L'Homme Démocratique
François Palacio. 2003
Homo Democraticus
- PHENOMENOLOGIE DU FAIT DEMOCRATIQUE -
2
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION.........................................................................................p.
6
CHAPITRE I- LA NATURE DU
POUVOIR........................................................p. 9
I- LA LIBERTE POLITIQUE CHEZ LES
ANCIENS................................p. 12
1- Structure du politique en Grèce
ancienne.........................................p. 12
2- La fin de la
cité........................................................................p.
14
II- L'UNIVERSALISME CHRETIEN ET LA DIRECTION DES
AMES...........p. 17
1- St Augustin et la nature
humaine...................................................p. 17
2- Reginem et regnum: la conception ministérielle du
pouvoir...................p. 18
III- ESPACE ET TEMPS DU GOUVERNEMENT DES HOMMES: LE MOMENT
MACHIAVELIEN........................................................................p.
22
IV- CONFIGURATION EPISTEMOLOGIQUE DU POUVOIR MODERNE.......p.
25
1- St Thomas et la transcendance du premier
principe............................p. 25
2- Spinoza et l'ontologie de
l'immanence.............................................p. 26
3- Hobbes et le
mécanisme.............................................................p.
28
CHAPITRE II- GENESE ET STRUCTURE DE LA DEMOCRATIE
LIBERALE......
...................................................................................................................p.
29
I- SOUVERAINETE ET
DROITS......................................................p. 32
1- Hobbes: puissance et
souveraineté.................................................p. 32
Physique des atomes
sociaux................................................................................p.
32
Droit de nature et loi
naturelle...............................................................................p.
35
Volonté intérieure et puissance
extérieure.................................................................p.
36
De la multitude au
peuple....................................................................................p.
38
2- Locke: sociabilité naturelle, société
politique et gouvernement................p. 41
L'état de nature
lockien.......................................................................................p.
41
Société politique et
gouvernement..........................................................................p.
42
3- Tolérance et droit de
conscience...................................................p. 45
?Hobbes et la question du for
intérieur......................................................................p.
45
Les droits de la conscience religieuse: Bayle, Spinoza,
Locke..........................................p. 47
Conséquences: l'émergence de l'individu et le
problème du lien social...............................p. 49
II- TOPIQUE DU POUVOIR SOCIAL: LA LIBERTE DES MODERNES........p.
52
3
1- De la souveraineté à la
gouvernementalité.........................................p. 52
Montesquieu et l'Esprit général de la
nation..............................................................p. 52
La
gouvernementalité.........................................................................................p.
54
La gouvernance
libérale.....................................................................................p.
56
2- La représentation
démocratique...................................................p. 58
Forme de gouvernement et forme de
souveraineté.......................................................p.
58
Le dispositif institutionnelle de la démocratie
libérale: représentation, élection et
consentement.....................................................................................................p.
60
3- L'espace public comme médiation à soi de la
société...........................p. 63
La liberté de
l'écrit............................................................................................p.
64
La genèse structurelle de l'espace
public..................................................................p.
65
CHAPITRE III- PHENOMENOLOGIE DU POUVOIR
SOCIAL..........................p. 70
I-
EMANCIPATION.......................................................................p.
72
1- La société contre
l'Etat..............................................................p. 74
2- La nature et
l'histoire............................................................... .p.
74
Fichte et la
révolution.........................................................................................p.76
Kant et le dessein de la
nature................................................................................p.79
3- Le pouvoir comme lieu
vide........................................................p. 79
Rousseau et la fondation immanente du corps
social....................................................p. 79
Le système
totalitaire.........................................................................................p.
82
Le lieu vide du
pouvoir.......................................................................................p.
85
II-
IMMANENCE............................................................................p.
87
1- Tocqueville et le pouvoir
social.....................................................p. 88
L'égalité des conditions et la souveraineté
du peuple.....................................................p. 88
Le pouvoir
social...............................................................................................p.
90
2- Hannah Arendt et la victoire de l'animal
laborans...............................p. 93
La vita activa et la distinction
privé/public.................................................................p.
93
La victoire de l'animal
laborans.............................................................................p.
95
3- Foucault et le
bio-pouvoir...........................................................p. 97
Les rapports du
pouvoir/savoir..............................................................................p.
98
La société
disciplinaire.......................................................................................p.100
Bio-politique et
bio-pouvoir................................................................................p.
104
L'Etat et
l'Empire.............................................................................................p.
106
CONCLUSION....................................................................p.
110
BIBLIOGRAPHIE................................................................p.
114
4
Tout ce qui a quelque valeur dans le monde
actuel, ne l'a pas en soi, ne l'a pas de sa nature - la nature
est toujours sans valeur - mais a reçu un jour de la valeur, tel un don,
et nous autres nous en étions les donateurs.
F. Nietzsche, Le gai savoir, §301.
Si le pouvoir n'a plus de mystère pour la
société, c'est que la société n'en a plus pour le
pouvoir.
politique.
F. Guizot, De la peine de mort en
matière
5
Au lendemain de la chute du mur de Berlin, qui met fin à
presque cinquante années de
lutte idéologique entre les deux blocs communiste
et libéral, Francis Fukuyama publie un article qui va
déchaîner les passions par sa thèse principale :
l'effondrement du bloc soviétique correspond à la fin de
l'histoire en tant que telle, " le point final de l'évolution
idéologique de l'humanité et l'universalisation de la
démocratie libérale occidentale comme forme finale de
gouvernement humain "1. Cette idée se fonde en dernier
ressort sur le constat que " L'Etat qui émerge à la fin de
l'histoire est libéral dans la mesure où il
reconnaît et protège par un système de lois le
droit universel de l'homme à la liberté, et qu'il est
démocratique dans la mesure où il n'existe qu'avec le
consentement des gouvernés "2. Ainsi
en tant qu'elle est seule à qualifier de manière
légitime l'existence collective de l'Homme, la démocratie
libérale triomphe nécessairement face aux autres modalités
de gouvernement, au terme d'une dialectique historique où
nécessairement le plus juste l'emporte3.
Mais quel est l'étalon qui permet de juger de ce
degré d'évolution? Ne pouvant faire intervenir de critères
historiques, eux-mêmes relatifs, dans l'évaluation de ce
processus, notre jugement doit prendre la nature humaine immuable comme aune de
référence4. En tant que la démocratie
libérale est seule à garantir les droits de l'homme
fondamentaux qui sont l'expression de cette nature, sa réussite
doit donc clore l'histoire en réalisant l'essence de l'Homme.
Elle constitue en ce sens une modalité naturelle de
gouvernement, car en adéquation avec la quiddité de l'Homme ;
modalité unique et universelle, processus abouti de
la libération de l'Homme à travers l'histoire.
Il est inutile de revenir sur les critiques qu'a pu
entraîner cette conception d'une fin de l'histoire, d'autant que les
faits, en ce début de XXIe siècle, se sont
chargés de montrer l'inanité d'un tel modèle
herméneutique. Nous ne cherchons donc pas à savoir, par le
relevé d'indices empiriques qui nous permettrait de la retenir ou de la
disqualifier, en quelle mesure cette conception se révèle
juste ou erronée. Mais cette thèse, selon laquelle la
démocratie libérale serait la seule à même
d'incarner l'essence de la nature humaine, doit nous retenir en tant que
signe, signe d'une évidence du fait
démocratique. Notre interrogation n'est dès lors
1 F. Fukuyama, article " La fin de l'histoire ",
Commentaire n°47, p. 457
2 Ibid., p. 459.
3 F. Fukuyama, La fin de l'histoire et le
dernier homme, p. 163 : " Si l'homme est fondamentalement un animal
économique gouverné par son désir et sa raison, le
processus dialectique de l'évolution historique devrait être
passablement similaire pour des sociétés et des cultures humaines
différentes. (...) Même s'il existe une grande
variété de parcours que les pays peuvent emprunter pour
atteindre la fin de l'Histoire, il n'y a que peu de versions de la
modernité en dehors de la version démocrate libérale du
capitalisme qui ait les apparences de la réussite possible ".
4 Ibid., p. 168 : " Une approche alternative
pour déterminer ce point de la fin de l'Histoire pourrait être
appelée transhistorique, ou approche fondée sur un concept
de nature. C'est-à-dire que nous pourrions apprécier la
validité des démocraties libérales
existantes du point de vue d'un concept transhistorique de l'homme.
Nous
pourrions ne pas considérer simplement le
témoignage empirique du mécontentement populaire dans les
sociétés réelles d'Angleterre ou d'Amérique, par
exemple. Nous ferions plutôt appel à une compréhension de
la nature humaine, ces attributs permanents mais non constamment visibles de
l'homme en tant qu'Homme, et mesurer la validité des démocraties
contemporaines à l'aide de ce critère. Cette approche nous
libérerait de la tyrannie du présent, c'est-à-dire des
critères et des attentes imposées par la société
même que nous essayons d'apprécier ".
6
pas tant : la démocratie libérale
est-elle réellement un mode universel de gouvernement humain
?, que celle-ci : pourquoi et comment la démocratie
libérale se donne-t-elle pour tel ? Nous ne visons pas à
la réfutation d'une opinion sur la nature humaine, mais nous
nous demandons quelles sont les conditions de possibilité d'une
telle opinion. Pourquoi et comment la démocratie libérale en
est-elle venue à qualifier l'existence générique de
l'homme
en tant qu'Homme ?
Lorsque nous parlons de démocratie
libérale, nous évoquons un mode de gouvernement
fondé sur l'articulation d'une sphère civile, non politique,
d'échanges sociaux,
où l'Homme trouve à réaliser les
droits fondamentaux dont il jouit naturellement, et une sphère
politique, garante de ces droits, qui, basée sur le principe de
représentation, oblige les gouvernants à gouverner avec le
consentement des électeurs. Grâce à ce dispositif, la
sphère sociale, lieu véritable des échanges naturels et
humains, acquiert une autonomie suffisante à
lui assurer sa propre maîtrise. Aucun pouvoir
supérieur à celui de la société ne doit limiter sa
puissance et sa productivité. Le pouvoir de l'Etat
lui-même, de sphère transcendante et hétéronome
qu'il était, devient un instrument au service de la régulation du
corps social.
Poser la question de l'universalité du
modèle libéral, c'est finalement interroger la constitution
de ce dispositif en tant qu'il a pour fin le pouvoir de l'Homme. Ce
que l'Homme peut, ce n'est pas le pouvoir politique qui peut le
définir a priori, c'est l'Homme lui-même,
tel qu'il se découvre dans les rapports naturels au sein
de la société civile, qui le détermine.
La société est par principe antérieure
à l'Etat. C'est sur ce principe que se fonde l'idée
libérale selon laquelle on gouverne toujours trop, et que
laisser faire les hommes, c'est assurer une régulation naturelle au sein
de la société. De là l'opinion que la démocratie
libérale, en tant qu'elle assure l'autonomie de la sphère sociale
et civile, est un gouvernement directement en adéquation avec la nature
humaine et seul à même de révéler l'Homme à
lui-même.
Notre propos consiste en une analyse de la structure de la
démocratie libérale visant à revenir sur le
mécanisme d'apparition de cette sphère sociale. Nous
demanderons dès lors comment l'on peut qualifier, à partir
d'elle, l'existence générique de l'Homme. Or en tant que cette
analyse est tributaire d'une réflexion sur l'histoire des
idées politiques, la conception universaliste nous apparaît
avant tout comme historiquement déterminée. Ainsi à
notre question pourquoi la démocratie libérale est-elle
un mode de gouvernement universel et naturel du genre humain ?,
l'enquête historique devrait nous permettre de poser la question sur un
mode négatif : pourquoi la démocratie libérale n'est
pas un mode de gouvernement universel et naturel du genre humain? La
réponse à cette question n'est pas tributaire d'une enquête
empirique. Comme nous l'avons dit, nous ne visons pas à réfuter
une opinion en tant que telle. Néanmoins, c'est sur le terrain de
l'histoire des idées que l'opinion qui fait de la démocratie
libérale un mode universel de gouvernement trouve ses limites.
Car, en nous portant à l'étude de l'élaboration des
significations politiques à l'oeuvre dans la genèse du
discours libéral, nous nous apercevons que ces significations sont
apparues dans le contexte très particulier d'une discussion autour de
l'administration des âmes par le pouvoir spirituel. C'est en effet, au
XVIIe siècle, au moment des guerres de religion, que s'élabore
l'Etat-nation
en réponse aux velléités de l'Eglise.
Ce sont les structures propres à ce dispositif politique nouveau qui
permettront l'avènement du discours libéral sur la
primauté de la liberté privée.
La genèse historique ainsi retracée
devrait donc nous permettre de répondre à cette
interrogation négative. Quant à la première
question, nous verrons que l'idée d'un Etat universel et
homogène naît structurellement de l'agencement interne de la
démocratie libérale. Nous suivrons par conséquent deux
argumentations parallèles. D'une part, l'exposé
historique montrera, sur le plan de l'histoire des idées,
les limites de l'opinion universaliste en faisant appel au relativisme
historique. D'autre part, l'étude des structures mises en place par
7
la démocratie libérale au sein et en rapport avec
cette histoire nous conduira à l'élucidation des conditions de
possibilité d'une telle opinion.
Nous nous porterons donc à l'étude du fait
démocratique en commençant par retracer
le déplacement opéré dans la notion
de pouvoir au cours de l'histoire européenne. Nous verrons que ce
déplacement quant au sens de l'existence politique est chaque fois
tributaire d'une organisation épistémique particulière.
C'est dans son rapport avec le sens général de
l'inscription humaine que la liberté se découvre un statut
particulier. Nous pourrons ainsi nous intéresser à la
signification nouvelle que l'homme retient de sa liberté
à l'aube de la modernité, signification répondant
à un déplacement dans l'idée que l'homme se fait de son
rapport à la nature.
Nous serons alors en mesure de nous porter à
l'étude proprement politique de la genèse et de la
structure de la démocratie libérale, en n'oubliant pas
que cette genèse est fortement liée au renouvellement de la
méthode scientifique au XVIIe siècle. Ainsi nous sera-
t-il possible de saisir la requalification de la
liberté humaine qui s'ensuit et qui permet, dans le cadre de
l'Etat-nation en train d'émerger, l'autonomisation progressive de
la société civile. Nous serons ainsi à même
de saisir les effets de cette autonomisation quant aux fins du
pouvoir.
Enfin, après avoir mis au jour la nature du
pouvoir à l'oeuvre au sein de la société civile,
nous tenterons d'élucider les modalités d'exercice de ce pouvoir
social d'un point de vue phénoménologique. A partir de
l'étude de ce pouvoir immanent à la sphère sociale, lieu
naturel de reproduction des moyens d'existence, nous serons alors en
mesure de mieux comprendre comment la démocratie libérale peut
se donner comme gouvernement naturel du genre humain.
Notre thèse consiste finalement à montrer que
l'idée de l'Homme n'a pu se faire jour qu'au sein d'un
aménagement particulier du pouvoir dans les sociétés
occidentales modernes.
Ce n'est pas que l'Homme en tant que tel ait
toujours existé, réprimé par un pouvoir despotique
dont la démocratie libérale l'aurait délivré.
C'est que la démocratie libérale, en tant que mode
politique de l'existence collective, a inventé un sujet de
pouvoir nommé l'Homme. Mais en tant qu'elle se comprend
à partir des structures de pouvoir déjà
constituées, elle ne peut faire retour sur les conditions de
possibilité de son propre discours. D'autre part, en tant qu'elle
spécifie un objet de pouvoir très particulier, la nature humaine,
elle se donne un statut d'évidence qui redouble l'intelligibilité
circulaire dans laquelle elle se meut.
Il nous faudra finalement interroger le statut de ce
cercle herméneutique pour rechercher s'il s'agit d'une illusion
masquant une émancipation possible de l'Homme, ou bien s'il y va d'une
nécessité structurelle, inhérente à l'institution
de chaque société.
Notre méthode peut donc se définir
comme une réflexion sur la genèse des significations
politiques mises en jeu par la structure libérale. Cette enquête
généalogique se double d'une phénoménologie en tant
que la mise en lumière de ces significations doit partir d'une
épochè sur le sens des structures instituées. Il
nous sera dès lors possible de montrer comment l'histoire occidentale a
vu se dégager un monde de significations politiques à
partir duquel se constitue le discours libéral, sans que celui-ci soit
à même de faire retour sur les conditions qui le fondent.
8
Chapitre I
La nature du pouvoir
9
Notre hypothèse de départ consiste à
insister sur la manière dont chaque époque met
en place les structures signifiantes à partir
desquelles elle se comprend. Dans ce cadre, l'organisation du fait
collectif est tributaire d'un compréhension générale
de l'inscription humaine qui se constitue non directement sur le
terrain politique mais correspond à une configuration
épistémologique particulière.
L'on peut, en effet, concevoir l'expérience du
politique comme imbriquée dans un réseau de sens qui
circonscrit et rend possible le rapport à soi de chaque
société. Cette configuration générale renvoie
à un champ d'énoncés possibles et à une
structuration du visible qui détermine la réalité
à laquelle les hommes auront à faire1. Ainsi peut on
parler d'un
a priori historique qui structure
l'expérience que chaque société fait
d'elle-même dans le rapport au monde de signification ainsi
élaboré2.
Certains auteurs ont vu dans le rapport à
l'expérience religieuse et au statut invisible
de la divinité l'expression de ce champ
constitué. En effet, c'est à partir du rapport à
l'invisible que le champ de l'expérience visible se voit
structuré en un réseau serré de sens en lequel les
phénomènes trouvent une place et acquièrent une figure. De
cette manière, chaque société instaure par rapport
à son fondement une distance nécessaire à la
pérennisation du sens général ainsi institué. La
configuration particulière du lien social qui se trouve
déterminé
en rapport à ce fondement invisible offre à ce lien
le statut d'une évidence inattaquable3.
Il nous semble néanmoins que ce n'est
qu'indirectement que la divinité invisible détermine la
compréhension que chaque société a de la
réalité. En effet, c'est surtout par la médiation de
l'idée de Nature, que met en jeu la religion, qu'un champ d'initiative
est laissé possible aux hommes qui agissent au sein de leur
monde. En tant qu'elle est le lieu de la nécessité,
entendu au sens d'une législation infrangible, la Nature,
constituée en une configuration particulière, offre un
espace où la liberté humaine peut jouer. C'est donc de
l'expérience que les hommes font de leur liberté dans
leur rapport à la Nature que peut émerger une
définition du pouvoir propre à chaque
époque. Cette définition est dès lors tributaire de
l'ordonnancement d'un cosmos singulier, lieu d'inscription de l'action
humaine, qui délimite et rend possible cette action. Ainsi
l'expérience que chaque époque fait du
1 M. Foucault, Les mots et les choses, p.
11 : " Les codes fondamentaux d'une culture -ceux qui régissent son
langage, ses schémas perceptifs, ses échanges, ses techniques,
ses valeurs, la hiérarchie de ses pratiques - fixent d'entrée de
jeu pour chaque homme les ordres empiriques auxquels il aura affaire
et dans lesquels il se retrouvera " ; Deleuze, Foucault, p.
66-67: " Chaque formation historique voit et fait voir tout ce qu'elle peut,
en fonction de ses conditions de visibilité, comme
elle dit tout ce qu'elle peut, en fonction de ses conditions
d'énoncé. (...) Parler ou voir, ou plutôt les
énoncés et les visibilités sont des Eléments purs,
des conditions a
priori sous lesquelles toutes les idées se formulent
à un moment, et les comportements se manifestent ".
2 M. Gauchet, Le désenchantement du
monde, XIV : " Il y a du transcendantal dans l'histoire, et il est de
la nature de ce transcendantal de ménager la latitude d'un
rapport réfléchi au travers duquel l'espèce humaine
choisit de fait entre un certain nombre de manières possibles
d'être ce qu'elle est ."
3 Ibid., p. 18 : " S'il est acquis
que les modalités coutumières de la co-existence humaine
sont entièrement prédéfinis, il est du même coup
exclu que puisse se faire jour une opposition entre acteurs sociaux engageant
la
teneur et les formes du rapport collectif. Par avance, donc, tout
conflit éventuel entre individus et groupes se voit
assigner des limites précises quant à ses
perspectives et ses enjeux ".
10
pouvoir politique doit être ressaisi dans le cadre
général de l'organisation épistémique qui donne
sens à ce pouvoir.
L'on ne peut, par conséquent, espérer
retracer la genèse du pouvoir en jeu dans la démocratie
libérale à partir d'une évolution qui partirait de
l'expérience grecque de la démocratie et qui aboutirait,
après le dévoiement chrétien de ce pouvoir, au
renouvellement d'une compréhension originelle de la liberté
humaine. Mais il ne faut pas néanmoins conclure
de cette nécessaire clôture du sens
dont chaque époque fait l'expérience à une
incommunicabilité totale entre les organisations de sens ainsi
définies. Ni historicisme, ni abîme infranchissable, le
passage historique d'une forme particulière à une autre,
doit être saisi en termes de déplacement et de
réaménagement des structures de sens par lesquelles les hommes
font l'expérience de la réalité qui se donne à
voir. C'est de ces déplacements opérés
au cours de l'histoire du pouvoir en Occident qu'il nous faut
partir pour tenter de circonscrire
la singulière configuration du monde
démocratique.
11
La liberté politique chez les Anciens
C'est un lieu commun de reconnaître dans la
démocratie grecque la mise au jour d'un pouvoir humain
fondé en l'expérience d'un monde que la raison aurait
délivré des scories de
la pensée mythique et prélogique. En ce sens,
une étrange familiarité pousse à voir dans le
modèle de la cité athénienne classique une amorce
de notre propre compréhension des phénomènes naturels
et humains, compréhension vierge de toute référence
dogmatique à un pouvoir supra-humain censé orienter la
finalité des actions humaines. L'on en arrive ainsi souvent
à faire du gouvernement médiéval un accident dans
l'histoire de l'émancipation humaine.
Cette conception schématique ne peut bien entendue se
soutenir sur le plan de l'histoire des idées. Mais elle constitue
néanmoins une opinion suffisamment tenace1 pour que
nous insistions sur la nécessaire singularité des
significations mises en jeu dans l'expérience grecque du politique.
Ainsi devons-nous nous porter à l'étude de la structure du
politique en Grèce ancienne, structure qui renvoie elle-même
à la relation particulière que les Grecs
instaurèrent avec la Nature. Nous le verrons, ce rapport
spécifique à la sphère naturelle nous interdit de
considérer la liberté politique tels que l'assume le citoyen
athénien du Ve siècle dans le cadre de nos propres
catégories, catégories que la conception chrétienne du
pouvoir a fortement concouru à élaborer.
Nous distinguerons deux niveaux d'analyses quant au
problème politique en Grèce ancienne : d'une part, la structure
du politique dont les catégories ont servi et servent encore à la
compréhension conceptuelle des rapports du politique aux autres
manifestations de
la vie en commun et, d'autre part, la fin de la Cité et le
statut du droit naturel dans le discours d'Aristote.
Structure du politique en Grèce Ancienne
Dans son discours célèbre Sur la
liberté des Anciens comparée à celle des
Modernes, Benjamin Constant distingue deux formes de libertés
: la liberté comme participation au pouvoir politique et la
liberté comme indépendance privée.
Ainsi définit-il la première, celle qui nous
intéresse ici : " La liberté des Anciens consistait
à exercer collectivement, mais directement, plusieurs
parties de la souveraineté tout entière, à
délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix,
à conclure avec les étrangers des traités d'alliance,
à voter les lois, à prononcer les jugements, à
examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les
faire comparaître devant tout un peuple, à les mettre en
1 Oriana Fallaci, journaliste italienne
mondialement reconnue pour ses reportages sur la guerre au Vietnam et les
crises au Moyen-Orient, écrit ainsi dans le quotidien milanais
Corrierre della sera (extraits in Courrier
International, n° 575, 8-14 novembre 2001), à propos de la
culture islamique : " Pourquoi a-t-on besoin de parler d'un conflit entre deux
cultures? Parler de deux cultures me gêne un peu : cela revient à
les mettre sur le même plan comme s'il s'agissait de deux
réalités parallèles, de même poids et de même
taille. Notre civilisation est le berceau (...) de la Grèce
antique qui nous a légué sa découverte de la
démocratie... " (nous soulignons). L'on remarque comment la filiation
établie avec l'héritage politique grec permet à la
journaliste de mettre en place, par l'appel à un héritage
directement assumé comme le nôtre, une opposition entre
ce qu'elle conçoit comme deux blocs civilisationnels aux racines
millénaires et finalement hétérogènes.
12
accusation, à les condamner ou à les absoudre ;
mais en même temps que c'était là ce que les anciens
nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette
liberté collective, l'assujettissement complet de l'individu à
l'autorité de l'ensemble (...). Les lois règlent les moeurs, et
comme les moeurs tiennent à tout, il n'y a rien que les lois ne
règlent. Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque
habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports
privés "1.??
La différence majeure que retient Constant dans la
définition de la liberté des anciens
et des modernes consiste en ceci que les premiers ne
connaissent finalement de liberté qu'assemblés
collectivement, sur la place publique, loin du silence de la vie
familiale. Relevons comme indice le jugement négatif que porte
Constant sur l'absence d'une liberté privée à
Athènes puisque, nous le verrons, un tel jugement n'est
possible qu'à partir du moment où la structure du pouvoir
permet l'affirmation d'une sphère privée, problème qui
ne
se pose pas à la conscience d'un Grec.
En fait, ce n'est pas qu'une telle sphère n'existe pas
au sein de la Cité, mais elle ne reçoit pas de signification
positive de la part du politique. Le foyer, l'oikos, est le lieu de la
reproduction biologique de l'existence et de la satisfaction des besoins. C'est
le simple règne
de la nécessité2. Cependant,
la participation à la vie publique de la Cité
implique l'indépendance quant à cette reproduction. Le
citoyen doit pouvoir quitter la nuit du foyer pour entrer dans la
lumière de l'agora, là où les hommes sont libres et
égaux3 et pour cela il doit ne plus être astreint
aux nécessités du labeur. Il doit être
oïkodespotès, maître de la maison, régnant
sur sa famille comme le roi dans une monarchie. L'autonomie par rapport au
domaine privé est donc une caractéristique essentielle de la
participation à la vie publique. Là s'affirme réellement
le principe de la liberté, conçue comme discussion en
commun des affaires de la Cité.
Il est dès lors, en un sens, possible d'affirmer avec
Constant que la liberté privée est écrasée par la
dimension publique du pouvoir. Mais gardons-nous d'émettre un
jugement rétrospectif sur l'organisation de la Cité grecque et de
juger celle-ci à partir de notre propre expérience du droit. Si
l'individu n'existe qu'en corps, c'est tout simplement que l'individu n'existe
pas. L'individu en tant que sujet premier du droit est pur non-sens pour un
Grec.
Mais comment comprendre une telle séparation entre
d'une part le domaine de la sphère naturelle et familiale,
essentiel à l'autonomie du citoyen, et d'autre part l'affirmation
de cette autonomie sur la place publique. Cette
volonté de démarquer deux domaines à ce point
hétérogènes impliquerait-elle une césure
entre liberté et nature, telle qu'aucune continuité ne
puisse être établie entre le domaine public et le domaine
privé ? Celui qui est
1 Benjamin Constant, De la liberté des
Anciens comparée à celle des Modernes, 1819, in Pierre
Manent, Les libéraux, p. 440-441.
2 Dans son écrit sur Le droit
naturel (1803) Hegel écrit à propos de la
sphère domestique en Grèce
Ancienne : " Comme ce système de la
réalité est tout entier dans la négativité et dans
l'infinité, il s'ensuit que, dans son rapport à la
totalité positive, il doit être traité par elle de
façon tout à fait négative et rester sous sa domination :
ce qui est négatif par nature doit demeurer négatif et ne peut
devenir quelque chose de ferme ". L'universalité de la Cité
éthique demeure donc une totalité abstraite en ce sens
qu'elle ne parvient pas à réintégrer le moment
proprement négatif de la reproduction naturelle. G. Lebrun commente
ainsi ce passage dans
La patience du Concept, p. 27 : " La Cité
éthique de modèle grec est universelle en ce qu'elle
réintègre les contenus que la Réflexion donne pour
séparés et opposés. Mais l'universalité
éthique rencontre, en dehors d'elle,
un contenu qu'elle ne parvient jamais à supprimer comme
tel. Ce noyau de réalité, c'est le système des besoins
physiques ainsi que du travail et de l'accumulation que
ces besoins réclament... le système de ce que l'on
appelle l'économie politique ". Sur l'opposition de ces deux domaines,
Cf. Principes de la philosophie du droit,
§166, p. 235.
3 Aristote, Les Politiques, p. 108: " Ce
n'est pas la même chose que le pouvoir du maître et le pouvoir
politique,
et tous les autres pouvoirs ne sont pas identiques entre eux
comme le prétendent certains. Car l'un s'exerce sur des hommes libres
par nature, l'autre sur des esclaves, et le pouvoir du chef de famille est une
monarchie, alors que le pouvoir politique s'applique à des hommes libres
et égaux ".
13
soumis aux contraintes de la nature ne pourrait dès lors
pas se voir ouvrir l'accès à la liberté des hommes.
L'inégalité dans la nature engendrerait l'inégalité
quant au politique.
Nous savons bien qu'historiquement cette
inégalité politique en Grèce ancienne est un fait, mais
la question que nous voudrions poser est celle-ci : un tel
questionnement sur le rapport de la sphère privée et de la
sphère publique quant à la liberté de l'individu a-t-il un
sens dans le cadre conceptuel de la polis antique ?
Notre hypothèse sera finalement qu'il existe une
étroite corrélation entre la manière dont un Grec juge
du sens de la liberté politique et les structures mêmes de la
réalité politique
de la Cité. On comprend dès lors que le
rapport établi dans les Etats constitutionnels modernes entre
démocratie et humanité ne pouvait naître en Grèce,
ce qui pourrait expliquer que la démocratie n'est, chez les Anciens,
qu'un mode particulier de la politeia et non pas une définition
même de l'homme.
La fin de la Cité
On sait que, très tôt, les Grecs ont
distingué ce qui est de l'ordre de la nature (phusis)
et ce qui est de l'ordre de la convention
(nomos). Par exemple, dans le texte célèbre du
Gorgias, Calliclès oppose " l'ordre de la loi " et ce
que " la nature elle-même proclame "1. Ainsi la
Cité est-elle de l'ordre de la convention et le juste une
différence d'appréciation d'une société à
l'autre.
Or contre ces dérives sophistiques et sceptiques, la
philosophie tente d'établir un lien entre nature et loi : " la
distinction entre nature et convention implique que la nature est
essentiellement cachée par des décisions souveraines
"2. Aussi le rôle du philosophe est-il de discerner l'exacte
rapport de convenance entre la loi de la Cité et l'harmonie naturelle.
Ainsi Platon, dans la République, à partir de l'ordre
(cosmos) qui règle à la fois les corps
célestes,
les trois parties de l'âme et les fonctions dans
la Cité peut définir la justice comme ce qui consiste à
faire bien son oeuvre. L'homme juste est l'homme dans lequel chaque
partie de l'âme accomplit sa tâche; de même, dans la
Cité, chacun doit tenir son lieu propre, non en vue
de son propre avantage mais en vue du bien commun3.
Dès lors la fin de la législation est la vertu4.
L'on pourrait reprocher néanmoins à Platon de
n'avoir en vue que la Cité parfaite, la calliopolis, et par
conséquent, de ne pas prendre en compte la nécessaire
contingence des affaires humaines, contingence avec laquelle la loi doit
compter. Or Aristote, sur cette voie, nous semble un guide plus sûr, en
tant qu'il distingue les objets propres de la connaissance
théorétique, éternels et divins, et la science de
la praxis, science de l'action humaine
1 Platon, Gorgias, 483a-483b, p. 225.
2 Leo Strauss, Droit naturel et
histoire, p. 91: " La loi apparut comme une règle qui
tire sa force du consentement, de la convention des membres du
groupe. La loi ou la convention ont tendance à cacher la
nature".
3 Platon, La République, 441a, p.
194: " Ainsi nous dirons, je pense, que la justice a chez l'individu le
même caractère que dans la cité. Cela aussi est de toute
nécessité. Or nous n'avons certainement pas oublié que la
cité était juste du fait que chacune de ses trois classes
s'occupaient de sa propre tâche. (...) Souvenons-nous donc que chacun de
nous également, en qui chaque élément remplira sa propre
tâche, sera juste et remplira lui-même sa propre tâche ". Cf.
aussi, 433a, p. 185: " Chacun ne doit s'occuper dans la cité que d'une
seule tâche, celle pour laquelle il est le mieux doué par nature
"; Goldschmidt, Les dialogues de Platon, p. 281: " La Justice, elle,
se définit dans les règles. Le raisonnement définitionnel
a pour critère l'exigence de l'Etat parfait et le mécanisme des
exclusions. Il reste, parmi les causes présentes dans la Cité, le
principe de la division du travail, ce principe
qui enjoint à chacun de faire ses propres affaires, et ce
doit être là la justice ".
4 Platon, Lois, 631a, p. 105: " Il est juste
de commencer par la vertu, dans l'idée qu'elle est le but en vue duquel
le législateur institue les lois ".
14
essentiellement sujette au changement1. Chez ce
dernier, nature et artifice s'articulent de façon à
répondre aux problèmes que pose au philosophe la
réalité politique de la Cité.
En effet, pour le Stagirite, la cité est une
réalité naturelle2. Pourtant Aristote distingue droit
naturel et droit légal. Ainsi dans l'Ethique à Nicomaque
: " le juste naturel est ce qui a partout la même puissance et ne
dépend pas du fait d'être décidé ou non ; le juste
légal est ce qui, à l'origine, peut être
indifféremment ceci ou cela "3. Comment comprendre alors que
la cité soit d'origine naturelle mais en même temps
qu'elle établisse ses propres critères du juste ?
En fait, deux éléments doivent être pris en
compte dans l'examen du caractère naturel
de la Cité, son origine et sa fin. Quant
à son origine, la communauté est composée de
plusieurs familles. La fin de la famille est la subsistance, mais
pas encore la vie heureuse, telos de l'existence humaine.
Celle-ci réside dans l'autarcie; or, cela, la famille ne peut
le réaliser. C'est donc de la réunion de plusieurs
familles que naît la Cité dont la fin est l'autarcie. Mais
comme c'est là la fin de toute vie heureuse, " la cité est par
nature antérieure à
la famille et à chacun de nous "4.
La justice visera, par suite, à établir un ordre
dans la communauté et c'est cet ordre qui définit chaque
cité particulière, sa politeia, sa constitution ou
l'ordre des magistratures. Ainsi
la constitution de la cité est une réponse
artificielle à la fin naturelle en vue de laquelle la Cité
existe. Aussi le critère de la cité juste sera ce qu'elle vise,
en l'occurrence le bien commun5. Une cité sera
défectueuse sitôt qu'elle vise à l'avantage des
seuls gouvernants. Dès lors l'ordre des magistratures, la
constitution, doit viser non au profit de certains mais au bien de
tous6. Cependant à chaque forme de cité
correspondra une organisation particulière. C'est pourquoi
l'éducation des citoyens doit être conforme aux différentes
constitutions7. En chaque constitution le juste sera jugé
à partir du principe de base de la constitution. Dans la
1 Leo Strauss et Joseph Cropsey,
Histoire de la philosophie politique, p. 130: " Dans la
mesure où l'action humaine dépend de la volition humaine,
elle est essentiellement sujette au changement. Le but de la science
pratique n'est pas la connaissance mais l'amélioration de l'action; sa
faculté propre est la partie calculatrice ou pratique de la partie
rationnelle de l'âme, ou ce qu'Aristote appelle " la sagesse
pratique " ou " la prudence
" (phronésis) ".
2 Aristote, Les Politiques, I, 2, 1252b,
p. 90: " Et la communauté achevée formée de plusieurs
villages est une cité dès lors qu'elle a atteint le niveau
de l'autarcie pour ainsi dire complète; s'étant donc
constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu'elle
existe, de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est
naturelle puisque les communautés premières dont elle
procède le sont aussi ".
3 Aristote, Ethique à Nicomaque, V,
10, 1134b, 19-21, in revue Les études philosophiques,
avril-juin 1986, Guy
Planty-Bonjour, " Le droit naturel selon Aristote et les
Déclarations des droits de l'homme ", p. 151.
4 Ibid., I, 2, 1253a, p. 92.
5 Ibid, III, 6, 1278b, p. 227: " Il est
donc manifeste que toutes les constitutions qui visent l'avantage commun se
trouvent être des formes droites selon le juste au sens absolu, celles,
au contraire qui ne visent que le seul intérêt des gouvernants
sont défectueuses, c'est à dire qu'elles sont des
déviations des constitutions droites. Elles sont,
en effet, despotiques, or la cité est une
communauté d'hommes libres ".
6 Ibid., V, 8, 1308b, p. 377: " Mais la
règle cardinale dans toute constitution c'est qu'elle soit
organisée, tant du point de vue des lois que de celui de n'importe
quelle administration, de telle manière que les magistratures ne soient
pas source de profit, et c'est surtout dans les oligarchies qu'il faut s'y
efforcer. Car ce n'est pas tant d'être écartés du pouvoir
qui irrite la majorité des gens, que de penser que les magistrats
pillent le bien public ".
7 Ibid., V, 9, 1310a, p. 383: "
Mais le plus efficace de tous les moyens dont on a parlé
pour faire durer les constitutions, et qui est aujourd'hui
négligé par tous, c'est de donner une éducation
conforme aux différentes constitutions. Car aucune des lois les
plus utiles ne sera du moindre profit, même si elle est
ratifiée par l'ensemble du corps politique, si les citoyens ne sont pas
dotés de dispositions, c'est à dire éduqués, dans
une perspective démocratique si les lois sont
démocratiques, oligarchiques si elles sont oligarchiques.
L'intempérance, en effet, si elle peut concerner un individu, peut aussi
concerner une cité. Mais avoir reçu une éducation
conforme à la constitution ce n'est pas faire ce qui
plaît aux oligarques ou aux partisans de la démocratie,
mais ce grâce à quoi les premiers pourront gouverner
oligarchiquement et les seconds vivre en démocratie ".
15
constitution démocratique, ce sera la liberté
fondée sur l'égalité : " n'être au mieux
gouverné par personne, ou sinon de l'être à tour de
rôle "1.
Néanmoins, la fin de la Cité n'est pas
le simple vivre ensemble, elle vise " la vie bienheureuse et belle et
les belles actions2 ", " une vie excellente, accompagnée
d'une vertu pourvue d'assez de moyens pour qu'on puisse prendre part aux actes
conformes à la vertu "3.
Si, en fin de compte, le bien de la collectivité et le
bien pour chaque homme sont le même, c'est qu'il y a entre la cité
et le citoyen un rapport du tout à la partie. " Ce sont les mêmes
choses qui sont excellentes pour un particulier et une
communauté, et c'est cela que le législateur doit faire
entrer dans l'âme des hommes "4. Alors effectivement
l'homme n'est libre qu'en tant qu'il est citoyen, la vie au sein du foyer
étant naturellement imparfaite.
Que retenir de cette courte étude de la Cité
grecque qui semble nous éloigner de notre question d'origine ? Tout
d'abord qu'il y a peu de sens à vouloir comparer
démocratie grecque et démocratie moderne. Mis à part les
différences institutionnelles dont nous n'avons pas traité ici,
la liberté des Anciens était une réponse
spécifique à l'organisation de la vie commune dans un
champ épistémique particulier. Le problème d'une
absence de liberté privée ne se pose donc pas pour la
conscience grecque et il serait tout aussi anachronique de leur en tenir grief
que de voir en eux des précurseurs de notre souveraineté
populaire qu'une obscure tradition aurait éloignée de nous
pendant plus de vingt siècles. En faisant l'économie d'une
discussion sur la notion de droits subjectifs qui ne sont apparus qu'à
l'époque moderne, l'on peut montrer que la structure même du
pouvoir en Grèce ancienne ne pouvait prendre en vue l'individu, celui-ci
ne trouvant pas de place dans le réseau conceptuel propre aux formes
de la vie politique antique. D'autre part, et c'est là
l'essentiel, la démocratie pour les Grecs n'est qu'une forme de
gouvernement parmi les autres et dont il est possible de comparer la nature
avec les autres formes de constitution5. En tant que la
Polis a pour fin naturelle l'autarcie, la démocratie, ni non
plus aucune forme de gouvernement, ne saurait être jugée
comme universellement valable. L'idée d'un gouvernement valable pour
tous les hommes ne pouvait naître pour un Grec. Si les Grecs
découvrent le citoyen, ils n'ont pas inventé l'Homme.
C'est que cette idée même est tributaire d'une
organisation nouvelle du champ conceptuel, organisation qui elle-même
résulte d'un ordre historique déterminé6.
1 Ibid., VI, 2, 1317b, p. 418.
2 Ibid., III, 9, 1280b, p. 237.
3 Ibid., VII, 1, 1323b, p. 452.
4 Ibid. VII, 14, 1333b, p. 499.
5 M. Finley, La démocratie des anciens
et la démocratie des modernes, p. 57: " Il ne va pas de soi qu'une
telle quasi-unanimité se fasse actuellement en ce qui concerne
les vertus de la démocratie, alors que, durant la majeure partie
de l'histoire, ce fut l'inverse ". Finley cite en témoignage cette
formule de Lipset (L'homme et la politique, Paris, Seuil, 1963, p.
433): " La démocratie n'est pas seulement, ou même
fondamentalement, un moyen par lequel différents groupes peuvent
atteindre leurs buts, ou chercher une bonne société; c'est la
bonne société elle-même en action. ", p. 90, op.
cit.
6 Cette affirmation encore hypothétique
devrait trouver sa confirmation dans la suite de notre recherche. Cette longue
entrée en matière devait en tout cas nous servir d'exemple
paradigmatique pour ce que nous pourrions
appeler le cercle herméneutique du politique. Elle nous
permet en outre d'avancer dans notre enquête quant à la
genèse du pouvoir démocratique, enquête
qui nous conduit à présent à nous intéresser
à l'empire chrétien médiéval et à
l'universalisme dont il est porteur. Ce qui, nous allons le voir, nous en
apprend beaucoup plus sur
la naissance de la modernité politique qu'une quelconque
filiation avec les peuples anciens de l'Hellade.
16
L'universalisme chrétien et la direction des
âmes
Au rebours de l'idéal grec de la cité autarcique,
le Moyen-âge chrétien renforce l'idée d'universalité
attachée au principe de domination impériale.
Certes l'expansionnisme et la diffusion d'un modèle
politique et juridique peuvent être considérés comme la
perpétuation du projet impérial romain, Empire converti sous
Constantin
en 313, et dont le centre de gravité se serait
déplacé vers le nord après les invasions barbares
et la conversion de Clovis en 497. Mais un fait
important nous conduit à distinguer expansionnisme romain et
universalisme chrétien. En effet, les Romains n'attachaient pas de
signification transcendante ni téléologique à
l'expansion de l'Empire. Et, en outre, les provinces conquises, en
dehors des structures administratives importées de Rome,
étaient généralement homogénéisées
par acculturation extérieure.
Le fait nouveau apporté par la doctrine
chrétienne tient en la reconnaissance de l'égalité
de tous les hommes dans la nécessaire soumission
à la volonté divine. Le christianisme affirme
par-là même l'unité du genre humain issu du premier homme,
et tout entier marqué par le péché originel,
humanité qui ne peut être rachetée que par la foi en le
Christ. D'autre part, et c'est là une particularité propre au
modèle chrétien, un nouveau statut
de la liberté commence à s'affirmer, liberté
intérieure de la conscience errante entre néant et
Dieu et qu'il convient de diriger vers l'amour ordonné de
la création et la volonté bonne.
Saint Augustin et la nature humaine
En systématisant le message évangélique
et en lui donnant une assise philosophique et théologique stable,
l'évêque d'Hippone parvient à une compréhension
neuve de la société humaine en même temps que de la
destinée individuelle qui va commander l'interprétation du fait
politique tout au long du Moyen-Age chrétien. En effet, c'est
à partir d'un discours nouveau sur la nature humaine
qu'Augustin parvient à une intellection de la
liberté individuelle et de l'intériorité qui va modifier
en profondeur les structures du pouvoir pour
les siècles à venir.
En distinguant deux statuts de la condition de
l'homme, avant et après le péché, Augustin fonde la
justice non plus sur le pouvoir de l'homme, mais sur la relation
de ce dernier à son créateur. La nature humaine est nature
corrompue. Alors que la nature créée est parfaite et
ordonnée1, l'homme a, par orgueil, brisé l'harmonie
qui le reliait à l'ensemble de la création. Alors que dans
l'état originel, l'homme veut ce qu'il peut, il ne peut plus, à
la suite
du péché, ce qu'il veut 2. En voulant ce
qu'il ne pouvait pas, autrement dit en désobéissant à
l'injonction divine, l'homme, affirmant par-là même une
volonté indépendante de celle de son
1 Saint Augustin, La Cité de
Dieu, T. II, Livre XII, §3, p. 65: " Car Dieu est
immuable et absolument incorruptible. Or le vice, qui fait leur
résistance contre Dieu, n'est pas un mal pour Dieu, mais pour
eux-mêmes.
Et ce n'est un mal qu'en tant qu'il corrompt en eux le bien de la
nature. C'est, en effet, le vice et non la nature qui est contraire à
Dieu ".
2 Ibid., Livre XIV, §15, p. 174: "
Il n'a pas voulu ce qu'il pouvait; et il ne peut plus ce qu'il veut. Quoique
dans le paradis, avant le péché, tout ne lui fut pas possible, il
ne voulait que ce qu'il pouvait; aussi pouvait-il tout ce qu'il voulait.
Maintenant, et tel qu'à l'origine l'Ecriture nous le montre: " L'homme
n'est que vanité ". Qui pourrait énumérer tout ce qu'il
veut sans le pouvoir, quand lui-même à lui-même
désobéit, c'est à dire à sa volonté, sa
volonté; à l'esprit, la chair esclave? "
17
créateur, s'est condamné à un
abîme entre sa puissance et sa volonté. En effet, en
bravant l'interdit divin par amour pour sa compagne 1, la
volonté d'Adam n'a plus pour finalité l'amour de Dieu,
mais l'amour du couple référé à
lui-même, amour de l'homme pour l'homme et non amour du couple pour
Dieu. Ce n'est pas le corps qui est la cause du péché, mais
l'orgueil, la volonté mauvaise, qui après la condamnation n'est
plus à même d'avoir tout
à fait prise sur la chair2.
Or, par-là même, c'est tout le genre
humain, dans la suite des générations, qui se trouve
condamné à la même peine3. Se découvre
ici l'idée même d'une unité du genre humain qui,
au-delà des variations contingentes, est tout entière
traversée par la même origine. Une seule différence
distingue à présent les hommes, selon qu'ils désirent de
vivre selon l'esprit
ou selon la chair. Vivre selon l'esprit, c'est aimer
Dieu à travers le monde, vivre selon la chair, c'est vivre pour
l'amour du monde seul. C'est la distinction entre l'amour ordonné, qui
respecte l'ordre de la création, et l'amour de jouissance qui
répète indéfiniment le péché de nos
ancêtres, amour de celui qui croit pouvoir tirer de sa propre
volonté tout ce qui est nécessaire à
l'existence4. Ainsi se découvrent deux cités,
cité terrestre imbue de l'amour de soi, et cité de Dieu,
tournée vers l'amour divin5.
Deux traits essentiels ressortent finalement du discours
augustinien. D'une part, le genre humain partage universellement la même
condition déchue. D'autre part, l'homme est cet être qui toujours
est libre de choisir entre le Néant de sa volonté autonome et
l'amour de Dieu. Bien qu'il ne puisse être sauvé par sa propre
volonté, sans la Grâce divine, l'homme se définit
fondamentalement par son libre arbitre qui lui permet de vivre selon
la vérité ou selon le mensonge3.
Reginem et regnum : la conception ministérielle du
pouvoir
Ainsi, en distinguant deux cités de nature et de
finalité différentes, Augustin parvient à définir
un nouveau concept de justice, inconnu jusqu'alors du monde antique. Le Livre
XIX,
§21 de la Cité de Dieu nous
éclaire particulièrement sur cette différence. Augustin,
dans les nouveaux cadres conceptuels définis par la doctrine
chrétienne, parvient à retourner la pensée romaine contre
elle-même, en utilisant ses propres concepts. S'accordant sur la
définition
1 Ibid., Livre XIV, §11, p. 168: " Il
est séduit non parce qu'il croit à la vérité des
paroles de sa compagne, mais parce qu'il obéit à l'affection
conjugale ".
2 Ibid., Livre XIV, §3, p. 149: "
Car cette corruption du corps qui appesantit l'âme n'est point la cause,
mais la peine du péché; et ce n'est point la chair corruptible
qui a rendu l'âme pécheresse, mais l'âme pécheresse
qui a rendu la chair corruptible ".
3 Ibid., Livre XIII, §3, p. 107: "
Donc tout le genre humain, qui par la femme devait s'épancher en
générations, était dans le premier homme, quand le couple
reçut l'arrêt de sa condamnation. Et tel il fut, non pas au
moment
de sa création, mais au moment de son péché
et de son châtiment, tel il se reproduit dans les mêmes
conditions
originelles de mort et de péché ". Cf. aussi Livre
XIII, §14, p. 118.
4 Ibid., Livre XIV, §1, p. 145: "
Aussi, malgré cette merveilleuse variété de nations
répandues sur toute la terre,
de croyances et de moeurs si différentes,
divisées par leurs langues, leurs armes, leurs costumes, il
n'existe toutefois que deux sociétés humaines, ou, pour les
appeler du nom que leur donne l'Ecriture, deux cités. L'une est
la cité des hommes qui veulent vivre en paix selon la
chair; l'autre, celle des hommes qui veulent vivre en paix selon l'esprit; et
quand les désirs de part et d'autres sont accomplis, chacun à sa
manière est en paix ".
5 Ibid., Livre XIV, §4, p. 150: "
Il existe deux cités différentes et contraires, celle des hommes
vivant selon la chair, celle des hommes vivant selon l'esprit, je pourrais dire
aussi celles des hommes qui vivent selon l'homme, celle des hommes qui vivent
selon Dieu ".
3 Ibid. Livre XIV, §13, p. 170: " C'est
une fausse grandeur qui, délaissant celui à qui l'âme doit
demeurer unie comme à son principe, prétend devenir en
quelque sorte son principe à soi-même; et cela, quand
l'âme se
complaît trop en soi. Elle se complaît en
soi, quand elle se détache de ce bien immuable qui devait
être
préférablement à elle-même
l'unique objet de ses complaisances. Or ce détachement est
volontaire; car si la volonté du premier homme fut
demeurée stable dans l'amour du bien immuable, lumière de
son intelligence, foyer de son coeur, s'en serait-il détourné
pour se plaire en soi, pour tomber dans les ténèbres et la
froideur? "
18
cicéronienne de la République comme chose du
peuple, Augustin s'attache à montrer qu'une telle République
n'a jamais existé et ne peut être envisageable que dans le
contexte de la foi chrétienne. En effet, une République est
basée sur le droit consenti. Or un tel droit est lui- même
fondé sur la justice. Mais, et c'est là toute
l'originalité du propos augustinien, une telle justice n'existe pas
là où seul est visé l'intérêt humain.
L'homme qui se soustrait à la puissance de Dieu pour se livrer
à celle des hommes est un esclave et ne peut connaître de
véritable félicité1. Il convient donc de
distinguer la paix de la cité terrestre, tournée vers
l'orgueil, et la justice de la cité de Dieu, seule à même
d'orienter vers le salut. Ainsi peut-on comprendre la paix non comme
simple calme extérieur, mais " comme soumission à la
volonté de Dieu, telle qu'elle nous est connue par la foi "2.
C'est l'ordre transcendant de la création qui fournit la norme de
l'établissement humain. " Si la paix résulte de l'ordre
établi par Dieu, la justice n'est pas autre chose, au fond, que le
respect et la réalisation de cet ordre. Cette harmonie des choses
est inscrite dans la volonté divine "3. Contre la
conception aristotélicienne qui voyait dans l'autarcie la fin
même de la Cité, Augustin fait, par conséquent, de la
dépendance, le critère même de la justice.
Or cette conception, jusqu'à présent
exposée dans ses principes, va bouleverser les cadres politiques
de l'Occident chrétien, jusqu'à l'émergence de
l'Etat-nation qui s'est justement bâti contre ces cadres politiques,
mais dont il recevra néanmoins l'empreinte, quand bien même
celle-ci ne serait que négative4.
En effet, cette conception neuve du rapport de l'homme
à lui-même conduit à comprendre le pouvoir des hommes
non comme rapport immédiat de la volonté à la
réalité, mais comme médiation de cette volonté au
monde par l'amour de Dieu. Ainsi l'autorité du pouvoir se fonde
directement dans la recherche du salut et par-là dans l'éducation
à la vraie foi. Le pouvoir perd son autonomie et se voit
distingué entre puissance séculière et pouvoir religieux,
le premier se trouvant soumis au second. Se découvre, dès lors,
une " conception ministérielle du pouvoir séculier »
où « l'autorité du prince s'impose au respect et
à l'obéissance parce qu'elle est l'instrument de Dieu pour
promouvoir le bien et réfréner le mal. C'est sa raison
d'être "5. Par conséquent, " la royauté dans
l'Eglise tend à devenir un office. Elle exerce un pouvoir réel
mais un pouvoir ministériel. (...) Le roi représente la force,
mise
au service de l'Eglise. Il doit obtenir par la crainte ce que
le prêtre est impuissant à réaliser par la
prédication "6. On le voit, le rôle du pouvoir n'est
plus tant de régler les seules actions extérieures, mais de
pénétrer l'intérieur des âmes pour les faire
se tourner vers l'amour de Dieu. Pour être plus exact, il
conviendrait même de dire qu'une telle distinction entre la
rectitude des actes et la volonté bonne ne naît qu'avec la
conception chrétienne de la royauté. Aussi le pouvoir royal
ne consiste pas tant en une domination qu'en une direction, ce que
traduit le terme de regere qui signifie à la fois
diriger, gouverner, dominer, et auquel le regnum, l'exercice de
la royauté, est soumis7. Ainsi " la justification
augustinienne d'un pouvoir s'inscrit dans une vision globale de la
déchéance du genre humain "8. Le plus
1 Ibid., Tome III, Livre XIX, §21,
p. 134: " Car enfin, quel peut être l'intérêt
véritable de ceux qui vivent dans l'impiété, comme vit
quiconque trahit le service de Dieu pour celui des démons,
monstres d'impiétés d'autant plus pervers qu'ils veulent,
esprits impurs, qu'on leur sacrifie comme à des dieux? "
2 H.X. Arquillière, L'augustinisme
politique, p. 62.
