinguer les droits dont le particulier ne peut jouir par lui-même et qu'il délègue donc à l'autorité civile, ce sont les droits aliénables; d'autre part, démarquer les droits dont la compétence ne ressort qu'à l'initiative individuelle et qui circonscrivent donc les limites du pouvoir public.

Conséquences: l'émergence de l'individu et le problème du lien social

Avant de nous interroger sur les conséquences de l'avènement de la sphère privée à partir de la tolérance religieuse et de la reconnaissance de la pluralité irréductible des opinions, nous voudrions nous intéresser à un fondement possible de cette restructuration du champ politique à partir d'un événement capital dans l'histoire des royaumes européens: la réforme protestante.

En effet, force est de constater que non seulement la question des droits de conscience

se pose au moment des guerres de religion entre protestants et catholiques, mais en outre que

les réponses apportées aussi bien par Hobbes que par Locke ou Bayle sont le fait de protestants. Il serait donc intéressant de se demander si ce remaniement conceptuel et les conséquences politiques qui s'ensuivent ne naissent pas d'une reconfiguration de l'expérience religieuse telle qu'elle est vécue au sein de l'Eglise réformée. Pour ce faire, nous suivrons la thèse fameuse de Max Weber sur L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme.

Nous avons vu qu'avec la doctrine du péché originel professée par saint Augustin, l'idée d'une universalité du genre humain advenait en même temps que la justification d'un pouvoir se répandant lui-même universellement sur les âmes pour les orienter vers la justice véritable. C'est cette idée d'universalité qui est au coeur du catholicisme. Or la doctrine de la prédestination professée par Calvin, qui renoue avec saint Augustin par delà les interprétations politiques qui furent données de sa doctrine, consiste à isoler le croyant dans sa relation à un Dieu insondable, dont il ignore s'il lui accordera la grâce ou le condamnera à la damnation 2.

De là deux conséquences: la première, évidente, consiste à remarquer que l'appel à l'autorité extérieure et la confiance en la récompense des bonnes oeuvres devient superflue. La sincérité intérieure, si elle n'est plus une condition suffisante du salut est en tout cas un signe d'élection. Et par conséquent, les moyens coercitifs de l'Etat s'avèrent inutiles au salut3. Donc

en même temps que l'homme se retrouve seul face à lui-même dans l'ignorance de la volonté divine, l'Etat se trouve fortement restreint dans le pouvoir qu'il peut dresser contre le

position que moi-même pour connaître ce que Dieu requiert de moi. (...) Cette affirmation n'est pas fondée sur l'argument épistémologique selon lequel personne d'autre ne peut connaître quelle est la meilleure forme de culte mais simplement sur l'idée que, quelle que soit la voie que je choisisse, si cela est fait sincèrement, elle sera acceptable aux yeux de Dieu ".

1 Lettre sur la tolérance, p. 49: " Le bien public est la règle et la mesure des lois. Si une chose est inutile à l'Etat, même si elle est indifférente en elle-même, on ne peut la sanctionner immédiatement par une loi ".

2 Ibid., p. 165: " Dans son inhumanité pathétique cette doctrine devait influencer l'état d'esprit d'une génération, qui se rendit à sa logique implacable: elle fit naître en particulier un sentiment de solitude intérieure inouïe de l'individu. Pour ce qui était la grande affaire de leur vie, la question du salut éternel, les hommes du temps de la Réforme en étaient réduits à suivre la voie solitaire qui les conduisait à un destin fixé de toute éternité. Nul ne pouvait leur venir en aide ".

3 Ibid., p. 211, note 1: " La prédestination excluait a priori que l'Etat puisse réellement encourager une religion par l'intolérance ".

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récalcitrant. Un procès d'individuation s'engage donc où l'homme s'avère seul responsable de

sa relation à Dieu.

Mais une deuxième conséquence de cette compréhension neuve de l'expérience religieuse conduit à repenser fondamentalement le sens et la finalité de l'existence humaine. Avec le rejet de la partition catholique entre deux catégories de commandements moraux1, le calvinisme ne cherche plus à dépasser la moralité intra-mondaine dans l'ascèse monastique, mais prône " l'accomplissement exclusif des devoirs intramondains qui découlent pour chaque individu de la position qui est la sienne "2. Cette inscription nécessaire de l'existence individuelle au sein du monde créé est ce que Weber nomme Beruf, la vocation. Ce n'est donc plus en se détournant du monde de l'ici-bas que l'homme peut atteindre le salut. Non seulement, ce salut, il ne peut le provoquer, mais il ne peut tout au plus percevoir les signes de son élection qu'en se rendant utile au genre humain. L'amour du prochain va ainsi rencontrer l'utilité sociale que produit le travail de l'individu3. Pour reprendre l'expression de Weber, le travail du chrétien est au service " d'une configuration rationnelle du cosmos social qui nous entoure "4. Dès lors la recherche du profit, non pour la jouissance individuelle et la paresse, mais en réponse à la nécessité du Beruf, n'est pas seulement licite, elle est un commandement moral. L'on voit donc comment une configuration neuve du sens de l'existence humaine peut conduire à une réinterprétation globale du fait social et entraîne des conséquences politiques aussi importantes que l'avènement de l'individu.

Ainsi trois conditions théoriques présentes chez Calvin vont permettre l'avènement de

la tolérance. D'une part, la critique radicale de la structure pyramidale de l'Eglise romaine. D'autre part, la substitution du témoignage intérieur du saint Esprit à la tradition de l'Eglise comme principe d'authentification des Ecritures et enfin la distinction radicale entre gouvernement civil et gouvernement spirituel5. Or avec l'individualisme positif que suppose

ce remaniement théorique, l'on comprend qu'entre deux formes de tolérance, la reconnaissance des droits de la communauté et la liberté de conscience individuelle, ce soit la deuxième forme qui ait pris le pas sur la première6.

Or si cette individualisme foncier de la réforme protestante est bien à la source de la revendication de la tolérance religieuse et de la distinction entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, les conséquences qui s'ensuivent ne se laissent pas entièrement apercevoir de ce point de vue. En effet, l'acquiescement à la diversité religieuse et son repli dans la sphère privée ainsi constituée pose une série de problèmes dont le développement du libéralisme constitue une réponse. Ainsi, si la religion devient une affaire privée, pouvant admettre l'existence d'autres voies de salut, est-ce que la religion ne perd pas son sens originel de structure de la vie en commun? Peut-elle lier (legere) encore? Comment assumer le lien social sur un mode parfaitement immanent ? De plus, de la diversité ainsi reconnue s'ensuit une institutionnalisation du conflit et de l'affrontement d'opinions, mais sous quelles formes? En outre, que s'ensuivra-t-il quant à la séparation du pouvoir et du savoir ainsi produite?

1 Les praecepta qui constituent les cinq devoirs que le baptisé se doit d'observer et les consilia qui ne sont contraignants que pour les ordres monastiques.

2 Ibid., p. 135.

3 Ibid., p. 173: " Le monde a une fin et une seule: servir l'auto-célébration de Dieu; le chrétien élu est là à une fin

et une seule: il doit prendre part à l'accroissement de la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant ses commandements. Dieu veut cependant que le chrétien ait une activité sociale, parce qu'il veut que l'organisation sociale de la vie soit conforme à ses commandements et soit établie de manière à correspondre à cette fin ".

4 Ibid. p. 175.

5 Waterlot, " Les ruptures de l'ecclésiologie calvinienne " in Tolérance et Réforme, p. 49.

6 Waterlot, " Calvin et la tolérance " in Tolérance et réforme, p. 38: " Ce deuxième sens de la tolérance entendue comme liberté de conscience individuelle comporte premièrement comme fondement un individualisme positif,

la reconnaissance de l'individu comme foyer actif d'un certain nombre de droits et deuxièmement l'idée que, dès lors qu'ils n'empiètent pas sur les droits d'autrui, les droits de tous les sujets du droit sont égaux entre eux, c'est-à- dire qu'il y a une universalité de notre rapport à autrui "

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Notre questionnement porte finalement sur ce que nous pourrions appeler l'institutionnalisation du social, ce moment très particulier où la société non-politique a commencé à se différencier du gouvernement pour acquérir une existence propre. Un premier élément de réponse a commencé à nous apparaître à partir de l'émergence de la puissance particulière au XVIIe siècle et qui prépare la reconnaissance positive de l'individu. Ce serait pourtant par trop céder à l'abstraction que de vouloir reconstruire l'histoire européenne depuis

les guerres de religion sur cet unique fondement. D'autres réaménagements sont à l'oeuvre quant à la question générale du politique et du gouvernement qui ne tirent pas directement leur source de la reconnaissance des droits individuels. Néanmoins, en se rencontrant, ces deux problématiques, celle de l'homme privé et celle d'un nouvel art de gouverner, vont amener au jour la configuration proprement moderne d'une autonomie de la société et d'un Etat instrumentalisé par elle. C'est à partir de la question de cette autonomie de la société par rapport à l'Etat que pourra finalement se poser pour nous le problème du pouvoir effectif qui traverse et constitue ce champ social.

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Topique du pouvoir social: la liberté des Modernes

Afin de saisir le sens, la finalité et les conséquences du discours libéral, nous nous porterons donc à l'étude de l'organisation démocratique à partir de la triple question de la fonction du gouvernement, de la souveraineté populaire et de l'espace public qui constituent tous trois l'aménagement proprement moderne du pouvoir social.

De la souveraineté à la gouvernementalité

En confrontant la question de la genèse du corps politique chez Hobbes et chez Locke, nous avons pu observer que chez ce dernier, le dispositif d'aménagement de la puissance consistait en quelque sorte à démêler ce qui chez Hobbes permettait de conduire à

la justification du pouvoir absolu. En effet, chez Locke, la question de la souveraineté est en quelque sorte évacuée au profit d'une relation unilatérale des sujets au gouvernement investi

de la confiance des gouvernés. En ce sens, la communauté se voit en quelque sorte jouir d'une consistance propre et, dès lors, peut apparaître une primauté des droits de cette communauté sur ceux de la puissance législative et exécutive.

Or, nous allons le voir, à partir de là, la question proprement politique de la souveraineté se voit déplacée sur le terrain de la gouvernance. La question n'est plus tant pourquoi obéir que pourquoi et comment gouverner. La question ne porte dès lors plus tant sur le problème de l'origine de la société, question qui ne reçoit de traitement que politique à travers la question du pacte social, que sur la question de la régulation à l'oeuvre au sein de la société.

Or pour qu'un tel glissement s'opère, un nouveau sens et une nouvelle finalité du pouvoir a dû se mettre en place. C'est à partir d'une compréhension neuve du pouvoir que pourra émerger une idée fondamentale du libéralisme: le pouvoir politique n'est pas la seule force qui commande aux hommes, il est nécessaire de faire varier les modes de gouvernements pour les adapter à la situation particulière d'un peuple. Ainsi la question se déplace sur le terrain d'une technologie rationnelle de gouvernement. A l'origine d'une telle perspective, Montesquieu nous apparaît comme fondateur d'une nouvelle compréhension du politique.

??Montesquieu et l'Esprit général de la Nation

Avec Montesquieu une nouvelle conception de l'art de gouverner se met en place qui entraîne une redéfinition de l'exercice du pouvoir. En effet, l'Esprit des Lois ne se présente plus comme un miroir en lequel le prince pourrait trouver une casuistique propre à lui assurer

la juste exécution de son office, mais désormais, c'est une science générale de l'Etat qui se met

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en place, science en laquelle le pouvoir se définit moins par son rôle constitutif que par son rôle fonctionnel1.

Dans sa recherche, Montesquieu ne part pas de la genèse du corps politique à partir d'un contrat social passé entre individus libres, mais mène son interrogation en prenant pour point de départ le phénomène du pouvoir pour tenter de circonscrire celui-ci dans les garanties

à même d'assurer la liberté des citoyens2. Ainsi commence-t-il par définir la loi comme un certain rapport nécessaire qui dérive de la nature des choses3. Aussi y-a-t-il rapport de réciprocité entre la loi d'un peuple et la nature même de ce peuple4. Il ne saurait, par conséquent, y avoir une définition unique du pouvoir, mais nous devons, au contraire, concevoir un régime et une économie de pouvoir adaptés à l'inscription naturelle et la complexion de chaque peuple. C'est ce que Montesquieu nomme l'Esprit général de la Nation5.

Et le rôle du législateur en cette matière n'est pas de partir d'un principe abstrait de domination pour l'imposer à son peuple comme à une page vierge. Son rôle est de suivre l'esprit de la nation. Dans le cas contraire, là où une seule force gouverne les hommes, c'est despotisme. Ainsi un élément constitutif de la nation, si puissant soit-il, ne doit pas être considéré à part de tous les autres, mais son efficace sera appréciée en son rapport aux autres éléments. En effet, " toute grandeur, toute force, toute puissance est relative. Il faut bien prendre garde qu'en cherchant à augmenter la grandeur réelle, on ne diminue la grandeur relative "6.

Cela étant pour le pouvoir du gouvernant, il n'en va pas autrement pour le peuple qui

lui est soumis. Chez ce dernier, la liberté ne doit pas être entendue comme la licence et l'anarchie, mais comme la juste soumission aux principes qui constituent l'esprit général de la nation. Ainsi la liberté est elle-même relative aux dispositions de la nation7. Cependant la nature du pouvoir est telle qu'il ne cesse de s'accroître jusqu'à trouver une limite qui le borne. C'est pourquoi " pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la

loi permet "8.

1 Les arts de gouverner, p. 59: " C'est un tout autre genre d'ouvrages qui est issu des livres d'Etats du XVIe siècle. Le prince n'y apprend plus à se connaître lui-même dans la méditation solitaire des calculs habiles et des rigueurs nécessaires qu'implique sa position. Il apparaît comme l'une des pièces de la grande machine d'Etat qu'il

ne peut commander qu'en s'assujettissant au mécanisme d'ensemble. La force des choses supplante les jeux humains de la force. Sans doute est-ce Montesquieu qui, dans son analyse systématique des " choses sans

nombres " avec lesquelles les lois entretiennent des rapports innombrables, a montré, de la façon la plus décisive,

comment l'art du prince devait désormais faire place à une science générale de l'Etat ".

2 Le principe de souveraineté, p. 71: " Au fond, l'esprit des lois, c'est la liberté même, et rien que la liberté. Il n'est de liberté que selon la nécessité des lois, que protégée et préparée par les lois. Aussi, ce qu'on appelle loi au sens propre, ce ne peut être que ce rapport existant entre les éléments constitutifs d'un ensemble humain historique et, en premier lieu, entre les niveaux ou les ordres d'autorité et de pouvoir qui le traversent. L'esprit des lois, c'est donc ce que protège et énonce la lettre des lois: la liberté des citoyens. Ainsi doit-on comprendre que, par l'expression si subtile d'esprit des lois, Montesquieu entendait le concept de la loi si le concept de la loi renvoie, justement, à la liberté et aux libertés ".

3 Montesquieu, De l'Esprit des lois, I, 1, p. 37.

4 Ibid., I, 3, p. 44: " Elles doivent être tellement propre au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est un très grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre ".

5 Ibid. XIX, 4, p. 212: " Plusieurs choses gouvernent les hommes: le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les moeurs, les manières d'où il se forme un esprit général qui en résulte ".

6 Ibid., IX, 9, p. 158.

7 Ibid., XI, 3, p. 166: " Dans un Etat, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir ".

8 Ibid. XI, 4, p. 167.

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Le principe de la bonne législation consiste ainsi en la juste articulation des diverses modalités de détermination concourrant à la nature particulière de chaque peuple. La modalité coercitive du pouvoir politique n'est pas l'unique et souvent la nature même garantit la cohésion et la paix sociale auxquels les lois les plus sévères ne peuvent contraindre le peuple1. Finalement, l'on rencontre chez Montesquieu cette idée d'une force dynamique des

éléments constitutifs de la nation, ce qui peut conduire à envisager la constitution de l'Etat au sens de la constitution physique d'un organisme. Aussi nous voyons-nous ici situés à un autre stade d'élaboration conceptuelle que celui de la science politique hobbesienne qui se résumait

en une mécanique des atomes sociaux. Nous sommes ici face à une physique des forces constitutives de la nation. La fin de la science législatrice sera donc de moduler les différents modes de contraintes (loi civile, moeurs, climat, religion, commerce...) en rapport avec la complexion du peuple2.

Retenons-donc de ce court aperçu de l'enseignement de Montesquieu que les hommes sont soumis à diverses influences face auxquelles le pouvoir ne doit pas user de violence pour réduire leur effet à néant et ainsi réaliser la domination du tout-politique. Mais, au contraire,

le bon législateur sera celui qui saura articuler les principes de son gouvernement avec la nature du peuple.

La gouvernementalité

Ainsi donc, le point visible de l'Etat cesse de s'incarner dans le prince, reflet d'une disposition transcendante ou naturelle du cosmos, pour devenir le corps de la nation. C'est à présent le compte physique des forces présentes en la nation et ouvertes à l'administration rationnelle que doit refléter le livre du prince. Le prince est absorbé dans sa fonction et sa personne finit par se confondre avec l'Etat qu'il administre.

Dès lors apparaît un nouvel art de gouverner, art consistant non plus comme chez Machiavel à assurer la domination du prince, mais art visant à conserver la forme de la République en réalisant la plus grande somme de forces possibles. Déjà chez Hobbes, le sens

de la souveraineté consiste non à accroître la puissance de l'individu qui gouverne, mais à instituer une puissance maximale ayant pour fin le salut du peuple3. Comme le montre Senellart dans son ouvrage sur Les arts de gouverner, " la puissance maximale ne constitue pas le but du gouvernement, mais sa condition "4. De là une redéfinition de la fin du gouvernement, " en fonction non du bien commun ou de l'intérêt du prince, mais des besoins

de l'Etat, corps vivant soumis à la nécessité, pour survivre, de développer au maximum ses ressources matérielles et humaines "5.

1 Ibid. XIX, 6, p. 213: " Qu'on nous laisse comme nous sommes, disait un gentilhomme d'une nation qui ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée. La nature répare tout. Elle nous a donné une vivacité capable d'offenser, et propre à nous faire manquer à tous les égards; cette même vivacité est corrigée par

la politesse qu'elle nous procure, en nous inspirant du goût pour le monde, et surtout pour le commerce des femmes. Qu'on nous laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscrètes, jointes à notre peu de malice, font

que les lois qui gêneraient l'humeur sociable parmi nous, ne seraient point convenables ".

2 Ibid., XXVI, 1, p. 300: " Il y a donc différents ordres de lois; et la sublimité de la raison humaine consiste à savoir bien auquel de ces ordres se rapportent principalement les choses sur lesquelles on doit statuer, et à ne point mettre de confusion dans les principes qui doivent gouverner les hommes ".

3 Du Citoyen, XIII, 3, " L'institution de la république n'est pas tant pour elle-même, que pour le bien de ses sujets. Et toutefois, il ne faut pas avoir égard à l'avantage de quelque particulier: car le souverain, en tant que tel,

ne pourvoit point autrement au salut du peuple que par les lois qui sont générales; de sorte qu'il s'acquitte de son

devoir, toutes fois et quantes qu'il fait tout son possible par ses utiles et salutaires constitutions, à ce que plusieurs jouissent d'une entière et longue prospérité, et qu'il n'arrive de mal à personne, que par sa propre faute,

ou par quelque accident imprévu ".

4 Les arts de gouverner, p. 35.

5 Ibid., p. 42.

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Par conséquent, le gouvernement n'a plus pour objet, tel que dans l'ancien ars regnum,

le gouvernement des âmes et des corps, ni même comme chez Machiavel le contrôle d'un territoire et des hommes qui y habitent, mais il a pour principe et pour fin le gouvernement des choses. C'est ce que montre Foucault dans un cours sur La gouvernementalité1. Ainsi assiste-t-on à la mutation du miroir du prince, censé refléter les vertus d'un ordre transcendant,

en une comptabilité physique des forces en présence au sein du royaume. Désormais le territoire comme espace géographiquement structuré fait irruption dans le rapport du prince à son office, ou plutôt à sa fonction.

En effet, avec cette mutation dans la visibilité de la puissance se produit " un effacement progressif du prince au profit de l'Etat "2. Finalement le procédé hobbesien de représentation se renverse contre lui-même. Le prince représente le peuple, non plus comme unité analytique mais, à présent, comme unité synthétique. Le devoir du prince, c'est le rapport de l'Etat à lui-même, d'une administration rationnelle visant à l'augmentation des forces du royaume. En même temps, l'exigence de visibilité se transporte de la personne du prince, autrefois modèle de vertu pour ses sujets, à l'espace social dont il faut acquérir une vision totale propre à sa gestion3.

Or comme le montre Foucault, avec cette mutation de la fonction gouvernementale s'accomplit une opposition du gouvernement et de la souveraineté. Alors que cette dernière s'exprime par la législation et vise, à travers son universalité, la soumission des sujets, la fin

du gouvernement, elle, trouve sa fin dans les choses qu'elle dirige4. Néanmoins, cette distinction ne saurait être trop vite établie. En effet, c'est d'abord au renforcement de la souveraineté qu'a servi la disposition du gouvernement. C'est là l'essence même du mercantilisme. D'un côté, ce dernier vise à la gestion administrée des flux économiques au sein du royaume, mais, d'un autre côté, cette administration ne vise qu'à renforcer la souveraineté du monarque. Ainsi " le mercantilisme essayait de faire entrer les possibilités données par un art réfléchi de gouvernement à l'intérieur d'une structure institutionnelle et mentale de souveraineté qui le bloquait "5. Comment s'accomplit ce déblocage? Selon Foucault, c'est l'irruption d'un objet nouveau qui, au XVIIIe siècle, va permettre au gouvernement de se séparer des cadres politiques de la souveraineté.

En effet, celle-ci, nous l'avons vu dans le langage de Hobbes, ne se réfère qu'à l'existence du peuple juridiquement défini. De ce point de vue, l'économie comme gestion des richesses et des besoins s'accomplit, comme dans la définition aristotélicienne, au sein de la maisonnée. Mais dès lors que la population se découvre comme objet spécifique d'un discours scientifique et statistique, douée de régularités propres, va pouvoir se produire " la

1 M. Foucault, " La gouvernementalité ", in Dits et Ecrits, Tome II, p. 643: " Les choses dont le gouvernement doit prendre la charge, ce sont les hommes, mais dans leurs rapports, leurs liens, leurs intrications avec ces choses que sont les richesses, les ressources, les subsistances, le territoire bien sûr, dans ses frontières, avec ses qualités, son climat, sa sécheresse, sa fertilité; ce sont les hommes dans leurs rapports avec ces autres choses que sont les coutumes, les habitudes, les manières de faire ou de penser, et, enfin, ce sont les hommes dans leurs rapports avec ces autres choses encore que peuvent être les accidents ou les malheurs, comme la famine, les épidémies, la mort ".

2 Les arts de gouverner, p. 55.

3 Ibid., p. 229: " C'est avec l'essor de l'absolutisme que l'exigence de visibilité sera transférée de la personne du prince (être vu) à l'espace social (tout voir). ". Sur la visibilité nouvelle du souverain Cf. aussi p. 280: " Loin de réactiver la forme d'une tyrannie occulte, le monarque invisible illustre la transmutation juridique du corps royal,

la séparation croissante de l'Etat avec la société, la concentration du pouvoir dans une machine administrative centralisée (...). Ainsi le passage de l'exemplarité à l'invisibilité, s'il s'effectue sur l'axe d'une rationalisation

technicienne, ne peut-il se comprendre qu'à l'intérieur d'une recomposition globale du champ pratique, dans ses

dimensions matérielles et spirituelles ".

4 " La gouvernementalité ", p. 646: " Elle (la fin du gouvernement) est à rechercher dans la perfection, la maximalisation ou l'intensification des processus qu'il dirige, et les instruments du gouvernement, au lieu d'être des lois, vont être des tactiques diverses ".

5 Ibid. p. 649.

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constitution d'un savoir de gouvernement indissociable de la constitution d'un savoir de tous

les processus qui tournent autour de la population au sens large, ce qu'on appelle précisément économie "1. L'économie politique, à la fois comme science et comme mode de gouvernement ayant pour objet la constitution physique de la population, du territoire et des richesses, va finir par supplanter la science du politique ne renvoyant circulairement qu'à sa propre définition, via le dispositif de souveraineté.

Pour autant le problème de la souveraineté ne disparaît pas, mais il reçoit un autre éclairage dans son rapport à l'administration rationnelle des choses. Dès lors la question n'est plus de définir un art de gouverner à partir de la souveraineté mais, avec le déploiement d'un nouvel art de gouverner, quelle forme de souveraineté instituer? Selon nous, c'est à une telle question que la démocratie libérale va apporter une réponse.

La gouvernance libérale

Dans son cours sur la Naissance de la biopolitique, Foucault montre que la question libérale primordiale se résume en une formule: " pourquoi donc faudrait-il gouverner? "2. Cette interrogation s'ancre finalement dans une distinction entre Etat et société en train d'émerger au XVIIIe siècle. C'est en effet, au nom de cette dernière " qu'on va chercher à savoir pourquoi il est nécessaire qu'il y ait un gouvernement, en quoi on peut s'en passer, et sur quoi il est inutile ou nuisible de s'en passer ". En ce sens, le libéralisme apparaît comme une critique de la maximalisation du pouvoir contre lequel il cherche à montrer qu'il ne saurait être à lui-même sa fin. " On gouverne toujours trop "3.

Mais qu'entend le libéralisme par gouvernement? C'est contre l'idée d'un gouvernement politique transcendant ou extérieur à la société que se place le libéralisme. Contre les moyens violents visant leur propre perpétuation, le libéralisme ne cherche pas à ignorer toute forme de régulation mais à diversifier, ou en tout cas à laisser s'exprimer, les modes de gouvernements déjà à l'oeuvre dans le champ social. Nous l'avons vu avec Montesquieu, le pouvoir politique n'est qu'une modalité du gouvernement des hommes, modalité artificielle, face à laquelle croissent d'autres déterminations qui, laissées à leur libre cours, seront à même de réguler les interactions au sein de la société4. En ce sens, le libéralisme n'est pas un anarchisme, mais bien un nouveau principe de gouvernement non directement politique.

Or quels sont ces principes de gouvernement immanents à la société et qui lui permettent d'évacuer le pouvoir de l'Etat? Afin de répondre à cette question, revenons en arrière afin de percevoir une certaine mutation accomplie dans la rationalisation de l'exercice

de gouvernement, ce qui va nous conduire à montrer que le principe d'une harmonie immanente à la société n'est pas directement né de la critique libérale mais, comme nous avons eu l'occasion de le voir plus haut, d'une rationalisation des principes de gouvernement

au sein des monarchies du XVIIe siècle, ce qui replace dès lors le discours libéral dans la continuation des moyens de contrôles politiques et sociaux. La différence entre les deux modèles, nous le verrons, ce n'est pas que le libéralisme ne gouverne pas, c'est qu'il gouverne

1 Ibid., p. 633.

2 Foucault, " Naissance de la biopolitique ", in Dits et Ecrits, T. II, p. 820.

3 Ibid., p. 820.

4 Mais par-là même, et c'est là une des thèses que nous ne voudrions pas perdre de vue, un mode de gouvernement identifiable puisque extérieur va être remplacé par un autre mode de gouvernement qui, parce qu'il se donne pour naturel, ne consiste pas en une domination effective mais qui, néanmoins, produit des effets

de pouvoir immanent, cette fois quasiment invisible aux yeux de ses acteurs. C'est ce que nous nous proposons,

en suivant l'expression de Tocqueville, de nommer pouvoir social. Mais nous reviendrons plus loin sur ce phénomène.

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par des moyens qui lui permettent de se donner comme organisation spontanée et par conséquent comme ne gouvernant pas.

Dans son ouvrage sur Les passions et les intérêts, Albert Hirschman montre qu'une mutation capitale se produit à l'époque de la Renaissance, mutation qui ne consiste pas en " l'apparition d'une nouvelle morale, c'est-à-dire de nouvelles règles de comportement pour l'individu. Mais à un renouveau de la théorie de l'Etat, à la tentative d'améliorer l'art de gouverner dans le cadre de l'ordre établi "1. Il ne s'agit dès lors plus de réprimer les passions, mais de les utiliser pour servir à la sociabilité. De ce point de vue, la société agit, non comme

un rempart ou une force de répression mais comme un catalyseur des passions destructrices de l'homme. Il s'agira dès lors d'établir une distinction entre passions inoffensives et destructrices

et d'affaiblir ces dernières par les premières. C'est là le principe de la science mécanique du XVIIe siècle et notamment celle de Spinoza: une force peut toujours être contrée par une force plus grande, " un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier "2. L'on va donc opposer passions destructrices et intérêts qui sont aussi passions mais qui conduisent à des conséquences heureuses3. Or, à l'origine, cette idée devait servir à diriger les passions du Prince et, à travers lui, à diriger plus efficacement le peuple que ne le permettait la morale antérieure4. Mais ce principe se révéla bien plus efficace s'il était appliqué directement aux groupes en présences

au sein de l'Etat. D'autre part, ce principe d'intérêt en tant qu'il unit passions et raison, offre l'avantage de présenter une conduite " aussi transparente et prévisible qu'un être parfaitement vertueux "5 et rend donc maîtrisables les conséquences prévisibles des actions humaines. Et parmi tous les intérêts présents, l'amour du gain est le plus efficace car il réuni la plus grande douceur avec la rationalité la plus efficace. On le voit, le développement de la théorie économique est avant tout basé sur l'idée d'une régulation non politique des acteurs évoluant

en société et n'agissant pas sous une impulsion morale.

Or nous avons vu que l'idée de contrat social était elle-même une réponse au problème posé par les interactions sociales, interactions qui nécessitaient le détour par une médiation politique transcendante au corps social pour réguler les passions contradictoires des particuliers. C'est contre cette idée d'une médiation nécessaire que vient s'inscrire l'idée d'une régulation immanente au corps social lui-même. Cette idée se voit particulièrement mise en valeur par l'évolution du terme de commerce qui, avant de désigner les échanges purement économiques, sert à nommer tout ce qui donne consistance au lien social hors de la politique.

En ce sens, l'activité économique se découvre comme un système anti-hiérarchique mettant en scène des acteurs égaux et indépendants. En ce sens, l'idée de marché permet " de penser la société comme auto-instituée, ne reposant sur aucun ordre extérieur à l'homme "6. Bien que le contrat social permette d'expliquer l'institution de la société, il n'est pas en mesure de présenter d'autres liens que le lien politique de soumission. L'idée de marché, au contraire, permet de penser la régulation au sein de la société sur un mode parfaitement immanent7.

1 A. O. Hirschman, Les passions et les intérêts, p. 16.

2 Ethique, Quatrième partie, Proposition VII, p. 275.

3 Les passions et les intérêts, p. 33: " Et c'est ainsi qu'on verra apparaître une distinction nouvelle, celle qui oppose les intérêts de l'homme à ses passions et qu'on mettra en contraste les conséquences heureuses des activités dictées par l'intérêt avec les calamités que déchaîne le libre jeu des passions. "

4 Ibid., p. 35: Rohan, De l'intérêt des princes et Etats de la chrétienté, 1638: " Les princes commandent aux peuples, et l'intérêt commande aux princes ".

5 Ibid. p. 49: " C'est de cette manière que l'idée que le jeu des intérêts particuliers peut être profitable à

l'ensemble des parties naît de la réflexion politique bien des années avant que la science économique n'en fasse

un de ses principes essentiels ".