3 Ibid., p. 63
4 C'est en effet par le discours chrétien sur
la Chute que les concepts de liberté de l'individu, de for
intérieur et d'universalité du genre humain acquiert une
réalité politique.
5 Ibid., p. 93
6 Ibid., p. 148-149
7 M. Senellart, Les arts de gouverner, p.
23: " Pendant plusieurs siècles, la réflexion
médiévale sur l'origine, la nature, l'exercice du pouvoir s'est
développée autour, non des droits attachés à la
fonction souveraine, mais des devoirs liés à l'office du
gouvernement (regimen). "
8 Ibid., p. 69.
19
frappant dans cette compréhension du rôle du
gouvernement tient sans doute au fait que le roi
lui-même est soumis aux devoirs liés à son
office. Pour guider son peuple vers la justice, le
roi doit devenir modèle de vertu. Son pouvoir ne
se sépare dès lors pas d'une justification transcendante
à laquelle il se voit rappelé par la voix de l'Eglise. Ainsi "
l'Eglise ne pouvant
se passer de la contrainte l'a peu à peu pliée aux
règles éthiques du gouvernement "1.
L'exemple le plus significatif de cet office est sans
doute ce genre nouveau de littérature que constitue le Miroir du
prince, véritable catalogue de vertus, que le roi se doit
d'observer tout au long de son règne. On en découvre
déjà une ébauche chez Augustin qui, au Livre V, ch. 24 de
la Cité de Dieu, recommande à l'empereur chrétien
de vivre selon la vertu
et d'avoir en vue, non comme " les serviteurs du démon ",
seulement la paix temporelle, mais
le bien commun du peuple, autrement dit la justice
divine2.
Retenons donc de ce rapide aperçu de ce qu'il est
convenu d'appeler l'augustinisme politique une nouvelle compréhension du
fait politique et de l'exercice du pouvoir basée sur une
définition inédite de la nature humaine ou, pour être plus
exact, sur l'invention même de
la nature humaine. Car ce qui se met en place avec la doctrine
chrétienne du péché originel, c'est, nous l'avons vu, la
mise au jour d'une communauté d'essence entre tous les hommes, tous
soumis aux mêmes conséquences du péché
originel et en même temps séparés de la nature
créée. Par-delà donc les différences entre les
peuples du monde, une seule origine et une seule rédemption possible, la
foi chrétienne. D'autre part, apparaît avec Augustin l'idée
d'une autodétermination fondamentale de l'homme, qui, libre de
choisir entre Dieu et le néant, se voit seul responsable de sa
déchéance, bien qu'il ne puisse assumer seul son salut. Enfin,
avec l'idée que la déchéance du corps n'est que l'effet de
la mauvaise volonté, c'est le thème de
l'intériorité de la conscience individuelle qui commence à
poindre, bien que celle-ci soit par essence mauvaise, puisque
l'indépendance, et par conséquent la volonté
particulière,
est justement la perpétuation du
péché d'orgueil qui condamna l'homme à sa condition
mortelle. Contre l'idée même d'autonomie prennent place des
structures de pouvoir propres à diriger les âmes vers la justice
véritable, amour bien ordonné de la création et de son
créateur. Nous assistons par-là même à
l'évacuation du modèle de la Cité autarcique propre
à Aristote qui jugeait du juste à partir de l'excellence
proprement humaine.
Néanmoins à partir du XIIe siècle
s'accomplit un déplacement de sens de l'office royal qui va peu
à peu conduire à l'autonomie du politique, effective à
partir du XVIIe siècle.
En effet, à ce moment le prince ne se voit plus seulement
confier pour tâche de diriger les âmes mais aussi, et surtout, de
diriger les affaires communes et temporelles3.
Avec saint Thomas et la lecture de la Politique
d'Aristote, on quitte le discours augustinien sur la chute pour
passer à une réflexion sur la conduite des affaires
humaines. Désormais le regnum et le regimen se
confondent en la personne du monarque. A partir de ce moment, regere
n'est plus tant bien se conduire que conduire quelque
chose4. Gouverner devient régir une multitude en vue du bien
commun ; gouvernement qui, finalement, se définit comme "
capacité de pourvoir aux choses nécessaires à la vie
humaine "3. Ainsi saint Thomas remet à l'honneur la
notion aristotélicienne de prudentia, non plus
entendue comme discernement entre le bien et le mal, mais comme la
vertu qui, au milieu des choses
1 Ibid., p. 29.
2 Cité de Dieu, Livre I, §24, p.
246-247.
3 Les arts de gouverner, p. 125: "
L'Etat n'a pu se dégager progressivement de l'autorité
ecclésiale que par un transfert, sur la personne du prince,
du symbolisme religieux. Or ce transfert supposait une
véritable métamorphose du prince lui-même, lui
permettant, non plus seulement d'être digne de son office, mais
de s'identifier avec la personne publique qu'il incarnait ".
4 Ibid., p. 168.
3 Ibid., p. 165.
20
contingentes, permet d'atteindre rationnellement ses buts. On
passe de la science des fins à l'art délibératif des
moyens à partir du temps réel de l'action politique et
non plus d'une norme intemporelle. Nous voici finalement bien proche de
Machiavel.
21
Espace et temps du gouvernement des hommes :
le moment machiavélien
Nous avons donc vu qu'avec la synthèse qu'opère
saint Thomas entre christianisme et aristotélisme une nouvelle
définition du bien commun commence à émerger. A partir
de la hiérarchie des réalités au sein du monde
créé, le docteur évangélique peut ainsi
situer la conservation de la paix civile au centre de l'office
gouvernemental. Si le roi se définit toujours comme un pasteur, sa
mission directrice se confond désormais avec la nécessité
" de conserver cette unité qu'on appelle la paix "1.
Commence dès lors à poindre un certain discours de l'art de
gouverner où le prince est investi de la plénitude du
regimen. C'est en vue
de pourvoir au nécessaire que les hommes s'assemblent,
et c'est la volonté une du monarque qui dirige les volontés
particulières vers cette fin. Aussi trouvons-nous chez Thomas
une réévaluation du statut de l'histoire concrète
qui peut servir d'exemple à la conduite des affaires du royaume.
Un exemple parmi d'autres est le titre du chapitre IV du Livre I du De
regno : " où l'on montre comment l'autorité a varié
chez les Romains et que chez eux la chose publique a cependant pris de
l'extension avec le gouvernement d'une collectivité "2.
Néanmoins, si une certaine considération des
nécessités matérielles du gouvernement vient à
tenir une place importante dans le discours thomiste, il n'en demeure pas moins
que c'est aux conditions éthiques de l'office royal que se
trouve soumise la réflexion sur le pouvoir du prince. Or, c'est
avec cette conception d'un cosmos ordonné que va rompre le
florentin Machiavel. En inscrivant le critère d'efficacité au
centre du dispositif politique, ce dernier rompt avec toute idée d'une
fin transcendante à l'exercice du pouvoir et inaugure par-
là même notre modernité. Le bien
fondé de l'action politique n'est plus antérieur à
la réalisation de cette action, mais au contraire découle de son
succès au sein de l'affrontement des forces en
présence3. La fin du gouvernement est désormais
ordonnée à une seule considération : la conservation de
la puissance. Et cette puissance ne se fonde pas dans une justification
transcendante à l'ordre humain mais est, au contraire,
directement liée à la capacité du prince à
composer avec les passions que le christianisme condamne comme les signes de
la déchéance humaine. Or, dans un monde où la
vertu chrétienne est sans cesse démasquée comme une
illusion par les appétits réels des hommes, c'est de la nature
humaine telle qu'elle se donne à voir que le prince doit
partir pour élaborer son commandement. Désormais donc,
l'aune de référence de l'action politique n'est plus
l'immutabilité d'une histoire supra-humaine renvoyée dans les
ténèbres de l'origine, mais au contraire, l'instabilité
fondamentale des affaires mondaines.
Ainsi, c'est en rompant avec la morale chrétienne
et son discours sur les vertus du prince, que Machiavel institue le lieu
réel du pouvoir : dans l'histoire. Cette histoire est celle
du heurt des intérêts et des luttes pour la
domination, une histoire pleine de fureur et de bruit que raconte celui qui,
pour un temps, en acquière la maîtrise. Ici
apparaît un couple
1 Thomas d'Aquin, Du gouvernement royal, p.
15.
2 Ibid., p. 29.
3 A. Negri, Le pouvoir constituant, p.
76: " Dans la production de l'Etat et dans le développement du principe
constituant, le vrai et le bien sont indissolublement liés
à la puissance - leur horizon est toujours celui de la puissance
et toute distinction est a posteriori, alors que l'action vient avant,
et choisit librement ".
22
conceptuel fondamental du remaniement machiavélien :
l'opposition entre Fortuna et virtù1.
Le vrai passe désormais tout entier du
côté du changement et de la mutabilité, dans la
temporalité intrinsèque du monde humain et de la nature
changeante. Et c'est dans sa capacité
à s'adapter à la fortune, à ordonner son
action aux nécessités du temps, que se reconnaît le bon
prince. Ce n'est plus le monde humain qui doit être
orienté par rapport au modèle intemporel de la vertu que le
prince incarne de par sa mission divine, c'est au contraire le prince
qui doit s'adapter à la mutabilité essentielle du cours du
monde. " Si nous pouvions changer de caractère selon le temps et les
circonstances, la fortune ne changerait jamais "2: voilà
l'enseignement fondamental du Florentin. Le temps est la substance même
du pouvoir,
ce temps que le prince doit intérioriser pour l'amener
à se plier à sa volonté3. La
temporalité
est à la fois la contrainte objective avec laquelle le
prince compose et l'empreinte subjective par laquelle il peut
infléchir la réalité. Le temps est proprement le
principe constituant du pouvoir4. Dès lors, la science
politique imbue de prétentions normatives et
théorétiques se transforme en " technologie politique 5
", en élaboration subjective de la matière historique. Et
comme l'histoire n'est que le jeu des passions humaines, c'est à partir
de et sur celles-ci que
la domination s'exerce6.
Ainsi voit-on se dessiner chez Machiavel une nouvelle
économie de la puissance, constituée à partir d'une
réélaboration des catégories politiques et d'une
signification inédite
de l'inscription de l'action humaine dans le monde. Le Prince
se donne comme un miroir de
la puissance dans un monde redéfini en termes
de volonté subjective de domination et de conservation du pouvoir.
Par conséquent, ce n'est plus l'image d'un modèle transcendant
que réfléchit le miroir du prince, c'est le lieu de son
action et de son inscription temporelle et spatiale. Le catalogue des
vertus devient celui du compte des forces en présence au sein du royaume
que le monarque doit connaître pour s'y adapter7.
Un pas néanmoins reste à franchir pour voir le
livre du prince se transformer en livre d'Etat, recensement des forces du
Royaume offert à l'administration rationnelle. Pour cela, une
nouvelle structure du pouvoir doit s'affirmer, celle de l'Etat-nation
où le monarque s'identifie avec le territoire administré,
la personnalité du souverain se trouvant peu à peu
absorbée dans sa fonction administrative. Effacement progressif
du prince au profit d'une libération de la puissance collective et
d'une réappropriation des forces de la nation par elle- même que
le XVIIe siècle voit se mettre en place. C'est à
l'étude de cette nouvelle structuration de la réalité
politique qu'il nous faut à présent nous intéresser.
Mais concluons avant toute chose sur cette étude de la
structure du pouvoir chez les
Anciens, au Moyen-âge et à l'aube de la
modernité. Nous avions parlé à ce propos d'une
1 Les arts de gouverner, p. 188: " Ainsi
l'art, chez Machiavel, est-il indissoluble de la temporalité. Il ne se
conçoit que dans un rapport de lutte avec la puissance instable de la
fortune ".
2 N. Machiavel, Le prince, p. 176.
3 Le pouvoir constituant, p. 63: " Nous
pouvons saisir comme volonté, et comme projet subjectif
concentré, la puissance en acte dans ces moments. Plus
précisément, le problème est d'intérioriser le
temps historique, de l'intégrer au temps anthropologique, de
singulariser la puissance qui s'est découverte ".
4 Ibid., p. 60: " C'est sa
volonté de puissance qui rassemble cette temporalité
éparse pour en faire une arme invincible dans la
réalité (...). Il (César Borgia) est l'organisateur
de l'Etat, celui qui surdétermine le temps
historique et le réorganise ".
5 Ibid., p. 61.
6 Ibid., p. 106: " La passion est une trame
matériellement et profondément immergée dans le temps, une
trame capable de secouer le temps et son inertie ".
7 Chez Machiavel, le terme de stato permet
d'articuler l'idée du gouvernement, de conservation de la puissance
et de la domination d'un territoire. Le terme stato
ne recouvre pas la notion d'Etat, entendue comme structure administrative
encadrant l'usage de la puissance, mais fait référence d'une
part au pouvoir d'un homme ou d'un groupe au sein de la Cité, d'autre
part, au domaine et au territoire sur lequel s'exerce la domination, enfin, le
régime ou la forme constitutionnelle de gouvernement. C'est donc avant
tout dans sa connotation d'espace de la domination du prince que doit
s'entendre le stato machiavélien. Cf. Les arts de
gouverner, p. 212-213.
23
imbrication essentielle du concept de pouvoir et de Nature. Nous
sommes à présent en mesure
de mieux justifier cette affirmation. Nous avons en
effet pu observer qu'à chacune de ces époques correspond
une conception particulière de la Nature qui, avec chacune de
ses redéfinitions, entraîne avec elle une nouvelle structuration
du politique. Si les Grecs voient dans la Nature l'image d'un cosmos
organisé en lequel vient s'inscrire l'ordre humain, la conception
politique qui s'ensuit comprend la Cité, soit chez Platon,
comme harmonie des parties à l'image du cosmos et de l'âme, soit
chez Aristote, comme communauté autarcique, l'idée d'un premier
moteur autonome ordonnant la fin de la Cité à une vie belle
s'achevant dans l'éducation du citoyen à l'excellence de
la theoria. Aussi la liberté politique dans la Polis
antique ne peut-elle consister qu'en la recherche par la
discussion du bien commun, prolongement de l'harmonie naturelle.
Dès lors l'idée d'une liberté privée,
basée sur l'indépendance de l'individu apparaît comme
non-sens à l'expérience grecque de la vie humaine.
Si nous nous tournons à présent vers la
conception chrétienne de la Nature, nous voyons que celle-ci,
définie comme nature créée, fait indéfiniment signe
vers la transcendance
de la volonté créatrice. Or la faute originelle,
issue du désir d'autonomie du premier homme, condamne le genre humain en
son entier à une éternelle distance de sa volonté à
sa puissance.
En ce sens, l'homme déchu fait face à sa
propre nature créée qu'il doit reconquérir par
l'amour ordonné en aliénant sa volonté propre dans
la volonté divine, qui seule peut lui accorder la grâce.
Ainsi peut-on voir une opposition entre Nature créée bonne parce
qu'issue
de la volonté divine et nature humaine
pécheresse séparée de l'ordre de la création
par la mauvaise volonté de l'homme.
Enfin, rompant avec ce modèle, Machiavel
conçoit la Nature comme fortune contre laquelle le prince doit
dresser ses forces pour en épouser la plasticité et ainsi la
plier à ses fins
de conservation et de domination. Dès lors la passion se
dresse contre la passion ; et l'homme
se trouve face à lui-même, dans la lutte
sans fin d'un monde dépourvu de toute finalité
transcendante et ramené à l'autonomie d'une législation
que l'homme d'action doit arracher
au prix de ses efforts.
L'histoire que nous avons suivie nous apparaît ainsi comme
celle d'une réinscription
du fondement de l'action politique dans le monde humain. Mais ce
remaniement ne va pas sans une compréhension plus générale
de la notion de pouvoir. Cette redéfinition, nous allons
le voir, n'est pas tant l'effet d'un programme de
réforme politique qu'une réinterprétation
générale du phénomène de puissance naturelle.
24
Configuration épistémologique du pouvoir
moderne:
l'ontologie de l'immanence
C'est donc sur un terrain proprement
épistémologique et scientifique qu'émerge une nouvelle
signification de l'ordre naturel. C'est en fait de l'élaboration d'un
monde nouveau que va naître un homme nouveau, l'homme moderne, qui encore
aujourd'hui structure notre rapport à la réalité
politique. En effet, la requalification des forces naturelles
entraîne une compréhension neuve du pouvoir humain. Ce pouvoir
nous apparaît dès lors tributaire d'une redéfinition de la
puissance, non pas à partir de ce que l'homme peut, entendu
comme ce qui
est rendu possible par la loi transcendante, mais
comme ce qu'il peut, à partir de sa force propre. C'est
à partir de la médiation de la conservation de soi que nous
assistons ainsi à une réappropriation du fondement du
pouvoir, désormais conçu comme dynamique des forces
sociales. Nous sommes ainsi préparés à comprendre en
quelle mesure la démocratie moderne consiste en une libération
du corps social à l'égard de toute médiation
transcendante.
Saint Thomas et la transcendance du premier principe
Nous avons vu qu'avec Thomas d'Aquin commence à
s'amorcer une réhabilitation de l'ordre purement humain de l'exercice du
pouvoir. Néanmoins c'est toujours sur le fond de la transcendance que
ce pouvoir se voit défini. En effet, c'est à partir
d'une hiérarchie intrinsèque à la création que
peut se découvrir le sens véritable de la fonction directive dont
la
fin est " de conserver cette unité qu'on appelle la
paix "1. Or en vertu de l'analogie entre les formes naturelles et
les artifices de la raison, Thomas conçoit le gouvernement naturel comme
celui d'un seul2. En effet, de même que Dieu
règne sur la création en cause éminente, le pouvoir
du souverain doit être transcendant au corps politique, une
inégalité de facto ordonnant la répartition des
charges au sein du Royaume. Mais cette analogie entre la royauté
de dieu et l'office du monarque, et la distance qui les
sépare l'un et l'autre de l'objet de leur puissance, ne trouve de
justification dernière qu'en un discours théologique sur
l'essence même de la création.
En effet, au fondement même du discours thomiste se trouve
cette idée que l'homme
ne peut avoir de connaissance positive de l'être divin.
L'abîme qui sépare la créature de son créateur est
telle que même la plus parfaite de ses oeuvres, l'homme
doué d'une âme intellective, ne saurait acquérir de
juste définition de Sa puissance3. Aussi existe-t-il
une inégalité ontologique fondamentale entre la cause divine et
l'effet engendré. Dieu est le sujet éminent duquel ne peut
être prédiqué aucun attribut de manière univoque. Il
n'est pas possible d'attribuer les mêmes noms, dans le même sens,
à Dieu et à l'ordre des créatures sous peine
1 Thomas d'Aquin, Du gouvernement royal, p.
15
2 Ibid., p. 17: " Toute
multiplicité dérive de l'unité. C'est pourquoi, si l'art
imite la nature et si l'oeuvre d'art est d'autant meilleure qu'elle saisit
mieux la ressemblance de la nature, il s'ensuit nécessairement que
le meilleur pour la société humaine, c'est d'être
gouverné par un seul ".
3 Somme contre les gentils, Liv. I ch.
XXX, : " Le degré suréminent dans lequel ces perfections se
trouvent en Dieu ne peut s'exprimer au moyen des noms que nous avons choisis,
sinon par négation, quand nous disons, par exemple que Dieu est
éternel ou infini; et encore par les rapports qui existent entre lui et
les autres êtres, comme lorsque nous l'appelons la première cause
ou le souverain bien; car nous ne saurions comprendre ce qu'est Dieu, mais
seulement ce qu'il n'est pas, et quels sont les rapports qui rattachent
à lui les créatures ".
25
de remettre en cause la transcendance du premier principe.
Ainsi " les réalités dont Dieu est la cause ont des formes qui ne
sont pas au niveau de la puissance de Dieu, puisqu'elles reçoivent d'une
manière fragmentaire et parcellaire ce qui se trouve en Dieu
de manière simple et universelle. Il est donc clair que l'on ne peut
rien affirmer d'univoque de Dieu et des autres choses "1. Par
conséquent, les réalités qui ne possèdent
l'être que de par la bonté divine ne sauraient se concevoir
indépendamment de cette puissance et partant ne reçoivent de
statut ontologique que de leur dépendance2. On ne peut
dès lors penser l'unité de l'Être que
hiérarchiquement et absolument pas sur un plan d'immanence et
d'égalité. Ainsi se voit justifiée l'image de Dieu
comme roi et du monde comme royaume. Par analogie, l'autorité du recteur
naturel jouit d'une prévalence absolue sur les sujets qui lui sont
soumis.
Or c'est avec une telle ontologie de la transcendance et les
limites qu'elle pose a priori
à la connaissance et l'action humaine que va rompre la
modernité. Les exemples ne manquent pas, tant à la
Renaissance qu'à l'Age classique, de tentatives visant
à réinscrire les fondements de la connaissance dans un cadre
purement humain. Mais, sur cette voie, Spinoza nous semble le meilleur guide en
tant qu'il promeut une véritable ontologie de l'immanence fondée
sur une redéfinition de la puissance, lourde de conséquences
quant à l'organisation du champ politique.
Spinoza et l'ontologie de l'immanence
Spinoza cesse, en effet, de penser la divinité sur fond
de volonté transcendante pour la ramener à l'ordre
déterminé de la Nature3. Au chapitre II du
Court traité, Spinoza montre ainsi qu' " il ne peut y avoir
de substance plus parfaite que celle qui existe déjà dans la
nature
"4. Il suit de là qu'une telle substance ne
peut être qu'une, puisque, limitée par une autre, elle perdrait
cette infinité qui la définit5. Par conséquent,
la substance divine n'engendre pas une autre substance séparée
d'elle-même, mais cette substance est Dieu même, causa
sui. Dès lors
il y aura autant de perfection dans la cause que dans
l'effet6. Ainsi " la nature est connue par elle-même et non
par autre chose. Elle est formée d'attributs infinis dont chacun est
infini et souverainement parfait en son genre, à l'essence
desquels appartient l'existence, en sorte qu'en dehors d'eux n'existe
aucune essence ou aucun être et elle coïncide ainsi exactement avec
l'essence de Dieu, seul auguste et béni "7. Contre la
séparation de la cause et de l'effet, Spinoza peut ainsi affirmer de
Dieu qu'il " est une cause immanente et non transitive en tant qu'il agit en
lui et non hors de lui, puisque rien n'existe hors de lui
"8. L'on peut par conséquent concevoir l'homme comme
une partie de Dieu et non comme un simple effet
1 Ibid., ch. XXXII.
2 Ibid., ch. XXVIII: " Les choses qui ne
font qu'exister ne sont pas imparfaites en raison de l'imperfection de
l'être pris lui-même absolument: c'est qu'elles ne
possèdent pas l'être selon toutes ses virtualités,
mais y participent selon un mode particulier, très imparfait ".
3 Spinoza, Traité de la réforme de
l'entendement, §5, p. 184: " Nulle chose considérée
dans sa propre nature, ne sera dite parfaite ou imparfaite, surtout quand on
aura connu que tout ce qui arrive se produit selon un ordre
éternel et des lois de nature déterminées
".
4 Spinoza, Court Traité, Ch. 2,
§1, p. 49.
5 Ibid, p. 48 note 2: " Si nous pouvons
démontrer qu'il ne peut y avoir aucune substance limitée, toute
substance doit alors participer sans limitation à l'être
divin. Or, nous le prouvons ainsi: ou bien la substance doit
s'être limitée elle-même, ou bien elle a
été limitée par une autre. Elle ne peut
s'être limitée elle-même car, étant
illimitée, elle aurait dû changer toute sa nature. Elle
n'est pas non plus limitée par une autre, car cette autre
devrait être limitée ou illimitée; le premier n'est pas,
donc, c'est le second; donc elle est Dieu ". Cf. aussi Ethique,
Première partie, Axiome V, p. 67.
6 Court Traité, Ch. 2, §8, p.
51: " Nous demandons: si, dans la substance qui devrait être cause de
celle qui s'est produite, il y a autant de perfection ou s'il y en a moins ou
plus que dans celle qui est produite. Il ne peut y avoir
moins. Plus, pas davantage: parce qu'en ce cas cette
deuxième substance devrait être limitée. "
7 Ibid., Appendice, Corrolaire, p. 162.
26
déficient ontologiquement1. Dès
lors, l'attribution d'une volonté propre et étrangère
à Dieu n'est que le signe de l'ignorance et de la superstition qui
conçoit ce qui lui échappe comme supérieur et doué
d'une volonté propre2. Mais pour qui a une connaissance
claire du rapport des corps au sein de l'étendue suit un ordre identique
dans l'ordre de la pensée. Et par-là la véritable
liberté ne se découvre que comme la claire connaissance
de la somme totale des causes et des effets qui se déploient dans
l'immanence de la nature3. Il s'ensuit par conséquent une
égalité totale des prédicats qui remet totalement en cause
l'autorité d'un sujet éminent par rapport à ceux-ci
et qui déplace la connaissance du terrain de la foi
vers celui de l'enchaînement causal et mécaniste des corps au
sein de la nature.
Or, par-là même, Spinoza produit un
déplacement considérable dans la définition de la
puissance jusqu'ici référée à l'être
transcendant de la divinité. A partir du moment où " la
puissance, grâce à laquelle tout ce qui est dans la nature existe
et exerce une action, ne saurait différer de la puissance même de
Dieu "4, chaque être se voit qualifié, non par rapport
à son inscription dans l'ordre hiérarchique de la
création, mais par la puissance même qu'il a d'agir.
Connaître une chose, c'est connaître sa puissance ou la puissance
qui agit sur elle et la limite. C'est donc à partir d'une
causalité réciproque que les êtres doivent être
appréhendés. Loin d'une essence étrangère dont il
reçoivent leur nature, c'est de leurs rapports qu'ils tiennent leur
pouvoir. Par-là même, chaque corps se voit individualisé
comme une certaine somme de puissance visant à sa
conservation5. Dès lors le bien et le mal vont se voir
ramenés au simple calcul de forces accroissant ou diminuant la
puissance et non plus au rang d'essences hypostasiées dans l'ordre
immuable de la création. A la question: " le bien et le mal sont-ils des
êtres de raison ou des Etres réels ?", Spinoza répond que "
considérant que le bien et le mal ne sont autre chose que des relations,
il est hors de doute qu'il faut les ranger parmi les êtres de Raison, car
jamais on ne dit qu'une chose est bonne sinon par rapport à quelque
autre qui n'est pas si bonne ou ne nous est pas si utile qu'une autre
"6.
8 Ibid. Ch. 3, §2-1, p. 65. Cf. aussi,
Ethique, Partie I, Proposition XVIII, p.87: " Dieu est cause
immanente, mais non transitive, de toutes choses ".
1 Court traité, Ch. 18, §2, p.
129: " En premier lieu, il s'ensuit que nous sommes en vérité
serviteurs et esclaves
de Dieu et que c'est notre plus grande perfection de
l'être nécessairement. Car, si nous étions
réduits à nous- mêmes et ne dépendions pas ainsi de
Dieu, il y aurait bien peu de choses ou même il n'y aurait rien que nous
puissions accomplir, et nous trouverions à bon droit dans cette
impuissance une cause d'affliction; tout au contraire ce que nous voyons
maintenant, à savoir: que nous dépendons de ce qui est le plus
parfait de telle façon que nous soyons une partie du tout, c'est
à dire de lui-même, et contribuons en quelque sorte à
l'accomplissement d'autant d'oeuvres habilement ordonnées et parfaites
qu'il en est qui dépendent de lui ".
2 Ethique, Première partie,
Appendice, p. 106: " Car, ayant considéré les choses
comme des moyens, ils ne pouvaient pas croire qu'elles se fussent
faites elles-mêmes; mais, pensant aux moyens qu'ils ont
l'habitude
d'agencer pour eux-mêmes, ils ont dû conclure qu'il y
a un ou plusieurs maîtres (rectores) de la Nature, doués
de
la liberté humaine, qui ont pris soin de tout pour eux
et qui ont tout fait pour leur convenance. Or, comme ils n'ont jamais eu aucun
renseignement sur le naturel de ces êtres, ils ont dû en juger
d'après le leur, et ils ont ainsi admis que les Dieux disposent tout
à l'usage des hommes, pour se les attacher et être grandement
honorés par eux ".
3 Ibid., Troisième partie,
Proposition II, scolie, p. 186: " Le décret de l'esprit, aussi
bien que l'appétit et la détermination du corps, vont
ensemble par nature, ou plutôt sont une seule et même chose que
nous appelons Décret quand elle est considérée sous
l'attribut de la Pensée et s'explique par lui, et que nous
nommons détermination quand elle est considérée sous
l'attribut de l'Etendue et se déduit des lois du mouvement et du
repos; ce qui deviendra encore plus évident par la suite ".
4 Traité de l'autorité
politique, II, 2, p. 15.
5 Ethique, Troisième Partie,
Proposition VII, p. 190: " L'effort (conatus) par lequel chaque chose
s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors
de l'essence actuelle de cette chose ".
6 Court Traité, ch. X, p. 83.
27
Or cette conception est déjà mise en avant par
Hobbes1. Ce dernier pousse le principe mécaniste
jusqu'à ses dernières conséquences en ne voyant d'autre
réalité que corporelles2.
Hobbes et le mécanisme
Pour le philosophe anglais, tout s'explique par le mouvement des
corps et la causalité
est l'ultime principe d'explication de l'ordre physique aussi
bien que moral. En effet, il n'est
de connaissance que par les sens, et l'esprit n'est
lui-même qu'un mouvement du corps3. Par conséquent,
c'est la même méthode qui permet d'expliquer le mouvement
physique, la volonté et l'action humaine. Une physique des
actions humaines est dès lors envisageable pour autant que l'on
sache suivre la juste consécution des désirs qui animent les
hommes. Car l'homme est tout entier désir4. La raison
elle-même est au service des passions5 et connaître la
finalité des actions humaines, ce n'est plus comme chez saint Thomas les
ramener à une fin transcendante, mais découvrir leur origine
dans l'objet qui les anime. Une physique des atomes sociaux est
finalement tout aussi possible qu'une mécanique des corps physiques.
Résumons donc les conséquences introduites par
Spinoza et Hobbes dans l'ordre de la connaissance et de ses fondements. Tout
d'abord, la création n'est plus définie par rapport à une
volonté extérieure mais devient elle-même le lieu du
déploiement des forces naturelles immanentes. Au sein de cette nature
règne le principe de causalité par lequel tout corps se voit
conduit à produire ses effets en vertu du mouvement qui l'anime.
Dès lors se découvre une égalité ontologique entre
tous les êtres qui ne subsistent plus qu'en vertu de leur puissance
propre. En ce sens, la puissance n'est plus tant ce qu'un ordre
créé rend possible de par la volonté de son
créateur que l'effet propre produit par chaque corps sous
l'effet d'une sollicitation extérieure. Finalement chaque corps
est individué à la fois par sa puissance naturelle et par
l'action des autres corps qui accroissent ou limitent sa puissance. Immanence,
causalité, égalité, puissance individuelle,
voilà les acquis de l'ontologie spinozienne et hobbesienne et qui,
on va le voir, vont permettre une restructuration du champ conceptuel à
même de réinscrire la puissance au sein du monde des hommes.
1 T. Hobbes, Léviathan, Ch. VI,
p. 48: " L'objet, quel qu'il soit, de l'appétit ou du désir d'un
homme, est ce que pour sa part celui-ci appelle bon; et il appelle
mauvais, l'objet de sa haine et de son aversion; sans valeur et
négligeable l'objet de son dédain. En effet, ces mots de
bon, de mauvais et de digne de dédain s'entendent toujours par
rapport à la personne qui les emploie car il n'existe rien qui soit tel,
simplement et absolument; ni aucune règle commune du bon et du mauvais
qui puisse être empruntée à la nature des objets
eux-mêmes ".
2 P-F Moreau, Hobbes. Philosophie, science et
religion, p. 55: " Radicalement, la métaphysique de Hobbes ne se
lasse pas de répéter cette thèse: tout est corps
- et tous les phénomènes s'expliquent par le mouvement
des corps".
3 Léviathan, Ch. I, p. 12: " Toutes
ces qualités appelées sensibles ne sont dans l'objet qui les
cause qu'autant de mouvements variés de la matière par lesquels
celui-ci presse diversement nos organes. Et en nous qui subissions
cette pression, elles ne sont rien d'autre non plus que divers
mouvements; car le mouvement ne produit que le
mouvement ".
4 Ibid., Ch. XI, p. 95: " L'objet du
désir de l'homme n'est pas de jouir une seule fois et pendant un seul
instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir
futur ".
5 Ibid., Ch. VIII, p. 69: " Les
pensées sont comme les éclaireurs et les espions des
désirs, rôdant de tous côtés
pour trouver le chemin des choses désirées ".
28
Chapitre II
Genèse et structure de la démocratie
libérale
29
Il s'agit de montrer comment s'élabore, à
partir du XVIIe, une structuration du pouvoir
qui, basée sur une définition neuve de la
liberté humaine, a permis l'avènement d'une forme de
régime autonome. Ainsi l'apparition de l'Etat-nation,
orienté non en vue d'un Bien transcendant, mais circonscrit
dans le cadre légal de la souveraineté, lieu propre de la
liberté
de chacun universellement (puisque réciproquement)
articulée par rapport à la liberté de tous, rend possible
l'émergence d'une sphère privée en laquelle l'individu
possède l'exercice de ses droits fondamentaux.
Par-là même vont se voir juxtaposées
deux formes de liberté : d'une part, une liberté
politique, jamais directement assumée par l'individu mais
transférée, lors du pacte de souveraineté, à
la puissance publique. Cette liberté n'existe que dans et par
le peuple juridiquement défini par la représentation d'un
tiers, que ce tiers soit transcendant au corps social (le souverain chez
Hobbes), immanent (la volonté générale chez
Rousseau) ou bien encore, lui-même, médiatisé par
l'intermédiaire de ses représentants (démocratie moderne)
; d'autre part, une liberté privée qui, elle, se voit
réduite à l'exercice des droits individuels dans
le champ laissé libre par la loi. Cette
liberté, liberté de l'individu face à l'Etat, issue
de la question des droits de la conscience au moment des guerres de religion,
définit ainsi un espace
de non-intervention du pouvoir. Or cette sphère, d'abord
purement intérieure et morale, va, à partir de la fin du XVIIIe
siècle, se constituer en lieu de jugement et de revendication à
l'égard
de la sphère politique jusqu'à enfler au
point de devenir l'assise de l'exercice légitime du pouvoir.
Cette sphère se constitue dès lors en espace public.
C'est du côté de cette liberté privée
que se déploie la sphère des droits de l'homme, alors que la
première ne connaît que les droits politiques du citoyen, garants
des seconds.
Toutefois cette sphère privée, à la
différence de l'ordre politique où la multitude se voit
unifiée par l'existence d'une instance supérieure artificielle,
ne connaît que l'immédiateté des rapports individuels.
Dès lors se pose pour elle le problème du lien effectif
qui unit ses membres. Finalement, à partir de la compréhension
de l'individu comme égoïsme rationnel va
se développer l'idée d'une organisation
immédiate et naturelle de la société, par opposition
à la médiation artificielle de l'Etat. Cette sphère
sociale qui, avec l'apparition de l'économie politique, devient
objet d'une connaissance scientifique, se découvre finalement
comme organisme autorégulateur, prévisible et donc
maîtrisable. Or cette maîtrise ne se confond justement pas
avec l'intervention extérieure et violente de l'Etat mais
consiste dans la réalisation de ses lois immanentes. Ainsi
contre l'inertie du politique qui ne veille qu'à la conservation
en l'état du pouvoir se développe comme une physique des forces
sociales qui débouche sur l'affirmation de l'auto-nomie de la
société.
De cette scission privé/public va donc naître une
dualité société/Etat qui débouche sur une
restructuration du champ politique fondé en les forces mêmes du
corps social dont l'Etat ne devient qu'un instrument, lieu de l'action du corps
social sur lui-même à partir du savoir de
soi acquis dans l'espace public. On assiste finalement ainsi
à un déplacement de la topique du pouvoir de la sphère
politique à la sphère sociale.
30
Or par-là même, la démocratie
n'apparaît plus, telle que chez les Anciens, comme un mode de
gouvernement politique particulier, mais par une socialisation
progressive du politique ou une politisation du social, comme la
maîtrise effective de l'homme par lui-même.
En effet, en soumettant peu à peu le pouvoir
de l'Etat au savoir de la société, la
démocratie libérale se donne le corps social pour objet et
par-là même pour sujet. Du sujet soumis au pouvoir au
Sujet du pouvoir, ainsi assiste-t-on à la libération
progressive de la société1 à
l'égard de toute volonté hétérogène et
par-là même à l'apparition d'un foyer nouveau du
pouvoir : le pouvoir social.
1 La définition de la société
civile est fluctuante au cours de l'histoire du pouvoir moderne. Elle s'entend
chez Hobbes et chez Locke, comme chez tous les auteurs politiques
jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, comme société
politique. En ce sens, les rapports immanents à la sphère
privée ne reçoivent alors pas de signification réellement
positive et ne se conçoivent pas en dehors du dispositif de la
souveraineté et de la constitution d'une puissance publique
transcendante à la société. Avec Adam Smith et sa
compréhension de la nation en termes économiques une
distinction entre société et Etat commence à
apparaître mais jusqu'aux libéraux du XIXe siècle, et
encore chez des auteurs comme Benjamin Constant, la distinction
société/Etat se comprend surtout dans les termes d'une
opposition entre le gouvernement et individus. Les auteurs anglais, tel que
Paine ou Godwin, conçoivent cependant une consistance propre au
sein de la société non-politique du fait de
l'héritage d'Adam Smith qui découvre l'économie
politique. Pour notre part, nous utiliserons le terme de société
en trois sens :
- avec les penseurs du contrat, nous entendrons
société comme société politique ou
société civile
- avec les penseurs libéraux, nous verrons la
sphère privée des échanges sociaux opposée au
gouvernement puis à l'Etat émerger comme société
autonome
- avec l'institutionnalisation contemporaine de la
démocratie libérale, nous concevrons la société en
termes de
sphère naturelle et auto-régulée
d'échanges immanents au corps social, mais qui parvient à
intégrer la dynamique administrative de l'Etat comme un moment de la
communication à elle-même.
31
Souveraineté et droits
Avec la rupture épistémologique produite au XVIIe
siècle s'ouvre un nouvel horizon
de compréhension des phénomènes
naturels et humains. Désormais la raison peut espérer
élaborer par ses propres forces l'édifice du savoir sans
nécessairement se référer à la tradition. Mais
cette idée nouvelle d'une nature finie et organisée selon
des lois fixes et immanentes emporte avec elle une conception du pouvoir des
hommes défini dans le même cadre.
A la question politique de l'ordre commun, le XVIIe
siècle, plus qu'une réponse nouvelle, promeut un
questionnement inédit sur la matière, la forme et le
pouvoir de la république ecclésiastique et civile.
Dans un monde doué d'une autonomie ontologique suffisante pour
ne pas se voir sans cesse ramené à l'ordre d'une
volonté transcendante et infinie, un nouveau fondement du pouvoir doit
permettre de répondre à la question de la paix
civile1. Si Dieu n'existe pas, tout est
possible2, comment dès lors concevoir un ordre politique
stable ? C'est la deuxième conséquence du retrait du divin de
l'orbe du savoir humain qui doit permettre de répondre à cette
question. Car en effet, avec l'ontologie de l'immanence, une conception
du pouvoir en termes de puissance physique, au sens des forces
naturelles, s'élabore sur la base d'une individuation
première des corps engagés dans les relations de
causalité et de limitation réciproques. C'est donc
de l'individu, et de sa tendance fondamentale à "
persévérer dans son être " que doit découler
la définition des rapports politiques que cet individu institue avec
ses alter egos.4
L'on comprend dès lors qu'à partir du moment
où l'investigation politique se détourne d'une loi transcendante
invitant à la vertu pour se concentrer sur la loi immanente et
naturelle
du rapport des hommes les uns à l'égard des autres,
la question fondamentale devienne celle
de la légitimité de l'obéissance. A
quelles conditions et pourquoi les hommes de libres et
indépendants qu'ils sont au sein de la nature en viennent-ils à
se soumettre à un pouvoir qui
les limite ? C'est finalement la question de la
souveraineté qui se pose; question neuve et dont
la réponse va permettre d'articuler les principaux
éléments d'une définition du pouvoir
démocratique.
Hobbes: puissance et souveraineté
?Physique des atomes sociaux
Dans le cadre d'un système mécaniste et
matérialiste, comme celui de Hobbes, la première question
qui se pose est donc celle de l'objet propre du discours politique et de la
méthode à même de mettre au jour la
véritable genèse du corps politique. Or, s'il est
désormais vain de vouloir s'appuyer sur une essence intangible
pour juger de la réalité
1 G. Mairet, Principe de
souveraineté, Gallimard, 1997, Folio essais, p. 37: " Aux
origines du principe de souveraineté, il y a la réponse
à la question majeure de la politique: la question de la guerre civile.
Les modernes ont dès lors construit le principe de souveraineté
en lui donnant un contenu unique: la paix civile ".
2 La question de l'athéisme telle qu'elle est
posée dans les Frères Karamazov par Dostoïevski au
XIXe siècle semble bien loin de la problématique de la science
moderne du XVIIe siècle et pourtant il semble que la mort de
Dieu proclamée deux siècles plus tard guide
la réinterprétation du phénomène humain au
sein d'un univers
détéléologisé dans le discours
hobbesien et spinoziste sur la puissance naturelle.
32
humaine, une juste définition des
éléments en présence est requise. En effet, le discours
n'est autre chose que " le calcul des conséquences des
dénominations générales dont nous avons convenu pour noter
et signifier nos pensées "1. C'est pourquoi chacune de ces
définitions doit être clairement établie et correctement
articulée2. Il s'ensuit dès lors que connaître
une chose n'est autre que suivre dans le discours l'engendrement d'un tout
à partir de ses parties les plus élémentaires.
Connaître la matière et la forme de la république, c'est
élaborer dans le discours
la juste composition de ses éléments. On ne
connaît finalement que ce que l'on fait3. La forme
de la société politique dépend de sa
matière et sa matière, ce sont les hommes.
Or pour que cette construction artificielle qu'est l'Etat
acquière finalement un poids suffisant pour ne pas s'envoler dans
les nues de la république platonicienne, un fondement solide est
nécessaire. C'est l'homme, tel qu'il est, et non tel que l'on voudrait
qu'il soit4. C'est l'homme en tant que corps et le mouvement qui le
dirige. C'est l'appétit, le désir, la passion, qui constituent le
plus petit dénominateur commun à tous les hommes. Fondement
sûr, qui gagne en réalisme ce qu'il perd en noblesse,
mais qui nous assure par-là même de cette matière
dont le tissu politique doit naître. Méthode
mécaniste et méthode résolutive- compositive sont
dès lors inextricablement liées dans la reconstruction
rationnelle de la société politique.
Au Ch. VI du Léviathan, Hobbes distingue entre le
mouvement vital qui assure la cohésion biologique de l'organisme
animal, et le mouvement animal ou volontaire qui est issu
de l'imagination et des représentations que l'action
des choses produit sur l'esprit et qui nous pousse à nous diriger vers
elle dans l'anticipation du bien qui en résultera. Ainsi à
l'origine de l'action se trouve l'effort (conatus) vers l'objet qui
agit sur l'imagination. " Cet effort, quant il tend à nous rapprocher de
quelque chose qui le cause, est appelé appétit ou
désir "5. L'on peut donc appeler passion la cause du
mouvement chez l'homme en tant qu'elle est l'action d'un objet sur
l'imagination, imagination qui ensuite produit l'effort vers cet objet. Or une
passion existe, plus puissante que les autres : le désir de
puissance6. Car l'augmentation de la puissance rend possible la
satisfaction d'un plus grand nombre d'appétits. Ainsi " le pouvoir
1 Léviathan, Ch. V, p. 38.
2 Ibid. Ch. V, p42: " On voit que
la raison ne naît pas avec nous comme la sensation et le
souvenir, et ne s'acquiert pas non plus par la seule expérience, comme
la prudence, mais qu'on l'atteint par l'industrie, d'abord en attribuant
correctement les dénominations, et ensuite en procédant,
grâce à l'acquisition d'une méthode correcte
et ordonnée, à partir des
éléments, qui sont les dénominations, jusqu'aux
assertions, formées par la mise en relation d'une
dénomination avec une autre; et de là aux syllogismes, qui sont
la mise en relation d'une assertion
avec une autre; pour en arriver à la connaissance de
toutes les consécutions de dénominations qui concernent le
sujet dont on s'occupe; et c'est là ce que les hommes
appellent science ".
3 Selon l'argument du fabriquant, la connaissance
d'un objet est tributaire de la connaissance de l'agencement des
éléments qui le composent. C'est pourquoi l'on ne peut
connaître cet objet qu'en observant son élaboration
au fur et à mesure qu'il se constitue. Cette analyse
génétique est décrite dans la préface du
Citoyen, p. 71 : " Car
de même qu'en une horloge, ou en quelque autre
machine automate dont les ressorts sont un peu difficile à
discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni
quel est l'office de chaque roue, si on
ne la démonte pas, et si l'on ne considère à
part la matière, la figure et le mouvement de chaque pièce ;
ainsi en
la recherche du droit de l'Etat, et du devoir des sujets, bien
qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant
considérer comme dissoute ".
4 Spinoza, Traité de l'autorité
politique, I, 1, p. 11: " (Les philosophes) conçoivent les hommes,
non tels qu'ils sont, mais tels qu'eux-mêmes voudraient qu'ils
fussent: de là cette conséquence, que la plupart, au
lieu d'une Ethique, ont écrit une Satire, et n'ont jamais eu
en Politique de vues qui puissent êtres mises en pratique, la
Politique, telle qu'ils la conçoivent, devant être tenu
pour une Chimère, ou comme convenant soit au pays d'Utopie, soit
à l'age d'or, c'est à dire à un temps où nulle
institution n'était nécessaire ".
5 Léviathan, Ch. VI, p. 47.
6 Ibid., Ch. VIII, p. 69: " Les
passions qui, plus que toutes les autres, causent les
différences d'esprit, sont principalement le désir plus ou
moins grand de puissance, de richesses, de savoir et d'honneur: mais tous ces
désirs peuvent se ramener au premier, c'est à dire au
désir de puissance ".
33
d'un homme consiste dans ses moyens présents
d'obtenir quelque bien apparent futur "1. Voilà ainsi
résumée la nature essentielle de l'homme: être de
désir, veillant infiniment à la course de ses désirs
prochains2.
Si maintenant nous ajoutons à cette condition naturelle
de l'homme un autre facteur, celui de la co-existence avec d'autres individus
désirants, que remarquons-nous ? Avant toute chose,
l'égalité intrinsèque de tous devant cette nature
désirante et la puissance naturelle qui l'accompagne et permet sa
réalisation3. Or de cette égalité de nature
quant au motif de l'action aussi bien qu'à la puissance naît
forcément un heurt des intérêts en présence qui
conduit à une défiance mutuelle et instaure par-là
même un état de guerre permanent4. En cet état,
chacun
est juge de son propre bien et a par
conséquent droit à ce qu'il estime nécessaire pour
pourvoir à la réalisation de son désir, et
à la condition sine qua non de celui-ci, la
conservation de sa vie. L'homme est libre pour autant qu'il ne
connaît pas d'obstacles extérieurs qui viendraient limiter
sa puissance5. On remarquera l'évolution du concept
ici produit de liberté humaine par rapport à la conception
augustinienne: la liberté ne consiste désormais plus en
l'acte originel par lequel l'homme voit se séparer sa puissance et sa
volonté. Désormais la puissance est ajustée à la
volonté pour autant qu'une autre puissance ne vient pas
la limiter.
Or une puissance vient justement limiter cette
liberté, et c'est d'elle que va naître l'édifice
entier de la constitution politique. En effet, l'on peut définir le
droit de nature comme
" la liberté qu'a chacun d'user comme il le veut de son
pouvoir propre, pour la préservation de
sa propre nature "6. Or si cette
liberté conduit à justement mettre en danger sa vie pour
l'accroissement de son pouvoir propre, une contradiction s'engage qui
finalement fait taire le désir même. Car il est en effet une
passion plus fondamentale que les autres, puisqu'elle en est
la condition: la crainte de la mort
violente7. Or de cette passion va naître un
raisonnement propre à assure la conservation. Cette règle
rationnelle est en même temps une loi de nature car elle constitue la
limite au-delà de laquelle la nature elle-même s'engloutit dans la
mort. Cette loi naturelle est, formellement, " un précepte, une
règle générale, découverte par la raison, par
laquelle il est interdit aux gens de faire ce qui mène à la
destruction de leur vie ou leur enlève le moyen de la
préserver "8. Néanmoins cette loi naturelle
demeure un simple théorème de la raison et si elle peut
être dénommée loi divine ou morale9, c'est
avant tout pour souligner qu'elle ne contraint que devant le tribunal de la
conscience mais n'est en aucun
1 Léviathan, Ch. X, p. 81.
2 Léviathan, ch. XI, p. 95: " La
félicité est une continuelle marche en avant du désir,
d'un objet à un autre, la saisie du premier n'étant encore que la
route qui mène au second ".
3 Léviathan, Ch. XIII, p. 121: " La
nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et
de l'esprit,
que bien qu'on puisse parfois trouver un homme manifestement
plus fort, corporellement, ou d'un esprit plus prompt qu'un autre,
néanmoins, tout bien considéré, la différence
d'un homme à un autre n'est pas si considérable qu'un
homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un
avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui
".
4 Le Citoyen, I, 3, p. 94: " La
cause de la crainte mutuelle dépend en partie de
l'égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la
réciproque volonté qu'ils ont de nuire ".
Léviathan, p.122-123: " Du fait de cette défiance
de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul
homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait
de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la
violence ou la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est
possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance
assez forte pour le mettre en danger ".
5 Léviathan, Ch. XIV, p.
128: " On entend par liberté, selon la signification propre de
ce mot, l'absence d'obstacles extérieurs, lesquels peuvent souvent
enlever à un homme une part du pouvoir qu'il a de faire ce qu'il
voudrait, mais ne peuvent l'empêcher d'user du pouvoir qui lui est
laissé, conformément à ce que lui dicteront son jugement
et sa raison ".
6 Ibid., Ch. XIV, p. 128.
7 Leo Strauss, Droit naturel et histoire,
p. 165: " La plus forte de toutes les passions est la peur de la mort, et plus
particulièrement la peur de la mort violente par le fait d'autrui: ce
n'est pas la nature mais ce terrible ennemi de la nature, la mort, qui est la
grande conseillère ".
8 Léviathan, Ch. XIV, p. 128.
34
cas suffisante pour soumettre les actions extérieures.
Car en effet, n'oublions pas que nous avons affaire chez Hobbes,
à une élaboration mécaniste de la physique des
corps. Par conséquent seule la puissance effective et matérielle
peut limiter la puissance d'un être.
??Droit de nature et loi naturelle
Mais intéressons-nous plus particulièrement au
contenu de ces lois naturelles. Ces lois n'obligent donc qu'in foro
interno et visent à assurer la libre poursuite de la
recherche de désir. Elles sont par, conséquent, en même
temps des limites au droit naturel et son expression puisqu'elles en
constituent la condition. La première loi naturelle affirme
ainsi " que tout homme doit s'efforcer à la paix, aussi longtemps
qu'il a un espoir de l'obtenir " et suivant le droit naturel " qu'il lui est
loisible de rechercher et d'utiliser tous les secours et les avantages
de la guerre " quand il ne peut l'obtenir1. Quel
est le moyen que les hommes trouvent à leur disposition pour assurer
la possibilité de cette paix ? C'est la seconde loi de nature
qui l'énonce : " que l'on consente, quand les autres y consentent aussi,
à se dessaisir, dans toute la mesure où l'on pensera que cela est
nécessaire à la paix et à sa propre défense, du
droit qu'on
a sur toute chose ; et qu'on se contente d'autant de
liberté à l'égard des autres qu'on en
concéderait aux autres à l'égard de soi-même ".
Ainsi intervient le moment de la réciprocité.
Ce qui permet de garantir le libre exercice du droit
naturel à chacun consiste dans l'articulation universelle de cette
liberté par rapport à celle de tous les autres2. Or
remarquons que, du point de vue du droit en question, il n'est pas question de
transfert, mais d'abandon mutuel. On ne peut donner une liberté.
Celle-ci ne consiste qu'en l'absence d'obstacle3. Et le droit est
justement la définition du champ possible d'exercice de cette
liberté. Aussi ce sur quoi s'entendent les particuliers
engagés dans la convention, c'est le principe formel qui n'est pas
encore une définition commune de l'acte bon ou mauvais, mais
un consensus sur la condition négative de la poursuite du
désir: éviter la mort violente.
Ici se situe le point décisif de l'art politique.
Le passage de l'exigence de paix prononcée in foro interno
s'avère problématique dans l'exécution. Comment en
effet passer de
la crainte à la confiance? Cela ne peut aller
sans l'assurance des moyens suffisants à contraindre l'autre au
respect de la convention4. Mais cette puissance ne peut être
réunie sans
la volonté de tous de se dessaisir dans le
même temps du droit de recourir à la puissance
particulière. Comment combler l'écart entre la volonté
intérieure de paix et l'acte extérieur de dessaisissement s'il
n'existe une assurance claire que les autres respecteront leur
parole?
9 Citoyen, III, 27, p. 125: " Dans
l'état de nature, il ne faut pas mesurer le juste et l'injuste par les
actions, mais par le dessein et la conscience de celui qui les pratique. Ce
qu'il faut nécessairement, ce qu'on fait en désirant la paix, ce
à quoi on se résout pour la conservation particulière, est
toujours fait avec une grande justice. Hors de là, tous les dommages
qu'on cause à un homme sont autant d'enfreintes de la loi de nature, et
de péchés contre la majesté divine ".
1 Léviathan, Ch., XIV, p. 129.
2 L'on retrouve une formule explicite de ce principe
chez Kant pour qui " le droit est l'ensemble conceptuel des conditions sous
lesquelles l'arbitre de l'un peut être concilié avec l'arbitre de
l'autre selon une loi universelle de
la liberté " Cf. Doctrine du Droit, §B, p.
16.
3 Léviathan, Ch. XIV, p.
130: " Se dessaisir de son droit sur une chose, c'est se
dépouiller de la liberté d'empêcher autrui de profiter
de son propre droit sur la même chose. Car celui qui renonce à son
droit ou le fait passer en d'autres mains ne donne pas à quelque autre
homme un droit que celui-ci ne possédait pas auparavant:
il n'est rien en effet sur quoi tout homme n'ait pas, par
nature, un droit; il se borne à s'ôter de son chemin, afin que
cet homme puisse jouir de son droit originaire, sans empêchement
de sa part à lui; mais non pas sans empêchement de la
part des tiers. Ce qui échoit à un homme lorsqu'un droit d'un
autre s'efface n'est donc qu'une diminution correspondante des obstacles qui
nuisaient à l'exercice de son propre droit originaire ".
4 Ibid., p. 133: " Un des contractants
peut remettre la chose pour laquelle il s'engage par contrat, et accepter que
l'autre partie s'exécute pour son compte en un moment ultérieur
déterminé, cependant que dans l'intervalle on lui fera confiance.
Le contrat, pour ce qui regarde le second, est alors appelé pacte ou
convention ".
35
Faudrait-il voir un écart se dessiner entre le
contrat et le pacte, le second consistant dans l'engagement à
respecter ultérieurement le transfert mutuel du droit que désigne
le premier?1
La réponse de Hobbes va consister dans
l'énoncé de la troisième loi de nature, loi de justice:
" que les hommes s'acquittent de leurs conventions, une fois
qu'ils les ont passées "2. Or, à de multiples
reprises, Hobbes répète qu'il n'y a pas de juste ou d'injuste en
l'absence d'un décret civil3. Pourquoi donc nommer une loi
naturelle loi de justice?
Volonté intérieure et puissance
extérieure
C'est ici que prend tout son sens le dispositif
hobbesien. Arrêtons-nous donc sur la finalité de l'art
politique conçu par Hobbes et qui nous éclairera sur le sens de
la souveraineté que ce dernier définit. L'obsession
première de Hobbes est de définir les conditions de la paix
civile. C'est en effet au milieu des secousses violentes qui agitent
l'Angleterre du XVIIe siècle, des dissensions et des factions,
des querelles religieuses et politiques, que vient s'inscrire la
tentative de définir un ordre stable et sûr. Et dans cette
tentative, Hobbes se voit confronté à deux ennemis combattant
sur deux fronts opposés: d'une part, les partisans de
l'augustinisme politique qui voudraient voir le pouvoir du monarque
soumis à la volonté du magister spirituel, d'autre part les
monarchomaques qui veulent voir les droits du souverain limités
au profit de ses sujets4. Dans les deux cas, Hobbes a
à faire à la question de la conscience intérieure.
Dans le premier cas, il y va de la revendication de l'Eglise à diriger
les volontés intérieures, ce qui conduit à une
législation concurrant celle de l'Etat, dans le second cas, les sujets
huguenots affirment que le pouvoir du monarque est limité par le
consentement des sujets à l'obéissance. Nous aurons à
revenir sur la question des droits de la conscience au moment des guerres de
religion, mais intéressons-nous pour l'instant à la
réponse que Hobbes fournit à ce problème car elle
constitue proprement le noeud gordien de son discours sur la
souveraineté.
En effet, nous avons vu que le passage de l'engagement
intérieur au dessaisissement extérieur est problématique.
S'il faut un pouvoir coercitif suffisant pour assurer la confiance
en l'engagement des autres contractants, mais que ce pouvoir
ne peut naître qu'avec le contrat qui voit s'accomplir la renonciation de
chacun à l'exercice de son droit naturel, ne sommes- nous pas face
à une pétition de principe?
Reprenons les éléments en présence. Il n'y a
pas de juste ou d'injuste en l'état naturel
où n'existe pas de pouvoir civil. Il existe pourtant un
summum malum5 en cet état naturel: la mort
violente. Si chacun reçoit en son for intérieur
l'injonction divine quoique purement immanente de se conserver,
chacun doit vouloir par là-même les moyens de
cette conservation (1e loi). Intérieurement donc une
définition objective du bien et du mal
1 A ce problème, la réponse de
Pufendorf consistait en une théorie du double pacte: entre chacun et
entre tous et
le souverain.
2 Léviathan, Ch. XV, p. 143.
3 Par exemple, Du Citoyen, III, 4,
Léviathan, Ch. XIII, p. 126.
4 I. Bouvignès, « Monarchomaquie
: tyrannicide ou droit de résistance ? » in
Tolérance et réforme, p. 74: " Accusés par
la violence politique qui, dans le royaume, venait de se
déchaîner contre eux, les huguenots ne pouvaient poursuivre
leurs intentions de réformes que par l'énoncé d'un
programme politique tout entier développé dans les
écrits monarchomaques. Il fut celui d'une limitation de la
puissance du magistrat sur ses sujets "; p. 76: " Tous défendent une
obéissance consentie qui, parce qu'elle est consentie, peut
également être refusée et déboucher sur une
résistance justifiée à l'égard du magistrat
souverain ". Il convient néanmoins de distinguer le problème
théologico-politique tel qu'il se pose en Angleterre et en
France. Du point de vue conceptuel, c'est en Angleterre que la question des
droits du souverain en matière religieuse se pose avec le plus
d'acuité du fait du problème de la présence d'une
majorité protestante au sein du royaume.
5 Leo Strauss, La philosophie politique de
Hobbes: " La mort, le summum malum, est la seule aune de
référence par rapport à quoi l'homme peut ordonner sa vie
avec cohérence ".
36
commence à se faire jour et dépasse les autres
opinions particulières sur le bien et le mal dont elle devient la
condition. Or parce que la crainte peut invalider une convention,
l'existence d'un magistrat civil est nécessaire1. Ce
magistrat est proprement l'incarnation de la crainte de
la mort violente: d'une part, parce que son institution
doit mettre à l'abri de l'insécurité
perpétuelle et d'autre part, mais cette affirmation découle de la
première, parce qu'il est investi
de la puissance de tous et par conséquent demeure seul
à jouir du droit naturel. Il est en ce sens le " prince des orgueilleux
"2. Ainsi le souverain représente-t-il la volonté qu'a
chacun d'éviter la mort violente. Il est norme objective du bien, en
tant que son existence repose dans l'inclination intérieure à
éviter le mal absolu. Aussi la réalisation de la troisième
loi naturelle, qui est la condition des deux premières, est-elle au
fondement de la justice en la république3, puisqu'en la
respectant les particuliers témoignent de leur volonté de
faire proclamer extérieurement leur opinion fondamentale: nous voulons
quitter cet état de crainte perpétuelle.
En considérant que les deux premières lois
naturelles consistent en des règles de droit qui
n'acquièrent de positivité qu'avec l'instauration d'un pouvoir
civil, nous pourrions considérer cette troisième loi comme
une sorte de méta-droit, puisqu'étant condition de
possibilité de toutes les autres et, d'autre part, puisque constituant
l'assise d'un pouvoir absolu légitime. En effet, mais nous aurons
l'occasion de revenir plus loin sur ce point, c'est à partir
de ce fondement que Hobbes va, d'une part, pouvoir ramener le pouvoir
spirituelle dans les mains
du monarque civil et, d'autre part, qu'il va faire taire toute
expression d'opinion divergente en
la République.
Les sujets ont prouvé - et de facto
l'existence de la République le prouve - qu'ils
reconnaissaient une norme objective du Bien et du Mal dans les moyens qui
permettraient de quitter l'état naturel. Or cette norme toute
formelle ne porte pas sur le contenu des propositions ni sur leur
vérité intrinsèque mais sur l'obéissance comme
critère absolu de la justice à laquelle les hommes inclinaient
en leur état de crainte originel. Le Vrai et le Bien se confondent dans
l'efficace politique. Le XVIIe siècle a bien tiré les
leçons de Machiavel.
Voici pour les principes, mais il nous faut revenir
à présent sur la dynamique de constitution de la
souveraineté par laquelle la multitude se constitue en peuple
doué d'une volonté une4.
1 Léviathan, op. cit., Ch. XIV, p.
137: " Dans une condition civile, où il existe un pouvoir établi
pour contraindre ceux qui, autrement, violeraient leur foi, une telle crainte
n'est plus raisonnable ".
2 Les orgueilleux sont, par opposition au modeste,
ceux qui ne veulent pas accepter de limiter leur droit naturel.
Le souverain, en tant qu'il est seul à conserver,
en l'état civil, ses prérogatives naturelles est donc
bien l'orgueilleux par excellence; celui qui, représentant une menace
pour tous, les soumet à l'égalité de la crainte et
de l'obéissance.
3 Ibid., Ch. XV, p. 143: " C'est en cette
loi de nature que consiste la source et l'origine de la justice ".
4 L'on pourrait se demander si l'étude de la
souveraineté hobbesienne ne nous éloigne pas de notre propos sur
la démocratie libérale. Mais n'oublions pas ce que nous
entendons par démocratie libérale: la conjonction d'un mode
de souveraineté républicain (unité du peuple, du
territoire et de l'Etat) et d'un mode de gouvernement basé sur la
reconnaissance des droits des individus. Si ce second élément
doit être plutôt recherché chez des auteurs tels que Locke
ou bien encore Thomas Paine et Benjamin Constant, il nous semble que c'est
Hobbes qui porte à
la plus grande clarté le sens de la souveraineté
sur laquelle s'est édifié l'Etat-nation et l'Etat de droit,
fondement politique des démocraties libérales. Nous ne
cherchons donc pas à relever les indices qui pourraient faire
de Hobbes un libéral, mais seulement à mettre au jour
les conséquences auxquelles a pu conduire la refonte du discours
politique en termes de puissance immanente. Nous le verrons, cette
définition nouvelle n'est pas sans effet sur la manière dont
fut appréhendée par la suite la fonction du gouvernement,
quoique son objet fut profondément modifié par la naissance
du domaine privé au moment des guerres de religion. La reconnaissance
de ce domaine privé produira ce grand
déplacement par lequel la société pourra s'envisager
comme se gouvernant selon ses lois immanentes, le gouvernement effectif
n'étant dès lors qu'un moyen au service de ces lois. Mais
demeureront alors les fondements politiques que Hobbes a mis au jour (ceux de
peuple, de délégation
de la puissance, d'unité de l'Etat et du territoire) et
qui, nous le verrons, déterminent pour une part le sens et la
finalité de la gouvernementalité démocratique.
37
??De la multitude au peuple
Dans son ouvrage sur Les théories du pacte
social, Jean Terrel rappelle que Hobbes, dès 1640, met au point
une distinction grâce à laquelle pourra être
pensée l'articulation du droit naturel et du dessaisissement. En 1640,
dans les Elements of Law1, Hobbes distingue le consensus et
l'union. " Il y a consensus quand les volontés de plusieurs individus
concourent à une unique action tout en restant distinctes. Il y
a union quand plusieurs volontés sont enveloppées ou
incluses dans la volonté d'un seul ou de plusieurs qui s'accordent
"2.
Au Ch.5 §5 du De Cive, Hobbes produit à
partir de cette idée une réfutation d'Aristote
à propos du caractère naturel de la Cité.
Le Stagirite met en effet sur le même plan les insectes sociaux et les
sociétés civiles sous le prétexte que, dans les deux cas,
se découvre une union des volontés. Or les assemblées des
premiers " ne méritent pourtant point le nom de sociétés
civiles, et ils ne sont rien moins qu'animaux politiques; car la forme
de leur gouvernement n'est que le consentement ou le concours de plusieurs
volontés vers un même objet; et non pas
(comme il est nécessaire en une véritable
société civile) une seule volonté"3. En effet,
nous l'avons vu, les hommes qui s'engagent sur la voie du contrat reconnaissent
en leur for intérieur
la nécessité de quitter un tel état. Il y a
donc bien chez chacun un accord sur le bien objectif
(entendons ici objectif comme synonyme d'extérieur):
conserver sa vie. Mais il n'empêche que
les hommes n'en demeurent pas moins séparés.
Tous portent leur volonté vers le même objet, mais chacun
conserve sa volonté propre. Rappelons-nous que la volonté
n'est ici que l'expression d'un désir et en tant que tel il
ne renvoie qu'à la complexion particulière de
l'individu4. Dès lors il y a bien consensus, partage d'un
sens en commun - en l'occurrence du mal à éviter et les moyens de
s'en prévenir - mais non par union effective de ces volontés en
une seule. Cette dernière ne peut être produite que par
l'artifice.
Rappelons-nous la situation naturelle. Il n'existe pas de bien et
de mal mais seulement
ce que chacun estime tel. Cependant la crainte de la mort
violente apparaît comme une sorte
de point limite en-deçà de laquelle seule
peut demeurer une satisfaction particulière. Cette passion est donc
pourvoyeuse d'un accord minimal, quoique virtuel, sur les conditions de la
co-existence. En effet, chacun désire - les
modérés en tout cas - les moyens d'éviter cette
mort violente, mais seulement intérieurement. Dès lors une forme
de règle universelle se fait jour au sein des consciences. En ce sens,
les hommes découvrent un bien commun à désirer plus que
tous les autres puisqu'il en sera la garantie. A partir du moment
où existera dans l'extériorité un pouvoir incarnant
cette loi fondamentale, les particuliers y reconnaîtront leur propre
désir. Et s'ils désirent plus de droit que ce que la loi leur
accorde pour réaliser le désir premier d'éviter la mort
violente, ils se mettront en contradiction avec leur propre conscience. C'est
proprement péché5. Mais un tel accord volontaire et
conscient des hommes ne pouvant
se produire naturellement puisque chacun reproduit pour
lui-même le théorème (rationnel et donc passionnel, or
la passion est individuelle) de la conservation dans sa
volonté individuelle, il va falloir élaborer une
volonté artificielle représentant la volonté de
chacun
(pas de volonté générale comme chez
Rousseau). A ce moment seulement, une synthèse des
1 Elements of Law, I, Ch. 12, §7-8,
cité dans Jean Terrel, Les théories du pacte social, p.
229.
2 Les théories du pacte social, p.
167.
3 Citoyen, p. 142.
4 Nous entendons ici l'individu, non au sens
péjoratif, que ce terme recouvre dans les Constitutions de 89, 93 et
95, où il désigne celui qui s'arroge le pouvoir
en violation de la souveraineté populaire, ni au sens libéral
d'un sujet premier de droit mais au sens quasi-physique d'une monade
appétitive indivis et normée par l'unique loi de son désir
particulier.
5 Dans le Citoyen, Hobbes produit une
équation entre loi naturelle, loi morale (III, 31, p.126) et loi divine
(IV, 1,
p. 129).
38
désirs particuliers équivalents quant à
l'objet à rechercher et donc dans le contenu va pouvoir s'accomplir par
le détour de la volonté formelle1 du souverain.
Mais suivons à présent le
mécanisme qui conduit du consensus des volontés
particulières à la volonté une du peuple. Nous ne suivrons
pour ce faire que le modèle abouti
du dessaisissement que Hobbes formule dans le
Léviathan au Ch. XVI intitulé Des personnes, des
auteurs et des êtres personnifiés et au Ch. XVII, Des
causes, de la génération et de la définition de la
République.
Comment passe-t-on du consensus à l'union?
La médiation par l'extérieur est nécessaire. En
effet, nous avons vu que si les hommes ont chacun une même
volonté, cette volonté reste néanmoins intérieure
à chacun et donc ne représente aucunement une volonté
unique. Dès lors, c'est en identifiant leur volonté
intérieure avec celle d'un être extérieur que
les hommes pourront s'assurer de la
réciprocité de la convention. Celle-ci ne va donc
désormais consister qu'en un dessaisissement mutuel de tous au profit
d'un homme ou d'une assemblée qui seul conserve son droit naturel de
juger du bien et du mal. Cet homme ou cette assemblée apparaît
dès lors comme la représentation de la volonté de chacun:
quitter cet état mortel pour acquérir la
sécurité. Et par suite la volonté de ce tiers est
leur volonté propre. Puisque nous avons vu que toutes les passions
étaient soumises à la crainte de la mort violente
et que cette crainte était à l'origine des lois
naturelles, tous les acceptions particulières sur le juste et l'injuste
seront soumises à la volonté de cet être qui est
Justice incarnée, puisque le juste consiste à respecter
les conventions et que les conventions nous enjoignent de chercher
les moyens de la paix. Cette volonté qui
représente extérieurement la volonté de paix
prononcée intérieurement par tous est une personne
juridique. Il s'agit d'un artifice par lequel
le juste et l'injuste peuvent se voir définir sous
un mode universel sans qu'aucune volonté particulière ne
puisse s'élever contre, puisque cette volonté est la
sienne2. Ainsi passons-nous
du consensus à l'union3.
Aussi, parce que seul l'artifice peut permettre de
créer une volonté une, reconnue par tous comme la sienne
propre, il ne peut exister de peuple en dehors de la
souveraineté de l'Etat4. A travers lui, on peut bien
considérer que c'est le peuple qui est souverain puisque ce dernier est
auteur des décisions dont la persona est acteur. Mais le peuple
n'existe que par la volonté une de cette dernière. Tout
comme cette dernière, le peuple est un artifice
institutionnel qui n'a de réalité qu'à travers l'appareil
législatif et coercitif de l'Etat.
La représentation chez Hobbes n'a que peu à voir
avec le processus de représentation dans les démocraties
électives mais il n'empêche qu'elle en exprime le sens profond. Il
n'est de liberté politique que médiatisée par
l'intermédiaire d'un tiers transcendant (et imaginaire). Chez
Hobbes, cette transcendance est problématique en tant que la
volonté du peuple et celle
du souverain sont confondues. Mais ce dernier n'ayant pas
contracté avec les particuliers se
1 Formel parce qu'il n'y a pas de bien et de mal hors
ce qu'en juge le souverain qui ne reçoit ce droit qu'en vertu
de l'accord sur la règle du plus grand mal. Le bien et
le mal jugés tels par le souverain demeurent particuliers, liés
à l'arbitraire d'un individu, mais la reconnaissance de ce bien
et de ce mal comme condition de la conservation de soi fournit un
critère universel.
2 Léviathan, Ch. XVI, p. 163: "
Les paroles et actions de certaines personnes artificielles sont reconnues pour
siennes par celui qu'elles représentent. La personne est alors
l'acteur; celui qui en reconnaît pour siennes les paroles et
actions est l'auteur, et en ce cas l'acteur agit en vertu de
l'autorité qu'il a reçue. Car celui qui, en matière
de biens de toute espèce, est appelé propriétaire, est
appelé, en matière d'action, l'auteur ".
3 Ibid. Ch. XVII, p. 177: " Cela va plus
loin que le consensus ou concorde: il s'agit d'une unité réelle
de tous en une seule et même personne, unité
réalisée par une convention de chacun avec chacun passée
de telle sorte que c'est comme si chacun disait à chacun: j'autorise
cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit
de me gouverner moi-même, à cette condition
que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses
actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi
unie en une seule personne est appelée une
République,
en latin Civitas ".
4 Ibid., p. 178: " Le dépositaire de
cette personnalité est appelé souverain ".
39
voit mis à distance de la multitude qu'il
représente. L'identité du corps politique n'est atteinte
qu'à partir d'une volonté à la fois extérieure
à ce corps - puisque n'étant pas engagé dans la convention
- et immanente - puisque la volonté du souverain et celle des sujets se
confondent dans l'adage salus populi suprema lex est.
Le processus moderne d'élaboration de la
souveraineté s'accomplit donc par une captation de la puissance
particulière qu'il s'agit d'orienter en vue de l'unité
fictionnelle du peuple. A partir de là peut s'établir une
législation universelle qui apparaisse comme volonté
de tous. Dans ce processus, il n'existe pas à
proprement parler de liberté politique, ou plutôt cette
liberté n'existe qu'en tant qu'elle est définie
comme aliénation de la puissance particulière au corps
politique. La liberté consistera dès lors à obéir
aux lois puisque, grâce au dispositif de la souveraineté et
à la médiation institutionnelle du représentant du peuple,
ces lois trouvent leur fondement dans le droit de chacun.
Un point important reste néanmoins à remarquer.
Dans son entreprise de justification
du pouvoir absolu, Hobbes semble n'engendrer un homme doué
d'un désir insatiable que pour conduire ce dernier à
reconnaître dans le souverain sa propre volonté. En ce sens, les
mailles
de l'absolutisme ne laisseraient rien passer et finalement la
vérité de l'homme serait l'Etat. Le citoyen absorbe l'homme.
Néanmoins, avec sa théorie du dessaisissement et
de la représentation Hobbes va laisser ouverte une brèche par
laquelle le libéralisme va justement pouvoir s'infiltrer.
Dans le Léviathan, si Hobbes affirme que
les actions de la personne artificielle renvoient à l'auteur,
il ne peut cependant pas faire que le particulier se dessaisisse de
son pouvoir privé de penser. Il peut interdire l'expression de la
pensée, ce qui revient à détruire toute liberté de
pensée, mais il ne peut empêcher le raisonnement intérieur.
D'autre part, s'il y
a bien dessaisissement de la puissance, nous avons vu qu'un
droit ne pouvait réellement se transmettre, aussi même si
l'auteur reconnaît les actions de l'acteur comme sienne, il ne
s'ensuit pas que cet auteur puisse accepter de subir la mort violente à
cause de laquelle il a justement institué une république.
L'auteur autorise le châtiment suivant les axiomes de la science
politique, il peut refuser néanmoins de se laisser mener à la
mort comme un animal1. Nous assistons donc selon l'expression de
Jean Terrel, à la combinaison d'un dessaisissement limité et
d'une autorisation illimitée.
De plus, si pour lutter contre les prétentions de
l'Eglise, Hobbes est forcé de redéfinir
la morale en termes politiques2 et de faire de la
souveraineté absolue une exigence morale et religieuse, il va
néanmoins miner son propre terrain en reconnaissant une conviction libre
de l'homme en secret3. C'est en effet déjà l'amorce
d'une distinction privé/public qui s'amorce, où
les convictions intérieures du particulier sont sans
responsabilités politiques4, mais qui néanmoins
rendent possible une sphère du hors-politique permettant
l'affirmation d'autres
1 Les théories du pacte social, p.
185: " Considérés fictivement comme créateurs de la
république où ils vivent, ces sujets savent en toute certitude,
s'ils acceptent la démonstration génétique que Hobbes leur
propose, que le droit illimité du souverain est absolument
nécessaire à l'exercice de sa fonction, et qu'ils doivent
consentir à la fiction par laquelle ils s'approprient les actes qui
suscitent leur résistance. Autoriser un châtiment ne revient
donc
ni à avouer sa culpabilité, ce que chacun
est libre selon le droit naturel de refuser, ni à plus forte
raison à reconnaître que le châtiment est
mérité ou exactement proportionné à la faute
commise. Autoriser un châtiment revient à accepter un
théorème général de la science politique et qui est
vrai indépendamment des circonstances
où il est appliqué ".
2 R. Koselleck, Le règne de la
critique, p. 21: " La nécessité de fonder l'Etat transforme
l'alternative morale du bien et du mal en alternative de paix et de guerre
".
3 Léviathan, Ch. XL, p. 496: "
Pour la pensée et croyance intérieures des hommes, dont les chefs
humains ne peuvent avoir connaissance (car Dieu seul connaît le coeur),
elles ne sont pas volontaires et ne résultent pas des lois, mais de la
volonté non révélée et du pouvoir de Dieu: en
conséquence elles ne tombent pas sous le coup d'une obligation ".
4 Le règne de la critique, p. 25: "
L'Etat retire aux convictions particulières leur répercussion
politique ".
40
principes et l'émergence d'une positivité de
l'individu. En faisant de la loi morale non pas une
loi extérieurement contraignante par la transcendance du
pouvoir divin, mais en la cantonnant
à l'inefficace de la résolution
intérieure seulement réalisable par l'instauration d'un
pouvoir absolu, Hobbes fait de l'intériorité un fondement
de l'obéissance civile que ses successeurs retourneront contre le
pouvoir lui-même.
Mais avant de nous intéresser au foyer de naissance de
la liberté individuelle, à propos des questions religieuses,
portons-nous à l'étude de celui qui passe pour un des fondateurs
du libéralisme politique, l'anglais John Locke, chez qui les instruments
conceptuels de Hobbes servent à l'affirmation de limites
intrinsèques au pouvoir civil.
Locke: sociabilité naturelle, société
politique et gouvernement
Nous avons commencé par définir la
démocratie libérale comme ce dispositif double
où sont conjoints deux libertés distinctes:
liberté politique et liberté privée. Cette distinction
se fonde en dernier ressort sur la distinction entre droits
aliénables et droits inaliénables. Les premiers recouvrent les
droits que l'individu ne peut assumer seul et qui sont donc
transférés
au corps politique, les seconds constituent les limites
au-delà desquelles l'exercice du pouvoir devient illégitime.
Or, nous allons le voir, une telle distinction suppose une
élaboration conceptuelle particulière permettant de
distinguer société civile et communauté, ce que
rejetait Hobbes mais que parvient à fonder Locke,
annonçant par-là même la soumission libérale du
politique au social.
??L'état de nature lockien
Commençons par reconnaître la
différence entre l'état naturel de Hobbes et celui de Locke
qui, au regard du premier et de ses fondements proprement
anthropologiques et immanents, semble marquer une sorte de régression.
En effet, chez Hobbes la caution divine donnée aux lois naturelles
est purement négative, les lois ne naissant pas d'une
injonction positive à se conserver, mais d'une passion
irrationnelle: la peur de la mort. Ainsi Hobbes peut-il conduire
l'élaboration du corps politique à partir de ses
éléments premiers puisque ces éléments sont
clairement identifiés; ce sont les désirs humains et le mouvement
qui les anime. Nous voyons par conséquent que l'argument du
fabricant fonctionne chez Hobbes comme fondement de la méthode
résolutive-compositive faisant l'économie de tout
principe transcendant.
Chez Locke, les éléments sont les
mêmes: des hommes égaux en droit et en puissance,
menés à la guerre par cause de l'absence d'un arbitre,
la sécurité comme fin du gouvernement1. Mais
chez lui le thème d'une providence se fait plus présent
et permet de donner d'autres bases à cet état. Ainsi au
§6, pouvons-nous lire que " les hommes étant tous l'ouvrage d'un
ouvrier tout-puissant et infiniment sage, les serviteurs d'un souverain
maître, placés dans le monde par lui et pour ses
intérêts, ils lui appartiennent en propre, et son ouvrage
doit durer autant qu'il lui plaît, non autant qu'il plaît à
un autre "2. Les hommes, en cet état, se voient donc, plus
que chez Hobbes, soumis à l'observance des lois naturelles qui, chez
eux, se confond avec l'exercice naturel de la raison dont Dieu les a pourvus.
Dès lors, une sociabilité est possible, et non pas cette
sociabilité minimale qui, chez Hobbes, rapproche suffisamment les
hommes pour les conduire à un état de guerre perpétuel,
mais un état où une sociabilité positive est
présente.
1 J. Locke, Traité du gouvernement
civil, Cf. §6, §7, §8.
2 Ibid., §6, p. 145.
41
Cette sociabilité positive implique que les
hommes puissent tout naturellement se porter à contracter sur la foi
de leur témoignage sincère et de la crainte divine, ce qui chez
Hobbes est impossible en raison de la défiance mutuelle. Ainsi " la
sincérité et la fidélité sont des choses que les
hommes sont obligés d'observer religieusement, en tant qu'ils
sont hommes, non en tant qu'ils sont membres d'une même
société "1. De là cette conséquence,
que
ce n'est pas tant la défiance réciproque qui
conduit les hommes à sortir de cet état que l'utilité
commune qu'ils en récoltent. C'est ce qu'affirme Locke sous
l'autorité du " judicieux Hooker
". Deux conséquences s'ensuivent quant à la
formation du corps politique: d'une part, il n'est pas le premier degré
de l'humanité, mais simplement un moyen de répondre aux
problèmes que pose néanmoins un état où
manque un juge commun; d'autre part, c'est un état dans
lesquels les hommes s'engagent volontairement et non pas sous les
assauts d'une crainte mortelle. Nous voici donc dans un état non pas
pré-humain, mais pré-politique. L'homme est antérieur au
citoyen.
Une autre différence majeure d'avec le
système hobbesien concerne la propriété. Si chez
Hobbes, il ne peut y avoir de propriété véritable
en l'absence d'un pouvoir souverain mais seulement un droit exclusif,
quoique sans cesse menacé, sur toutes choses, chez Locke l'acquisition
originaire à partir de la communauté de la terre ne
nécessite en aucune façon l'institution d'un gouvernement et
n'est donc en aucun cas une convention. C'est qu'en fait le rapport à la
propriété n'est pas comme chez Hobbes un problème de
relations entre puissances concurrentes. Dans ce dernier cas, l'objet du
désir d'un homme peut à tout moment être
menacé par un désir concurrent. Chez Locke, le producteur est en
relation unilatérale au fruit
de son travail2. Ainsi c'est le rapport de l'homme au
produit de son labeur par l'intermédiaire
de son propre corps qui constitue le principe de
l'appropriation. L'individu est naturellement producteur3.
Néanmoins, et c'est là un point fondamental pour le
libéralisme, parce qu'il est interdit par la loi naturelle à
l'homme de posséder plus que le nécessaire à sa
propre conservation, l'invention de la monnaie va permettre
l'épargne et ainsi l'accroissement des biens sans gaspillage. Or, et
c'est là l'originalité du propos lockien, l'origine de la monnaie
est conventionnelle mais pré-politique. Elle repose " sur le
consentement mutuel des hommes "4.
Mais par-là même les hommes ont
consentis aux " possessions inégales et
disproportionnées "5. Dès lors, l'association
politique que les hommes forment au sortir de l'état naturel
consistera à garantir aux possédants la juste jouissance de leur
propriété. L'on voit donc qu'en établissant une
sociabilité pré-politique et la possibilité de
conventions expresse ou tacites avant le pacte social, Locke parvient
à concevoir la société politique comme simple moyen et
renfort palliant aux défauts de l'état naturel. L'état
politique n'est que
la continuation et le renfort de l'existence naturelle et
non pas comme chez Hobbes, la condition de la vie humaine.
??Société politique et gouvernement
1 Ibid., §14, p. 153: " La
sincérité et la fidélité sont des choses que
les hommes sont obligés d'observer religieusement, en tant qu'ils
sont hommes, non en tant qu'ils sont membres d'une même
société ".
2 Second traité, §32, p. 166:
" Autant d'arpents de terre qu'un homme peut labourer, semer, cultiver et dont
il peut consommer les fruits pour son entretien, autant lui en appartient-il en
propre. Par son travail, il rend ce bien-là son bien particulier, et le
distingue de ce qui est commun à tous ".
3 Tout comme chez Marx. Cf. Critique de
l'économie politique, in Ecrits de jeunesse, p. 339: "
L'universalité de l'homme apparaît justement, au point de vue
pratique, dans le fait que la nature tout entière devient son corps
non
organique dans la mesure où elle est : 1°- son moyen
de subsistance immédiat et 2°- la matière, l'objet et
l'outil
de son activité vitale ".
4 Second traité, §47, p. 179.
5 Ibid., §50, p. 180.
42
Nous avons donc vu que des contrats étaient
possibles à l'état naturel. Ces contrats recouvrent
plusieurs formes et peuvent servir à l'élaboration de diverses
associations1. Mais en
ce cas qu'est-ce qui va différencier de telles
associations de l'acte par lequel la communauté se constitue
elle-même en société politique?
Quel est l'acte qui marque la sortie de l'état
naturel? Pour le savoir, il faut, comme chez Hobbes, identifier les fins
pour lesquelles les hommes vont chercher à s'associer. La fin
essentielle de l'association est " la préservation de la
propriété "2. Or en vertu du droit de nature,
chacun à l'état naturel a le droit d'user de tous les moyens
qu'il jugera bons à cette fin3. Mais, comme chez Hobbes, une
contradiction entre les droits naturels de chacun conduit à un
état de guerre auquel il faut remédier; ainsi manque-t-il une loi
établie, un juge reconnu et impartial et les moyens d'exécutions
venant appuyer les décisions de ce juge4 . Là
où ces trois conditions sont réunies, et " tout jugement des
particuliers étant exclu, la société acquiert le
droit de souveraineté; et certaines lois étant
établies, et certains hommes autorisés par la
communauté pour les faire exécuter; ils terminent tous les
différends qui peuvent arriver entre
les membres de cette société-là,
touchant quelque matière de droit, et punissent les fautes que quelque
membre aura commises contre la société en
général, ou contre quelqu'un de son corps,
conformément aux peines marquées par les lois "5.
Ainsi là où les hommes ont renoncé au "
pouvoir exécutif des lois de nature " et l'ont remis au public, il y a
société civile. Or, en parlant ici de pouvoir exécutif,
nous ne faisons référence qu'au second droit de nature:
l'emploi des moyens que l'homme juge bons à la
préservation de ses biens. La renonciation de la force au
bénéfice de la société n'est que seconde, car
avant cela la société doit commencer d'être.
Et c'est là l'originalité de Locke: la
distinction entre, d'une part, l'acte par lequel la
société politique se donne l'existence et le consentement que
tous octroient de ne pas résister à l'exécution des lois
que la société se donne et, d'autre part, l'institution
d'un gouvernement prompt à faire exécuter ces lois. Ici
apparaît une différence institutionnelle entre pouvoir
législatif et gouvernement. Mais nous naviguons ici entre
Charybde et Scylla, car si nous évitons l'écueil qui chez
Hobbes conduit volontairement à mettre dans les mains du monarque
à la fois la législation et d'autre part
l'exécution, il ne nous faut pas pour autant croire à un double
pacte qui, comme chez Pufendorf, institue en premier lieu la
communauté pour la soumettre en un deuxième temps au pouvoir du
souverain.
Tentons d'être plus précis. L'acte premier par
lequel la société politique va commencer d'être consiste
en un accord (compact) entre ceux qui veulent quitter, selon
leur propre consentement6, l'état de nature et qui doivent
s'entendre à l'unanimité, non pas sur la forme à donner
à la société politique, mais sur le principe de
majorité par laquelle la force du tout va dès lors
prévaloir sur celle de ses parties. A ce moment existe
une communauté
(commonwealth)7 où la force du
plus grand nombre doit fournir un principe apte à faire se mouvoir le
corps ainsi formé. Il y a dès lors consentement de chacun
à reconnaître la force du tout. C'est proprement ce
consentement qui va permettre à la société de
perdurer dans le temps. Ainsi, à la différence de Hobbes, le
renoncement de la puissance personnelle ne se fait pas au profit d'une personne
artificielle qui conserverait seule son droit naturel, mais permet
de constituer la force d'un tout auquel l'on s'incorpore par
consentement8. Une fois le principe
de la majorité reconnu et accepté, va prendre lieu
" la première et fondamentale loi positive de
1 Ibid., §14, p. 153.
2 Ibid., §124, p. 237.
3 Ibid. §125, p. 237.
4 Ibid., § 124-127, p. 237-238.
5 Ibid., §87, p. 206.
6 Ibid., §95, p. 214.
7 Ibid., §96, p. 215.
8 Ibid. §99, p. 217.
43
tous les Etats, c'est celle qui établit le pouvoir
législatif "1. Il ne s'agit cependant pas ici d'un nouveau
pacte, et c'est cela qui permet de dépasser la conception pufendorfienne
du double pacte, mais de la continuation du pacte originaire. Une fois la
règle de la majorité librement acceptée par tous, les
particuliers reconnaissent implicitement et indirectement les décisions
majoritaires comme celle de la communauté et donc comme la leur. C'est
pourquoi la relation entre la communauté et le pouvoir
législatif n'est pas contractuelle mais repose sur une relation
de confiance, sur un trust. Comme le montre Terrel, " la
différence décisive entre trust et contract
tient au fait que les obligations du trustee envers le
bénéfizzzzzzzzzzzciaire sont unilatérales alors qu'un
contrat implique des obligations de part et d'autre " 2. Le pouvoir
législatif ainsi établi ne se sépare donc pas de la
communauté qu'il représente, en même temps
il n'est pas comme chez Hobbes le sujet de la relation
politique dont les particuliers sont les prédicats. La relation de
représentation est ici inversée. Ce n'est plus la personne
juridique qui donne existence au peuple par la représentation des
volontés particulières universalisés dans l'adage formel:
éviter la crainte de la mort violente. C'est désormais le pouvoir
législatif qui représente secondairement et, en quelque sorte,
cristallise la décision première de chacun à
protéger ses biens, sa vie et sa liberté, décision, qui
à travers le principe de majorité, donne existence à la
communauté. Dès lors, sitôt que ce pouvoir
législatif, réceptacle des forces individuelles
médiatisées par la communauté, outrepasse les fins pour
lesquelles il a été établi,
le peuple, qui conserve son existence, retrouve son pouvoir
originaire d'instituer un nouveau législatif3.
Le pouvoir législatif est donc bien souverain
mais seulement en tant qu'il a reçu pour mission de conserver la
société. " De sorte que le peuple doit être
considéré, à cet égard, comme ayant toujours le
pouvoir souverain, mais non toutefois comme exerçant toujours ce pouvoir
". D'autre part, le pouvoir exécutif peut lui-même être dit
pouvoir souverain en tant qu'il est toujours sur pied, lors que le
pouvoir législatif, qui lui est supérieure, n'est pas
toujours réuni en corps4. Ainsi peut-on établir
une hiérarchie de souveraineté au sein de la
société politique. En premier lieu, la communauté qui se
donne la règle de la majorité pour principe de son existence
est souveraine, en tant qu'elle est reconnue par tous comme la
représentation des garanties que chacun reçoit de par
l'association librement consentie. D'autre part, le pouvoir législatif,
établi pour faire des lois, est souverain en tant qu'il permet de
passer
de la simple communauté encore formelle à la
forme d'une société politique particulière douée
d'une âme qui la meut. Mais ce pouvoir ne repose lui-même que sur
le consentement de la communauté qui lui a confié son
trust. Enfin, le pouvoir exécutif est souverain en tant qu'il
donne à la société politique ainsi constituée
le pouvoir d'agir en tout temps et en tout lieu selon les fins que
les particuliers se sont donnés en constituant le corps politique.
Le peuple est donc bien souverain comme chez Hobbes
mais, à la différence de ce dernier, il existe avant que ne
soit positivement formé une assemblée législative, et de
même pour le gouvernement. Dès lors ce n'est plus le
souverain qui donne à la multitude son existence comme peuple,
c'est le peuple déjà constitué qui est souverain
et ne confie sa souveraineté que pour mieux veiller
à son effectivité. Ainsi, au §211 du
Traité du gouvernement civil intitulé De la
dissolution des gouvernements, Locke montre qu'il faut " distinguer
entre la dissolution de la société, et la dissolution du
gouvernement ". Ce qui forme une communauté, nous dit Locke au
même paragraphe, c'est " le consentement que chacun donne pour
s'incorporer et agir avec les autres comme un seul et même corps
"5.
Mais prenons garde toutefois de ne pas considérer la
distinction entre communauté et gouvernement comme celle qui
distingue société et Etat car la communauté dont
il est ici
1 Ibid., §134, p. 242.
2 Les théories du pacte social, p.
269.
3 Second traité, §149, p.
254.
4 Ibid., §151, p. 255.
5 Ibid. §211, p. 298-299.
44
question est une société proprement
politique et qui n'a d'existence que comme telle. Seulement cette
société politique jouit d'une consistance et d'une
souveraineté propre qu'elle consent à déléguer
à la charge d'organes subalternes chargés de représenter
ses fins. Mais en instaurant une relation unilatérale entre la
communauté et le gouvernement, Locke permet au peuple de conserver
son identité face à la volonté indépendante
du pouvoir législatif et exécutif et peut ainsi justifier le
droit de résistance face à une autorité inique. Nous voici
donc face à la naissance du libéralisme politique selon lequel le
pouvoir institué n'a d'autre fin que
de protéger les droits inaliénables des hommes
qui ont concouru à sa formation. Mais nous avons vu aussi qu'un autre
libéralisme était en train de naître, celui qui conserve
aux hommes une certaine partie de leur prérogative naturelle et
qui tombe en dehors de l'exercice du pouvoir politique. Ce
libéralisme, nous l'avons vu à l'oeuvre lorsque
Locke conçoit l'appropriation comme un droit naturel et
l'existence de certaines conventions comme non- politiques quoique
touchant à l'existence en commun des hommes, comme avec l'invention
de
la monnaie. Or avant de nous intéresser à cet
aspect du libéralisme dit économique, il nous faut
revenir sur le terrain de naissance d'une sphère de droit hors-politique
et qui constitue le foyer propre d'émergence du discours
libéral: la question des droits de la conscience et la
tolérance religieuse.
Tolérance et droit de
conscience
Nous venons de voir comment se constitue la genèse du
pouvoir public dans la science politique de Hobbes et le discours lockien. Nous
avons pu remarquer à ce propos que l'acte par lequel l'édifice
civil venait au jour consistait en un dessaisissement de la
souveraineté particulière. En ce sens, que ce soit la personne
civile chez Hobbes ou la communauté chez Locke, il n'existe, à
l'état civil, de puissance que collective et publiquement reconnue.
Mais
s'il est possible de laisser un autre gouverner pour moi, en
est-il de même dans le domaine religieux? Un autre homme, quand bien
même il se trouve investi du pouvoir suprême en la
République, peut-il croire à ma place? Cette question est
d'autant plus brûlante que c'est en grande partie le
problème théologico-politique de l'obéissance
à l'autorité civile ou ecclésiastique qui
entraîne la réflexion hobbesienne sur la question de la paix
civile. Comment donc articuler unité politique et diversité
d'opinions? Ici est en jeu la question du rapport savoir/pouvoir qui
conduira finalement à la distinction d'une sphère
privée et d'une sphère publique, dont la supposition est
fondamentale dans le questionnement libéral.
Hobbes et la question du for intérieur
Nous avons vu que la problématique de Hobbes
partait du problème de la discorde civile. L'existence, au sein du
royaume, d'une multitude d'opinions concurrentes, en appelant toutes à
la sainteté de la conscience pour se défendre de
dissimuler quelques intérêts de pouvoir, conduit à la
sédition et allume les feux de la guerre civile. D'autre part,
l'existence d'un souverain spirituel se réclamant supérieur aux
puissances temporelles, qui ne constituent dès lors que les ministres
d'une autorité étrangère, sape le fondement même de
l'obéissance absolue que les sujets doivent à leur monarque.
Or, pour répondre à ce problème Hobbes
met en place le dispositif particulier de la représentation que nous
avons étudié plus haut. Ainsi dans la perspective
érastienne de Hobbes, une seule autorité doit régner
souverainement parce qu'une seule autorité peut disposer de la
puissance nécessaire à l'exécution de sa fin: faire
taire les inconvénients de l'état naturel. C'est cette
autorité qui décide du bien et du mal puisqu'elle est la
représentation
45
de la peur de la mort, summum malum, qui conduit les
particuliers à établir les conventions.
Or par là-même cette autorité
apparaît comme réalisation extérieure et universelle
de la volonté de paix intérieure et particulière
jusqu'alors inefficace. C'est pourquoi celui qui conteste les jugements du
monarque sur le juste et l'injuste et qui s'oppose à sa loi commet, plus
qu'un acte illicite, un véritable péché politique. Il
rentre en effet en contradiction avec
lui-même et pèche contre sa conscience en
affirmant une opinion contraire à l'opinion morale que lui dictait la
loi naturelle: il faut instituer les moyens de sortir de
l'état de guerre1. En aucun cas donc, la conscience
intérieure ne saurait justifier une quelconque
désobéissance. Et dès lors, le souverain possède le
droit absolu d'imposer un culte uniforme à ses sujets puisque
la paix civile est un commandement de Dieu2 et par
conséquent que l'obéissance au souverain
est un article de foi. " Tout ce qui est nécessaire au
salut est contenu dans deux vertus: la foi dans le Christ et
l'obéissance aux lois "3. Ainsi l'Etat retire aux
convictions privées leur répercussion politique et ne laisse
demeurer aucun espace qui justifie la désobéissance.
Un problème se pose cependant quant aux moyens que
possède le pouvoir civil de pénétrer
l'intériorité véritable de la conscience pour y
contrôler les opinions contraires à la loi
de justice. " Or la foi n'a aucune relation ni
dépendance à l'égard de la contrainte et du
commandement; elle ne dépend pas de ces choses, mais seulement de la
certitude ou de la probabilité d'arguments tirés soit de la
raison, soit de quelque chose qui est déjà objet de
croyance. C'est pourquoi ceux qui sont en ce monde les ministres du Christ
n'ont pas à ce titre
le pouvoir de châtier quelqu'un parce qu'il ne croit pas
ou qu'il contredit ce qu'ils disent " 4. Ainsi dans le cas
où un sujet chrétien se trouve soumis à
l'autorité d'un prince infidèle, l'obéissance à
ce dernier est requise comme un commandement de Dieu, mais " quant à
leur foi, elle est chose intérieure et invisible " 5
et elle échappe donc au pouvoir civil qui ne
réclame que la profession de foi publique et non pas l'assentiment
intérieur6. Ainsi commence
à se dessiner une distinction entre pouvoir public et
opinion privée où cette dernière se voit vidée de
toute espèce d'efficace politique mais n'en reçoit pas
moins la reconnaissance, au moins négative.
Ainsi, selon Hobbes, c'est parce que le pouvoir public
ne possède aucun contrôle efficace sur l'intérieur
qu'il peut contraindre à l'obéissance extérieure. Or c'est
en partant de ce même constat que Locke et Spinoza vont être
conduits à défendre la liberté de culte et de
pensée individuelle.
1 Citoyen, III, 31, p. 127: " De sorte
que la raison nous dictant que la paix est une chose désirable, il
s'ensuit que tous les moyens qui y conduisent ont la même qualité,
et qu'ainsi la modestie, l'équité, la fidélité,
l'humanité, la clémence (que nous avons démontrées
nécessaires à la paix) sont des vertus et des habitudes qui
composent les bonnes moeurs. Je conclus donc que la loi de nature
commande les bonnes moeurs et la vertu, en ce qu'elle ordonne
d'embrasser les moyens de la paix, et qu'à juste titre elle doit
être nommée loi morale "; III, 33, p. 128: " Les lois de nature
méritent d'être nommées proprement des lois, en tant
qu'elles ont été promulguées dans les Ecritures Saintes
avec une puissance divine ".
2 Ibid., p. IV, 1, p. 129: " Ce n'est pas
sans sujet qu'on nomme la loi naturelle et morale, divine. Car la raison, qui
n'est autre chose que la loi de nature, est un présent que Dieu a fait
immédiatement aux hommes, pour servir de règle à leurs
actions "; IV, 2, p. 130: " Or que cette loi fondamentale de nature, à
savoir qu'il faut rechercher la paix, soit aussi un sommaire de la loi divine,
il est tout manifeste par les passages suivants...".
3 Léviathan, Ch. XLIII, p. 606.
4 Ibid., Ch. XLII, p. 521.
5 Ibid., Ch. XLIII, p. 620.
6 Justin Champion, " Hobbes, Locke et les limites
de la tolérance, l'athéisme et l'hétérodoxie " in
Les fondements philosophiques de la tolérance, dir. Zarka, T.
I, p. 229: "Hobbes suggérait donc qu'en privé la croyance
était libre de toutes limitations, et, plus important, libre de tout
contrôle; aussi longtemps que cette conception interne n'était pas
rendue publique, dans le sens le plus large, elle était acceptable. Une
fois de plus, la dynamique de la limitation n'était pas issue d'une
opposition théorique à la diversité mais
dirigée contre les effets sociaux des défis à
l'autorité doctrinale constituée ".
46
?Les droits de la conscience religieuse: Bayle, Spinoza et
Locke
La question qui se pose est donc celle du statut de
l'opinion particulière. A ce problème du rapport du
théologique au politique, une réponse va être
apportée qui consiste à montrer que les moyens dont dispose
l'autorité extérieure ne déterminent pas la croyance
intérieure et par conséquent que les deux ordres doivent
être distingués; ce qui, nous allons le voir, se montre lourd de
conséquence quant au statut de l'autorité civile en
matière de foi et d'opinion.
Sur cette voie, trois auteurs, quoiqu'avec des
modes argumentatifs différents, parviennent à la même
conclusion: la coercition extérieure est inapte à produire
l'assentiment intérieur et il existe donc un droit
inaliénable à la liberté de culte, qui
débouche sur l'affirmation d'un droit de penser individuel.
Ainsi Bayle, dans son Commentaire philosophique sur ces
paroles de Jésus Christ: Contrains-les d'entrer montre " qu'il
est clair que la seule voie légitime d'inspirer la religion
est de produire dans l'âme certains jugements et
certains mouvements de volonté par rapport à Dieu. Or, comme
(...) tout ce qui est contenu sous la signification littérale de
contrainte, ne peuvent pas former dans l'âme les jugements et les
mouvements de volonté par rapport à Dieu, qui constituent
l'essence de la religion, il est clair que cette voie-là
d'établir une religion
est fausse, et, par conséquent, que Jésus-Christ
ne l'a pas commandée "1. Ainsi parce que la nature de la
religion consiste dans un certain rapport de l'âme à Dieu
et que ce rapport ne s'établit que par persuasion, tout autre moyen
de violence et de coercition est non seulement impuissant mais, en outre, va
à l'encontre de la religion en tant qu'il conduit l'état
intérieur de l'âme à contredire les signes externes de
cette volonté, et par conséquent mène à
l'hypocrisie. Aussi, " c'est donc une chose manifestement opposée au bon
sens, à la lumière naturelle, aux principes
généraux de la raison, en un mot, à la règle
primitive et originale du discernement
du vrai et du faux, du bon et du mauvais, que
d'employer la violence pour inspirer une religion à ceux qui ne la
professent pas "2. Ainsi commence à se dessiner un premier
argument selon lequel les moyens dont dispose le pouvoir ne sont pas
adaptés à la nature du savoir. Or
cet argument peut suivre deux voies: une voie
épistémologique et une voie proprement politique.
Sur la voie épistémologique, nous pouvons suivre
Locke qui montre que la diversité des opinions est irréductible
et par conséquent qu'il faut dissocier l'exigence d'unité
d'opinion
et la question de la paix civile. Ainsi, dans l'Essai sur
l'entendement humain, Locke montre que la diversité des opinions
est un état de fait et que l'on ne saurait suivre l'opinion d'autrui
sans par là-même se mettre en état de servilité et
par conséquent d'indignité3. Ainsi composer avec la
diversité des opinions est une exigence de paix et, non pas comme chez
Hobbes, un facteur de dissension, pourvu que cette opinion soit
cantonnée dans son milieu naturel, celui
de la conviction intérieure et de la persuasion.
Maintenant sur une voie plus proprement politique, Spinoza, quant
à lui, montre qu'en s'associant en un corps politique les hommes
constituent une puissance publique dont le droit
ne peut outrepasser la puissance4. Or de ce
que le libre usage de la raison est un droit inaliénable de
l'homme, puisqu'il est constitutif de son être, il ne saurait en aucun
cas aliéner
1 P. Bayle, Commentaire philosophique, in P.
Manent, Les libéraux, p. 116.
2 Ibid., p. 118.
3 J. Locke, Essai sur l'entendement humain,
L. IV, Ch. 16, §4.
4 Traité de l'autorité
politique, II,4, p. 16: " Par droit de nature, donc, j'entends les lois
mêmes ou règles de la Nature suivant lesquelles tout arrive, c'est
à dire la puissance même de la nature. Par suite le droit naturel
de la Nature entière et conséquemment de chaque individu
s'étend jusqu'où va sa puissance, et donc tout ce qui fait un
homme suivant les lois de sa propre nature, il le fait en vertu d'un droit de
nature souverain, et il a sur la nature autant de droit qu'il a de puissance
".
47
un tel droit1. Puisque le droit s'étend
aussi loin que la puissance, mais que la puissance de penser librement
est inséparable de sa nature, l'homme n'a pas le droit
d'aliéner un tel pouvoir2. Les moyens à la
disposition de l'autorité civile ne peuvent donc en aucun cas
outrepasser ni les droits premiers des sujets ni la fin pour laquelle elle a
été instituée, qui est
de se libérer de la crainte, pour jouir d'une vie
d'homme accomplie. Or c'est là un raisonnement qui rapproche fort
Spinoza de Locke.