6 P. Rosanvallon, Le capitalisme utopique, p. 11.

7 Adam Smith, La richesse des nations, in Les libéraux, p. 366: " Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait

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Finalement, " les mécanismes du marché, en se substituant aux procédures d'engagements réciproques du contrat, permettent de penser la société biologiquement et non plus politiquement (mécaniquement) "1. En évacuant dès lors toute idée d'assujettissement politique, Adam Smith peut faire passer le terme de nation de son sens juridique et politique à

un sens presque uniquement économique. Selon l'interprétation de Rosanvallon, il entend la société comme société civile, c'est à dire dans son sens moderne de société opposée à l'Etat, alors qu'elle conservait encore chez Locke le sens de société politique.

Ainsi nous voyons que le déplacement conceptuel opéré dans la modalité de gouvernement a permis peu à peu l'émergence du terrain libéral qui retourne contre la souveraineté transcendante l'idée d'une administration physique des forces au sein de la nation. Se découvre par-là un mode de gouvernement autorégulateur n'impliquant plus l'orientation politique extérieure au corps social. Libéré de la médiation transcendante - en droit et non en fait -, la société se conçoit elle-même comme origine et fin des flux qui la traversent et la constituent. Mais nous l'avons vu, le libéralisme n'est pas un anarchisme. Une législation universelle s'avère par conséquent nécessaire pour articuler les libertés individuelles dans le cadre permis par la loi. Cette loi est le garant de la liberté privée en laquelle peut s'épanouir, d'une part, la liberté individuelle de penser que nous avons vu naître avec la question de la tolérance, d'autre part la liberté économique par laquelle la société peut s'autoréguler et acquérir une consistance propre. Le citoyen doit protéger l'homme, l'homme libre penseur et l'homme libre producteur. Aussi le libéralisme ne renie en aucune manière la liberté politique, condition de l'exercice des droits fondamentaux. La question de la souveraineté populaire va donc venir se raccrocher à la problématique des libertés individuelles pour constituer ce mode de gouvernement particulier qu'est la démocratie libérale et dont la structure complexe nous empêche de le concevoir comme une forme de régime politique parmi d'autres.

La représentation démocratique

??Forme de gouvernement et forme de souveraineté

Nous avons vu que le libéralisme se présentait avant tout comme une critique du politique et une revendication visant à la reconnaissance de la consistance intrinsèque à la société. Or quel est l'ordre naturel inhérent à la société? Nous l'avons vu à propos de la question de la tolérance comme avec l'idée de marché: les acteurs sociaux se trouvent dans une relation à la fois d'indépendance et d'égalité. Néanmoins l'idée d'Etat-nation, qui s'avérait fondamentale dans la naissance de cette sphère privée, apparaît aussi comme une condition essentielle à son maintien. En effet, la tolérance institutionnalisée a besoin du secours de la loi pour voir s'articuler le droit de chacun. L'universalité de la loi ne peut être garantie que par le dispositif institutionnel qui fait de l'égalité la condition essentielle du rapport des citoyens. D'autre part, la liberté économique suppose quant à elle l'existence d'une législation à même d'assurer la libre disposition de la propriété privée. C'est ce mécanisme que nous avons vu se mettre en place chez Locke. Dans un Etat où les droits des citoyens sont reconnus et proclamés par la constitution, nous sommes face à un Etat républicain. C'est à la constitution d'une telle res publica que les penseurs du contrat social se sont acheminés suivant en cela l'adage: salus populi suprema lex est. L'on trouve ainsi chez Kant cette définition: " la constitution fondée premièrement sur le principe de liberté des membres d'une société (en tant

réellement pour but d'y travailler ".

1 Le capitalisme utopique, p. 46.

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qu'hommes), deuxièmement sur les principes de dépendance de tous envers une législation unique commune (en tant que sujets), et troisièmement sur la loi de leur égalité (en tant que citoyens), seule constitution qui dérive de l'idée d'un contrat originaire sur lequel doit être fondée toute législation de droit d'un peuple, c'est la constitution républicaine "1. C'est donc la constitution qui garantit les principes selon lesquels les hommes seront traités en tant que sujet de droit et ne seront pas soumis à l'arbitraire du gouvernement. De ce point de vue, la fin

de l'Etat est d'aménager en la collectivité, l'espace d'une juste articulation des libertés. A partir de là, le citoyen protégé par la loi, peut librement, dans le cadre prévu par elle, user de ses droits fondamentaux, droits que le sujet n'a pu déléguer puisqu'étant inaliénables. La constitution est donc le principe d'existence d'un peuple particulier (entendons " peuple " au sens hobbesien) et décide de la forme du gouvernement. Dans le cas qui nous occupe, celle-ci

est nécessairement républicaine2. La volonté générale est au fondement de la souveraineté. La fin de la législation sera cantonnée dans le juste et n'aura pas pour principe le bien3.

Considérons donc ici la liberté du sujet individuel en cette république: il jouit d'une liberté privée articulée de façon égale à celle de tous dans le cadre prévu par la loi. Mais quant

à la liberté politique, celle qui consiste justement à participer à la législation, elle n'est encore que négative. On retrouve cette idée dans la distinction chère à Sieyès entre citoyen actif et citoyen passif4. Pour ce qui est du pouvoir de décision en la République, c'est, selon l'expression de Kant, la forme de la souveraineté qui en décide: " ou bien en effet un seul, ou bien quelques-uns unis entre eux, ou bien tous les citoyens ensemble, détiennent le pouvoir

1 E. Kant, Projet de Paix Perpétuelle, p. 84.

2 Ibid. p. 86: " La forme de gouvernement concerne la manière fondée sur la constitution (l'acte de la volonté universelle par laquelle la foule devient un peuple) dont l'Etat fait usage de sa pleine puissance. Sous ce rapport elle est soit républicaine soit despotique. Le républicanisme est le principe politique de la séparation du pouvoir exécutif (le gouvernement) et du pouvoir législatif; le despotisme est le principe selon lequel l'Etat met à exécution de son propre chef les lois qu'il a lui-même faites, par suite c'est la volonté publique maniée par le chef

de l'Etat comme si c'était sa volonté privée ".

3 John Rawls, dans son ouvrage sur la Théorie de la justice, définit ainsi une procédure par laquelle les acteurs sociaux qui prendraient part à l'élaboration d'une constitution de droit, dans le cas où il se trouveraient placés sous un voile d'ignorance, élaboration rationnelle de l'état de nature, adopteraient, en tant qu'ils sont placés en position originelle d'égalité, un ordre hiérarchique de principes à même de garantir la maximalisation des droits

de chacun. Les principes choisies dans cette position d'égalité se ramènent au principe selon lequel « chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de liberté de base égale pour tous, compatible avec un même système pour tous ». Le second principe, soumis au premier, est « que les inégalités économiques

et sociales doivent être telles qu'elles soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés et attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous » (§ 46, p. 341). L'on retrouve donc ici le principe libéral classique

selon lequel le juste a priorité sur le bien du point de vue d'une définition collective du vivre-ensemble.

L'articulation des conceptions du bien dont chacun se fait une idée différente garantit à tous le choix d'une vie bonne. D'autre part, le second principe qui regarde au statut socio-économique des individus doit lui-même entré

en ligne de compte comme condition d'une libre poursuite du désir rationnel. D'où le rôle dévolu à l'Etat dans la régulation des inégalités, régulation qui renforce plus qu'il ne détourne le principe libéral de l'autonomie individuelle. L'Etat n'assigne pas de fin, mais assure les conditions minimales pour que cette fin puisse être librement choisie par chaque individu.

4 E. Sieyès, Premier projet de déclaration, in Droits de l'homme et philosophie, anthologie de textes choisis par Frédéric Worms, p. 97: " Nous n'avons exposé jusqu'à présent que les droits naturels et civils des citoyens. Il nous reste à reconnaître les droits politiques. La différence entre ces deux sortes de droits consiste en ce que les droits naturels et civils sont ceux pour le maintien et le développement desquels la société s'est formée; et les droits politiques, ceux par lesquels la société se forme. Il vaut mieux, pour la clarté du langage, appeler les premiers, droits passifs, et les seconds, droits actifs. Tous les habitants d'un pays doivent y jouir des droits de citoyen passif: tous ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté, etc., mais tous n'ont pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics; tous ne sont pas citoyens actifs.

(...) Tous peuvent jouir des avantages de la société; mais ceux-là seuls qui contribuent à l'établissement public sont comme les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale. Eux seuls sont les véritables citoyens actifs, les véritables membres de l'association ".

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souverain "1. Seule cette dernière forme de souveraineté consiste en une liberté active et positive de tous à l'exercice de la législation. C'est le modèle de Rousseau: tous statuent sur tous. Nous avons donc affaire à une double universalité de la loi2. Néanmoins, un reproche systématiquement adressé à cette idée d'une démocratie directe, modelée sur celle des Anciens, tient à son irréalité dans le cadre des Etats modernes, trop grands et trop peuplés pour voir le peuple assemblé dans son entier. En outre, dans le cas où l'unanimité n'est pas réalisée, la majorité risque d'asservir dangereusement à sa volonté l'opinion minoritaire.

??Le dispositif institutionnel de la démocratie libérale: représentation, élection et consentement

La démocratie moderne conservant la puissance de la République, la souveraineté, dans les mains du peuple aménage donc la liberté politique dans le cadre d'une représentation,

où les gouvernants sont élus par le peuple qui leur délègue le pouvoir décisionnel pour un temps précis établi par la constitution. Les citoyens usent de leur liberté politique lors de l'élection de ses représentants qui par conséquent gouvernent avec le consentement du peuple. Ainsi trois principes sont présents au coeur du schéma juridique organisateur de la démocratie:

le consentement du peuple au pouvoir, l'égale liberté de tous les citoyens et la garantie de la légalité par l'organisation constitutionnelle du pouvoir. Ce qui fait que la légitimité de l'autorité collective dérive « du consentement de ceux sur qui elle est exercée ou, en d'autres termes, que les individus ne sont obligés que par ce à quoi ils ont consenti "3.

Dès lors l'on peut remarquer qu'avec le principe du consentement, le peuple n'élit pas des représentants qui vont exécuter leur volonté. Le peuple désigne simplement ceux dont les volontés deviendront des décisions publiques. Aussi, comme le montre Schumpeter, dans Capitalisme, socialisme et démocratie 4, le peuple ne gouverne pas lui-même " en élisant des individus qui se réunissent ensuite pour accomplir sa volonté ". La démocratie représentative doit bien plutôt être définie comme " le système institutionnel, aboutissant à des décisions politiques, dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l'issue d'une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple "5. On le voit, cette définition de la démocratie représentative en fait tout autre chose qu'un pouvoir exercé indirectement par le peuple. Mais comment dès lors justifier un pouvoir émanant du peuple, représentant le peuple, mais n'étant pas la voix effective du peuple?

A cet égard, un texte nous éclaire particulièrement sur la question de la représentation.

Il s'agit du Fédéraliste écrit sous le pseudonyme de Publius par John Jay, Alexander Hamilton

et James Madison. Dans ce texte, qui vise à convaincre d'un intérêt d'une union entre les Etats américains confédérés, l'on trouve une justification du principe représentatif qui nous éclairera sur sa légitimité. Ainsi dans Le Fédéraliste n°9 rédigé par Hamilton trouve-t-on que l'effet de

la représentation " est d'épurer et d'élargir l'esprit public, en le faisant passer dans un milieu formé par un corps choisi de citoyens, dont la sagesse saura distinguer le véritable intérêt de leur patrie, et qui, par leur patriotisme et leur amour de la justice, seront moins disposés à sacrifier cet intérêt à des considération momentanées ou partiales "6. Ainsi la représentation des intérêts plutôt que leur expression directe doit permettre, par l'aménagement

1 Projet de paix perpétuelle, p. 86.

2 J-J Rousseau, Du contrat social, II, 6, p. 201: " Quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui-même, et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi ".

3 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, p. 113.

4 Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, p. 329-330.

5 Ibid. p. 355.

6 Le fédéraliste in Les libéraux, p. 304.

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institutionnel, de répondre aux difficultés inhérentes à l'expression directe de la volonté populaire: canaliser la puissance de la majorité pour éviter qu'elle ne se retourne contre une partie du peuple. En effet, comme Madison le montre dans le Fédéraliste 51: " Si la majorité

est unie par un intérêt commun, les droits de la minorité seront en péril. Il n'y a que deux manières pour parer à ce danger; la première c'est de créer dans la nation une volonté indépendante de la majorité, c'est à dire de la nation elle-même ". C'est là le principe de toute autorité transcendante au corps social, ce qui va à l'encontre du principe de la souveraineté populaire, " la seconde, c'est de faire entrer dans la nation assez de classes différentes de citoyens pour rendre très improbables, sinon impossible, une combinaison injuste de la majorité "1.

Ainsi dans le procédé de la démocratie représentative, les représentants n'ont pas pour

fin d'incarner les volontés de ceux qu'ils représentent mais de défendre leurs intérêts. Aussi l'élection a ce double privilège de sélectionner, d'une part, des élites préexistantes2, d'autre part de représenter les intérêts de la nation plutôt que les intérêts des individus qui la composent et qui peuvent facilement se laisser conduire à la faction. C'est sur ce dernier point que se fonde le rejet du mandat impératif. Ainsi dans la discussion qui oppose les anti- fédéralistes et les partisans de l'Union, un point capital d'opposition concerne le statut de la représentation. " On peut caractériser le point de vue anti-fédéraliste comme une conception

de la représentation-mandat qui veut que le rôle des représentants soit de refléter les idées de ceux qu'ils représentent et de partager leurs attitudes et leurs sentiments alors que les Fédéralistes auraient conçu la représentation comme l'activité indépendante d'un fondé de pouvoir (trustee) dont le rôle est de se former une opinion personnelle sur les intérêts de ses électeurs et le meilleur moyen de les servir "3. En ce cas, l'élection repose effectivement sur la confiance accordée aux gouvernants et dès lors le point central de la légitimité du gouvernement demeure effectivement circonscrit au consentement donné à l'exercice du pouvoir4.

Mais une autre raison avancée doit être directement raccrochée à la configuration de la société libérale en train de naître. Selon Sieyès, en effet, la supériorité du régime représentatif

ne tient pas tant à ce qu'il produit des décisions moins partiales et moins passionnelles, mais à

ce qu'il constitue la forme de gouvernement la plus adéquate à la condition des sociétés commerçantes modernes où les individus sont avant tout occupés à produire et à distribuer les richesses. Dans ce cadre, les avantages de la représentation sont équivalents à ceux de la division du travail appliquée à l'ordre politique5. Dès lors que le représentant a pour tâche de représenter des intérêts et non pas directement les volontés des gouvernés quant à ces intérêts, c'est en quelque sorte le corps social, en lequel s'opère la synthèse des intérêts particuliers par

1 Ibid. p. 311.

2 Principes du gouvernement représentatif, p. 125: " Le gouvernement représentatif a été institué avec la claire conscience que les représentants élus seraient et devaient être des citoyens distingués, socialement distincts de ceux qu'ils élisaient. C'est ce que l'on appelle ici le principe de distinction ".

3 Ibid. p. 149.

4 P-P Royer-Collard in Les libéraux, p. 482-484: " Le mot représentation est une métaphore. Pour que la métaphore soit juste, il est nécessaire que le représentant ait une véritable ressemblance avec le représenté; et, pour cela, il faut, dans le cas présent, que ce que fait le représentant soit précisément ce que ferait le représenté.

Il suit de là que la représentation politique suppose le mandat impératif, déterminé à un objet lui-même déterminé, tel que la paix ou la guerre, une loi proposée, etc. (...) (Or) au fond, l'opinion d'une nation ne doit être

cherchée, et elle ne se rencontre avec certitude que dans ses véritables intérêts, tels qu'une raison exercée les

découvre et que la morale les avoue. (...) Je crois avoir prouvé que, hors l'élection populaire et le mandat, la représentation n'est qu'un préjugé politique qui ne soutient pas l'examen, quoique très répandu et très accrédité ".

5 E. Sieyès, Observations sur le rapport du comité de constitution concernant la nouvelle organisation de la

France, 1789, p. 35, cité in Principes du gouvernement représentatif, p. 14: " L'intérêt commun, l'amélioration

de l'état social lui-même nous crient de faire du gouvernement une profession particulière ".

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voie de libre-échange entre producteurs, qui se trouve représenté à travers l'appareil des partis.

De ce point de vue, l'Etat qui garantit, via la constitution, la protection négative des droits individuels, se doit de prendre en charge, de manière positive, les droits sociaux, c'est à dire ces droits qui assurent la reconnaissance, non pas de la dignité en tant qu'homme, mais

de l'estime en tant que composante du corps social1. Ainsi la notion de représentation politique change de sens et emporte avec elle une redéfinition du statut de l'Etat. Ce dernier cesse d'affirmer l'hétéronomie radicale du pouvoir par rapport au corps social pour devenir médiation active de la société à elle-même2. A partir du moment où le pouvoir politique n'est plus qu'un moyen au service de la société civile, la conversion du pouvoir transcendant en pouvoir immanent est achevée.

Intéressons-nous donc aux conséquences qui découlent de la redéfinition du statut de l'Etat dans la perspective libérale. D'une part, l'appareil politique se voit en un sens instrumentalisé par la société civile qui apparaît désormais première. L'équation qui fait de la société la sphère des moyens et l'Etat la voie des fins3 semble se renverser. En tant qu'il représente les intérêts des sociétaires et non leur volonté expresse, il se révèle être un point de visibilité pour la société qui acquière grâce à lui une possibilité supplémentaire d'agir sur elle- même. Le gouvernement gagne dès lors en étendue et en domaine de compétence ce qu'il perd en puissance autonome. La transcendance qui constitue essentiellement le pouvoir politique cesse d'apparaître comme une transcendance constitutive grâce à laquelle la collectivité atteint l'unité du peuple, comme dans le dispositif classique de souveraineté, mais devient simple point de vue global par lequel se réfléchit le corps social. En ce sens, c'est la société qui se connaît à travers lui. Dans ce mouvement, l'autorité personnelle du gouvernant s'efface au profit de la libération d'une rationalité organisatrice qui doit veiller au maintien de

la puissance de la société4. En ce sens, l'administration technocratique, simple moyen

1 Dans un article sur " La reconnaissance- De l'honneur à l'estime ", F. Fischbach montre que le problème de la reconnaissance dans les sociétés modernes, reconnaissance essentielle à une vie bonne, " se laisse ramener à la question de l'articulation entre, d'une part, une politique de la dignité, par essence universaliste, égalitaire et aveugle aux différences et d'autre part, une politique de l'identité fondée sur la possibilité individuelle et collective de constituer une identité propre et irréductible à tout autre ". Or la reconnaissance sociale est fondée

en " la contribution apportée par un individu ou un groupe à la reproduction sociale ". La reconnaissance juridico-morale de l'égale dignité finit donc par se séparer de l'estime sociale acquise au sein du processus de production. Contre le facteur d'inégalité mis en jeu par cette évaluation de l'estime sociale et la dignité amoindrie qui en résulte, l'Etat se voit justement conduit à protéger, en plus des droits fondamentaux, les conditions d'existence sociale minimale sans lesquelles la possibilité même d'une vie digne est menacée.

2 M. Gauchet, La religion dans la démocratie, p. 153-155: " l'évanouissement du principe qui assurait la supériorité métaphysique de la sphère publique modifie la nature du rapport de représentation entre la société

civile et l'Etat. On pourrait dire : il libère la logique représentative et la laisse aller au bout d'elle-même ; il rend

la relation intégralement représentative ", c'est-à-dire " qu'il tend à se transformer en espace de représentation de

la société civile, sans plus de supériorité hiérarchique vis-à-vis d'elle ni de rôle d'entraînement historique. Sa légitimité n'est plus faite que de la répercussion qu'il assure aux réquisitions, aux interrogations ou aux difficultés de la vie commune ".

3 E. Weil, Philosophie politique, p. 246: " L'Etat est l'organe dans lequel une communauté pense: elle ne peut se penser qu'à condition de ne pas vivre dans la peur de sa destruction. La société peut satisfaire à cette condition, mais elle ne saurait être un Etat véritable: elle n'assigne pas de fin dernière aux Etats, n'étant que le moyen, nécessaire (et non suffisant) pour la réalisation de cette fin; elle est la condition nécessaire pour qu'ils puissent se montrer dans leur être positif. Ce dont elle est la condition nécessaire est ce qui la justifie devant la philosophie: c'est l'Etat positif, la morale consciente d'une communauté libre, plus exactement, la possibilité de créer et de développer des communautés libres sous leurs propres lois, concrètement raisonnables en ce qu'elle permettent à leurs citoyens de mener une vie sensée pour eux dans la vertu ".

4 Le principe de souveraineté, ,p. 222: " Est juste, chez les modernes, ce qui correspond à la rationalité de la société. En d'autres termes, la société n'est pas structurée par une norme du juste qui viendrait d'on ne sait où, mais, au contraire, c'est le corps social qui, organisé selon sa propre rationalité, constitue la norme conformément

à laquelle le juste est défini. "

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impersonnel, devient l'essentiel de la charge gouvernementale, comme il nous est apparu à propos de la question de la gouvernementalité. Il y a en ce sens accroissement paradoxal et parallèle de la liberté et du pouvoir. Le pouvoir chargé d'assurer l'autonomie de la société devient finalement un instrument très étendu de contrôle et de régulation sans pour autant incarner la contrainte hétéronome d'une autorité extérieure1.

L'on peut se demander néanmoins comment l'Etat dont la charge consiste désormais à articuler des revendications concurrentes au sein de la société parvient à leur faire droit? Comment se structure cette entité sociale pour parvenir à se connaître et ainsi à agir sur elle- même? Nous avons d'un côté une multiplicité d'individus, sujets de droits inaliénables, engagés dans une relation horizontale d'échanges. D'un autre côté, l'Etat de droit, fondé sur une constitution républicaine à base de souveraineté populaire, qui garantit l'articulation réciproque des droits de chacun et contribue à la défense des droits individuels. En même temps, le dispositif institutionnel de la démocratie représentative suppose, par la voie des partis politiques, la prise en compte des intérêts divergents des groupes sociaux composant la nation. Nous sommes donc en présence d'un sujet collectif, la nation, composée d'individus libres et égaux en droits, mais rassemblés en sphères d'intérêts particuliers communs; ce sujet social, pour articuler les revendications concurrentes de ces groupes, identifiés par la représentation des partis politiques, met à sa disposition les moyens que fournit une administration rationnelle. De ce point de vue, le pouvoir politique est soumis à la conscience que le corps social a de ses besoins. Ce n'est pas donc pas sur le terrain politique que nous rencontrons l'affirmation d'une pleine disposition de la société sur elle-même, mais directement dans le sujet social.

C'est de cette idée qu'il nous faut à présent partir pour nous porter à l'étude d'un autre foyer de pouvoir au sein du monde démocratique, la sphère de communication propre à assurer le contrôle des gouvernants par les gouvernés, et qui apparaît de ce fait comme le véritable point de visibilité de la société sur elle-même. Cette sphère nous conduira dès lors à apprécier la distinction capitale qui s'établit dans la démocratie libérale entre pouvoir et savoir, et les effets de pouvoir que le savoir social peut produire. C'est, en effet, en soumettant les moyens du pouvoir au savoir que le corps social atteint de lui-même dans l'espace public, que la société parachève son autonomisation, après qu'elle ait commencé de s'appréhender comme jouissant d'une consistance naturelle.

L'espace public comme médiation à soi de la société

Le problème qui nous occupe est donc celui du savoir que la société acquiert d'elle- même et par là-même l'espace de visibilité que le corps social se donne pour se maîtriser, entendu que ce corps social n'est fondé lui-même que sur l'indépendance réciproque d'acteurs libres et égaux.

Or nous avons vu que les individus, dont la constitution doit garantir les droits fondamentaux, délèguent à leurs représentants le pouvoir politique d'administration de la nation. Néanmoins, avec d'une part le rejet du mandat impératif, d'autre part la nécessaire soumission de ces représentants aux intérêts des individus et des groupes, ce n'est ni la volonté individuelle de chacun ni la volonté despotique des gouvernants qui finit par s'affirmer comme volonté générale, mais, en quelque sorte, la volonté du corps social, entendu

1 F. Guizot, De la peine de mort en matière politique (1822), in Les libéraux, p. 514: " Si le pouvoir n'a plus de mystères pour la société, c'est que la société n'en a plus pour le pouvoir; si l'autorité rencontre partout des esprits qui prétendent à la juger, c'est qu'elle a partout quelque chose à exiger ou à faire; si on lui demande en toute occasion de légitimer sa conduite, c'est qu'elle peut disposer de toutes les forces et a droit sur tous les citoyens; si

le public se mêle beaucoup plus du gouvernement, le gouvernement agit aussi sur un bien autre public, et le pouvoir s'est agrandi comme la liberté ".

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comme l'entité autonome en laquelle s'inscrivent les rapports naturels et horizontaux d'échanges économiques entre sujets indépendants.

Un point de visibilité est donc nécessaire pour permettre au corps social de se connaître et finalement de se réguler. C'est l'espace public qui constitue ce point de médiation entre savoir et pouvoir de la société.

La liberté de l'écrit

Nous avons vu que le pouvoir des représentants de la nation reposait en dernier lieu sur le consentement des gouvernés1. La voie institutionnelle prévue pour l'expression du consentement repose dans le principe de l'élection qui sanctionne la confiance accordée aux représentants. Néanmoins, il ne s'agit là que d'une liberté passive et toujours seconde, qui ne peut que réagir aux mesures déjà prises. Entre cette liberté politique négative et l'affirmation plénière des droits individuels inaliénables mais non-politiques va donc venir s'inscrire une liberté intermédiaire par laquelle les garanties politiques données à l'exercice des droits inaliénables seront placées sous le contrôle non pas du pouvoir, mais du savoir des individus. L'homme, en tant qu'il est un être libre, a un droit imprescriptible à la recherche de son

propre bonheur. De ce point de vue, la fin de l'Etat ne consiste qu'en l'articulation " de la liberté de chacun à la condition de son accord avec la liberté de tous, en tant que celle-ci est possible selon une loi universelle "2. Dès lors, " personne ne peut me contraindre à être heureux d'une certaine manière, mais il est permis à chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu'il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible " 3. L'unique fin de la législation est donc le juste et non le bonheur car " relativement au bonheur, aucun principe universellement valable ne peut être donné pour loi "4. C'est ce principe d'une législation universelle qui constitue la pierre de touche de la république. Cette volonté publique est l'unique critère sur lequel le législateur doit s'orienter5. Néanmoins comme cette volonté générale est l'unique moyen de garantir à chacun la libre recherche de son bonheur, et partant qu'elle en constitue une condition nécessaire, l'individu ne peut s'opposer au législateur incarnant la volonté générale sous le prétexte qu'il va contre son intérêt. C'est là une " illusion habituelle qui consiste à faire intervenir dans leurs jugement le principe du bonheur quand il

est question du principe du droit "6. Néanmoins comme le souverain peut se tromper sur le meilleur moyen de favoriser la fin de ses sujets et qu'il peut ignorer certains effets de la loi, "

il faut accorder au citoyen la faculté de faire connaître publiquement son opinion sur ce qui dans les décrets de ce souverain lui paraît être une injustice à l'égard de la chose publique "7. Ainsi advient-il un moyen de régulation de l'autorité qui, par en bas, doit éclairer le souverain sur ses devoirs. A côté de l'usage que l'individu fait de sa raison dans sa mission civile et qui doit être soumis à l'obligation à laquelle lui incombe sa charge, un usage public de la raison

1 P-P. Royer-Collard in Les libéraux, p. 508: " Une nation qui obéit à des lois qu'elle n'a point consenties peut être sagement gouvernée; elle peut avoir de bons rois, de grands rois, fleurir au-dedans et acquérir de la gloire

au-dehors, elle n'est pas libre; elle ne s'appartient pas à elle-même ".

2 E. Kant, Sur l 'expression courante: il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien,

p. 30.

3 Ibid., p. 31.

4 Ibid., p. 40.

5 Ibid., p. 41: " Quand il s'agit d'apprécier si l'on avait fait preuve de prudence ou non en prenant telle mesure, il

est vrai que le législateur peut se tromper, mais tel n'est pas le cas lorsqu'il se demande si la loi s'accorde ou non avec le principe du droit, car il dispose en ce cas, et même a priori, comme d'un étalon infaillible, de cette Idée

du contrat originaire ".

6 Ibid. p. 44.

7 Ibid. p. 47. Ainsi " la liberté d'écrire est l'unique palladium des droits du peuple ", Ibid., p. 48.

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existe, usage fondé en la liberté essentielle de l'homme en tant que membre d'une société universelle, et qui repose dans le droit inaliénable de se perfectionner. C'est là le principe de l'Aufklärung sur lequel nous aurons à revenir. Selon ce principe, aucun contrat ne peut mettre l'homme dans une situation telle qu'il renonce au devoir essentiel qu'il a de se perfectionner1.

Dès lors, la liberté de l'écrit est un moyen toujours à la disposition de l'homme pour veiller à ce que l'autorité n'outrepasse pas les fins pour lesquelles il a été établi: la sauvegarde des droits que l'individu ne peut assumer par lui-même. Ainsi " la limitation de l'autorité sociale est donc possible. Elle sera garantie d'abord par la même force qui garantit toutes les vérités reconnues, par l'opinion "2. Le pouvoir doit se soumettre au savoir. Aussi éclairer les hommes est un moyen essentiel et fondamental de garantir ces droits3. Dès lors, la diffusion des écrits nous rapproche de l'idéal d'une démocratie directe et peut, dans les grands Etats modernes, prendre la place de l'agora antique, en tant qu'espace public de discussion. " Dans

les grandes associations des temps modernes, la liberté de la presse étant le seul moyen de publicité est par-là même, quelle que soit la forme du gouvernement, l'unique sauvegarde de nos droits "4 et en ce sens, elle peut, face à la liberté politique d'autodétermination collective nécessairement déléguée, remplacer les droits politiques5.

Il existe par conséquent un véritable effet de pouvoir produit par le savoir et qui peut contrecarrer les buts iniques d'un gouvernement hétérogène au corps social. Par là, la société des hommes libres se donne un rempart pour ses droits et un espace de connaissance, et en même temps, de maîtrise de son destin collectif. Mais comment un tel espace a pu voir le jour

et se présenter comme un ersatz des droits politiques? Que le savoir des individus puisse venir s'opposer à un pouvoir politique toujours menaçant et dont ils ne possèdent pas la maîtrise effective n'implique-t-il pas une conception particulière de ce pouvoir, conception issue d'une structuration particulière du fait politique? Comment un droit aussi récent et par conséquent aussi artificiel que la liberté de la presse peut-il être conçu comme un droit essentiel de l'homme, inscrit en sa nature même? 6

La genèse structurelle de l'espace public

Afin de retracer la naissance et le développement de l'espace public, nous suivrons l'étude produite par Jürgen Habermas, qui en 1961, s'est attelé à une archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Cette étude nous permettra

de montrer comment la société libérale a vu se mettre en place les structures historiques par lesquelles elle est venu à se former comme sphère autonome.

Comme nous avons déjà pu l'observer à propos de la définition hobbesienne de la souveraineté, c'est dans le cadre du problème théologico-politique qu'a pu se constituer une sphère de pouvoir réunissant dans les mains du souverain l'essentiel de la puissance publique.

Ici public est entendu comme relevant du pouvoir à qui est confiée la charge politique

1 E. Kant, Réponse à la question: qu'est-ce que les Lumières?, p. 47: " Un tel contrat qui serait conclu pour tenir

à jamais le genre humain à l'écart de toute nouvelle lumière est purement et simplement nul et non avenu ".

2 Benjamin Constant, Principes de politique, p. 59.

3 Ibid., p. 58: " Lorsque certains principes sont complètement et clairement démontrés, ils se servent en quelque sorte de garantie à eux-mêmes ".