Chez ce dernier, en effet, gouvernement civil et
société religieuse renvoient à deux instances
hétérogènes qui, non seulement par leur
origine mais aussi quant à leur caractéristiques
essentielles, se voient limitées mutuellement quant à
leurs moyens. Ainsi alors que " l'Etat est une société
d'hommes constituée à seule fin de conserver et de
promouvoir les biens civils "3, l'Eglise est " une
société libre et volontaire "4. Il s'ensuit que la
juridiction du magistrat concerne uniquement la protection des biens civils: la
vie, la liberté et
la propriété. Ainsi la fin de l'instauration de
la société civile circonscrit ses moyens. D'autre part, le soin
des âmes n'a pu être confié au soin de l'autorité
publique ni par Dieu, ni par les hommes. En effet, le salut est une affaire de
foi, et comme chez Bayle, " personne ne peut, quand même il le
voudrait, croire sur l'ordre d'autrui "5. D'autre part, le
pouvoir civil ne consiste que dans la contrainte extérieure
alors que la foi intérieure n'est affaire que de conviction et
ne peut être atteinte que par la persuasion6. De même,
le pouvoir religieux ne touche qu'à la question des moyens d'atteindre
le salut et ne peut donc ni se prononcer sur la
loi civile, ce qui condamne l'augustinisme politique, ni
empiéter sur les droits des particuliers
à jouir de leurs biens. Seule
l'admonestation et l'excommunication peuvent servir de contrainte
à une église particulière7. Nous avons
donc affaire à deux formes de contraintes autonomes et
hétérogènes. Ainsi parce que le salut est affaire de
sincérité, personne ne peut croire sur l'ordre d'autrui, mais
quand bien même il le pourrait, il n'est absolument pas sûr que
la voie imposée soit la bonne. En ce domaine, et c'est
là un argument fort du libéralisme qui sera exporté
à d'autres domaines, l'individu, en entrant dans l'association
politique, n'aliène son droit naturel que pour s'assurer la jouissance
de ses droits fondamentaux. Mais pour tout
ce qui touche un domaine de compétence en lequel
l'individu est mieux à même de s'orienter par ses forces seules,
l'autorité extérieure ne franchit pas les barrières de
l'utilité. Or, l'individu étant concerné, en
matière de salut, plus encore que dans la question de la
santé ou de la richesse, par les conséquences de ses choix, il
s'avère qu'il est le meilleur juge des moyens propre à favoriser
son salut8. Ce droit est donc inaliénable9. Ainsi
donc, le pouvoir ne peut
1 Spinoza, Traité
théologico-politique, Ch. XVII, p. 277: " Nul en effet ne pourra
jamais, quel abandon qu'il ait fait de sa puissance et conséquemment de
son droit, cesser d'être homme; et il n'y aura jamais de souverain qui
puisse tout exécuter comme il voudra. (...). Il faut donc accorder que
l'individu se réserve une grande part de son droit, laquelle ainsi n'est
plus suspendue au décret d'un autre, mais au sien propre ".
2 Ibid., Ch. XX, p. 327: " Il ne se peut
faire que l'âme d'un homme appartienne entièrement à un
autre; personne
en effet ne peut transférer à un autre, ni
être contraint d'abandonner son droit naturel ou sa faculté de
faire de sa raison un libre usage et de juger de toutes choses ".
3 J. Locke, Lettre sur la tolérance,
p. 11.
4 Ibid., p. 17.
5 Ibid., p. 13.
6 Ibid. p. 23: " Quelle sanction auront
les lois ecclésiastiques? Je répondrai: les sanctions qui
conviennent aux choses dont la profession et l'observance extérieurs ne
servent à rien, si elles ne siègent pas au plus profond des
âmes, et si elles n'obtiennent pas le plein consentement de la conscience
".
7 Ibid. p. 25: " L'excommunication
n'ôte et ne peut ôter à l'excommunié aucun de ses
biens civils ou aucun de ceux qu'il possédait en tant que personne
privée ".
8 Ibid., p. 37: " Ainsi le soin de sa propre
âme est entre les mains de chacun, et il faut le laisser à chacun
(...)
Autant que faire se peut, les lois s'efforcent de
protéger les biens et la santé des sujets contre la
violence étrangère ou la fraude, mais non contre l'incurie ou
contre la dissipation de ceux qui en jouissent. Nul ne peut être
forcé contre sa volonté à se bien porter ou à
s'enrichir. "
9 G. A. J. Rogers, " Locke, Stillingfleet et la
tolérance " in Les fondements philosophiques de la
tolérance, p.
101: " Ce qui est central dans l'argumentation de Locke
est le fait que le magistrat n'est jamais en meilleure
48
statuer que sur les choses indifférentes mais,
encore, à condition que cela soit de quelque importance pour le
bien public1. Dès lors la religion devient une simple affaire
privée qui ne ressortit pas au pouvoir public, simplement
chargé de remplir les fins pour lesquelles les hommes l'ont
librement établi: la conservation des biens.
Nous voyons bien, à propos de la question
religieuse, en quoi consiste le dispositif libéral: d'une part,
distinguer les droits dont le particulier ne peut jouir par lui-même et
qu'il délègue donc à l'autorité civile, ce sont les
droits aliénables; d'autre part, démarquer les droits dont la
compétence ne ressort qu'à l'initiative individuelle et
qui circonscrivent donc les limites du pouvoir public.
Conséquences: l'émergence de l'individu et le
problème du lien social
Avant de nous interroger sur les conséquences de
l'avènement de la sphère privée à partir de la
tolérance religieuse et de la reconnaissance de la
pluralité irréductible des opinions, nous voudrions nous
intéresser à un fondement possible de cette restructuration du
champ politique à partir d'un événement capital
dans l'histoire des royaumes européens: la réforme
protestante.
En effet, force est de constater que non seulement la question
des droits de conscience
se pose au moment des guerres de religion entre protestants et
catholiques, mais en outre que
les réponses apportées aussi bien par
Hobbes que par Locke ou Bayle sont le fait de protestants. Il serait
donc intéressant de se demander si ce remaniement conceptuel
et les conséquences politiques qui s'ensuivent ne naissent pas d'une
reconfiguration de l'expérience religieuse telle qu'elle est
vécue au sein de l'Eglise réformée. Pour ce faire, nous
suivrons la thèse fameuse de Max Weber sur L'Ethique protestante et
l'esprit du capitalisme.
Nous avons vu qu'avec la doctrine du
péché originel professée par saint Augustin,
l'idée d'une universalité du genre humain advenait en
même temps que la justification d'un pouvoir se répandant
lui-même universellement sur les âmes pour les orienter vers la
justice véritable. C'est cette idée d'universalité qui est
au coeur du catholicisme. Or la doctrine de la prédestination
professée par Calvin, qui renoue avec saint Augustin par
delà les interprétations politiques qui furent données
de sa doctrine, consiste à isoler le croyant dans sa relation à
un Dieu insondable, dont il ignore s'il lui accordera la grâce ou le
condamnera à la damnation 2.
De là deux conséquences: la première,
évidente, consiste à remarquer que l'appel à
l'autorité extérieure et la confiance en la récompense des
bonnes oeuvres devient superflue. La sincérité intérieure,
si elle n'est plus une condition suffisante du salut est en tout cas un signe
d'élection. Et par conséquent, les moyens coercitifs de l'Etat
s'avèrent inutiles au salut3. Donc
en même temps que l'homme se retrouve seul face à
lui-même dans l'ignorance de la volonté divine, l'Etat se
trouve fortement restreint dans le pouvoir qu'il peut dresser contre
le
position que moi-même pour connaître ce que Dieu
requiert de moi. (...) Cette affirmation n'est pas fondée sur l'argument
épistémologique selon lequel personne d'autre ne peut
connaître quelle est la meilleure forme de culte mais simplement sur
l'idée que, quelle que soit la voie que je choisisse, si cela est fait
sincèrement, elle sera acceptable aux yeux de Dieu ".
1 Lettre sur la tolérance, p. 49: "
Le bien public est la règle et la mesure des lois. Si une chose est
inutile à l'Etat, même si elle est indifférente en
elle-même, on ne peut la sanctionner immédiatement par une loi
".
2 Ibid., p. 165: " Dans son
inhumanité pathétique cette doctrine devait influencer
l'état d'esprit d'une génération, qui se rendit à
sa logique implacable: elle fit naître en particulier un sentiment de
solitude intérieure inouïe de l'individu. Pour ce qui était
la grande affaire de leur vie, la question du salut éternel, les hommes
du temps de la Réforme en étaient réduits à suivre
la voie solitaire qui les conduisait à un destin fixé de toute
éternité. Nul ne pouvait leur venir en aide ".
3 Ibid., p. 211, note 1: " La
prédestination excluait a priori que l'Etat puisse réellement
encourager une religion par l'intolérance ".
49
récalcitrant. Un procès d'individuation s'engage
donc où l'homme s'avère seul responsable de
sa relation à Dieu.
Mais une deuxième conséquence de cette
compréhension neuve de l'expérience religieuse conduit
à repenser fondamentalement le sens et la finalité de l'existence
humaine. Avec le rejet de la partition catholique entre deux catégories
de commandements moraux1, le calvinisme ne cherche plus à
dépasser la moralité intra-mondaine dans l'ascèse
monastique, mais prône " l'accomplissement exclusif des devoirs
intramondains qui découlent pour chaque individu de la position qui
est la sienne "2. Cette inscription nécessaire de
l'existence individuelle au sein du monde créé est ce que Weber
nomme Beruf, la vocation. Ce n'est donc plus en se
détournant du monde de l'ici-bas que l'homme peut atteindre le
salut. Non seulement, ce salut, il ne peut le provoquer, mais il ne peut tout
au plus percevoir les signes de son élection qu'en se rendant utile au
genre humain. L'amour du prochain va ainsi rencontrer l'utilité sociale
que produit le travail de l'individu3. Pour reprendre l'expression
de Weber, le travail du chrétien est au service " d'une configuration
rationnelle du cosmos social qui nous entoure "4. Dès lors la
recherche du profit, non pour la jouissance individuelle et la paresse, mais en
réponse à la nécessité du Beruf, n'est pas
seulement licite, elle est un commandement moral. L'on voit donc comment une
configuration neuve du sens de l'existence humaine peut conduire à une
réinterprétation globale du fait social et entraîne des
conséquences politiques aussi importantes que l'avènement de
l'individu.
Ainsi trois conditions théoriques présentes chez
Calvin vont permettre l'avènement de
la tolérance. D'une part, la critique radicale de
la structure pyramidale de l'Eglise romaine. D'autre part, la substitution
du témoignage intérieur du saint Esprit à la tradition de
l'Eglise comme principe d'authentification des Ecritures et enfin
la distinction radicale entre gouvernement civil et gouvernement
spirituel5. Or avec l'individualisme positif que suppose
ce remaniement théorique, l'on comprend qu'entre deux
formes de tolérance, la reconnaissance des droits de la
communauté et la liberté de conscience individuelle, ce soit la
deuxième forme qui ait pris le pas sur la
première6.
Or si cette individualisme foncier de la réforme
protestante est bien à la source de la revendication de la
tolérance religieuse et de la distinction entre pouvoir temporel et
pouvoir spirituel, les conséquences qui s'ensuivent ne se
laissent pas entièrement apercevoir de ce point de vue. En
effet, l'acquiescement à la diversité religieuse et son
repli dans la sphère privée ainsi constituée pose
une série de problèmes dont le développement du
libéralisme constitue une réponse. Ainsi, si la religion
devient une affaire privée, pouvant admettre l'existence d'autres
voies de salut, est-ce que la religion ne perd pas son sens
originel de structure de la vie en commun? Peut-elle lier (legere)
encore? Comment assumer le lien social sur un mode parfaitement immanent ?
De plus, de la diversité ainsi reconnue s'ensuit une
institutionnalisation du conflit et de l'affrontement d'opinions, mais sous
quelles formes? En outre, que s'ensuivra-t-il quant à la
séparation du pouvoir et du savoir ainsi produite?
1 Les praecepta qui constituent les
cinq devoirs que le baptisé se doit d'observer et les
consilia qui ne sont contraignants que pour les ordres
monastiques.
2 Ibid., p. 135.
3 Ibid., p. 173: " Le monde a une fin et une
seule: servir l'auto-célébration de Dieu; le chrétien
élu est là à une fin
et une seule: il doit prendre part à
l'accroissement de la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant
ses commandements. Dieu veut cependant que le chrétien ait une
activité sociale, parce qu'il veut que l'organisation sociale de la vie
soit conforme à ses commandements et soit établie de
manière à correspondre à cette fin ".
4 Ibid. p. 175.
5 Waterlot, " Les ruptures de l'ecclésiologie
calvinienne " in Tolérance et Réforme, p. 49.
6 Waterlot, " Calvin et la tolérance " in
Tolérance et réforme, p. 38: " Ce deuxième sens
de la tolérance entendue comme liberté de conscience individuelle
comporte premièrement comme fondement un individualisme positif,
la reconnaissance de l'individu comme foyer actif d'un certain
nombre de droits et deuxièmement l'idée que, dès lors
qu'ils n'empiètent pas sur les droits d'autrui, les droits de tous les
sujets du droit sont égaux entre eux, c'est-à- dire qu'il y a une
universalité de notre rapport à autrui "
50
Notre questionnement porte finalement sur ce que nous
pourrions appeler l'institutionnalisation du social, ce moment très
particulier où la société non-politique a
commencé à se différencier du gouvernement pour
acquérir une existence propre. Un premier élément de
réponse a commencé à nous apparaître à
partir de l'émergence de la puissance particulière au XVIIe
siècle et qui prépare la reconnaissance positive de l'individu.
Ce serait pourtant par trop céder à l'abstraction que de vouloir
reconstruire l'histoire européenne depuis
les guerres de religion sur cet unique fondement.
D'autres réaménagements sont à l'oeuvre quant à
la question générale du politique et du gouvernement qui
ne tirent pas directement leur source de la reconnaissance des droits
individuels. Néanmoins, en se rencontrant, ces deux
problématiques, celle de l'homme privé et celle d'un
nouvel art de gouverner, vont amener au jour la configuration
proprement moderne d'une autonomie de la société et d'un Etat
instrumentalisé par elle. C'est à partir de la question de cette
autonomie de la société par rapport à l'Etat que pourra
finalement se poser pour nous le problème du pouvoir effectif qui
traverse et constitue ce champ social.
51
Topique du pouvoir social: la liberté des
Modernes
Afin de saisir le sens, la finalité et les
conséquences du discours libéral, nous nous porterons donc
à l'étude de l'organisation démocratique à
partir de la triple question de la fonction du gouvernement, de la
souveraineté populaire et de l'espace public qui constituent tous trois
l'aménagement proprement moderne du pouvoir social.
De la souveraineté à la
gouvernementalité
En confrontant la question de la genèse du
corps politique chez Hobbes et chez Locke, nous avons pu observer que
chez ce dernier, le dispositif d'aménagement de la puissance
consistait en quelque sorte à démêler ce qui chez Hobbes
permettait de conduire à
la justification du pouvoir absolu. En effet, chez Locke, la
question de la souveraineté est en quelque sorte évacuée
au profit d'une relation unilatérale des sujets au gouvernement
investi
de la confiance des gouvernés. En ce sens, la
communauté se voit en quelque sorte jouir d'une consistance propre et,
dès lors, peut apparaître une primauté des droits de cette
communauté sur ceux de la puissance législative et
exécutive.
Or, nous allons le voir, à partir de là,
la question proprement politique de la souveraineté se voit
déplacée sur le terrain de la gouvernance. La question
n'est plus tant pourquoi obéir que pourquoi et comment
gouverner. La question ne porte dès lors plus tant sur le
problème de l'origine de la société, question qui ne
reçoit de traitement que politique à travers la question du pacte
social, que sur la question de la régulation à l'oeuvre au sein
de la société.
Or pour qu'un tel glissement s'opère, un nouveau
sens et une nouvelle finalité du pouvoir a dû se mettre
en place. C'est à partir d'une compréhension neuve du
pouvoir que pourra émerger une idée fondamentale du
libéralisme: le pouvoir politique n'est pas la seule force qui
commande aux hommes, il est nécessaire de faire varier
les modes de gouvernements pour les adapter à la situation
particulière d'un peuple. Ainsi la question se déplace sur
le terrain d'une technologie rationnelle de gouvernement. A l'origine d'une
telle perspective, Montesquieu nous apparaît comme fondateur d'une
nouvelle compréhension du politique.
??Montesquieu et l'Esprit général de la
Nation
Avec Montesquieu une nouvelle conception de l'art de gouverner
se met en place qui entraîne une redéfinition de l'exercice du
pouvoir. En effet, l'Esprit des Lois ne se présente plus comme
un miroir en lequel le prince pourrait trouver une casuistique propre à
lui assurer
la juste exécution de son office, mais désormais,
c'est une science générale de l'Etat qui se met
52
en place, science en laquelle le pouvoir se définit moins
par son rôle constitutif que par son rôle
fonctionnel1.
Dans sa recherche, Montesquieu ne part pas de la genèse
du corps politique à partir d'un contrat social passé entre
individus libres, mais mène son interrogation en prenant pour point de
départ le phénomène du pouvoir pour tenter de circonscrire
celui-ci dans les garanties
à même d'assurer la liberté des
citoyens2. Ainsi commence-t-il par définir la loi comme
un certain rapport nécessaire qui dérive de la nature des
choses3. Aussi y-a-t-il rapport de réciprocité
entre la loi d'un peuple et la nature même de ce
peuple4. Il ne saurait, par conséquent, y avoir une
définition unique du pouvoir, mais nous devons, au contraire,
concevoir un régime et une économie de pouvoir
adaptés à l'inscription naturelle et la complexion de
chaque peuple. C'est ce que Montesquieu nomme l'Esprit
général de la Nation5.
Et le rôle du législateur en cette matière
n'est pas de partir d'un principe abstrait de domination pour l'imposer
à son peuple comme à une page vierge. Son rôle
est de suivre l'esprit de la nation. Dans le cas contraire, là
où une seule force gouverne les hommes, c'est despotisme. Ainsi un
élément constitutif de la nation, si puissant soit-il, ne
doit pas être considéré à part de tous les
autres, mais son efficace sera appréciée en son rapport aux
autres éléments. En effet, " toute grandeur, toute force,
toute puissance est relative. Il faut bien prendre garde qu'en
cherchant à augmenter la grandeur réelle, on ne diminue
la grandeur relative "6.
Cela étant pour le pouvoir du gouvernant, il n'en va pas
autrement pour le peuple qui
lui est soumis. Chez ce dernier, la liberté ne
doit pas être entendue comme la licence et l'anarchie, mais comme
la juste soumission aux principes qui constituent l'esprit
général de la nation. Ainsi la liberté est
elle-même relative aux dispositions de la nation7.
Cependant la nature du pouvoir est telle qu'il ne cesse de s'accroître
jusqu'à trouver une limite qui le borne. C'est pourquoi " pour qu'on ne
puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le
pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle
que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne
l'oblige pas, et à ne point faire celles que la
loi permet "8.
1 Les arts de gouverner, p. 59: "
C'est un tout autre genre d'ouvrages qui est issu des livres d'Etats du
XVIe siècle. Le prince n'y apprend plus à se connaître
lui-même dans la méditation solitaire des calculs habiles et des
rigueurs nécessaires qu'implique sa position. Il apparaît comme
l'une des pièces de la grande machine d'Etat qu'il
ne peut commander qu'en s'assujettissant au
mécanisme d'ensemble. La force des choses supplante les
jeux humains de la force. Sans doute est-ce Montesquieu qui, dans son
analyse systématique des " choses sans
nombres " avec lesquelles les lois entretiennent des rapports
innombrables, a montré, de la façon la plus décisive,
comment l'art du prince devait désormais faire place
à une science générale de l'Etat ".
2 Le principe de souveraineté, p.
71: " Au fond, l'esprit des lois, c'est la liberté même,
et rien que la liberté. Il n'est de liberté que selon la
nécessité des lois, que protégée et
préparée par les lois. Aussi, ce qu'on appelle loi au sens
propre, ce ne peut être que ce rapport existant entre les
éléments constitutifs d'un ensemble humain historique et, en
premier lieu, entre les niveaux ou les ordres d'autorité et de pouvoir
qui le traversent. L'esprit des lois, c'est donc ce que protège et
énonce la lettre des lois: la liberté des citoyens. Ainsi doit-on
comprendre que, par l'expression si subtile d'esprit des lois, Montesquieu
entendait le concept de la loi si le concept de la loi renvoie, justement,
à la liberté et aux libertés ".
3 Montesquieu, De l'Esprit des lois, I, 1,
p. 37.
4 Ibid., I, 3, p. 44: " Elles doivent
être tellement propre au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est
un très grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à
une autre ".
5 Ibid. XIX, 4, p. 212: " Plusieurs
choses gouvernent les hommes: le climat, la religion, les lois, les maximes du
gouvernement, les exemples des choses passées, les moeurs, les
manières d'où il se forme un esprit général qui en
résulte ".
6 Ibid., IX, 9, p. 158.
7 Ibid., XI, 3, p. 166: " Dans un Etat, la
liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit
vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit
pas vouloir ".
8 Ibid. XI, 4, p. 167.
53
Le principe de la bonne législation consiste ainsi en la
juste articulation des diverses modalités de détermination
concourrant à la nature particulière de chaque peuple. La
modalité coercitive du pouvoir politique n'est pas l'unique et
souvent la nature même garantit la cohésion et la paix
sociale auxquels les lois les plus sévères ne peuvent contraindre
le peuple1. Finalement, l'on rencontre chez Montesquieu cette
idée d'une force dynamique des
éléments constitutifs de la nation, ce qui peut
conduire à envisager la constitution de l'Etat au sens de la
constitution physique d'un organisme. Aussi nous voyons-nous ici situés
à un autre stade d'élaboration conceptuelle que celui de la
science politique hobbesienne qui se résumait
en une mécanique des atomes sociaux. Nous sommes
ici face à une physique des forces constitutives de la nation. La
fin de la science législatrice sera donc de moduler les
différents modes de contraintes (loi civile, moeurs, climat,
religion, commerce...) en rapport avec la complexion du
peuple2.
Retenons-donc de ce court aperçu de l'enseignement de
Montesquieu que les hommes sont soumis à diverses influences face
auxquelles le pouvoir ne doit pas user de violence pour réduire leur
effet à néant et ainsi réaliser la domination du
tout-politique. Mais, au contraire,
le bon législateur sera celui qui saura articuler
les principes de son gouvernement avec la nature du peuple.
La gouvernementalité
Ainsi donc, le point visible de l'Etat cesse de s'incarner
dans le prince, reflet d'une disposition transcendante ou naturelle du cosmos,
pour devenir le corps de la nation. C'est à présent le compte
physique des forces présentes en la nation et ouvertes à
l'administration rationnelle que doit refléter le livre du prince.
Le prince est absorbé dans sa fonction et sa personne finit par se
confondre avec l'Etat qu'il administre.
Dès lors apparaît un nouvel art de
gouverner, art consistant non plus comme chez Machiavel à
assurer la domination du prince, mais art visant à conserver
la forme de la République en réalisant la plus grande somme de
forces possibles. Déjà chez Hobbes, le sens
de la souveraineté consiste non à
accroître la puissance de l'individu qui gouverne, mais à
instituer une puissance maximale ayant pour fin le salut du
peuple3. Comme le montre Senellart dans son ouvrage sur Les
arts de gouverner, " la puissance maximale ne constitue pas le but du
gouvernement, mais sa condition "4. De là une
redéfinition de la fin du gouvernement, " en fonction non du bien
commun ou de l'intérêt du prince, mais des besoins
de l'Etat, corps vivant soumis à la
nécessité, pour survivre, de développer au maximum ses
ressources matérielles et humaines "5.
1 Ibid. XIX, 6, p. 213: " Qu'on
nous laisse comme nous sommes, disait un gentilhomme d'une nation qui
ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée.
La nature répare tout. Elle nous a donné une vivacité
capable d'offenser, et propre à nous faire manquer à tous les
égards; cette même vivacité est corrigée par
la politesse qu'elle nous procure, en nous inspirant du
goût pour le monde, et surtout pour le commerce des femmes.
Qu'on nous laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscrètes,
jointes à notre peu de malice, font
que les lois qui gêneraient l'humeur sociable parmi nous,
ne seraient point convenables ".
2 Ibid., XXVI, 1, p. 300: " Il y a donc
différents ordres de lois; et la sublimité de la raison humaine
consiste à savoir bien auquel de ces ordres se rapportent principalement
les choses sur lesquelles on doit statuer, et à ne point mettre de
confusion dans les principes qui doivent gouverner les hommes ".
3 Du Citoyen, XIII, 3, " L'institution
de la république n'est pas tant pour elle-même, que pour
le bien de ses sujets. Et toutefois, il ne faut pas avoir égard
à l'avantage de quelque particulier: car le souverain, en tant que
tel,
ne pourvoit point autrement au salut du peuple que par les lois
qui sont générales; de sorte qu'il s'acquitte de son
devoir, toutes fois et quantes qu'il fait tout son
possible par ses utiles et salutaires constitutions, à ce que
plusieurs jouissent d'une entière et longue prospérité, et
qu'il n'arrive de mal à personne, que par sa propre faute,
ou par quelque accident imprévu ".
4 Les arts de gouverner, p. 35.
5 Ibid., p. 42.
54
Par conséquent, le gouvernement n'a plus pour objet, tel
que dans l'ancien ars regnum,
le gouvernement des âmes et des corps, ni
même comme chez Machiavel le contrôle d'un territoire et des
hommes qui y habitent, mais il a pour principe et pour fin le gouvernement des
choses. C'est ce que montre Foucault dans un cours sur La
gouvernementalité1. Ainsi assiste-t-on à la
mutation du miroir du prince, censé refléter les vertus d'un
ordre transcendant,
en une comptabilité physique des forces en
présence au sein du royaume. Désormais le territoire comme
espace géographiquement structuré fait irruption dans le rapport
du prince à son office, ou plutôt à sa fonction.
En effet, avec cette mutation dans la visibilité
de la puissance se produit " un effacement progressif du prince au
profit de l'Etat "2. Finalement le procédé
hobbesien de représentation se renverse contre lui-même. Le
prince représente le peuple, non plus comme unité analytique
mais, à présent, comme unité synthétique. Le
devoir du prince, c'est le rapport de l'Etat à lui-même,
d'une administration rationnelle visant à l'augmentation des
forces du royaume. En même temps, l'exigence de visibilité se
transporte de la personne du prince, autrefois modèle de vertu pour ses
sujets, à l'espace social dont il faut acquérir une vision totale
propre à sa gestion3.
Or comme le montre Foucault, avec cette mutation de
la fonction gouvernementale s'accomplit une opposition du gouvernement et de
la souveraineté. Alors que cette dernière s'exprime par la
législation et vise, à travers son universalité, la
soumission des sujets, la fin
du gouvernement, elle, trouve sa fin dans les choses
qu'elle dirige4. Néanmoins, cette distinction ne saurait
être trop vite établie. En effet, c'est d'abord au
renforcement de la souveraineté qu'a servi la disposition du
gouvernement. C'est là l'essence même du
mercantilisme. D'un côté, ce dernier vise à la gestion
administrée des flux économiques au sein du royaume, mais,
d'un autre côté, cette administration ne vise qu'à
renforcer la souveraineté du monarque. Ainsi " le mercantilisme
essayait de faire entrer les possibilités données par un art
réfléchi de gouvernement à l'intérieur d'une
structure institutionnelle et mentale de souveraineté qui le
bloquait "5. Comment s'accomplit ce déblocage? Selon
Foucault, c'est l'irruption d'un objet nouveau qui, au XVIIIe
siècle, va permettre au gouvernement de se séparer des
cadres politiques de la souveraineté.
En effet, celle-ci, nous l'avons vu dans le langage
de Hobbes, ne se réfère qu'à l'existence du peuple
juridiquement défini. De ce point de vue, l'économie comme
gestion des richesses et des besoins s'accomplit, comme dans la
définition aristotélicienne, au sein de la maisonnée. Mais
dès lors que la population se découvre comme objet
spécifique d'un discours scientifique et statistique, douée
de régularités propres, va pouvoir se produire "
la
1 M. Foucault, " La gouvernementalité ", in
Dits et Ecrits, Tome II, p. 643: " Les choses dont le gouvernement
doit prendre la charge, ce sont les hommes, mais dans leurs
rapports, leurs liens, leurs intrications avec ces choses que sont les
richesses, les ressources, les subsistances, le territoire bien sûr, dans
ses frontières, avec ses qualités, son climat, sa
sécheresse, sa fertilité; ce sont les hommes dans leurs rapports
avec ces autres choses que sont les coutumes, les habitudes, les
manières de faire ou de penser, et, enfin, ce sont les hommes dans leurs
rapports avec ces autres choses encore que peuvent être les
accidents ou les malheurs, comme la famine, les épidémies,
la mort ".
2 Les arts de gouverner, p. 55.
3 Ibid., p. 229: " C'est avec l'essor de
l'absolutisme que l'exigence de visibilité sera transférée
de la personne du prince (être vu) à l'espace social
(tout voir). ". Sur la visibilité nouvelle du souverain Cf.
aussi p. 280: " Loin de réactiver la forme d'une tyrannie occulte, le
monarque invisible illustre la transmutation juridique du corps royal,
la séparation croissante de l'Etat avec la
société, la concentration du pouvoir dans une machine
administrative centralisée (...). Ainsi le passage de
l'exemplarité à l'invisibilité, s'il s'effectue sur
l'axe d'une rationalisation
technicienne, ne peut-il se comprendre qu'à
l'intérieur d'une recomposition globale du champ pratique, dans ses
dimensions matérielles et spirituelles ".
4 " La gouvernementalité ", p. 646:
" Elle (la fin du gouvernement) est à rechercher dans la
perfection, la maximalisation ou l'intensification des processus qu'il dirige,
et les instruments du gouvernement, au lieu d'être des lois, vont
être des tactiques diverses ".
5 Ibid. p. 649.
55
constitution d'un savoir de gouvernement indissociable de la
constitution d'un savoir de tous
les processus qui tournent autour de la population au sens
large, ce qu'on appelle précisément économie
"1. L'économie politique, à la fois comme science et
comme mode de gouvernement ayant pour objet la constitution physique de la
population, du territoire et des richesses, va finir par supplanter la
science du politique ne renvoyant circulairement qu'à sa propre
définition, via le dispositif de souveraineté.
Pour autant le problème de la souveraineté
ne disparaît pas, mais il reçoit un autre éclairage
dans son rapport à l'administration rationnelle des choses. Dès
lors la question n'est plus de définir un art de gouverner à
partir de la souveraineté mais, avec le déploiement d'un nouvel
art de gouverner, quelle forme de souveraineté instituer? Selon nous,
c'est à une telle question que la démocratie libérale va
apporter une réponse.
La gouvernance libérale
Dans son cours sur la Naissance de la biopolitique,
Foucault montre que la question libérale primordiale se résume
en une formule: " pourquoi donc faudrait-il gouverner? "2.
Cette interrogation s'ancre finalement dans une distinction entre Etat
et société en train d'émerger au XVIIIe
siècle. C'est en effet, au nom de cette dernière "
qu'on va chercher à savoir pourquoi il est nécessaire qu'il y
ait un gouvernement, en quoi on peut s'en passer, et sur quoi il est inutile ou
nuisible de s'en passer ". En ce sens, le libéralisme apparaît
comme une critique de la maximalisation du pouvoir contre lequel il cherche
à montrer qu'il ne saurait être à lui-même sa fin. "
On gouverne toujours trop "3.
Mais qu'entend le libéralisme par
gouvernement? C'est contre l'idée d'un gouvernement politique
transcendant ou extérieur à la société que
se place le libéralisme. Contre les moyens violents visant leur
propre perpétuation, le libéralisme ne cherche pas à
ignorer toute forme de régulation mais à diversifier, ou en tout
cas à laisser s'exprimer, les modes de gouvernements
déjà à l'oeuvre dans le champ social. Nous l'avons
vu avec Montesquieu, le pouvoir politique n'est qu'une modalité
du gouvernement des hommes, modalité artificielle, face à
laquelle croissent d'autres déterminations qui, laissées à
leur libre cours, seront à même de réguler les
interactions au sein de la société4. En ce
sens, le libéralisme n'est pas un anarchisme, mais bien un
nouveau principe de gouvernement non directement politique.
Or quels sont ces principes de gouvernement immanents
à la société et qui lui permettent d'évacuer
le pouvoir de l'Etat? Afin de répondre à cette question,
revenons en arrière afin de percevoir une certaine mutation accomplie
dans la rationalisation de l'exercice
de gouvernement, ce qui va nous conduire à
montrer que le principe d'une harmonie immanente à la
société n'est pas directement né de la critique
libérale mais, comme nous avons eu l'occasion de le voir plus haut,
d'une rationalisation des principes de gouvernement
au sein des monarchies du XVIIe siècle, ce qui
replace dès lors le discours libéral dans la continuation
des moyens de contrôles politiques et sociaux. La
différence entre les deux modèles, nous le verrons, ce n'est
pas que le libéralisme ne gouverne pas, c'est qu'il gouverne
1 Ibid., p. 633.
2 Foucault, " Naissance de la biopolitique
", in Dits et Ecrits, T. II, p. 820.
3 Ibid., p. 820.
4 Mais par-là même, et c'est
là une des thèses que nous ne voudrions pas perdre de
vue, un mode de gouvernement identifiable puisque extérieur va
être remplacé par un autre mode de gouvernement qui,
parce qu'il se donne pour naturel, ne consiste pas en une domination effective
mais qui, néanmoins, produit des effets
de pouvoir immanent, cette fois quasiment invisible aux yeux de
ses acteurs. C'est ce que nous nous proposons,
en suivant l'expression de Tocqueville, de nommer pouvoir
social. Mais nous reviendrons plus loin sur ce
phénomène.
56
par des moyens qui lui permettent de se donner comme
organisation spontanée et par conséquent comme ne gouvernant
pas.
Dans son ouvrage sur Les passions et les
intérêts, Albert Hirschman montre qu'une mutation capitale se
produit à l'époque de la Renaissance, mutation qui ne consiste
pas en " l'apparition d'une nouvelle morale, c'est-à-dire de
nouvelles règles de comportement pour l'individu. Mais à
un renouveau de la théorie de l'Etat, à la tentative
d'améliorer l'art de gouverner dans le cadre de l'ordre établi
"1. Il ne s'agit dès lors plus de réprimer les
passions, mais de les utiliser pour servir à la sociabilité. De
ce point de vue, la société agit, non comme
un rempart ou une force de répression mais comme un
catalyseur des passions destructrices de l'homme. Il s'agira dès lors
d'établir une distinction entre passions inoffensives et
destructrices
et d'affaiblir ces dernières par les premières.
C'est là le principe de la science mécanique du XVIIe
siècle et notamment celle de Spinoza: une force peut toujours
être contrée par une force plus grande, " un sentiment ne
peut être contrarié ou supprimé que par un
sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier
"2. L'on va donc opposer passions destructrices et
intérêts qui sont aussi passions mais qui conduisent
à des conséquences heureuses3. Or, à
l'origine, cette idée devait servir à diriger les passions du
Prince et, à travers lui, à diriger plus efficacement le peuple
que ne le permettait la morale antérieure4. Mais ce principe
se révéla bien plus efficace s'il était appliqué
directement aux groupes en présences
au sein de l'Etat. D'autre part, ce principe
d'intérêt en tant qu'il unit passions et raison, offre l'avantage
de présenter une conduite " aussi transparente et prévisible
qu'un être parfaitement vertueux "5 et rend donc
maîtrisables les conséquences prévisibles des actions
humaines. Et parmi tous les intérêts présents, l'amour du
gain est le plus efficace car il réuni la plus grande douceur avec la
rationalité la plus efficace. On le voit, le
développement de la théorie économique est avant tout
basé sur l'idée d'une régulation non politique des acteurs
évoluant
en société et n'agissant pas sous une impulsion
morale.
Or nous avons vu que l'idée de contrat social
était elle-même une réponse au problème posé
par les interactions sociales, interactions qui nécessitaient le
détour par une médiation politique transcendante au corps
social pour réguler les passions contradictoires des
particuliers. C'est contre cette idée d'une médiation
nécessaire que vient s'inscrire l'idée d'une régulation
immanente au corps social lui-même. Cette idée se voit
particulièrement mise en valeur par l'évolution du terme de
commerce qui, avant de désigner les échanges purement
économiques, sert à nommer tout ce qui donne consistance au lien
social hors de la politique.
En ce sens, l'activité économique se
découvre comme un système anti-hiérarchique mettant en
scène des acteurs égaux et indépendants. En ce sens,
l'idée de marché permet " de penser la société
comme auto-instituée, ne reposant sur aucun ordre extérieur
à l'homme "6. Bien que le contrat social permette
d'expliquer l'institution de la société, il n'est pas en
mesure de présenter d'autres liens que le lien politique de
soumission. L'idée de marché, au contraire, permet de penser
la régulation au sein de la société sur un mode
parfaitement immanent7.
1 A. O. Hirschman, Les passions et les
intérêts, p. 16.
2 Ethique, Quatrième partie,
Proposition VII, p. 275.
3 Les passions et les
intérêts, p. 33: " Et c'est ainsi qu'on verra
apparaître une distinction nouvelle, celle qui oppose les
intérêts de l'homme à ses passions et qu'on mettra
en contraste les conséquences heureuses des activités
dictées par l'intérêt avec les calamités que
déchaîne le libre jeu des passions. "
4 Ibid., p. 35: Rohan, De
l'intérêt des princes et Etats de la
chrétienté, 1638: " Les princes commandent aux peuples, et
l'intérêt commande aux princes ".
5 Ibid. p. 49: " C'est de cette
manière que l'idée que le jeu des intérêts
particuliers peut être profitable à
l'ensemble des parties naît de la réflexion
politique bien des années avant que la science économique n'en
fasse
un de ses principes essentiels ".
6 P. Rosanvallon, Le capitalisme utopique,
p. 11.
7 Adam Smith, La richesse des
nations, in Les libéraux, p. 366: " Tout en ne
cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent
d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de
la société, que s'il avait
57
Finalement, " les mécanismes du marché, en
se substituant aux procédures d'engagements réciproques du
contrat, permettent de penser la société
biologiquement et non plus politiquement (mécaniquement)
"1. En évacuant dès lors toute idée
d'assujettissement politique, Adam Smith peut faire passer le terme de
nation de son sens juridique et politique à
un sens presque uniquement économique. Selon
l'interprétation de Rosanvallon, il entend la société
comme société civile, c'est à dire dans son sens moderne
de société opposée à l'Etat, alors qu'elle
conservait encore chez Locke le sens de société politique.
Ainsi nous voyons que le déplacement
conceptuel opéré dans la modalité de
gouvernement a permis peu à peu l'émergence du terrain
libéral qui retourne contre la souveraineté transcendante
l'idée d'une administration physique des forces au sein de la
nation. Se découvre par-là un mode de gouvernement
autorégulateur n'impliquant plus l'orientation politique
extérieure au corps social. Libéré de la
médiation transcendante - en droit et non en fait -, la
société se conçoit elle-même comme origine et fin
des flux qui la traversent et la constituent. Mais nous l'avons vu, le
libéralisme n'est pas un anarchisme. Une législation
universelle s'avère par conséquent nécessaire
pour articuler les libertés individuelles dans le cadre permis
par la loi. Cette loi est le garant de la liberté
privée en laquelle peut s'épanouir, d'une part, la
liberté individuelle de penser que nous avons vu naître avec la
question de la tolérance, d'autre part la liberté
économique par laquelle la société peut
s'autoréguler et acquérir une consistance propre. Le citoyen doit
protéger l'homme, l'homme libre penseur et l'homme libre producteur.
Aussi le libéralisme ne renie en aucune manière la liberté
politique, condition de l'exercice des droits fondamentaux. La
question de la souveraineté populaire va donc venir se
raccrocher à la problématique des libertés
individuelles pour constituer ce mode de gouvernement particulier qu'est
la démocratie libérale et dont la structure complexe nous
empêche de le concevoir comme une forme de régime
politique parmi d'autres.
La représentation démocratique
??Forme de gouvernement et forme de
souveraineté
Nous avons vu que le libéralisme se
présentait avant tout comme une critique du politique et une
revendication visant à la reconnaissance de la consistance
intrinsèque à la société. Or quel est l'ordre
naturel inhérent à la société? Nous l'avons
vu à propos de la question de la tolérance comme avec
l'idée de marché: les acteurs sociaux se trouvent dans une
relation à la fois d'indépendance et d'égalité.
Néanmoins l'idée d'Etat-nation, qui s'avérait fondamentale
dans la naissance de cette sphère privée, apparaît aussi
comme une condition essentielle à son maintien. En effet, la
tolérance institutionnalisée a besoin du secours de la loi pour
voir s'articuler le droit de chacun. L'universalité de la loi ne peut
être garantie que par le dispositif institutionnel qui fait de
l'égalité la condition essentielle du rapport des
citoyens. D'autre part, la liberté économique suppose quant
à elle l'existence d'une législation à même
d'assurer la libre disposition de la propriété privée.
C'est ce mécanisme que nous avons vu se mettre en place chez Locke.
Dans un Etat où les droits des citoyens sont reconnus et
proclamés par la constitution, nous sommes face à un Etat
républicain. C'est à la constitution d'une telle res publica
que les penseurs du contrat social se sont acheminés suivant en
cela l'adage: salus populi suprema lex est. L'on trouve ainsi
chez Kant cette définition: " la constitution fondée
premièrement sur le principe de liberté des membres d'une
société (en tant
réellement pour but d'y travailler ".
1 Le capitalisme utopique, p. 46.
58
qu'hommes), deuxièmement sur les principes de
dépendance de tous envers une législation unique commune (en
tant que sujets), et troisièmement sur la loi de leur
égalité (en tant que citoyens), seule constitution qui
dérive de l'idée d'un contrat originaire sur lequel doit
être fondée toute législation de droit d'un peuple, c'est
la constitution républicaine "1. C'est donc la constitution
qui garantit les principes selon lesquels les hommes seront
traités en tant que sujet de droit et ne seront pas soumis à
l'arbitraire du gouvernement. De ce point de vue, la fin
de l'Etat est d'aménager en la collectivité,
l'espace d'une juste articulation des libertés. A partir de
là, le citoyen protégé par la loi, peut librement, dans le
cadre prévu par elle, user de ses droits fondamentaux, droits que
le sujet n'a pu déléguer puisqu'étant
inaliénables. La constitution est donc le principe d'existence d'un
peuple particulier (entendons " peuple " au sens hobbesien) et décide de
la forme du gouvernement. Dans le cas qui nous occupe, celle-ci
est nécessairement républicaine2. La
volonté générale est au fondement de la
souveraineté. La fin de la législation sera cantonnée dans
le juste et n'aura pas pour principe le bien3.
Considérons donc ici la liberté du sujet individuel
en cette république: il jouit d'une liberté privée
articulée de façon égale à celle de tous dans le
cadre prévu par la loi. Mais quant
à la liberté politique, celle qui consiste
justement à participer à la législation, elle n'est encore
que négative. On retrouve cette idée dans la distinction
chère à Sieyès entre citoyen actif et citoyen
passif4. Pour ce qui est du pouvoir de décision en
la République, c'est, selon l'expression de Kant, la forme de la
souveraineté qui en décide: " ou bien en effet un seul, ou bien
quelques-uns unis entre eux, ou bien tous les citoyens ensemble,
détiennent le pouvoir
1 E. Kant, Projet de Paix
Perpétuelle, p. 84.
2 Ibid. p. 86: " La forme de
gouvernement concerne la manière fondée sur la constitution
(l'acte de la volonté universelle par laquelle la foule devient
un peuple) dont l'Etat fait usage de sa pleine puissance. Sous ce rapport elle
est soit républicaine soit despotique. Le républicanisme est le
principe politique de la séparation du pouvoir exécutif (le
gouvernement) et du pouvoir législatif; le despotisme est le
principe selon lequel l'Etat met à exécution de son propre
chef les lois qu'il a lui-même faites, par suite c'est la volonté
publique maniée par le chef
de l'Etat comme si c'était sa volonté privée
".
3 John Rawls, dans son ouvrage sur la
Théorie de la justice, définit ainsi une
procédure par laquelle les acteurs sociaux qui prendraient part à
l'élaboration d'une constitution de droit, dans le cas où il se
trouveraient placés sous un voile d'ignorance,
élaboration rationnelle de l'état de nature, adopteraient, en
tant qu'ils sont placés en position originelle d'égalité,
un ordre hiérarchique de principes à même de garantir la
maximalisation des droits
de chacun. Les principes choisies dans cette position
d'égalité se ramènent au principe selon lequel «
chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus
étendu de liberté de base égale pour tous, compatible avec
un même système pour tous ». Le second principe, soumis au
premier, est « que les inégalités économiques
et sociales doivent être telles qu'elles soient au
plus grand bénéfice des plus désavantagés et
attachées à des fonctions et des positions ouvertes à
tous » (§ 46, p. 341). L'on retrouve donc ici le principe
libéral classique
selon lequel le juste a priorité sur le bien du
point de vue d'une définition collective du vivre-ensemble.
L'articulation des conceptions du bien dont chacun se fait une
idée différente garantit à tous le choix d'une vie bonne.
D'autre part, le second principe qui regarde au statut socio-économique
des individus doit lui-même entré
en ligne de compte comme condition d'une libre poursuite du
désir rationnel. D'où le rôle dévolu à l'Etat
dans la régulation des inégalités, régulation
qui renforce plus qu'il ne détourne le principe libéral
de l'autonomie individuelle. L'Etat n'assigne pas de fin, mais assure
les conditions minimales pour que cette fin puisse être librement
choisie par chaque individu.
4 E. Sieyès, Premier projet de
déclaration, in Droits de l'homme et philosophie,
anthologie de textes choisis par Frédéric Worms, p. 97: " Nous
n'avons exposé jusqu'à présent que les droits naturels et
civils des citoyens. Il nous reste à reconnaître les droits
politiques. La différence entre ces deux sortes de droits consiste en ce
que les droits naturels et civils sont ceux pour le maintien et le
développement desquels la société s'est formée; et
les droits politiques, ceux par lesquels la société se
forme. Il vaut mieux, pour la clarté du langage, appeler les
premiers, droits passifs, et les seconds, droits actifs. Tous les habitants
d'un pays doivent y jouir des droits de citoyen passif: tous ont droit à
la protection de leur personne, de leur propriété, de leur
liberté, etc., mais tous n'ont pas droit à prendre une part
active dans la formation des pouvoirs publics; tous ne sont pas citoyens
actifs.
(...) Tous peuvent jouir des avantages de la
société; mais ceux-là seuls qui contribuent à
l'établissement public sont comme les vrais actionnaires de la grande
entreprise sociale. Eux seuls sont les véritables citoyens actifs, les
véritables membres de l'association ".
59
souverain "1. Seule cette dernière
forme de souveraineté consiste en une liberté active et
positive de tous à l'exercice de la législation. C'est le
modèle de Rousseau: tous statuent sur tous. Nous avons donc affaire
à une double universalité de la loi2.
Néanmoins, un reproche systématiquement adressé à
cette idée d'une démocratie directe, modelée sur
celle des Anciens, tient à son irréalité dans le
cadre des Etats modernes, trop grands et trop peuplés pour voir
le peuple assemblé dans son entier. En outre, dans le cas où
l'unanimité n'est pas réalisée, la majorité risque
d'asservir dangereusement à sa volonté l'opinion minoritaire.
??Le dispositif institutionnel de la démocratie
libérale: représentation, élection et consentement
La démocratie moderne conservant la puissance de la
République, la souveraineté, dans les mains du peuple
aménage donc la liberté politique dans le cadre d'une
représentation,
où les gouvernants sont élus par le
peuple qui leur délègue le pouvoir décisionnel pour
un temps précis établi par la constitution. Les citoyens
usent de leur liberté politique lors de l'élection de ses
représentants qui par conséquent gouvernent avec le consentement
du peuple. Ainsi trois principes sont présents au coeur du schéma
juridique organisateur de la démocratie:
le consentement du peuple au pouvoir, l'égale
liberté de tous les citoyens et la garantie de la légalité
par l'organisation constitutionnelle du pouvoir. Ce qui fait que la
légitimité de l'autorité collective dérive «
du consentement de ceux sur qui elle est exercée ou, en d'autres termes,
que les individus ne sont obligés que par ce à quoi ils ont
consenti "3.
Dès lors l'on peut remarquer qu'avec le principe du
consentement, le peuple n'élit pas des représentants qui vont
exécuter leur volonté. Le peuple désigne simplement ceux
dont les volontés deviendront des décisions publiques.
Aussi, comme le montre Schumpeter, dans Capitalisme, socialisme et
démocratie 4, le peuple ne gouverne pas lui-même "
en élisant des individus qui se réunissent ensuite pour accomplir
sa volonté ". La démocratie représentative doit bien
plutôt être définie comme " le système
institutionnel, aboutissant à des décisions politiques, dans
lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces
décisions à l'issue d'une lutte concurrentielle portant sur les
votes du peuple "5. On le voit, cette définition de la
démocratie représentative en fait tout autre chose qu'un pouvoir
exercé indirectement par le peuple. Mais comment dès lors
justifier un pouvoir émanant du peuple, représentant le peuple,
mais n'étant pas la voix effective du peuple?
A cet égard, un texte nous éclaire
particulièrement sur la question de la représentation.
Il s'agit du Fédéraliste écrit sous
le pseudonyme de Publius par John Jay, Alexander Hamilton
et James Madison. Dans ce texte, qui vise à convaincre
d'un intérêt d'une union entre les Etats américains
confédérés, l'on trouve une justification du principe
représentatif qui nous éclairera sur sa légitimité.
Ainsi dans Le Fédéraliste n°9 rédigé
par Hamilton trouve-t-on que l'effet de
la représentation " est d'épurer et
d'élargir l'esprit public, en le faisant passer dans un milieu
formé par un corps choisi de citoyens, dont la sagesse saura distinguer
le véritable intérêt de leur patrie, et qui, par leur
patriotisme et leur amour de la justice, seront moins disposés
à sacrifier cet intérêt à des considération
momentanées ou partiales "6. Ainsi la représentation
des intérêts plutôt que leur expression directe
doit permettre, par l'aménagement
1 Projet de paix perpétuelle, p.
86.
2 J-J Rousseau, Du contrat social, II, 6,
p. 201: " Quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère
que lui-même, et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet entier
sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans
aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est
générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que
j'appelle une loi ".
3 Bernard Manin, Principes du gouvernement
représentatif, p. 113.
4 Schumpeter, Capitalisme, socialisme et
démocratie, p. 329-330.
5 Ibid. p. 355.
6 Le fédéraliste in Les
libéraux, p. 304.
60
institutionnel, de répondre aux difficultés
inhérentes à l'expression directe de la volonté
populaire: canaliser la puissance de la majorité pour éviter
qu'elle ne se retourne contre une partie du peuple. En effet, comme Madison le
montre dans le Fédéraliste 51: " Si la
majorité
est unie par un intérêt commun, les droits
de la minorité seront en péril. Il n'y a que deux
manières pour parer à ce danger; la première c'est
de créer dans la nation une volonté indépendante de
la majorité, c'est à dire de la nation elle-même ". C'est
là le principe de toute autorité transcendante au corps social,
ce qui va à l'encontre du principe de la souveraineté populaire,
" la seconde, c'est de faire entrer dans la nation assez de classes
différentes de citoyens pour rendre très improbables,
sinon impossible, une combinaison injuste de la majorité
"1.
Ainsi dans le procédé de la démocratie
représentative, les représentants n'ont pas pour
fin d'incarner les volontés de ceux qu'ils
représentent mais de défendre leurs intérêts. Aussi
l'élection a ce double privilège de sélectionner, d'une
part, des élites préexistantes2, d'autre part de
représenter les intérêts de la nation plutôt
que les intérêts des individus qui la composent et qui
peuvent facilement se laisser conduire à la faction. C'est sur ce
dernier point que se fonde le rejet du mandat impératif. Ainsi
dans la discussion qui oppose les anti- fédéralistes et les
partisans de l'Union, un point capital d'opposition concerne le statut de la
représentation. " On peut caractériser le point de vue
anti-fédéraliste comme une conception
de la représentation-mandat qui veut que le rôle
des représentants soit de refléter les idées de ceux
qu'ils représentent et de partager leurs attitudes et leurs
sentiments alors que les Fédéralistes auraient conçu
la représentation comme l'activité indépendante d'un
fondé de pouvoir (trustee) dont le rôle est de se former
une opinion personnelle sur les intérêts de ses électeurs
et le meilleur moyen de les servir "3. En ce cas, l'élection
repose effectivement sur la confiance accordée aux gouvernants
et dès lors le point central de la
légitimité du gouvernement demeure effectivement circonscrit
au consentement donné à l'exercice du
pouvoir4.
Mais une autre raison avancée doit être directement
raccrochée à la configuration de la société
libérale en train de naître. Selon Sieyès, en effet, la
supériorité du régime représentatif
ne tient pas tant à ce qu'il produit des décisions
moins partiales et moins passionnelles, mais à
ce qu'il constitue la forme de gouvernement la plus
adéquate à la condition des sociétés
commerçantes modernes où les individus sont avant tout
occupés à produire et à distribuer les richesses. Dans
ce cadre, les avantages de la représentation sont
équivalents à ceux de la division du travail appliquée
à l'ordre politique5. Dès lors que le
représentant a pour tâche de représenter des
intérêts et non pas directement les volontés des
gouvernés quant à ces intérêts, c'est en quelque
sorte le corps social, en lequel s'opère la synthèse des
intérêts particuliers par
1 Ibid. p. 311.
2 Principes du gouvernement
représentatif, p. 125: " Le gouvernement représentatif a
été institué avec la claire conscience que les
représentants élus seraient et devaient être des citoyens
distingués, socialement distincts de ceux qu'ils élisaient. C'est
ce que l'on appelle ici le principe de distinction ".
3 Ibid. p. 149.
4 P-P Royer-Collard in Les
libéraux, p. 482-484: " Le mot représentation est
une métaphore. Pour que la métaphore soit juste, il est
nécessaire que le représentant ait une véritable
ressemblance avec le représenté; et, pour cela, il faut, dans le
cas présent, que ce que fait le représentant soit
précisément ce que ferait le représenté.
Il suit de là que la représentation
politique suppose le mandat impératif, déterminé
à un objet lui-même déterminé, tel que la paix ou
la guerre, une loi proposée, etc. (...) (Or) au fond, l'opinion d'une
nation ne doit être
cherchée, et elle ne se rencontre avec certitude que
dans ses véritables intérêts, tels qu'une raison
exercée les
découvre et que la morale les avoue. (...) Je crois avoir
prouvé que, hors l'élection populaire et le mandat, la
représentation n'est qu'un préjugé politique qui ne
soutient pas l'examen, quoique très répandu et très
accrédité ".
5 E. Sieyès, Observations sur le
rapport du comité de constitution concernant la nouvelle
organisation de la
France, 1789, p. 35, cité in Principes du
gouvernement représentatif, p. 14: " L'intérêt commun,
l'amélioration
de l'état social lui-même nous crient de faire du
gouvernement une profession particulière ".
61
voie de libre-échange entre producteurs, qui se
trouve représenté à travers l'appareil des partis.
De ce point de vue, l'Etat qui garantit, via la constitution,
la protection négative des droits individuels, se doit de prendre en
charge, de manière positive, les droits sociaux, c'est à dire ces
droits qui assurent la reconnaissance, non pas de la dignité en tant
qu'homme, mais
de l'estime en tant que composante du corps
social1. Ainsi la notion de représentation politique
change de sens et emporte avec elle une redéfinition du statut de
l'Etat. Ce dernier cesse d'affirmer l'hétéronomie radicale du
pouvoir par rapport au corps social pour devenir médiation active de la
société à elle-même2. A partir du moment
où le pouvoir politique n'est plus qu'un moyen au service de la
société civile, la conversion du pouvoir transcendant en pouvoir
immanent est achevée.
Intéressons-nous donc aux conséquences qui
découlent de la redéfinition du statut de l'Etat dans la
perspective libérale. D'une part, l'appareil politique se voit
en un sens instrumentalisé par la société civile qui
apparaît désormais première. L'équation qui fait de
la société la sphère des moyens et l'Etat la voie
des fins3 semble se renverser. En tant qu'il
représente les intérêts des sociétaires et non leur
volonté expresse, il se révèle être un point de
visibilité pour la société qui acquière grâce
à lui une possibilité supplémentaire d'agir sur elle-
même. Le gouvernement gagne dès lors en étendue et
en domaine de compétence ce qu'il perd en puissance autonome.
La transcendance qui constitue essentiellement le pouvoir politique
cesse d'apparaître comme une transcendance constitutive grâce
à laquelle la collectivité atteint l'unité du peuple,
comme dans le dispositif classique de souveraineté, mais devient simple
point de vue global par lequel se réfléchit le corps social. En
ce sens, c'est la société qui se connaît à travers
lui. Dans ce mouvement, l'autorité personnelle du gouvernant s'efface au
profit de la libération d'une rationalité organisatrice qui doit
veiller au maintien de
la puissance de la société4. En ce
sens, l'administration technocratique, simple moyen
1 Dans un article sur " La reconnaissance- De
l'honneur à l'estime ", F. Fischbach montre que le problème de la
reconnaissance dans les sociétés modernes, reconnaissance
essentielle à une vie bonne, " se laisse ramener à la question
de l'articulation entre, d'une part, une politique de la
dignité, par essence universaliste, égalitaire et aveugle
aux différences et d'autre part, une politique de
l'identité fondée sur la possibilité individuelle et
collective de constituer une identité propre et irréductible
à tout autre ". Or la reconnaissance sociale est fondée
en " la contribution apportée par un individu ou
un groupe à la reproduction sociale ". La reconnaissance
juridico-morale de l'égale dignité finit donc par se
séparer de l'estime sociale acquise au sein du processus de production.
Contre le facteur d'inégalité mis en jeu par cette
évaluation de l'estime sociale et la dignité amoindrie qui en
résulte, l'Etat se voit justement conduit à
protéger, en plus des droits fondamentaux, les conditions
d'existence sociale minimale sans lesquelles la possibilité même
d'une vie digne est menacée.
2 M. Gauchet, La religion dans la
démocratie, p. 153-155: " l'évanouissement du principe
qui assurait la supériorité métaphysique de la
sphère publique modifie la nature du rapport de représentation
entre la société
civile et l'Etat. On pourrait dire : il libère la logique
représentative et la laisse aller au bout d'elle-même ; il rend
la relation intégralement représentative ",
c'est-à-dire " qu'il tend à se transformer en espace de
représentation de
la société civile, sans plus de
supériorité hiérarchique vis-à-vis d'elle ni de
rôle d'entraînement historique. Sa légitimité n'est
plus faite que de la répercussion qu'il assure aux
réquisitions, aux interrogations ou aux difficultés de la vie
commune ".
3 E. Weil, Philosophie politique, p. 246:
" L'Etat est l'organe dans lequel une communauté pense: elle ne peut se
penser qu'à condition de ne pas vivre dans la peur de sa destruction. La
société peut satisfaire à cette condition, mais elle ne
saurait être un Etat véritable: elle n'assigne pas de fin
dernière aux Etats, n'étant que le moyen,
nécessaire (et non suffisant) pour la réalisation de cette fin;
elle est la condition nécessaire pour qu'ils puissent se montrer dans
leur être positif. Ce dont elle est la condition nécessaire est ce
qui la justifie devant la philosophie: c'est l'Etat positif, la morale
consciente d'une communauté libre, plus exactement, la
possibilité de créer et de développer des
communautés libres sous leurs propres lois, concrètement
raisonnables en ce qu'elle permettent à leurs citoyens de mener une vie
sensée pour eux dans la vertu ".
4 Le principe de souveraineté, ,p.
222: " Est juste, chez les modernes, ce qui correspond à la
rationalité de la société. En d'autres termes, la
société n'est pas structurée par une norme du juste qui
viendrait d'on ne sait où, mais, au contraire, c'est le corps social
qui, organisé selon sa propre rationalité, constitue la norme
conformément
à laquelle le juste est défini. "
62
impersonnel, devient l'essentiel de la charge
gouvernementale, comme il nous est apparu à propos de la question de la
gouvernementalité. Il y a en ce sens accroissement paradoxal et
parallèle de la liberté et du pouvoir. Le pouvoir
chargé d'assurer l'autonomie de la société devient
finalement un instrument très étendu de contrôle et
de régulation sans pour autant incarner la contrainte
hétéronome d'une autorité
extérieure1.
L'on peut se demander néanmoins comment l'Etat dont la
charge consiste désormais à articuler des revendications
concurrentes au sein de la société parvient à leur
faire droit? Comment se structure cette entité sociale pour parvenir
à se connaître et ainsi à agir sur elle- même? Nous
avons d'un côté une multiplicité d'individus, sujets
de droits inaliénables, engagés dans une relation horizontale
d'échanges. D'un autre côté, l'Etat de droit, fondé
sur une constitution républicaine à base de
souveraineté populaire, qui garantit l'articulation
réciproque des droits de chacun et contribue à la
défense des droits individuels. En même temps, le
dispositif institutionnel de la démocratie représentative
suppose, par la voie des partis politiques, la prise en compte des
intérêts divergents des groupes sociaux composant la nation. Nous
sommes donc en présence d'un sujet collectif, la nation, composée
d'individus libres et égaux en droits, mais rassemblés en
sphères d'intérêts particuliers communs; ce sujet social,
pour articuler les revendications concurrentes de ces groupes,
identifiés par la représentation des partis politiques, met
à sa disposition les moyens que fournit une administration
rationnelle. De ce point de vue, le pouvoir politique est soumis à la
conscience que le corps social a de ses besoins. Ce n'est pas donc pas sur le
terrain politique que nous rencontrons l'affirmation d'une pleine
disposition de la société sur elle-même, mais
directement dans le sujet social.
C'est de cette idée qu'il nous faut à
présent partir pour nous porter à l'étude d'un autre foyer
de pouvoir au sein du monde démocratique, la sphère de
communication propre à assurer le contrôle des gouvernants
par les gouvernés, et qui apparaît de ce fait comme le
véritable point de visibilité de la société sur
elle-même. Cette sphère nous conduira dès lors à
apprécier la distinction capitale qui s'établit dans la
démocratie libérale entre pouvoir et savoir, et les effets
de pouvoir que le savoir social peut produire. C'est, en effet, en
soumettant les moyens du pouvoir au savoir que le corps social
atteint de lui-même dans l'espace public, que la société
parachève son autonomisation, après qu'elle ait commencé
de s'appréhender comme jouissant d'une consistance naturelle.
L'espace public comme médiation à soi de la
société
Le problème qui nous occupe est donc celui du savoir
que la société acquiert d'elle- même et par
là-même l'espace de visibilité que le corps social
se donne pour se maîtriser, entendu que ce corps social n'est
fondé lui-même que sur l'indépendance réciproque
d'acteurs libres et égaux.
Or nous avons vu que les individus, dont la
constitution doit garantir les droits fondamentaux,
délèguent à leurs représentants le pouvoir
politique d'administration de la nation. Néanmoins, avec d'une
part le rejet du mandat impératif, d'autre part la
nécessaire soumission de ces représentants aux
intérêts des individus et des groupes, ce n'est ni la
volonté individuelle de chacun ni la volonté despotique
des gouvernants qui finit par s'affirmer comme volonté
générale, mais, en quelque sorte, la volonté du corps
social, entendu
1 F. Guizot, De la peine de mort en
matière politique (1822), in Les libéraux, p. 514:
" Si le pouvoir n'a plus de mystères pour la société,
c'est que la société n'en a plus pour le pouvoir; si
l'autorité rencontre partout des esprits qui prétendent à
la juger, c'est qu'elle a partout quelque chose à exiger ou à
faire; si on lui demande en toute occasion de légitimer sa conduite,
c'est qu'elle peut disposer de toutes les forces et a droit sur tous les
citoyens; si
le public se mêle beaucoup plus du gouvernement, le
gouvernement agit aussi sur un bien autre public, et le pouvoir s'est
agrandi comme la liberté ".
63
comme l'entité autonome en laquelle s'inscrivent
les rapports naturels et horizontaux d'échanges
économiques entre sujets indépendants.
Un point de visibilité est donc nécessaire
pour permettre au corps social de se connaître et finalement de se
réguler. C'est l'espace public qui constitue ce point de
médiation entre savoir et pouvoir de la société.
La liberté de l'écrit
Nous avons vu que le pouvoir des représentants de la
nation reposait en dernier lieu sur le consentement des
gouvernés1. La voie institutionnelle prévue pour
l'expression du consentement repose dans le principe de l'élection qui
sanctionne la confiance accordée aux représentants.
Néanmoins, il ne s'agit là que d'une liberté passive et
toujours seconde, qui ne peut que réagir aux mesures déjà
prises. Entre cette liberté politique négative et l'affirmation
plénière des droits individuels inaliénables mais
non-politiques va donc venir s'inscrire une liberté
intermédiaire par laquelle les garanties politiques données
à l'exercice des droits inaliénables seront placées
sous le contrôle non pas du pouvoir, mais du savoir des individus.
L'homme, en tant qu'il est un être libre, a un droit imprescriptible
à la recherche de son
propre bonheur. De ce point de vue, la fin de l'Etat
ne consiste qu'en l'articulation " de la liberté de chacun
à la condition de son accord avec la liberté de tous, en tant que
celle-ci est possible selon une loi universelle "2. Dès
lors, " personne ne peut me contraindre à être heureux
d'une certaine manière, mais il est permis à chacun de chercher
le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la
bonne, pourvu qu'il ne nuise pas à la liberté qui peut
coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible "
3. L'unique fin de la législation est donc le juste et non
le bonheur car " relativement au bonheur, aucun principe universellement
valable ne peut être donné pour loi "4. C'est
ce principe d'une législation universelle qui constitue la pierre
de touche de la république. Cette volonté publique est
l'unique critère sur lequel le législateur doit
s'orienter5. Néanmoins comme cette volonté
générale est l'unique moyen de garantir à chacun la libre
recherche de son bonheur, et partant qu'elle en constitue une condition
nécessaire, l'individu ne peut s'opposer au législateur
incarnant la volonté générale sous le prétexte
qu'il va contre son intérêt. C'est là une " illusion
habituelle qui consiste à faire intervenir dans leurs jugement le
principe du bonheur quand il
est question du principe du droit "6. Néanmoins
comme le souverain peut se tromper sur le meilleur moyen de favoriser la fin de
ses sujets et qu'il peut ignorer certains effets de la loi, "
il faut accorder au citoyen la faculté de faire
connaître publiquement son opinion sur ce qui dans les décrets de
ce souverain lui paraît être une injustice à l'égard
de la chose publique "7. Ainsi advient-il un moyen de
régulation de l'autorité qui, par en bas, doit éclairer le
souverain sur ses devoirs. A côté de l'usage que l'individu fait
de sa raison dans sa mission civile et qui doit être soumis à
l'obligation à laquelle lui incombe sa charge, un usage public de la
raison
1 P-P. Royer-Collard in Les libéraux,
p. 508: " Une nation qui obéit à des lois qu'elle n'a point
consenties peut être sagement gouvernée; elle peut avoir de bons
rois, de grands rois, fleurir au-dedans et acquérir de la gloire
au-dehors, elle n'est pas libre; elle ne s'appartient pas
à elle-même ".
2 E. Kant, Sur l 'expression courante: il se peut
que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut
rien,
p. 30.
3 Ibid., p. 31.
4 Ibid., p. 40.
5 Ibid., p. 41: " Quand il s'agit
d'apprécier si l'on avait fait preuve de prudence ou non en
prenant telle mesure, il
est vrai que le législateur peut se tromper, mais tel
n'est pas le cas lorsqu'il se demande si la loi s'accorde ou non avec le
principe du droit, car il dispose en ce cas, et même a priori,
comme d'un étalon infaillible, de cette Idée
du contrat originaire ".
6 Ibid. p. 44.
7 Ibid. p. 47. Ainsi " la liberté
d'écrire est l'unique palladium des droits du peuple ", Ibid.,
p. 48.
64
existe, usage fondé en la liberté
essentielle de l'homme en tant que membre d'une société
universelle, et qui repose dans le droit inaliénable de se
perfectionner. C'est là le principe de l'Aufklärung sur lequel nous
aurons à revenir. Selon ce principe, aucun contrat ne peut mettre
l'homme dans une situation telle qu'il renonce au devoir essentiel qu'il a de
se perfectionner1.
Dès lors, la liberté de l'écrit est un
moyen toujours à la disposition de l'homme pour veiller à ce que
l'autorité n'outrepasse pas les fins pour lesquelles il a
été établi: la sauvegarde des droits que l'individu ne
peut assumer par lui-même. Ainsi " la limitation de
l'autorité sociale est donc possible. Elle sera garantie d'abord par la
même force qui garantit toutes les vérités reconnues, par
l'opinion "2. Le pouvoir doit se soumettre au savoir. Aussi
éclairer les hommes est un moyen essentiel et fondamental de garantir
ces droits3. Dès lors, la diffusion des écrits nous
rapproche de l'idéal d'une démocratie directe et peut,
dans les grands Etats modernes, prendre la place de l'agora antique, en tant
qu'espace public de discussion. " Dans
les grandes associations des temps modernes, la liberté
de la presse étant le seul moyen de publicité est par-là
même, quelle que soit la forme du gouvernement, l'unique sauvegarde de
nos droits "4 et en ce sens, elle peut, face à la
liberté politique d'autodétermination collective
nécessairement déléguée, remplacer les droits
politiques5.
Il existe par conséquent un véritable effet de
pouvoir produit par le savoir et qui peut contrecarrer les buts iniques d'un
gouvernement hétérogène au corps social. Par là, la
société des hommes libres se donne un rempart pour ses droits et
un espace de connaissance, et en même temps, de maîtrise de son
destin collectif. Mais comment un tel espace a pu voir le jour
et se présenter comme un ersatz des droits politiques?
Que le savoir des individus puisse venir s'opposer à un pouvoir
politique toujours menaçant et dont ils ne possèdent pas la
maîtrise effective n'implique-t-il pas une conception particulière
de ce pouvoir, conception issue d'une structuration particulière du fait
politique? Comment un droit aussi récent et par conséquent
aussi artificiel que la liberté de la presse peut-il être
conçu comme un droit essentiel de l'homme, inscrit en sa nature
même? 6
La genèse structurelle de l'espace public
Afin de retracer la naissance et le
développement de l'espace public, nous suivrons l'étude
produite par Jürgen Habermas, qui en 1961, s'est attelé
à une archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise. Cette étude
nous permettra
de montrer comment la société libérale a vu
se mettre en place les structures historiques par lesquelles elle est venu
à se former comme sphère autonome.
Comme nous avons déjà pu l'observer
à propos de la définition hobbesienne de la
souveraineté, c'est dans le cadre du problème
théologico-politique qu'a pu se constituer une sphère de pouvoir
réunissant dans les mains du souverain l'essentiel de la puissance
publique.
Ici public est entendu comme relevant du pouvoir à
qui est confiée la charge politique
1 E. Kant, Réponse à la question:
qu'est-ce que les Lumières?, p. 47: " Un tel contrat qui serait
conclu pour tenir
à jamais le genre humain à l'écart de toute
nouvelle lumière est purement et simplement nul et non avenu ".
2 Benjamin Constant, Principes de politique,
p. 59.
3 Ibid., p. 58: " Lorsque certains principes
sont complètement et clairement démontrés, ils se servent
en quelque sorte de garantie à eux-mêmes ".
4 Ibid., p. 121.
5 Ibid., p. 123: " Dans les pays
où le peuple ne participe point au gouvernement d'une manière
active, c'est à dire partout où il n'y a pas une
représentation nationale librement élue et revêtue de
prérogatives imposantes, la liberté de la presse remplace en
quelque sorte les droits politiques ".
6 Constitution du 3 septembre 1791, in
Les constitutions de la France depuis 1789, p. 36, " Titre
premier, Dispositions fondamentales garanties par la constitution ": " La
Constitution garantit, comme droits naturels et
civils: (...) La liberté à tout homme de
parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans
que les écrits
puissent être soumis à aucune censure ni inspection
avant leur publication ".
65
d'organisation de l'Etat1. Les particuliers,
qui ne font pas partie de ce public, sont dès lors
renvoyés à une sphère privée où ils
poursuivent leurs intérêts, en dehors du bien public. La religion,
dans ce cadre, appartient elle-même, comme nous avons eu l'occasion de le
montrer,
à cette sphère qui tombe en dehors de la puissance
publique.
Cependant, au XVIIe, comme il nous est apparu
dans notre étude de la gouvernementalité, le pouvoir
dont la fonction devient synonyme d'administration d'un territoire et
d'une population va voir émerger sur son terrain la sphère
purement économique
de reproduction des moyens d'existence qui, depuis Aristote,
étaient relégués dans l'intimité
de l'oïkos. Une transformation des rapports
sociaux va s'ensuivre qui permet la reconnaissance d'une sphère
sociale particulière: la bourgeoisie2. C'est dans ce
cadre que commence à se développer une Presse directement
rattachée au pouvoir et qui vise à l'échange
d'informations
à des fins commerçantes. Or, cette nouvelle
classe, ainsi promue par les intérêts du pouvoir, prend
conscience de son opposition à ce pouvoir public, en tant
qu'elle est concernée directement par ces affaires3. A
partir du moment où le pouvoir, dans le cadre de la nouvelle politique
mercantiliste, prend en charge un domaine jusque-là
cantonné dans l'ordre domestique et privé, la
sphère des propriétaires voit dans ses propres affaires
une affaire d'intérêt public et commence à se constituer
en sphère critique du pouvoir4. " Le médium de cette
opposition entre la sphère publique et le pouvoir est original
et sans précédent dans l'histoire: c'est l'usage public du
raisonnement "5. Nous sommes donc face à une situation
très particulière où, d'une part, une classe
non-politique est intéressée par le maniement des affaires
publiques, non parce qu'elle souhaite voir réparti le pouvoir
hors les mains de l'appareil monarchique, mais parce qu'elle se sait
plus habile dans un domaine jusque-là demeuré dans son champ
de compétence purement privé; d'autre part, et
conséquemment, elle enclenche un mouvement de critique, non pas
adressé directement au pouvoir public, mais cantonné dans la
sphère qui fut toujours la sienne " la sphère d'intimité
propre à la famille restreinte "6.
Dans le domaine public, l'individu ne possède de
réalité que comme sujet, mais dans la sphère
privée, il cumule d'un côté le rôle de
propriétaire sollicité par les affaires publiques, d'autre part
celui purement moral de " pur et simple être humain". C'est dans ce
cadre que commencent à se développer les Salons
littéraires et les cafés, en lesquels les particuliers font usage
de leur raisonnement dans le domaine de la critique artistique. Un commerce, au
sens d'un lien non-politique, s'établit entre personnes privées,
égales entre elles, sans considération
de hiérarchies propre à la sphère
publique du pouvoir. Ainsi commence à émerger un public d'hommes
privés, débarrassés des liens politiques de
sujétions, et livrant à leur critique tout objet susceptible
d'être discuté7.
1 Ibid., p. 29: " Le pouvoir
s'affirme plus solidement comme un vis-à-vis tangible pour ceux
qui lui sont purement et simplement subordonnés et qui ne trouvent en
lui d'abord qu'une définition négative d'eux-mêmes. Ceux-ci
constituent en effet ce qu'on appelle les personnes privées qui,
n'exerçant aucune fonction officielle, se trouvent donc exclues d'une
participation au pouvoir public. Public, en ce sens plus restreint, devient
synonyme d'étatique ".
2 Ibid., p. 30: " C'est dans la
transformation de la structure de l'économie, héritée de
l'Antiquité, en économie politique que se reflète la
transformation subie par les rapports sociaux ".
3 Ibid., p. 34: " Cette sphère se
développe en effet dans la mesure où l'intérêt
d'ordre public porté à la sphère
privée qu'est la société bourgeoise n'est
plus défendu par le seul pouvoir, mais est pris en compte par les sujets
qui y voient leur affaire propre ".
4 Ibid. p. 35: " D'un côté
la société bourgeoise, qui se consolide face à l'Etat,
délimite clairement par rapport au pouvoir un domaine privé;
mais d'un autre côté, elle fait de la reproduction de
l'existence, qu'elle libère des cadres du pouvoir domestique
privé, une affaire d'intérêt public; et c'est pour ces deux
raisons que la zone décrite par le contrat permanent liant
l'administration aux sujets devient critique; mais aussi parce qu'elle suppose
qu'un public faisant usage de sa raison y exerce sa propre critique ".
5 Ibid., p. 38.
6 Ibid., p. 39.
66
Mais cette sphère formée par un public
privé ne cherche pas tant à critiquer l'Etat pour exercer
à sa place la domination, qu'à rationaliser ce mode de
domination pour assurer par elle-même le contrôle de sa
propre sphère, économique et morale: la
société civile par opposition à la res
publica. A cette fin, et contre la pratique du secret d'Etat
qui devait conserver les décisions du pouvoir public secrète
à l'égard des personnes privées considérées,
selon l'expression de Kant, comme mineur1, cette classe
bourgeoise revendique un principe de publicité des décisions
publiques. C'est donc de ce for intérieur purement moral et
critique, que le pouvoir public a déchargé de toute efficace
politique, que va émerger un espace public juxtaposé aux lois de
l'Etat et obéissant à sa loi propre, la loi
d'opinion2. Après la réunion des Etats
généraux et la reconnaissance institutionnelle du tiers
état, la Révolution ouvre la voie à
la reconnaissance institutionnelle d'un espace
public3.
De plus, la diffusion de la Presse se renforçant, produit
un élargissement du public qui
ne se voit plus dès lors ouverte qu'au seul
propriétaire bourgeois. Un forum émerge où les
revendications des classes non possédantes trouve un écho
public. Or, et un renversement important et significatif est d'ores et
déjà accompli, c'est à l'Etat que ces
revendications s'adressent. La société ne peut par
elle-même que laisser les lois naturelles du marché à leur
autorégulation. Son pouvoir, institutionnalisé par la
médiation des représentants de la nation, consiste en une
administration rationnelle orientée par la connaissance qu'elle obtient
d'elle- même, sur le mode immanent de l'opinion publique,
véritable exercice, ou en tout cas condition sine qua non,
de la souveraineté populaire. Ainsi " les revendications qui
jusque-là étaient refoulées dans la sphère
privée éclatent maintenant au sein de la sphère
publique; certains groupes sociaux, aux besoins desquels un
marché qui obéit à sa propre régulation
interne ne saurait plus répondre, attendent désormais que l'Etat
joue ce rôle régulateur "4. Dès lors la
séparation de l'Etat et de la société, qui avait
justement permis l'affirmation d'une sphère publique bourgeoise, se
renverse en une prise en compte plus active des besoins de la
société par l'Etat. L'on peut dès lors parler
d'étatisation du social ou de socialisation de l'Etat5.
Désormais les conflits économiques, jusque-là
relégués dans l'orbe de la sphère privée,
peuvent se traduire politiquement. L'Etat se voit chargé de
nouvelles tâches, non plus seulement de contrôle, mais
d'organisation et de coordination du champ social6.
7 Ibid., p. 61: " Le processus, au cours
duquel le public constitué par les individus faisant usage de leur
raison s'approprie la sphère publique contrôlée par
l'autorité et la transforme en une sphère où la critique
s'exerce contre
le pouvoir de l'Etat, s'accomplit comme une subversion de
la conscience publique littéraire, déjà dotée
d'un public possédant ses propres institutions et de plates-formes de
discussion ".
1 Qu'est-ce que les Lumières?, p.
43.
2 Locke dans son Essai sur l'entendement
humain (II, XXVIII, §10-12) montre qu'à côté des
lois divines et des lois civiles, la loi d'opinion ou loi philosophique
possède une réelle efficace par la superposition qu'elle
accomplit entre vertu et vice, d'une part, et
devoir et péché, d'autre part. Son mode
de contrainte, purement immanent aux relations sociales, jouit même
d'une efficace supérieure aux deux autres formes de lois. Cf.
§12:
" Il n'y a point d'homme qui venant à faire quelque chose
de contraire à la coutume et aux opinions de ceux qu'il
fréquente, et à qui il veut le rendre recommandable, puisse
éviter la peine de leur censure et de leur dédain ". Cf.
aussi Koselleck, Le règne de la critique, p. 49:
" La morale civile devient un pouvoir public qui n'agit que par
l'esprit; elle est cependant politique, puisqu'elle oblige le
citoyen à conformer ses actions non seulement aux lois
de l'Etat mais aussi et en particulier à la loi de
l'opinion publique ".
3 Cf. supra Déclaration de 1791.
4 L'espace public, p. 140.
5 Ibid., p. 150: " L'interventionnisme a
pour origine le fait que des conflits d'intérêts se sont traduits
en conflits politiques lorsqu'il n'a plus été possible de les
régler sur le seul plan de la sphère privée. C'est ainsi
qu'à long terme l'intervention de l'Etat au sein de la
sphère sociale provoque également un transfert de
compétence: certains domaines qui relevaient de l'autorité
publique incombent alors à des organismes privés. Et l'extension
de l'autorité de l'Etat à des domaines privés plus
nombreux a pour corollaire le processus inverse suivant lequel le pouvoir
social se substitue à l'Etat en certaines occurrences ".
6 Ibid., p. 155: " L'Etat prend
également en charge, outre les affaires administratives ordinaires, des
prestations
de service qui jusque-là relevaient du secteur
privé: soit qu'il confie à des personnes privées
des tâches de caractère public, soit qu'il ordonne des
activités économiques privées grâce à des
plans d'encadrement ".
67
Ce processus interventionniste est cependant à distinguer
du mercantilisme en tant que
le pouvoir n'utilise pas la société civile afin
de renforcer son pouvoir mais au contraire en tant qu'il doit servir
d'instrument à la société pour articuler ses
conflits1. Ce n'est plus le pouvoir qui cherche à obtenir
une connaissance de la société pour la dominer, c'est la
société qui s'administre à partir de l'Etat
grâce au reflet que l'espace public lui offre de sa puissance
naturelle, libérée par les lois du marché.
Mais ce mouvement est double. Dans le même temps
où le pouvoir public de l'Etat prend en charge les besoins de la
société, la société devient elle-même une
instance publique
de pouvoir dans la mesure où la sphère
privée d'échanges économiques devient une instance
déterminante de l'existence collective. Dans ce mouvement par
lequel la société civile s'interpénètre avec le
pouvoir de l'Etat, la famille, qui avait été le foyer de
naissance de cette indépendance privée, se voit redessinée
dans son statut pour constituer le domaine purement privé. Dans le
même mouvement, la question des moyens de reproduction de l'existence est
directement assumée sur le terrain public2. Cette
sphère familiale est dès lors concentrée dans
sa fonction purement consommatrice. Le processus de
socialisation lui-même n'est plus assuré par le noyau intime
de la famille. Parallèlement à ce processus par lequel
la société civile marchande se voit constitué en
sphère publique, la Presse, d'instrument critique qu'elle
était,
se voit elle-même transformée en sphère
d'influences marchandes. Par-là même son rôle de garantie
contre les abus du pouvoir se voit redéfini en principe de
légitimation d'intérêts concurrents et appel à la
consommation. La publicité devient réclame. Dès lors, " la
Publicité permet de manipuler le public, en même temps
qu'elle est le moyen dont on sert pour se justifier face à lui.
Ainsi la Publicité de manipulation prend-elle le pas sur la
Publicité critique
"3. A partir du moment où la
publicité commerciale s'empare de la sphère publique, certaines
personnes privées, en tant que propriétaires, exercent leur
influence sur le public même qu'elle était en charge de
représenter. D'autre part, l'idée des relations
publiques instaure entre les représentants et les
électeurs une relation de marketing. L'opinion publique
devient, dès lors, "
un référent imaginaire, idéal et utopique
qui sert essentiellement de principe légitimateur des discours et des
actions politiques "4. L'opinion publique n'est dès lors plus
un donné, mais une construction5.
Nous avons donc trois modalités de pouvoir
propres au corps social: d'une part, le pouvoir politique, dont le
principe de législation universelle s'inscrit dans la constitution de la
souveraineté populaire; d'autre part, le pouvoir naturel des
échanges économiques qui traversent le corps social et
composent le tissu de communication entre individus libres et
égaux; enfin, le savoir que la société acquiert
d'elle-même dans l'espace public et qui sert de
1 Ibid., p. 156: " La
société industrielle régie par un Etat-social voit se
développer des rapports et des types de relations qui ne peuvent que
partiellement être articulés sur les institutions de droit
privé ou du droit public; ils obligent au contraire à introduire
les normes de ce qu'on appelle le droit social ".
2 Ibid. p. 159: " Dans la mesure où
l'on assiste à une interpénétration de l'Etat et de la
société, l'institution qu'est
la famille restreinte se détache des processus de
reproduction sociale: la sphère d'intimité qui, autrefois, se
situait
au centre de la sphère privée prise dans son
ensemble, recule en quelque sorte jusqu'à sa périphérie,
à mesure que celle-ci perd son caractère strictement privé
".
3 Ibid., p. 186.
4 P. Champagne, Faire l'opinion, p. 42.
5 Ibid., p.243: " L'expression d'espace
public tend à prendre comme un donné ce qui est, en fait, le
résultat d'un travail de construction complexe engageant
différentes catégories d'acteurs situés dans des
relations de collaboration conflictuelle: il n'y a pas un espace public qui
soit donné et ouvert à tous mais un système plus ou moins
différencié d'agents qui ont une définition sociale
de ce qui est digne d'entrer dans l'univers des faits méritant
d'être rendus publiques ". Cf. aussi M. Gauchet, La démocratie
contre elle-même, p. 362: " les médias deviennent ainsi le
théâtre de la réflexion publique, le foyer du
travail de la société sur elle-même. Ils ne
faisaient jusqu'alors que relayer de façon plus ou moins
attentive, les mouvements qui se déroulaient et se
définissaient en dehors d'eux. Ils sont désormais le lieu
même où ça se passe, la scène où
l'élaboration collective prend consistance aux yeux de ses acteurs en
acquérant la visibilité ".
68
moyen terme à l'articulation de ces deux
pouvoirs. C'est ce dernier plan qui constitue proprement le lieu de
la subjectivité du corps social par laquelle celui-ci
s'appréhende lui- même comme sujet de son action.
Mais l'on aurait tort de penser que cette
subjectivité ne se cantonne qu'à un savoir
déconnecté du pouvoir. Car, nous l'avons vu avec Locke, il existe
bien un pouvoir constitutif
et contraignant de l'opinion. L'effet produit par la force
inertiale de l'opinion, entendue au sens
de croyance collective, donne au pouvoir de la
société sur elle-même, en tant que ce pouvoir fonctionne
sur un mode immanent, le statut d'une évidence et ne laisse plus
apercevoir le lieu d'où il naît. De la même façon que
l'oeil qui voit ne peut se voir lui-même voyant, ce pouvoir immanent ne
saisit pas les structures de sens qu'il met en place et par lesquelles il
acquiert réalité et efficace, de même que la constitution
du champ perceptif ne se laisse pas saisir dans l'activité de perception
même.
C'est cela que nous nous proposons d'appeler pouvoir social,
un pouvoir non-violent, fonctionnant sur un mode parfaitement immanent,
et ne se laissant par conséquent pas apercevoir, et qui jouit
de la même consistance que les moeurs par lesquelles un peuple
structure son rapport à lui-même. Mais à la
différence des moeurs héritées qui canalisent le pouvoir
des générations présentes dans les voies
tracées par les aïeux, ce pouvoir social constitue le
principe d'une présence à soi de la société
et de ses flux qui, dans ce rapport immédiat, ne se
laissent penser que comme expression d'une force naturelle et
non contraignante. C'est pourquoi l'étude de ce pouvoir social,
engendré par une structuration historique particulière, est
redevable d'une phénoménologie, en tant qu'étude de la
donation de sens constitutive de la réalité que ce pouvoir
élabore et en laquelle il agit: le monde démocratique.
69
Chapitre III
Phénoménologie du pouvoir social
70
Notre interrogation de départ consistait à se
demander pourquoi et comment la
démocratie libérale ne se
présentait pas comme un mode de gouvernement politique
particulier, mais instaurait un régime naturel et universel de
régulation des interactions humaines et partant pouvait se
prévaloir d'incarner l'essence de l'Homme. Nous avons ainsi vu que les
structures mises en place à partir du XVIIe siècle avait
permis l'émergence d'une conception du pouvoir hors les termes
d'aliénation à une autorité transcendante au corps
social. Dans ce cadre, la régulation naturelle intrinsèque
à la société civile, l'idée d'un gouvernement
censé suivre plutôt que diriger cette autorégulation et
enfin la visibilité que la société acquiert
d'elle-même dans la représentation que lui offrait l'espace
public, nous sont apparus comme porteurs d'une définition du
pouvoir en termes de rapport immanent, et partant non violent, de la
société à elle-même. C'est ce rapport à soi
de la société que nous avons nommé Subjectivité
démocratique et sur lequel nous devons revenir. Nous verrons
alors comment la constitution de ce sujet entraîne avec elle
l'élaboration d'un monde signifiant
en lequel ce pouvoir n'apparaît plus comme tel,
mais semble être effectivement l'effet d'un mode non-politique et
partant non-particulier de gouvernement des hommes. C'est
là l'évidence démocratique. Or, au centre de ce
dispositif, l'idée de nature nous semble fondamentale. C'est elle
qui en dernier lieu permet d'expliquer comment le libéralisme
démocratique peut apparaître comme une définition
même de l'homme.
Selon une formule de Marcel Gauchet, " si la démocratie
n'est pas seulement le nom d'un régime, ni même d'un état
social, mais celui d'une nouvelle manière d'être de
l'humanité, sous la totalité de ses aspects, alors il y
a une anthropologie démocratique "1. Or, il nous
semble que vouloir mener une anthropologie de l'homme démocratique
serait reconduire les structures signifiantes à partir desquelles cet
homme démocratique se comprend lui-même et son pouvoir. Notre
ambition sera donc de revenir en-deçà de ces structures
déjà constituées pour observer comment celles-ci se
trouvent investies dans le processus de constitution de la
réalité démocratique.
1 La démocratie contre
elle-même, XVIII.
71
Emancipation
Mais avant de nous porter à l'étude de cette
élaboration, nous voudrions revenir sur trois caractéristiques
de ce monde démocratique telles qu'elles apparaissent dans le discours
moderne sur l'inscription politique de l'homme et son
émancipation à l'égard de toute
hétéronomie: l'autonomie de la société, la
question du progrès et la topique du pouvoir démocratique
en tant que lieu vide. Nous aurons dès lors articulé
les principaux cadres permettant de conduire une phénoménologie
du fait démocratique.
La société contre l'Etat 1
Le libéralisme, nous l'avons vu, se caractérise
par une critique du pouvoir en tant que sphère
hétérogène au corps social et à ses lois
propres. Or, un discours nous semble à ce propos
particulièrement significatif et révélateur de
l'idée qui sous-tend cette conception, l'idée de
régulation naturelle des rapports inter-sociaux; il s'agit de l'ouvrage
de Thomas Paine sur Les droits de l'homme faisant réponse
aux Réflexions sur la révolution de France de
Burke et à la défense de la continuité historique
que ce dernier défend à travers l'idée de
préjugé collectif.
Dans son ouvrage, Paine combat l'artificialité de
la médiation gouvernementale au profit du droit naturel de
l'homme. Selon le principe classique du libéralisme, il fonde
les droits civils à partir des droits naturels en montrant,
selon l'argument de la compétence sociale, que l'homme verse
à la société les droits naturels qu'il ne peut exercer par
lui-même. L'on retrouve cette idée, une quinzaine d'année
plus tard, chez Constant, pour qui " il y a une partie de l'existence humaine,
qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante et
qui est,
de droit, hors de toute compétence sociale "2.
Dans cette perspective, le gouvernement naît par
en bas. La constitution est dès lors le fait du peuple
constituant le gouvernement3.
1 Dans son ouvrage La
société contre l'Etat, l'anthropologue Pierre Clastres
montre qu'au sein de certaines sociétés traditionnelles
d'Amérique du Sud, le pouvoir détenu par le Chef est un pouvoir
totalement symbolique qui n'implique en aucune façon une distinction
entre dominants et dominés; p. 11: " On se trouve confronté
à un énorme ensemble de sociétés où les
détenteurs de ce qu'ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans
pouvoir,
où le politique se détermine comme champ
hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute
subordination hiérarchique, où, en un mot ne se donne aucune
relation de commandement-obéissance". Le Chef
possède le pouvoir de la parole, mais seulement en tant
qu'acte ritualisé, sans pouvoir effectif. En contre partie,
la société fait peser sur chacun de ses membres un
pouvoir absolu mais parfaitement immanent dont le groupe
est l'objet; p. 180: " La propriété essentielle
de la société primitive, c'est d'exercer un pouvoir absolu et
complet sur tout ce qui la compose, c'est d'interdire l'autonomie de l'un
quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c'est de maintenir tous les
mouvements intérieurs, conscients et inconscients, qui nourrissent la
vie sociale, dans
les limites et dans la direction voulues par la
société ". Bien entendu, l'analogie entre la
société primitive et l'autonomie de la société
moderne ne saurait être poursuivie très loin. Elle montre
néanmoins que l'absence d'un point central de domination,
détenteur des moyens coercitifs, contient l'affirmation d'un
pouvoir immanent coextensif qui, détenu par aucun, s'exerce sur tous,
mais sans référence directement extérieure et visible.
2 B. Constant, Principes de politique, p.
51-52: " Il y a une partie de l'existence humaine qui, de
nécessité, reste individuelle et indépendante et qui
est, hors de toute compétence sociale. La souveraineté
n'existe que d'une manière limitée et relative. Au point
où commence l'indépendance de l'existence individuelle,
s'arrête la juridiction de cette souveraineté".
3 Les droits de l'homme, p. 64.
72
Ainsi contre la spoliation des droits
inaliénables dont l'homme a été victime par le
passé du fait d'une autorité abusive, les droits de
l'homme, en tant qu'ils reconduisent le pouvoir dans son foyer d'origine,
apparaissent comme une " régénérescence de l'homme
"1. Le gouvernement, lui, est parfaitement artificiel et n'est
qu'une " invention de la sagesse humaine
"2. La révolution constitue, en ce sens, un
retour à l'ordre naturel3. Ainsi peut-on distinguer entre
l'ancien et le nouvel ordre des choses: " le gouvernement, selon l'ancien
système, est un pouvoir usurpé qui a pour objet de s'agrandir;
selon le nouveau, c'est un pouvoir délégué qui vise
l'avantage commun de la société "4. En effet, si la
nature s'exprime à travers la société civile et que le
gouvernement ne se fait que le représentant de cette
société, alors le " système représentatif est
toujours en harmonie avec l'ordre et les lois immuables de la nature et est en
tous points conforme à la raison humaine "5.
Ainsi, trouve-t-on une équivalence entre nature, raison
et droits de l'homme et d'autre part une équation entre artifice,
arbitraire et gouvernement. Cette distinction se retrouve aussi chez Constant
selon lequel " il existe dans la nature une force réparatrice.
Tout ce qui est naturel porte son remède avec soi. Ce qui
est factice, au contraire, a des inconvénients au moins aussi
grands et la nature ne porte pas de remède "6.
L'idée de marché auto-régulé s'impose, par
conséquent, avec une évidence tout aussi
naturelle7: " le commerce n'est rien d'autre qu'une transaction
entre deux individus transposée à l'échelle d'une
multitude de gens. Ayant voulu et inventé le commerce entre deux
hommes, la nature, s'inspirant de la même règle, a fait en sorte
qu'il y ait commerce entre tous "8.
Il existe donc bien une consistance naturelle à la
société non-politique qui assure sa cohésion, avec
toujours pour moyen terme l'idée d'une nature accomplissant la
sociabilité en fonction de ses lois propres. Le Ch. I de la
seconde partie des Droits de l'homme, De la
société et de la civilisation, se révèle
à cet égard particulièrement éclairant. Paine y
montre en effet, que " pour une large part, l'ordre qui règne
parmi les hommes n'est pas un effet du gouvernement. Cet ordre tire
son origine des principes de la société et de la
constitution naturelle de l'homme. Il existait avant le gouvernement et
continuerait d'exister si la structure formelle du gouvernement était
abolie. L'interdépendance et les intérêts mutuels des
hommes
et de toutes les composantes d'une communauté
civilisée créent cette grande chaîne de rapports
réciproques qui assure leur cohésion (...) Bref, la
société accomplit par elle-même la presque totalité
de ce qu'on attribue au gouvernement "9. L'on retrouve
bien l'idée d'une naturalité des rapports sociaux,
naturalité que ruine l'artifice du gouvernement. Le commerce
est en ce sens paradigmatique car il incarne au mieux ce
principe: " toutes les grandes lois de
la société sont des lois de nature
"10.
Quant à la contrainte nécessaire au respect de
tous, elle peut elle-même se réaliser sur
un plan d'immanence totale. C'est en effet ce que montre
le radicalisme d'un Godwin qui
1 Ibid., p. 106.
2 Ibid., p. 109.
3 Ibid. p. 137: " Ce que nous voyons
actuellement dans le monde, grâce aux révolutions
d'Amérique et de France, c'est une régénérescence
de l'ordre naturel des choses, un système de principes aussi universels
que la vérité ou l'existence de l'homme, et qui conjugue la
félicité morale avec le bonheur politique et la
prospérité des nations ".
4 Ibid. p. 165.
5 Ibid. p. 177.
6 Etienne Hofmann, Les principes de politiques de
Benjamin Constant, p. 343.
7 Et l'on peut dire avec un commentateur que "
l'automatisme des lois du marché semblait à Constant aussi
fiable
et aussi universel que les grands principes qui gèrent le
monde physique ", Ibid., p. 344.
8 Les droits de l'homme, p. 210.
9 Ibid., p. 155.
10 Ibid. p. 157. Cf. aussi p. 158: " Dans
ces associations que les hommes forment entre eux pour promouvoir le commerce
ou telle autre activité, associations dans lesquelles le gouvernement
n'a strictement aucune part et où
les individus se contentent de suivre les principes de
la société, on voit bien comment les diverses partis
s'unissent naturellement ".
73
pousse à bout le principe libéral de l'autonomie
de la société. Dans son Enquête sur la justice
politique1, il montre que " le contrôle de chacun sur la
conduite de ses voisins constituera une censure tout à fait
irrésistible ". Ainsi s'accomplit, par la voie de l'opinion
publique, une intériorisation de la norme qui, par le biais d'un
pouvoir diffus et invisible, conduit à un auto- contrôle direct de
la société.
Dès lors le degré de perfection d'une
société se mesure à sa capacité à
s'autoréguler elle-même. " Plus une civilisation est parfaite,
moins elle a besoin de gouvernement, car plus elle est propre en effet à
conduire elle-même ses affaires et à se gouverner "2.
Ainsi se met en place comme une certaine philosophie de l'histoire en laquelle
l'hétéronomie de l'Etat et de la société se voit
résorbée par la réappropriation graduelle du pouvoir
de la société sur elle- même. Mais comment penser un
tel processus, à partir du principe d'immanence propre à la
société, sinon en le greffant lui aussi sur un processus naturel?
A ce problème de l'articulation d'un progrès historique et
d'une libération des forces naturelles au sein de la
société, nous allons voir que l'Aufklärung et l'idée
kantienne d'un dessein de la Nature peuvent amener une réponse
originale.
La nature et l'histoire
Le problème central de l'idée
libérale consiste à articuler la liberté
fondamentale d'agents moraux indépendants avec l'aliénation
politique que constitue l'existence d'un gouvernement menaçant
l'autonomie que la société parvient à tirer
d'elle-même. Comment résoudre cette nécessaire collusion
du moral et du politique? A cette question deux réponses peuvent
être apportées: ou la révolution violente qui
rétablit le peuple dans son droit originaire, ou la lente
réforme des principes du gouvernement à partir de l'idée
de droit. Or ces deux solutions s'avèrent problématiques, comme
nous allons pouvoir le constater. Mais une troisième solution doit
permettre de résoudre l'antinomie sur le plan de l'histoire. Or, par
là- même, le sens du concept d'histoire va se voir
redéfini sur un nouveau terrain, celui d'un progrès
orienté par l'idée de nature.
?Fichte et la révolution
En 1793, le jeune Fichte fait paraître ses
Considérations destinées à rectifier les jugements
du public sur la Révolution français. Dans la
première partie de son ouvrage, Fichte pose la question de la
légitimité de la révolution. " Un peuple a-t-il le droit
de changer
à son gré sa constitution? "3. Cette
interrogation se raccroche directement à la problématique
libérale en tant qu'elle cherche à déterminer si le droit
des individus est premier par rapport à celui du pouvoir. Existe-t-il
une antériorité de l'homme sur le citoyen?
Fichte part de la distinction kantienne entre une nature
sensible et une nature intelligible de l'homme. La seconde consiste en la
loi morale qui constitue la forme originaire
de notre moi. Ce que cette loi nous commande nous contraint
absolument et ainsi, la nature sensible se trouve déterminée par
la nature intelligible et non l'inverse. Celle-ci est une loi du devoir et
renvoie à notre liberté en tant qu'êtres de raisons alors
que la seconde consiste dans
le libre arbitre de faire ou ne pas faire ce à quoi notre
nature sensible nous incline. Ce que la
loi morale nous prescrit, nous sommes obligés de le faire.
Tout ce qu'elle ne défend pas, nous
1 Enquiry concerning political justice,
Londres, ed. Kramnick, Pelican, 1976, p. 554, in Le capitalisme
utopique,
p. 152.
2 Les droits de l'homme, p. 157.
3 J-G Fichte, Considérations
destinées à rectifier les jugements du public sur la
Révolution Française, p. 86.
74
pouvons le faire1. Tout ce qui touche à
cette loi morale constitue un droit inaliénable. C'est le droit de faire
son devoir. En dehors de cette législation, l'homme possède les
droits aliénables qui ressortent de son libre arbitre. La limitation de
ce libre arbitre ne regarde que lui, et quand bien même il limite son
droit à l'égard d'un autre, il ne s'oblige que lui-même. Il
" concède librement à l'autre l'exercice de son droit
"2. Ainsi le domaine du contrat, et notamment, celui
du contrat social par lequel l'homme transige de ses droits ne
porte en aucun façon sur le droit inaliénable mais seulement
sur ceux laissés à sa libre disposition, ses droits
aliénables. Comme cette aliénation ne naît que d'un accord
volontaire, l'obligation qu'imposent les lois civiles ne peut naître
qu'avec " l'acception volontaire de ces lois par l'individu "3.
Mais l'homme peut-il s'engager par un contrat à
demeurer éternellement sous la même constitution politique?
Peut-il renoncer à son droit de contracter à nouveau une
nouvelle alliance politique? Finalement " l'immutabilité de la
constitution politique n'est-elle pas contraire à la destination que
la loi morale nous assigne"4?
Quelle est cette destination? Relativement à
notre nature sensible, il s'agit de la culture, c'est-à-dire "
l'exercice de toutes les facultés en vue de la liberté absolue,
de l'absolue indépendance par rapport à tout ce qui n'est pas
nous-mêmes, notre moi pur "5. Dès lors tout
ce qui entre sous la catégorie du simplement permis par
la loi morale ne doit cependant pas aller à l'encontre de cette
loi? Si cette loi est une loi d'autonomie, l'exercice de nos droits
aliénables doit servir de moyen en vue de cet
autonomie6. Dès lors, l'association politique
elle-même ne peut avoir d'autre fin que nous faire concourir à la
culture de cette sensibilité. Toute constitution qui va à
l'encontre de ce droit est par conséquent
illégitime7. Il s'ensuit qu'une constitution immuable, et
par conséquent qui ne s'accorderait pas avec la perfectibilité
inscrite en la nature sensible de l'homme, conduit à renoncer à
notre nature d'être de raison, ce que nous défend la loi
morale8. L'Etat n'est donc qu'un moyen qui ne peut se
présenter comme responsable de tout ce qui découle de la
constitution d'agent libre de l'homme. Pas plus la
1 Ibid., p. 95: "Ce que la loi morale ne
fait que nous permettre, nous avons le droit de le faire; mais nous avons aussi
le droit opposé au précédent, celui de ne pas le faire. La
loi morale se tait, et nous rentrons tout à fait dans notre libre
arbitre. Nous avons aussi le droit de faire notre devoir; mais nous n'avons pas
le droit opposé à celui-
là, celui de ne pas le faire. De même nous avons le
droit d'être des êtres libres, moraux; mais nous n'avons pas celui
de ne pas l'être. Le droit est donc très différent
dans les deux cas: dans le premier, il est réellement
affirmatif; dans le second, il est purement négatif ".
2 Ibid., p. 110.
3 Ibid., p. 111.
4 Ibid., p. 113.
5 Ibid., p. 114
6 Ibid. p. 115: " Cette culture en vue de
la liberté est le seul but final possible de l'homme, en tant qu'il
est une partie du monde sensible; mais ce but final sensible n'est pas
encore le but final de l'homme en soi: il n'est que le dernier moyen pour
atteindre un but final plus élevé, son but final spirituel,
à savoir la parfaite concordance de sa volonté avec la loi de la
raison. Tout ce que l'homme fait doit pouvoir être
considéré comme un moyen d'arriver dans le monde sensible
à ce dernier but final; autrement ses oeuvres sont sans but,
ce sont des oeuvres déraisonnables ".
7 Ibid. p. 124: " Si la culture de
la liberté peut être l'unique but final de la
constitution politique, toutes les constitutions politiques qui ont pour
fin dernière le but précisément opposé à
celui-là, à savoir l'esclavage de tous
et la liberté d'un seul, la culture de tous en vue des
fins de ce seul individu, et l'étouffement de toutes les
espèces
de culture qui peuvent conduire à la liberté
d'un plus grand nombre, toutes ces constitutions ne sont pas
seulement susceptibles de changement, mais elles doivent aussi être
réellement changées ".
8 B. Bourgeois, Philosophie et droits de
l'homme, p. 52: " Renoncer au droit de pouvoir modifier, y compris par
la force, une constitution mutilant le droit, ce serait nier
l'esprit même de l'humanité, qui consiste à pouvoir se
perfectionner à l'infini, c'est à dire à devenir plus
parfait - plus auto-suffisant, plus libre -, et à le devenir par soi-
même - à se libérer soi-même toujours plus ".
75
propriété1, que la culture2
de l'individu ne doit servir d'argument au pouvoir pour faire
de l'homme son obligé.
Par conséquent, comme l'Etat n'a pas droit sur
tout ce que l'individu ne lui a pas volontairement abandonné,
dans le cadre permis par la loi morale, il s'ensuit que la loi civile n'abroge
en aucune façon son droit naturel3. Il s'ensuit que chacun
est parfaitement libre de reprendre son engagement à l'égard de
l'Etat et peut parfaitement contracter à nouveau et ainsi instaurer une
nouvelle association politique4.
L'on voit donc qu'avec Fichte, le contrat social cesse
d'incarner la loi fondamentale par laquelle, une constitution juridique
étant établie, chacun se voit capable d'assurer sa
destination humaine fondamentale. Ici la relation s'inverse et c'est cette
destination qui devient
la condition de l'association politique. Or avec cette
soumission du politique au moral et de l'association à la liberté
de l'individu, la question se pose de savoir quelle consistance possède
encore l'Etat. Ce dernier est un simple moyen, mais encore un moyen
superflu. L'écueil anarchiste n'est pas loin. Si l'individu
possède le même droit en matière politique qu'en
matière religieuse, droit consistant à s'unir librement en
une association possédant ses lois propres5, l'on peut
se demander si cette association particulière qu'est le contrat social
possède encore une consistance suffisante pour assurer aux lois civiles
leur efficace. S'il est à craindre que l'individu, en l'absence d'une
législation universelle, ne devienne pour ses semblables un danger
permanent; mais si, d'un autre côté, il faut craindre de
l'autorité politique qu'elle ne contrarie notre devoir de
perfectibilité, qui, tôt ou tard, conduira à sa
disparition, comment penser alors l'articulation de l'obligation politique et
du devoir moral? Comment penser la co- existence contradictoire, et pourtant
nécessaire, de l'homme, qui doit dépasser le citoyen, et du
citoyen, qui empêche le progrès de l'homme6?
Kant et le dessein de la nature
Nous avons vu que Kant refuse le droit aux sujets de
résister aux décisions du monarque. En effet,
l'établissement d'une législation universelle est une condition
nécessaire, quoique non suffisante, d'accès à la
vertu. En l'état naturel où chacun voit sa volonté
contrariée par les déterminations sensibles que constitue la
menace permanente que les autres font peser sur lui, l'homme ne peut accomplir
son devoir. Il doit donc instaurer un ordre légal
1 Considérations, p. 143: " Ce
n'est pas l'Etat, mais la nature raisonnable de l'homme en soi qui est la
source du droit de propriété, nous possédons
indubitablement certaines choses en vertu du droit purement naturel, et nous
pouvons légitimement exclure tous les autres de la possession de ces
choses ".
2 Ibid., p. 153: " Ce que je suis, c'est en
définitive à moi que je le dois, si je suis quelque chose par
moi-même ".