4 Ibid., p. 121.

5 Ibid., p. 123: " Dans les pays où le peuple ne participe point au gouvernement d'une manière active, c'est à dire partout où il n'y a pas une représentation nationale librement élue et revêtue de prérogatives imposantes, la liberté de la presse remplace en quelque sorte les droits politiques ".

6 Constitution du 3 septembre 1791, in Les constitutions de la France depuis 1789, p. 36, " Titre premier, Dispositions fondamentales garanties par la constitution ": " La Constitution garantit, comme droits naturels et

civils: (...) La liberté à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans que les écrits

puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication ".

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d'organisation de l'Etat1. Les particuliers, qui ne font pas partie de ce public, sont dès lors renvoyés à une sphère privée où ils poursuivent leurs intérêts, en dehors du bien public. La religion, dans ce cadre, appartient elle-même, comme nous avons eu l'occasion de le montrer,

à cette sphère qui tombe en dehors de la puissance publique.

Cependant, au XVIIe, comme il nous est apparu dans notre étude de la gouvernementalité, le pouvoir dont la fonction devient synonyme d'administration d'un territoire et d'une population va voir émerger sur son terrain la sphère purement économique

de reproduction des moyens d'existence qui, depuis Aristote, étaient relégués dans l'intimité

de l'oïkos. Une transformation des rapports sociaux va s'ensuivre qui permet la reconnaissance d'une sphère sociale particulière: la bourgeoisie2. C'est dans ce cadre que commence à se développer une Presse directement rattachée au pouvoir et qui vise à l'échange d'informations

à des fins commerçantes. Or, cette nouvelle classe, ainsi promue par les intérêts du pouvoir, prend conscience de son opposition à ce pouvoir public, en tant qu'elle est concernée directement par ces affaires3. A partir du moment où le pouvoir, dans le cadre de la nouvelle politique mercantiliste, prend en charge un domaine jusque-là cantonné dans l'ordre domestique et privé, la sphère des propriétaires voit dans ses propres affaires une affaire d'intérêt public et commence à se constituer en sphère critique du pouvoir4. " Le médium de cette opposition entre la sphère publique et le pouvoir est original et sans précédent dans l'histoire: c'est l'usage public du raisonnement "5. Nous sommes donc face à une situation très particulière où, d'une part, une classe non-politique est intéressée par le maniement des affaires publiques, non parce qu'elle souhaite voir réparti le pouvoir hors les mains de l'appareil monarchique, mais parce qu'elle se sait plus habile dans un domaine jusque-là demeuré dans son champ de compétence purement privé; d'autre part, et conséquemment, elle enclenche un mouvement de critique, non pas adressé directement au pouvoir public, mais cantonné dans la sphère qui fut toujours la sienne " la sphère d'intimité propre à la famille restreinte "6.

Dans le domaine public, l'individu ne possède de réalité que comme sujet, mais dans la sphère privée, il cumule d'un côté le rôle de propriétaire sollicité par les affaires publiques, d'autre part celui purement moral de " pur et simple être humain". C'est dans ce cadre que commencent à se développer les Salons littéraires et les cafés, en lesquels les particuliers font usage de leur raisonnement dans le domaine de la critique artistique. Un commerce, au sens d'un lien non-politique, s'établit entre personnes privées, égales entre elles, sans considération

de hiérarchies propre à la sphère publique du pouvoir. Ainsi commence à émerger un public d'hommes privés, débarrassés des liens politiques de sujétions, et livrant à leur critique tout objet susceptible d'être discuté7.

1 Ibid., p. 29: " Le pouvoir s'affirme plus solidement comme un vis-à-vis tangible pour ceux qui lui sont purement et simplement subordonnés et qui ne trouvent en lui d'abord qu'une définition négative d'eux-mêmes. Ceux-ci constituent en effet ce qu'on appelle les personnes privées qui, n'exerçant aucune fonction officielle, se trouvent donc exclues d'une participation au pouvoir public. Public, en ce sens plus restreint, devient synonyme d'étatique ".

2 Ibid., p. 30: " C'est dans la transformation de la structure de l'économie, héritée de l'Antiquité, en économie politique que se reflète la transformation subie par les rapports sociaux ".

3 Ibid., p. 34: " Cette sphère se développe en effet dans la mesure où l'intérêt d'ordre public porté à la sphère

privée qu'est la société bourgeoise n'est plus défendu par le seul pouvoir, mais est pris en compte par les sujets qui y voient leur affaire propre ".

4 Ibid. p. 35: " D'un côté la société bourgeoise, qui se consolide face à l'Etat, délimite clairement par rapport au pouvoir un domaine privé; mais d'un autre côté, elle fait de la reproduction de l'existence, qu'elle libère des cadres du pouvoir domestique privé, une affaire d'intérêt public; et c'est pour ces deux raisons que la zone décrite par le contrat permanent liant l'administration aux sujets devient critique; mais aussi parce qu'elle suppose qu'un public faisant usage de sa raison y exerce sa propre critique ".

5 Ibid., p. 38.

6 Ibid., p. 39.

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Mais cette sphère formée par un public privé ne cherche pas tant à critiquer l'Etat pour exercer à sa place la domination, qu'à rationaliser ce mode de domination pour assurer par elle-même le contrôle de sa propre sphère, économique et morale: la société civile par opposition à la res publica. A cette fin, et contre la pratique du secret d'Etat qui devait conserver les décisions du pouvoir public secrète à l'égard des personnes privées considérées, selon l'expression de Kant, comme mineur1, cette classe bourgeoise revendique un principe de publicité des décisions publiques. C'est donc de ce for intérieur purement moral et critique, que le pouvoir public a déchargé de toute efficace politique, que va émerger un espace public juxtaposé aux lois de l'Etat et obéissant à sa loi propre, la loi d'opinion2. Après la réunion des Etats généraux et la reconnaissance institutionnelle du tiers état, la Révolution ouvre la voie à

la reconnaissance institutionnelle d'un espace public3.

De plus, la diffusion de la Presse se renforçant, produit un élargissement du public qui

ne se voit plus dès lors ouverte qu'au seul propriétaire bourgeois. Un forum émerge où les revendications des classes non possédantes trouve un écho public. Or, et un renversement important et significatif est d'ores et déjà accompli, c'est à l'Etat que ces revendications s'adressent. La société ne peut par elle-même que laisser les lois naturelles du marché à leur autorégulation. Son pouvoir, institutionnalisé par la médiation des représentants de la nation, consiste en une administration rationnelle orientée par la connaissance qu'elle obtient d'elle- même, sur le mode immanent de l'opinion publique, véritable exercice, ou en tout cas condition sine qua non, de la souveraineté populaire. Ainsi " les revendications qui jusque-là étaient refoulées dans la sphère privée éclatent maintenant au sein de la sphère publique; certains groupes sociaux, aux besoins desquels un marché qui obéit à sa propre régulation interne ne saurait plus répondre, attendent désormais que l'Etat joue ce rôle régulateur "4. Dès lors la séparation de l'Etat et de la société, qui avait justement permis l'affirmation d'une sphère publique bourgeoise, se renverse en une prise en compte plus active des besoins de la société par l'Etat. L'on peut dès lors parler d'étatisation du social ou de socialisation de l'Etat5. Désormais les conflits économiques, jusque-là relégués dans l'orbe de la sphère privée, peuvent se traduire politiquement. L'Etat se voit chargé de nouvelles tâches, non plus seulement de contrôle, mais d'organisation et de coordination du champ social6.

7 Ibid., p. 61: " Le processus, au cours duquel le public constitué par les individus faisant usage de leur raison s'approprie la sphère publique contrôlée par l'autorité et la transforme en une sphère où la critique s'exerce contre

le pouvoir de l'Etat, s'accomplit comme une subversion de la conscience publique littéraire, déjà dotée d'un public possédant ses propres institutions et de plates-formes de discussion ".

1 Qu'est-ce que les Lumières?, p. 43.

2 Locke dans son Essai sur l'entendement humain (II, XXVIII, §10-12) montre qu'à côté des lois divines et des lois civiles, la loi d'opinion ou loi philosophique possède une réelle efficace par la superposition qu'elle accomplit entre vertu et vice, d'une part, et devoir et péché, d'autre part. Son mode de contrainte, purement immanent aux relations sociales, jouit même d'une efficace supérieure aux deux autres formes de lois. Cf. §12:

" Il n'y a point d'homme qui venant à faire quelque chose de contraire à la coutume et aux opinions de ceux qu'il fréquente, et à qui il veut le rendre recommandable, puisse éviter la peine de leur censure et de leur dédain ". Cf.

aussi Koselleck, Le règne de la critique, p. 49: " La morale civile devient un pouvoir public qui n'agit que par

l'esprit; elle est cependant politique, puisqu'elle oblige le citoyen à conformer ses actions non seulement aux lois

de l'Etat mais aussi et en particulier à la loi de l'opinion publique ".

3 Cf. supra Déclaration de 1791.

4 L'espace public, p. 140.

5 Ibid., p. 150: " L'interventionnisme a pour origine le fait que des conflits d'intérêts se sont traduits en conflits politiques lorsqu'il n'a plus été possible de les régler sur le seul plan de la sphère privée. C'est ainsi qu'à long terme l'intervention de l'Etat au sein de la sphère sociale provoque également un transfert de compétence: certains domaines qui relevaient de l'autorité publique incombent alors à des organismes privés. Et l'extension de l'autorité de l'Etat à des domaines privés plus nombreux a pour corollaire le processus inverse suivant lequel le pouvoir social se substitue à l'Etat en certaines occurrences ".

6 Ibid., p. 155: " L'Etat prend également en charge, outre les affaires administratives ordinaires, des prestations

de service qui jusque-là relevaient du secteur privé: soit qu'il confie à des personnes privées des tâches de caractère public, soit qu'il ordonne des activités économiques privées grâce à des plans d'encadrement ".

67

Ce processus interventionniste est cependant à distinguer du mercantilisme en tant que

le pouvoir n'utilise pas la société civile afin de renforcer son pouvoir mais au contraire en tant qu'il doit servir d'instrument à la société pour articuler ses conflits1. Ce n'est plus le pouvoir qui cherche à obtenir une connaissance de la société pour la dominer, c'est la société qui s'administre à partir de l'Etat grâce au reflet que l'espace public lui offre de sa puissance naturelle, libérée par les lois du marché.

Mais ce mouvement est double. Dans le même temps où le pouvoir public de l'Etat prend en charge les besoins de la société, la société devient elle-même une instance publique

de pouvoir dans la mesure où la sphère privée d'échanges économiques devient une instance déterminante de l'existence collective. Dans ce mouvement par lequel la société civile s'interpénètre avec le pouvoir de l'Etat, la famille, qui avait été le foyer de naissance de cette indépendance privée, se voit redessinée dans son statut pour constituer le domaine purement privé. Dans le même mouvement, la question des moyens de reproduction de l'existence est directement assumée sur le terrain public2. Cette sphère familiale est dès lors concentrée dans

sa fonction purement consommatrice. Le processus de socialisation lui-même n'est plus assuré par le noyau intime de la famille. Parallèlement à ce processus par lequel la société civile marchande se voit constitué en sphère publique, la Presse, d'instrument critique qu'elle était,

se voit elle-même transformée en sphère d'influences marchandes. Par-là même son rôle de garantie contre les abus du pouvoir se voit redéfini en principe de légitimation d'intérêts concurrents et appel à la consommation. La publicité devient réclame. Dès lors, " la Publicité permet de manipuler le public, en même temps qu'elle est le moyen dont on sert pour se justifier face à lui. Ainsi la Publicité de manipulation prend-elle le pas sur la Publicité critique

"3. A partir du moment où la publicité commerciale s'empare de la sphère publique, certaines personnes privées, en tant que propriétaires, exercent leur influence sur le public même qu'elle était en charge de représenter. D'autre part, l'idée des relations publiques instaure entre les représentants et les électeurs une relation de marketing. L'opinion publique devient, dès lors, "

un référent imaginaire, idéal et utopique qui sert essentiellement de principe légitimateur des discours et des actions politiques "4. L'opinion publique n'est dès lors plus un donné, mais une construction5.

Nous avons donc trois modalités de pouvoir propres au corps social: d'une part, le pouvoir politique, dont le principe de législation universelle s'inscrit dans la constitution de la souveraineté populaire; d'autre part, le pouvoir naturel des échanges économiques qui traversent le corps social et composent le tissu de communication entre individus libres et égaux; enfin, le savoir que la société acquiert d'elle-même dans l'espace public et qui sert de

1 Ibid., p. 156: " La société industrielle régie par un Etat-social voit se développer des rapports et des types de relations qui ne peuvent que partiellement être articulés sur les institutions de droit privé ou du droit public; ils obligent au contraire à introduire les normes de ce qu'on appelle le droit social ".

2 Ibid. p. 159: " Dans la mesure où l'on assiste à une interpénétration de l'Etat et de la société, l'institution qu'est

la famille restreinte se détache des processus de reproduction sociale: la sphère d'intimité qui, autrefois, se situait

au centre de la sphère privée prise dans son ensemble, recule en quelque sorte jusqu'à sa périphérie, à mesure que celle-ci perd son caractère strictement privé ".

3 Ibid., p. 186.

4 P. Champagne, Faire l'opinion, p. 42.

5 Ibid., p.243: " L'expression d'espace public tend à prendre comme un donné ce qui est, en fait, le résultat d'un travail de construction complexe engageant différentes catégories d'acteurs situés dans des relations de collaboration conflictuelle: il n'y a pas un espace public qui soit donné et ouvert à tous mais un système plus ou moins différencié d'agents qui ont une définition sociale de ce qui est digne d'entrer dans l'univers des faits méritant d'être rendus publiques ". Cf. aussi M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, p. 362: " les médias deviennent ainsi le théâtre de la réflexion publique, le foyer du travail de la société sur elle-même. Ils ne faisaient jusqu'alors que relayer de façon plus ou moins attentive, les mouvements qui se déroulaient et se définissaient en dehors d'eux. Ils sont désormais le lieu même où ça se passe, la scène où l'élaboration collective prend consistance aux yeux de ses acteurs en acquérant la visibilité ".

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moyen terme à l'articulation de ces deux pouvoirs. C'est ce dernier plan qui constitue proprement le lieu de la subjectivité du corps social par laquelle celui-ci s'appréhende lui- même comme sujet de son action.

Mais l'on aurait tort de penser que cette subjectivité ne se cantonne qu'à un savoir déconnecté du pouvoir. Car, nous l'avons vu avec Locke, il existe bien un pouvoir constitutif

et contraignant de l'opinion. L'effet produit par la force inertiale de l'opinion, entendue au sens

de croyance collective, donne au pouvoir de la société sur elle-même, en tant que ce pouvoir fonctionne sur un mode immanent, le statut d'une évidence et ne laisse plus apercevoir le lieu d'où il naît. De la même façon que l'oeil qui voit ne peut se voir lui-même voyant, ce pouvoir immanent ne saisit pas les structures de sens qu'il met en place et par lesquelles il acquiert réalité et efficace, de même que la constitution du champ perceptif ne se laisse pas saisir dans l'activité de perception même.

C'est cela que nous nous proposons d'appeler pouvoir social, un pouvoir non-violent, fonctionnant sur un mode parfaitement immanent, et ne se laissant par conséquent pas apercevoir, et qui jouit de la même consistance que les moeurs par lesquelles un peuple structure son rapport à lui-même. Mais à la différence des moeurs héritées qui canalisent le pouvoir des générations présentes dans les voies tracées par les aïeux, ce pouvoir social constitue le principe d'une présence à soi de la société et de ses flux qui, dans ce rapport immédiat, ne se laissent penser que comme expression d'une force naturelle et non contraignante. C'est pourquoi l'étude de ce pouvoir social, engendré par une structuration historique particulière, est redevable d'une phénoménologie, en tant qu'étude de la donation de sens constitutive de la réalité que ce pouvoir élabore et en laquelle il agit: le monde démocratique.

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Chapitre III

Phénoménologie du pouvoir social

70

Notre interrogation de départ consistait à se demander pourquoi et comment la

démocratie libérale ne se présentait pas comme un mode de gouvernement politique particulier, mais instaurait un régime naturel et universel de régulation des interactions humaines et partant pouvait se prévaloir d'incarner l'essence de l'Homme. Nous avons ainsi vu que les structures mises en place à partir du XVIIe siècle avait permis l'émergence d'une conception du pouvoir hors les termes d'aliénation à une autorité transcendante au corps social. Dans ce cadre, la régulation naturelle intrinsèque à la société civile, l'idée d'un gouvernement censé suivre plutôt que diriger cette autorégulation et enfin la visibilité que la société acquiert d'elle-même dans la représentation que lui offrait l'espace public, nous sont apparus comme porteurs d'une définition du pouvoir en termes de rapport immanent, et partant non violent, de la société à elle-même. C'est ce rapport à soi de la société que nous avons nommé Subjectivité démocratique et sur lequel nous devons revenir. Nous verrons alors comment la constitution de ce sujet entraîne avec elle l'élaboration d'un monde signifiant

en lequel ce pouvoir n'apparaît plus comme tel, mais semble être effectivement l'effet d'un mode non-politique et partant non-particulier de gouvernement des hommes. C'est là l'évidence démocratique. Or, au centre de ce dispositif, l'idée de nature nous semble fondamentale. C'est elle qui en dernier lieu permet d'expliquer comment le libéralisme démocratique peut apparaître comme une définition même de l'homme.

Selon une formule de Marcel Gauchet, " si la démocratie n'est pas seulement le nom d'un régime, ni même d'un état social, mais celui d'une nouvelle manière d'être de l'humanité, sous la totalité de ses aspects, alors il y a une anthropologie démocratique "1. Or, il nous semble que vouloir mener une anthropologie de l'homme démocratique serait reconduire les structures signifiantes à partir desquelles cet homme démocratique se comprend lui-même et son pouvoir. Notre ambition sera donc de revenir en-deçà de ces structures déjà constituées pour observer comment celles-ci se trouvent investies dans le processus de constitution de la réalité démocratique.

1 La démocratie contre elle-même, XVIII.

71

Emancipation

Mais avant de nous porter à l'étude de cette élaboration, nous voudrions revenir sur trois caractéristiques de ce monde démocratique telles qu'elles apparaissent dans le discours moderne sur l'inscription politique de l'homme et son émancipation à l'égard de toute hétéronomie: l'autonomie de la société, la question du progrès et la topique du pouvoir démocratique en tant que lieu vide. Nous aurons dès lors articulé les principaux cadres permettant de conduire une phénoménologie du fait démocratique.

La société contre l'Etat 1

Le libéralisme, nous l'avons vu, se caractérise par une critique du pouvoir en tant que sphère hétérogène au corps social et à ses lois propres. Or, un discours nous semble à ce propos particulièrement significatif et révélateur de l'idée qui sous-tend cette conception, l'idée de régulation naturelle des rapports inter-sociaux; il s'agit de l'ouvrage de Thomas Paine sur Les droits de l'homme faisant réponse aux Réflexions sur la révolution de France de Burke et à la défense de la continuité historique que ce dernier défend à travers l'idée de préjugé collectif.

Dans son ouvrage, Paine combat l'artificialité de la médiation gouvernementale au profit du droit naturel de l'homme. Selon le principe classique du libéralisme, il fonde les droits civils à partir des droits naturels en montrant, selon l'argument de la compétence sociale, que l'homme verse à la société les droits naturels qu'il ne peut exercer par lui-même. L'on retrouve cette idée, une quinzaine d'année plus tard, chez Constant, pour qui " il y a une partie de l'existence humaine, qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante et qui est,

de droit, hors de toute compétence sociale "2. Dans cette perspective, le gouvernement naît par

en bas. La constitution est dès lors le fait du peuple constituant le gouvernement3.

1 Dans son ouvrage La société contre l'Etat, l'anthropologue Pierre Clastres montre qu'au sein de certaines sociétés traditionnelles d'Amérique du Sud, le pouvoir détenu par le Chef est un pouvoir totalement symbolique qui n'implique en aucune façon une distinction entre dominants et dominés; p. 11: " On se trouve confronté à un énorme ensemble de sociétés où les détenteurs de ce qu'ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir,

où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute subordination hiérarchique, où, en un mot ne se donne aucune relation de commandement-obéissance". Le Chef

possède le pouvoir de la parole, mais seulement en tant qu'acte ritualisé, sans pouvoir effectif. En contre partie,

la société fait peser sur chacun de ses membres un pouvoir absolu mais parfaitement immanent dont le groupe

est l'objet; p. 180: " La propriété essentielle de la société primitive, c'est d'exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c'est d'interdire l'autonomie de l'un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c'est de maintenir tous les mouvements intérieurs, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans

les limites et dans la direction voulues par la société ". Bien entendu, l'analogie entre la société primitive et l'autonomie de la société moderne ne saurait être poursuivie très loin. Elle montre néanmoins que l'absence d'un point central de domination, détenteur des moyens coercitifs, contient l'affirmation d'un pouvoir immanent coextensif qui, détenu par aucun, s'exerce sur tous, mais sans référence directement extérieure et visible.

2 B. Constant, Principes de politique, p. 51-52: " Il y a une partie de l'existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante et qui est, hors de toute compétence sociale. La souveraineté n'existe que d'une manière limitée et relative. Au point où commence l'indépendance de l'existence individuelle, s'arrête la juridiction de cette souveraineté".

3 Les droits de l'homme, p. 64.

72

Ainsi contre la spoliation des droits inaliénables dont l'homme a été victime par le passé du fait d'une autorité abusive, les droits de l'homme, en tant qu'ils reconduisent le pouvoir dans son foyer d'origine, apparaissent comme une " régénérescence de l'homme "1. Le gouvernement, lui, est parfaitement artificiel et n'est qu'une " invention de la sagesse humaine

"2. La révolution constitue, en ce sens, un retour à l'ordre naturel3. Ainsi peut-on distinguer entre l'ancien et le nouvel ordre des choses: " le gouvernement, selon l'ancien système, est un pouvoir usurpé qui a pour objet de s'agrandir; selon le nouveau, c'est un pouvoir délégué qui vise l'avantage commun de la société "4. En effet, si la nature s'exprime à travers la société civile et que le gouvernement ne se fait que le représentant de cette société, alors le " système représentatif est toujours en harmonie avec l'ordre et les lois immuables de la nature et est en tous points conforme à la raison humaine "5.

Ainsi, trouve-t-on une équivalence entre nature, raison et droits de l'homme et d'autre part une équation entre artifice, arbitraire et gouvernement. Cette distinction se retrouve aussi chez Constant selon lequel " il existe dans la nature une force réparatrice. Tout ce qui est naturel porte son remède avec soi. Ce qui est factice, au contraire, a des inconvénients au moins aussi grands et la nature ne porte pas de remède "6. L'idée de marché auto-régulé s'impose, par conséquent, avec une évidence tout aussi naturelle7: " le commerce n'est rien d'autre qu'une transaction entre deux individus transposée à l'échelle d'une multitude de gens. Ayant voulu et inventé le commerce entre deux hommes, la nature, s'inspirant de la même règle, a fait en sorte qu'il y ait commerce entre tous "8.

Il existe donc bien une consistance naturelle à la société non-politique qui assure sa cohésion, avec toujours pour moyen terme l'idée d'une nature accomplissant la sociabilité en fonction de ses lois propres. Le Ch. I de la seconde partie des Droits de l'homme, De la société et de la civilisation, se révèle à cet égard particulièrement éclairant. Paine y montre en effet, que " pour une large part, l'ordre qui règne parmi les hommes n'est pas un effet du gouvernement. Cet ordre tire son origine des principes de la société et de la constitution naturelle de l'homme. Il existait avant le gouvernement et continuerait d'exister si la structure formelle du gouvernement était abolie. L'interdépendance et les intérêts mutuels des hommes

et de toutes les composantes d'une communauté civilisée créent cette grande chaîne de rapports réciproques qui assure leur cohésion (...) Bref, la société accomplit par elle-même la presque totalité de ce qu'on attribue au gouvernement "9. L'on retrouve bien l'idée d'une naturalité des rapports sociaux, naturalité que ruine l'artifice du gouvernement. Le commerce

est en ce sens paradigmatique car il incarne au mieux ce principe: " toutes les grandes lois de

la société sont des lois de nature "10.

Quant à la contrainte nécessaire au respect de tous, elle peut elle-même se réaliser sur

un plan d'immanence totale. C'est en effet ce que montre le radicalisme d'un Godwin qui

1 Ibid., p. 106.

2 Ibid., p. 109.

3 Ibid. p. 137: " Ce que nous voyons actuellement dans le monde, grâce aux révolutions d'Amérique et de France, c'est une régénérescence de l'ordre naturel des choses, un système de principes aussi universels que la vérité ou l'existence de l'homme, et qui conjugue la félicité morale avec le bonheur politique et la prospérité des nations ".

4 Ibid. p. 165.

5 Ibid. p. 177.

6 Etienne Hofmann, Les principes de politiques de Benjamin Constant, p. 343.

7 Et l'on peut dire avec un commentateur que " l'automatisme des lois du marché semblait à Constant aussi fiable

et aussi universel que les grands principes qui gèrent le monde physique ", Ibid., p. 344.

8 Les droits de l'homme, p. 210.

9 Ibid., p. 155.

10 Ibid. p. 157. Cf. aussi p. 158: " Dans ces associations que les hommes forment entre eux pour promouvoir le commerce ou telle autre activité, associations dans lesquelles le gouvernement n'a strictement aucune part et où

les individus se contentent de suivre les principes de la société, on voit bien comment les diverses partis

s'unissent naturellement ".

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pousse à bout le principe libéral de l'autonomie de la société. Dans son Enquête sur la justice politique1, il montre que " le contrôle de chacun sur la conduite de ses voisins constituera une censure tout à fait irrésistible ". Ainsi s'accomplit, par la voie de l'opinion publique, une intériorisation de la norme qui, par le biais d'un pouvoir diffus et invisible, conduit à un auto- contrôle direct de la société.

Dès lors le degré de perfection d'une société se mesure à sa capacité à s'autoréguler elle-même. " Plus une civilisation est parfaite, moins elle a besoin de gouvernement, car plus elle est propre en effet à conduire elle-même ses affaires et à se gouverner "2. Ainsi se met en place comme une certaine philosophie de l'histoire en laquelle l'hétéronomie de l'Etat et de la société se voit résorbée par la réappropriation graduelle du pouvoir de la société sur elle- même. Mais comment penser un tel processus, à partir du principe d'immanence propre à la société, sinon en le greffant lui aussi sur un processus naturel? A ce problème de l'articulation d'un progrès historique et d'une libération des forces naturelles au sein de la société, nous allons voir que l'Aufklärung et l'idée kantienne d'un dessein de la Nature peuvent amener une réponse originale.

La nature et l'histoire

Le problème central de l'idée libérale consiste à articuler la liberté fondamentale d'agents moraux indépendants avec l'aliénation politique que constitue l'existence d'un gouvernement menaçant l'autonomie que la société parvient à tirer d'elle-même. Comment résoudre cette nécessaire collusion du moral et du politique? A cette question deux réponses peuvent être apportées: ou la révolution violente qui rétablit le peuple dans son droit originaire, ou la lente réforme des principes du gouvernement à partir de l'idée de droit. Or ces deux solutions s'avèrent problématiques, comme nous allons pouvoir le constater. Mais une troisième solution doit permettre de résoudre l'antinomie sur le plan de l'histoire. Or, par là- même, le sens du concept d'histoire va se voir redéfini sur un nouveau terrain, celui d'un progrès orienté par l'idée de nature.

?Fichte et la révolution

En 1793, le jeune Fichte fait paraître ses Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution français. Dans la première partie de son ouvrage, Fichte pose la question de la légitimité de la révolution. " Un peuple a-t-il le droit de changer

à son gré sa constitution? "3. Cette interrogation se raccroche directement à la problématique libérale en tant qu'elle cherche à déterminer si le droit des individus est premier par rapport à celui du pouvoir. Existe-t-il une antériorité de l'homme sur le citoyen?

Fichte part de la distinction kantienne entre une nature sensible et une nature intelligible de l'homme. La seconde consiste en la loi morale qui constitue la forme originaire

de notre moi. Ce que cette loi nous commande nous contraint absolument et ainsi, la nature sensible se trouve déterminée par la nature intelligible et non l'inverse. Celle-ci est une loi du devoir et renvoie à notre liberté en tant qu'êtres de raisons alors que la seconde consiste dans

le libre arbitre de faire ou ne pas faire ce à quoi notre nature sensible nous incline. Ce que la

loi morale nous prescrit, nous sommes obligés de le faire. Tout ce qu'elle ne défend pas, nous

1 Enquiry concerning political justice, Londres, ed. Kramnick, Pelican, 1976, p. 554, in Le capitalisme utopique,

p. 152.

2 Les droits de l'homme, p. 157.

3 J-G Fichte, Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution Française, p. 86.

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pouvons le faire1. Tout ce qui touche à cette loi morale constitue un droit inaliénable. C'est le droit de faire son devoir. En dehors de cette législation, l'homme possède les droits aliénables qui ressortent de son libre arbitre. La limitation de ce libre arbitre ne regarde que lui, et quand bien même il limite son droit à l'égard d'un autre, il ne s'oblige que lui-même. Il " concède librement à l'autre l'exercice de son droit "2. Ainsi le domaine du contrat, et notamment, celui

du contrat social par lequel l'homme transige de ses droits ne porte en aucun façon sur le droit inaliénable mais seulement sur ceux laissés à sa libre disposition, ses droits aliénables. Comme cette aliénation ne naît que d'un accord volontaire, l'obligation qu'imposent les lois civiles ne peut naître qu'avec " l'acception volontaire de ces lois par l'individu "3.

Mais l'homme peut-il s'engager par un contrat à demeurer éternellement sous la même constitution politique? Peut-il renoncer à son droit de contracter à nouveau une nouvelle alliance politique? Finalement " l'immutabilité de la constitution politique n'est-elle pas contraire à la destination que la loi morale nous assigne"4?

Quelle est cette destination? Relativement à notre nature sensible, il s'agit de la culture, c'est-à-dire " l'exercice de toutes les facultés en vue de la liberté absolue, de l'absolue indépendance par rapport à tout ce qui n'est pas nous-mêmes, notre moi pur "5. Dès lors tout

ce qui entre sous la catégorie du simplement permis par la loi morale ne doit cependant pas aller à l'encontre de cette loi? Si cette loi est une loi d'autonomie, l'exercice de nos droits aliénables doit servir de moyen en vue de cet autonomie6. Dès lors, l'association politique elle-même ne peut avoir d'autre fin que nous faire concourir à la culture de cette sensibilité. Toute constitution qui va à l'encontre de ce droit est par conséquent illégitime7. Il s'ensuit qu'une constitution immuable, et par conséquent qui ne s'accorderait pas avec la perfectibilité inscrite en la nature sensible de l'homme, conduit à renoncer à notre nature d'être de raison, ce que nous défend la loi morale8. L'Etat n'est donc qu'un moyen qui ne peut se présenter comme responsable de tout ce qui découle de la constitution d'agent libre de l'homme. Pas plus la

1 Ibid., p. 95: "Ce que la loi morale ne fait que nous permettre, nous avons le droit de le faire; mais nous avons aussi le droit opposé au précédent, celui de ne pas le faire. La loi morale se tait, et nous rentrons tout à fait dans notre libre arbitre. Nous avons aussi le droit de faire notre devoir; mais nous n'avons pas le droit opposé à celui-

là, celui de ne pas le faire. De même nous avons le droit d'être des êtres libres, moraux; mais nous n'avons pas celui de ne pas l'être. Le droit est donc très différent dans les deux cas: dans le premier, il est réellement

affirmatif; dans le second, il est purement négatif ".