3 Ibid. p. 148: " Si l'Etat ne peut ni
nous retirer ni nous donner les droits qui sont notre propriété
originaire, il faut que toutes ces relations persistent réellement dans
la société civile. Je ne puis pas posséder comme citoyen,
en tant que tel, un droit que je possède comme homme; et je ne puis
avoir déjà possédé comme homme le droit que
je possède à titre de citoyen. C'est donc une
grande erreur de croire que l'état naturel de l'homme est
supprimé par le contrat civil; il ne peut jamais être
supprimé, il passe et subsiste sans interruption dans l'Etat ".
4 Ibid. p. 159: " Chacun a parfaitement
le droit de sortir de l'Etat, dès qu'il le veut; il n'est retenu ni par
le contrat civil, qui n'a de valeur qu'autant qu'il le veut, et dont les
comptes peuvent se régler à chaque moment, ni par des contrats
particuliers sur sa propriété ou sur sa culture acquise (...). Si
un individu peut sortir de l'Etat, plusieurs
le peuvent. Or ceux-ci rentrent, à l'égard
les uns des autres ou à l'égard de l'Etat qu'ils
abandonnent, dans le simple droit de nature. Si ceux qui se sont
séparés veulent se réunir plus étroitement et
conclure un nouveau
contrat civil aux conditions qui leur conviennent, ils en ont
parfaitement le droit en vertu du droit naturel, dans le
domaine duquel ils sont rentrés ".
5 Locke, Lettre sur la tolérance, p.
17: " L'homme n'est pas par nature astreint à faire partie d'une
église, à être lié
à une secte; il se joint spontanément à la
société au sein de laquelle il croit que l'on pratique la vraie
religion et
un culte agréable à Dieu. L'espérance du
salut qu'il y trouve ayant été la seule cause de son
entrée dans l'église, elle sera de même la seule raison d'y
demeurer ".
6 Le règne de la critique, p.
110: " La simple morale ne pouvait garantir que le for
intérieur puisse arriver
vraiment au pouvoir. L'hiatus qui subsistait était
comblé par la philosophie de l'histoire ".
76
dont les inconvénients ne sauront jamais
dépasser ceux du vide éthique que constitue l'état
naturel.
Dans le cadre de la soumission à une volonté
souveraine incarnant le principe du droit,
les sujets possèdent, comme nous l'avons
vu, le droit d'exprimer publiquement leurs remontrances au pouvoir.
Mais un problème se pose néanmoins quant à savoir comment
un gouvernement pourra accepter de laisser se propager les
Lumières, et fera donc droit à " l'usage public de la
raison " si ce gouvernement n'est lui-même déjà
éclairé. Comme le note Habermas, " l'opinion publique est
commandée par la volonté de rationaliser la politique au nom de
la morale "1. Mais si la politique ne garantit pas
à la morale un moyen d'accéder jusqu'à elle, et si
d'autre part, l'usage de moyens violents contre cet ordre politique ne
saurait
se justifier sur un plan moral, l'on peut se demander si nous ne
sommes pas pris dans un cercle infernal.
Selon Habermas, c'est sur le plan de la philosophie de
l'histoire que Kant résout cette question: " tant qu'un
régime républicain n'est pas réalisé, comment
pourrait-on garantir l'unité de la politique et de la morale
"2?
Kant conçoit en effet une faculté morale et
intelligible par laquelle l'homme est cause nouménale et principe de
détermination transcendantal de son existence empirique. Du point
de vue sensible, l'homme est inscrit dans la causalité
naturelle. Or c'est un devoir pour lui de dépasser ce niveau
d'hétérogénéité pour réaliser
pleinement sa nature d'être raisonnable. L'on
ne peut par conséquent interdire à l'homme de "
progresser dans les Lumières ", c'est-à-dire d'atteindre à
l'autonomie effective de la pensée. " Ce serait un crime contre la
nature humaine, dont la destination originelle consiste
précisément en cette progression "3. Mais si cette
nature humaine est étouffée par les contraintes sensibles
d'une législation hétéronome, comment parvenir à
un état tel que la fin morale puisse se réaliser?
La solution du problème va consister à
résoudre cette contradiction sur le plan purement sensible de la
causalité naturelle4. En effet, " quel que soit le concept
qu'on se fait,
du point de vue métaphysique, de la liberté du
vouloir, ses manifestations phénoménales, les actions humaines,
n'en sont pas moins déterminées, exactement comme tout
événement naturel, selon les lois universelles de la nature
"5. Ainsi en l'homme, en qui se rencontre un double principe de
détermination intelligible et sensible, l'on peut
considérer que " les dispositions naturelles qui visent à
l'usage de la raison ", c'est-à-dire les capacités qu'a
l'homme de s'approcher d'un état où il sera
déterminé par la seule loi de sa raison, autrement
dit les moyens de la culture, " sont
déterminées de façon à se développer
un jour complètement ", mais dans l'espèce et non dans
l'individu. Or cette idée d'un développement
générique de ces capacités inclut par là-même
l'idée d'un processus temporel à grande échelle
au cours duquel ces dispositions pourront se
révéler. Mais cette destination morale de l'homme va se
réaliser, sur le plan sensible, à partir du conflit des
intérêts sensibles entre les individus. La nature incline les
hommes à entrer en société, mais, en même
temps pousse chacun à chercher son intérêt propre et par
conséquent conduit au heurt des passions. C'est là
le principe de l'insociable sociabilité
grâce auquel, selon l'axiome mandevillien qui veut que
les vices privés se transforment en vertus
publiques, la nature extorque pathologiquement,
c'est-à-dire sur un plan d'immanence purement sensible, un accord sur
les règles du droit. La
1 L'espace public, p. 112.
2 Ibid., p. 118.
3 Qu'est-ce que les Lumières?, p.
48.
4 Projet de Paix Perpétuelle, p.
105: " Il faut qu'un tel problème puisse être résolu. Car
le problème ne requiert pas l'amélioration morale des hommes,
mais seulement de savoir comment on peut faire tourner au profit des hommes le
mécanisme de la nature pour diriger au sein d'un peuple l'antagonisme de
leurs intentions hostiles, d'une manière telle qu'ils se contraignent
mutuellement eux-mêmes à sa soumettre à des lois de
contrainte, et produisent ainsi l'état de paix où les lois
disposent d'une force ".
5 E. Kant, Idée d'une histoire universelle
au point de vue cosmopolitique, p. 71.
77
concorde naît de la discorde via le principe de
l'intérêt particulier universalisé. L'on retrouve encore
une fois l'idée d'un ordre immanent et naturel entre
intérêts concurrents et " d'une justice immanente au
marché réglé par la libre concurrence "1.
Néanmoins se pose toujours le problème de l'éducateur
éduqué2. Dans ce cas, " la nature nous oblige à
ne pas chercher autre chose qu'à nous approcher de cette idée
"3. L'on peut tout de même attendre, toujours selon le
principe de l'intérêt bien entendu, que les chefs
eux-mêmes trouvent leur intérêt dans le progrès
des Lumières qui gagneront ainsi " une influence sur les principes du
gouvernement "4
.
Revenons donc sur le sens de ce dessein de la nature
introduit par Kant. D'un point de vue théorique, cette idée
d'une providence veillant au développement des facultés
humaines,
est une idée transcendante et ne saurait faire l'objet
d'une expérience. Mais d'un point de vue moral, " nous pouvons et nous
devons l'ajouter par la pensée, afin de nous faire un concept de
sa possibilité, par analogie avec les actions de
l'art humain "5. En effet, si du point de la connaissance,
nous sommes impliqués dans la causalité temporelle et par
conséquent nous ne pouvons connaître par l'expérience
l'origine ou la fin de la nature, nous pouvons du point de vue moral, en tant
que nous sommes cause nouménale, nous représenter l'idée
d'une fin en la nature par laquelle nous puissions nous orienter
sensiblement6. Mais il s'agit dès lors d'une idée
régulatrice7, un jugement réfléchissant, par
lequel nous pouvons subsumer le particulier sous une règle
générale, et nous orienter, sans pour autant chercher à
découvrir dans la nature une telle fin. Il ne s'agit pas d'un
principe constitutif de l'expérience. Il ne faut donc pas
essayer de déduire de l'observation sensible la preuve d'un
progrès vers l'unité de la morale et
du politique car croire en un tel progrès est
un devoir, l'on peut rechercher seulement les signes
historiques8 qui nous permettent d'identifier la
conjoncture en laquelle nous nous situons par rapport à ce
progrès.
Ainsi voyons-nous que c'est sur le terrain de l'histoire que
doit être résolu le problème d'une autonomie de la
société par rapport à l'arbitraire politique. Dans
ce cadre, le progrès vers la maîtrise effective de l'homme
par lui-même apparaît comme un progrès naturel et
irréversible. Mais il ne s'agit pas, pour Kant, d'affirmer la
réalité phénoménale d'un tel processus naturel.
La nature ne joue ici que le rôle d'un principe
réfléchissant par lequel
1 L'espace public, p. 120.
2 Idée d'une histoire universelle, p.
77.
3 Ibid., p. 78.
4 Ibid., p. 85.
5 Projet de Paix Perpétuelle, p.
100.
6 E. Kant, Critique de la faculté de
juger, §84, p. 410: " J'ai dit que le but final n'est pas une fin que
la nature suffirait à effectuer et à produire conformément
à l'Idée de ce but, parce qu'il est inconditionné. (...)
Mais une chose qui doit exister nécessairement à cause de
sa constitution objective comme but final d'une cause intelligente,
doit être telle qu'elle ne soit dépendante dans l'ordre
des fins d'aucune autre condition que de sa simple Idée. Or nous
n'avons qu'une seule espèce d'être dans le monde, dont la
causalité est téléologique, c'est à dire
orientée vers des fins et en même temps cependant
constituée de façon que la loi selon laquelle doivent se
déterminer des fins, est représentée par
eux-mêmes comme inconditionnée et indépendante des
conditions naturelles, mais comme nécessaire en soi. L'être de
cette espèce est l'homme mais considéré comme
noumène; c'est le seul être de la nature dans lequel nous pouvions
reconnaître, de par sa constitution propre, un pouvoir suprasensible et
même la loi de la causalité, ainsi que l'objet de
celle-ci, qu'il peut se proposer comme fin suprême ".
7 En ce sens la représentation d'un accord
naturel entre les intérêts permet, en une certaine mesure, de
faire jouer
la philosophie de l'histoire comme un quatrième postulat
de la raison pratique.
8 Le conflit des facultés, p. 210: "
Il faut donc rechercher un événement qui indique
l'expérience d'une telle cause
et aussi l'action de sa causalité sur le genre humain
d'une manière indéterminée sous le rapport du temps, et
qui permette de conclure au progrès comme conséquence
inévitable; cette conclusion pourrait alors être
étendue aussi à l'histoire du passé (à savoir qu'il
y a toujours eu progrès); de sorte toutefois que cet
événement n'en soit pas lui-même, la cause, et, ne devant
être regardé que comme indication, comme signe
historique, puisse ainsi démontrer la tendance du genre humain
considéré en sa totalité, c'est à dire non pas
suivant les individus, mais suivant les division qu'on y rencontre sur terre en
peuples et en Etats ".
78
puisse être pensée la réalisation du
devoir moral. Néanmoins, il semble que l'idée d'une
harmonisation naturelle des intérêts divergents conduisant
à une régulation autonome de la société qui,
hors de l'arbitraire politique se découvre comme naturel, acquiert
justement, dans
le discours libéral, la réalité d'un
principe constitutif, dans la mesure où la main invisible du
marché fonctionne comme principe transcendantal; et d'autre
part, que cette idée d'une régulation naturelle se greffe
justement sur l'idée d'un progrès historique
nécessaire pour constituer un processus quasiment providentiel
justifiant la diffusion du modèle libéral. L'on
ne peut accuser Kant de ce glissement de sens, mais ce
léger aperçu de sa philosophie de l'histoire nous aide
à mettre en évidence le fondement naturaliste de la
démocratie libérale.
C'est sur ce fondement naturaliste que s'ancre l'idée d'un
gouvernement non-politique
et partant, non-violent, à même de réaliser,
dans un processus historique orienté, la libération
et l'affirmation de l'essence même de l'homme. Mais en
même temps, ce sont les structures conceptuelles mises en place dans
le dispositif libéral qui rendent possible la pensée d'un
progrès historique en terme de processus naturel. Néanmoins,
avant de nous porter à l'étude de
ce pouvoir immanent et naturel ainsi produit, un dernier
point semble essentiel à la description de la configuration de la
démocratie libérale: l'idée d'un lieu vide du pouvoir.
Le pouvoir comme lieu vide
Il semble que l'idée libérale d'un
auto-gouvernement libère le pouvoir de son lieu transcendant pour
le réinscrire au coeur même de la société.
L'indépendance ainsi conquise conduit à ne concevoir d'autres
forces que celles du corps social et d'autre expression légitime que
celle que ce corps prononce à son égard. Mais un danger
semble s'attacher à cette immanence: l'indistinction d'un pouvoir
qui, ne venant de nulle part et structurant le corps social de
l'intérieur, risque, en retour, de se rendre invisible à
ses acteurs qui, dès lors, se voient acquiescer à une
contrainte qui, parce qu'indéterminée, ne se donne pas comme
telle et apparaît comme l'effet d'une constitution naturelle de la
société. L'indistinction que nous avons pu observer entre la
sphère publique et la sphère privée, et la politisation du
social, qui s'ensuit peut donc conduire à s'interroger sur la
nature exacte de la configuration que la société se donne
à elle-même. Car c'est une telle indistinction entre l'ordre du
politique et du social qui constitue cette réalité terrifiante et
absolument originale dans l'histoire des régimes politique: le
totalitarisme. Or c'est sur le refus d'une telle séparation de l'homme
et du citoyen que se fonde l'idée rousseauiste d'une action
directe et immédiate du corps social sur lui- même.
Rousseau nous apparaît donc comme une voie obligée pour
la compréhension du phénomène d'un pouvoir immanent.
Ce qui nous portera à constater l'importance de ce
phénomène dans la structure du totalitarisme. Enfin, la
démocratie libérale nous apparaîtra comme disposant
de moyens institutionnels propres à éviter
l'écueil à la fois d'une transcendance radicale du
politique et d'autre part d'une action directe de la société
sur ses membres.
Rousseau et la fondation immanente du corps social
Dans le Discours sur l'origine et les fondements
de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau s'attache
à découvrir la véritable nature de l'homme, que les effets
ravageurs de la société et de l'estime publique, ont
irrémédiablement séparée de nous. En
faisant la description d'un homme sauvage isolé et bon, Rousseau
cherche à découvrir les raisons qui ont pu conduire à une
inversion totale du droit naturel. Ce dernier, anté-rationnel, repose en
effet sur le double sentiment de l'amour de soi, correspondant au besoin de se
conserver, et d'autre part la pitié naturelle, censée en
atténuer les effets. Mais lorsque, par suites de causes
79
contingentes, l'homme, pour survivre, s'est vu obligé de
se rapprocher de ses semblables, une étrange odyssée commence,
qui toujours va conduire l'homme naturel à distance de lui-même.
Une faculté, essentielle, est à l'origine, non seulement des
transformations subies dans
la nature humaine sous l'effet des circonstances
extérieures, mais aussi des changements que cette nature est
susceptible d'accomplir encore, pourvu que l'on sache l'orienter sur
les principes de la justice. Cette faculté est ce que Rousseau appelle
la perfectibilité. Grâce à elle, l'homme parvient
à s'adapter aux changements extérieurs comme à une
seconde nature et développe en conséquence des
capacités qui lui permettent de s'inscrire dans l'ordre non-
naturel de la sociabilité1. Ainsi, ce n'est pas la raison qui
détermine l'évolution de l'homme, la raison n'est elle-même
qu'une conséquence de cette évolution. Elle se développe
en rapport avec les passions que font naître le contact de ses
semblables, l'orgueil et l'amour-propre qui,
en dernier lieu, reposent dans la volonté de se
distinguer2. De là naît une dépendance
qui interdit à l'homme de pouvoir se passer du contact de ses
semblables. Mais en même temps, l'inégalité croissante et
les effets que cette inégalité engendre quant à
la sécurité des propriétaires, oblige ces derniers
à instituer, sous le prétexte de la protection des plus faibles,
une association politique par laquelle commence l'aliénation de tous
à la volonté arbitraire de quelques-uns, situation qui aboutit
à l'inégalité la plus totale. Désormais,
l'indépendance naturelle de l'homme sauvage est entièrement
recouverte par l'artifice de la sociabilité qui le condamne dès
lors aux " passions factices qui sont l'ouvrage de toutes ces nouvelles
relations
et n'ont aucun vrai fondement dans la nature "3.
L'homme sociable est un homme déchiré, qui
vit " toujours hors de lui, dans l'opinion des autres
"4.
Le point le plus frappant de cette dénaturation
consiste dans la manière dont l'homme parvient, en rapport avec les
désirs nouveaux que la société fait naître,
à instaurer des manières de vivre artificielles qui lui
apparaissent comme une seconde nature5. Or s'il est vain
de vouloir rétablir l'homme dans son droit naturel, lui
qui ne peut plus vivre sans le renfort de ses semblables, la raison,
elle-même, peut permettre de concevoir un ordre juste par lequel
l'égalité naturelle puisse être rétablie, en
fonction de la proximité désormais fondamentale à laquelle
la société conduit les hommes. Le principe de
réinscription d'un ordre naturel au coeur
de la sociabilité artificielle va justement consister
à utiliser les moyens que nous fournit celle-
ci pour refonder par l'art un ordre d'équité. Il
va donc s'agir, non de reconduire l'homme à sa solitude primitive, mais
de pousser à l'extrême le principe inverse de sociabilité.
Il s'agit de dénaturer l'homme pour produire une nature
artificielle relative à l'inscription sociale de
l'homme6. L'unité produite ne sera dès lors pas
tant celle d'un individu ancré en sa seule
1 J-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les
fondements de l'inégalité parmi les hommes, p. 210: " Ce fut
par une providence très sage, que les facultés qu'il avait en
puissance ne devaient se développer qu'avec les occasions de
les exercer, afin qu'elles ne lui fussent ni superflues et
à charge avant le temps, ni tardives, et inutiles au besoin.
Il avait dans le seul instinct tout ce qu'il fallait pour vivre
dans l'état de nature, il n'a dans une raison cultivée que
ce qu'il lui faut pour vivre en société ".
2 Ibid. p. 235: " Voilà toutes les
qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme
établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de
servir ou de nuire, mais sur l'esprit, la beauté, la force ou l'adresse,
sur le mérité ou les talents, et ces qualités étant
les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut
bientôt les avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer
autre que qu'on était en effet. Etre et paraître devinrent deux
choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent
le faste important, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le
cortège ".
3 Ibid., p. 255.
4 Ibid., p. 256.
5 Emile, Livre II, p. 193: " L'Auteur des
choses ne pourvoit pas seulement aux besoins qu'il nous donne, mais encore
à ceux que nous nous donnons nous-mêmes; et c'est pour nous mettre
toujours le désir à côté du besoin, qu'il fait que
nos goûts changent et s'altèrent avec nos manières de
vivre. Plus nous nous éloignons de l'état de nature, plus nous
perdons nos goûts naturels; ou plutôt l'habitude, nous fait
une seconde nature que nous substitutions tellement à la
première, que nul d'entre nous ne connaît plus celle-ci ".
6 Ibid., Livre I, p. 39: " Les bonnes
institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme,
lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et
transporter le moi dans l'unité commune; en sorte
80
volonté que celle du corps social, en laquelle
chacun pourra reconnaître la volonté de l'ensemble comme la
sienne propre. En ce sens, l'on peut dire que le contrat social " par lequel
chacun s'unissant à tous n'obéit pourtant qu'à
lui-même "1 , est un art qui prend la relève de la
nature2.
Par le procédé de l'aliénation
mutuelle de la puissance individuelle à celle de l'ensemble, le
corps politique se constitue en une unique volonté,
incarnant (et non représentant) la volonté de chacun. Ainsi
se crée-t-il une volonté immanente du sujet collectif,
volonté qui porte sur l'ensemble de ce sujet. Nous sommes dans
le cadre d'une relation immédiate du corps collectif à
soi-même. Mais comment garantir le principe de la volonté
générale. Comment s'assurer que les hommes, animés par la
fureur de se distinguer, d'esclaves d'autrui qu'ils sont accepteront de devenir
maître d'eux-mêmes? Comment assurer le triomphe
de la volonté générale sur la volonté
de tous, comment obliger les hommes à reconnaître dans
la volonté générale la leur propre,
comment les obliger à être libre? " Comment une multitude aveugle
qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce
qui lui est bon, exécutera d'elle-même une entreprise
aussi grande, aussi difficile qu'un système de
législation"?
La réponse apportée par Rousseau à
ce problème de la constitution effective d'une volonté
collective autonome est tout à fait originale car elle fait
appel à un principe de détermination immanent et partant non
extérieur à la communication directe qui unit le corps social
à lui-même et lui permet de se considérer comme un
organisme autorégulateur3. Il s'agit
de modifier la relation de l'individu au tout pour faire de la
volonté particulière une volonté bonne tournée vers
l'intérêt du général. Or, pour produire un tel
changement, Rousseau fait intervenir la figure du grand
Législateur4. Ce dernier, étranger au peuple qu'il
doit former, ne peut employer à son égard " ni la force, ni le
raisonnement; c'est une nécessité qu'il recoure à une
autorité d'un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et
persuader sans contraindre
"5. Il doit composer avec la nature de ce peuple,
c'est-à-dire la nature que ce peuple a acquise par sa configuration
particulière. Nous retrouvons ici l'idée de Montesquieu selon
laquelle il existe une multitude de déterminations qui commandent aux
hommes. Et, parmi celles-ci, les moeurs sont sans doute la plus efficace car
celles-ci ne se réduisent pas à une simple contrainte
extérieure comme la loi civile. En effet, " la loi n'agit qu'en dehors
et ne règle que les actions;
les moeurs seules pénètrent
intérieurement et dirigent les volontés "6.
Aussi, avant que la législation de la volonté
générale ne trouve une efficace naturelle chez les
particuliers, le législateur doit faire entrer l'amour et le
respect de celle-ci au coeur même de la volonté
individuelle. C'est donc en composant avec la force de l'opinion
reçue que le législateur, adaptant ces principes à
l'esprit du peuple qui les reçoit, pourra parvenir à
conjoindre l'efficace extérieure de la loi et la contrainte
interne des moeurs7. Ainsi comme dans la
Lacédémone antique, le citoyen et l'homme ne seront plus
distingués. Chacun n'aura à coeur que la prospérité
générale.
que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de
l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout ".
1 Contrat social, op. cit., I, 6, p. 182.
2 V. Goldschmidt, Anthropologie
politique, p. 585: " L'art venant au secours de la nature n'abolit pas
celle-ci; le droit, dans l'histoire du genre humain, à l'oeuvre
dès le début du Second Discours, n'est pas pour autant
abrogée. Seulement, la raison (l'art) établit les règles
du droit naturel sur d'autres fondements ".
3 Discours sur l'économie politique,
p. 66: " Le corps politique pris individuellement, peut être
considéré comme
un corps organisé, vivant, et semblable à celui de
l'homme ".
4 Contrat social, II, 7, p. 203.
5 Ibid., p. 205.
6 Fragments politiques, XVI, 6, p. 377.
7 Lettre à D'Alembert, p. 142: "
(Il s'agit) d'approprier tellement ce code au peuple pour lequel il est fait,
et aux choses sur lesquelles on y statue, que son exécution
s'ensuive du seul concours de ces convenances; c'est d'imposer au peuple
à l'exemple de Solon, moins les meilleures lois en elles-mêmes que
les meilleurs qu'il puisse comporter dans la situation donnée ".
81
Nous voyons donc que la force des moeurs, qui structure
l'opinion, constitue un mode
de contrainte non-violent, naturel et immanent au corps
social, par lequel la volonté générale peut
acquérir une réalité positive, en tant que les
citoyens, éduqués dans son amour et son respect, la
suivront comme une seconde nature. Le consentement au pouvoir ne consiste donc
pas en la contrainte d'une autorité étrangère, mais
en l'inscription immédiate de la volonté
particulière dans la volonté de l'ensemble. C'est cette
inscription que réalise, ou qu'a déjà toujours
déjà réalisée, la force des moeurs qui, en tant
qu'opinion collective, jouissent d'une antécédence sur la
volonté particulière des particuliers, naturellement
portés à la regarder comme une évidence, ou
plutôt à ne pas l'apercevoir et à partant à
considérer son action comme l'effet de leur volonté propre. La
réforme des moeurs et de l'opinion doit donc précéder
celle de la législation car celle-ci est tributaire de celle-là.
Mais comment changer les moeurs? Par l'opinion même.
C'est-à-dire qu'il faut diriger l'objet de leur estime. C'est
ce que peut produire l'éducation 1, ou la religion
2.
Ainsi se découvre chez Rousseau, avec l'idée d'une
universalité du rapport du peuple à
soi-même, une maîtrise immanente du corps social par
lui-même. Le peuple est à la fois sujet
et objet de la relation politique. En dehors de toute
médiation étrangère à la volonté du
peuple
à l'égard de lui-même, nous
découvrons une politisation totale du social. C'est ce qui permet
à l'homme d'effacer la césure qui, en lui, distingue l'homme et
le citoyen. Mais, comme nous l'avons vu, pour qu'un tel dispositif se
mette en place, un pouvoir immanent et invisible, agissant sans violence
sur l'intériorité des particuliers, doit les orienter vers la
reconnaissance
de la volonté générale. En ce sens, un
pouvoir particulier, et autrement plus efficace que celui des lois, se met en
place par lequel les individus consentent au pouvoir avant même que
celui-
ci ne leur apparaisse comme étranger. C'est le principe
d'une action non sur le pouvoir et la liberté du particulier, mais
celui d'une action sur la réalité par laquelle ce
particulier se rapporte à sa liberté et juge de son
pouvoir3. Il faut d'abord maîtriser
l'intériorité pour que les lois extérieures trouvent une
véritable efficace.
Or cette idée d'un indistinction entre privé et
public, entre intérieur et extérieur est bien
au coeur du système totalitaire tel que nous
l'a laissé connaître le XXe siècle, et sans nous
éloigner de notre sujet, l'étude de cette structure de
pouvoir très particulière devrait nous permettre de mettre
en lumière le remède que la démocratie
libérale promeut face à la pathologie totalitaire.
?Le système totalitaire
Pour parvenir à mettre au jour l'essence intime du
pouvoir totalitaire, nous suivrons l'analyse que Hannah Arendt a conduite
dans la troisième partie des Origines du totalitarisme. Hannah
Arendt ouvre son analyse du phénomène totalitaire par une
description du
sujet sur lequel s'est édifié ou qu'a
dû créé le pouvoir totalitaire: la masse. Celle-ci,
plus encore que l'ancien concept de multitude, consiste non en une
agrégation de volontés
1 Discours sur l'économie politique,
p. 81: " La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la
liberté sans la vertu,
ni la vertu sans les citoyens; vous aurez tout si vous formez
des citoyens; sans cela vous n'aurez que de méchants esclaves, à
commencer par les chefs de l'Etat. Or former des citoyens n'est pas l'affaire
d'un jour; et pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants ".
2 Contrat social, IV,7, p. 290: " Il y a
donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain
de fixer les articles, non pas précisément comme
dogmes de Religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels
il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle ".
3 Koselleck, Le règne de la
critique, p. 137-138: " La totalité rationnelle du collectif et de
sa volonté générale impose une perpétuelle
correction de la réalité des individus qui ne sont pas encore
intégrés au collectif (...). Les Lumières ayant
supprimé toute différence entre l'intérieur et
l'extérieur et révélé toutes les arcanes,
l'opinion publique devient idéologie. La conviction règne
par le fait qu'on la fabrique. Rousseau a étatisé la
censure morale, le censeur public devient idéologue en chef ".
82
hétérogènes mais en la co-existence
d'individus désocialisés et individualisés à
l'extrême1. En
ce sens, la masse s'oppose à la classe qui se
reconnaît une identité d'intérêt par son inscription
sociale, et se présente comme étrangère au lien social
inscrit dans les formes de l'Etat-nation.
La masse se caractérise par une "uniformité
complètement hétérogène "2. Elle
consiste en un rejet des identifications politiques et sociales
traditionnelles s'achevant dans un désir d'anonymat et de
soumission à la fatalité. C'est cette masse que le système
totalitaire organise
en la pénétrant totalement et en créant, non
une communauté d'intérêt mais une " communauté
de destin "3.
Car là se situe l'originalité du pouvoir
totalitaire. Il n'est pas seulement un mode de domination politique
hétérogène et violent, il utilise l'idéologie pour
pénétrer l'intérieur des volontés4. Le
Chef lui-même, pilier fondamental de l'édifice totalitaire,
acquiert la suprématie non pas tant comme despote individuel et
extérieur que par la fonction organisatrice qu'il détient
et par son rôle de vecteur dans la communication du pouvoir
totalitaire 5. Ainsi se produit-il un effacement de la
distance entre gouvernants et gouvernés qui produit une
affirmation simple et indivise du pouvoir. C'est à partir de
l'effacement de la distinction entre sphère privée et
sphère publique que le pouvoir totalitaire peut justement s'affirmer
comme total6. Il cherche à convaincre par la propagande, dans
le cadre du fonctionnement normal de l'espace public, uniquement dans
l'attente de la prise de pouvoir. A ce moment-là,
l'endoctrinement remplace la propagande et il s'agit désormais
moins de convaincre le jugement que d'ôter tout moyen de jugement
indépendant7.
Mais la réalité que cherche à promouvoir le
système totalitaire ne se rapporte pas tant
à une conception particulière de la
vérité qu'il s'agirait de révéler au monde que dans
le fait que seule la volonté du chef définit la
réalité objective. C'est parce que l'organisation entière
s'identifie au Chef, et parce que ce dernier occupe la fonction de
principe dynamique, que l'autorité remise en cause du Chef
conduirait à la cessation du mouvement, essentiel à la
conservation de l'organisation 8. Le pouvoir du
système est répandu à l'intérieur de toute
1 H. Arendt, Le système
totalitaire, p. 39: " L'atomisation sociale et l'individualisation
extrême précédèrent les mouvements de masse, qui
attirèrent les gens complètement inorganisés, les
individualistes acharnés qui avaient toujours refusé de
reconnaître les attaches et les obligations sociales, beaucoup plus
facilement et plus vite que
les membres, sociables et non individualistes, des partis
traditionnels ".
2 Ibid., p. 46.
3 Ibid., p. 54.
4 Ibid., p. 48: " Le totalitarisme ne se
satisfait jamais de gouverner par les moyens extérieurs, c'est à
dire par l'intermédiaire de l'Etat et d'une machinerie de violence;
grâce à son idéologie particulière et au rôle
assigné à celle-ci dans l'appareil de contrainte, le
totalitarisme a découvert un moyen de dominer et de terroriser les
êtres humaines de l'intérieur ".
5 Ibid., p. 49: " Le chef
totalitaire n'est, en substance, ni plus ni moins que le
fonctionnaire des masses qu'il conduit; ce n'est pas un despote individuel
assoiffé de pouvoir qui impose à ses sujets une volonté
tyrannique et arbitraire. Etant un simple fonctionnaire, il peut
être remplacé à tout moment, et il dépend
tout autant de la volonté des masses qu'il incarne, que ces masses
dépendent de lui ".
6 Ibid., p. 62: " En rapport
étroit avec l'attrait qu'exerçaient sur l'élite la
franchise de la populace et le désintéressement des
masses, les mouvements totalitaires avaient une séduction
également irrésistible; ils se targuaient d'avoir aboli la
distinction entre vie privée et vie publique, et d'avoir rendu à
l'homme une plénitude mystérieuse et irrationnelle ".
7 Ibid., p. 67: " Partout où le
totalitarisme a le contrôle absolu, il remplace la propagande par
l'endoctrinement, et
il utilise la violence moins pour effrayer les gens (ce qu'il ne
fait qu'au début, lorsque subsiste une opposition politique) que pour
réaliser constamment ses doctrines idéologiques et ses mensonges
pratiques ". Cf. aussi p.
215: " Celui-ci a introduit dans les affaires
publiques un principe entièrement nouveau qui se passe
complètement de la volonté humaine d'agir et en
appelle au besoin insatiable de pénétrer la loi du mouvement
selon laquelle opère la terreur et dont, par conséquent,
dépendent touts les destinées particulières ".
8 Ibid., p. 116: " Il est dans la
nature du mouvement qu'une fois que le Chef a assumé sa
charge, toute l'organisation s'identifie si absolument à lui que tout
aveu d'une faute, ou tout changement de titulaire, dissiperait
le charme d'infaillibilité qui entoure la charge
du Chef et signifierait la perte de tous ceux qui sont liés
au mouvement. Le fondement de la structure n'est pas la véracité
des paroles du Chef, mais l'infaillibilité de ses actes. Sans celle-ci,
et dans l'échauffement d'une discussion qui sous-entend la
faillibilité, tout l'univers fictif du
83
l'organisation. Chaque organe du pouvoir incarne la
volonté du Chef, chacun s'en fait le relais
et le point de naissance. Mais dans son organisation
même, le pouvoir effectif n'occupe jamais une place définie. Il
s'agit d'un pouvoir décentré qui occupe sans cesse une
nouvelle place sans que ne soit jamais révélé son lieu
effectif1. De là cette conséquence orwellienne que
plus
le pouvoir se fait omniprésent, plus il devient
invisible2. En investissant tous les liens de
sociabilité, en les détruisant et en les recomposant, il
parvient à créer une réalité sociale neuve,
entièrement conquise et constituée par le pouvoir de
l'organisation. C'est de sa dimension collective que ce pouvoir se nourrit
et non pas de la seule force confisquée par une autorité
supérieure au corps social. Comme un fluide mortel, il s'injecte dans
toutes les veines
du corps social pour les faire mouvoir en vue de
lui-même. A partir de là, la société est
entièrement identifiée avec l'appareil du pouvoir3.
N'existe même plus la distance suffisante à
la loi qui garantit une transcendance minimale du
pouvoir puisque le totalitarisme évacue toute idée de
légalité, c'est-à-dire l'antécédence de la
loi sur les actions qu'elle norme. " Au lieu de former le cadre stable
où les actions et les mouvements humains peuvent prendre place,
la loi devient l'expression du mouvement lui-même "4. La
distinction entre volonté et action est supprimée pour faire du
mouvement et de la perpétuation de la puissance l'unique moyen et
l'unique fin de l'action de la société5. Ainsi
s'instaure un régime de pouvoir parfaitement immédiat et
immanent au corps social. Alors que la loi positive consiste en
l'articulation des libertés et donc permet d'aménager un espace
entre les individus, par lequel une communication puisse être rendue
possible, le système totalitaire supprime cet espace et conduit à
une indistinction absolue entre les individus6.
Nous voyons donc qu'en effaçant la distinction entre
domaine privé et domaine public,
le système totalitaire réalise une
économie du pouvoir politique sur un mode totalement immanent
dans laquelle les individus n'apparaissent pas tant comme sujets passifs que
comme rouages essentiels dans la transmission de ce pouvoir. Par
là-même, ce pouvoir perd sa référence visible et
devient omniprésent.
En cherchant les points de similitude entre l'idée
rousseauiste de la volonté générale et
les principes de domination totalitaire, nous ne voulions en
aucune mesure faire du citoyen de
totalitarisme s'effondre, immédiatement
écrasé par l'objectivité du monde réel, que
seule pouvait esquiver le mouvement dirigé par la main infaillible du
Chef ".
1 Ibid., p. 129: " En termes techniques,
le mouvement à l'intérieur de l'appareil de domination
totalitaire, tire sa mobilité du fait que la direction ne cesse
de déplacer le centre effectif du pouvoir, à d'autres
organisations, souvent, sans dissoudre, ni même révéler
publiquement les groupes qui ont été ainsi privés de leur
pouvoir ".
2 Ibid., p. 133: " La seule
règle sûre, dans un Etat totalitaire, est que plus les
organes de gouvernement sont visibles, moins le pouvoir dont ils sont
investis est grand; que moins est connue l'existence d'une institution, plus
celle-ci finira par s'avérer puissante ".
3 Ibid., p. 173: " La domination totale,
qui s'efforce d'organiser la pluralité et la différenciation
infinies des êtres humains comme si l'humanité entière ne
formait qu'un seul individu, n'est possible que si tout le monde sans
exception peut être réduit à une identité immuable
de réactions: ainsi chacun de ces ensembles de réactions peut
à volonté être changé pour n'importe
quel autre. Le problème est de fabriquer quelque chose qui n'existe pas:
à savoir une sorte d'espèce humaine qui ressemble aux autres
espèces animales et dont la seule liberté consisterait
à conserver l'espèce ".
4 Ibid., p. 209.
5 Ibid., p. 207: " Dans
l'interprétation totalitaire, toutes les lois sont devenues des lois de
mouvement. Que les nazis parlent de la loi de la Nature ou que les bolcheviks
parlent de celle de l'Histoire, ni la Nature ni l'Histoire
ne sont plus la source d'autorité qui donne
stabilité aux actions des mortels; elles sont en
elles-mêmes des
mouvements ".
6 Ibid. p. 212: " En écrasant les
hommes les uns contre les autres, la terreur totale détruit l'espace
entre eux. En comparaison de ce qui se passe à l'intérieur de son
cercle de fer; même le désert de la tyrannie dans la mesure
où
il est encore une sorte d'espace, apparaît comme
une garantie de liberté. Le régime totalitaire ne fait
pas
qu'amputer les liberté, ou qu'abolir des
liberté essentielles; il ne réussit pas non plus à
extirper du coeur des hommes l'amour de la liberté. Il
détruit la seule condition préalable essentielle à toute
liberté: tout simplement la faculté de se mouvoir qui ne peut
exister sans espace ".
84
Genève un précurseur des idéologies
du XXe siècle. Néanmoins ce parallèle permet de
montrer en quelle mesure l'immanence du pouvoir au corps social
engendre un mode de contrainte non-politique par lequel ce sont les agents
sociaux qui véhiculent le pouvoir de la société sans que
ce dernier ne leur apparaisse comme tel. C'est contre cet effet pervers d'un
foyer de pouvoir politique immanent à la société que la
démocratie libérale met en place un lieu de pouvoir vide.
Le lieu vide du pouvoir
Nous avons vu que, dans le système totalitaire, la
distinction entre pouvoir et société
s'effaçait totalement pour laisser place à
l'affirmation d'un pouvoir omniprésent et constitutif
du rapport des individus à la réalité. En
ce sens, l'on peut dire avec Claude Lefort que " le processus d'identification
entre le pouvoir et la société, le processus
d'homogénéisation de l'espace social, le processus de
clôture de la société et du pouvoir s'enchaînent pour
constituer
le système totalitaire. Avec celui-ci est bien
rétablie la représentation d'un ordre naturel mais
cet ordre est supposé social-rationnel et ne
tolère ni division, ni hiérarchies apparentes "1. Le
pouvoir est immanent à la société, c'est dire que
structurellement il constitue la substance des rapports inter-sociaux, mais
c'est aussi dire que, du point de vue de la société conçue
comme sphère privée d'indépendance par rapport
au pouvoir politique, les sujets eux-mêmes acquiescent
nécessairement à un pouvoir qui structure de l'intérieur
leur jugement2.
Or nous avons vu que la constitution
démocratique, en tant que fondée sur l'articulation
des droits de chacun, inscrit la souveraineté dans le peuple
en même temps qu'elle empêche ce peuple, via la
représentation politique, d'exercer directement le pouvoir. Dans ce
cadre, les sujets politiques n'ont de pouvoir que
délégués, et leur représentants n'ont
de pouvoir que consentis. En ce sens, nous avions
remarqué que le rejet du mandat impératif conduisait à
une représentation des intérêts au sein de la
nation plus qu'à une maîtrise effective du pouvoir par les
individus, qu'ils soient représentants ou représentés.
Alors nous
est apparu que la société agissait sur
elle-même via l'instrumentalisation du politique. Or cette configuration
conduit justement à empêcher la société de
jouir immédiatement du pouvoir politique et interdit au pouvoir de se
retourner contre la société3. Ainsi, selon
l'expression de Claude Lefort, l'on peut dire que " le lieu du
pouvoir se trouve ainsi tacitement reconnu comme lieu vide, par
définition inoccupable, un lieu symbolique, non un lieu réel
"4.
Ainsi la démocratie navigue entre deux
écueils, et c'est de cette tension constitutive qu'elle se nourrit.
D'une part, il faut éviter que cette place du pouvoir
apparaisse comme réellement vide, sans quoi les
représentants du peuple n'apparaissent plus que comme des
spoliateurs à la charge d'intérêts privés. D'autre
part, cette place ne doit pas se voir réellement occuper. En effet, dans
ce cas, un parti qui s'identifierait au peuple ruinerait la nécessaire
mise
1 C. Lefort, L'invention
démocratique, p. 104.
2 Ibid., p. 345: " Le discours du pouvoir,
dès lors que celui-ci devient omniprésent, cherche à
effacer son origine;
il cesse d'être ce discours sur le social qui, dans la
démocratie bourgeoise, exhibait la position de ceux qui le parlaient
pour s'immerger dans le social. Ainsi se constitue-t-il un pouvoir du discours
comme tel, qui se soumet ses agents, passe à travers eux
plutôt qu'il ne se fait en eux, les imprime dans un savoir
impersonnel qui les soustrait à l'expérience des autres et des
choses ".
3 Ibid., p. 156: " La notion d'une
émanation de la volonté populaire, celle d'une incarnation de la
souveraineté, lorsqu'on veut s'y arrêter, empêchent de
repérer la logique de la négation mise en oeuvre dans
la démocratie: négation d'une réalité
substantielle de la société, par la production d'atomes
politiques, d'individus dépouillés de toute autre qualité
que celle du citoyen; négation d'une réalité substantielle
du pouvoir, par l'impossibilité où sont mis ceux qui
l'exercent de paraître se confondre avec lui. D'où
s'ensuit que l'idée d'une consubstantialité du pouvoir et de
la société est écartée ".
4 Ibid., p. 125.
85
à distance du pouvoir politique1. Aussi lorsque
nous parlions d'une autonomie de la société et
de la fin de la transcendance du pouvoir, nous
n'entendions pas la fin du politique et son extériorité
par rapport au corps social. Nous voulions mettre en avant un
déplacement de sens opéré quant à l'idée de
pouvoir qui, de formation par en haut, s'est peu à peu modifié
jusqu'à correspondre à la médiation active de la
société à elle-même. C'est justement
grâce à la distance du politique que le droit peut
être opposé au pouvoir2. Comme nous avions pu
le remarquer l'espace public s'inscrit entre ces deux ordres, la
société et l'Etat, pour assurer la communication d'un plan
à un autre.
Or comment comprendre alors que nous ayons pu parler d'une
immanence du pouvoir
à la société et d'une autonomie de celle-ci?
En fait, la relation de médiation qui s'instaure dans
le cadre de la démocratie constitutionnelle est
une relation purement politique. Mais la question que nous aimerions
poser consiste à savoir s'il n'existe pas d'autres formes de
pouvoir qui seraient, eux, parfaitement immanents à la
société. Or ces pouvoirs, nous les avons identifiés:
il s'agit du processus naturel d'échanges économiques et
d'autre part du pouvoir de l'opinion publique, en tant que mode de contrainte
non-violent. Ne serait-ce pas sur ce double terrain que se met en place une
relation immédiate de la société à elle-même,
relation porteuse de pouvoir et d'effets de pouvoir non
politique, mais qui, par une configuration propre, apparaîtrait
comme pouvoir naturel et autorégulateur? C'est cette question qui
nous conduit à nous interroger sur le pouvoir immanent
dégagé par la société dans le cadre de la
démocratie libérale. Nous approcherons alors d'une
réponse à notre interrogation de départ: pourquoi et
comment la démocratie libérale se donne-t-elle pour un
gouvernement naturel et universel, conforme à l'essence de l' homme?
1 Ibid., p. 95: " La démocratie allie
ces deux principes apparemment contradictoires: l'un, que le pouvoir
émane
du peuple; l'autre, qu'il n'est le pouvoir de personne. Or
elle vit de cette contradiction. Pour peu que celle-ci risque d'être
tranchée ou le soit, la voilà près de se défaire ou
déjà détruite. Si le lieu du pouvoir apparaît, non
plus comme symboliquement, mais comme réellement vide, alors ceux qui
l'exercent ne sont plus perçus que comme des individus quelconques,
comme composant une faction au service d'intérêts privés,
et du même coup,
la légitimité s'affaisse dans toute
l'étendue du social; la privatisation des groupements, des individus, de
chaque secteur d'activité s'accroît: chacun veut faire
prévaloir son intérêt individuel ou corporatiste. A la
limite il n'y a plus de société civile. Mais si l'image du peuple
s'actualise, si un parti prétend s'identifier avec lui et
s'approprier
le pouvoir sous le couvert de cette identification, cette fois,
c'est le principe même de la distinction Etat-société,
le principe de la différence des normes qui
régissent les divers types de rapports entre les hommes, mais aussi des
modes de vie, de croyances, d'opinions qui se trouve nié et, plus
profondément, c'est le principe même d'une distinction entre ce
qui relève de l'ordre du pouvoir, de l'ordre de la loi et de l'ordre de
la connaissance. Il s'opère alors une sorte d'imbrication dans la
politique de l'économique, du juridique, du culturel.
Phénomène qui est justement caractéristique du
totalitarisme ".
2 Ibid., p. 74: " La manière dont est
récusée la légalité au cours des manifestations
signale la contestation d'une légitimité établie; elle
tend à faire apparaître un pôle du droit dont le pouvoir
risque d'être dissocié ".
86
Immanence
Nous avons vu, du point de vue politique, se mettre
en place un triple dispositif permettant d'éviter
l'aliénation politique à une volonté
hétérogène. Ces trois principes consistent en la mise
à distance institutionnelle du pouvoir (principe de
représentativité) par laquelle la généralité
de la loi est garantie contre l'arbitraire de la majorité,
l'instrumentalisation du pouvoir politique (principe de
gouvernementalité) et enfin le pouvoir comme lieu vide. C'est la
combinaison de ces trois principes qui assure d'une part
l'effectivité
de la souveraineté populaire. Le peuple est à la
fois l'origine et la fin du pouvoir. Mais d'autre part, ces principes
permettent d'éviter une identification dramatique entre le pouvoir
coercitif
et le savoir de la société. C'est
grâce à l'artifice d'un vis-à-vis du pouvoir
conçu comme essentiellement séparé de la
société que les sujets jouissent d'un espace suffisant
de contestation à l'égard de ce pouvoir et possèdent la
latitude suffisante pour éclairer le pouvoir sur ses fins. En ce
sens, l'institution de l'espace public n'est pas simplement une
réponse technique à la séparation de la
société et de l'Etat, mais se constitue au contraire comme le
lieu privilégié de convergence du savoir que la
société possède de ses besoins, c'est-à-dire les
revendications des sociétaires, et du pouvoir que l'Etat
met à sa disposition.
Du point de vue politique donc, la démocratie
libérale apparaît comme un mode de gouvernement
médiatisé par lequel la société se rapporte
à elle-même. Dès lors, l'unité
synthétique du pouvoir et du savoir, de la sphère publique et de
la sphère privée, correspond à l'unité analytique
d'un sujet collectif agissant sur lui-même. Le pouvoir politique
protège la société contre lui-même.
L'écueil rousseauiste d'une politisation totale du social est
évité. C'est la victoire du principe libéral.
Mais notre interrogation ne peut s'arrêter ici. En
effet, le problème politique est réglé dès le
moment où se met en place l'idée d'une antécédence
de l'homme sur le citoyen. Dès le départ, cette primauté
entraîne la soumission de l'Etat à la société. Le
pouvoir politique n'est que la coque protectrice des relations non-politiques
inscrites au sein du corps social. Or ces relations, étant
donné qu'elles supposent l'existence d'un lien substantiel
unissant ses membres, représentent elles aussi un pouvoir
unificateur supposant au moins l'homogénéité des
partenaires sociaux. C'est sur l'idée que les acteurs sociaux sont
naturellement égaux que leurs échanges en tant que monades
de droit peuvent s'avérer naturels. C'est pourquoi les
sociétés hiérarchiques, inégalitaires par
définition, présentent principalement des liens
politiques de sujétions et sont par conséquent basées
sur l'artifice. Au contraire, le pouvoir dégagé par les
interactions entre acteurs sociaux naturellement libres et indépendants
apparaît
lui-même comme naturel. Mais parce que ce pouvoir
est essentiellement non-politique, le risque se fait jour que les
dispositifs institutionnels mis en place par la démocratie
libérale pour éviter une collusion du pouvoir politique et du
savoir social soient inefficaces à répondre
au problème que pourrait poser ce pouvoir social. En ce
cas, la phénoménologie du pouvoir des moeurs, lien
non-politique intra-social, que met en place Rousseau en vue du
dispositif politique de la volonté générale, et que
déjoue la démocratie libérale contre le
système totalitaire, pourrait en revanche se révéler
opératoire quant à l'analyse du pouvoir social investi
immédiatement dans le corps social. Une lecture non-politique de la
communication
du corps social à lui-même se
révélerait féconde en ce sens qu'elle mettrait en
lumière des effets de pouvoir produits sur un mode parfaitement
immanent. Or c'est en cela, nous semble-
87
t-il, que l'analyse de Tocqueville sur le
phénomène démocratique constitue le point de
référence d'une analyse du pouvoir social non-politique.
Tocqueville et le pouvoir social
L'originalité du propos tocquevillien tient dans le fait
qu'il analyse les caractéristiques
et les effets de la démocratie non pas simplement du
point de vue politique, mais avant tout social. Car la démocratie, avant
de signifier un régime politique particulier, la souveraineté
populaire, désigne en premier lieu un état social et emporte avec
elle une nouvelle expérience
de l'humanité de l'homme. Ce n'est que
secondairement que cet état social entraîne une
redéfinition du pouvoir politique, même si une modification dans
l'art de gouverner est à la base du changement de conditions. C'est
ce que montre l'étude sur l'Ancien régime et la
Révolution. Rappelons-nous l'interrogation de Foucault à
propos du nouvel art de gouverner: avec le déploiement d'un nouvel art
de gouverner, quelle forme de souveraineté adopter? Or Tocqueville
montre que les changements opérés dans les structures
d'Ancien Régime ont conduit à la centralisation politique
par laquelle le pouvoir politique cesse de constituer la substance
artificielle et hiérarchique des rapports inter-individuels.
L'organisation du pouvoir centralisateur et l'uniformité de
législation qui s'ensuit a porté les esprits à
reconsidérer les anciens liens de dépendance1. En ce
sens, la Révolution n'a fait que proclamer politiquement
ce que l'organisation du pouvoir en place avait
déjà accompli dans ses conséquences:
l'égalisation des conditions2.
?L'égalité des conditions et la
souveraineté du peuple
Cette égalité des conditions définit
donc avant tout un état social, non un régime politique.
La souveraineté politique n'est qu'une conséquence de ce fait
générateur. C'est parce qu'il se sait avant toutes choses
semblable à tous les autres que l'individu démocratique
ne peut accepter les liens politiques de sujétions artificielles qui,
dans les sociétés hiérarchiques, instaurent une
dissemblance irréductible entre les hommes de conditions
différentes3. La souveraineté populaire ne fait que
transposer cette idée sur le plan des décisions collectives.
En ce sens, " le dogme de la souveraineté du
peuple n'est point une doctrine isolée qui ne tienne ni aux
habitudes, ni à l'ensemble des idées dominantes; on peut, au
contraire l'envisager comme le dernier anneau d'une chaîne d'opinions
"4.
1 A. Tocqueville, L'Ancien Régime et la
Révolution, p. 154: " A mesure que l'on descend le cours du
18e siècle,
on voit s'accroître le nombre des édits,
déclarations du roi, arrêts du conseil, qui appliquent les
mêmes règles, de
la même manière, dans toutes les parties
de l'empire. Ce ne sont pas seulement les gouvernants, mais les
gouvernés, qui conçoivent l'idée d'une législation
si générale et si uniforme, partout la même, la même
pour tous; cette idée se montre dans tous les projets de réforme
qui se succèdent pendant trente ans avant que la révolution
n'éclate ".
2 Ibid., p. 81: " La révolution a
achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans
transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait
achevé peu à peu de soi-même à la longue ".
3 Manent, Tocqueville et la nature de la
démocratie, p. 37: " La définition aristocratique est
immédiatement
politique, puisque c'est comme citoyen romain que tel se sent et
se veut libre; être libre et appartenir au corps politique particulier
appelé Rome, c'est tout un à ses yeux. En revanche, la
définition démocratique de la liberté
n'a rien de spécifiquement politique: elle n'invoque
que l'homme et la nature, et par nature chacun a un droit absolu sur
soi-même ". Le ch. 5 de la troisième partie du second tome de la
Démocratie, sur les rapports du maître et du serviteur,
est en ce sens instructive de la dissemblance aristocratique qui instaure
artificiellement les différences se donnant pour naturelles dans la
suite des temps. La perception démocratique de l'égalité
empêche
de considérer les différences de statut autrement
que sous un rapport contractuel engagé entre deux individus égaux
et libres (De la démocratie en Amérique, II,
Deuxième partie, Ch. IV, p. 251).
4 A. Tocqueville, De la démocratie en
Amérique, Tome I, Deuxième partie, Ch. X, p. 576.
88
C'est l'opinion que les hommes ont de leur nature qui structure
leur rapport à la réalité
et qui donc les conduit à se donner les institutions
conformes à cette opinion. Or cette opinion doit être
distinguée de l'opinion publique telle que nous l'avons
décrite plus haut. Cette dernière est bien plutôt la
conséquence de cette opinion fondamentale qui, plus qu'une simple
opinion fluctuante, se présente surtout comme la grille à travers
laquelle seront lus les faits sur lesquels l'opinion publique pourra venir
éventuellement se prononcer. Si l'espace public constitue le lieu
où les opinions réfléchies d'êtres rationnels
acquièrent droit de cité, le sentiment de
l'égalité des conditions est quant à lui une
opinion spontanée qui fonde la possibilité d'un tel
lieu1.