2 Ibid., p. 110.

3 Ibid., p. 111.

4 Ibid., p. 113.

5 Ibid., p. 114

6 Ibid. p. 115: " Cette culture en vue de la liberté est le seul but final possible de l'homme, en tant qu'il est une partie du monde sensible; mais ce but final sensible n'est pas encore le but final de l'homme en soi: il n'est que le dernier moyen pour atteindre un but final plus élevé, son but final spirituel, à savoir la parfaite concordance de sa volonté avec la loi de la raison. Tout ce que l'homme fait doit pouvoir être considéré comme un moyen d'arriver dans le monde sensible à ce dernier but final; autrement ses oeuvres sont sans but, ce sont des oeuvres déraisonnables ".

7 Ibid. p. 124: " Si la culture de la liberté peut être l'unique but final de la constitution politique, toutes les constitutions politiques qui ont pour fin dernière le but précisément opposé à celui-là, à savoir l'esclavage de tous

et la liberté d'un seul, la culture de tous en vue des fins de ce seul individu, et l'étouffement de toutes les espèces

de culture qui peuvent conduire à la liberté d'un plus grand nombre, toutes ces constitutions ne sont pas seulement susceptibles de changement, mais elles doivent aussi être réellement changées ".

8 B. Bourgeois, Philosophie et droits de l'homme, p. 52: " Renoncer au droit de pouvoir modifier, y compris par

la force, une constitution mutilant le droit, ce serait nier l'esprit même de l'humanité, qui consiste à pouvoir se perfectionner à l'infini, c'est à dire à devenir plus parfait - plus auto-suffisant, plus libre -, et à le devenir par soi- même - à se libérer soi-même toujours plus ".

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propriété1, que la culture2 de l'individu ne doit servir d'argument au pouvoir pour faire de l'homme son obligé.

Par conséquent, comme l'Etat n'a pas droit sur tout ce que l'individu ne lui a pas volontairement abandonné, dans le cadre permis par la loi morale, il s'ensuit que la loi civile n'abroge en aucune façon son droit naturel3. Il s'ensuit que chacun est parfaitement libre de reprendre son engagement à l'égard de l'Etat et peut parfaitement contracter à nouveau et ainsi instaurer une nouvelle association politique4.

L'on voit donc qu'avec Fichte, le contrat social cesse d'incarner la loi fondamentale par laquelle, une constitution juridique étant établie, chacun se voit capable d'assurer sa destination humaine fondamentale. Ici la relation s'inverse et c'est cette destination qui devient

la condition de l'association politique. Or avec cette soumission du politique au moral et de l'association à la liberté de l'individu, la question se pose de savoir quelle consistance possède encore l'Etat. Ce dernier est un simple moyen, mais encore un moyen superflu. L'écueil anarchiste n'est pas loin. Si l'individu possède le même droit en matière politique qu'en matière religieuse, droit consistant à s'unir librement en une association possédant ses lois propres5, l'on peut se demander si cette association particulière qu'est le contrat social possède encore une consistance suffisante pour assurer aux lois civiles leur efficace. S'il est à craindre que l'individu, en l'absence d'une législation universelle, ne devienne pour ses semblables un danger permanent; mais si, d'un autre côté, il faut craindre de l'autorité politique qu'elle ne contrarie notre devoir de perfectibilité, qui, tôt ou tard, conduira à sa disparition, comment penser alors l'articulation de l'obligation politique et du devoir moral? Comment penser la co- existence contradictoire, et pourtant nécessaire, de l'homme, qui doit dépasser le citoyen, et du citoyen, qui empêche le progrès de l'homme6?

Kant et le dessein de la nature

Nous avons vu que Kant refuse le droit aux sujets de résister aux décisions du monarque. En effet, l'établissement d'une législation universelle est une condition nécessaire, quoique non suffisante, d'accès à la vertu. En l'état naturel où chacun voit sa volonté contrariée par les déterminations sensibles que constitue la menace permanente que les autres font peser sur lui, l'homme ne peut accomplir son devoir. Il doit donc instaurer un ordre légal

1 Considérations, p. 143: " Ce n'est pas l'Etat, mais la nature raisonnable de l'homme en soi qui est la source du droit de propriété, nous possédons indubitablement certaines choses en vertu du droit purement naturel, et nous pouvons légitimement exclure tous les autres de la possession de ces choses ".

2 Ibid., p. 153: " Ce que je suis, c'est en définitive à moi que je le dois, si je suis quelque chose par moi-même ".

3 Ibid. p. 148: " Si l'Etat ne peut ni nous retirer ni nous donner les droits qui sont notre propriété originaire, il faut que toutes ces relations persistent réellement dans la société civile. Je ne puis pas posséder comme citoyen, en tant que tel, un droit que je possède comme homme; et je ne puis avoir déjà possédé comme homme le droit que

je possède à titre de citoyen. C'est donc une grande erreur de croire que l'état naturel de l'homme est supprimé par le contrat civil; il ne peut jamais être supprimé, il passe et subsiste sans interruption dans l'Etat ".

4 Ibid. p. 159: " Chacun a parfaitement le droit de sortir de l'Etat, dès qu'il le veut; il n'est retenu ni par le contrat civil, qui n'a de valeur qu'autant qu'il le veut, et dont les comptes peuvent se régler à chaque moment, ni par des contrats particuliers sur sa propriété ou sur sa culture acquise (...). Si un individu peut sortir de l'Etat, plusieurs

le peuvent. Or ceux-ci rentrent, à l'égard les uns des autres ou à l'égard de l'Etat qu'ils abandonnent, dans le simple droit de nature. Si ceux qui se sont séparés veulent se réunir plus étroitement et conclure un nouveau

contrat civil aux conditions qui leur conviennent, ils en ont parfaitement le droit en vertu du droit naturel, dans le

domaine duquel ils sont rentrés ".

5 Locke, Lettre sur la tolérance, p. 17: " L'homme n'est pas par nature astreint à faire partie d'une église, à être lié

à une secte; il se joint spontanément à la société au sein de laquelle il croit que l'on pratique la vraie religion et

un culte agréable à Dieu. L'espérance du salut qu'il y trouve ayant été la seule cause de son entrée dans l'église, elle sera de même la seule raison d'y demeurer ".

6 Le règne de la critique, p. 110: " La simple morale ne pouvait garantir que le for intérieur puisse arriver

vraiment au pouvoir. L'hiatus qui subsistait était comblé par la philosophie de l'histoire ".

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dont les inconvénients ne sauront jamais dépasser ceux du vide éthique que constitue l'état naturel.

Dans le cadre de la soumission à une volonté souveraine incarnant le principe du droit,

les sujets possèdent, comme nous l'avons vu, le droit d'exprimer publiquement leurs remontrances au pouvoir. Mais un problème se pose néanmoins quant à savoir comment un gouvernement pourra accepter de laisser se propager les Lumières, et fera donc droit à " l'usage public de la raison " si ce gouvernement n'est lui-même déjà éclairé. Comme le note Habermas, " l'opinion publique est commandée par la volonté de rationaliser la politique au nom de la morale "1. Mais si la politique ne garantit pas à la morale un moyen d'accéder jusqu'à elle, et si d'autre part, l'usage de moyens violents contre cet ordre politique ne saurait

se justifier sur un plan moral, l'on peut se demander si nous ne sommes pas pris dans un cercle infernal.

Selon Habermas, c'est sur le plan de la philosophie de l'histoire que Kant résout cette question: " tant qu'un régime républicain n'est pas réalisé, comment pourrait-on garantir l'unité de la politique et de la morale "2?

Kant conçoit en effet une faculté morale et intelligible par laquelle l'homme est cause nouménale et principe de détermination transcendantal de son existence empirique. Du point

de vue sensible, l'homme est inscrit dans la causalité naturelle. Or c'est un devoir pour lui de dépasser ce niveau d'hétérogénéité pour réaliser pleinement sa nature d'être raisonnable. L'on

ne peut par conséquent interdire à l'homme de " progresser dans les Lumières ", c'est-à-dire d'atteindre à l'autonomie effective de la pensée. " Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste précisément en cette progression "3. Mais si cette nature humaine est étouffée par les contraintes sensibles d'une législation hétéronome, comment parvenir à un état tel que la fin morale puisse se réaliser?

La solution du problème va consister à résoudre cette contradiction sur le plan purement sensible de la causalité naturelle4. En effet, " quel que soit le concept qu'on se fait,

du point de vue métaphysique, de la liberté du vouloir, ses manifestations phénoménales, les actions humaines, n'en sont pas moins déterminées, exactement comme tout événement naturel, selon les lois universelles de la nature "5. Ainsi en l'homme, en qui se rencontre un double principe de détermination intelligible et sensible, l'on peut considérer que " les dispositions naturelles qui visent à l'usage de la raison ", c'est-à-dire les capacités qu'a l'homme de s'approcher d'un état où il sera déterminé par la seule loi de sa raison, autrement

dit les moyens de la culture, " sont déterminées de façon à se développer un jour complètement ", mais dans l'espèce et non dans l'individu. Or cette idée d'un développement générique de ces capacités inclut par là-même l'idée d'un processus temporel à grande échelle

au cours duquel ces dispositions pourront se révéler. Mais cette destination morale de l'homme va se réaliser, sur le plan sensible, à partir du conflit des intérêts sensibles entre les individus. La nature incline les hommes à entrer en société, mais, en même temps pousse chacun à chercher son intérêt propre et par conséquent conduit au heurt des passions. C'est là

le principe de l'insociable sociabilité grâce auquel, selon l'axiome mandevillien qui veut que

les vices privés se transforment en vertus publiques, la nature extorque pathologiquement, c'est-à-dire sur un plan d'immanence purement sensible, un accord sur les règles du droit. La

1 L'espace public, p. 112.

2 Ibid., p. 118.

3 Qu'est-ce que les Lumières?, p. 48.

4 Projet de Paix Perpétuelle, p. 105: " Il faut qu'un tel problème puisse être résolu. Car le problème ne requiert pas l'amélioration morale des hommes, mais seulement de savoir comment on peut faire tourner au profit des hommes le mécanisme de la nature pour diriger au sein d'un peuple l'antagonisme de leurs intentions hostiles, d'une manière telle qu'ils se contraignent mutuellement eux-mêmes à sa soumettre à des lois de contrainte, et produisent ainsi l'état de paix où les lois disposent d'une force ".

5 E. Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, p. 71.

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concorde naît de la discorde via le principe de l'intérêt particulier universalisé. L'on retrouve encore une fois l'idée d'un ordre immanent et naturel entre intérêts concurrents et " d'une justice immanente au marché réglé par la libre concurrence "1. Néanmoins se pose toujours le problème de l'éducateur éduqué2. Dans ce cas, " la nature nous oblige à ne pas chercher autre chose qu'à nous approcher de cette idée "3. L'on peut tout de même attendre, toujours selon le principe de l'intérêt bien entendu, que les chefs eux-mêmes trouvent leur intérêt dans le progrès des Lumières qui gagneront ainsi " une influence sur les principes du gouvernement "4

.

Revenons donc sur le sens de ce dessein de la nature introduit par Kant. D'un point de vue théorique, cette idée d'une providence veillant au développement des facultés humaines,

est une idée transcendante et ne saurait faire l'objet d'une expérience. Mais d'un point de vue moral, " nous pouvons et nous devons l'ajouter par la pensée, afin de nous faire un concept de

sa possibilité, par analogie avec les actions de l'art humain "5. En effet, si du point de la connaissance, nous sommes impliqués dans la causalité temporelle et par conséquent nous ne pouvons connaître par l'expérience l'origine ou la fin de la nature, nous pouvons du point de vue moral, en tant que nous sommes cause nouménale, nous représenter l'idée d'une fin en la nature par laquelle nous puissions nous orienter sensiblement6. Mais il s'agit dès lors d'une idée régulatrice7, un jugement réfléchissant, par lequel nous pouvons subsumer le particulier sous une règle générale, et nous orienter, sans pour autant chercher à découvrir dans la nature une telle fin. Il ne s'agit pas d'un principe constitutif de l'expérience. Il ne faut donc pas essayer de déduire de l'observation sensible la preuve d'un progrès vers l'unité de la morale et

du politique car croire en un tel progrès est un devoir, l'on peut rechercher seulement les signes historiques8 qui nous permettent d'identifier la conjoncture en laquelle nous nous situons par rapport à ce progrès.

Ainsi voyons-nous que c'est sur le terrain de l'histoire que doit être résolu le problème d'une autonomie de la société par rapport à l'arbitraire politique. Dans ce cadre, le progrès vers la maîtrise effective de l'homme par lui-même apparaît comme un progrès naturel et irréversible. Mais il ne s'agit pas, pour Kant, d'affirmer la réalité phénoménale d'un tel processus naturel. La nature ne joue ici que le rôle d'un principe réfléchissant par lequel

1 L'espace public, p. 120.

2 Idée d'une histoire universelle, p. 77.

3 Ibid., p. 78.

4 Ibid., p. 85.

5 Projet de Paix Perpétuelle, p. 100.

6 E. Kant, Critique de la faculté de juger, §84, p. 410: " J'ai dit que le but final n'est pas une fin que la nature suffirait à effectuer et à produire conformément à l'Idée de ce but, parce qu'il est inconditionné. (...) Mais une chose qui doit exister nécessairement à cause de sa constitution objective comme but final d'une cause intelligente, doit être telle qu'elle ne soit dépendante dans l'ordre des fins d'aucune autre condition que de sa simple Idée. Or nous n'avons qu'une seule espèce d'être dans le monde, dont la causalité est téléologique, c'est à dire orientée vers des fins et en même temps cependant constituée de façon que la loi selon laquelle doivent se déterminer des fins, est représentée par eux-mêmes comme inconditionnée et indépendante des conditions naturelles, mais comme nécessaire en soi. L'être de cette espèce est l'homme mais considéré comme noumène; c'est le seul être de la nature dans lequel nous pouvions reconnaître, de par sa constitution propre, un pouvoir suprasensible et même la loi de la causalité, ainsi que l'objet de celle-ci, qu'il peut se proposer comme fin suprême ".

7 En ce sens la représentation d'un accord naturel entre les intérêts permet, en une certaine mesure, de faire jouer

la philosophie de l'histoire comme un quatrième postulat de la raison pratique.

8 Le conflit des facultés, p. 210: " Il faut donc rechercher un événement qui indique l'expérience d'une telle cause

et aussi l'action de sa causalité sur le genre humain d'une manière indéterminée sous le rapport du temps, et qui permette de conclure au progrès comme conséquence inévitable; cette conclusion pourrait alors être étendue aussi à l'histoire du passé (à savoir qu'il y a toujours eu progrès); de sorte toutefois que cet événement n'en soit pas lui-même, la cause, et, ne devant être regardé que comme indication, comme signe historique, puisse ainsi démontrer la tendance du genre humain considéré en sa totalité, c'est à dire non pas suivant les individus, mais suivant les division qu'on y rencontre sur terre en peuples et en Etats ".

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puisse être pensée la réalisation du devoir moral. Néanmoins, il semble que l'idée d'une harmonisation naturelle des intérêts divergents conduisant à une régulation autonome de la société qui, hors de l'arbitraire politique se découvre comme naturel, acquiert justement, dans

le discours libéral, la réalité d'un principe constitutif, dans la mesure où la main invisible du marché fonctionne comme principe transcendantal; et d'autre part, que cette idée d'une régulation naturelle se greffe justement sur l'idée d'un progrès historique nécessaire pour constituer un processus quasiment providentiel justifiant la diffusion du modèle libéral. L'on

ne peut accuser Kant de ce glissement de sens, mais ce léger aperçu de sa philosophie de l'histoire nous aide à mettre en évidence le fondement naturaliste de la démocratie libérale.

C'est sur ce fondement naturaliste que s'ancre l'idée d'un gouvernement non-politique

et partant, non-violent, à même de réaliser, dans un processus historique orienté, la libération

et l'affirmation de l'essence même de l'homme. Mais en même temps, ce sont les structures conceptuelles mises en place dans le dispositif libéral qui rendent possible la pensée d'un progrès historique en terme de processus naturel. Néanmoins, avant de nous porter à l'étude de

ce pouvoir immanent et naturel ainsi produit, un dernier point semble essentiel à la description de la configuration de la démocratie libérale: l'idée d'un lieu vide du pouvoir.

Le pouvoir comme lieu vide

Il semble que l'idée libérale d'un auto-gouvernement libère le pouvoir de son lieu transcendant pour le réinscrire au coeur même de la société. L'indépendance ainsi conquise conduit à ne concevoir d'autres forces que celles du corps social et d'autre expression légitime que celle que ce corps prononce à son égard. Mais un danger semble s'attacher à cette immanence: l'indistinction d'un pouvoir qui, ne venant de nulle part et structurant le corps social de l'intérieur, risque, en retour, de se rendre invisible à ses acteurs qui, dès lors, se voient acquiescer à une contrainte qui, parce qu'indéterminée, ne se donne pas comme telle et apparaît comme l'effet d'une constitution naturelle de la société. L'indistinction que nous avons pu observer entre la sphère publique et la sphère privée, et la politisation du social, qui s'ensuit peut donc conduire à s'interroger sur la nature exacte de la configuration que la société se donne à elle-même. Car c'est une telle indistinction entre l'ordre du politique et du social qui constitue cette réalité terrifiante et absolument originale dans l'histoire des régimes politique: le totalitarisme. Or c'est sur le refus d'une telle séparation de l'homme et du citoyen que se fonde l'idée rousseauiste d'une action directe et immédiate du corps social sur lui- même. Rousseau nous apparaît donc comme une voie obligée pour la compréhension du phénomène d'un pouvoir immanent. Ce qui nous portera à constater l'importance de ce phénomène dans la structure du totalitarisme. Enfin, la démocratie libérale nous apparaîtra comme disposant de moyens institutionnels propres à éviter l'écueil à la fois d'une transcendance radicale du politique et d'autre part d'une action directe de la société sur ses membres.

Rousseau et la fondation immanente du corps social

Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau s'attache à découvrir la véritable nature de l'homme, que les effets ravageurs de la société et de l'estime publique, ont irrémédiablement séparée de nous. En faisant la description d'un homme sauvage isolé et bon, Rousseau cherche à découvrir les raisons qui ont pu conduire à une inversion totale du droit naturel. Ce dernier, anté-rationnel, repose en effet sur le double sentiment de l'amour de soi, correspondant au besoin de se conserver, et d'autre part la pitié naturelle, censée en atténuer les effets. Mais lorsque, par suites de causes

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contingentes, l'homme, pour survivre, s'est vu obligé de se rapprocher de ses semblables, une étrange odyssée commence, qui toujours va conduire l'homme naturel à distance de lui-même. Une faculté, essentielle, est à l'origine, non seulement des transformations subies dans

la nature humaine sous l'effet des circonstances extérieures, mais aussi des changements que cette nature est susceptible d'accomplir encore, pourvu que l'on sache l'orienter sur les principes de la justice. Cette faculté est ce que Rousseau appelle la perfectibilité. Grâce à elle, l'homme parvient à s'adapter aux changements extérieurs comme à une seconde nature et développe en conséquence des capacités qui lui permettent de s'inscrire dans l'ordre non- naturel de la sociabilité1. Ainsi, ce n'est pas la raison qui détermine l'évolution de l'homme, la raison n'est elle-même qu'une conséquence de cette évolution. Elle se développe en rapport avec les passions que font naître le contact de ses semblables, l'orgueil et l'amour-propre qui,

en dernier lieu, reposent dans la volonté de se distinguer2. De là naît une dépendance qui interdit à l'homme de pouvoir se passer du contact de ses semblables. Mais en même temps, l'inégalité croissante et les effets que cette inégalité engendre quant à la sécurité des propriétaires, oblige ces derniers à instituer, sous le prétexte de la protection des plus faibles, une association politique par laquelle commence l'aliénation de tous à la volonté arbitraire de quelques-uns, situation qui aboutit à l'inégalité la plus totale. Désormais, l'indépendance naturelle de l'homme sauvage est entièrement recouverte par l'artifice de la sociabilité qui le condamne dès lors aux " passions factices qui sont l'ouvrage de toutes ces nouvelles relations

et n'ont aucun vrai fondement dans la nature "3. L'homme sociable est un homme déchiré, qui

vit " toujours hors de lui, dans l'opinion des autres "4.

Le point le plus frappant de cette dénaturation consiste dans la manière dont l'homme parvient, en rapport avec les désirs nouveaux que la société fait naître, à instaurer des manières de vivre artificielles qui lui apparaissent comme une seconde nature5. Or s'il est vain

de vouloir rétablir l'homme dans son droit naturel, lui qui ne peut plus vivre sans le renfort de ses semblables, la raison, elle-même, peut permettre de concevoir un ordre juste par lequel l'égalité naturelle puisse être rétablie, en fonction de la proximité désormais fondamentale à laquelle la société conduit les hommes. Le principe de réinscription d'un ordre naturel au coeur

de la sociabilité artificielle va justement consister à utiliser les moyens que nous fournit celle-

ci pour refonder par l'art un ordre d'équité. Il va donc s'agir, non de reconduire l'homme à sa solitude primitive, mais de pousser à l'extrême le principe inverse de sociabilité. Il s'agit de dénaturer l'homme pour produire une nature artificielle relative à l'inscription sociale de l'homme6. L'unité produite ne sera dès lors pas tant celle d'un individu ancré en sa seule

1 J-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, p. 210: " Ce fut par une providence très sage, que les facultés qu'il avait en puissance ne devaient se développer qu'avec les occasions de

les exercer, afin qu'elles ne lui fussent ni superflues et à charge avant le temps, ni tardives, et inutiles au besoin.

Il avait dans le seul instinct tout ce qu'il fallait pour vivre dans l'état de nature, il n'a dans une raison cultivée que

ce qu'il lui faut pour vivre en société ".

2 Ibid. p. 235: " Voilà toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de servir ou de nuire, mais sur l'esprit, la beauté, la force ou l'adresse, sur le mérité ou les talents, et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut bientôt les avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer autre que qu'on était en effet. Etre et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste important, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège ".

3 Ibid., p. 255.

4 Ibid., p. 256.

5 Emile, Livre II, p. 193: " L'Auteur des choses ne pourvoit pas seulement aux besoins qu'il nous donne, mais encore à ceux que nous nous donnons nous-mêmes; et c'est pour nous mettre toujours le désir à côté du besoin, qu'il fait que nos goûts changent et s'altèrent avec nos manières de vivre. Plus nous nous éloignons de l'état de nature, plus nous perdons nos goûts naturels; ou plutôt l'habitude, nous fait une seconde nature que nous substitutions tellement à la première, que nul d'entre nous ne connaît plus celle-ci ".

6 Ibid., Livre I, p. 39: " Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune; en sorte

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volonté que celle du corps social, en laquelle chacun pourra reconnaître la volonté de l'ensemble comme la sienne propre. En ce sens, l'on peut dire que le contrat social " par lequel chacun s'unissant à tous n'obéit pourtant qu'à lui-même "1 , est un art qui prend la relève de la nature2.

Par le procédé de l'aliénation mutuelle de la puissance individuelle à celle de l'ensemble, le corps politique se constitue en une unique volonté, incarnant (et non représentant) la volonté de chacun. Ainsi se crée-t-il une volonté immanente du sujet collectif, volonté qui porte sur l'ensemble de ce sujet. Nous sommes dans le cadre d'une relation immédiate du corps collectif à soi-même. Mais comment garantir le principe de la volonté générale. Comment s'assurer que les hommes, animés par la fureur de se distinguer, d'esclaves d'autrui qu'ils sont accepteront de devenir maître d'eux-mêmes? Comment assurer le triomphe

de la volonté générale sur la volonté de tous, comment obliger les hommes à reconnaître dans

la volonté générale la leur propre, comment les obliger à être libre? " Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécutera d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un système de législation"?

La réponse apportée par Rousseau à ce problème de la constitution effective d'une volonté collective autonome est tout à fait originale car elle fait appel à un principe de détermination immanent et partant non extérieur à la communication directe qui unit le corps social à lui-même et lui permet de se considérer comme un organisme autorégulateur3. Il s'agit

de modifier la relation de l'individu au tout pour faire de la volonté particulière une volonté bonne tournée vers l'intérêt du général. Or, pour produire un tel changement, Rousseau fait intervenir la figure du grand Législateur4. Ce dernier, étranger au peuple qu'il doit former, ne peut employer à son égard " ni la force, ni le raisonnement; c'est une nécessité qu'il recoure à une autorité d'un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans contraindre

"5. Il doit composer avec la nature de ce peuple, c'est-à-dire la nature que ce peuple a acquise par sa configuration particulière. Nous retrouvons ici l'idée de Montesquieu selon laquelle il existe une multitude de déterminations qui commandent aux hommes. Et, parmi celles-ci, les moeurs sont sans doute la plus efficace car celles-ci ne se réduisent pas à une simple contrainte extérieure comme la loi civile. En effet, " la loi n'agit qu'en dehors et ne règle que les actions;

les moeurs seules pénètrent intérieurement et dirigent les volontés "6. Aussi, avant que la législation de la volonté générale ne trouve une efficace naturelle chez les particuliers, le législateur doit faire entrer l'amour et le respect de celle-ci au coeur même de la volonté individuelle. C'est donc en composant avec la force de l'opinion reçue que le législateur, adaptant ces principes à l'esprit du peuple qui les reçoit, pourra parvenir à conjoindre l'efficace extérieure de la loi et la contrainte interne des moeurs7. Ainsi comme dans la Lacédémone antique, le citoyen et l'homme ne seront plus distingués. Chacun n'aura à coeur que la prospérité générale.

que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout ".

1 Contrat social, op. cit., I, 6, p. 182.

2 V. Goldschmidt, Anthropologie politique, p. 585: " L'art venant au secours de la nature n'abolit pas celle-ci; le droit, dans l'histoire du genre humain, à l'oeuvre dès le début du Second Discours, n'est pas pour autant abrogée. Seulement, la raison (l'art) établit les règles du droit naturel sur d'autres fondements ".

3 Discours sur l'économie politique, p. 66: " Le corps politique pris individuellement, peut être considéré comme

un corps organisé, vivant, et semblable à celui de l'homme ".

4 Contrat social, II, 7, p. 203.

5 Ibid., p. 205.

6 Fragments politiques, XVI, 6, p. 377.

7 Lettre à D'Alembert, p. 142: " (Il s'agit) d'approprier tellement ce code au peuple pour lequel il est fait, et aux choses sur lesquelles on y statue, que son exécution s'ensuive du seul concours de ces convenances; c'est d'imposer au peuple à l'exemple de Solon, moins les meilleures lois en elles-mêmes que les meilleurs qu'il puisse comporter dans la situation donnée ".

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Nous voyons donc que la force des moeurs, qui structure l'opinion, constitue un mode

de contrainte non-violent, naturel et immanent au corps social, par lequel la volonté générale peut acquérir une réalité positive, en tant que les citoyens, éduqués dans son amour et son respect, la suivront comme une seconde nature. Le consentement au pouvoir ne consiste donc pas en la contrainte d'une autorité étrangère, mais en l'inscription immédiate de la volonté particulière dans la volonté de l'ensemble. C'est cette inscription que réalise, ou qu'a déjà toujours déjà réalisée, la force des moeurs qui, en tant qu'opinion collective, jouissent d'une antécédence sur la volonté particulière des particuliers, naturellement portés à la regarder comme une évidence, ou plutôt à ne pas l'apercevoir et à partant à considérer son action comme l'effet de leur volonté propre. La réforme des moeurs et de l'opinion doit donc précéder celle de la législation car celle-ci est tributaire de celle-là. Mais comment changer les moeurs? Par l'opinion même. C'est-à-dire qu'il faut diriger l'objet de leur estime. C'est ce que peut produire l'éducation 1, ou la religion 2.

Ainsi se découvre chez Rousseau, avec l'idée d'une universalité du rapport du peuple à

soi-même, une maîtrise immanente du corps social par lui-même. Le peuple est à la fois sujet

et objet de la relation politique. En dehors de toute médiation étrangère à la volonté du peuple

à l'égard de lui-même, nous découvrons une politisation totale du social. C'est ce qui permet à l'homme d'effacer la césure qui, en lui, distingue l'homme et le citoyen. Mais, comme nous l'avons vu, pour qu'un tel dispositif se mette en place, un pouvoir immanent et invisible, agissant sans violence sur l'intériorité des particuliers, doit les orienter vers la reconnaissance

de la volonté générale. En ce sens, un pouvoir particulier, et autrement plus efficace que celui des lois, se met en place par lequel les individus consentent au pouvoir avant même que celui-

ci ne leur apparaisse comme étranger. C'est le principe d'une action non sur le pouvoir et la liberté du particulier, mais celui d'une action sur la réalité par laquelle ce particulier se rapporte à sa liberté et juge de son pouvoir3. Il faut d'abord maîtriser l'intériorité pour que les lois extérieures trouvent une véritable efficace.

Or cette idée d'un indistinction entre privé et public, entre intérieur et extérieur est bien

au coeur du système totalitaire tel que nous l'a laissé connaître le XXe siècle, et sans nous éloigner de notre sujet, l'étude de cette structure de pouvoir très particulière devrait nous permettre de mettre en lumière le remède que la démocratie libérale promeut face à la pathologie totalitaire.

?Le système totalitaire

Pour parvenir à mettre au jour l'essence intime du pouvoir totalitaire, nous suivrons l'analyse que Hannah Arendt a conduite dans la troisième partie des Origines du totalitarisme. Hannah Arendt ouvre son analyse du phénomène totalitaire par une description du

sujet sur lequel s'est édifié ou qu'a dû créé le pouvoir totalitaire: la masse. Celle-ci, plus encore que l'ancien concept de multitude, consiste non en une agrégation de volontés

1 Discours sur l'économie politique, p. 81: " La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu,

ni la vertu sans les citoyens; vous aurez tout si vous formez des citoyens; sans cela vous n'aurez que de méchants esclaves, à commencer par les chefs de l'Etat. Or former des citoyens n'est pas l'affaire d'un jour; et pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants ".

2 Contrat social, IV,7, p. 290: " Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain

de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de Religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle ".

3 Koselleck, Le règne de la critique, p. 137-138: " La totalité rationnelle du collectif et de sa volonté générale impose une perpétuelle correction de la réalité des individus qui ne sont pas encore intégrés au collectif (...). Les Lumières ayant supprimé toute différence entre l'intérieur et l'extérieur et révélé toutes les arcanes, l'opinion publique devient idéologie. La conviction règne par le fait qu'on la fabrique. Rousseau a étatisé la censure morale, le censeur public devient idéologue en chef ".

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hétérogènes mais en la co-existence d'individus désocialisés et individualisés à l'extrême1. En

ce sens, la masse s'oppose à la classe qui se reconnaît une identité d'intérêt par son inscription sociale, et se présente comme étrangère au lien social inscrit dans les formes de l'Etat-nation.

La masse se caractérise par une "uniformité complètement hétérogène "2. Elle consiste en un rejet des identifications politiques et sociales traditionnelles s'achevant dans un désir d'anonymat et de soumission à la fatalité. C'est cette masse que le système totalitaire organise

en la pénétrant totalement et en créant, non une communauté d'intérêt mais une " communauté

de destin "3.

Car là se situe l'originalité du pouvoir totalitaire. Il n'est pas seulement un mode de domination politique hétérogène et violent, il utilise l'idéologie pour pénétrer l'intérieur des volontés4. Le Chef lui-même, pilier fondamental de l'édifice totalitaire, acquiert la suprématie non pas tant comme despote individuel et extérieur que par la fonction organisatrice qu'il détient et par son rôle de vecteur dans la communication du pouvoir totalitaire 5. Ainsi se produit-il un effacement de la distance entre gouvernants et gouvernés qui produit une affirmation simple et indivise du pouvoir. C'est à partir de l'effacement de la distinction entre sphère privée et sphère publique que le pouvoir totalitaire peut justement s'affirmer comme total6. Il cherche à convaincre par la propagande, dans le cadre du fonctionnement normal de l'espace public, uniquement dans l'attente de la prise de pouvoir. A ce moment-là, l'endoctrinement remplace la propagande et il s'agit désormais moins de convaincre le jugement que d'ôter tout moyen de jugement indépendant7.

Mais la réalité que cherche à promouvoir le système totalitaire ne se rapporte pas tant

à une conception particulière de la vérité qu'il s'agirait de révéler au monde que dans le fait que seule la volonté du chef définit la réalité objective. C'est parce que l'organisation entière s'identifie au Chef, et parce que ce dernier occupe la fonction de principe dynamique, que l'autorité remise en cause du Chef conduirait à la cessation du mouvement, essentiel à la conservation de l'organisation 8. Le pouvoir du système est répandu à l'intérieur de toute

1 H. Arendt, Le système totalitaire, p. 39: " L'atomisation sociale et l'individualisation extrême précédèrent les mouvements de masse, qui attirèrent les gens complètement inorganisés, les individualistes acharnés qui avaient toujours refusé de reconnaître les attaches et les obligations sociales, beaucoup plus facilement et plus vite que

les membres, sociables et non individualistes, des partis traditionnels ".

2 Ibid., p. 46.

3 Ibid., p. 54.

4 Ibid., p. 48: " Le totalitarisme ne se satisfait jamais de gouverner par les moyens extérieurs, c'est à dire par l'intermédiaire de l'Etat et d'une machinerie de violence; grâce à son idéologie particulière et au rôle assigné à celle-ci dans l'appareil de contrainte, le totalitarisme a découvert un moyen de dominer et de terroriser les êtres humaines de l'intérieur ".

5 Ibid., p. 49: " Le chef totalitaire n'est, en substance, ni plus ni moins que le fonctionnaire des masses qu'il conduit; ce n'est pas un despote individuel assoiffé de pouvoir qui impose à ses sujets une volonté tyrannique et arbitraire. Etant un simple fonctionnaire, il peut être remplacé à tout moment, et il dépend tout autant de la volonté des masses qu'il incarne, que ces masses dépendent de lui ".

6 Ibid., p. 62: " En rapport étroit avec l'attrait qu'exerçaient sur l'élite la franchise de la populace et le désintéressement des masses, les mouvements totalitaires avaient une séduction également irrésistible; ils se targuaient d'avoir aboli la distinction entre vie privée et vie publique, et d'avoir rendu à l'homme une plénitude mystérieuse et irrationnelle ".

7 Ibid., p. 67: " Partout où le totalitarisme a le contrôle absolu, il remplace la propagande par l'endoctrinement, et

il utilise la violence moins pour effrayer les gens (ce qu'il ne fait qu'au début, lorsque subsiste une opposition politique) que pour réaliser constamment ses doctrines idéologiques et ses mensonges pratiques ". Cf. aussi p.

215: " Celui-ci a introduit dans les affaires publiques un principe entièrement nouveau qui se passe

complètement de la volonté humaine d'agir et en appelle au besoin insatiable de pénétrer la loi du mouvement selon laquelle opère la terreur et dont, par conséquent, dépendent touts les destinées particulières ".

8 Ibid., p. 116: " Il est dans la nature du mouvement qu'une fois que le Chef a assumé sa charge, toute l'organisation s'identifie si absolument à lui que tout aveu d'une faute, ou tout changement de titulaire, dissiperait

le charme d'infaillibilité qui entoure la charge du Chef et signifierait la perte de tous ceux qui sont liés au mouvement. Le fondement de la structure n'est pas la véracité des paroles du Chef, mais l'infaillibilité de ses actes. Sans celle-ci, et dans l'échauffement d'une discussion qui sous-entend la faillibilité, tout l'univers fictif du

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l'organisation. Chaque organe du pouvoir incarne la volonté du Chef, chacun s'en fait le relais

et le point de naissance. Mais dans son organisation même, le pouvoir effectif n'occupe jamais une place définie. Il s'agit d'un pouvoir décentré qui occupe sans cesse une nouvelle place sans que ne soit jamais révélé son lieu effectif1. De là cette conséquence orwellienne que plus

le pouvoir se fait omniprésent, plus il devient invisible2. En investissant tous les liens de sociabilité, en les détruisant et en les recomposant, il parvient à créer une réalité sociale neuve, entièrement conquise et constituée par le pouvoir de l'organisation. C'est de sa dimension collective que ce pouvoir se nourrit et non pas de la seule force confisquée par une autorité supérieure au corps social. Comme un fluide mortel, il s'injecte dans toutes les veines

du corps social pour les faire mouvoir en vue de lui-même. A partir de là, la société est entièrement identifiée avec l'appareil du pouvoir3. N'existe même plus la distance suffisante à

la loi qui garantit une transcendance minimale du pouvoir puisque le totalitarisme évacue toute idée de légalité, c'est-à-dire l'antécédence de la loi sur les actions qu'elle norme. " Au lieu de former le cadre stable où les actions et les mouvements humains peuvent prendre place, la loi devient l'expression du mouvement lui-même "4. La distinction entre volonté et action est supprimée pour faire du mouvement et de la perpétuation de la puissance l'unique moyen et l'unique fin de l'action de la société5. Ainsi s'instaure un régime de pouvoir parfaitement immédiat et immanent au corps social. Alors que la loi positive consiste en l'articulation des libertés et donc permet d'aménager un espace entre les individus, par lequel une communication puisse être rendue possible, le système totalitaire supprime cet espace et conduit à une indistinction absolue entre les individus6.

Nous voyons donc qu'en effaçant la distinction entre domaine privé et domaine public,

le système totalitaire réalise une économie du pouvoir politique sur un mode totalement immanent dans laquelle les individus n'apparaissent pas tant comme sujets passifs que comme rouages essentiels dans la transmission de ce pouvoir. Par là-même, ce pouvoir perd sa référence visible et devient omniprésent.

En cherchant les points de similitude entre l'idée rousseauiste de la volonté générale et

les principes de domination totalitaire, nous ne voulions en aucune mesure faire du citoyen de

totalitarisme s'effondre, immédiatement écrasé par l'objectivité du monde réel, que seule pouvait esquiver le mouvement dirigé par la main infaillible du Chef ".

1 Ibid., p. 129: " En termes techniques, le mouvement à l'intérieur de l'appareil de domination totalitaire, tire sa mobilité du fait que la direction ne cesse de déplacer le centre effectif du pouvoir, à d'autres organisations, souvent, sans dissoudre, ni même révéler publiquement les groupes qui ont été ainsi privés de leur pouvoir ".

2 Ibid., p. 133: " La seule règle sûre, dans un Etat totalitaire, est que plus les organes de gouvernement sont visibles, moins le pouvoir dont ils sont investis est grand; que moins est connue l'existence d'une institution, plus

celle-ci finira par s'avérer puissante ".

3 Ibid., p. 173: " La domination totale, qui s'efforce d'organiser la pluralité et la différenciation infinies des êtres humains comme si l'humanité entière ne formait qu'un seul individu, n'est possible que si tout le monde sans exception peut être réduit à une identité immuable de réactions: ainsi chacun de ces ensembles de réactions peut

à volonté être changé pour n'importe quel autre. Le problème est de fabriquer quelque chose qui n'existe pas: à savoir une sorte d'espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales et dont la seule liberté consisterait

à conserver l'espèce ".

4 Ibid., p. 209.

5 Ibid., p. 207: " Dans l'interprétation totalitaire, toutes les lois sont devenues des lois de mouvement. Que les nazis parlent de la loi de la Nature ou que les bolcheviks parlent de celle de l'Histoire, ni la Nature ni l'Histoire

ne sont plus la source d'autorité qui donne stabilité aux actions des mortels; elles sont en elles-mêmes des

mouvements ".

6 Ibid. p. 212: " En écrasant les hommes les uns contre les autres, la terreur totale détruit l'espace entre eux. En comparaison de ce qui se passe à l'intérieur de son cercle de fer; même le désert de la tyrannie dans la mesure où

il est encore une sorte d'espace, apparaît comme une garantie de liberté. Le régime totalitaire ne fait pas

qu'amputer les liberté, ou qu'abolir des liberté essentielles; il ne réussit pas non plus à extirper du coeur des hommes l'amour de la liberté. Il détruit la seule condition préalable essentielle à toute liberté: tout simplement la faculté de se mouvoir qui ne peut exister sans espace ".

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Genève un précurseur des idéologies du XXe siècle. Néanmoins ce parallèle permet de montrer en quelle mesure l'immanence du pouvoir au corps social engendre un mode de contrainte non-politique par lequel ce sont les agents sociaux qui véhiculent le pouvoir de la société sans que ce dernier ne leur apparaisse comme tel. C'est contre cet effet pervers d'un foyer de pouvoir politique immanent à la société que la démocratie libérale met en place un lieu de pouvoir vide.

Le lieu vide du pouvoir

Nous avons vu que, dans le système totalitaire, la distinction entre pouvoir et société

s'effaçait totalement pour laisser place à l'affirmation d'un pouvoir omniprésent et constitutif

du rapport des individus à la réalité. En ce sens, l'on peut dire avec Claude Lefort que " le processus d'identification entre le pouvoir et la société, le processus d'homogénéisation de l'espace social, le processus de clôture de la société et du pouvoir s'enchaînent pour constituer

le système totalitaire. Avec celui-ci est bien rétablie la représentation d'un ordre naturel mais

cet ordre est supposé social-rationnel et ne tolère ni division, ni hiérarchies apparentes "1. Le pouvoir est immanent à la société, c'est dire que structurellement il constitue la substance des rapports inter-sociaux, mais c'est aussi dire que, du point de vue de la société conçue comme sphère privée d'indépendance par rapport au pouvoir politique, les sujets eux-mêmes acquiescent nécessairement à un pouvoir qui structure de l'intérieur leur jugement2.

Or nous avons vu que la constitution démocratique, en tant que fondée sur l'articulation des droits de chacun, inscrit la souveraineté dans le peuple en même temps qu'elle empêche ce peuple, via la représentation politique, d'exercer directement le pouvoir. Dans ce cadre, les sujets politiques n'ont de pouvoir que délégués, et leur représentants n'ont

de pouvoir que consentis. En ce sens, nous avions remarqué que le rejet du mandat impératif conduisait à une représentation des intérêts au sein de la nation plus qu'à une maîtrise effective du pouvoir par les individus, qu'ils soient représentants ou représentés. Alors nous

est apparu que la société agissait sur elle-même via l'instrumentalisation du politique. Or cette configuration conduit justement à empêcher la société de jouir immédiatement du pouvoir politique et interdit au pouvoir de se retourner contre la société3. Ainsi, selon l'expression de Claude Lefort, l'on peut dire que " le lieu du pouvoir se trouve ainsi tacitement reconnu comme lieu vide, par définition inoccupable, un lieu symbolique, non un lieu réel "4.

Ainsi la démocratie navigue entre deux écueils, et c'est de cette tension constitutive qu'elle se nourrit. D'une part, il faut éviter que cette place du pouvoir apparaisse comme réellement vide, sans quoi les représentants du peuple n'apparaissent plus que comme des spoliateurs à la charge d'intérêts privés. D'autre part, cette place ne doit pas se voir réellement occuper. En effet, dans ce cas, un parti qui s'identifierait au peuple ruinerait la nécessaire mise

1 C. Lefort, L'invention démocratique, p. 104.

2 Ibid., p. 345: " Le discours du pouvoir, dès lors que celui-ci devient omniprésent, cherche à effacer son origine;

il cesse d'être ce discours sur le social qui, dans la démocratie bourgeoise, exhibait la position de ceux qui le parlaient pour s'immerger dans le social. Ainsi se constitue-t-il un pouvoir du discours comme tel, qui se soumet ses agents, passe à travers eux plutôt qu'il ne se fait en eux, les imprime dans un savoir impersonnel qui les soustrait à l'expérience des autres et des choses ".

3 Ibid., p. 156: " La notion d'une émanation de la volonté populaire, celle d'une incarnation de la souveraineté, lorsqu'on veut s'y arrêter, empêchent de repérer la logique de la négation mise en oeuvre dans la démocratie: négation d'une réalité substantielle de la société, par la production d'atomes politiques, d'individus dépouillés de toute autre qualité que celle du citoyen; négation d'une réalité substantielle du pouvoir, par l'impossibilité où sont mis ceux qui l'exercent de paraître se confondre avec lui. D'où s'ensuit que l'idée d'une consubstantialité du pouvoir et de la société est écartée ".

4 Ibid., p. 125.

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à distance du pouvoir politique1. Aussi lorsque nous parlions d'une autonomie de la société et

de la fin de la transcendance du pouvoir, nous n'entendions pas la fin du politique et son extériorité par rapport au corps social. Nous voulions mettre en avant un déplacement de sens opéré quant à l'idée de pouvoir qui, de formation par en haut, s'est peu à peu modifié jusqu'à correspondre à la médiation active de la société à elle-même. C'est justement grâce à la distance du politique que le droit peut être opposé au pouvoir2. Comme nous avions pu le remarquer l'espace public s'inscrit entre ces deux ordres, la société et l'Etat, pour assurer la communication d'un plan à un autre.

Or comment comprendre alors que nous ayons pu parler d'une immanence du pouvoir

à la société et d'une autonomie de celle-ci? En fait, la relation de médiation qui s'instaure dans

le cadre de la démocratie constitutionnelle est une relation purement politique. Mais la question que nous aimerions poser consiste à savoir s'il n'existe pas d'autres formes de pouvoir qui seraient, eux, parfaitement immanents à la société. Or ces pouvoirs, nous les avons identifiés: il s'agit du processus naturel d'échanges économiques et d'autre part du pouvoir de l'opinion publique, en tant que mode de contrainte non-violent. Ne serait-ce pas sur ce double terrain que se met en place une relation immédiate de la société à elle-même, relation porteuse de pouvoir et d'effets de pouvoir non politique, mais qui, par une configuration propre, apparaîtrait comme pouvoir naturel et autorégulateur? C'est cette question qui nous conduit à nous interroger sur le pouvoir immanent dégagé par la société dans le cadre de la démocratie libérale. Nous approcherons alors d'une réponse à notre interrogation de départ: pourquoi et comment la démocratie libérale se donne-t-elle pour un gouvernement naturel et universel, conforme à l'essence de l' homme?

1 Ibid., p. 95: " La démocratie allie ces deux principes apparemment contradictoires: l'un, que le pouvoir émane

du peuple; l'autre, qu'il n'est le pouvoir de personne. Or elle vit de cette contradiction. Pour peu que celle-ci risque d'être tranchée ou le soit, la voilà près de se défaire ou déjà détruite. Si le lieu du pouvoir apparaît, non plus comme symboliquement, mais comme réellement vide, alors ceux qui l'exercent ne sont plus perçus que comme des individus quelconques, comme composant une faction au service d'intérêts privés, et du même coup,

la légitimité s'affaisse dans toute l'étendue du social; la privatisation des groupements, des individus, de chaque secteur d'activité s'accroît: chacun veut faire prévaloir son intérêt individuel ou corporatiste. A la limite il n'y a plus de société civile. Mais si l'image du peuple s'actualise, si un parti prétend s'identifier avec lui et s'approprier

le pouvoir sous le couvert de cette identification, cette fois, c'est le principe même de la distinction Etat-société,

le principe de la différence des normes qui régissent les divers types de rapports entre les hommes, mais aussi des modes de vie, de croyances, d'opinions qui se trouve nié et, plus profondément, c'est le principe même d'une distinction entre ce qui relève de l'ordre du pouvoir, de l'ordre de la loi et de l'ordre de la connaissance. Il s'opère alors une sorte d'imbrication dans la politique de l'économique, du juridique, du culturel. Phénomène qui est justement caractéristique du totalitarisme ".

2 Ibid., p. 74: " La manière dont est récusée la légalité au cours des manifestations signale la contestation d'une légitimité établie; elle tend à faire apparaître un pôle du droit dont le pouvoir risque d'être dissocié ".

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Immanence

Nous avons vu, du point de vue politique, se mettre en place un triple dispositif permettant d'éviter l'aliénation politique à une volonté hétérogène. Ces trois principes consistent en la mise à distance institutionnelle du pouvoir (principe de représentativité) par laquelle la généralité de la loi est garantie contre l'arbitraire de la majorité, l'instrumentalisation du pouvoir politique (principe de gouvernementalité) et enfin le pouvoir comme lieu vide. C'est la combinaison de ces trois principes qui assure d'une part l'effectivité

de la souveraineté populaire. Le peuple est à la fois l'origine et la fin du pouvoir. Mais d'autre part, ces principes permettent d'éviter une identification dramatique entre le pouvoir coercitif

et le savoir de la société. C'est grâce à l'artifice d'un vis-à-vis du pouvoir conçu comme essentiellement séparé de la société que les sujets jouissent d'un espace suffisant de contestation à l'égard de ce pouvoir et possèdent la latitude suffisante pour éclairer le pouvoir sur ses fins. En ce sens, l'institution de l'espace public n'est pas simplement une réponse technique à la séparation de la société et de l'Etat, mais se constitue au contraire comme le lieu privilégié de convergence du savoir que la société possède de ses besoins, c'est-à-dire les

revendications des sociétaires, et du pouvoir que l'Etat met à sa disposition.

Du point de vue politique donc, la démocratie libérale apparaît comme un mode de gouvernement médiatisé par lequel la société se rapporte à elle-même. Dès lors, l'unité synthétique du pouvoir et du savoir, de la sphère publique et de la sphère privée, correspond à l'unité analytique d'un sujet collectif agissant sur lui-même. Le pouvoir politique protège la société contre lui-même. L'écueil rousseauiste d'une politisation totale du social est évité. C'est la victoire du principe libéral.

Mais notre interrogation ne peut s'arrêter ici. En effet, le problème politique est réglé dès le moment où se met en place l'idée d'une antécédence de l'homme sur le citoyen. Dès le départ, cette primauté entraîne la soumission de l'Etat à la société. Le pouvoir politique n'est que la coque protectrice des relations non-politiques inscrites au sein du corps social. Or ces relations, étant donné qu'elles supposent l'existence d'un lien substantiel unissant ses membres, représentent elles aussi un pouvoir unificateur supposant au moins l'homogénéité des partenaires sociaux. C'est sur l'idée que les acteurs sociaux sont naturellement égaux que leurs échanges en tant que monades de droit peuvent s'avérer naturels. C'est pourquoi les sociétés hiérarchiques, inégalitaires par définition, présentent principalement des liens politiques de sujétions et sont par conséquent basées sur l'artifice. Au contraire, le pouvoir dégagé par les interactions entre acteurs sociaux naturellement libres et indépendants apparaît

lui-même comme naturel. Mais parce que ce pouvoir est essentiellement non-politique, le risque se fait jour que les dispositifs institutionnels mis en place par la démocratie libérale pour éviter une collusion du pouvoir politique et du savoir social soient inefficaces à répondre

au problème que pourrait poser ce pouvoir social. En ce cas, la phénoménologie du pouvoir des moeurs, lien non-politique intra-social, que met en place Rousseau en vue du dispositif politique de la volonté générale, et que déjoue la démocratie libérale contre le système totalitaire, pourrait en revanche se révéler opératoire quant à l'analyse du pouvoir social investi immédiatement dans le corps social. Une lecture non-politique de la communication

du corps social à lui-même se révélerait féconde en ce sens qu'elle mettrait en lumière des effets de pouvoir produits sur un mode parfaitement immanent. Or c'est en cela, nous semble-

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t-il, que l'analyse de Tocqueville sur le phénomène démocratique constitue le point de référence d'une analyse du pouvoir social non-politique.

Tocqueville et le pouvoir social

L'originalité du propos tocquevillien tient dans le fait qu'il analyse les caractéristiques

et les effets de la démocratie non pas simplement du point de vue politique, mais avant tout social. Car la démocratie, avant de signifier un régime politique particulier, la souveraineté populaire, désigne en premier lieu un état social et emporte avec elle une nouvelle expérience

de l'humanité de l'homme. Ce n'est que secondairement que cet état social entraîne une redéfinition du pouvoir politique, même si une modification dans l'art de gouverner est à la base du changement de conditions. C'est ce que montre l'étude sur l'Ancien régime et la Révolution. Rappelons-nous l'interrogation de Foucault à propos du nouvel art de gouverner: avec le déploiement d'un nouvel art de gouverner, quelle forme de souveraineté adopter? Or Tocqueville montre que les changements opérés dans les structures d'Ancien Régime ont conduit à la centralisation politique par laquelle le pouvoir politique cesse de constituer la substance artificielle et hiérarchique des rapports inter-individuels. L'organisation du pouvoir centralisateur et l'uniformité de législation qui s'ensuit a porté les esprits à reconsidérer les anciens liens de dépendance1. En ce sens, la Révolution n'a fait que proclamer politiquement

ce que l'organisation du pouvoir en place avait déjà accompli dans ses conséquences:

l'égalisation des conditions2.

?L'égalité des conditions et la souveraineté du peuple

Cette égalité des conditions définit donc avant tout un état social, non un régime politique. La souveraineté politique n'est qu'une conséquence de ce fait générateur. C'est parce qu'il se sait avant toutes choses semblable à tous les autres que l'individu démocratique ne peut accepter les liens politiques de sujétions artificielles qui, dans les sociétés hiérarchiques, instaurent une dissemblance irréductible entre les hommes de conditions différentes3. La souveraineté populaire ne fait que transposer cette idée sur le plan des décisions collectives.

En ce sens, " le dogme de la souveraineté du peuple n'est point une doctrine isolée qui ne tienne ni aux habitudes, ni à l'ensemble des idées dominantes; on peut, au contraire l'envisager comme le dernier anneau d'une chaîne d'opinions "4.

1 A. Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, p. 154: " A mesure que l'on descend le cours du 18e siècle,

on voit s'accroître le nombre des édits, déclarations du roi, arrêts du conseil, qui appliquent les mêmes règles, de

la même manière, dans toutes les parties de l'empire. Ce ne sont pas seulement les gouvernants, mais les gouvernés, qui conçoivent l'idée d'une législation si générale et si uniforme, partout la même, la même pour tous; cette idée se montre dans tous les projets de réforme qui se succèdent pendant trente ans avant que la révolution n'éclate ".

2 Ibid., p. 81: " La révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue ".

3 Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, p. 37: " La définition aristocratique est immédiatement

politique, puisque c'est comme citoyen romain que tel se sent et se veut libre; être libre et appartenir au corps politique particulier appelé Rome, c'est tout un à ses yeux. En revanche, la définition démocratique de la liberté

n'a rien de spécifiquement politique: elle n'invoque que l'homme et la nature, et par nature chacun a un droit absolu sur soi-même ". Le ch. 5 de la troisième partie du second tome de la Démocratie, sur les rapports du maître et du serviteur, est en ce sens instructive de la dissemblance aristocratique qui instaure artificiellement les différences se donnant pour naturelles dans la suite des temps. La perception démocratique de l'égalité empêche

de considérer les différences de statut autrement que sous un rapport contractuel engagé entre deux individus égaux et libres (De la démocratie en Amérique, II, Deuxième partie, Ch. IV, p. 251).

4 A. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome I, Deuxième partie, Ch. X, p. 576.

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C'est l'opinion que les hommes ont de leur nature qui structure leur rapport à la réalité

et qui donc les conduit à se donner les institutions conformes à cette opinion. Or cette opinion doit être distinguée de l'opinion publique telle que nous l'avons décrite plus haut. Cette dernière est bien plutôt la conséquence de cette opinion fondamentale qui, plus qu'une simple opinion fluctuante, se présente surtout comme la grille à travers laquelle seront lus les faits sur lesquels l'opinion publique pourra venir éventuellement se prononcer. Si l'espace public constitue le lieu où les opinions réfléchies d'êtres rationnels acquièrent droit de cité, le sentiment de l'égalité des conditions est quant à lui une opinion spontanée qui fonde la possibilité d'un tel lieu1.

Or de ce qu'aucun ne peut accepter de se soumettre à son semblable, il s'ensuit que ce n'est pas à autrui que l'on obéit, mais à soi par l'intermédiaire de la nation. La différence entre gouvernés et gouvernants tend à s'amoindrir dans un état où la perception d'une supériorité de quelque nature qu'elle fut est vécue comme un outrage. L'individu accepte d'obéir non en raison d'une quelconque supériorité du gouvernant mais parce que cela lui est utile et renforce son indépendance2. De là cette conséquence que le principe de la majorité est adopté comme pierre angulaire du système politique. Tous étant naturellement semblables et tous recherchant leur intérêt particulier, c'est nécessairement de la majorité que doit émerger l'intérêt de tous. Ainsi c'est la société, représentée dans sa configuration propre, qui s'offre à sa propre maîtrise par l'intermédiaire de la majorité3. Dès lors, c'est l'autorité de la société à laquelle tous concourent de leur force et de leur volonté qui est regardée comme le lieu effectif du pouvoir.

Ce dernier y est divisé et répandu à ce point qu'il finit par ne plus s'apercevoir4.

Or, la voix de la majorité, issue de la conjonction de l'indépendance individuelle et de l'évidente ressemblance de tous, en tant qu'elle constitue le point de rencontre des intérêts du plus grand nombre, dégage une force inertiale propre à lui assurer le critère d'infaillibilité en même temps que celui d'évidence5. Ce principe garantit la société contre l'arbitraire des gouvernants. Ceux-ci, essentiellement semblables aux représentés, trouvent dans l'intérêt de la majorité le leur propre et ne chercheront pas à s'en éloigner6. Mais le risque ne vient pas d'un

1 De la démocratie en Amérique, T. I, Partie II, Ch. X: " Ce qui maintient un grand nombre de citoyens sous le même gouvernement, c'est bien moins la volonté raisonné de demeurer unis que l'accord instinctif et en quelque sorte involontaire qui résulte de la similitude des sentiments ".

2 Ibid., Partie I, Ch. V, p. 118: " Il obéit à la société, non point parce qu'il est inférieur à ceux qui la dirigent, ou moins capable qu'un autre homme de se gouverner lui-même, il obéit à la société, parce l'union avec ses

semblables lui paraît utile et qu'il sait que cette union ne peut exister sans un pouvoir régulateur. Dans tout ce qui

concerne les devoirs des citoyens entre eux, il est donc devenu sujet. Dans tout ce qui ne regarde que lui-même,

il est resté maître: il est libre et ne doit compte de ses actions qu'à Dieu. De là cette maxime, que l'individu est le meilleur comme le seul juge de son intérêt particulier et que la société n'a le droit de diriger ses actions que quand elle se sent lésée par son fait, ou lorsqu'elle a besoin de son secours ". L'on retrouve ici formulé le principe libéral de la compétence sociale et de l'intérêt bien entendu.

3 Ibid., Partie I, Ch. IV, p. 109: " Il y a des pays où un pouvoir, en quelque sorte extérieur au corps social, agit sur

lui et le force de marcher dans une certaine voie. Il y en a d'autres où la force est divisée, étant tout à la fois placée dans la société et hors d'elle. Rien de semblable ne se voit aux Etats-Unis; la société y a agit par elle- même et sur elle-même. Il n'existe de puissance que dans son sein ". Ainsi, malgré le détour par la représentation politique, la société est bien autonome.

4 Ibid., I, V, p. 127: " Le pouvoir administratif aux Etats-Unis n'offre dans sa constitution rien de central ni de hiérarchique; c'est ce qui fait qu'on ne l'aperçoit point. Le pouvoir existe, mais on ne se sait où trouver son représentant ".

5 Ibid., II, 7, p. 371: " Les Français, sous l'ancienne monarchie, tenaient pour constant que le roi ne pouvait jamais faillir; et quant il lui arrivait de faire mal, ils pensaient que la faute en était à ses conseillers. Ceci facilitait

merveilleusement l'obéissance. On pouvait murmurer contre la loi, sans cesser d'aimer et de respecter le

législateur. Les Américains ont la même opinion de la majorité. (...) L'empire moral de la majorité se fonde encore sur ce principe, que les intérêts du plus grand nombre doivent être préférés à ceux du petit ".

6 Ibid., II, 6, p. 351: " Ceux qu'on charge, aux Etats-Unis de diriger les affaires du public, sont souvent inférieurs

en capacité et en moralité aux hommes que l'aristocratie porterait au pouvoir; mais leur intérêt se confond et s'identifie avec celui de la majorité de leurs concitoyens ".

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intérêt politique divergeant de celui du plus grand nombre. Le danger que recèle la démocratie consiste surtout dans la foi aveugle en la légitimité de la volonté majoritaire. Le dogme de la souveraineté populaire peut se renverser en une véritable tyrannie de la majorité. Or, le point fondamental est ici que la majorité n'illustre pas le principe d'une domination despotique et violente, cherchant, comme le prince hobbesien, à faire taire toute opinion divergente pour s'assurer de l'unité de son pouvoir. Elle ne contraint pas les corps une fois son arrêt prononcé, elle intime à chacun, du fait de l'horreur de la dissemblance, à volontairement la suivre1.

Ce n'est finalement pas tant au niveau politique que la tyrannie de la majorité s'avère

la plus redoutable puisque son action intervient sur la formation de la décision plus encore que comme sanction d'une opinion minoritaire. C'est au niveau des moeurs que l'opinion générale sur l'égalité des conditions conduit à envisager a priori la voix du plus grand nombre comme l'unique voix légitime. La tyrannie de la majorité est l'effet immanent au corps social

du principe social de l'égalité de nature. C'est pourquoi l'opinion de la majorité peut laisser le corps et aller directement à l'âme2; parce qu'elle se fonde dans l'évidence première qui constitue le monde démocratique. Car les moeurs, comme l'ont vu Rousseau et Burke3, structurent notre rapport avec la réalité sur laquelle peut être ensuite porté un jugement ou envisagée une action. Dès lors ce pouvoir de l'opinion ne se laisse pas apercevoir. C'est un pouvoir invisible qui traverse la société en tant qu'il la constitue et non une volonté hétérogène qui chercherait à informer le corps social comme à partir d'une matière rebelle.

Afin de circonscrire la nature de ce pouvoir social, il nous faut donc nous éloigner du terrain politique et nous porter à l'étude de ses manifestations sociales.

Le pouvoir social

C'est sur le terrain proprement social que l'égalité des conditions prépare la voie à l'uniformité de la pensée. Cette uniformité se retrouve ensuite sur le terrain politique où les hommes d'Etat doivent moins briller par leurs qualités personnelles que par leur conformité à

la volonté majoritaire4. Le principe d'égalité des conditions rend en effet odieux la supériorité d'un individu qui par nature est égal à chacun. L'individu se considère en ce sens aussi indépendant dans le domaine de la pensée que dans le domaine politique d'où est rejetée toute relation hiérarchique. Mais dans la mesure où tous se savent semblables, et puisque chacun se sait doué de suffisamment de raison pour garantir son intérêt, le principe d'agrégation des

1 Ibid. II, 7, p. 381: " Il n'y a pas de monarque si absolu qui puisse réunir dans sa main toutes les forces de la société et vaincre les résistances, comme peut le faire une majorité revêtue du droit de faire des lois et de les exécuter. Un roi d'ailleurs n'a qu'une puissance matérielle qui agit sur les actions et ne saurait atteindre les volontés; mais la majorité est revêtue d'une force tout à la fois matérielle et morale, qui agit sur la volonté autant que sur les actions, et qui empêche en même temps le fait et le désir de faire ".