Or de ce qu'aucun ne peut accepter de se soumettre à
son semblable, il s'ensuit que ce n'est pas à autrui que l'on
obéit, mais à soi par l'intermédiaire de la nation. La
différence entre gouvernés et gouvernants tend à
s'amoindrir dans un état où la perception d'une
supériorité de quelque nature qu'elle fut est vécue
comme un outrage. L'individu accepte d'obéir non en raison d'une
quelconque supériorité du gouvernant mais parce que cela lui est
utile et renforce son indépendance2. De là cette
conséquence que le principe de la majorité est adopté
comme pierre angulaire du système politique. Tous étant
naturellement semblables et tous recherchant leur intérêt
particulier, c'est nécessairement de la majorité que doit
émerger l'intérêt de tous. Ainsi c'est la
société, représentée dans sa configuration propre,
qui s'offre à sa propre maîtrise par l'intermédiaire de
la majorité3. Dès lors, c'est l'autorité
de la société à laquelle tous concourent de leur
force et de leur volonté qui est regardée comme le lieu effectif
du pouvoir.
Ce dernier y est divisé et répandu à ce
point qu'il finit par ne plus s'apercevoir4.
Or, la voix de la majorité, issue de la conjonction de
l'indépendance individuelle et de l'évidente ressemblance de
tous, en tant qu'elle constitue le point de rencontre des intérêts
du plus grand nombre, dégage une force inertiale propre à lui
assurer le critère d'infaillibilité en même temps que
celui d'évidence5. Ce principe garantit la
société contre l'arbitraire des gouvernants. Ceux-ci,
essentiellement semblables aux représentés, trouvent dans
l'intérêt de la majorité le leur propre et ne chercheront
pas à s'en éloigner6. Mais le risque ne vient pas
d'un
1 De la démocratie en
Amérique, T. I, Partie II, Ch. X: " Ce qui maintient un grand
nombre de citoyens sous le même gouvernement, c'est bien moins la
volonté raisonné de demeurer unis que l'accord instinctif et en
quelque sorte involontaire qui résulte de la similitude des sentiments
".
2 Ibid., Partie I, Ch. V, p. 118: " Il
obéit à la société, non point parce qu'il est
inférieur à ceux qui la dirigent, ou moins capable qu'un autre
homme de se gouverner lui-même, il obéit à la
société, parce l'union avec ses
semblables lui paraît utile et qu'il sait que cette union
ne peut exister sans un pouvoir régulateur. Dans tout ce qui
concerne les devoirs des citoyens entre eux, il est donc devenu
sujet. Dans tout ce qui ne regarde que lui-même,
il est resté maître: il est libre et ne doit
compte de ses actions qu'à Dieu. De là cette maxime, que
l'individu est le meilleur comme le seul juge de son intérêt
particulier et que la société n'a le droit de diriger ses
actions que quand elle se sent lésée par son fait, ou lorsqu'elle
a besoin de son secours ". L'on retrouve ici formulé le principe
libéral de la compétence sociale et de l'intérêt
bien entendu.
3 Ibid., Partie I, Ch. IV, p. 109: " Il y a
des pays où un pouvoir, en quelque sorte extérieur au corps
social, agit sur
lui et le force de marcher dans une certaine voie. Il y en a
d'autres où la force est divisée, étant tout à la
fois placée dans la société et hors d'elle. Rien de
semblable ne se voit aux Etats-Unis; la société y a agit par
elle- même et sur elle-même. Il n'existe de puissance que dans son
sein ". Ainsi, malgré le détour par la représentation
politique, la société est bien autonome.
4 Ibid., I, V, p. 127: " Le pouvoir
administratif aux Etats-Unis n'offre dans sa constitution rien de central ni de
hiérarchique; c'est ce qui fait qu'on ne l'aperçoit
point. Le pouvoir existe, mais on ne se sait où trouver son
représentant ".
5 Ibid., II, 7, p. 371: " Les
Français, sous l'ancienne monarchie, tenaient pour constant que
le roi ne pouvait jamais faillir; et quant il lui arrivait de faire mal, ils
pensaient que la faute en était à ses conseillers. Ceci
facilitait
merveilleusement l'obéissance. On pouvait murmurer
contre la loi, sans cesser d'aimer et de respecter le
législateur. Les Américains ont la même
opinion de la majorité. (...) L'empire moral de la
majorité se fonde encore sur ce principe, que les
intérêts du plus grand nombre doivent être
préférés à ceux du petit ".
6 Ibid., II, 6, p. 351: " Ceux qu'on charge,
aux Etats-Unis de diriger les affaires du public, sont souvent
inférieurs
en capacité et en moralité aux hommes que
l'aristocratie porterait au pouvoir; mais leur intérêt se
confond et s'identifie avec celui de la majorité de leurs concitoyens
".
89
intérêt politique divergeant de celui du plus
grand nombre. Le danger que recèle la démocratie consiste surtout
dans la foi aveugle en la légitimité de la volonté
majoritaire. Le dogme de la souveraineté populaire peut se renverser en
une véritable tyrannie de la majorité. Or, le point fondamental
est ici que la majorité n'illustre pas le principe d'une domination
despotique et violente, cherchant, comme le prince hobbesien, à
faire taire toute opinion divergente pour s'assurer de l'unité de son
pouvoir. Elle ne contraint pas les corps une fois son arrêt
prononcé, elle intime à chacun, du fait de l'horreur de la
dissemblance, à volontairement la suivre1.
Ce n'est finalement pas tant au niveau politique que la tyrannie
de la majorité s'avère
la plus redoutable puisque son action intervient sur la
formation de la décision plus encore que comme sanction d'une
opinion minoritaire. C'est au niveau des moeurs que l'opinion
générale sur l'égalité des conditions conduit
à envisager a priori la voix du plus grand nombre comme
l'unique voix légitime. La tyrannie de la majorité est l'effet
immanent au corps social
du principe social de l'égalité de nature. C'est
pourquoi l'opinion de la majorité peut laisser le corps et aller
directement à l'âme2; parce qu'elle se fonde
dans l'évidence première qui constitue le monde
démocratique. Car les moeurs, comme l'ont vu Rousseau et
Burke3, structurent notre rapport avec la réalité
sur laquelle peut être ensuite porté un jugement ou
envisagée une action. Dès lors ce pouvoir de l'opinion ne se
laisse pas apercevoir. C'est un pouvoir invisible qui traverse la
société en tant qu'il la constitue et non une
volonté hétérogène qui chercherait à
informer le corps social comme à partir d'une matière rebelle.
Afin de circonscrire la nature de ce pouvoir social, il
nous faut donc nous éloigner du terrain politique et nous porter
à l'étude de ses manifestations sociales.
Le pouvoir social
C'est sur le terrain proprement social que
l'égalité des conditions prépare la voie à
l'uniformité de la pensée. Cette uniformité se retrouve
ensuite sur le terrain politique où les hommes d'Etat doivent moins
briller par leurs qualités personnelles que par leur conformité
à
la volonté majoritaire4. Le principe
d'égalité des conditions rend en effet odieux la
supériorité d'un individu qui par nature est égal
à chacun. L'individu se considère en ce sens aussi
indépendant dans le domaine de la pensée que dans le domaine
politique d'où est rejetée toute relation hiérarchique.
Mais dans la mesure où tous se savent semblables, et puisque chacun se
sait doué de suffisamment de raison pour garantir son
intérêt, le principe d'agrégation des
1 Ibid. II, 7, p. 381: " Il n'y a pas de
monarque si absolu qui puisse réunir dans sa main toutes les forces de
la société et vaincre les résistances, comme peut le faire
une majorité revêtue du droit de faire des lois et de les
exécuter. Un roi d'ailleurs n'a qu'une puissance
matérielle qui agit sur les actions et ne saurait atteindre
les volontés; mais la majorité est revêtue d'une force tout
à la fois matérielle et morale, qui agit sur la volonté
autant que sur les actions, et qui empêche en même temps le fait et
le désir de faire ".
2 Ibid., II, 7, p. 382: " Sous le
gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pour arriver à
l'âme, frappait grossièrement le corps; et l'âme,
échappant à ces coups, s'élevait glorieuse au-dessus
de lui;mais dans les républiques démocratiques, ce n'est
point ainsi que procède la tyrannie; elle laisse le corps et va droit
à l'âme ".
3 Sur l'influence du préjugé collectif
dans le rapport des individus à la société, Cf. E. Burke,
Réflexions sur la
Révolution de France. Ce
préjugé, inscrit dans le sentiment, et donc dans
l'intériorité, contribue à donner à la
rationalité de la loi un motif supérieur et suffisant
d'obéissance. Cf. p. 98: " Les affections publiques, combinée
avec les moeurs, sont nécessaires à la loi - quelquefois comme
complément, quelquefois comme correctif, mais toujours comme
auxiliaire "; p. 110: " Un préjugé donne à la
raison qu'il contient le motif qui fait sa force agissante et
l'attrait qui assure sa permanence (...). Le préjugé fait
de la vertu une habitude et non une suite d'actions isolées
".
4 De la démocratie en Amérique,
T. I, II, 7, p. 385: " Parmi la foule immense qui, aux Etats-Unis, se
presse dans
la carrière politique, j'ai vu bien peu d'hommes qui
montrassent cette virile candeur, cette mâle indépendance de
la pensée, qui a souvent distingué les
Américains dans les temps antérieurs, et qui, partout où
on la trouve, forme comme le trait saillant des grands caractères. On
dirait, au premier abord, qu'en Amérique les esprits ont tous
été formés sur le même modèle, tant ils
suivent exactement la même voie ".
90
volontés dans la majorité conduit chacun
à considérer non seulement cette voix comme la sienne,
mais le poids du nombre y rajoute le coefficient de
vérité suffisant à en assurer la
caution1.
C'est donc en fonction de l'intérêt du
plus grand nombre qu'adviendront les changements dans la
compréhension et l'appréhension des événements et
des faits intéressant
le corps social. La structure de sens par laquelle les
individus se rapportent au monde est déjà constitué par
l'opinion générale. Ainsi la langue et les idées que les
mots représentent et par lesquels s'établit un commerce
rationnel avec le monde sont déterminées par les
intérêts propres à l'opinion générale. Ce qui
en retour dispense ou plutôt ne permet pas à l'individu de faire
retour sur le sens donné à la réalité sociale
à laquelle il se confronte puisque les moyens d'examen de cette
réalité sont dès l'abord élaborés par le
pouvoir social2.
Si l'on interroge néanmoins la majorité
sur la légitimité de ses vues, l'on se rend compte que
celle-ci ne se tire pas de son acuité intellectuelle mais de ce qu'elle
est fondée en l'état social. Ainsi c'est le principe
d'institution de la société démocratique qui se
légitime lui- même dans les effets que produit le pouvoir social.
Nous sommes face à un cercle. Le pouvoir social se nourrit de ce
qui l'engendre et reconduit son fondement. L'égalité des
conditions engendre un pouvoir social qui conduit à
l'uniformité de pensée, mais cette uniformité est
elle-même la condition de maintien de l'état social. Dès
lors ce qui légitime l'opinion de la majorité se dérobe
à la vue des tenants de cette opinion, les laissant libres de
croire à l'originalité de leur point de vue, alors
qu'ils se font les courroies de transmission de ce pouvoir
social3. Ainsi un nouveau despotisme s'insinue d'autant plus
sûrement qu'il se fait plus doux et insaisissable4.
1 De la démocratie en
Amérique, T. II, I, 2, p. 22: " A mesure que les citoyens
deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à
croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe, diminue. La
disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus
l'opinion qui mène le monde. Non seulement l'opinion commune est le seul
guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples
démocratiques ; mais elle
a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande
que chez nul autre. Dans les temps d'égalité les
hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à
cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une
confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il
ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières
pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du
plus grand nombre ".
2 Ibid., I, 16, p. 96: " Le génie des
peuples démocratiques ne se manifeste pas seulement dans le grand
nombre
de nouveaux mots qu'ils mettent en usage, mais encore
dans la nature des idées que ces mots nouveaux
représentent. Chez ces peuples, c'est la majorité qui fait la loi
en matière de langue, ainsi qu'en tout le reste. Son esprit se
révèle là comme ailleurs. Or, la majorité est plus
occupée d'affaires que d'études, d'intérêts
politiques
et commerciaux que de spéculations philosophiques ou de
belles-lettres. La plupart des mots créés ou admis par elle
porteront l'empreinte de ces nobles habitudes ; ils serviront
principalement à exprimer les besoins de l'industrie, les passions
des partis ou les détails de l'administration publique. C'est de ce
côté-là que la langue s'étendra sans cesse, tandis
qu'au contraire elle abandonnera peu à peu le terrain de la
métaphysique et de la théologie ".
C'est contre ce danger d'une vérité qui sous
l'effet de l'habitude est adoptée comme une évidence que
John
Stuart Mill nous met en garde dans son ouvrage sur La
liberté. Ainsi note-t-il que " les règles qui ont cours
dans
les différents pays sont si évidentes pour leurs
habitants qu'elles semblent naturelles. Cette illusion universelle
est un exemple de l'influence magique de l'habitude
qui devient non seulement une seconde nature mais se confond
constamment avec la première ". Dès lors " ce furent les
préférences et les aversions de la société qui,
grâce à la sanction de la loi et de l'opinion,
déterminèrent dans la pratique les règles à
observer par tous " (p. 68-
70).
3 Tocqueville et la nature de la
démocratie, op. cit., p. 66: " C'est l'absence de liberté
intellectuelle qui manifeste l'ampleur incomparable du pouvoir social qui
s'exerce dans les démocraties. On voit que ce pouvoir social est
détenu par tous et par personne, et qu'il s'exerce sur tous.
Chaque individu quelconque lui obéit mais, lui obéissant,
il n'obéit pour ainsi dire qu'à lui-même, à
lui-même comme membre de cette masse, de ce conglomérat
de semblables, source de toute autorité ".
42 De la démocratie en
Amérique, T. II, op. cit., IV, 6, p.434: " C'est ainsi que tous les
jours (un despotisme démocratique) rend moins utile et plus rare
l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un
plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen
jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a
préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a
disposés à les souffrir et souvent même à les
regarder comme un bienfait.
91
L'on voit donc qu'à la différence du
totalitarisme qui demeure un mode politique de domination du corps social, le
pouvoir social naît de manière immanente à ce corps. Il
n'est pas le fait d'une volonté étrangère. Il est
constitué par les volontés de ses membres. Mais en même
temps, ces derniers voient leur schèmes de réalité
constitués par ce pouvoir. Ils sont libres, ils agissent librement et
pourtant ils s'en remettent à la force du préjugé
collectif1. Or c'est parce que ce dernier s'est constitué
à l'écart du politique, dans l'intimité de la
conscience
et dans le sein de la société civile,
qu'il ne peut faire retour sur ses propres conditions de
possibilités: la constitution d'une société autonome.
Cette société civile était le lieu des moeurs,
l'ancien lieu de la religion, elle est à présent le lieu de
l'opinion publique. Or de même que les moeurs forment, au sens fort du
terme, l'appréhension de la réalité donnée qui se
révèle alors comme naturelle et évidente, l'opinion
publique possède une force de pénétration de
l'intériorité égale à celle des moeurs ou
des principes de la religion. Mais comme le savoir
véhiculé par cette opinion publique n'est plus un ensemble de
valeurs anciennes sédimentées, mais se montre comme le
résultat d'un choix réfléchi, sa consistance emporte
avec elle, en plus du critère de l'évidence, celui d'être
un fait de liberté2.
Or du fait que ce pouvoir ne se donne pas pour un
vis-à-vis tangible, mais pénètre
l'intériorité même des sujets se produit comme un
écrasement du domaine public et du domaine privé.
Désormais la nuit du foyer ne protège plus
l'intériorité de l'homme contre les abus du pouvoir public. Le
public ayant glissé de sa fonction de sphère de pouvoir exclusive
pour devenir le lieu de constitution du sens commun, la sphère
privée devient elle-même le relais et le renfort du pouvoir
social, puisque le jugement raisonnable que devait permettre
l'indépendance de la sphère privée est dés
l'abord structuré par l'opinion fondamentale qui traverse le
public3.
Ainsi donc l'idée libérale consiste, nous
l'avons vu, à reconnaître l'humanité de l'homme dans
ses rapports non-politiques. L'homme a des droits avant l'existence de l'Etat.
En dehors des liens artificiels de sujétion, l'homme se découvre
comme un être libre et égal à ses semblables. La
société est le lieu des échanges naturels entre acteurs
libres et indépendants.
Mais en même temps, la société se
rapportant à elle-même engendre un pouvoir structurant le
rapport des individus à la réalité sociale. Ce qui se
donne comme une évidence,
la naturalité des rapports sociaux, est en fait un
a priori constitutif de la possibilité de ces rapports.
Si la société civile est le lieu de rencontre de
l'Homme, c'est que la définition
(...) il ne brise pas les volontés, mais il les
amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose
sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il
empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il
comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et
il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un
troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le
berger ".
1 Il ne s'agit pas d'un préjugé de
même nature que celui que vantait Burke. Ici le préjugé ne
tire pas sa force de son ancienneté et du rôle qu'il peut jouer
dans la communication des vertus. Il s'agit d'un préjugé formel
qui
consiste à voir dans l'opinion de la majorité le
principe de légitimité de cette opinion. Mais un point
important
doit être pris en compte. Ce préjugé est
formel, en ce sens qu'il regarde à la légitimité de
l'opinion collective en tant que telle et non l'objet sur lequel cette opinion
se prononce.
2 Tocqueville et la nature de la
démocratie, p. 71: " Le présupposé ultime de
l'idée majoritaire est que le plus juste est dans le plus fort: ce
même par quoi les homme démocratiques de ressemblent de plus en
plus, ce même
à travers quoi ils pensent et se perçoivent, ce
même qui leur est plus intime et plus cher qu'eux-mêmes, n'est rien
d'humain. Ils ne peuvent le penser et se le représenter qu'en le posant
hors d'eux-mêmes, force irrésistible qui les pousse et les
appelle, pouvoir d'autant plus pénétrant qu'ils l'aiment
comme leur propre pouvoir, nécessité de l'histoire, pouvoir
sans limite de la masse, étreinte irrésistible de la
société ".
3 R. Legros, L'Idée
d'humanité, p. 172- " Pouvoir social car pouvoir exercé par
toute la société sur elle-même, à
la fois en se diffusant en elle sous la forme de l'opinion
commune et en se concentrant à son sommet sous la figure d'un
gouvernement qui est censé représenter le peuple tout entier ";
p. 177- " Vie privée et vie sociale ne s'opposent pas l'une à
l'autre mais se renforcent naturellement: le retrait dans le privé ne
protège pas contre la socialisation mais la rend plus puissante ".
92
universelle de l'homme ne pouvait s'accomplir que sur le
terrain de la nature. Comme la société civile se donne pour
naturelle, elle seule peut accueillir l'Homme.
Or la société civile, en tant que non-politique,
instaure des liens substantiels entre ses membres. Ces liens constituent
les moeurs, autrefois la religion. Avec l'avènement de l'Homme
et le rejet de la tradition, l'on a pu penser qu'un commerce
rationnel entre les individus se substituerait aux anciens liens sociaux.
Mais ce que Tocqueville nous a permis d'apercevoir, c'est que la
définition même de l'Homme démocratique est venu prendre la
place des anciens dogmes constitutifs du rapport au monde. Cette
définition neuve peut donc se prévaloir de la même
efficace sur la constitution de l'expérience que possédait la
tradition ou
la religion. Or comme cette définition suppose
la structuration historique particulière qui a permis
l'avènement du libéralisme, c'est en dernier lieu la
configuration de la société démocratique qui se donne
comme une évidence. Nous laissons à plus tard la question de la
légitimité de cette évidence. Mais nous intéresse
surtout pour l'instant le sens des pratiques que la société
démocratique moderne déploie dans sa requalification
générale du sens de l'existence. C'est pourquoi nous nous
portons à présent à l'étude du sens de la
naturalité dans
la société démocratique, naturalité
qu'il nous faut élucider pour parvenir à une compréhension
plus claire du statut du pouvoir démocratique.
Hannah Arendt et la victoire de l'animal laborans
Nous l'avons vu, c'est à partir d'une
redéfinition du statut de la nature et du rapport que l'homme
entretient avec elle que la société peut se donner comme
sphère autonome et naturelle. Mais qu'entraîne avec elle
cette conception d'une naturalité des rapports sociaux quant au
sens général de l'inscription humaine? Cette interrogation est
justifiée dans la mesure
où la démocratie libérale se pense
comme un mode de gouvernement universel et partant comme une
définition même de l'être de l'homme. Or ne peut-on penser
que cette définition
est " inventée " plutôt que découverte ou
garantie par le dispositif libéral? N'y aurait-il pas dans
l'agencement structurel des éléments qui composent la
réalité démocratique une compréhension
singulière de l'existence humaine qui permette de définir l'homme
d'un point
de vue générique? A ces questions, la
réflexion d'Hannah Arendt sur la vita activa peut
apporter un éclairage nouveau.
?La vita activa et la distinction privé/public
Hannah Arendt propose, dans son ouvrage Condition de
l'homme moderne, une
classification des trois activités humaines
fondamentales correspondant " aux conditions de base dans lesquelles la
vie sur terre est donnée à l'homme "1. Ces trois
activités correspondent
au travail, à l'oeuvre et à l'action. Le travail
assure le maintien des conditions physiologiques d'existence. Il correspond en
ce sens à la sphère des besoins naturels et de leur satisfaction.
L'oeuvre est l'activité non naturelle de production d'objets qui sont
appelés à demeurer dans le temps et ainsi à assurer la
permanence d'un monde en lequel l'homme pourra venir s'inscrire. Enfin l'action
correspond à la sphère proprement politique de liberté
où les hommes rentrent
en contact. C'est la sphère de la pluralité humaine
où la parole doit permettre de constituer le souvenir; à cette
condition seulement peut exister une Histoire2. Ainsi le travail
correspond au
1 Hannah Arendt, Condition de l'homme
moderne, p. 41.
2 Ibid., p. 43: " Le travail n'assure pas
seulement la survie de l'individu mais aussi celle de l'espèce. L'oeuvre
et ses produits - le décor humain - confère une certaine
permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et
au caractère fugace du temps humain. L'action, dans la mesure
où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes
politiques, crée les conditions du souvenir, c'est à dire de
l'Histoire ".
93
domaine de l'universel et renvoie à l'espèce
humaine en tant que genre, l'oeuvre est particularisation d'un monde
humain en tant que culture1, l'action est le lieu de la
singularité.
Le travail est condition de l'oeuvre et l'oeuvre est condition de
l'action.
Mais seul ce troisième domaine, domaine
proprement politique, peut être considéré comme le
lieu de la liberté, ce lieu où les hommes font
l'expérience de leur irréductible
singularité2. Nous l'avons vu, en effet, pour les
Grecs, l'affirmation de la liberté ne peut se produire qu'à
l'écart de la sphère des besoins, loin de l'intimité du
foyer. La nature, en tant que sphère de la nécessité, doit
être dépassée pour que soit atteint le champ de la
liberté. Aussi la notion même d'économie politique n'a
aucun sens pour la compréhension grecque, puisque
l'économique, en tant que règlement du foyer, et le politique,
affirmation de la liberté sur la lumière de l'Agora, sont
contradictoires3. La conception moderne d'une liberté
seulement assumée dans la sphère de l'intimité
privée et la soumission de la liberté politique à
cette liberté privée est incompréhensible dans le cadre
des catégories politiques antiques4. Dans ce cadre,
l'apparition du domaine social, en tant qu'autonomie de cette
sphère privée devenue sphère publique, conduit à
effacer les frontières entre travail et action " parce que nous
imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des
familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude
d'une gigantesque administration ménagère "5.
Dès lors
la liberté se situe dans le domaine du social, la force ou
la violence devient le monopole du gouvernement.
Mais étant donné que la sphère
sociale, issue du domaine privé, correspond au domaine de la
nécessité et que cette dernière constitue la loi
infrangible à laquelle tous se voient soumis, l'administration
rationnelle qui prend en charge la vie reconduit elle-même la
nécessité d'une organisation systémique où
chacun tient sa place. La division du travail se découvre comme
une loi naturelle. La liberté des commencements,
définition originelle de la liberté pour les Grecs, est
évacuée dans le cycle de reproduction des moyens de
conservation6. Avec l'avènement du social, c'est donc
l'humanité entendue comme genre biologique
qui pénètre le domaine public et fait du
processus vital le ressort de l'existence collective. C'est parce que
ce domaine est celui de l'unité générique de
l'espèce humaine qu'il peut apparaître comme le lieu de
définition de l'Homme. Cette définition est universelle, parce
que rien n'échappe à ce processus. Il est dès lors
possible de repousser toute particularité
1 Hannah Arendt, La crise de la
culture, p. 268-269: " La vie humaine comme telle requiert un
monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur
la terre pour la durée de son séjour ici (...) Cette
maison terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la
totalité des objets fabriqués est organisée
au point de résister au procès de consommation
nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi, de leur
survivre. C'est seulement là où une telle subsistance est
assurée que nous parlons de culture; c'est seulement là où
nous sommes confrontés à des choses qui existent
indépendamment de toute référence utilitaire et
fonctionnelle,
et dont la qualité demeure toujours semblable à
elle-même, que nous parlons d'oeuvre d'art ".
2 Ibid., p. 189: " Le champ où la
liberté a toujours été connue, non comme un
problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le
domaine politique ".
3 Condition de l'homme moderne, p.
66: " Nous appelons société un ensemble de familles
économiquement organisées en un fac-similé de familles
supra-humaine, dont la forme politique d'organisation se nomme nation. Nous
avons donc du mal à nous rendre compte que pour les Anciens le terme
même d'économie politique eût été une
contradiction dans les termes: tout ce qui était économique, tout
ce qui concernait la vie de l'individu et de l'espèce, était par
définition non politique, affaire de famille ".
4 La crise de la culture, p. 204: " Notre
tradition philosophique est presque unanime à soutenir que la
liberté commence là où les hommes ont quitté le
domaine de la vie politique habitée par le nombre, et qu'elle n'est
pas
expérimentée dans l'association avec les autres,
mais dans le rapport avec soi-même ".
5 Condition de l'homme moderne, p. 66.
6 Ibid., p. 79: " Comme nous
l'enseigne la forme la plus sociale du gouvernement, qui est la
bureaucratie, le gouvernement sans chef n'est pas nécessairement une
absence de gouvernement; en fait, il peut devenir, dans certaines
circonstances, tyrannique et cruel entre tous. L'essentiel est que la
société à tous les niveaux exclut la possibilité de
l'action, laquelle était jadis exclue du foyer. De chacun de ses
membres, elle exige au contraire un certain comportement, imposant
d'innombrables règles qui, toutes, tendent à normaliser ses
membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes
spontanés ou les exploits extraordinaires ".
94
constitutive de l'action historique dans le domaine de
l'inessentiel et ainsi de définir un mode
de gouvernement unique1, mais un mode de
gouvernement bien particulier qui, comme nous l'avons vu, ne se définit
pas du point de vue politique. Il s'agit d'une administration rationnelle
visant à l'augmentation de la productivité censée assurer
le bonheur du plus grand nombre. L'accélération croissante de
la productivité n'est pas autre chose que ce processus vital
désigné comme fin de l'existence collective2.
En ce sens, toute manifestation de l'activité
sociale se ramène à une inscription naturelle de
l'humanité. L'égalité de droit est pensée
comme égalité de fait et ne laisse désormais plus
suffisamment de place à l'expression d'une particularité
significative. Le normal, notion médicale et physiologique
par son opposition au pathologique, devient une
catégorie sociale et finalement politique. Mais cette
catégorisation instituée, puisque historique, finit passer
elle-même pour naturelle. C'est ce que montre le
phénomène de l'antisémitisme qui interprète en
termes de différences naturelles le statut particulier que les juifs
reçurent dans le cadre de l'Etat-nation3.
L'on pourrait interroger encore la société moderne
sur l'inversion qu'elle produit entre
le travail et l'action et ainsi montrer quelles
conséquences cette inversion porte avec elle. Nous avons vu en
effet en quelle mesure la définition de l'Homme s'ancrait sur
une redéfinition des fins collectives en terme de reproduction des
moyens d'existence et donc sur
un processus naturel. Il nous reste à examiner
en quelle mesure cette requalification est porteuse d'une
expérience neuve de l'existence humaine, expérience qui
pourrait se rendre aveugle ses propres conditions historiques de
possibilité.
La victoire de l'animal laborans
Nous l'avons vu, l'idée d'économie
politique et la prédominance de la productivité comme fait
général du travail social apparaissent lorsque la sphère
des besoins privés prend une dimension publique. Dès lors les
autres catégories de la vita activa, l'oeuvre et l'action se
voient sinon évacuées, en tout cas redéfinies dans leur
rapport à la sphère du labeur. En effet, concernant la production
de l'oeuvre, celle-ci se voit à son tour entraînée dans le
cycle général
de la reproduction. Les objets qu'elle crée n'ont pas
la consistance suffisante pour assurer la permanence d'une culture, ils sont
immédiatement réinvestis dans le processus reproductif. Ils
deviennent objets de consommation. De la même façon que
la vie est le retour éternel du besoin, les objets servant
cette vie sont eux-mêmes immédiatement disparaissants. Seul
demeure le cycle4.
1 Ibid., p. 85: " Le domaine privé du
foyer familial était la sphère où se trouvaient prises en
charge et garanties
les nécessités de la vie, la conservation de
l'individu et la continuité de l'espèce. L'un des
caractères du privé, avant la découverte de l'intime,
était que l'homme n'existait pas dans cette sphère en tant
qu'être vraiment humain mais en tant que spécimen de
l'espèce animale appelée genre humain. L'apparition de la
société a modifié le jugement porté sur tout ce
domaine privé, mais elle n'en a guère transformé la
nature. Le caractère monolithique
de toute société, son conformisme n'autorisant
qu'un seul intérêt et qu'une seule opinion, s'enracine en
dernière analyse dans l'unité de l'espèce humaine ".
2 Ibid., p. 87.
3 Hannah Arendt, Sur l'antisémitisme,
p. 126: " Chaque fois que l'égalité devient un fait ordinaire,
sans possibilité
de mesure ou d'explication, il y a très peu de chances
pour qu'on la reconnaisse simplement comme le principe
de fonctionnement d'une organisation politique dans
laquelle des personnes par ailleurs inégales entre elles
jouissent de droits égaux. Il y a au contraire toutes les chances pour
qu'on y voie, à tort, une qualité innée de chaque
individu, que l'on appelle normal s'il est comme tout le monde et
anormal s'il est différent. Cette déviation du concept
d'égalité, transféré du plan politique au
plan social, est d'autant plus dangereuse si une société
ne laisse que peu de place à des groupes particuliers et
à des individus, car alors leurs différences deviennent
encore plus frappantes ".
4 Condition de l'homme moderne, p. 133: "
Bien différente de la productivité de l'oeuvre, qui ajoute de
nouveaux objets à l'artifice humain, la productivité de la
force de travail ne produit qu'incidemment des objets et se
95
Pourtant l'on pourrait penser que l'accroissement de la
productivité et l'assurance donnée à une grande part de
l'humanité de subvenir largement aux nécessités vitales
pourrait laisser libres les hommes de pourvoir à
l'action, de la même façon que chez les Anciens,
l'oikodespotès possède le loisir (otium)
d'oeuvrer à sa réalisation d'homme libre. Mais il n'en
est rien, puisqu'en devenant publique, la sphère sociale
fait tomber les barrières qui séparaient
et protégeaient l'une de l'autre les catégories
de la vita activa. Aussi le temps du loisir doit lui- même
être réinvesti dans le processus de
reproduction-consommation1. Finalement, dans ce processus où
tout objet nouveau est réinvesti dans le cycle de la disparition et du
retour du besoin, la permanence du monde perd sa substance
nécessaire et c'est le monde que devait garantir l'oeuvre de l'homo
faber qui se confond avec le rythme du processus. Ainsi l'histoire des
hommes et de leur monde prend elle-même la figure du processus vital. Le
temps ouvert
de l'action et la mémoire historique sont
remplacés par l'idée de processus mono-centré
reculant indéfiniment les bornes d'un avenir au goût
étrangement familier. L'Histoire, en tant que champ de la
pluralité humaine et de l'action, est évacuée au profit de
l'évolution graduelle des sciences et des techniques qui n'ont de
sens que par rapport à ce processus vital2. Le
risque est que dans ce processus de réinvestissement perpétuel et
de reconduction de l'espèce disparaisse la possibilité de la
parole. Bien sûr, les hommes continuent de parler, mais leur langage
même n'est qu'un moyen de communication rentrant dans le cycle de
reproduction. Il
ne cherche pas à faire valoir la mémoire des
mortels au sein d'un monde institué. Il n'est que
le prolongement de l'activité vitale, alors que la
lexis est originellement l'agent révélateur de
l'identité personnelle unique qui apparaît dans le monde.
Cette fin du langage ne peut apparaître que dans la relation
à autrui et non dans l'indistinction générale du processus
social qui ne renvoie qu'à lui-même3.
préoccupe avant tout des moyens de se reproduire; comme
son énergie n'est pas épuisée lorsque sa reproduction
est assurée, on peut l'employer à la reproduction
de plus d'une vie, mais elle ne produit jamais que de la vie. (...)
Le point de vue social s'identifie à une
interprétation qui ne tient compte que d'une chose: le processus vital
de l'humanité; dans son système tout devient objet de
consommation. Dans une humanité complètement
socialisée, qui n'aurait d'autre but que d'entretenir le
processus vital, il ne resterait aucune distinction entre travail et oeuvre;
toute oeuvre serait devenue travail, toutes choses ayant un sens non plus de
par leur qualité objective de choses-
du-monde, mais en tant que résultats du travail vivant et
fonctions du processus vital.
1 Ibid., p. 184: " Les loisirs de
l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la
consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits
deviennent exigeants, insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus
raffinés, de sorte que la consommation ne se borne plus aux
nécessités mais se concentre au contraire sur le
superflu: cela ne change pas la caractère de cette
société, mais implique la menace qu'éventuellement aucun
objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de
l'anéantissement par consommation. La désagréable
vérité, c'est que la victoire que le monde a
remporté sur la nécessité est due à
l'émancipation du travail, c'est-à-dire au fait que
l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public, et que
cependant, tant qu'il en demeure propriétaire,
il ne peut y avoir de vrai domaine public, mais seulement des
activités privées étalées au grand jour ".
2 La crise de la culture, p. 83: " La
technologie, base sur laquelle les deux domaines de l'histoire et de la
nature
se sont rencontrés et interpénétrés
l'un l'autre à notre époque, renvoie à la connexion entre
les concepts de nature
et d'histoire tels qu'ils sont apparus avec la naissance
de l'époque moderne aux XVI et XVIIe siècles. La
connexion a son lieu dans le concept de processus: tous deux impliquent que
nous pensions et considérions tout
en termes de processus et ne nous occupions plus des
étants singuliers ou des événements particuliers et de
leurs causes spéciales et séparées ".
3 Condition de l'homme moderne, p.
234: " Sans l'accompagnement du langage, l'action ne perdrait pas
seulement son caractère révélatoire, elle perdrait aussi
son sujet, pour ainsi dire; il n'y aurait pas d'hommes mais des robots
exécutant des actes qui, humainement parlant, resteraient
incompréhensibles ". La réification du langage et le point
aveugle qu'elle engendre sur ses propres conditions de
possibilité sont aussi un point important de la critique de la
modernité menée par l'Ecole de Francfort. L'on peut se rapporter
notamment à l'ouvrage de Adorno et Horkeimer, La dialectique de la
raison, p. 14 : " Lorsque la vie publique a atteint un stade où la
pensée se transforme inéluctablement en une marchandise et
où le langage n'est qu'un moyen de promouvoir cette marchandise, la
tentative de mettre à nu une telle dépravation doit
refuser d'obéir aux exigences linguistiques et théoriques
actuelles avant que leurs conséquences historiques rendent une
telle tentative totalement impossible".
96
Ainsi la naturalité à l'oeuvre dans les rapports
sociaux peut bien apparaître comme telle puisqu'elle est directement
issue de la sphère de la nécessité vitale. Lorsque
cette sphère, émancipée, devient publique, l'on peut
dire que nous sommes dans un rapport naturel à la
réalité sociale. Par-là même se fait jour la
possibilité pour la société de définir
l'Homme puisqu'elle seule constitue le lien où d'affirmation du genre
universel. La configuration de la démocratie libérale peut
apparaître comme naturelle car elle met en place les structures
grâces auxquelles l'homme ne se voit plus défini par son
inscription dans une culture oeuvrée, mais intégré dans un
processus vital anonyme et collectif. Si la démocratie libérale
peut se donner comme une évidence, c'est qu'elle ôte la
possibilité d'apercevoir sa propre inscription historique,
étant donné qu'elle requalifie l'histoire à partir du
processus naturel immédiat.
Nous avons ainsi vu avec Tocqueville comment la démocratie
libérale engendrait un pouvoir non-politique, comment, chez Hannah
Arendt ce pouvoir social s'ancrait sur la notion
de vie et de nature et comment il pouvait dès lors
qualifier l'Homme en tant que genre. Il nous reste à envisager la
manifestation de ce pouvoir, ce qui devrait enfin nous permettre de
comprendre comment et en quelle mesure ce pouvoir se donne pour
non-contraignant et n'apparaît pas aux yeux de ses acteurs.
Foucault et le bio-pouvoir
Nous avons ici jusqu'ici étudié la notion
de pouvoir sous plusieurs modalités. En premier lieu, la conception
chrétienne du pouvoir l'a laissé apparaître comme ce
que l'homme peut. Le pouvoir s'y définit à partir d'un ordre
transcendant auquel l'âme pécheresse doit se soumettre pour se
tourner vers l'amour ordonné de la création. Puis, avec
l'ontologie de l'immanence qui se met en place au XVIIe siècle
s'est découvert un autre pouvoir, ce que l'homme peut,
c'est-à-dire ce qu'il a le droit de réaliser à
partir de sa force propre. La puissance s'y déploie à partir
du souci de la conservation et réside dans le droit de chacun à
rechercher les moyens de cette conservation. Le pouvoir est avant tout celui de
chacun qui, délégué à un tiers, permet la
formation d'une puissance publique où le droit de chacun se
trouve représenté par la volonté du souverain. Le
pouvoir de ce dernier est constitué par l'agrégation des
puissances individuelles qui lui délèguent leur droit de
punir. Face à ce pouvoir politique apparaît une
sphère de jugement privé qui, en se constituant en
espace public, forme un pouvoir non-politique d'opinion. Alors que les
deux premiers pouvoirs consistent en une relation de
supériorité entre deux sujets, le pouvoir de l'opinion publique
nous est apparu comme un pouvoir déconnecté des moyens
matériels de coercition et qui s'éprouve avant tout comme un
savoir constitutif du rapport des individus à la réalité
sociale.
A ce point, le pouvoir cesse de s'identifier avec un
référent visible qui en serait la source pour devenir ce pouvoir
social qui, prenant naissance dans les relations d'êtres égaux,
correspond moins à la domination d'un sujet sur un autre qu'à
une relation horizontale où tous se voient qualifiés par la
médiation de l'opinion générale. En ce sens, le paradigme
du pouvoir social nous présente une figuration du pouvoir en terme de
relation première sur les individus qui la composent et qui, d'autre
part, consiste dans un savoir orientant le jugement fondamental des individus
plus que leurs actions. Or ce pouvoir/savoir s'est montré, avec
Hannah Arendt, directement raccroché au processus vital et par
là-même à même de définir l'essence
générique de l'Homme.
Nous sommes donc face à un pouvoir qui, plus qu'en
terme de loi ou de droit, doit être défini comme relation de
force, au sens physique, relation prenant pour objet la vie même. C'est
sur cette idée d'un pouvoir non immédiatement politique,
qui ne serait l'apanage d'aucune volonté individuelle, mais qui
s'établirait dans la communication de tous avec tous, que peut
être apprécié la nature du pouvoir social, pouvoir qui ne
viserait pas tant à réprimer
97
et à contraindre, qu'à orienter, par le savoir dont
les individus se font les porteurs, leur rapport
à la réalité sociale. A quelle fin
et selon quelles modalités ? C'est ici que le diagnostic du
généalogiste qui " examine les rapports entre le pouvoir, le
savoir et le corps "1 se révélera
particulièrement utile.
Les rapports du pouvoir/savoir
Avant toute chose, il nous faut rechercher la nature du
pouvoir non pas en la forme constituée qu'il reçoit aux
différentes époques sous la forme, par exemple, du droit
du souverain face à ses sujets, c'est-à-dire sous la forme
unilatérale d'une domination exercé par
le gouvernant sur le gouverné. Cette forme n'est, en
effet, que la configuration visible que se donne le pouvoir constitué.
Mais c'est d'abord sous sa forme constituante que le pouvoir doit être
analysé2. En premier lieu donc, " ne pas prendre le
pouvoir comme un phénomène de domination massif et
homogène "3. Celui-ci n'est que la cristallisation, à
une époque donnée, des relations de pouvoir qui traversent le
champ social. Ces relations partout présentes, entre l'homme et la
femme, comme entre l'adulte et l'enfant ou le patron et l'ouvrier, ces
relations déjà effectives constituent la condition de
possibilité du pouvoir étatique. Les relations de pouvoir
sont immanentes au corps social. Elles traversent ce champ social et
instaurent les sujets en leur position de domination ou
d'obéissance. Les individus sont le relais de ce pouvoir. Il
passe à travers eux et les constitue sans pour autant
être le fait d'une volonté transcendante et
personnelle4. Il ne faut donc pas comprendre le pouvoir sous la
forme d'un
" pouvoir central "5 qui encadrerait la surface de
l'espace social de ses tentacules despotiques.
Le pouvoir est toujours déjà là, ou
plutôt les pouvoirs qui sont les forces constitutives de cet espace et
dont la forme institutionnalisée et visible n'est que seconde.
Le pouvoir ne se possède donc pas, il se transmet. Il est
ramification et réseau, il n'est pas l'objet d'une appropriation, mais
d'une stratégie visant à le réinvestir sous de
nouvelles
1 H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault,
p. 157.
2 M. Foucault, La volonté de
savoir, p. 121-122 : " Par pouvoir, je ne veux pas dire " le
Pouvoir ", comme ensemble d'institutions et d'appareils qui garantissent la
sujétion des citoyens dans un Etat donné. Par pouvoir,
je n'entends pas un système général de
domination exercée par un élément ou un groupe sur un
autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient
le corps social tout entier. L'analyse, en termes de pouvoir, ne doit pas
postuler, comme données initiales, la souveraineté de l'Etat, la
forme de la loi ou l'unité globale d'une domination ; celles-ci n'en
sont plutôt que des formes terminales. Par pouvoir, il me
semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de
force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont
constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et
d'affrontements incessants les transforme,
les renforce, les inverse ; les appuis que ces
rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière
à former chaîne ou système, ou au contraire, les
décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les
stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin
général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps
dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les
hégémonies sociales ".
3 M. Foucault, Il faut défendre la
société, p. 26.
4 M. Foucault, " Les rapports de pouvoir
passent à l'intérieur des corps ", in Dits et Ecrits II,
p. 232 :" Entre chaque point d'un corps social, entre un homme et une femme,
dans une famille, entre un maître et son élève, entre celui
qui sait et celui qui ne sait pas, passent des relations de pouvoir qui ne sont
pas la projection pure et simple du grand pouvoir souverain sur les individus ;
elles sont plutôt le sol mobile et concret sur lequel il vient s'ancrer,
les conditions de possibilité pour qu'il puisse fonctionner ".
5 M. Foucault, " Les mailles du pouvoir ", in
Dits et Ecrits II, p. 1006.
98
formes constitutives des sujets qu'il traverse1. Il
s'agit d'un pouvoir local : " local parce qu'il n'est jamais global, mais il
n'est pas local ou localisable parce qu'il est diffus "2.
D'autre part, ce pouvoir, en tant qu'il est constitutif des
réalités qu'il structure, n'a pas pour première
caractéristique d'être répressif. Il est au contraire
essentiellement positif en ce sens qu'il instaure les sujets de la
relation et donne ainsi figure aux rapports inscrits dans l'immanence
du champ social. De là trois caractères principaux :
« le pouvoir n'est pas essentiellement répressif (puisqu'il
incite, suscite, produit) ; il s'exerce avant de se posséder
(puisqu'il ne se possède que sous une forme
déterminable, classe, et déterminée, Etat), il passe
par les dominés non moins que par les dominants (puisqu'il passe par
toutes les forces
en rapport) »3. Il faut donc chercher le
pouvoir non dans sa forme visible mais dans les multiplicités
qu'il traverse et qu'il met en rapport. La relation prime sur les
sujets de la relation. Nous devons par conséquent nous affranchir de
la représentation qui veut que nous soyons en présence de
sujets indépendants qui, pris sous la coupe d'un pouvoir
unifié, les dominerait par la loi4. C'est, au contraire, sur
les rapports de force tels qu'ils se déploient dans l'immanence du corps
social, qu'il faut faire porter l'analyse. Il ne s'agit pas d'identifier un
pouvoir global et unique, mais d'établir une cartographie des lieux
où ce pouvoir se donne à voir, dans un diagramme. Le
diagramme est justement « l'exposition des rapports de force qui
constituent le pouvoir »5. C'est le dispositif par lequel le
pouvoir fonctionne, pour un temps,
en faisant fonctionner les éléments sur lesquels il
porte. Mais comment fonctionne ce pouvoir, s'il n'est que
secondairement le monopole de la violence légitime? Comment le pouvoir
met-
il en rapport les sujets sur la relation desquels il s'instaure
?
En effet, comment penser un pouvoir auquel les sujets
ne puissent opposer de résistance par la connaissance qu'ils ont
d'eux-mêmes, de leur corps, de leur nécessaire
singularité? Que le savoir que les sujets entretiennent à propos
de ce qui les détermine soit impuissant à leur faire apercevoir
le véritable noeud du pouvoir, n'est-ce pas là le processus
idéologique décrit par le marxisme et selon lequel les
superstructures intellectuelles sont déterminées par les
infrastructures de productions, reflet de la domination de la classe
possédante6?
En fait, penser la relation du savoir des sujets et du pouvoir
qui domine ces sujets sur
le mode d'une illusion qui leur interdirait la claire
conscience de leur aliénation, c'est supposer l'existence d'un sujet
auquel s'applique l'idéologie mais de laquelle ce sujet peut
s'affranchir par la science (du matérialisme historique). Or ce
que montre Foucault, c'est que nous ne
1 G. Deleuze, Foucault, p. 32-33 :
" Il est moins une propriété qu'une stratégie, et
ses effets ne sont pas attribuables à une appropriation, mais
à des dispositions, à des manoeuvres, à des tactiques,
à des techniques à des fonctionnements (...). L'Etat
apparaît lui-même comme un effet d'ensemble ou une
résultante d'une multiplicité de rouages et de foyers qui se
situent à un niveau tout différent, et qui constituent pour leur
compte une microphysique du pouvoir ".
2 Ibid., p. 34.
3 Ibid., p. 78.
4 Il faut défendre la
société, p. 38-39 : " Le projet général est
d'essayer de desserrer ou d'affranchir cette analyse
du pouvoir de ce triple préalable du sujet, de
l'unité et de la loi, et de faire ressortir, plutôt que
cet élément fondamental de la souveraineté, ce que
j'appellerais les rapports ou les opérateurs de dominations (...)
Plutôt que
de partir du sujet et de ces éléments qui
seraient préalables à la relation et qu'on pourrait localiser, il
s'agirait de partir de la relation même de pouvoir, de la relation de
domination dans ce qu'elle a de factuel, d'effectif, et de voir comment c'est
cette relation elle-même qui détermine les
éléments sur lesquels elle porte (...), montrer comment ce
sont les relations d'assujettissement effectives qui fabriquent les
sujets ". Cf. aussi, p. 27 : " Le pouvoir transite par l'individu qu'il a
constitué ".
5 Foucault, p. 44.
6 G. Labica, Les thèses sur
Feuerbach, p. 71 : " L'idéologie est un reflet inversé des
rapports réels. Elle ne jouit d'aucune autonomie, sinon dans une
apparence qu'a tôt fait de dissiper l'attention à son
procès de constitution. Elle n'a pas d'histoire, pas de
développements, autres que ceux des rapports matériels. Le
fondement, quant à lui, n'est autre que l'acte de production,
pris dans sa plus grande extension, où le travail
accumulé des générations a changé le milieu et les
hommes ".
99
sommes pas face à une réalité
déformée par le jeu du pouvoir. La réalité
constituée par les forces multiples en affrontement au sein du
champ social est l'unique réalité, l'unique configuration
que se donne pour un temps ce champ de force. Le savoir qui porte sur cette
réalité sociale est lui-même investi dans son
élaboration. Le savoir ne se détache pas du pouvoir comme
une faculté autonome. Le savoir, en tant qu'il met en rapport des
ensembles, des sujets, est lui-même une façon pour le
pouvoir de circuler. Chaque époque voit se constituer par avance
le champ discursif d'énoncés possibles en lequel pourra
être affirmé quelque chose de quelque chose. La condition de
possibilité du vrai est la constitution d'un champ d'objets
énonçables en droit1. Ainsi que nous l'avons vu, le
pouvoir ne s'applique pas secondairement à une réalité
donnée, il est la constitution même de la réalité en
laquelle les sujets des relations de pouvoir viennent à naître. De
la même façon, le savoir qui se rapporte à cette
réalité participe de son élaboration plus qu'il ne
vient à la dévoiler en son essence
même2.
Aussi ne faut-il pas considérer la
réalité sociale masquée par un pouvoir qui s'en
empare et cherche à la dominer. Le pouvoir produit du réel en
tant qu'il rend possible le lieu d'une vérité,
vérité qui est l'expression même d'un rapport de
forces3. Il faut donc écarter le concept d'idéologie
si nous voulons saisir les effets du pouvoir immanents au corps social. Ce
n'est pas sur la représentation que les sujets se font de la
réalité et du pouvoir que ce dernier agit, mais sur la
constitution même de ce savoir4. Ainsi faut-il tenir
ensemble le complexe pouvoir/savoir afin de parvenir à comprendre
comment s'élabore le réalité sociale auquel ont affaire
les sujets-relais du pouvoir5.
La société disciplinaire
Prenons donc un exemple de ce complexe, exemple qui
devrait en outre nous permettre de progresser dans la
compréhension du pouvoir à l'oeuvre au sein des forces
sociales de la réalité démocratique. Nous suivrons
pour ce faire les analyses que Foucault donne de la
société disciplinaire, dans son ouvrage
Surveiller et punir. Dans cet ouvrage, Foucault
s'intéresse au changement de paradigme qui s'accomplit à la fin
du XVIIIe siècle et
au début du XIXe dans l'économie de la
punition. Alors que le pouvoir d'Ancien Régime
1 L'Archéologie du savoir, p.
120-121: " Le référentiel de l'énoncé forme
le lieu, la condition, le champ d'émergence, l'instance de
différenciation des individus et des objets, des états de choses
et des relations qui sont mises en jeu par l'énoncé
lui-même; il définit les possibilités d'apparition et de
délimitation de ce qui donne à la phrase son sens, à la
proposition sa valeur de vérité ".
2 Foucault, p. 36: " Le pouvoir produit
du réel, avant de réprimer. Et aussi il produit du vrai, avant
d'idéologiser, avant d'abstraire ou de masquer ". Cf. aussi
Surveiller et punir, p. 36, " le savoir est totalement pris
dans le conflit mesquin des rapports de domination: ce n'est pas
l'activité d'un sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou
rétif au pouvoir, mais le pouvoir/savoir, les processus et les luttes
qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les
formes et les domaines possibles de la connaissance ".
3 M. Foucault, Surveiller et punir, p.
227: " Il faut cesser de toujours décrire les effets du pouvoir en
termes négatifs: il exclut, il réprime, il
refoule, il censure, il abstrait, il
masque, il cache. En fait le pouvoir produit; il
produit du réel; il produit des domaines d'objets et des
rituels de vérité. L'individu et la connaissance qu'on peut
en prendre relèvent de cette production ".
4 Ibid., p. 217: " Ce n'est pas simplement
au niveau de la conscience, des représentations et dans ce qu'on croit
savoir, mais au niveau de ce qui rend possible un savoir que se fait
l'investissement politique ".
5 M. Foucault, " Théories et institutions
pénales ", in Résumé des Cours 1970-1982, p.
19-20: " Le problème n'est
donc pas seulement de déterminer comment le
pouvoir se subordonne le savoir et le fait servir à ses fins
ou comment il se surimprime à lui et lui impose des contenus et des
limitations idéologiques. Aucun savoir ne se forme sans un
système de communication, d'enregistrement, d'accumulation, de
déplacement qui est en lui- même une forme de pouvoir et
qui est lié, dans son existence et son fonctionnement, aux
autres formes de pouvoir. Aucun pouvoir, en revanche, ne s'exerce sans
l'extraction, l'appropriation, la distribution ou la retenue d'un savoir. A ce
niveau, il n'y a pas la connaissance d'un côté, et la
société de l'autre, ou la science et l'Etat, mais
les formes fondamentales du pouvoir-savoir ".
100
voyait dans le rituel du supplice public un moyen pour le
souverain de donner une image de
sa puissance par l'inscription sur le corps du
supplicié de son pouvoir de mort, la fin de l'Age Classique promeut
une réforme pénale visant à minimiser les effets
de cette violence publique. C'est qu'entre les deux s'est accompli ce
déplacement dans la topique du pouvoir qui fait du corps social la
source et la fin du gouvernement1. Ce n'est plus la
personne du monarque qui cherche à faire montre de sa puissance dans
l'exécution de la sentence mais la société elle-même
qui demande réparation du mal qui l'a lésé2.
En effet, l'ancien système qui faisait de la
visibilité du monarque le centre de l'appareil de
souveraineté laissait subsister entre lui et ses sujets tout un espace
de pratiques tolérées, d'illégalismes non directement
réprimés. Or, contre cette irrégularité des
dispositifs punitifs d'Ancien Régime, la réforme
pénale cherche à introduire un mécanisme universel
d'application de la loi, réponse immédiate du corps
social aux méfaits qui nuisent à sa
productivité3. En ce sens, la réforme, en
redéfinissant l'économie des peines et en évacuant
l'inscription de la puissance souveraine dans la chair des condamnés, ne
cherche pas tant à assurer un traitement plus humain qu'à
établir un champ de pratiques propre à répondre aux
exigences de la nouvelle modalité de pouvoir en train
d'émerger4. C'est pourquoi désormais l'enquête
qui cherchait à établir l'identité du criminel et à
apprécier son acte au regard de la
loi laisse la place à l'expertise et à l'examen
clinique grâce auquel ne sont plus tant pris en vue les actes du criminel
que sa personnalité, les prédispositions qui l'ont poussé
au crime. Face à la généralité de la loi,
l'appareil de savoir psychiatrique vise à une individuation du criminel
qui permette de catégoriser et prévenir plus que réprimer
l'acte illicite5. Ainsi se met
1 Surveiller et punir, p. 129: "
Dans l'ancien système, le corps des condamnés devenait la
chose du roi, sur laquelle le souverain imprimait sa marque et abattait les
effets de son pouvoir. Maintenant, il sera plutôt bien social, objet
d'une appropriation collective et utile. De là le fait que les
réformateurs ont presque toujours proposé les travaux
publiques comme une des meilleurs peines possibles ".
2 " La société punitive ", in
Résumé des Cours, p. 36 : " D'une façon
générale, dans toutes ces élaborations, le criminel est
défini comme l'ennemi de la société. En ceci les
réformateurs reprennent et transforment ce qui
avait été le résultat de toute une
évolution politique et institutionnelle depuis le Moyen-Age : la
substitution, au
règlement du litige, d'une poursuite publique. Le
procureur du Roi, en intervenant, désigne l'infraction non
seulement comme atteinte à une personne ou à un
intérêt privé, mais comme attentat à la
souveraineté du roi. Commentant les lois anglaises, Blackstone disait
que le procureur défend à la fois la souveraineté du roi
et les intérêts de la société. En bref, les
réformateurs dans leur grande majorité, à partir de
Beccaria, ont cherché à définir la notion de crime, le
rôle de la partie publique et la nécessité d'une punition,
à partir du seul intérêt de la société et du
seul besoin de la protéger. Le criminel lèse avant tout la
société ; rompant le pacte social, il se constitue en elle
comme un ennemi intérieur ".
3 Surveiller et Punir, p. 97 : " En un mot
faire que le pouvoir de juger ne relève plus des privilèges
multiples discontinus, contradictoires parfois de la souveraineté,
mais des effets continûment distribués de la puissance
publique. (...) Tout au long du XVIIIe siècle,
à l'intérieur et à l'extérieur de l'appareil
judiciaire, dans la
pratique pénale quotidienne comme dans la
critique des institutions, on voit se former une nouvelle
stratégie pour l'exercice du pouvoir de châtier. Et la
réforme proprement dite, telle qu'elle se formule dans les
théories du droit ou telle qu'elle se schématise dans les
projets, est la reprise politique ou philosophique de cette stratégie,
avec ses objectifs premiers : faire de la punition et de la
répression des illégalismes une fonction
régulière, coextensive à la société ; non
pas moins punir, mais punir mieux ; punir avec une
sévérité atténuée peut-être, mais pour
punir avec plus d'universalité et de nécessité ;
insérer le pouvoir de punir plous profondément dans le corps
social ".
4 Ibid., p. 106 : " Déplacer
l'objectif et en changer l'échelle. Définir de nouvelles
tactiques pour atteindre une cible qui est maintenant plus ténue
mais aussi plus largement répandue dans le corps social.
Trouver de
nouvelles techniques pour y ajuster les punitions et en
adapter les effets. Poser de nouveaux principes pour
régulariser, affiner, universaliser l'art de
châtier. Homogénéiser son exercice. Diminuer son coût
économique et politique en augmentant son efficacité et en
multipliant ses circuits. Bref, constituer une nouvelle économie et une
nouvelle technologie du pouvoir de punir : telles sont sans doute les raisons
d'êtres essentielles de la réforme pénale au XVIIIe
siècle ".
5 Ibid., p. 27 : " Tout un ensemble de
jugements appréciatifs, diagnostiques, pronostiques, normatifs,
concernant l'individu criminel sont venus se loger dans l'armature du jugement
pénal. Une autre vérité a pénétré
celle qui était requise par la mécanique judiciaire : une
vérité qui, enchevêtrée à la
première, fait de l'affirmation de
101
en place un dispositif de savoir propre à
répondre aux nouvelles exigences de pouvoir dessinées par ce
que nous avons pu définir comme gouvernementalité. Ce n'est plus
tant le corps qu'il s'agit de contraindre que les ressorts
cachés qui le font se mouvoir. C'est sur
l'intériorité que va désormais peser le jugement
pénal et cela en alliance avec le savoir médical promu par
les nouvelles sciences de l'âme1. Le pouvoir doit
pénétrer l'intériorité pour faire de la punition
un mécanisme automatique de la société
s'autorégulant. Ce sont les procédés de savoir qui vont
permettre de qualifier cette intériorité et de la constituer
comme
un objet de pouvoir. Par le jugement normatif du
médecin ou du psychiatre, l'acte illicite se voit redéfini sur
le terrain non plus juridico-pénal mais directement scientifique
de la pathologie. Le criminel est un être qu'il faut soigner,
éduquer, mener sur les voies d'une sociabilité
normale. De là, la prédominance de la prison
comme moyen de contrôle, d'investissement du temps individuel,
orientable et manipulable, en fonction des schémas de production
intrinsèque à la dynamique du corps social. En ce sens, et c'est
là le point capital,
la réforme pénale n'apparaît pas tant
comme l'effet de décisions juridiques que comme le paradigme d'une
organisation neuve de la société. Le schème de la
discipline par lequel le corps du criminel se voit rendu docile, qui peut
être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être
transformé et perfectionné, ce schème d'un micro-pouvoir
fondé sur le corps comme objet à manipuler n'est pas né
dans la tête des juristes, mais répond à une
nouvelle économie du pouvoir dont les institutions sociales (prisons,
écoles, hôpitaux, usines...) se font les points d'application.
C'est cette configuration générale d'une
société qui, par l'appareillage scientifique des sciences
humaines, « fait » les corps en s'insérant, via l'examen
normatif, dans
le sein de leurs représentations et qui quadrille le temps
et l'espace des relations sociales que
Foucault appelle société
disciplinaire2.
Un élément apparaît
particulièrement essentiel dans le fonctionnement de ce pouvoir
disciplinaire: la surveillance. En effet, pour que ce pouvoir puisse plier
chaque individu à la discipline essentielle à la
productivité de la société, un contrôle permanent
doit s'exercer non seulement sur les actes mais aussi sur les
représentations des agents de ce pouvoir. L'économie de
visibilité du pouvoir se trouve ainsi renversée. Ce
dernier ne se voit plus qualifié par la figure éclatante du
souverain, mais tend au contraire à se rendre invisible. Tout voir
plutôt qu'être vu. Mais cette visibilité nouvelle n'implique
pas la présence effectif d'un tenant de pouvoir chargé de scruter
les faits et gestes de chacun. Ce sont les individus eux-
culpabilité un étrange complexe
scientifico-juridique ".
1 Ibid., p. 120 : " Sous
l'humanisation des peines, ce qu'on trouve, ce sont toutes ces
règles qui autorisent, mieux, qui exigent la douceur, comme une
économie calculée du pouvoir de punir. Mais elles appellent aussi
un déplacement dans le point d'application de ce pouvoir : que
ce ne soit plus le corps, avec le jeu rituel des souffrances
excessives, des marques éclatantes dans le rituel des supplices ; que ce
soit l'esprit ou plutôt un jeu
de représentations et de signes circulant avec
discrétion, mais nécessité et évidence dans
l'esprit de tous. Non plus le corps, mais l'âme, disait Mably. Et l'on
voit bien ce qu'il faut entendre par ce terme : le corrélatif d'une
technique de pouvoir ". Cf. aussi p. 121-122, la citation
de J-M Servan, Discours sur l'administration de la
justice criminelle : " Un despote imbécile peut
contraindre des esclaves avec des chaînes de fer ; mais un vrai politique
les lie bien plus fortement par la chaîne de leurs propres idées
".
2 Ibid. p. 200: " Le pouvoir
disciplinaire est un pouvoir qui, au lieu de soutirer et de prélever, a
pour fonction majeure de dresser; ou sans doute, de dresser pour mieux
prélever et soutirer davantage. Il n'enchaîne pas les forces pour
les réduire; il cherche à les lier de manière, tout
ensemble, à les multiplier et à les utiliser. Au lieu de plier
uniformément et par masse tout ce qui lui est soumis, il sépare,
analyse, différencie, pousse ses procédés de
décomposition jusqu'aux singularités nécessaires et
suffisantes. Il dresse les multitudes mobiles, confuses, inutiles de
corps et de forces en une multiplicité d'éléments
individuels - petites cellules séparées, autonomies organiques,
identités et continuités génétiques, segments
combinatoires. La discipline fabrique des individus; elle est la technique
spécifique d'un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour
objets et pour instruments
de son exercice. Ce n'est pas un pouvoir triomphant
qui à partir de son propre excès peut se fier à
sa surpuissance; c'est un pouvoir modeste, soupçonneux, qui fonctionne
sur le mode d'une économie calculée, mais permanente ".
102
mêmes qui garantissent la transmission du pouvoir
disciplinaire par la surveillance mutuelle1. Finalement, les
individus collaborent activement à leur propre surveillance et
assument par eux-mêmes la main-mise du pouvoir sur leur corps.
L'organisation générale de la société
disciplinaire trouve un modèle paradigmatique dans le dispositif du
panoptique de Bentham qui assure une visibilité totale et un
contrôle permanent sur chacun2. Par là-même le
pouvoir
se fait omniprésent mais, tout en se faisant moins
pesant, invisible3. Investi au sein même des relations
sociales qu'il constitue, il ne s'offre pas comme un vis-à-vis,
mais se contente d'appliquer les mécanismes d'encadrement
correspondant à la définition de la norme
constitutive du rapport des individus au corps social.
L'on voit bien que l'originalité de la
société disciplinaire consiste à exercer un contrôle
immanent sur ses membres. A la différence de la pénalité
judiciaire qui a pour fonction de se référer à un corpus
de lois établies et de juger les actes d'après ces
catégories générales, les dispositifs disciplinaires ont
sécrété une " pénalité de la norme
"4. Il ne s'agit pas de qualifier
un acte après-coup mais de " comparer,
différencier, hiérarchiser, homogénéiser " les
individus responsables de ces actes. Il faut les normaliser,
c'est-à-dire utiliser un savoir scientifique pour définir
les types de comportements utiles ou rétifs à la
société. La norme fonctionne préalablement aux individus
qu'elle permet de juger. Elle objective les individus,
en ce sens qu'elle permet au pouvoir de constituer les
individualités dont il a besoin, de là l'invisibilité
de ce pouvoir social.
Mais quelle est la fin de ce pouvoir? Doit-il
être compris comme l'organisation capitaliste de la production qui
ferait jouer à son profit les forces même qui composent le tissu
social? Nous avons vu que la problématique marxienne de
l'idéologie de classe ne permettait pas d'apprécier correctement
les rapports du pouvoir et du savoir, mais peut-elle nous éclairer sur
la nature exacte de ce pouvoir? C'est en dépassant le système de
la société disciplinaire pour nous porter à
l'étude de la bio-politique que nous pourrons juger de la
pertinence de l'analyse marxiste en termes de lutte de classes.
1 Ibid. p. 208: " Le pouvoir disciplinaire,
grâce à elle (la surveillance hiérarchisée), devient
un système intégré,
lié de l'intérieur à
l'économie et aux fins du dispositif où il s'exerce. Il
s'organise aussi comme un pouvoir multiple, automatique et anonyme;
car s'il est vrai que la surveillance repose sur des
individus, son fonctionnement est celui d'un réseau de relations de
haut en bas, mais aussi jusqu'à un certain point de bas en haut et
latéralement; ce réseau fait tenir l'ensemble, et le traverse
intégralement d'effets de pouvoir qui prennent appui les uns sur les
autres: surveillants perpétuellement surveillés. Le pouvoir dans
la surveillance hiérarchisée des disciplines ne se
détient pas comme une chose, ne se transfère pas comme
une propriété; il fonctionne comme une machinerie. Et s'il est
vrai que son organisation pyramidale lui donne un chef, c'est l'appareil tout
entier qui produit du pouvoir et distribue les individus dans ce champ
permanent et discontinu ".
2 Le panoptique de Bentham consiste ainsi en un
aménagement de l'espace où le pouvoir peut tout voir, sans
être
lui-même vu. Le principe du panoptique consiste à
induire un mécanisme d'autocontrôle du fait que l'on ne sait
jamais si l'on est surveillé ou pas. Cf. Surveiller et punir,
p. 234: " De là, l'effet majeur du Panoptique: induire chez le
détenu un état conscient et permanent de visibilité qui
assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit
permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action;
que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile
l'actualité de son exercice; que cet appareil architectural soit une
machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir
indépendant de celui qui l'exerce; bref que les détenus soient
pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs
". Cf. aussi p. 236: " Celui qui est soumis
à un champ de visibilité, et qui le
sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir; il les
fait jouer spontanément sur lui-même; il inscrit en soi le
rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux
rôles; il devient le principe de son propre assujettissement. Du fait
même le pouvoir externe, lui, peut alléger ses pesanteurs
physiques; il tend à l'incorporel; et plus il se rapproche de cette
limite, plus ces effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes,
incessamment reconduits: perpétuelle victoire qui évite tout
affrontement physique et qui est toujours jouée d'avance ".
3 Ibid., p. 220: " Le pouvoir
disciplinaire s'exerce en se rendant invisible; en revanche il impose
à ceux qu'il soumet un principe de visibilité obligatoire. Dans
la discipline, ce sont les sujets qui ont à être vu. Leur
éclairage assure l'emprise du pouvoir qui s'exerce sur eux. C'est le
fait d'être vu sans cesse, de pouvoir toujours être vu, qui
maintient dans son assujettissement l'individu disciplinaire ".
4 Ibid., p. 215.
103
Bio-politique et bio-pouvoir
Nous avons donc vu qu'entre l'ancien dispositif de
souveraineté et le système de la société
disciplinaire apparaissait une nouvelle modalité du pouvoir qui,
plus que sur les choses (la terre et les produits de la terre),
prenait comme point d'appui les corps ; des corps à discipliner
pour accroître leur productivité en accroissant
l'efficacité du pouvoir qui s'exerce sur eux: rendre les corps plus
dociles en minimisant les effets visibles du pouvoir1. C'est donc
au corps social lui-même et non pas tant à un
individu possesseur du pouvoir que se ramène la
fin de la productivité disciplinaire. Est-ce à dire
que le capitalisme, en tant qu'idéologie de classe, a remplacé
l'ancien système hiérarchique basé sur l'exploitation de
la terre et a produit
les individus dont il avait besoin dans le processus
d'accumulation du capital, aliénant la force
de travail des prolétaires en prélevant directement
l'énergie de leur corps2 ?
En fait, il semble que l'organisation disciplinaire
réponde bien au souci capitaliste d'augmentation de la production
par une administration plus rationnelle, mais en même temps
la possibilité du capitalisme est liée à
l'organisation à grande échelle d'un contrôle des forces
individuelles. En ce sens, ce n'est pas tant l'organisation capitaliste qui est
cause de la société disciplinaire que l'existence de
cette société qui est condition du
développement du capitalisme3. L'on devrait plutôt
considérer le développement du capital et la lutte des classes
qui s'ensuit comme une solidification des rapports de force en place au sein de
la société. En
ce sens, la figure de l'ouvrier exploité par le
capitaliste bourgeois ne serait que dérivée par rapport à
un phénomène plus global de déplacement d'investissement
du pouvoir devant être regardé comme l'origine de
l'économie marchande.
Où situer l'émergence de cet investissement nouveau
du pouvoir ? Dans le passage de
la souveraineté à la société
disciplinaire, le pouvoir prend en charge le rythme des corps visant
un accroissement de la productivité. Mais à quelle fin ?
Pour servir quel intérêt, pourrait-on demander d'un point de
vue marxien ? Là non plus il ne semble pas opportun de faire
intervenir une volonté identifiable de domination. Il
serait plus juste d'y voir l'investissement par le pouvoir d'un nouvel
objet qui ne serait plus le corps, puisque le corps docile doit servir
à cette nouvelle finalité du pouvoir. Ainsi à
côté, où plutôt sur une autre échelle que
la discipline apparaît une nouvelle technique du pouvoir.
Cette nouvelle technologie apparaît selon Foucault au XVIIIe
siècle avec l'essor des statistiques sur la population et ses
régularités observables. " Ce à quoi s'applique cette
nouvelle technologie de pouvoir non disciplinaire, c'est la vie des
hommes, ou encore, elle s'adresse non pas à l'homme-corps, mais
à l'homme vivant, à l'homme être vivant ; à
la limite à l'homme- espèce »4. Avec cette
nouvelle technologie du pouvoir, c'est l'homme dans sa dimension
d'espèce biologique qui se voit investi par le dispositif du
pouvoir/savoir. Il s'agit d'un
1 Il faut défendre la
société, p. 32 : " Cette nouvelle mécanique de
pouvoir porte d'abord sur les corps et sur ce qu'ils font, plus que sur la
terre et son produit. (...) C'est un type de pouvoir qui suppose un quadrillage
serré de coercitions matérielles plutôt que l'existence
physique d'un souverain, et définit une nouvelle économie
de pouvoir dont le principe est que l'on doit à la fois faire
croître les forces assujetties et la force et l'efficacité de ce
qui les assujettis ".
2 K. Marx, Le Capital, L. I, Ch. IX, p. 167
: " Je nomme temps de travail nécessaire, la partie de la journée
où la reproduction s'accomplit, et travail nécessaire le travail
dépensé pendant ce temps nécessaire pour le travailleur
;
parce qu'il est indépendant de la forme sociale de son
travail ; nécessaire pour le capital et le monde capitaliste,
parce que ce monde a pour base l'existence du travailleur. La
période d'activité qui dépasse les bornes du travail
nécessaire coûte, il est vrai, du travail à l'ouvrier, une
dépense de force, mais ne forme aucune valeur pour lui. Elle forme une
plus-value qui a pour le capitaliste tous les charmes d'une création ex
nihilo. Je nomme cette partie de la journée de travail temps extra et le
travail dépensé en elle, sur-travail (...) Le taux de la
plus-value
est l'expression exacte du degré d'exploitation de
la force de travail par le capital ou du travailleur par le
capitaliste ".
3 Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault, p.
198 : " Sans l'insertion, dans l'appareil de production, d'individus
disciplinés et réglés, les nouvelles exigences du
capitalisme n'auraient jamais pu être satisfaites.
Parallèlement,
le capitalisme n'aurait pas été possible sans la
fixation, le contrôle et la répartition rationnelle des
populations ".
104
pouvoir non répressif qui ne cherche pas tant à
dresser les corps individuels qu'à réguler les flux
intrinsèques à la population1. Ce pouvoir qui prend en
charge la vie, c'est ce que Foucault appelle le bio-pouvoir.
Or ce bio-pouvoir consiste en deux pôles essentiels,
distingués encore jusqu'au XIXe siècle mais qui, depuis, n'ont
cessé de se confondre : d'une part, la gestion régularisatrice
de
la population, d'autre part, le dressage des corps que nous avons
mis se mettre en place avec
la société disciplinaire2. Mais
comment ce pouvoir en est-il arrivé à qualifier
l'existence biologique même de l'Homme ?
Dans le dispositif classique de souveraineté, le souverain
avait, en tant que rempart de
la conservation de chacun, droit de vie et de mort sur les
ennemis extérieurs et intérieurs. Les hommes qui s'était
assemblés en corps pour constituer le souverain avaient en vue la
défense
de leur vie et par conséquent le souverain recevait avec
le pouvoir du glaive le droit de châtier
les individus menaçant son pouvoir. En même temps,
ce pouvoir s'exerçait avant tout comme
" instance de prélèvement, mécanisme
de soustraction, droit de s'approprier une part des richesses,
extorsion de produits, de biens, de services, de travail et de sang,
imposée aux sujets. Le pouvoir y était avant tout droit
de prise : sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie
; il culminait dans le privilège de s'en emparer pour la
supprimer "3. La définition la plus large que l'on puisse
donner de ce pouvoir est celle d'un pouvoir de « faire mourir ou de
laisser vivre ». Or au XVIIIe siècle, ce «
prélèvement » va tendre à n'être plus qu'une
forme parmi d'autres de l'exercice de ce pouvoir dans le cadre d'une discipline
sociale visant à la « majoration et à l'organisation des
forces qu'il soumet »4. Le pouvoir, de négatif qu'il
était dans sa charge de répression, devient positif en ce sens
qu'il incite, qu'il est destiné
à faire croître les forces. Le droit de mort ne
devient dès lors que l'envers « du droit pour le corps social
d'assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer
»5. Nous assistons ici au déplacement du sens de
l'exercice politique déjà relevé par Hannah Arendt.
La vie et la reproduction des moyens d'existence deviennent l'objet et la
fin du pouvoir6.
Or quels sont les moyens dont use le pouvoir pour ainsi
prendre comme objet la vie ? Avec le développement du bio-pouvoir, le
système juridique de la loi perd de son efficace, c'est ce que nous
avions vu avec l'essor de la société disciplinaire. C'est
la norme en tant qu'ensemble de jugements
médico-scientifiques qui permet de qualifier a priori l'individu et
ainsi de réguler son comportement. De la même façon,
du point de vue de la population à réguler, c'est la norme
qui doit fournir la règle permettant de qualifier ce qui
accroît ou affecte le rendement vital7. La norme permet
d'articuler le jugement de l'expert sur ce qui doit
4 Il faut défendre la
société, p. 216 : " La discipline essaie de régir la
multiplicité des hommes en tant que cette multiplicité peut et
doit se résoudre en corps individuels à surveiller, à
dresser, à utiliser, éventuellement à punir.
Et puis la nouvelle technologie qui se met en place s'adresse
à la multiplicité des hommes, mais non pas en tant
qu'ils se résument en des corps, mais en tant
qu'elle forme, au contraire, une masse globale, affectée de
processus d'ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont
des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie,
etc... "
1 Ibid. p. 220.
2 La volonté de savoir, p. 183 :
" La mise en place au cours de l'âge classique de cette grande
technologie à double face - anatomique et biologique, individualisante
et spécifiante, tournée vers les performances du corps
et regardant vers les processus de la vie - caractérise
un pouvoir dont la plus haute fonction désormais n'est peut-être
plus de tuer mais d'investir la vie de part en part ".
3 Volonté de savoir, p. 178.
4 Ibid., p. 179.
5 Ibid.
6 Ibid., p. 188 : " L'homme, pendant des
millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un
animal vivant et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne
est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en
question ".
7 Il faut défendre la
société, p. 225 : " On peut dire que
l'élément qui va circuler du disciplinaire au
régularisateur, qui va s'appliquer, de la même façon au
corps et à la population, qui permet à la fois de contrôler
l'ordre disciplinaire du corps et les événements
aléatoires d'une multiplicité biologique, cet
élément qui circule
105
favoriser l'expansion du processus vital et d'autre part le
comportement de chacun à l'égard
de ce processus. En tant qu'objet de savoir, elle
n'apparaît pas comme directement liée à l'exercice
effectif d'un pouvoir, mais pénètre la représentation que
les individus ont de leur inscription dans le champ social. Le malade doit se
faire soigner. Cela va de soi et ne semble engager aucun mécanisme de
pouvoir. Et pourtant le jugement du médecin appartient lui-
même au complexe pouvoir/savoir1. La norme doit
opérer le partage entre les individus en même temps que
définir un comportement normal.
Ainsi voit-on que l'analyse marxiste en terme
d'intérêts de classe ne se révèle pas apte
à comprendre la prédominance du processus de
production. En définissant le travail comme essence de l'homme,
essence aliénée dans le système de la plus-value,
le marxisme est incapable de faire retour sur les conditions de
possibilité de son propre discours. En faisant du travail, l'essence
concrète de l'homme, il reconduit plus tôt l'analyse dans les
termes où l'on circonscrit la configuration bio-politique. Pour que le
travail se représente comme l'essence
de l'homme, il faut avant tout que ce soit la
reproduction des moyens d'existence qui se donne pour primordiale, et
cela ne se peut qu'au sein d'une société qui qualifie
la vie biologique et générique de l'Homme comme
référent du discours politique2. En faisant de la
nature humaine et de son émancipation le sujet de l'histoire,
le marxisme témoigne d'une intelligibilité circulaire du
phénomène moderne de pouvoir. L'idée même de nature
humaine
ne peut apparaître que lorsque l'existence biologique
devient le centre de préoccupation du pouvoir et cette requalification
du sens de l'expérience collective n'est elle-même possible, comme
nous l'avons vu avec Hannah Arendt, que lorsque la sphère privée
des besoins prend
le pas sur la sphère politique de l'action. Ainsi
se découvre un fondement commun à la possibilité du
discours libéral et marxiste. Tous deux parlent de l'Homme parce que
tout deux
en parlent en un lieu où l'Homme est, historiquement,
né3.
Demeure cependant une interrogation. A partir du moment
où l'objet du pouvoir devient la vie, comment comprendre que ce
bio-pouvoir puisse s'articuler avec les frontières juridiques et
artificielles de l'Etat-nation. Et s'il ne le peut, mais nécessairement
le dépasse, comment concevoir que l'entité nationale demeure un
réquisit nécessaire du pouvoir social ?
L'Etat et l'Empire
Dans le processus classique de souveraineté nous
est apparu que l'unité de volonté produite par la
représentation était une unité artificielle. Le peuple, en
ce sens, n'a d'existence positive que par la médiation politique,
médiation qui relève de l'art. Or, dans la mesure, où le
pouvoir prend pour objet la vie, comment parvenir à articuler
l'idée de peuple, artificiellement engendrée, et la population
effective qui constitue l'objet du bio-pouvoir? La nation a des
de l'un à l'autre c'est la norme. La norme, c'est
ce qui peut aussi bien s'appliquer à un corps que l'on veut
discipliner, qu'à une population que l'on veut régulariser ".
1 Ibid., p. 225 : " La médecine,
c'est un savoir-pouvoir qui porte à la fois sur les corps et sur la
population, sur
l'organisme et sur les processus biologiques, et qui va
donc avoir des effets disciplinaires et des effets
régularisateurs ".
2 " La vérité et les formes
juridiques ", in Dits et Ecrits I, p. 1489 : " Pour que les hommes
soient effectivement placés dans le travail, liés au travail, il
faut une opération ou une série d'opérations complexes par
lesquelles les hommes se trouvent effectivement - d'une manière non pas
analytique mais synthétique - liés à l'appareil de
production pour lequel ils travaillent. Il faut l'opération ou la
synthèse opérée par un pouvoir politique pour que
l'essence de l'homme puisse apparaître comme étant le travail
".
3 Perret et Roustang, L'économie
contre la société, p. 23 : " Le marxisme et le
libéralisme philosophique partagent la visée utopique d'une
société entièrement fondée sur l'économique
(identification de l'individu social
au producteur), dans laquelle le politique serait aboli
en tant qu'ordre séparé de régulation des
conduites
humaines ".
106
frontières, mais la vie n'en a pas. Comment la
puissance de la nation, dont Rousseau montre qu'elle est d'autant plus une
à l'intérieur qu'elle est plus forte à
l'extérieur, peut-elle promouvoir la vie si elle est avant tout
principe d'opposition aux autres nations?
C'est en fait au carrefour de ces deux aspects de la question, la
nation et la vie, que naît
le racisme1. En effet, en faisant de la population
dans son existence physique et biologique le point central de son application,
le gouvernement bio-politique finit par identifier la nation en tant qu'organe
politique et le caractère naturel du peuple qui la constitue. Dès
lors, la guerre à l'extérieur correspond à
l'impératif de conservation à l'intérieur2.
C'est pourquoi les guerres menées autour de la notion de
vital sont des guerres d'anéantissement total et non
pas les règles conventionnelles du jus in bello.
Mais ce sont là principes d'Etats. Or, comme nous
l'avons vu, dans le dispositif de la démocratie libérale, la
notion de pouvoir comme lieu vide permet de garantir le corps social contre
l'arbitraire des gouvernants. Dans la mesure où l'Etat se voit
instrumentalisé par la société civile, les risques
politiques du bio-pouvoir sont désamorcés. L'Etat-nation se
voit dépassé et absorbé par le processus d'autonomie de
la société civile et les flux économiques qui la
traversent et la constituent. Avec l'antécédence du gouvernement
sur la forme solidifiée qu'est l'Etat3, la
souveraineté nationale décroît en proportion du
renforcement du pouvoir social. Ainsi, le développement des
échanges économiques à l'échelle transnationale
ne conduit pas un impérialisme centré sur la force
étatique mais à un déplacement du foyer de pouvoir
par-delà la souveraineté. Au " crépuscule de la
souveraineté moderne ", nous assistons au passage à ce que
Negri et Hardt nomment l'Empire4.
Il s'agit " d'un appareil décentralisé et
déterritorialisé de gouvernement, qui intègre
progressivement l'espace du monde entier à l'intérieur de
ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion "5
. En effet, en tant qu'il est un mode de gouvernement irréductible
à une nation particulière, la dynamique de l'Empire le pousse
au-delà des frontières étatiques pour mettre en
communication le lieu proprement humain de la reproduction des
moyens d'existence. Parce qu'il s'ancre dans les flux dégagés
par la société civile, sphère des besoins naturels,
l'Empire dépasse, en même temps que les frontières
géographiques, la temporalité historique et non naturelle des
affaires politiques. De plus, parce qu'il tire son origine du pouvoir
social, l'Empire reconduit les mécanismes bio-politiques
ancrés dans le sein de la société et fait de la
régulation de la vie son point d'application. Transnational,
anhistorique, naturel, voilà les caractéristiques du bio-pouvoir
impérial6.
1 Il faut défendre la
société, p. 227: " Ce qui a inscrit le racisme
dans les mécanismes de l'Etat, c'est bien l'émergence de ce
bio-pouvoir. C'est à ce moment-là que le racisme s'est inscrit
comme mécanisme fondamental
du pouvoir, tel qu'il s'exerce dans les Etats modernes, et qui
fait qu'il n'y a guère de fonctionnement moderne de l'Etat qui, à
un certain moment, à une certaine limite, et dans certaines conditions,
ne passe par le racisme ".
2 Volonté de savoir, p. 180: " C'est
comme gestionnaire de la vie et de la survie, des corps et de la race que
tant
de régimes ont pu mener tant de guerres, en
faisant tuer tant d'hommes. (...) Le principe: pouvoir tuer pour
pouvoir vivre, qui soutenait la tactique des combats, est devenu principe de
stratégie entre Etats; mais l'existence
en question n'est plus celle, juridique, de la
souveraineté, c'est celle, biologique, d'une population ".
3 Foucault, p. 83: " Ce que Foucault
exprime en disant que le gouvernement est premier par rapport à l'Etat,
si l'on entend par gouvernement le pouvoir d'affecter sous tous ses aspects
(gouverner des enfants, des âmes, des malades, une famille...)".
4 Hardt et Negri, Empire, p. 17.
5 Ibid. p. 17.
6 Ibid. p. 19: " Le concept
d'Empire est caractérisé fondamentalement par une absence
de frontières: le gouvernement de l'Empire n'a pas de limites. Avant
toute chose, donc, le concept d'Empire pose en principe un régime qui
englobe la totalité de l'espace ou qui dirige effectivement le monde
civilisé dans son entier. Aucune frontière territoriale ne borne
son règne. Deuxièmement, le concept d'Empire se présente
lui-même non comme
un régime historique tirant son origine d'une
conquête mais plutôt comme un ordre qui suspend effectivement le
cours de l'histoire et fixe par-là même l'état
présent des affaires pour l'éternité. Selon le point de
vue de l'Empire,
c'est la façon dont les choses seront toujours et la
façon dont elles étaient pensées de toute
éternité. En d'autres
termes, l'Empire présente son pouvoir non comme un moment
transitoire dans le flux de l'histoire, mais comme
107
En outre-passant les limites territoriales de l'Etat-nation,
le pouvoir de l'Empire peut ainsi se développer sur un mode
parfaitement immanent et coextensif à la naturalité des
interactions sociales. Ainsi dépasse-t-on la logique de la
société disciplinaire qui jouait encore
de manière médiate par le biais des institutions
sociales chargées de structurer le rapport des individus à leur
propre pratique. En dépassant la sphère nationale, le pouvoir
social aménage
un réseau souple et modulable qui s'investit
directement dans l'immanence du champ social, à présent
élargi à l'ensemble de la planète en tant que site
biologique de l'existence humaine. L'on passe de la
société disciplinaire à la
société de contrôle3. Le principe
de création des subjectivités en place à
l'intérieur de la société disciplinaire se produit
sur un mode moins contraignant et plus autonome de la part de l'acteur qui
s'en fait le relais. Ne se laissant pas apercevoir, puisque prenant pied
directement dans l'activité vitale, l'administration des rythmes
bio-politiques passe pour une évidence au yeux des
subjectivités ainsi façonnées. Ainsi, le
développement des réseaux de communication, essentiel
à la production bio- politique, en tant qu'il instaure une
médiation parfaitement immanente au champ social permet
d'intégrer le langage lui-même dans la diffusion du pouvoir
social. Par là-même, ce pouvoir se rend invisible aux yeux des
subjectivités qu'il traverse et façonne et par conséquent
produit une justification immanente4.
Mais en ce cas, si ce pouvoir social se rend
parfaitement immanent et naturel, comment se fait-il que la forme
étatique soit elle-même reconduite dans le développement
de
la production bio-politique? C'est que la possibilité
même d'une administration du processus vital n'est possible qu'à
partir du moment où la régulation de la vie naturelle devient un
enjeu public. Or cela n'est possible qu'avec l'avènement de la
société autonome. Cette société, lieu
de reproduction des moyens d'existence, ne peut advenir qu'avec
la structuration particulière
de l'Etat-nation. Pour que cette sphère se donne pour une
évidence et par-là même comme lieu
de qualification de l'Homme, il a fallu que qu'elle se constitue
elle-même en public, ce qui n'a
pu advenir qu'historiquement.
Mais en ce cas, pourquoi se considère-t-elle comme
naturelle? Parce qu'elle engendre
un pouvoir non-politique, pouvoir social structurant et
conditionnant le rapport des individus
à la réalité sociale, et agit ainsi
sur un mode immanent, invisible aux yeux de ses acteurs.
L'évidence démocratique repose ici: dans le fait qu'une
structuration particulière du politique
un régime sans frontières temporelles, donc en
ce sens hors de l'histoire ou à la fin de celle-ci.
Troisièmement, le pouvoir de l'Empire fonctionne à tous les
niveaux de l'ordre social, en descendant jusqu'aux profondeurs du
monde social. Non seulement l'Empire gère un territoire et une
population, mais il crée aussi le monde réel qu'il habite. Non
content de réguler les interactions humaines, il cherche aussi
à réguler directement la nature humaine. L'objet de son
pouvoir est la vie social dans son intégralité, de sorte que
l'Empire représente en fait la forme paradigmatique du bio-pouvoir
".
3 Ibid., p. 48-49: " On doit comprendre la
société de contrôle comme la société qui se
développe à l'extrême fin
de la modernité et ouvre sur le postmoderne, et dans
laquelle les mécanismes de maîtrise sont toujours plus "
démocratiques ", toujours plus immanents au champ social,
diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens (...)
La société de contrôle pourrait ainsi
être caractérisé par une intensification et une
généralisation des appareils normalisants de la
disciplinarité qui animent de l'intérieur nos pratiques
communes et quotidiennes; mais au contraire de la discipline, ce
contrôle s'étend bien au-delà des sites structurés
des institutions sociales, par le biais
de réseaux souples, modulables et fluctuants ".
4 Ibid. p. 59: " C'est la raison pour
laquelle les industries de communication ont pris une position aussi centrale:
non seulement elles organisent la production à une nouvelle
échelle et imposent une nouvelle structure, appropriée
à l'espace mondial, mais elles en rendent aussi la justification
immanente. Le pouvoir organise en tant que producteur; organisateur, il parle
et s'exprime en tant qu'autorité. Le langage, en tant que communicateur,
produit des marchandises mais il crée de surcroît des
subjectivités qu'il met en relation et qu'il hiérarchise. Les
industries de communication intègrent l'imaginaire et le
symbolique dans la structure bio-politique, non seulement en les
mettant au service du pouvoir, mais en les intégrant
réellement et de fait dans son fonctionnement même (...) La
légitimation de la machine impériale est née des
industries de communication, c'est à dire de la transformation du
nouveau mode de production en une machine. C'est une forme de
légitimation qui ne repose sur rien d'extérieur à
elle-même et qui est reformulée sans cesse par
développement de son propre
langage d'autovalidation ".
108
libère un lieu où une qualification de l'existence
générique de l'homme est possible. Mais cette qualification est
elle-même déterminée par ses propres conditions de
possibilité: l'avènement
de la société civile. Or cette avènement
résulte d'une longue histoire dont nous avons tenté jusqu'ici
d'identifier quelques points singuliers, cette histoire est celle d'une
culture et non celle de l'Homme.
109
Conclusion
Notre interrogation de départ était double. A
partir de l'opinion professée par Francis Fukuyama à propos de la
fin de l'histoire et du triomphe de la démocratie libérale, nous
nous sommes demandés d'une part pourquoi la démocratie
libérale n'est pas un mode universel de gouvernement. Il s'agissait
là de dénier au modèle libéral son extension
universaliste à partir d'un retour sur l'histoire des idées. En
ce sens, il nous a suffi de présenter la configuration du gouvernement
des hommes dans l'Occident chrétien pour nous apercevoir que la
structure de
la démocratie libérale est issue de la
genèse de l'Etat-nation qui s'est édifié en
réaction au pouvoir temporel de l'Eglise catholique. L'importance
donnée à l'intériorité, l 'universalité
attachée à l'idée du genre humain, ces traits distinctifs
de nos régimes modernes sont nés dans l'orbe de la dogmatique
chrétienne ; de même que l'ontologie de l'immanence s'est
constituée
en réponse aux scolastiques qui faisaient de la
transcendance divine le principe de la domination monarchique. Il aura
donc suffi d'insister sur la relativité historique des concepts
concourant à la formation de l'idée libérale pour
qu'apparaisse de même la relativité attachée
au jugement selon lequel la démocratie libérale
constituerait le seul mode de gouvernement réalisant l'essence de
l'Homme.
Mais cette réfutation historique ne suffit pas. La
réfutation d'une opinion échappe elle- même difficilement
au caractère doxique. Nous nous sommes, par conséquent,
proposés, parallèlement à la réfutation
historique, de soulever une autre question : pourquoi la
démocratie libérale apparaît-elle comme un mode
universel de gouvernement. Notre questionnement nous portait donc
à l'examen des conditions de possibilité d'une telle
opinion. Comment l'idée d'un gouvernement réalisant l'essence de
l'Homme parvient-elle à
se légitimer ?
Nous nous sommes alors portés à l'étude,
non plus historique, mais structurelle de la démocratie libérale
et du discours qui la soutient, afin de comprendre comment une
telle opinion pouvait se donner pour évidente. Nous est alors apparu que
l'idée d'un gouvernement universel était basée sur
celle d'un mode générique de l'existence humaine. Pour
que l'homme apparaisse en tant que genre, il a fallu que le point
d'application du pouvoir se greffe sur le processus vital biologique, seul
à même de qualifier d'un point de vue universel l'homme en tant
qu'espèce. Or pour qu'un tel déplacement dans l'administration du
pouvoir soit rendu possible, il fut nécessaire que la sphère des
besoins vitaux et des reproductions des moyens d'existence devienne le
point central du dispositif politique. Jusque-là cantonnée
à l'extérieur du domaine politique, cette sphère
naturelle n'a pu devenir prégnante qu'en se rendant
autonome par rapport à tout exercice d'un pouvoir transcendant. Cette
autonomie n'a
pu se réaliser qu'en rapport à la
structure particulière de l'Etat-nation qui, d'une part s'est
constitué en rapport avec un nouvel art de gouverner prenant
pour fin l'administration des choses au lieu des hommes, et qui
d'autre part, a mené, dans son affrontement au pouvoir spirituel
de l'Eglise, à l'affirmation d'une sphère
privée de jugement à l'origine de l'autonomisation de
la société civile. C'est structurellement que se fait jour, dans
l'Occident
de l'après-révolution scientifique du XVIIe
siècle, la possibilité d'un gouvernement basé sur
l'idée d'Homme en tant que genre.
Mais pourquoi cette configuration particulière se
donne-t-elle pour une évidence ? L'autonomie de la
société s'est produite en réaction contre une
sphère de pouvoir public détenant le monopole des moyens
de coercition. L'idée libérale consiste à montrer
qu'une
110
multitude de déterminations concourent, en
même temps que le pouvoir politique, au gouvernement des hommes.
Parmi celles-ci, seul le pouvoir politique apparaissait comme un mode de
domination extérieur et étranger au corps social. Une fois
désamorcé le principe de l'aliénation politique, il s'est
néanmoins révélé qu'en fonctionnant sur un mode
immanent, la société civile produisait elle-même des
rapports de pouvoir non transcendant. Parmi ceux-ci,
la constitution d'un savoir de soi du corps social au
sein de l'espace public s'est révélée
traversée par un pouvoir social non-violent, invisible et impalpable
mais qui, sur le mode de pénétration des moeurs, s'est
révélé fonctionner comme un a priori par
l'intermédiaire duquel
les sujets démocratiques voient leur jugement
constitué dès l'abord par la pression de l'opinion
générale. Cette opinion générale, en tant qu'elle
s'exerce sur un mode immanent, est incapable de faire retour sur ses propres
conditions de possibilité. Les jugements sur la réalité
sociale qui traversent l'espace public ne peuvent se rendre visible leurs
propres conditions de possibilité : la structuration
particulière du fait démocratique. Aussi le jugement de
valeur porté sur le statut de la démocratie libérale se
donne lui-même pour une évidence, pris comme
il l'est dans la compréhension circulaire de la
réalité sociale.
Une dernière question doit dès lors nous
permettre de conclure cette étude. Cette interrogation porte sur le
statut de cette compréhension circulaire du fait démocratique.
Est- elle l'effet d'un vice inhérent à la réalité
démocratique et qu'il suffirait de briser pour que se fasse le jour
la possibilité d'une émancipation
véritable1? Ou bien est-elle constitutive du rapport
à soi qu'entretient chaque société particulière
à chaque époque de son histoire ?
En effet, nous l'avons vu, c'est historiquement
qu'advient la possibilité de se représenter un gouvernement
particulier comme universel2. Cette compréhension est
elle- même impliquée par les effets de ce développement
historique. Les catégories qui servent à l'interprétation
du fait social sont elles-mêmes impliquées dans
l'élaboration de cette configuration historique. C'est ce que
montre Cornelius Castoriadis dans son ouvrage sur L'institution
imaginaire de la société3. Dès lors le
jugement porté sur la réalité démocratique,
1 Dans son texte A propos de la question
juive, Marx montre que la liberté de l'homme mise en avant dans la
déclaration de ces droits n'est en fait que la liberté
individuelle du bourgeois propriétaire que protègent les droits
politiques. P. 369 : " Les émancipateurs politiques
réduisent la citoyenneté, la communauté politique,
à un simple moyen pour conserver ces prétendus droits de
l'homme, le citoyen est donc déclaré serviteur de l'homme
égoïste, la sphère où l'homme se comporte en
être communautaire est rabaissée à un rang inférieur
à la sphère où
il se comporte en être fragmentaire, et enfin ce
n'est pas l'homme comme citoyen, mais l'homme comme bourgeois qui est
pris pour l'homme proprement dit, pour l'homme vrai ". En ce sens, la
révolution politique bourgeoise ne fait que couper l'homme de
lui-même en faisant de l'être communautaire le garant de l'homme
égoïste se donnant pour naturel. P. 372, " l'homme en tant
que membre de la société civile, l'homme non politique,
apparaît nécessairement comme homme naturel ". L'on pourrait donc
penser que notre conclusion se ramène à celle de Marx sur
l'affirmation de la naturalité mise en jeu dans
l'élaboration de la société civile. Néanmoins,
Marx demeure cantonné au schème libéral en ce sens qu'il
pense l'émancipation véritable comme l'achèvement de cette
libération illusoire de l'homme bourgeois. En ce sens, le but de la
révolution prolétarienne
est de parachever la réappropriation du fondement
naturel de l'homme, fondement qui se donne à voir dans les rapports
sociaux en lequel l'homme se retrouve en tant que genre et non plus en tant
qu'individu séparé de ses semblables. P. 373 : " C'est seulement
lorsque l'homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même
le citoyen abstrait et qu'il sera devenu, lui, homme individuel, un être
générique dans sa vie empirique, dans son travail individuel,
dans ses rapports individuels; lorsque l'homme aura reconnu et organisé
ses forces propres comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la
force sociale sous l'aspect de la fore politique; c'est alors seulement que
l'émancipation humaine sera accomplie ".
2 R. Legros, L'idée
d'humanité, p. 229 : " L'idée selon laquelle l'essence
universelle de l'homme est naturelle est
un principe immédiatement compréhensible par
tout être humain, cette idée ne va nullement de soi, n'est pas
naturelle, ne s'impose comme évidente ou compréhensible à
partir de soi par tout homme existant que dans le cadre d'un comprendre qui
est historiquement advenu, qui est lié à une
époque, qui est indissociable d'un monde, qui est
génératrice d'une humanité ".
3 C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la
société, p. 19-20 : " Les catégories en fonction
desquelles nous pensons l'histoire sont, pour une part essentielle, des
produits réels du développement historique. Ces
catégories
111
qu'il soit le fait du libéralisme ou du marxisme, est
lui-même déterminé par la configuration
de cette réalité et interdit l'accès
à un savoir transparent de la société sur
elle-même1. En fait,
la connaissance intégrale de l'institution sociale
n'est jamais pleinement réalisée car cette institution
n'est pas en elle-même intégralement rationnelle.
L'idée même d'une rationalité capable de saisir son
inscription dans le réel est une institution au sens d'une forme de sens
instituée. En fait, chaque société, en tant que dynamique
instituante instaure ses institutions sur un mode non seulement
fonctionnel mais aussi imaginaire. Elle tisse un
réseau symbolique par lequel ses formes instituées peuvent
se légitimer sans que leur importance fonctionnelle ne soit remise
en question2. Chaque société instaure ainsi un rapport
à soi sur la base d'une élaboration symbolique du sens de ses
institutions. Cette institution repose avant tout sur la création
d'une temporalité spécifique par laquelle cette
société se donne figure3. Etant donné que la
temporalité est-elle même une condition nécessaire de
l'interprétation du fait social, cette interprétation n'est pas
en mesure d'apercevoir l'élaboration particulière de la
temporalité sociale qui rend possible ce jugement. Dès
l'abord, la perception de la réalité sociale se voit
élaborée par la dynamique instituante. C'est pourquoi
celle-ci demeure inaperçue et que la réalité sociale
donnée passe pour une évidence4. Ainsi " l'institution
de la société est institution d'un monde de significations - qui
est évidemment création comme tel
et création chaque fois spécifique
"5.
Par conséquent, en même temps qu'elle instaure une
configuration matérielle neuve de ses institutions fonctionnelles,
chaque société pose aussi les cadres
nécessaires à l'appréhension de cette configuration.
« Il nous faut articuler notre expérience sociale de la même
manière que nous devons articuler notre expérience perceptive
», nous dit Paul Ricoeur dans son ouvrage sur L'idéologie
et l'utopie6. Ainsi de la même façon que
la perception structurée nous ôte l'accès à un
réel brut, en nous mettant face à une réalité
organisée, mais ne
se saisit pas d'elle-même dans son acte perceptif, la
compréhension de la société dont nous
ne peuvent devenir clairement et efficacement des formes de
connaissance de l'histoire que lorsqu'elles ont été
incarnées ou réalisées dans des formes de vie sociale
effective. (...) L'objet de la connaissance historique étant
un objet par lui-même signifiant ou constitué par
des significations, le développement du monde historique est
ipso facto le déploiement d'un monde de
significations. Il ne peut donc y avoir de coupure entre
matériel et catégorie, entre fait et sens. Et ce monde de
significations étant celui dans lequel vit le sujet de la connaissance
historique, il est aussi celui en fonction duquel nécessairement il
saisit, pour commencer, l'ensemble du matériel historique ".
1 Ibid., p. 48 : " Lorsqu'on parle de
l'histoire, qui parle ? C'est quelqu'un d'une époque, d'une
société, d'une classe donnée - bref, c'est un
être historique. Or cela même, qui fonde la
possibilité d'une connaissance historique, interdit que cette
connaissance puisse jamais acquérir le statut d'un savoir
achevé et transparent - puisqu'elle est elle-même dans son
essence, un phénomène historique qui demande à
être saisi et interprété comme tel. Le discours sur
l'histoire est inclus dans l'histoire ".
2 Ibid. 197 : " L'institution est un
réseau symbolique, socialement sanctionné, où se combinent
en proportions et
en relations variables une composante fonctionnelle
et une composante imaginaire. L'aliénation, c'est
l'autonomisation et la dominance du moment imaginaire dans
l'institution, qui entraîne l'autonomisation de l'institution
relativement à la société. Cette autonomisation de
l'institution s'exprime et s'incarne dans la matérialité de
la vie sociale, mais suppose toujours aussi que la société vit
ses rapports avec ses institutions sur le mode de l'imaginaire autrement dit ne
reconnaît pas dans l'imaginaire des institutions son propre produit ".
3 Ibid. p. 305 : " Le
social-historique est position de figures et relation à ces
figures. Il comporte sa propre temporalité comme création;
comme création il est aussi temporalité, et comme cette
création, il est aussi cette temporalité, temporalité
social-historique comme telle, et temporalité spécifique qui est
chaque fois telle société dans son mode d'être temporel
qu'elle fait être en étant. "
4 M. Halbwachs, La mémoire
collective, p.90 : " De toute façon, dans la mesure où nous
cédons sans résistance à une suggestion du dehors,
nous croyons penser et sentir librement. C'est ainsi que la plupart
des influences sociales auxquelles nous obéissons le plus
fréquemment nous demeurent inaperçues ".
5 L'institution imaginaire de la
société, p. 347.
6 Paul Ricoeur, L'idéologie et
l'utopie, p. 30.
112
pouvons rendre compte se trouve elle-même investie
dans l'élaboration signifiante de cette société. Nous
nous mouvons dans un cercle herméneutique1.
Il y a donc en l'institution de chaque société
un fiat premier, insaisissable à partir des structures
instituées et qui ne renverrait à aucun autre principe que celui
de son affirmation. Les structures juridiques et sociales
conséquentes peuvent s'ordonner avec la plus grande
cohérence, le principe fondateur ne renvoie pas lui-même
à une fonction interne dans l'économie du système de
normes mais occupe une position transcendantale entendue comme
condition de possibilité des significations instituées.
C'est ce que montre Kelsen dans sa Théorie pure du
droit2. C'est le cas notamment de la démocratie
libérale qui " en assimilant
les lois naturelles à des règles de droit et en
prétendant, que l'ordre de la nature est un ordre social juste ou
contient un tel ordre, à l'instar de l'animisme primitif,
considère que la nature fait partie de la société
"3.
Mais cette illusion qui fait de la constitution de la
société une évidence est elle-même constitutive de
l'instauration d'une société. Il n'y a donc pas là
d'idéologie à démasquer. La réalité sociale
implique cette distance par rapport à la norme qui la fonde.
Le danger est néanmoins que lorsqu'une société
particulière ne s'apprécie plus seulement elle-même dans sa
compréhension circulaire mais juge, selon le même a
priori, de la constitution des autres formes sociales et
culturelles, elle ne prenne pas la mesure de la relativité que
devrait impliquer son jugement. L'Autre, qui finalement est le Même dans
l'épreuve qu'il fait de sa réalité sociale
constituée, risque de se présenter en position
d'altérité radicale coupant cours à tout dialogue
possible entre institutions sociales historiquement devenues. Ici se
pose le problème de la civilisation et de l'articulation des normes
ultimes de chaque communauté4. Ici notre recherche trouve ses
limites.
1 R. Legros, L'avènement de la
démocratie, p. 20 : " Le monde quotidien paraît naturel dans
la mesure où les hommes s'y meuvent au sein d'une intelligibilité
circulaire : perçoivent à partir d'une compréhension
préalable,
et comprennent à partir de ce qu'ils
perçoivent. Ce qui se comprend de soi, ce qui semble naturel,
c'est
précisément, faisait remarquer Heidegger, ce qui se
comprend dans le cercle de l'intelligibilité quotidienne ". Cf.
aussi Heidegger, Etre et Temps, §31-33.
2 H. Kelsen, La théorie pure du
droit, p. 38 : " La constitution à son tour peut avoir
été établie conformément aux règles
contenues dans une constitution antérieure, mais il y aura toujours une
première constitution au-delà de laquelle il n'est pas possible
de remonter. En d'autres termes, la validité de toute norme positive,
qu'elle soit morale ou juridique, dépend de l'hypothèse d'une
norme non positive se trouvant à la base de l'ordre normatif auquel la
norme positive appartient ".
3 Ibid. p. 87.
4 Samuel Huntigton, Le choc des
civilisations, p. 23 : " Dans ce monde nouveau, les conflits les plus
étendus, les plus importants et les plus dangereux n'auront pas
lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes
définis selon des critères économiques, mais entre peuples
appartenant à différentes entités culturelles ". L'on
pourrait, en effet, se demander si une telle conception ne tire pas
elle-même sa raison d'être dans l'appréhension qu'ont
d'elles-mêmes les démocraties occidentales,
compréhension qui reporte sur l'incommunicabilité
culturelle la nécessaire distinction en race qu'amenait avec lui le
bio-pouvoir dans les Etats européens du début du XXe
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