2 Ibid., II, 7, p. 382: " Sous le gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pour arriver à l'âme, frappait grossièrement le corps; et l'âme, échappant à ces coups, s'élevait glorieuse au-dessus de lui;mais dans les républiques démocratiques, ce n'est point ainsi que procède la tyrannie; elle laisse le corps et va droit à l'âme ".

3 Sur l'influence du préjugé collectif dans le rapport des individus à la société, Cf. E. Burke, Réflexions sur la

Révolution de France. Ce préjugé, inscrit dans le sentiment, et donc dans l'intériorité, contribue à donner à la rationalité de la loi un motif supérieur et suffisant d'obéissance. Cf. p. 98: " Les affections publiques, combinée avec les moeurs, sont nécessaires à la loi - quelquefois comme complément, quelquefois comme correctif, mais toujours comme auxiliaire "; p. 110: " Un préjugé donne à la raison qu'il contient le motif qui fait sa force agissante et l'attrait qui assure sa permanence (...). Le préjugé fait de la vertu une habitude et non une suite d'actions isolées ".

4 De la démocratie en Amérique, T. I, II, 7, p. 385: " Parmi la foule immense qui, aux Etats-Unis, se presse dans

la carrière politique, j'ai vu bien peu d'hommes qui montrassent cette virile candeur, cette mâle indépendance de

la pensée, qui a souvent distingué les Américains dans les temps antérieurs, et qui, partout où on la trouve, forme comme le trait saillant des grands caractères. On dirait, au premier abord, qu'en Amérique les esprits ont tous été formés sur le même modèle, tant ils suivent exactement la même voie ".

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volontés dans la majorité conduit chacun à considérer non seulement cette voix comme la sienne, mais le poids du nombre y rajoute le coefficient de vérité suffisant à en assurer la caution1.

C'est donc en fonction de l'intérêt du plus grand nombre qu'adviendront les changements dans la compréhension et l'appréhension des événements et des faits intéressant

le corps social. La structure de sens par laquelle les individus se rapportent au monde est déjà constitué par l'opinion générale. Ainsi la langue et les idées que les mots représentent et par lesquels s'établit un commerce rationnel avec le monde sont déterminées par les intérêts propres à l'opinion générale. Ce qui en retour dispense ou plutôt ne permet pas à l'individu de faire retour sur le sens donné à la réalité sociale à laquelle il se confronte puisque les moyens d'examen de cette réalité sont dès l'abord élaborés par le pouvoir social2.

Si l'on interroge néanmoins la majorité sur la légitimité de ses vues, l'on se rend compte que celle-ci ne se tire pas de son acuité intellectuelle mais de ce qu'elle est fondée en l'état social. Ainsi c'est le principe d'institution de la société démocratique qui se légitime lui- même dans les effets que produit le pouvoir social. Nous sommes face à un cercle. Le pouvoir social se nourrit de ce qui l'engendre et reconduit son fondement. L'égalité des conditions engendre un pouvoir social qui conduit à l'uniformité de pensée, mais cette uniformité est elle-même la condition de maintien de l'état social. Dès lors ce qui légitime l'opinion de la majorité se dérobe à la vue des tenants de cette opinion, les laissant libres de croire à l'originalité de leur point de vue, alors qu'ils se font les courroies de transmission de ce pouvoir social3. Ainsi un nouveau despotisme s'insinue d'autant plus sûrement qu'il se fait plus doux et insaisissable4.

1 De la démocratie en Amérique, T. II, I, 2, p. 22: " A mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe, diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde. Non seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques ; mais elle

a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d'égalité les

hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre ".

2 Ibid., I, 16, p. 96: " Le génie des peuples démocratiques ne se manifeste pas seulement dans le grand nombre

de nouveaux mots qu'ils mettent en usage, mais encore dans la nature des idées que ces mots nouveaux représentent. Chez ces peuples, c'est la majorité qui fait la loi en matière de langue, ainsi qu'en tout le reste. Son esprit se révèle là comme ailleurs. Or, la majorité est plus occupée d'affaires que d'études, d'intérêts politiques

et commerciaux que de spéculations philosophiques ou de belles-lettres. La plupart des mots créés ou admis par elle porteront l'empreinte de ces nobles habitudes ; ils serviront principalement à exprimer les besoins de l'industrie, les passions des partis ou les détails de l'administration publique. C'est de ce côté-là que la langue s'étendra sans cesse, tandis qu'au contraire elle abandonnera peu à peu le terrain de la métaphysique et de la théologie ".

C'est contre ce danger d'une vérité qui sous l'effet de l'habitude est adoptée comme une évidence que John

Stuart Mill nous met en garde dans son ouvrage sur La liberté. Ainsi note-t-il que " les règles qui ont cours dans

les différents pays sont si évidentes pour leurs habitants qu'elles semblent naturelles. Cette illusion universelle

est un exemple de l'influence magique de l'habitude qui devient non seulement une seconde nature mais se confond constamment avec la première ". Dès lors " ce furent les préférences et les aversions de la société qui, grâce à la sanction de la loi et de l'opinion, déterminèrent dans la pratique les règles à observer par tous " (p. 68-

70).

3 Tocqueville et la nature de la démocratie, op. cit., p. 66: " C'est l'absence de liberté intellectuelle qui manifeste l'ampleur incomparable du pouvoir social qui s'exerce dans les démocraties. On voit que ce pouvoir social est détenu par tous et par personne, et qu'il s'exerce sur tous. Chaque individu quelconque lui obéit mais, lui obéissant, il n'obéit pour ainsi dire qu'à lui-même, à lui-même comme membre de cette masse, de ce conglomérat

de semblables, source de toute autorité ".

42 De la démocratie en Amérique, T. II, op. cit., IV, 6, p.434: " C'est ainsi que tous les jours (un despotisme démocratique) rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

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L'on voit donc qu'à la différence du totalitarisme qui demeure un mode politique de domination du corps social, le pouvoir social naît de manière immanente à ce corps. Il n'est pas le fait d'une volonté étrangère. Il est constitué par les volontés de ses membres. Mais en même temps, ces derniers voient leur schèmes de réalité constitués par ce pouvoir. Ils sont libres, ils agissent librement et pourtant ils s'en remettent à la force du préjugé collectif1. Or c'est parce que ce dernier s'est constitué à l'écart du politique, dans l'intimité de la conscience

et dans le sein de la société civile, qu'il ne peut faire retour sur ses propres conditions de possibilités: la constitution d'une société autonome. Cette société civile était le lieu des moeurs, l'ancien lieu de la religion, elle est à présent le lieu de l'opinion publique. Or de même que les moeurs forment, au sens fort du terme, l'appréhension de la réalité donnée qui se révèle alors comme naturelle et évidente, l'opinion publique possède une force de pénétration de l'intériorité égale à celle des moeurs ou des principes de la religion. Mais comme le savoir véhiculé par cette opinion publique n'est plus un ensemble de valeurs anciennes sédimentées, mais se montre comme le résultat d'un choix réfléchi, sa consistance emporte avec elle, en plus du critère de l'évidence, celui d'être un fait de liberté2.

Or du fait que ce pouvoir ne se donne pas pour un vis-à-vis tangible, mais pénètre l'intériorité même des sujets se produit comme un écrasement du domaine public et du domaine privé. Désormais la nuit du foyer ne protège plus l'intériorité de l'homme contre les abus du pouvoir public. Le public ayant glissé de sa fonction de sphère de pouvoir exclusive pour devenir le lieu de constitution du sens commun, la sphère privée devient elle-même le relais et le renfort du pouvoir social, puisque le jugement raisonnable que devait permettre l'indépendance de la sphère privée est dés l'abord structuré par l'opinion fondamentale qui traverse le public3.

Ainsi donc l'idée libérale consiste, nous l'avons vu, à reconnaître l'humanité de l'homme dans ses rapports non-politiques. L'homme a des droits avant l'existence de l'Etat. En dehors des liens artificiels de sujétion, l'homme se découvre comme un être libre et égal à ses semblables. La société est le lieu des échanges naturels entre acteurs libres et indépendants.

Mais en même temps, la société se rapportant à elle-même engendre un pouvoir structurant le rapport des individus à la réalité sociale. Ce qui se donne comme une évidence,

la naturalité des rapports sociaux, est en fait un a priori constitutif de la possibilité de ces rapports. Si la société civile est le lieu de rencontre de l'Homme, c'est que la définition

(...) il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ".

1 Il ne s'agit pas d'un préjugé de même nature que celui que vantait Burke. Ici le préjugé ne tire pas sa force de son ancienneté et du rôle qu'il peut jouer dans la communication des vertus. Il s'agit d'un préjugé formel qui

consiste à voir dans l'opinion de la majorité le principe de légitimité de cette opinion. Mais un point important

doit être pris en compte. Ce préjugé est formel, en ce sens qu'il regarde à la légitimité de l'opinion collective en tant que telle et non l'objet sur lequel cette opinion se prononce.

2 Tocqueville et la nature de la démocratie, p. 71: " Le présupposé ultime de l'idée majoritaire est que le plus juste est dans le plus fort: ce même par quoi les homme démocratiques de ressemblent de plus en plus, ce même

à travers quoi ils pensent et se perçoivent, ce même qui leur est plus intime et plus cher qu'eux-mêmes, n'est rien d'humain. Ils ne peuvent le penser et se le représenter qu'en le posant hors d'eux-mêmes, force irrésistible qui les pousse et les appelle, pouvoir d'autant plus pénétrant qu'ils l'aiment comme leur propre pouvoir, nécessité de l'histoire, pouvoir sans limite de la masse, étreinte irrésistible de la société ".

3 R. Legros, L'Idée d'humanité, p. 172- " Pouvoir social car pouvoir exercé par toute la société sur elle-même, à

la fois en se diffusant en elle sous la forme de l'opinion commune et en se concentrant à son sommet sous la figure d'un gouvernement qui est censé représenter le peuple tout entier "; p. 177- " Vie privée et vie sociale ne s'opposent pas l'une à l'autre mais se renforcent naturellement: le retrait dans le privé ne protège pas contre la socialisation mais la rend plus puissante ".

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universelle de l'homme ne pouvait s'accomplir que sur le terrain de la nature. Comme la société civile se donne pour naturelle, elle seule peut accueillir l'Homme.

Or la société civile, en tant que non-politique, instaure des liens substantiels entre ses membres. Ces liens constituent les moeurs, autrefois la religion. Avec l'avènement de l'Homme et le rejet de la tradition, l'on a pu penser qu'un commerce rationnel entre les individus se substituerait aux anciens liens sociaux. Mais ce que Tocqueville nous a permis d'apercevoir, c'est que la définition même de l'Homme démocratique est venu prendre la place des anciens dogmes constitutifs du rapport au monde. Cette définition neuve peut donc se prévaloir de la même efficace sur la constitution de l'expérience que possédait la tradition ou

la religion. Or comme cette définition suppose la structuration historique particulière qui a permis l'avènement du libéralisme, c'est en dernier lieu la configuration de la société démocratique qui se donne comme une évidence. Nous laissons à plus tard la question de la légitimité de cette évidence. Mais nous intéresse surtout pour l'instant le sens des pratiques que la société démocratique moderne déploie dans sa requalification générale du sens de l'existence. C'est pourquoi nous nous portons à présent à l'étude du sens de la naturalité dans

la société démocratique, naturalité qu'il nous faut élucider pour parvenir à une compréhension plus claire du statut du pouvoir démocratique.

Hannah Arendt et la victoire de l'animal laborans

Nous l'avons vu, c'est à partir d'une redéfinition du statut de la nature et du rapport que l'homme entretient avec elle que la société peut se donner comme sphère autonome et naturelle. Mais qu'entraîne avec elle cette conception d'une naturalité des rapports sociaux quant au sens général de l'inscription humaine? Cette interrogation est justifiée dans la mesure

où la démocratie libérale se pense comme un mode de gouvernement universel et partant comme une définition même de l'être de l'homme. Or ne peut-on penser que cette définition

est " inventée " plutôt que découverte ou garantie par le dispositif libéral? N'y aurait-il pas dans l'agencement structurel des éléments qui composent la réalité démocratique une compréhension singulière de l'existence humaine qui permette de définir l'homme d'un point

de vue générique? A ces questions, la réflexion d'Hannah Arendt sur la vita activa peut apporter un éclairage nouveau.

?La vita activa et la distinction privé/public

Hannah Arendt propose, dans son ouvrage Condition de l'homme moderne, une

classification des trois activités humaines fondamentales correspondant " aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l'homme "1. Ces trois activités correspondent

au travail, à l'oeuvre et à l'action. Le travail assure le maintien des conditions physiologiques d'existence. Il correspond en ce sens à la sphère des besoins naturels et de leur satisfaction. L'oeuvre est l'activité non naturelle de production d'objets qui sont appelés à demeurer dans le temps et ainsi à assurer la permanence d'un monde en lequel l'homme pourra venir s'inscrire. Enfin l'action correspond à la sphère proprement politique de liberté où les hommes rentrent

en contact. C'est la sphère de la pluralité humaine où la parole doit permettre de constituer le souvenir; à cette condition seulement peut exister une Histoire2. Ainsi le travail correspond au

1 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 41.

2 Ibid., p. 43: " Le travail n'assure pas seulement la survie de l'individu mais aussi celle de l'espèce. L'oeuvre et ses produits - le décor humain - confère une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. L'action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques, crée les conditions du souvenir, c'est à dire de l'Histoire ".

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domaine de l'universel et renvoie à l'espèce humaine en tant que genre, l'oeuvre est particularisation d'un monde humain en tant que culture1, l'action est le lieu de la singularité.

Le travail est condition de l'oeuvre et l'oeuvre est condition de l'action.

Mais seul ce troisième domaine, domaine proprement politique, peut être considéré comme le lieu de la liberté, ce lieu où les hommes font l'expérience de leur irréductible singularité2. Nous l'avons vu, en effet, pour les Grecs, l'affirmation de la liberté ne peut se produire qu'à l'écart de la sphère des besoins, loin de l'intimité du foyer. La nature, en tant que sphère de la nécessité, doit être dépassée pour que soit atteint le champ de la liberté. Aussi la notion même d'économie politique n'a aucun sens pour la compréhension grecque, puisque l'économique, en tant que règlement du foyer, et le politique, affirmation de la liberté sur la lumière de l'Agora, sont contradictoires3. La conception moderne d'une liberté seulement assumée dans la sphère de l'intimité privée et la soumission de la liberté politique à cette liberté privée est incompréhensible dans le cadre des catégories politiques antiques4. Dans ce cadre, l'apparition du domaine social, en tant qu'autonomie de cette sphère privée devenue sphère publique, conduit à effacer les frontières entre travail et action " parce que nous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d'une gigantesque administration ménagère "5. Dès lors

la liberté se situe dans le domaine du social, la force ou la violence devient le monopole du gouvernement.

Mais étant donné que la sphère sociale, issue du domaine privé, correspond au domaine de la nécessité et que cette dernière constitue la loi infrangible à laquelle tous se voient soumis, l'administration rationnelle qui prend en charge la vie reconduit elle-même la nécessité d'une organisation systémique où chacun tient sa place. La division du travail se découvre comme une loi naturelle. La liberté des commencements, définition originelle de la liberté pour les Grecs, est évacuée dans le cycle de reproduction des moyens de conservation6. Avec l'avènement du social, c'est donc l'humanité entendue comme genre biologique

qui pénètre le domaine public et fait du processus vital le ressort de l'existence collective. C'est parce que ce domaine est celui de l'unité générique de l'espèce humaine qu'il peut apparaître comme le lieu de définition de l'Homme. Cette définition est universelle, parce que rien n'échappe à ce processus. Il est dès lors possible de repousser toute particularité

1 Hannah Arendt, La crise de la culture, p. 268-269: " La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici (...) Cette maison terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la totalité des objets fabriqués est organisée

au point de résister au procès de consommation nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi, de leur survivre. C'est seulement là où une telle subsistance est assurée que nous parlons de culture; c'est seulement là où nous sommes confrontés à des choses qui existent indépendamment de toute référence utilitaire et fonctionnelle,

et dont la qualité demeure toujours semblable à elle-même, que nous parlons d'oeuvre d'art ".

2 Ibid., p. 189: " Le champ où la liberté a toujours été connue, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique ".

3 Condition de l'homme moderne, p. 66: " Nous appelons société un ensemble de familles économiquement organisées en un fac-similé de familles supra-humaine, dont la forme politique d'organisation se nomme nation. Nous avons donc du mal à nous rendre compte que pour les Anciens le terme même d'économie politique eût été une contradiction dans les termes: tout ce qui était économique, tout ce qui concernait la vie de l'individu et de l'espèce, était par définition non politique, affaire de famille ".

4 La crise de la culture, p. 204: " Notre tradition philosophique est presque unanime à soutenir que la liberté commence là où les hommes ont quitté le domaine de la vie politique habitée par le nombre, et qu'elle n'est pas

expérimentée dans l'association avec les autres, mais dans le rapport avec soi-même ".

5 Condition de l'homme moderne, p. 66.

6 Ibid., p. 79: " Comme nous l'enseigne la forme la plus sociale du gouvernement, qui est la bureaucratie, le gouvernement sans chef n'est pas nécessairement une absence de gouvernement; en fait, il peut devenir, dans certaines circonstances, tyrannique et cruel entre tous. L'essentiel est que la société à tous les niveaux exclut la possibilité de l'action, laquelle était jadis exclue du foyer. De chacun de ses membres, elle exige au contraire un certain comportement, imposant d'innombrables règles qui, toutes, tendent à normaliser ses membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaires ".

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constitutive de l'action historique dans le domaine de l'inessentiel et ainsi de définir un mode

de gouvernement unique1, mais un mode de gouvernement bien particulier qui, comme nous l'avons vu, ne se définit pas du point de vue politique. Il s'agit d'une administration rationnelle visant à l'augmentation de la productivité censée assurer le bonheur du plus grand nombre. L'accélération croissante de la productivité n'est pas autre chose que ce processus vital désigné comme fin de l'existence collective2.

En ce sens, toute manifestation de l'activité sociale se ramène à une inscription naturelle de l'humanité. L'égalité de droit est pensée comme égalité de fait et ne laisse désormais plus suffisamment de place à l'expression d'une particularité significative. Le normal, notion médicale et physiologique par son opposition au pathologique, devient une catégorie sociale et finalement politique. Mais cette catégorisation instituée, puisque historique, finit passer elle-même pour naturelle. C'est ce que montre le phénomène de l'antisémitisme qui interprète en termes de différences naturelles le statut particulier que les juifs reçurent dans le cadre de l'Etat-nation3.

L'on pourrait interroger encore la société moderne sur l'inversion qu'elle produit entre

le travail et l'action et ainsi montrer quelles conséquences cette inversion porte avec elle. Nous avons vu en effet en quelle mesure la définition de l'Homme s'ancrait sur une redéfinition des fins collectives en terme de reproduction des moyens d'existence et donc sur

un processus naturel. Il nous reste à examiner en quelle mesure cette requalification est porteuse d'une expérience neuve de l'existence humaine, expérience qui pourrait se rendre aveugle ses propres conditions historiques de possibilité.

La victoire de l'animal laborans

Nous l'avons vu, l'idée d'économie politique et la prédominance de la productivité comme fait général du travail social apparaissent lorsque la sphère des besoins privés prend une dimension publique. Dès lors les autres catégories de la vita activa, l'oeuvre et l'action se voient sinon évacuées, en tout cas redéfinies dans leur rapport à la sphère du labeur. En effet, concernant la production de l'oeuvre, celle-ci se voit à son tour entraînée dans le cycle général

de la reproduction. Les objets qu'elle crée n'ont pas la consistance suffisante pour assurer la permanence d'une culture, ils sont immédiatement réinvestis dans le processus reproductif. Ils deviennent objets de consommation. De la même façon que la vie est le retour éternel du besoin, les objets servant cette vie sont eux-mêmes immédiatement disparaissants. Seul demeure le cycle4.

1 Ibid., p. 85: " Le domaine privé du foyer familial était la sphère où se trouvaient prises en charge et garanties

les nécessités de la vie, la conservation de l'individu et la continuité de l'espèce. L'un des caractères du privé, avant la découverte de l'intime, était que l'homme n'existait pas dans cette sphère en tant qu'être vraiment humain mais en tant que spécimen de l'espèce animale appelée genre humain. L'apparition de la société a modifié le jugement porté sur tout ce domaine privé, mais elle n'en a guère transformé la nature. Le caractère monolithique

de toute société, son conformisme n'autorisant qu'un seul intérêt et qu'une seule opinion, s'enracine en dernière analyse dans l'unité de l'espèce humaine ".

2 Ibid., p. 87.

3 Hannah Arendt, Sur l'antisémitisme, p. 126: " Chaque fois que l'égalité devient un fait ordinaire, sans possibilité

de mesure ou d'explication, il y a très peu de chances pour qu'on la reconnaisse simplement comme le principe

de fonctionnement d'une organisation politique dans laquelle des personnes par ailleurs inégales entre elles jouissent de droits égaux. Il y a au contraire toutes les chances pour qu'on y voie, à tort, une qualité innée de chaque individu, que l'on appelle normal s'il est comme tout le monde et anormal s'il est différent. Cette déviation du concept d'égalité, transféré du plan politique au plan social, est d'autant plus dangereuse si une société ne laisse que peu de place à des groupes particuliers et à des individus, car alors leurs différences deviennent encore plus frappantes ".

4 Condition de l'homme moderne, p. 133: " Bien différente de la productivité de l'oeuvre, qui ajoute de nouveaux objets à l'artifice humain, la productivité de la force de travail ne produit qu'incidemment des objets et se

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Pourtant l'on pourrait penser que l'accroissement de la productivité et l'assurance donnée à une grande part de l'humanité de subvenir largement aux nécessités vitales pourrait laisser libres les hommes de pourvoir à l'action, de la même façon que chez les Anciens, l'oikodespotès possède le loisir (otium) d'oeuvrer à sa réalisation d'homme libre. Mais il n'en

est rien, puisqu'en devenant publique, la sphère sociale fait tomber les barrières qui séparaient

et protégeaient l'une de l'autre les catégories de la vita activa. Aussi le temps du loisir doit lui- même être réinvesti dans le processus de reproduction-consommation1. Finalement, dans ce processus où tout objet nouveau est réinvesti dans le cycle de la disparition et du retour du besoin, la permanence du monde perd sa substance nécessaire et c'est le monde que devait garantir l'oeuvre de l'homo faber qui se confond avec le rythme du processus. Ainsi l'histoire des hommes et de leur monde prend elle-même la figure du processus vital. Le temps ouvert

de l'action et la mémoire historique sont remplacés par l'idée de processus mono-centré reculant indéfiniment les bornes d'un avenir au goût étrangement familier. L'Histoire, en tant que champ de la pluralité humaine et de l'action, est évacuée au profit de l'évolution graduelle des sciences et des techniques qui n'ont de sens que par rapport à ce processus vital2. Le risque est que dans ce processus de réinvestissement perpétuel et de reconduction de l'espèce disparaisse la possibilité de la parole. Bien sûr, les hommes continuent de parler, mais leur langage même n'est qu'un moyen de communication rentrant dans le cycle de reproduction. Il

ne cherche pas à faire valoir la mémoire des mortels au sein d'un monde institué. Il n'est que

le prolongement de l'activité vitale, alors que la lexis est originellement l'agent révélateur de l'identité personnelle unique qui apparaît dans le monde. Cette fin du langage ne peut apparaître que dans la relation à autrui et non dans l'indistinction générale du processus social qui ne renvoie qu'à lui-même3.

préoccupe avant tout des moyens de se reproduire; comme son énergie n'est pas épuisée lorsque sa reproduction

est assurée, on peut l'employer à la reproduction de plus d'une vie, mais elle ne produit jamais que de la vie. (...)

Le point de vue social s'identifie à une interprétation qui ne tient compte que d'une chose: le processus vital de l'humanité; dans son système tout devient objet de consommation. Dans une humanité complètement socialisée, qui n'aurait d'autre but que d'entretenir le processus vital, il ne resterait aucune distinction entre travail et oeuvre; toute oeuvre serait devenue travail, toutes choses ayant un sens non plus de par leur qualité objective de choses-

du-monde, mais en tant que résultats du travail vivant et fonctions du processus vital.

1 Ibid., p. 184: " Les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus raffinés, de sorte que la consommation ne se borne plus aux nécessités mais se concentre au contraire sur le superflu: cela ne change pas la caractère de cette société, mais implique la menace qu'éventuellement aucun objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de l'anéantissement par consommation. La désagréable vérité, c'est que la victoire que le monde a remporté sur la nécessité est due à l'émancipation du travail, c'est-à-dire au fait que l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public, et que cependant, tant qu'il en demeure propriétaire,

il ne peut y avoir de vrai domaine public, mais seulement des activités privées étalées au grand jour ".

2 La crise de la culture, p. 83: " La technologie, base sur laquelle les deux domaines de l'histoire et de la nature

se sont rencontrés et interpénétrés l'un l'autre à notre époque, renvoie à la connexion entre les concepts de nature

et d'histoire tels qu'ils sont apparus avec la naissance de l'époque moderne aux XVI et XVIIe siècles. La connexion a son lieu dans le concept de processus: tous deux impliquent que nous pensions et considérions tout

en termes de processus et ne nous occupions plus des étants singuliers ou des événements particuliers et de leurs causes spéciales et séparées ".

3 Condition de l'homme moderne, p. 234: " Sans l'accompagnement du langage, l'action ne perdrait pas seulement son caractère révélatoire, elle perdrait aussi son sujet, pour ainsi dire; il n'y aurait pas d'hommes mais des robots exécutant des actes qui, humainement parlant, resteraient incompréhensibles ". La réification du langage et le point aveugle qu'elle engendre sur ses propres conditions de possibilité sont aussi un point important de la critique de la modernité menée par l'Ecole de Francfort. L'on peut se rapporter notamment à l'ouvrage de Adorno et Horkeimer, La dialectique de la raison, p. 14 : " Lorsque la vie publique a atteint un stade où la pensée se transforme inéluctablement en une marchandise et où le langage n'est qu'un moyen de promouvoir cette marchandise, la tentative de mettre à nu une telle dépravation doit refuser d'obéir aux exigences linguistiques et théoriques actuelles avant que leurs conséquences historiques rendent une telle tentative totalement impossible".

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Ainsi la naturalité à l'oeuvre dans les rapports sociaux peut bien apparaître comme telle puisqu'elle est directement issue de la sphère de la nécessité vitale. Lorsque cette sphère, émancipée, devient publique, l'on peut dire que nous sommes dans un rapport naturel à la réalité sociale. Par-là même se fait jour la possibilité pour la société de définir l'Homme puisqu'elle seule constitue le lien où d'affirmation du genre universel. La configuration de la démocratie libérale peut apparaître comme naturelle car elle met en place les structures grâces auxquelles l'homme ne se voit plus défini par son inscription dans une culture oeuvrée, mais intégré dans un processus vital anonyme et collectif. Si la démocratie libérale peut se donner comme une évidence, c'est qu'elle ôte la possibilité d'apercevoir sa propre inscription historique, étant donné qu'elle requalifie l'histoire à partir du processus naturel immédiat.

Nous avons ainsi vu avec Tocqueville comment la démocratie libérale engendrait un pouvoir non-politique, comment, chez Hannah Arendt ce pouvoir social s'ancrait sur la notion

de vie et de nature et comment il pouvait dès lors qualifier l'Homme en tant que genre. Il nous reste à envisager la manifestation de ce pouvoir, ce qui devrait enfin nous permettre de comprendre comment et en quelle mesure ce pouvoir se donne pour non-contraignant et n'apparaît pas aux yeux de ses acteurs.

Foucault et le bio-pouvoir

Nous avons ici jusqu'ici étudié la notion de pouvoir sous plusieurs modalités. En premier lieu, la conception chrétienne du pouvoir l'a laissé apparaître comme ce que l'homme peut. Le pouvoir s'y définit à partir d'un ordre transcendant auquel l'âme pécheresse doit se soumettre pour se tourner vers l'amour ordonné de la création. Puis, avec l'ontologie de l'immanence qui se met en place au XVIIe siècle s'est découvert un autre pouvoir, ce que l'homme peut, c'est-à-dire ce qu'il a le droit de réaliser à partir de sa force propre. La puissance s'y déploie à partir du souci de la conservation et réside dans le droit de chacun à rechercher les moyens de cette conservation. Le pouvoir est avant tout celui de chacun qui, délégué à un tiers, permet la formation d'une puissance publique où le droit de chacun se trouve représenté par la volonté du souverain. Le pouvoir de ce dernier est constitué par l'agrégation des puissances individuelles qui lui délèguent leur droit de punir. Face à ce pouvoir politique apparaît une sphère de jugement privé qui, en se constituant en espace public, forme un pouvoir non-politique d'opinion. Alors que les deux premiers pouvoirs consistent en une relation de supériorité entre deux sujets, le pouvoir de l'opinion publique nous est apparu comme un pouvoir déconnecté des moyens matériels de coercition et qui s'éprouve avant tout comme un savoir constitutif du rapport des individus à la réalité sociale.

A ce point, le pouvoir cesse de s'identifier avec un référent visible qui en serait la source pour devenir ce pouvoir social qui, prenant naissance dans les relations d'êtres égaux, correspond moins à la domination d'un sujet sur un autre qu'à une relation horizontale où tous se voient qualifiés par la médiation de l'opinion générale. En ce sens, le paradigme du pouvoir social nous présente une figuration du pouvoir en terme de relation première sur les individus qui la composent et qui, d'autre part, consiste dans un savoir orientant le jugement fondamental des individus plus que leurs actions. Or ce pouvoir/savoir s'est montré, avec Hannah Arendt, directement raccroché au processus vital et par là-même à même de définir l'essence générique de l'Homme.

Nous sommes donc face à un pouvoir qui, plus qu'en terme de loi ou de droit, doit être défini comme relation de force, au sens physique, relation prenant pour objet la vie même. C'est sur cette idée d'un pouvoir non immédiatement politique, qui ne serait l'apanage d'aucune volonté individuelle, mais qui s'établirait dans la communication de tous avec tous, que peut être apprécié la nature du pouvoir social, pouvoir qui ne viserait pas tant à réprimer

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et à contraindre, qu'à orienter, par le savoir dont les individus se font les porteurs, leur rapport

à la réalité sociale. A quelle fin et selon quelles modalités ? C'est ici que le diagnostic du généalogiste qui " examine les rapports entre le pouvoir, le savoir et le corps "1 se révélera particulièrement utile.

Les rapports du pouvoir/savoir

Avant toute chose, il nous faut rechercher la nature du pouvoir non pas en la forme constituée qu'il reçoit aux différentes époques sous la forme, par exemple, du droit du souverain face à ses sujets, c'est-à-dire sous la forme unilatérale d'une domination exercé par

le gouvernant sur le gouverné. Cette forme n'est, en effet, que la configuration visible que se donne le pouvoir constitué. Mais c'est d'abord sous sa forme constituante que le pouvoir doit être analysé2. En premier lieu donc, " ne pas prendre le pouvoir comme un phénomène de domination massif et homogène "3. Celui-ci n'est que la cristallisation, à une époque donnée, des relations de pouvoir qui traversent le champ social. Ces relations partout présentes, entre l'homme et la femme, comme entre l'adulte et l'enfant ou le patron et l'ouvrier, ces relations déjà effectives constituent la condition de possibilité du pouvoir étatique. Les relations de pouvoir sont immanentes au corps social. Elles traversent ce champ social et instaurent les sujets en leur position de domination ou d'obéissance. Les individus sont le relais de ce pouvoir. Il passe à travers eux et les constitue sans pour autant être le fait d'une volonté transcendante et personnelle4. Il ne faut donc pas comprendre le pouvoir sous la forme d'un

" pouvoir central "5 qui encadrerait la surface de l'espace social de ses tentacules despotiques.

Le pouvoir est toujours déjà là, ou plutôt les pouvoirs qui sont les forces constitutives de cet espace et dont la forme institutionnalisée et visible n'est que seconde.

Le pouvoir ne se possède donc pas, il se transmet. Il est ramification et réseau, il n'est pas l'objet d'une appropriation, mais d'une stratégie visant à le réinvestir sous de nouvelles

1 H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, p. 157.

2 M. Foucault, La volonté de savoir, p. 121-122 : " Par pouvoir, je ne veux pas dire " le Pouvoir ", comme ensemble d'institutions et d'appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un Etat donné. Par pouvoir,

je n'entends pas un système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier. L'analyse, en termes de pouvoir, ne doit pas postuler, comme données initiales, la souveraineté de l'Etat, la forme de la loi ou l'unité globale d'une domination ; celles-ci n'en sont plutôt que des formes terminales. Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et d'affrontements incessants les transforme,

les renforce, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales ".

3 M. Foucault, Il faut défendre la société, p. 26.

4 M. Foucault, " Les rapports de pouvoir passent à l'intérieur des corps ", in Dits et Ecrits II, p. 232 :" Entre chaque point d'un corps social, entre un homme et une femme, dans une famille, entre un maître et son élève, entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, passent des relations de pouvoir qui ne sont pas la projection pure et simple du grand pouvoir souverain sur les individus ; elles sont plutôt le sol mobile et concret sur lequel il vient s'ancrer, les conditions de possibilité pour qu'il puisse fonctionner ".

5 M. Foucault, " Les mailles du pouvoir ", in Dits et Ecrits II, p. 1006.

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formes constitutives des sujets qu'il traverse1. Il s'agit d'un pouvoir local : " local parce qu'il n'est jamais global, mais il n'est pas local ou localisable parce qu'il est diffus "2.

D'autre part, ce pouvoir, en tant qu'il est constitutif des réalités qu'il structure, n'a pas pour première caractéristique d'être répressif. Il est au contraire essentiellement positif en ce sens qu'il instaure les sujets de la relation et donne ainsi figure aux rapports inscrits dans l'immanence du champ social. De là trois caractères principaux : « le pouvoir n'est pas essentiellement répressif (puisqu'il incite, suscite, produit) ; il s'exerce avant de se posséder

(puisqu'il ne se possède que sous une forme déterminable, classe, et déterminée, Etat), il passe par les dominés non moins que par les dominants (puisqu'il passe par toutes les forces

en rapport) »3. Il faut donc chercher le pouvoir non dans sa forme visible mais dans les multiplicités qu'il traverse et qu'il met en rapport. La relation prime sur les sujets de la relation. Nous devons par conséquent nous affranchir de la représentation qui veut que nous soyons en présence de sujets indépendants qui, pris sous la coupe d'un pouvoir unifié, les dominerait par la loi4. C'est, au contraire, sur les rapports de force tels qu'ils se déploient dans l'immanence du corps social, qu'il faut faire porter l'analyse. Il ne s'agit pas d'identifier un pouvoir global et unique, mais d'établir une cartographie des lieux où ce pouvoir se donne à voir, dans un diagramme. Le diagramme est justement « l'exposition des rapports de force qui constituent le pouvoir »5. C'est le dispositif par lequel le pouvoir fonctionne, pour un temps,

en faisant fonctionner les éléments sur lesquels il porte. Mais comment fonctionne ce pouvoir, s'il n'est que secondairement le monopole de la violence légitime? Comment le pouvoir met-

il en rapport les sujets sur la relation desquels il s'instaure ?

En effet, comment penser un pouvoir auquel les sujets ne puissent opposer de résistance par la connaissance qu'ils ont d'eux-mêmes, de leur corps, de leur nécessaire singularité? Que le savoir que les sujets entretiennent à propos de ce qui les détermine soit impuissant à leur faire apercevoir le véritable noeud du pouvoir, n'est-ce pas là le processus idéologique décrit par le marxisme et selon lequel les superstructures intellectuelles sont déterminées par les infrastructures de productions, reflet de la domination de la classe possédante6?

En fait, penser la relation du savoir des sujets et du pouvoir qui domine ces sujets sur

le mode d'une illusion qui leur interdirait la claire conscience de leur aliénation, c'est supposer l'existence d'un sujet auquel s'applique l'idéologie mais de laquelle ce sujet peut s'affranchir par la science (du matérialisme historique). Or ce que montre Foucault, c'est que nous ne

1 G. Deleuze, Foucault, p. 32-33 : " Il est moins une propriété qu'une stratégie, et ses effets ne sont pas attribuables à une appropriation, mais à des dispositions, à des manoeuvres, à des tactiques, à des techniques à des fonctionnements (...). L'Etat apparaît lui-même comme un effet d'ensemble ou une résultante d'une multiplicité de rouages et de foyers qui se situent à un niveau tout différent, et qui constituent pour leur compte une microphysique du pouvoir ".

2 Ibid., p. 34.

3 Ibid., p. 78.

4 Il faut défendre la société, p. 38-39 : " Le projet général est d'essayer de desserrer ou d'affranchir cette analyse

du pouvoir de ce triple préalable du sujet, de l'unité et de la loi, et de faire ressortir, plutôt que cet élément fondamental de la souveraineté, ce que j'appellerais les rapports ou les opérateurs de dominations (...) Plutôt que

de partir du sujet et de ces éléments qui seraient préalables à la relation et qu'on pourrait localiser, il s'agirait de partir de la relation même de pouvoir, de la relation de domination dans ce qu'elle a de factuel, d'effectif, et de voir comment c'est cette relation elle-même qui détermine les éléments sur lesquels elle porte (...), montrer comment ce sont les relations d'assujettissement effectives qui fabriquent les sujets ". Cf. aussi, p. 27 : " Le pouvoir transite par l'individu qu'il a constitué ".

5 Foucault, p. 44.

6 G. Labica, Les thèses sur Feuerbach, p. 71 : " L'idéologie est un reflet inversé des rapports réels. Elle ne jouit d'aucune autonomie, sinon dans une apparence qu'a tôt fait de dissiper l'attention à son procès de constitution. Elle n'a pas d'histoire, pas de développements, autres que ceux des rapports matériels. Le fondement, quant à lui, n'est autre que l'acte de production, pris dans sa plus grande extension, où le travail accumulé des générations a changé le milieu et les hommes ".

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sommes pas face à une réalité déformée par le jeu du pouvoir. La réalité constituée par les forces multiples en affrontement au sein du champ social est l'unique réalité, l'unique configuration que se donne pour un temps ce champ de force. Le savoir qui porte sur cette réalité sociale est lui-même investi dans son élaboration. Le savoir ne se détache pas du pouvoir comme une faculté autonome. Le savoir, en tant qu'il met en rapport des ensembles, des sujets, est lui-même une façon pour le pouvoir de circuler. Chaque époque voit se constituer par avance le champ discursif d'énoncés possibles en lequel pourra être affirmé quelque chose de quelque chose. La condition de possibilité du vrai est la constitution d'un champ d'objets énonçables en droit1. Ainsi que nous l'avons vu, le pouvoir ne s'applique pas secondairement à une réalité donnée, il est la constitution même de la réalité en laquelle les sujets des relations de pouvoir viennent à naître. De la même façon, le savoir qui se rapporte à cette réalité participe de son élaboration plus qu'il ne vient à la dévoiler en son essence même2.

Aussi ne faut-il pas considérer la réalité sociale masquée par un pouvoir qui s'en empare et cherche à la dominer. Le pouvoir produit du réel en tant qu'il rend possible le lieu d'une vérité, vérité qui est l'expression même d'un rapport de forces3. Il faut donc écarter le concept d'idéologie si nous voulons saisir les effets du pouvoir immanents au corps social. Ce n'est pas sur la représentation que les sujets se font de la réalité et du pouvoir que ce dernier agit, mais sur la constitution même de ce savoir4. Ainsi faut-il tenir ensemble le complexe pouvoir/savoir afin de parvenir à comprendre comment s'élabore le réalité sociale auquel ont affaire les sujets-relais du pouvoir5.

La société disciplinaire

Prenons donc un exemple de ce complexe, exemple qui devrait en outre nous permettre de progresser dans la compréhension du pouvoir à l'oeuvre au sein des forces sociales de la réalité démocratique. Nous suivrons pour ce faire les analyses que Foucault donne de la société disciplinaire, dans son ouvrage Surveiller et punir. Dans cet ouvrage, Foucault s'intéresse au changement de paradigme qui s'accomplit à la fin du XVIIIe siècle et

au début du XIXe dans l'économie de la punition. Alors que le pouvoir d'Ancien Régime

1 L'Archéologie du savoir, p. 120-121: " Le référentiel de l'énoncé forme le lieu, la condition, le champ d'émergence, l'instance de différenciation des individus et des objets, des états de choses et des relations qui sont mises en jeu par l'énoncé lui-même; il définit les possibilités d'apparition et de délimitation de ce qui donne à la phrase son sens, à la proposition sa valeur de vérité ".

2 Foucault, p. 36: " Le pouvoir produit du réel, avant de réprimer. Et aussi il produit du vrai, avant d'idéologiser, avant d'abstraire ou de masquer ". Cf. aussi Surveiller et punir, p. 36, " le savoir est totalement pris dans le conflit mesquin des rapports de domination: ce n'est pas l'activité d'un sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir/savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance ".

3 M. Foucault, Surveiller et punir, p. 227: " Il faut cesser de toujours décrire les effets du pouvoir en termes négatifs: il exclut, il réprime, il refoule, il censure, il abstrait, il masque, il cache. En fait le pouvoir produit; il

produit du réel; il produit des domaines d'objets et des rituels de vérité. L'individu et la connaissance qu'on peut

en prendre relèvent de cette production ".

4 Ibid., p. 217: " Ce n'est pas simplement au niveau de la conscience, des représentations et dans ce qu'on croit savoir, mais au niveau de ce qui rend possible un savoir que se fait l'investissement politique ".

5 M. Foucault, " Théories et institutions pénales ", in Résumé des Cours 1970-1982, p. 19-20: " Le problème n'est

donc pas seulement de déterminer comment le pouvoir se subordonne le savoir et le fait servir à ses fins ou comment il se surimprime à lui et lui impose des contenus et des limitations idéologiques. Aucun savoir ne se forme sans un système de communication, d'enregistrement, d'accumulation, de déplacement qui est en lui- même une forme de pouvoir et qui est lié, dans son existence et son fonctionnement, aux autres formes de pouvoir. Aucun pouvoir, en revanche, ne s'exerce sans l'extraction, l'appropriation, la distribution ou la retenue d'un savoir. A ce niveau, il n'y a pas la connaissance d'un côté, et la société de l'autre, ou la science et l'Etat, mais

les formes fondamentales du pouvoir-savoir ".

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voyait dans le rituel du supplice public un moyen pour le souverain de donner une image de

sa puissance par l'inscription sur le corps du supplicié de son pouvoir de mort, la fin de l'Age Classique promeut une réforme pénale visant à minimiser les effets de cette violence publique. C'est qu'entre les deux s'est accompli ce déplacement dans la topique du pouvoir qui fait du corps social la source et la fin du gouvernement1. Ce n'est plus la personne du monarque qui cherche à faire montre de sa puissance dans l'exécution de la sentence mais la société elle-même qui demande réparation du mal qui l'a lésé2.

En effet, l'ancien système qui faisait de la visibilité du monarque le centre de l'appareil de souveraineté laissait subsister entre lui et ses sujets tout un espace de pratiques tolérées, d'illégalismes non directement réprimés. Or, contre cette irrégularité des dispositifs punitifs d'Ancien Régime, la réforme pénale cherche à introduire un mécanisme universel d'application de la loi, réponse immédiate du corps social aux méfaits qui nuisent à sa productivité3. En ce sens, la réforme, en redéfinissant l'économie des peines et en évacuant l'inscription de la puissance souveraine dans la chair des condamnés, ne cherche pas tant à assurer un traitement plus humain qu'à établir un champ de pratiques propre à répondre aux exigences de la nouvelle modalité de pouvoir en train d'émerger4. C'est pourquoi désormais l'enquête qui cherchait à établir l'identité du criminel et à apprécier son acte au regard de la

loi laisse la place à l'expertise et à l'examen clinique grâce auquel ne sont plus tant pris en vue les actes du criminel que sa personnalité, les prédispositions qui l'ont poussé au crime. Face à la généralité de la loi, l'appareil de savoir psychiatrique vise à une individuation du criminel qui permette de catégoriser et prévenir plus que réprimer l'acte illicite5. Ainsi se met

1 Surveiller et punir, p. 129: " Dans l'ancien système, le corps des condamnés devenait la chose du roi, sur laquelle le souverain imprimait sa marque et abattait les effets de son pouvoir. Maintenant, il sera plutôt bien social, objet d'une appropriation collective et utile. De là le fait que les réformateurs ont presque toujours proposé les travaux publiques comme une des meilleurs peines possibles ".

2 " La société punitive ", in Résumé des Cours, p. 36 : " D'une façon générale, dans toutes ces élaborations, le criminel est défini comme l'ennemi de la société. En ceci les réformateurs reprennent et transforment ce qui

avait été le résultat de toute une évolution politique et institutionnelle depuis le Moyen-Age : la substitution, au

règlement du litige, d'une poursuite publique. Le procureur du Roi, en intervenant, désigne l'infraction non seulement comme atteinte à une personne ou à un intérêt privé, mais comme attentat à la souveraineté du roi. Commentant les lois anglaises, Blackstone disait que le procureur défend à la fois la souveraineté du roi et les intérêts de la société. En bref, les réformateurs dans leur grande majorité, à partir de Beccaria, ont cherché à définir la notion de crime, le rôle de la partie publique et la nécessité d'une punition, à partir du seul intérêt de la société et du seul besoin de la protéger. Le criminel lèse avant tout la société ; rompant le pacte social, il se constitue en elle comme un ennemi intérieur ".

3 Surveiller et Punir, p. 97 : " En un mot faire que le pouvoir de juger ne relève plus des privilèges multiples discontinus, contradictoires parfois de la souveraineté, mais des effets continûment distribués de la puissance

publique. (...) Tout au long du XVIIIe siècle, à l'intérieur et à l'extérieur de l'appareil judiciaire, dans la

pratique pénale quotidienne comme dans la critique des institutions, on voit se former une nouvelle stratégie pour l'exercice du pouvoir de châtier. Et la réforme proprement dite, telle qu'elle se formule dans les théories du droit ou telle qu'elle se schématise dans les projets, est la reprise politique ou philosophique de cette stratégie, avec ses objectifs premiers : faire de la punition et de la répression des illégalismes une fonction régulière, coextensive à la société ; non pas moins punir, mais punir mieux ; punir avec une sévérité atténuée peut-être, mais pour punir avec plus d'universalité et de nécessité ; insérer le pouvoir de punir plous profondément dans le corps social ".

4 Ibid., p. 106 : " Déplacer l'objectif et en changer l'échelle. Définir de nouvelles tactiques pour atteindre une cible qui est maintenant plus ténue mais aussi plus largement répandue dans le corps social. Trouver de

nouvelles techniques pour y ajuster les punitions et en adapter les effets. Poser de nouveaux principes pour

régulariser, affiner, universaliser l'art de châtier. Homogénéiser son exercice. Diminuer son coût économique et politique en augmentant son efficacité et en multipliant ses circuits. Bref, constituer une nouvelle économie et une nouvelle technologie du pouvoir de punir : telles sont sans doute les raisons d'êtres essentielles de la réforme pénale au XVIIIe siècle ".

5 Ibid., p. 27 : " Tout un ensemble de jugements appréciatifs, diagnostiques, pronostiques, normatifs, concernant l'individu criminel sont venus se loger dans l'armature du jugement pénal. Une autre vérité a pénétré celle qui était requise par la mécanique judiciaire : une vérité qui, enchevêtrée à la première, fait de l'affirmation de

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en place un dispositif de savoir propre à répondre aux nouvelles exigences de pouvoir dessinées par ce que nous avons pu définir comme gouvernementalité. Ce n'est plus tant le corps qu'il s'agit de contraindre que les ressorts cachés qui le font se mouvoir. C'est sur l'intériorité que va désormais peser le jugement pénal et cela en alliance avec le savoir médical promu par les nouvelles sciences de l'âme1. Le pouvoir doit pénétrer l'intériorité pour faire de la punition un mécanisme automatique de la société s'autorégulant. Ce sont les procédés de savoir qui vont permettre de qualifier cette intériorité et de la constituer comme

un objet de pouvoir. Par le jugement normatif du médecin ou du psychiatre, l'acte illicite se voit redéfini sur le terrain non plus juridico-pénal mais directement scientifique de la pathologie. Le criminel est un être qu'il faut soigner, éduquer, mener sur les voies d'une sociabilité normale. De là, la prédominance de la prison comme moyen de contrôle, d'investissement du temps individuel, orientable et manipulable, en fonction des schémas de production intrinsèque à la dynamique du corps social. En ce sens, et c'est là le point capital,

la réforme pénale n'apparaît pas tant comme l'effet de décisions juridiques que comme le paradigme d'une organisation neuve de la société. Le schème de la discipline par lequel le corps du criminel se voit rendu docile, qui peut être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être transformé et perfectionné, ce schème d'un micro-pouvoir fondé sur le corps comme objet à manipuler n'est pas né dans la tête des juristes, mais répond à une nouvelle économie du pouvoir dont les institutions sociales (prisons, écoles, hôpitaux, usines...) se font les points d'application. C'est cette configuration générale d'une société qui, par l'appareillage scientifique des sciences humaines, « fait » les corps en s'insérant, via l'examen normatif, dans

le sein de leurs représentations et qui quadrille le temps et l'espace des relations sociales que

Foucault appelle société disciplinaire2.

Un élément apparaît particulièrement essentiel dans le fonctionnement de ce pouvoir disciplinaire: la surveillance. En effet, pour que ce pouvoir puisse plier chaque individu à la discipline essentielle à la productivité de la société, un contrôle permanent doit s'exercer non seulement sur les actes mais aussi sur les représentations des agents de ce pouvoir. L'économie de visibilité du pouvoir se trouve ainsi renversée. Ce dernier ne se voit plus qualifié par la figure éclatante du souverain, mais tend au contraire à se rendre invisible. Tout voir plutôt qu'être vu. Mais cette visibilité nouvelle n'implique pas la présence effectif d'un tenant de pouvoir chargé de scruter les faits et gestes de chacun. Ce sont les individus eux-

culpabilité un étrange complexe scientifico-juridique ".

1 Ibid., p. 120 : " Sous l'humanisation des peines, ce qu'on trouve, ce sont toutes ces règles qui autorisent, mieux, qui exigent la douceur, comme une économie calculée du pouvoir de punir. Mais elles appellent aussi un déplacement dans le point d'application de ce pouvoir : que ce ne soit plus le corps, avec le jeu rituel des souffrances excessives, des marques éclatantes dans le rituel des supplices ; que ce soit l'esprit ou plutôt un jeu

de représentations et de signes circulant avec discrétion, mais nécessité et évidence dans l'esprit de tous. Non plus le corps, mais l'âme, disait Mably. Et l'on voit bien ce qu'il faut entendre par ce terme : le corrélatif d'une

technique de pouvoir ". Cf. aussi p. 121-122, la citation de J-M Servan, Discours sur l'administration de la

justice criminelle : " Un despote imbécile peut contraindre des esclaves avec des chaînes de fer ; mais un vrai politique les lie bien plus fortement par la chaîne de leurs propres idées ".

2 Ibid. p. 200: " Le pouvoir disciplinaire est un pouvoir qui, au lieu de soutirer et de prélever, a pour fonction majeure de dresser; ou sans doute, de dresser pour mieux prélever et soutirer davantage. Il n'enchaîne pas les forces pour les réduire; il cherche à les lier de manière, tout ensemble, à les multiplier et à les utiliser. Au lieu de plier uniformément et par masse tout ce qui lui est soumis, il sépare, analyse, différencie, pousse ses procédés de décomposition jusqu'aux singularités nécessaires et suffisantes. Il dresse les multitudes mobiles, confuses, inutiles de corps et de forces en une multiplicité d'éléments individuels - petites cellules séparées, autonomies organiques, identités et continuités génétiques, segments combinatoires. La discipline fabrique des individus; elle est la technique spécifique d'un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments

de son exercice. Ce n'est pas un pouvoir triomphant qui à partir de son propre excès peut se fier à sa surpuissance; c'est un pouvoir modeste, soupçonneux, qui fonctionne sur le mode d'une économie calculée, mais permanente ".

102

mêmes qui garantissent la transmission du pouvoir disciplinaire par la surveillance mutuelle1. Finalement, les individus collaborent activement à leur propre surveillance et assument par eux-mêmes la main-mise du pouvoir sur leur corps. L'organisation générale de la société disciplinaire trouve un modèle paradigmatique dans le dispositif du panoptique de Bentham qui assure une visibilité totale et un contrôle permanent sur chacun2. Par là-même le pouvoir

se fait omniprésent mais, tout en se faisant moins pesant, invisible3. Investi au sein même des relations sociales qu'il constitue, il ne s'offre pas comme un vis-à-vis, mais se contente d'appliquer les mécanismes d'encadrement correspondant à la définition de la norme constitutive du rapport des individus au corps social.

L'on voit bien que l'originalité de la société disciplinaire consiste à exercer un contrôle immanent sur ses membres. A la différence de la pénalité judiciaire qui a pour fonction de se référer à un corpus de lois établies et de juger les actes d'après ces catégories générales, les dispositifs disciplinaires ont sécrété une " pénalité de la norme "4. Il ne s'agit pas de qualifier

un acte après-coup mais de " comparer, différencier, hiérarchiser, homogénéiser " les individus responsables de ces actes. Il faut les normaliser, c'est-à-dire utiliser un savoir scientifique pour définir les types de comportements utiles ou rétifs à la société. La norme fonctionne préalablement aux individus qu'elle permet de juger. Elle objective les individus,

en ce sens qu'elle permet au pouvoir de constituer les individualités dont il a besoin, de là l'invisibilité de ce pouvoir social.

Mais quelle est la fin de ce pouvoir? Doit-il être compris comme l'organisation capitaliste de la production qui ferait jouer à son profit les forces même qui composent le tissu social? Nous avons vu que la problématique marxienne de l'idéologie de classe ne permettait pas d'apprécier correctement les rapports du pouvoir et du savoir, mais peut-elle nous éclairer sur la nature exacte de ce pouvoir? C'est en dépassant le système de la société disciplinaire pour nous porter à l'étude de la bio-politique que nous pourrons juger de la pertinence de l'analyse marxiste en termes de lutte de classes.

1 Ibid. p. 208: " Le pouvoir disciplinaire, grâce à elle (la surveillance hiérarchisée), devient un système intégré,

lié de l'intérieur à l'économie et aux fins du dispositif où il s'exerce. Il s'organise aussi comme un pouvoir multiple, automatique et anonyme; car s'il est vrai que la surveillance repose sur des individus, son fonctionnement est celui d'un réseau de relations de haut en bas, mais aussi jusqu'à un certain point de bas en haut et latéralement; ce réseau fait tenir l'ensemble, et le traverse intégralement d'effets de pouvoir qui prennent appui les uns sur les autres: surveillants perpétuellement surveillés. Le pouvoir dans la surveillance hiérarchisée des disciplines ne se détient pas comme une chose, ne se transfère pas comme une propriété; il fonctionne comme une machinerie. Et s'il est vrai que son organisation pyramidale lui donne un chef, c'est l'appareil tout entier qui produit du pouvoir et distribue les individus dans ce champ permanent et discontinu ".

2 Le panoptique de Bentham consiste ainsi en un aménagement de l'espace où le pouvoir peut tout voir, sans être

lui-même vu. Le principe du panoptique consiste à induire un mécanisme d'autocontrôle du fait que l'on ne sait jamais si l'on est surveillé ou pas. Cf. Surveiller et punir, p. 234: " De là, l'effet majeur du Panoptique: induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l'actualité de son exercice; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l'exerce; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs ". Cf. aussi p. 236: " Celui qui est soumis

à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir; il les fait jouer spontanément sur lui-même; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles; il devient le principe de son propre assujettissement. Du fait même le pouvoir externe, lui, peut alléger ses pesanteurs physiques; il tend à l'incorporel; et plus il se rapproche de cette limite, plus ces effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes, incessamment reconduits: perpétuelle victoire qui évite tout affrontement physique et qui est toujours jouée d'avance ".

3 Ibid., p. 220: " Le pouvoir disciplinaire s'exerce en se rendant invisible; en revanche il impose à ceux qu'il soumet un principe de visibilité obligatoire. Dans la discipline, ce sont les sujets qui ont à être vu. Leur éclairage assure l'emprise du pouvoir qui s'exerce sur eux. C'est le fait d'être vu sans cesse, de pouvoir toujours être vu, qui maintient dans son assujettissement l'individu disciplinaire ".

4 Ibid., p. 215.

103

Bio-politique et bio-pouvoir

Nous avons donc vu qu'entre l'ancien dispositif de souveraineté et le système de la société disciplinaire apparaissait une nouvelle modalité du pouvoir qui, plus que sur les choses (la terre et les produits de la terre), prenait comme point d'appui les corps ; des corps à discipliner pour accroître leur productivité en accroissant l'efficacité du pouvoir qui s'exerce sur eux: rendre les corps plus dociles en minimisant les effets visibles du pouvoir1. C'est donc

au corps social lui-même et non pas tant à un individu possesseur du pouvoir que se ramène la

fin de la productivité disciplinaire. Est-ce à dire que le capitalisme, en tant qu'idéologie de classe, a remplacé l'ancien système hiérarchique basé sur l'exploitation de la terre et a produit

les individus dont il avait besoin dans le processus d'accumulation du capital, aliénant la force

de travail des prolétaires en prélevant directement l'énergie de leur corps2 ?

En fait, il semble que l'organisation disciplinaire réponde bien au souci capitaliste d'augmentation de la production par une administration plus rationnelle, mais en même temps

la possibilité du capitalisme est liée à l'organisation à grande échelle d'un contrôle des forces individuelles. En ce sens, ce n'est pas tant l'organisation capitaliste qui est cause de la société disciplinaire que l'existence de cette société qui est condition du développement du capitalisme3. L'on devrait plutôt considérer le développement du capital et la lutte des classes qui s'ensuit comme une solidification des rapports de force en place au sein de la société. En

ce sens, la figure de l'ouvrier exploité par le capitaliste bourgeois ne serait que dérivée par rapport à un phénomène plus global de déplacement d'investissement du pouvoir devant être regardé comme l'origine de l'économie marchande.

Où situer l'émergence de cet investissement nouveau du pouvoir ? Dans le passage de

la souveraineté à la société disciplinaire, le pouvoir prend en charge le rythme des corps visant un accroissement de la productivité. Mais à quelle fin ? Pour servir quel intérêt, pourrait-on demander d'un point de vue marxien ? Là non plus il ne semble pas opportun de faire intervenir une volonté identifiable de domination. Il serait plus juste d'y voir l'investissement par le pouvoir d'un nouvel objet qui ne serait plus le corps, puisque le corps docile doit servir à cette nouvelle finalité du pouvoir. Ainsi à côté, où plutôt sur une autre échelle que la discipline apparaît une nouvelle technique du pouvoir. Cette nouvelle technologie apparaît selon Foucault au XVIIIe siècle avec l'essor des statistiques sur la population et ses régularités observables. " Ce à quoi s'applique cette nouvelle technologie de pouvoir non disciplinaire, c'est la vie des hommes, ou encore, elle s'adresse non pas à l'homme-corps, mais à l'homme vivant, à l'homme être vivant ; à la limite à l'homme- espèce »4. Avec cette nouvelle technologie du pouvoir, c'est l'homme dans sa dimension d'espèce biologique qui se voit investi par le dispositif du pouvoir/savoir. Il s'agit d'un

1 Il faut défendre la société, p. 32 : " Cette nouvelle mécanique de pouvoir porte d'abord sur les corps et sur ce qu'ils font, plus que sur la terre et son produit. (...) C'est un type de pouvoir qui suppose un quadrillage serré de coercitions matérielles plutôt que l'existence physique d'un souverain, et définit une nouvelle économie de pouvoir dont le principe est que l'on doit à la fois faire croître les forces assujetties et la force et l'efficacité de ce qui les assujettis ".

2 K. Marx, Le Capital, L. I, Ch. IX, p. 167 : " Je nomme temps de travail nécessaire, la partie de la journée où la reproduction s'accomplit, et travail nécessaire le travail dépensé pendant ce temps nécessaire pour le travailleur ;

parce qu'il est indépendant de la forme sociale de son travail ; nécessaire pour le capital et le monde capitaliste,

parce que ce monde a pour base l'existence du travailleur. La période d'activité qui dépasse les bornes du travail nécessaire coûte, il est vrai, du travail à l'ouvrier, une dépense de force, mais ne forme aucune valeur pour lui. Elle forme une plus-value qui a pour le capitaliste tous les charmes d'une création ex nihilo. Je nomme cette partie de la journée de travail temps extra et le travail dépensé en elle, sur-travail (...) Le taux de la plus-value

est l'expression exacte du degré d'exploitation de la force de travail par le capital ou du travailleur par le capitaliste ".

3 Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault, p. 198 : " Sans l'insertion, dans l'appareil de production, d'individus disciplinés et réglés, les nouvelles exigences du capitalisme n'auraient jamais pu être satisfaites. Parallèlement,

le capitalisme n'aurait pas été possible sans la fixation, le contrôle et la répartition rationnelle des populations ".

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pouvoir non répressif qui ne cherche pas tant à dresser les corps individuels qu'à réguler les flux intrinsèques à la population1. Ce pouvoir qui prend en charge la vie, c'est ce que Foucault appelle le bio-pouvoir.

Or ce bio-pouvoir consiste en deux pôles essentiels, distingués encore jusqu'au XIXe siècle mais qui, depuis, n'ont cessé de se confondre : d'une part, la gestion régularisatrice de

la population, d'autre part, le dressage des corps que nous avons mis se mettre en place avec

la société disciplinaire2. Mais comment ce pouvoir en est-il arrivé à qualifier l'existence biologique même de l'Homme ?

Dans le dispositif classique de souveraineté, le souverain avait, en tant que rempart de

la conservation de chacun, droit de vie et de mort sur les ennemis extérieurs et intérieurs. Les hommes qui s'était assemblés en corps pour constituer le souverain avaient en vue la défense

de leur vie et par conséquent le souverain recevait avec le pouvoir du glaive le droit de châtier

les individus menaçant son pouvoir. En même temps, ce pouvoir s'exerçait avant tout comme

" instance de prélèvement, mécanisme de soustraction, droit de s'approprier une part des richesses, extorsion de produits, de biens, de services, de travail et de sang, imposée aux sujets. Le pouvoir y était avant tout droit de prise : sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie ; il culminait dans le privilège de s'en emparer pour la supprimer "3. La définition la plus large que l'on puisse donner de ce pouvoir est celle d'un pouvoir de « faire mourir ou de laisser vivre ». Or au XVIIIe siècle, ce « prélèvement » va tendre à n'être plus qu'une forme parmi d'autres de l'exercice de ce pouvoir dans le cadre d'une discipline sociale visant à la « majoration et à l'organisation des forces qu'il soumet »4. Le pouvoir, de négatif qu'il était dans sa charge de répression, devient positif en ce sens qu'il incite, qu'il est destiné

à faire croître les forces. Le droit de mort ne devient dès lors que l'envers « du droit pour le corps social d'assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer »5. Nous assistons ici au déplacement du sens de l'exercice politique déjà relevé par Hannah Arendt. La vie et la reproduction des moyens d'existence deviennent l'objet et la fin du pouvoir6.

Or quels sont les moyens dont use le pouvoir pour ainsi prendre comme objet la vie ? Avec le développement du bio-pouvoir, le système juridique de la loi perd de son efficace, c'est ce que nous avions vu avec l'essor de la société disciplinaire. C'est la norme en tant qu'ensemble de jugements médico-scientifiques qui permet de qualifier a priori l'individu et ainsi de réguler son comportement. De la même façon, du point de vue de la population à réguler, c'est la norme qui doit fournir la règle permettant de qualifier ce qui accroît ou affecte le rendement vital7. La norme permet d'articuler le jugement de l'expert sur ce qui doit

4 Il faut défendre la société, p. 216 : " La discipline essaie de régir la multiplicité des hommes en tant que cette multiplicité peut et doit se résoudre en corps individuels à surveiller, à dresser, à utiliser, éventuellement à punir.

Et puis la nouvelle technologie qui se met en place s'adresse à la multiplicité des hommes, mais non pas en tant

qu'ils se résument en des corps, mais en tant qu'elle forme, au contraire, une masse globale, affectée de processus d'ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie, etc... "

1 Ibid. p. 220.

2 La volonté de savoir, p. 183 : " La mise en place au cours de l'âge classique de cette grande technologie à double face - anatomique et biologique, individualisante et spécifiante, tournée vers les performances du corps

et regardant vers les processus de la vie - caractérise un pouvoir dont la plus haute fonction désormais n'est peut-être plus de tuer mais d'investir la vie de part en part ".

3 Volonté de savoir, p. 178.

4 Ibid., p. 179.

5 Ibid.

6 Ibid., p. 188 : " L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question ".

7 Il faut défendre la société, p. 225 : " On peut dire que l'élément qui va circuler du disciplinaire au régularisateur, qui va s'appliquer, de la même façon au corps et à la population, qui permet à la fois de contrôler l'ordre disciplinaire du corps et les événements aléatoires d'une multiplicité biologique, cet élément qui circule

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favoriser l'expansion du processus vital et d'autre part le comportement de chacun à l'égard

de ce processus. En tant qu'objet de savoir, elle n'apparaît pas comme directement liée à l'exercice effectif d'un pouvoir, mais pénètre la représentation que les individus ont de leur inscription dans le champ social. Le malade doit se faire soigner. Cela va de soi et ne semble engager aucun mécanisme de pouvoir. Et pourtant le jugement du médecin appartient lui- même au complexe pouvoir/savoir1. La norme doit opérer le partage entre les individus en même temps que définir un comportement normal.

Ainsi voit-on que l'analyse marxiste en terme d'intérêts de classe ne se révèle pas apte

à comprendre la prédominance du processus de production. En définissant le travail comme essence de l'homme, essence aliénée dans le système de la plus-value, le marxisme est incapable de faire retour sur les conditions de possibilité de son propre discours. En faisant du travail, l'essence concrète de l'homme, il reconduit plus tôt l'analyse dans les termes où l'on circonscrit la configuration bio-politique. Pour que le travail se représente comme l'essence

de l'homme, il faut avant tout que ce soit la reproduction des moyens d'existence qui se donne pour primordiale, et cela ne se peut qu'au sein d'une société qui qualifie la vie biologique et générique de l'Homme comme référent du discours politique2. En faisant de la nature humaine et de son émancipation le sujet de l'histoire, le marxisme témoigne d'une intelligibilité circulaire du phénomène moderne de pouvoir. L'idée même de nature humaine

ne peut apparaître que lorsque l'existence biologique devient le centre de préoccupation du pouvoir et cette requalification du sens de l'expérience collective n'est elle-même possible, comme nous l'avons vu avec Hannah Arendt, que lorsque la sphère privée des besoins prend

le pas sur la sphère politique de l'action. Ainsi se découvre un fondement commun à la possibilité du discours libéral et marxiste. Tous deux parlent de l'Homme parce que tout deux

en parlent en un lieu où l'Homme est, historiquement, né3.

Demeure cependant une interrogation. A partir du moment où l'objet du pouvoir devient la vie, comment comprendre que ce bio-pouvoir puisse s'articuler avec les frontières juridiques et artificielles de l'Etat-nation. Et s'il ne le peut, mais nécessairement le dépasse, comment concevoir que l'entité nationale demeure un réquisit nécessaire du pouvoir social ?

L'Etat et l'Empire

Dans le processus classique de souveraineté nous est apparu que l'unité de volonté produite par la représentation était une unité artificielle. Le peuple, en ce sens, n'a d'existence positive que par la médiation politique, médiation qui relève de l'art. Or, dans la mesure, où le pouvoir prend pour objet la vie, comment parvenir à articuler l'idée de peuple, artificiellement engendrée, et la population effective qui constitue l'objet du bio-pouvoir? La nation a des

de l'un à l'autre c'est la norme. La norme, c'est ce qui peut aussi bien s'appliquer à un corps que l'on veut discipliner, qu'à une population que l'on veut régulariser ".

1 Ibid., p. 225 : " La médecine, c'est un savoir-pouvoir qui porte à la fois sur les corps et sur la population, sur

l'organisme et sur les processus biologiques, et qui va donc avoir des effets disciplinaires et des effets régularisateurs ".

2 " La vérité et les formes juridiques ", in Dits et Ecrits I, p. 1489 : " Pour que les hommes soient effectivement placés dans le travail, liés au travail, il faut une opération ou une série d'opérations complexes par lesquelles les hommes se trouvent effectivement - d'une manière non pas analytique mais synthétique - liés à l'appareil de production pour lequel ils travaillent. Il faut l'opération ou la synthèse opérée par un pouvoir politique pour que l'essence de l'homme puisse apparaître comme étant le travail ".

3 Perret et Roustang, L'économie contre la société, p. 23 : " Le marxisme et le libéralisme philosophique partagent la visée utopique d'une société entièrement fondée sur l'économique (identification de l'individu social

au producteur), dans laquelle le politique serait aboli en tant qu'ordre séparé de régulation des conduites

humaines ".

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frontières, mais la vie n'en a pas. Comment la puissance de la nation, dont Rousseau montre qu'elle est d'autant plus une à l'intérieur qu'elle est plus forte à l'extérieur, peut-elle promouvoir la vie si elle est avant tout principe d'opposition aux autres nations?

C'est en fait au carrefour de ces deux aspects de la question, la nation et la vie, que naît

le racisme1. En effet, en faisant de la population dans son existence physique et biologique le point central de son application, le gouvernement bio-politique finit par identifier la nation en tant qu'organe politique et le caractère naturel du peuple qui la constitue. Dès lors, la guerre à l'extérieur correspond à l'impératif de conservation à l'intérieur2. C'est pourquoi les guerres menées autour de la notion de vital sont des guerres d'anéantissement total et non pas les règles conventionnelles du jus in bello.

Mais ce sont là principes d'Etats. Or, comme nous l'avons vu, dans le dispositif de la démocratie libérale, la notion de pouvoir comme lieu vide permet de garantir le corps social contre l'arbitraire des gouvernants. Dans la mesure où l'Etat se voit instrumentalisé par la société civile, les risques politiques du bio-pouvoir sont désamorcés. L'Etat-nation se voit dépassé et absorbé par le processus d'autonomie de la société civile et les flux économiques qui la traversent et la constituent. Avec l'antécédence du gouvernement sur la forme solidifiée qu'est l'Etat3, la souveraineté nationale décroît en proportion du renforcement du pouvoir social. Ainsi, le développement des échanges économiques à l'échelle transnationale ne conduit pas un impérialisme centré sur la force étatique mais à un déplacement du foyer de pouvoir par-delà la souveraineté. Au " crépuscule de la souveraineté moderne ", nous assistons au passage à ce que Negri et Hardt nomment l'Empire4.

Il s'agit " d'un appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement, qui intègre progressivement l'espace du monde entier à l'intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion "5 . En effet, en tant qu'il est un mode de gouvernement irréductible à une nation particulière, la dynamique de l'Empire le pousse au-delà des frontières étatiques pour mettre en communication le lieu proprement humain de la reproduction des moyens d'existence. Parce qu'il s'ancre dans les flux dégagés par la société civile, sphère des besoins naturels, l'Empire dépasse, en même temps que les frontières géographiques, la temporalité historique et non naturelle des affaires politiques. De plus, parce qu'il tire son origine du pouvoir social, l'Empire reconduit les mécanismes bio-politiques ancrés dans le sein de la société et fait de la régulation de la vie son point d'application. Transnational, anhistorique, naturel, voilà les caractéristiques du bio-pouvoir impérial6.

1 Il faut défendre la société, p. 227: " Ce qui a inscrit le racisme dans les mécanismes de l'Etat, c'est bien l'émergence de ce bio-pouvoir. C'est à ce moment-là que le racisme s'est inscrit comme mécanisme fondamental

du pouvoir, tel qu'il s'exerce dans les Etats modernes, et qui fait qu'il n'y a guère de fonctionnement moderne de l'Etat qui, à un certain moment, à une certaine limite, et dans certaines conditions, ne passe par le racisme ".

2 Volonté de savoir, p. 180: " C'est comme gestionnaire de la vie et de la survie, des corps et de la race que tant

de régimes ont pu mener tant de guerres, en faisant tuer tant d'hommes. (...) Le principe: pouvoir tuer pour pouvoir vivre, qui soutenait la tactique des combats, est devenu principe de stratégie entre Etats; mais l'existence

en question n'est plus celle, juridique, de la souveraineté, c'est celle, biologique, d'une population ".

3 Foucault, p. 83: " Ce que Foucault exprime en disant que le gouvernement est premier par rapport à l'Etat, si l'on entend par gouvernement le pouvoir d'affecter sous tous ses aspects (gouverner des enfants, des âmes, des malades, une famille...)".

4 Hardt et Negri, Empire, p. 17.

5 Ibid. p. 17.

6 Ibid. p. 19: " Le concept d'Empire est caractérisé fondamentalement par une absence de frontières: le gouvernement de l'Empire n'a pas de limites. Avant toute chose, donc, le concept d'Empire pose en principe un régime qui englobe la totalité de l'espace ou qui dirige effectivement le monde civilisé dans son entier. Aucune frontière territoriale ne borne son règne. Deuxièmement, le concept d'Empire se présente lui-même non comme

un régime historique tirant son origine d'une conquête mais plutôt comme un ordre qui suspend effectivement le cours de l'histoire et fixe par-là même l'état présent des affaires pour l'éternité. Selon le point de vue de l'Empire,

c'est la façon dont les choses seront toujours et la façon dont elles étaient pensées de toute éternité. En d'autres

termes, l'Empire présente son pouvoir non comme un moment transitoire dans le flux de l'histoire, mais comme

107

En outre-passant les limites territoriales de l'Etat-nation, le pouvoir de l'Empire peut ainsi se développer sur un mode parfaitement immanent et coextensif à la naturalité des interactions sociales. Ainsi dépasse-t-on la logique de la société disciplinaire qui jouait encore

de manière médiate par le biais des institutions sociales chargées de structurer le rapport des individus à leur propre pratique. En dépassant la sphère nationale, le pouvoir social aménage

un réseau souple et modulable qui s'investit directement dans l'immanence du champ social, à présent élargi à l'ensemble de la planète en tant que site biologique de l'existence humaine. L'on passe de la société disciplinaire à la société de contrôle3. Le principe de création des subjectivités en place à l'intérieur de la société disciplinaire se produit sur un mode moins contraignant et plus autonome de la part de l'acteur qui s'en fait le relais. Ne se laissant pas apercevoir, puisque prenant pied directement dans l'activité vitale, l'administration des rythmes bio-politiques passe pour une évidence au yeux des subjectivités ainsi façonnées. Ainsi, le développement des réseaux de communication, essentiel à la production bio- politique, en tant qu'il instaure une médiation parfaitement immanente au champ social permet d'intégrer le langage lui-même dans la diffusion du pouvoir social. Par là-même, ce pouvoir se rend invisible aux yeux des subjectivités qu'il traverse et façonne et par conséquent produit une justification immanente4.

Mais en ce cas, si ce pouvoir social se rend parfaitement immanent et naturel, comment se fait-il que la forme étatique soit elle-même reconduite dans le développement de

la production bio-politique? C'est que la possibilité même d'une administration du processus vital n'est possible qu'à partir du moment où la régulation de la vie naturelle devient un enjeu public. Or cela n'est possible qu'avec l'avènement de la société autonome. Cette société, lieu

de reproduction des moyens d'existence, ne peut advenir qu'avec la structuration particulière

de l'Etat-nation. Pour que cette sphère se donne pour une évidence et par-là même comme lieu

de qualification de l'Homme, il a fallu que qu'elle se constitue elle-même en public, ce qui n'a

pu advenir qu'historiquement.

Mais en ce cas, pourquoi se considère-t-elle comme naturelle? Parce qu'elle engendre

un pouvoir non-politique, pouvoir social structurant et conditionnant le rapport des individus

à la réalité sociale, et agit ainsi sur un mode immanent, invisible aux yeux de ses acteurs. L'évidence démocratique repose ici: dans le fait qu'une structuration particulière du politique

un régime sans frontières temporelles, donc en ce sens hors de l'histoire ou à la fin de celle-ci. Troisièmement, le pouvoir de l'Empire fonctionne à tous les niveaux de l'ordre social, en descendant jusqu'aux profondeurs du monde social. Non seulement l'Empire gère un territoire et une population, mais il crée aussi le monde réel qu'il habite. Non content de réguler les interactions humaines, il cherche aussi à réguler directement la nature humaine. L'objet de son pouvoir est la vie social dans son intégralité, de sorte que l'Empire représente en fait la forme paradigmatique du bio-pouvoir ".

3 Ibid., p. 48-49: " On doit comprendre la société de contrôle comme la société qui se développe à l'extrême fin

de la modernité et ouvre sur le postmoderne, et dans laquelle les mécanismes de maîtrise sont toujours plus "

démocratiques ", toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens (...)

La société de contrôle pourrait ainsi être caractérisé par une intensification et une généralisation des appareils normalisants de la disciplinarité qui animent de l'intérieur nos pratiques communes et quotidiennes; mais au contraire de la discipline, ce contrôle s'étend bien au-delà des sites structurés des institutions sociales, par le biais

de réseaux souples, modulables et fluctuants ".

4 Ibid. p. 59: " C'est la raison pour laquelle les industries de communication ont pris une position aussi centrale: non seulement elles organisent la production à une nouvelle échelle et imposent une nouvelle structure, appropriée à l'espace mondial, mais elles en rendent aussi la justification immanente. Le pouvoir organise en tant que producteur; organisateur, il parle et s'exprime en tant qu'autorité. Le langage, en tant que communicateur, produit des marchandises mais il crée de surcroît des subjectivités qu'il met en relation et qu'il hiérarchise. Les industries de communication intègrent l'imaginaire et le symbolique dans la structure bio-politique, non seulement en les mettant au service du pouvoir, mais en les intégrant réellement et de fait dans son fonctionnement même (...) La légitimation de la machine impériale est née des industries de communication, c'est à dire de la transformation du nouveau mode de production en une machine. C'est une forme de légitimation qui ne repose sur rien d'extérieur à elle-même et qui est reformulée sans cesse par développement de son propre

langage d'autovalidation ".

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libère un lieu où une qualification de l'existence générique de l'homme est possible. Mais cette qualification est elle-même déterminée par ses propres conditions de possibilité: l'avènement

de la société civile. Or cette avènement résulte d'une longue histoire dont nous avons tenté jusqu'ici d'identifier quelques points singuliers, cette histoire est celle d'une culture et non celle de l'Homme.

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Conclusion

Notre interrogation de départ était double. A partir de l'opinion professée par Francis Fukuyama à propos de la fin de l'histoire et du triomphe de la démocratie libérale, nous nous sommes demandés d'une part pourquoi la démocratie libérale n'est pas un mode universel de gouvernement. Il s'agissait là de dénier au modèle libéral son extension universaliste à partir d'un retour sur l'histoire des idées. En ce sens, il nous a suffi de présenter la configuration du gouvernement des hommes dans l'Occident chrétien pour nous apercevoir que la structure de

la démocratie libérale est issue de la genèse de l'Etat-nation qui s'est édifié en réaction au pouvoir temporel de l'Eglise catholique. L'importance donnée à l'intériorité, l 'universalité attachée à l'idée du genre humain, ces traits distinctifs de nos régimes modernes sont nés dans l'orbe de la dogmatique chrétienne ; de même que l'ontologie de l'immanence s'est constituée

en réponse aux scolastiques qui faisaient de la transcendance divine le principe de la domination monarchique. Il aura donc suffi d'insister sur la relativité historique des concepts concourant à la formation de l'idée libérale pour qu'apparaisse de même la relativité attachée

au jugement selon lequel la démocratie libérale constituerait le seul mode de gouvernement réalisant l'essence de l'Homme.

Mais cette réfutation historique ne suffit pas. La réfutation d'une opinion échappe elle- même difficilement au caractère doxique. Nous nous sommes, par conséquent, proposés, parallèlement à la réfutation historique, de soulever une autre question : pourquoi la démocratie libérale apparaît-elle comme un mode universel de gouvernement. Notre questionnement nous portait donc à l'examen des conditions de possibilité d'une telle opinion. Comment l'idée d'un gouvernement réalisant l'essence de l'Homme parvient-elle à

se légitimer ?

Nous nous sommes alors portés à l'étude, non plus historique, mais structurelle de la démocratie libérale et du discours qui la soutient, afin de comprendre comment une telle opinion pouvait se donner pour évidente. Nous est alors apparu que l'idée d'un gouvernement universel était basée sur celle d'un mode générique de l'existence humaine. Pour que l'homme apparaisse en tant que genre, il a fallu que le point d'application du pouvoir se greffe sur le processus vital biologique, seul à même de qualifier d'un point de vue universel l'homme en tant qu'espèce. Or pour qu'un tel déplacement dans l'administration du pouvoir soit rendu possible, il fut nécessaire que la sphère des besoins vitaux et des reproductions des moyens d'existence devienne le point central du dispositif politique. Jusque-là cantonnée à l'extérieur du domaine politique, cette sphère naturelle n'a pu devenir prégnante qu'en se rendant autonome par rapport à tout exercice d'un pouvoir transcendant. Cette autonomie n'a

pu se réaliser qu'en rapport à la structure particulière de l'Etat-nation qui, d'une part s'est constitué en rapport avec un nouvel art de gouverner prenant pour fin l'administration des choses au lieu des hommes, et qui d'autre part, a mené, dans son affrontement au pouvoir spirituel de l'Eglise, à l'affirmation d'une sphère privée de jugement à l'origine de l'autonomisation de la société civile. C'est structurellement que se fait jour, dans l'Occident

de l'après-révolution scientifique du XVIIe siècle, la possibilité d'un gouvernement basé sur l'idée d'Homme en tant que genre.

Mais pourquoi cette configuration particulière se donne-t-elle pour une évidence ? L'autonomie de la société s'est produite en réaction contre une sphère de pouvoir public détenant le monopole des moyens de coercition. L'idée libérale consiste à montrer qu'une

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multitude de déterminations concourent, en même temps que le pouvoir politique, au gouvernement des hommes. Parmi celles-ci, seul le pouvoir politique apparaissait comme un mode de domination extérieur et étranger au corps social. Une fois désamorcé le principe de l'aliénation politique, il s'est néanmoins révélé qu'en fonctionnant sur un mode immanent, la société civile produisait elle-même des rapports de pouvoir non transcendant. Parmi ceux-ci,

la constitution d'un savoir de soi du corps social au sein de l'espace public s'est révélée traversée par un pouvoir social non-violent, invisible et impalpable mais qui, sur le mode de pénétration des moeurs, s'est révélé fonctionner comme un a priori par l'intermédiaire duquel

les sujets démocratiques voient leur jugement constitué dès l'abord par la pression de l'opinion générale. Cette opinion générale, en tant qu'elle s'exerce sur un mode immanent, est incapable de faire retour sur ses propres conditions de possibilité. Les jugements sur la réalité sociale qui traversent l'espace public ne peuvent se rendre visible leurs propres conditions de possibilité : la structuration particulière du fait démocratique. Aussi le jugement de valeur porté sur le statut de la démocratie libérale se donne lui-même pour une évidence, pris comme

il l'est dans la compréhension circulaire de la réalité sociale.

Une dernière question doit dès lors nous permettre de conclure cette étude. Cette interrogation porte sur le statut de cette compréhension circulaire du fait démocratique. Est- elle l'effet d'un vice inhérent à la réalité démocratique et qu'il suffirait de briser pour que se fasse le jour la possibilité d'une émancipation véritable1? Ou bien est-elle constitutive du rapport à soi qu'entretient chaque société particulière à chaque époque de son histoire ?

En effet, nous l'avons vu, c'est historiquement qu'advient la possibilité de se représenter un gouvernement particulier comme universel2. Cette compréhension est elle- même impliquée par les effets de ce développement historique. Les catégories qui servent à l'interprétation du fait social sont elles-mêmes impliquées dans l'élaboration de cette configuration historique. C'est ce que montre Cornelius Castoriadis dans son ouvrage sur L'institution imaginaire de la société3. Dès lors le jugement porté sur la réalité démocratique,

1 Dans son texte A propos de la question juive, Marx montre que la liberté de l'homme mise en avant dans la déclaration de ces droits n'est en fait que la liberté individuelle du bourgeois propriétaire que protègent les droits politiques. P. 369 : " Les émancipateurs politiques réduisent la citoyenneté, la communauté politique, à un simple moyen pour conserver ces prétendus droits de l'homme, le citoyen est donc déclaré serviteur de l'homme égoïste, la sphère où l'homme se comporte en être communautaire est rabaissée à un rang inférieur à la sphère où

il se comporte en être fragmentaire, et enfin ce n'est pas l'homme comme citoyen, mais l'homme comme bourgeois qui est pris pour l'homme proprement dit, pour l'homme vrai ". En ce sens, la révolution politique bourgeoise ne fait que couper l'homme de lui-même en faisant de l'être communautaire le garant de l'homme égoïste se donnant pour naturel. P. 372, " l'homme en tant que membre de la société civile, l'homme non politique, apparaît nécessairement comme homme naturel ". L'on pourrait donc penser que notre conclusion se ramène à celle de Marx sur l'affirmation de la naturalité mise en jeu dans l'élaboration de la société civile. Néanmoins, Marx demeure cantonné au schème libéral en ce sens qu'il pense l'émancipation véritable comme l'achèvement de cette libération illusoire de l'homme bourgeois. En ce sens, le but de la révolution prolétarienne

est de parachever la réappropriation du fondement naturel de l'homme, fondement qui se donne à voir dans les rapports sociaux en lequel l'homme se retrouve en tant que genre et non plus en tant qu'individu séparé de ses semblables. P. 373 : " C'est seulement lorsque l'homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même le citoyen abstrait et qu'il sera devenu, lui, homme individuel, un être générique dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels; lorsque l'homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l'aspect de la fore politique; c'est alors seulement que l'émancipation humaine sera accomplie ".

2 R. Legros, L'idée d'humanité, p. 229 : " L'idée selon laquelle l'essence universelle de l'homme est naturelle est

un principe immédiatement compréhensible par tout être humain, cette idée ne va nullement de soi, n'est pas naturelle, ne s'impose comme évidente ou compréhensible à partir de soi par tout homme existant que dans le cadre d'un comprendre qui est historiquement advenu, qui est lié à une époque, qui est indissociable d'un monde, qui est génératrice d'une humanité ".

3 C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, p. 19-20 : " Les catégories en fonction desquelles nous pensons l'histoire sont, pour une part essentielle, des produits réels du développement historique. Ces catégories

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qu'il soit le fait du libéralisme ou du marxisme, est lui-même déterminé par la configuration

de cette réalité et interdit l'accès à un savoir transparent de la société sur elle-même1. En fait,

la connaissance intégrale de l'institution sociale n'est jamais pleinement réalisée car cette institution n'est pas en elle-même intégralement rationnelle. L'idée même d'une rationalité capable de saisir son inscription dans le réel est une institution au sens d'une forme de sens instituée. En fait, chaque société, en tant que dynamique instituante instaure ses institutions sur un mode non seulement fonctionnel mais aussi imaginaire. Elle tisse un réseau symbolique par lequel ses formes instituées peuvent se légitimer sans que leur importance fonctionnelle ne soit remise en question2. Chaque société instaure ainsi un rapport à soi sur la base d'une élaboration symbolique du sens de ses institutions. Cette institution repose avant tout sur la création d'une temporalité spécifique par laquelle cette société se donne figure3. Etant donné que la temporalité est-elle même une condition nécessaire de l'interprétation du fait social, cette interprétation n'est pas en mesure d'apercevoir l'élaboration particulière de la temporalité sociale qui rend possible ce jugement. Dès l'abord, la perception de la réalité sociale se voit élaborée par la dynamique instituante. C'est pourquoi celle-ci demeure inaperçue et que la réalité sociale donnée passe pour une évidence4. Ainsi " l'institution de la société est institution d'un monde de significations - qui est évidemment création comme tel

et création chaque fois spécifique "5.

Par conséquent, en même temps qu'elle instaure une configuration matérielle neuve de ses institutions fonctionnelles, chaque société pose aussi les cadres nécessaires à l'appréhension de cette configuration. « Il nous faut articuler notre expérience sociale de la même manière que nous devons articuler notre expérience perceptive », nous dit Paul Ricoeur dans son ouvrage sur L'idéologie et l'utopie6. Ainsi de la même façon que la perception structurée nous ôte l'accès à un réel brut, en nous mettant face à une réalité organisée, mais ne

se saisit pas d'elle-même dans son acte perceptif, la compréhension de la société dont nous

ne peuvent devenir clairement et efficacement des formes de connaissance de l'histoire que lorsqu'elles ont été incarnées ou réalisées dans des formes de vie sociale effective. (...) L'objet de la connaissance historique étant

un objet par lui-même signifiant ou constitué par des significations, le développement du monde historique est

ipso facto le déploiement d'un monde de significations. Il ne peut donc y avoir de coupure entre matériel et catégorie, entre fait et sens. Et ce monde de significations étant celui dans lequel vit le sujet de la connaissance historique, il est aussi celui en fonction duquel nécessairement il saisit, pour commencer, l'ensemble du matériel historique ".

1 Ibid., p. 48 : " Lorsqu'on parle de l'histoire, qui parle ? C'est quelqu'un d'une époque, d'une société, d'une classe donnée - bref, c'est un être historique. Or cela même, qui fonde la possibilité d'une connaissance historique, interdit que cette connaissance puisse jamais acquérir le statut d'un savoir achevé et transparent - puisqu'elle est elle-même dans son essence, un phénomène historique qui demande à être saisi et interprété comme tel. Le discours sur l'histoire est inclus dans l'histoire ".

2 Ibid. 197 : " L'institution est un réseau symbolique, socialement sanctionné, où se combinent en proportions et

en relations variables une composante fonctionnelle et une composante imaginaire. L'aliénation, c'est l'autonomisation et la dominance du moment imaginaire dans l'institution, qui entraîne l'autonomisation de l'institution relativement à la société. Cette autonomisation de l'institution s'exprime et s'incarne dans la matérialité de la vie sociale, mais suppose toujours aussi que la société vit ses rapports avec ses institutions sur le mode de l'imaginaire autrement dit ne reconnaît pas dans l'imaginaire des institutions son propre produit ".

3 Ibid. p. 305 : " Le social-historique est position de figures et relation à ces figures. Il comporte sa propre temporalité comme création; comme création il est aussi temporalité, et comme cette création, il est aussi cette temporalité, temporalité social-historique comme telle, et temporalité spécifique qui est chaque fois telle société dans son mode d'être temporel qu'elle fait être en étant. "

4 M. Halbwachs, La mémoire collective, p.90 : " De toute façon, dans la mesure où nous cédons sans résistance à une suggestion du dehors, nous croyons penser et sentir librement. C'est ainsi que la plupart des influences sociales auxquelles nous obéissons le plus fréquemment nous demeurent inaperçues ".

5 L'institution imaginaire de la société, p. 347.

6 Paul Ricoeur, L'idéologie et l'utopie, p. 30.

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pouvons rendre compte se trouve elle-même investie dans l'élaboration signifiante de cette société. Nous nous mouvons dans un cercle herméneutique1.

Il y a donc en l'institution de chaque société un fiat premier, insaisissable à partir des structures instituées et qui ne renverrait à aucun autre principe que celui de son affirmation. Les structures juridiques et sociales conséquentes peuvent s'ordonner avec la plus grande cohérence, le principe fondateur ne renvoie pas lui-même à une fonction interne dans l'économie du système de normes mais occupe une position transcendantale entendue comme condition de possibilité des significations instituées. C'est ce que montre Kelsen dans sa Théorie pure du droit2. C'est le cas notamment de la démocratie libérale qui " en assimilant

les lois naturelles à des règles de droit et en prétendant, que l'ordre de la nature est un ordre social juste ou contient un tel ordre, à l'instar de l'animisme primitif, considère que la nature fait partie de la société "3.

Mais cette illusion qui fait de la constitution de la société une évidence est elle-même constitutive de l'instauration d'une société. Il n'y a donc pas là d'idéologie à démasquer. La réalité sociale implique cette distance par rapport à la norme qui la fonde. Le danger est néanmoins que lorsqu'une société particulière ne s'apprécie plus seulement elle-même dans sa compréhension circulaire mais juge, selon le même a priori, de la constitution des autres formes sociales et culturelles, elle ne prenne pas la mesure de la relativité que devrait impliquer son jugement. L'Autre, qui finalement est le Même dans l'épreuve qu'il fait de sa réalité sociale constituée, risque de se présenter en position d'altérité radicale coupant cours à tout dialogue possible entre institutions sociales historiquement devenues. Ici se pose le problème de la civilisation et de l'articulation des normes ultimes de chaque communauté4. Ici notre recherche trouve ses limites.

1 R. Legros, L'avènement de la démocratie, p. 20 : " Le monde quotidien paraît naturel dans la mesure où les hommes s'y meuvent au sein d'une intelligibilité circulaire : perçoivent à partir d'une compréhension préalable,

et comprennent à partir de ce qu'ils perçoivent. Ce qui se comprend de soi, ce qui semble naturel, c'est

précisément, faisait remarquer Heidegger, ce qui se comprend dans le cercle de l'intelligibilité quotidienne ". Cf. aussi Heidegger, Etre et Temps, §31-33.

2 H. Kelsen, La théorie pure du droit, p. 38 : " La constitution à son tour peut avoir été établie conformément aux règles contenues dans une constitution antérieure, mais il y aura toujours une première constitution au-delà de laquelle il n'est pas possible de remonter. En d'autres termes, la validité de toute norme positive, qu'elle soit morale ou juridique, dépend de l'hypothèse d'une norme non positive se trouvant à la base de l'ordre normatif auquel la norme positive appartient ".

3 Ibid. p. 87.

4 Samuel Huntigton, Le choc des civilisations, p. 23 : " Dans ce monde nouveau, les conflits les plus étendus, les plus importants et les plus dangereux n'auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples appartenant à différentes entités culturelles ". L'on pourrait, en effet, se demander si une telle conception ne tire pas elle-même sa raison d'être dans l'appréhension qu'ont d'elles-mêmes les démocraties occidentales, compréhension qui reporte sur l'incommunicabilité culturelle la nécessaire distinction en race qu'amenait avec lui le bio-pouvoir dans les Etats européens du début du XXe siècle.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote