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De l'être politique au droit à la politique: un essai de compréhension du sens de la politique chez Hannah Arendt

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par Tshis Osibowa Godefroy TALABULU
Faculté de philosophie Saint Pierre Canisius - Bachelier en philosophie 2007
  

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    Le savoir est comme la flamme d'une bougie dont la lumière est limitée. Aucun esprit avisé ne peut prétendre en avoir le monopole. C'est dans la mesure où chacun accepte d'allumer sa bougie de connaissance que peut jaillir, la grande lumière qui éclaire, tel le soleil, les actions humaines, aussi bien individuelles que collectives en vue de l'accomplissement de l'humanité.

    (Tshis)

    A mes parents, vous qui me comprenez plus que tout ; vous, dont le seul bonheur est de me voir heureux...

    A tous ceux et à toutes celles qui croient à la capacité de l'homme de changer et de changer positivement le cours de l'histoire...

    0. INTRODUCTION

    0.1. Problématique

    La politique est au coeur des problèmes qui touchent la vie générale du monde contemporain. Organiser politiquement la souveraineté populaire, faire du peuple la véritable source du pouvoir, à la fois un acteur de la politique et un auteur de son histoire, devient une exigence qu'aucun de nos systèmes politiques modernes n'a pu véritablement réaliser dans la pratique concrète. Grâce au développement des techniques sophistiquées, la gestion de la cité contemporaine, caractérisée par de pires violences et la barbarie généralisée, échappe à la raison humaine. Avec l'hyperévolution technologique, on assiste à la médiatisation de l'opinion publique par des puissances ou instances poursuivant des buts de pouvoir - comme les partis politiques - ou d'argent - comme les médias, et qui se trouvent soumis à des pressions d'intérêts stratégiques. Ces pratiques visent à faire croire que l'on donne la parole au peuple. Or, le champ politique tend à se refermer toujours plus sur lui-même, le jeu politique étant de plus en plus une affaire de spécialistes, qui s'expriment en prétendant faire parler le peuple.

    Par ailleurs, on assiste à l'instauration d'un gouvernement économique mondial accompagnant les progrès de la mondialisation. Il s'agit d'un gouvernement de fait, non représentatif, qui vise en général à assurer une discipline mondiale des équilibres budgétaires, de la stabilité des prix et de la liberté des échanges commerciaux. Ce pouvoir échappe à tout mécanisme de légitimation politique passant par des procédures de contrôle démocratique, de sorte que ses principales instances (FMI, OMC, Banque mondiale, G8, O.C.D.E) sont le théâtre de rapports de force, qui font la part belle aux puissances politiques, financières et économiques dominantes. Les peuples du monde dans leur ensemble voient dans ces organisations un pouvoir qui les opprime ou qui, en tout cas, ne défend pas leurs intérêts.

    Ce regard panoramique, dans sa structure laconique, nous choque et provoque en nous une multitude d'interrogations, notamment celle portant sur la manière dont l'homme moderne comprend sa responsabilité vis-à-vis de l'espace public où il est appelé à se réaliser. Nous voyons dans les structures politiques du monde actuel un néototalitalisme qui ne peut pas ne pas nous amener à une réflexion à portée philosophique. Penser son temps, sa situation est l'oeuvre du philosophe. Il porte une seconde réflexion sur ce qui caractérise les préoccupations essentielles de l'homme, sur la portée et le pourquoi de ce qui touche directement ou indirectement l'homme. Cette activité est sans aucun doute éclairée par une riche tradition dans laquelle il s'inscrit et où il puise des outils nécessaires à la construction de sa pensée. Hannah Arendt nous paraît comme une des figures de proue parmi les penseurs contemporains qui ait pensée, de manière essentielle, son temps, sa société. « Tout ce que j'ai écrit est expérimental », nous dira-t-elle au début de La crise de la culture. Victime du nazisme et du totalitarisme, choquée par les camps de concentration, privée d'un `chez soi', H. Arendt oriente toute sa pensée sur la condition humaine dans la société, notamment le sens de la gestion de celle-ci, à savoir la politique.

    Ce travail se veut un essai de compréhension des éléments de la pensée politique de Hannah Arendt. Cet effort de compréhension nous permettra de réévaluer la politique contemporaine qui, comme le montre Arendt, n'échappe pas à la crise généralisée que connaît cette époque par rapport à la tradition et surtout par rapport à la quête de l'accomplissement de l'humanité. Pour ce faire, nous allons naviguer dans toute l'oeuvre politique de Hannah Arendt mais principalement dans La condition de l'homme moderne, La Crise de la culture, L'Essai sur la Révolution et Les origines du totalitarisme.

    0.2. Division du Travail

    Hormis l'introduction et la conclusion, ce travail est divisé en trois chapitres. Dans le premier chapitre, nous essayerons de retracer la ligne générale de la pensée arendtienne dans son contexte d'élaboration. Nous brosserons aussi succinctement la méthode utilisée par H. Arendt pour diriger sa pensée, laquelle méthode fait référence à la tradition dont la perte caractérise de plus en plus les sociétés modernes. Pour autant que la politique s'occupe des affaires humaines, l'homme se trouve au centre des soucis de notre auteur. C'est ainsi que le deuxième chapitre se voudra une mise en exergue de la conception arendtienne de l'homme qui, dépassant le conflit platonicien, insiste, à la suite d'Aristote, sur la définition de l'homme en tant que `animal politique'.

    De ce fait, après avoir clarifié le concept de politique ainsi que ces notions corollaires, le troisième chapitre s'appesantira sur le droit de l'être politique à la politique. Ce droit qui n'est pas nécessairement matérialisé par l'homme mais lui est pourtant inhérent ; car c'est par la politique, pensons-nous, que l'homme révèle son identité. Mais avec l'avènement de l'Etat où la responsabilité de l'homme par rapport aux affaires politiques se trouve hiérarchisée, H. Arendt évoquera la notion de la participation active comme le moment de l'accomplissement du citoyen. Avant d'entrer dans le corps même de notre travail, voyons un peu qui est Hannah Arendt.

    0.3. Esquisse biographique de Hannah Arendt1(*)

    Hannah Arendt est née le 14 octobre 1906 à Linden, près de Hanovre. Elle est fille unique de Paul et de Martha, un ingénieur et une mélomane, qui tous deux avaient été élevés dans des familles juives-russes. L'ingénieur était amateur d'auteurs classiques et la mélomane s'enthousiasmait pour le mouvement spartakiste de Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht, et Kautzky (1854-1938). Elle perdit son père à l'âge de sept ans et elle vécut, dès lors, dans les horreurs de la guerre, puisque Allemands et Russes se livraient bataille non loin de sa maison.

    H. Arendt., alla au lycée de Koenigsberg. Déjà à l'époque du lycée, elle avait lu Jaspers, Kant, Goethe et Kierkegaard. À l'automne 1924, elle commença des études de théologie à l'Université de Marbourg avec Rudolf Bultmann (1884-1976), le théologien protestant connu pour sa « démythologisation » du Nouveau Testament. C'est aux cours de Bultmann qu'elle rencontra Hans Jonas (1903-1993). H. Arendt fréquentait également, à la même université, les cours du jeune professeur, ancien élève de Husserl, qu'était Martin Heidegger (1889-1976) et dont les conférences étaient la matière même de ce qui allait être, en 1927, le grand oeuvre Sein und Zeit (L'Être et le temps). C'est en 1925 que commença entre Arendt et Heidegger une histoire d'amour qui dura jusqu'en 1926, année durant laquelle elle quitta Marburg pour Fribourg, où elle alla suivre, durant un semestre, les cours de Husserl (1859-1938) à la chaire duquel succéda Heidegger en 1928. À cette date, Hannah Arendt avait rejoint l'Université de Heidelberg où elle fut attirée dans l'orbite de Karl Jaspers (1883-1969). Elle reçut de Karl Jaspers un enseignement et une direction des études qui durèrent trois ans.

    Avec Jaspers, elle entretint des rapports d'amitié qui se poursuivirent au-delà des années d'université jusqu'à la mort de Jaspers, en 1969. C'est sous la direction de Jaspers qu'Arendt soutint sa thèse sur le concept d'amour chez saint Augustin, qu'elle publia en 1929. Dès 1929, elle devint consciente de son identité juive et subit de douloureux événements. Elle ira de déception en déception quand elle découvrira l'attitude politique de plusieurs de ses amis, y compris Heidegger. Aussi devint-elle une activiste. Elle milita dans des organisations sionistes, en particulier dans l'organisation sioniste allemande en 1933. Elle aidera le chef de cette organisation, Kurt Blumenfeld, à publier la condition des victimes du nazisme et entreprit des recherches sur la propagande anti-sémitique ; ce qui lui vaut d'être arrêtée en juillet 1933 par la Gestapo (Police secrète) ; elle en réchappe et quitte l'Allemagne pour se rendre en France.

    Durant son séjour à Paris, elle rencontre quelques philosophes en vogue, ainsi que Heinrich Blücher, un ancien adepte de la Ligue Spartacus de Rosa Luxembourg, philosophe non juif, ancien prolétaire de Berlin qui deviendra pour la politique le maître à penser d'Hannah Arendt. Mariés l'un et l'autre, ils divorcèrent pour se remarier ensemble, le 16 janvier 1940. Mais, six mois plus tard, ils furent séparés quand la Wehrmacht envahit la France : arrêtés par la police française comme apatrides, il furent internés avec d'autres Allemands dans la même situation qu'eux. Envoyée dans le sud de la France au camp de Gurs, d'où elle s'échappa, H. Arendt rejoignit son époux et, en mai 1941, le couple quitta la France pour les Etats-Unis.

    À New York, ses premiers écrits parurent dans des publications juives telles que Jewish Social Studies, Jewish Frontier et dans le journal Aufbau (Reconstruction). Elle travailla chez un éditeur Juif allemand, Schochen Books. En 1951, date à laquelle elle obtint la nationalité américaine, elle fit paraître son premier ouvrage qui la rendit célèbre aux Etats-Unis, Les Origines du totalitarisme. C'est le 4 décembre 1975 qu'elle meurt à New York, aux États-Unis.

    0.4. OEuvres

    Hannah Arendt a légué à la postérité une oeuvre colossale composée d'ouvrages, de récits, d'articles et de comptes rendus de colloques et de conférences. La liste ci-dessous, loin d'être exhaustive, présente quelques unes de ses oeuvres majeures :

    - Les origines du totalitarisme (1951) est le premier grand ouvrage de Hannah Arendt. Il eu un grand retentissement chez les sociologues et les spécialistes de sciences politiques. Les trois volumes qui le composent (L'antisémitisme, L'impérialisme, Origines du totalitarisme) développent la première analyse faite du totalitarisme en mettant en parallèle deux régimes politiques, celui de l'Allemagne nazie de 1938 à 1945 et celui de l'URSS de Staline de 1930 à 1953. Dans cette oeuvre passionnée, Hannah Arendt tente de savoir "ce qui s'est passé, pourquoi cela s'est passé et comment cela avait-il pu se passer". Elle y démontre le caractère inédit du phénomène totalitaire, révélation d'un mal absolu dont la cause tient dans l'existence de crimes non punissables autant qu'improbables.

    - La condition de l'homme moderne (1958) ("The Human condition"), second chef-d'oeuvre de Hannah Arendt, semble marquer un changement de registre : alors que le premier ouvrage avait consacré son auteur penseur politique de premier ordre, voici maintenant une oeuvre de la philosophie fondamentale, magistrale étude sur les divers modes de l'activité humaine et sur "l'aliénation" moderne.

    - Rapport sur la banalité du mal (1963) ("Eichmann à Jérusalem"), inspiré du récit du procès de Adolf Eichmann, explique comment des êtres normaux peuvent se transformer et pratiquer l'extermination. Hannah Arendt y expose en effet ses idées personnelles sur la responsabilité des bourreaux et des victimes, sur la responsabilité du comité juif. Elle déclare que le seul crime de Eichmann est de ne pas avoir pensé qu'il faisait du mal et que, dans un monde privé de repères, bien des hommes, comme lui, sont dans l'incapacité de distinguer le bien du mal.

    - L'essai sur la révolution (1967) est une étude comparée de la révolution française et américaine, où est notamment exhumée la tradition oubliée de la révolution aux Etats-Unis.

    - La crise de la culture (1972) (Betwen past and futur) regroupe divers essais sur des notions fondamentales de la politique. Dans les huit exercices de pensée politique dédiés à son maître Blücher, Hannah Arendt se demande "comment penser dans la brèche laissée par la disparition de la tradition entre le passé et le futur".

    - Du mensonge à la violence (1973) (Crises of Republic) analyse la situation politique et les questions d'actualité avec pour instrument le mensonge et la violence.

    Hannah Arendt ne terminera jamais son dernier livre La vie de l'esprit (The life of the mind), dont le titre traduit bien les orientations nouvelles de sa pensée vers une analyse plus métaphysique.

    CHAPITRE PREMIER : APPROCHE CONTEXTUELLE DE LA PENSEE POLITIQUE ARENDTIENNE

    Après avoir esquissé les lignes biographiques de notre auteur, nous allons montrer, dans ce chapitre, l'origine de sa pensée, ses références ainsi que sa méthode. Ce chapitre nous amènera à conclure, pensons-nous, que Hannah Arendt est réellement une philosophe (au delà de toute polémique sur ce sujet) qui pense son temps et s'inscrit dans la tradition philosophique.

    I.1. Penser son temps : Du phénomène totalitaire

    Le philosophe, au sens large, est celui qui se questionne et questionne. Platon l'appellera an anthropo ha opope, « celui qui voit et qui questionne ». C'est dans la mesure où l'homme est attentif à tout ce qui se passe en lui et autour de lui qu'il exerce son humanité. Cette attention se manifeste sous formes de questions qui touchent au sens, à l'essence et au pourquoi des choses et de tout ce qui comporte une influence sur l'homme. Et ces questions deviennent alors le point de départ d'une réflexion seconde éclairant différentes prises de positions et décisions des hommes face à tel ou tel autre problème.

    Hannah Arendt, comme nous l'avons souligné au niveau de sa biographie, a orienté toute sa pensée politique sur les expériences vécues. Sa pensée ne jaillit pas du néant. Elle est liée à une situation socio-politique angoissante dont elle restera d'ailleurs toujours tributaire. Ainsi, il est impérieux, pour mieux saisir cette pensée, de remonter en amont, c'est-à-dire qu'il nous faut connaître et comprendre le contexte dans lequel elle a été élaborée.

    L'époque moderne, nous le savons, était marquée par la montée des grandes crises : l'antisémitisme, les guerres mondiales, la ségrégation raciale, prononcée notamment en Europe et aux Etats-Unis, l'émergence de l'impérialisme et du sentiment extrémiste de nationalisme (chaque peuple se regroupant et se reconnaissant par l'appartenance à une nation et possédant un territoire précis), les révolutions, la crise d'autorité et de la tradition, etc. Le peuple Juif fut victime de cette situation qui consistait précisément pour lui à se retrouver sans «territoire précis» et donc sans nation. Il va se voir être reparti, éparpillé dans différents états dont il n'est qu'un réfugié et il subira le mépris de la part de ceux vers qui il se réfugiait. De ce fait, les Juifs seront comme mis au dehors du monde commun puisqu'ils ne répondaient pas aux « critères d'humanité de l'époque », étant sans nation et dépourvus de territoire et de frontières. «Assistant ainsi à l'effondrement de l'Europe, Arendt n'oubliera jamais qu'elle a dû fuir l'Allemagne en tant que juive, en tant que singularité exposée au mal de l'antisémitisme, vouée à l'assassinat; et jamais elle ne parjurera cette part décisive d'elle-même. »2(*) C'est au milieu de ces péripéties que notre auteur va devoir poser ses premiers pas dans l'exercice de sa raison pour faire passer le système totalitarisme devant la barre de celle-ci. Il s'agissait pour elle de réfléchir sur sa portée, sa valeur et ses conséquences par rapport à l'humanité de l'homme.

    Ainsi, la pensée politique de H. Arendt a-t-elle comme point de départ l'expérience du totalitarisme ainsi que son parachèvement dans le système concentrationnaire. Elle est confrontée avec le `mal radical' du nazisme et du stalinisme. « Bien qu'incrédule en 1943, lorsque lui sont parvenus les premiers échos de la `solution finale' (...) elle propose en 1951, presque sans recul, une première analyse du totalitarisme où elle reconnaît une forme de politique moderne qui ne ressemble en rien aux gouvernements à poigne traditionnel »3(*)

    En effet, le totalitarisme désigne un système politique dans lequel l' Etat et la société sont considérés comme un tout indissociable. Le concept d'Etat totalitaire a été forgé par le théoricien du fascisme italien, Giovanni Gentile, le scribe et écrivain de Mussolini. « Dans le système totalitaire, l'Etat totalitaire prend le contrôle de la société tout entière et de tous ses secteurs, jusqu'à faire disparaître celle-ci, englobée dans l'Etat, devenu total ».4(*)Le gouvernement a donc toute légitimité pour faire tout ce qui concerne les relations sociales, c'est-à-dire en pratique contrôler la vie des individus, ne leur laissant aucune liberté individuelle et surtout aucune liberté d'expression, ni par conséquent de pensée.

    Les régimes totalitaires apparaissent, en outre, muni d'un « parti unique » qui contrôle l'Etat, qui contrôlerait lui-même la société et plus généralement tous les individus. Le totalitarisme tel qu'il est ainsi décrit par H. Arendt n'est pas tant un régime politique qu'une dynamique autodestructive reposant sur une dissolution des structures sociales et une terreur permanente.

    Le totalitarisme diffère par essence des autres formes d'oppression politique que nous connaissons, tels le despotisme, la tyrannie et la dictature. Partout où celui-ci s'est hissé au pouvoir, il a engendré des institutions politiques entièrement nouvelles, il a détruit toutes les traditions sociales, juridiques et politiques du pays. Peu importent la tradition spécifiquement nationale ou la source spirituelle particulière de son idéologie : le régime totalitaire transforme toujours les classes en masses, substitue au système des partis, non pas des dictatures à parti unique, mais un mouvement de masse, déplace le centre du pouvoir de l'armée à la police, et met en oeuvre une politique étrangère visant ouvertement à la domination du monde. Les régimes totalitaires actuels sont nés des systèmes à parti unique ; chaque fois que ces derniers sont devenus vraiment totalitaires, ils se sont mis à agir selon un système de valeurs si radicalement différent de tous les autres qu'aucune de nos catégories utilitaires, que ce soient celle de la tradition, de la justice, de la morale, ou de celles du bon sens, ne nous est plus d'aucun secours pour nous accorder à leur ligne d'action, pour la juger ou pour la prédire (...)5(*)

    Par ailleurs, l'identité sociale des individus laisse place au sentiment d'appartenance à une masse informe, sans valeur aux yeux du pouvoir, ni même à ses propres yeux. La dévotion au chef et à la nation devient le seul moyen d'exister, d'une existence qui déborde au-delà de la forme individuelle pour un résultat allant, comme qui dirait, du fanatisme psychotique à la neurasthénie. Les propos de Christian Godin, décrivant en d'autres mots le totalitarisme sont révélateurs :

    À la différence de nombre de penseurs et spécialistes, je pense effectivement que le concept de totalitarisme est pertinent pour rendre compte d'une dimension centrale de notre modernité. Le passé historique nous donne de nombreux cas de régimes oppressifs et violents et nous disposons en français de plusieurs mots pour les désigner: tyrannie, dictature, despotisme, absolutisme. Le totalitarisme est encore autre chose. Avec lui, l'achèvement prend véritablement un sens mortel. Le totalitarisme achève l'histoire au sens où il la tue. C'est pourquoi les rapports du totalitarisme au politique sont contradictoires: je ne suis pas certain que le totalitarisme, comme il est dit souvent, corresponde au triomphe du "politique" sous prétexte qu'avec lui tout serait politisé (la naissance et la mort, la sexualité, les loisirs, etc.). Il ne faut pas confondre le politique avec l'idéologique.6(*)

    Voilà, le contexte dans lequel la pensée de H. Arendt vit le jour. C'est la pensée d'une victime de la haine nazie contre ceux qui sont différents, ceux qui ne font pas partie du terroir, de l'histoire allemande, de la culture, notamment les juifs. D'où le projet d'extermination de ce qui crée la différence au profit de l'uniformité, c'est-à-dire bâtir une Allemagne des aryens. Comment penser un tel projet ? Quelles en sont les origines ? Pourquoi supprimer en masse des vies dont on n'est pas l'auteur ? Quelle est la part de responsabilité de l'homme dans la question du mal ou de sa banalisation ?

    I.2. Au centre de la pensée arendtienne : Qu'est-ce que l'homme ?

    ... Si la politique est devenue le domaine privilégié à propos duquel s'est exercé le questionnement d'Hannah Arendt, c'est dans la mesure où dans ce domaine était posée de manière privilégiée la question `transpolitique' de la condition et de la liberté humaines. La préoccupation arendtienne pour le politique est tout à la fois et indissociablement souci pour ce qui transcende le politique, et dont la formulation la plus simple est la question : qu'est-ce que l'homme ?7(*)

    H. Arendt réfléchit sur l'originalité radicale de son époque, victime de l'antisémitisme, de l'impérialisme et du totalitarisme. Pour elle, notre siècle a totalement transformé le statut de l'homme ; celui-ci est désormais un membre d'un ensemble qui le dépasse et dont il ne peut s'échapper. Il vit dans un monde ou la technique prend de plus en plus d'importance et où tout se calcule en fonction de l'utilité. Tout peut être considéré comme un moyen permettant d'atteindre une fin. Pour autant que la politique concerne la gestion des affaires humaines, l'homme se trouve au centre de la réflexion de Arendt. Elle réfléchit sur la condition humaine et défend, de façon inexorable, le respect de la liberté ainsi que les conditions sous lesquelles celle-ci peut s'épanouir. Car la liberté est une valeur inaliénable.

    En effet, H. Arendt ne s'est pas contenté de diagnostiquer le mal en analysant les systèmes totalitaires. Dans ses travaux ultérieurs, et particulièrement dans La Condition de l'homme moderne, elle s'est interrogée sur les moyens par lesquels la société pourrait durablement se préserver contre la tentation totalitaire. Elle essaie d'y repenser les conditions réelles de possibilité de l'existence humaine, « de reconsidérer la condition humaine du point de vue avantageux de nos expériences les plus neuves et de nos craintes les plus récentes », bref, « de penser ce que nous faisons »8(*). Dans la préface à La Condition de l'homme moderne, Paul Ricoeur fait remarquer que « le lien de filiation entre Les Origines du totalitarisme et La Condition de l'homme moderne échappe tout à fait si l'on néglige le caractère propre de la pensée politique qui s'y exprime, son tour essentiellement problématique, et la requête que celle-ci pose d'une solution radicalement autre à apporter aux criminelles présuppositions du système totalitaire.»9(*)

    Notre auteur a vu dans le totalitarisme jusqu'où peut arriver le génie de l'homme : comment celui-ci est capable aussi bien de s'auto-construire que de s'auto-détruire. Il est en même temps le centre de son développement et de sa destruction. D'où, elle tentera de poser la question de savoir qui est cet homme ? Où vit-il ? Quel est le sens de son existence ? A travers La condition de l'homme moderne, Arendt s'efforce d'associer deux conceptions antagonistes de l'homme accompli. C'est une nouvelle anthropologie politique qu'elle s'efforce de fonder et que nous développerons dans le deuxième chapitre de notre travail.

    I.3. Penser le nouveau à partir de l'ancien

    S'opposant à toute aliénation humaine dont le régime despotique et totalitaire de sa société était accompagné, H. Arendt pense fonder une nouvelle anthropologie politique. Elle fait part d'un constat découlant du trait majeur de la société moderne en général et du totalitarisme en particulier : « La terrifiante originalité du totalitarisme ne tient pas à ce qu'une nouvelle `idée' soit venue au monde, elle tient à des actes en rupture avec toute notre tradition qui ont littéralement pulvérisé nos catégories politiques et nos critères de jugement moral »10(*).

    En effet, l'antisémitisme, l'impérialisme et le totalitarisme ont ceci en commun qu'ils brisent avec toute tradition, et les parallèles historiques qui bloqueraient l'accès à leur spécificité doivent donc être bannis. Et cela est aussi le propre de l'époque moderne en général, remarque H. Arendt. Dès lors, elle fait, tout au long de son oeuvre, le constat de la rupture avec la tradition. Elle cite même René Char : « notre héritage n'est précédé d'aucun testament ». Nous, les modernes, vivons dans un monde qui a rompu tout lien avec le passé lointain ou même proche. Le pathos du changement et le `bougisme' contemporain sont autant de signes qui témoignent de notre incapacité à nous inscrire à une temporalité longue et durable.

    De ce qui précède, porter un regard réévaluatif de la politique prend la forme d'un retour aux Grecs et aux Romains, aux fondements de la Polis. Ainsi, les constantes références à l'Antiquité athénienne qui caractérise la pensée arendtienne ne témoignent pas tant de sa nostalgie envers un idéal révolu que de l'effort de retrouver le sens d'une pensée politique qui conserverait toute sa pertinence pour le monde contemporain. Les concepts grecs, bien qu'ils se soient considérablement modifiés, et que leur rôle ait beaucoup évolué au cours de l'histoire, demeurent, aujourd'hui plus que jamais, les fondements d'une authentique pensée politique, pense Arendt. Si notre époque n'a pas grand-chose à voir avec les concepts politiques qui ont marqué le siècle de Périclès, la rupture historique du XXème siècle représente une chance. Rendus en effet à nous-mêmes, nous sommes à nouveau libres de jeter un regard dénué de préjugés sur toute la tradition. Il y va donc de ce qui vient d'être dit que les références de Hannah Arendt au monde grec seraient ainsi des invitations à lire entre les lignes de la tradition philosophique, pour y découvrir les fils d'une autre tradition de pensée. Autrement dit, H. Arendt nous invite à penser le nouveau à partir de l'ancien et non ex nihilo.

    CHAPITRE DEUXIEME : L'ETRE POLITIQUE

    Nous examinerons, dans ce propos, la thèse de H. Arendt sur la définition de l'homme par rapport à la politique : C'est dans la mesure où l'homme prend conscience de ce qu'il est qu'il peut s'assumer et penser son accomplissement. Pour ce faire, nous ferons appel à la pensée antique et son impact dans le monde contemporain. Nous resterons fidèle à H. Arendt elle-même qui, dans sa démarche, commence par affronter, pour ainsi dire, Aristote et Platon à travers leur conception de l'homme (et par ricochet du citoyen) pour enfin montrer la nécessite, pour penser véritablement la politique, de les associer. Ici, nous partirons de La condition de l'homme moderne pour finir dans La vie en esprit.

    II.1. Du bios théôretikos au bios politikos : Platon et Aristote

    a. le Bios théôrètikos

    Platon, dont la pensée peut être considérée comme fondement de la tradition métaphysique, marque une claire distinction entre deux formes de vie : la vie active et la vie contemplative. Ces deux formes sont hiérarchisées de telle sorte que la seconde soit supérieure à la première. Pour Platon, non seulement l'action est inférieure à la contemplation, mais sa dignité spécifique s'épuise dans l'aide qu'elle procure aux fins contemplatives. Elle n'est donc qu'un moyen au service de la contemplation. Il s'agit là de l'antagonisme entre la pensée et l'action, la vérité et l'opinion, les idées et les apparences, la philosophie et la politique, entendue comme ce qui s'occupe de la polis, des affaires humaines.

    Et depuis Platon, la philosophie et la politique n'ont cessé de s'éloigner, nourrissant même l'une à l'encontre de l'autre une hostilité croissante. La philosophie était considérée comme la science des vérités éternelles par laquelle l'homme s'accomplit, tandis que la politique, reléguée au rang de l'opinion, n'était qu'un moyen pour assujettir l'homme aux fins basses et vaines. De plus en plus, la tradition, à la suite de Platon, s'était concentrée sur l'homme et non plus sur les hommes, c'est-à-dire, privilégiant le bios théôretikos par rapport au bios politikos et interprétant le lien entre gouvernants et gouvernés à partir de purs rapports de domination à la violence.

    En effet, pour la pensée platonicienne, il faut privilégier l'homme dont la seule contemplation conduit à la vérité. Le bios théôretikos ou la vie contemplative est donc source de vérité. Il faut s'éloigner de la polis, entrer dans la solitude de soi pour s'élever enfin dans la contemplation. Il est de l'essence de l'homme de tendre, dans la solitude et la retraite, vers la contemplation. Cela suppose qu'on assujettit le monde au seul souci de l'élévation vers les idées. De ce fait, Platon ressent un grand ennui face à la pluralité qui porte atteinte à la solitude, et qui rendrait compte du privilège accordé à la vérité (aletheia) sur l'opinion (doxa) qui nous rend dépendants les uns des autres.

    Par ailleurs, nous dit H. Arendt, cette dénonciation platonicienne de la « doxa » s'expliquerait en outre par le fait que Socrate s'est révélé incapable de persuader ses juges de son innocence et de ses mérites.

    Le discrédit de l'opinion englobe ainsi la persuasion (peithein), forme spécifiquement politique de la parole, la faute de Socrate ayant consisté en ce qu'il a continué à s'adresser à ses juges dans la forme de la dialectique, c'est-à-dire du dialogue entre deux personnes, sa vérité devenant une opinion parmi d'autres, alors que pour persuader une multitude, c'est-à-dire régner sur ses opinions, il faut lui faire violence.11(*)

    Il convient donc de circonscrire l'exaltation platonicienne de bios théôretikos, nous dit H. Arendt, dans le contexte d'une affaire politique, le procès et la condamnation de Socrate. Dès lors, l'ambition arendtienne est donc de s'interroger sur le domaine politique, négligé par Platon et sa suite, mais qui semble être inhérent à l'homme.

    b. le bios politikos

    H. Arendt ne partage pas l'unilatéralité platonicienne qui dédaigne la portée essentielle de la dimension politique de l'homme au profit de celle contemplative. Elle se trouve amenée à opérer à la fois une déconstruction et une destruction de bien des structures charriées par l'héritage de la métaphysique depuis Platon. Elle s'appuie ainsi sur les textes préplatoniciens qui témoignent de la manière dont les Grecs évaluaient la vie active avant qu'il ne fût question d'une primauté du bios théôrètikos. Parmi ces textes, elle fait allusion à Homère, Hérodote, Thucydide, etc. Par ailleurs, elle trouve aussi un appui important dans les textes aristotéliciens, pour autant que ceux-ci réagissent aux excès et aux réductions qui accompagnent, chez Platon, la célébration de l'excellence du bios théôrètikos. Cette référence textuelle, comme il en est de la méthode arendtienne, n'a rien d'exclusif car l'attention qu'elle porte aux Anciens s'accompagne toujours d'une vigilance dans l'interrogation de notre époque. Ainsi, elle commence par déconstruire la métaphysique platonicienne, en faisant mémoire des Anciens, avant de finir par un regard posé sur la société contemporaine.

    Cela étant, pour définir l'homme, H. Arendt recourt aux Grecs. Elle fait explicitement appel à la Politique et l'Ethique à Nicomaque d'Aristote au début de laquelle celui-ci reconnaît que sa recherche est « en un sens l'étude de la politique ». Or, pour Aristote, ce qui fait la spécificité de l'homme consiste dans le bios politikos.

    Il est donc évident que la cité est du nombre des choses qui sont dans la nature, que l'homme est naturellement un animal politique, destiné à vivre en société et que celui qui, par sa nature et non par l'effet de quelque circonstance, ne fait partie d'aucune cité, est une créature dégradée ou supérieure à l'homme. Il mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d'être sans famille, sans lois, sans foyers ; car celui qui a une telle nature est avide de combats et, comme les oiseaux de proie, incapable de se soumettre à aucun joug. On voit d'une manière évidente pourquoi l'homme est un animal sociable à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. La nature, comme nous disons, ne fait rien en vain. Seul, entre les animaux, l'homme a l'usage de la parole; la voix est le signe de la douleur et du plaisir et c'est pour cela qu'elle a été donnée aussi aux autres animaux. Leur organisation va jusqu'à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste.12(*)

    L'homme est un animal politique, pense Aristote. Il est fait pour vivre en société et dans une société politique. Seul un Dieu où une bête peuvent vivre seul (et l'homme n'est ni l'un ni l'autre). Encore que certains animaux vivent-ils en société (les abeilles) ou en troupeaux (les moutons) mais aucun n'est animal politique. La nature ne fait rien en vain. Or elle nous a donné le langage, preuve de notre destination à une société de type politique c'est-à-dire où on discute de l'utile et du nuisible, du juste et de l'injuste. La société des hommes n'est pas celle des abeilles. La reine des abeilles ne règne pas. Dans la ruche, il n'y a pas de révolution ni même de lois. Chacun a sa tâche prescrit par l'instinct et ne peut en discuter. La société des hommes, elle, suppose des lois et donc la discussion politique, l'établissement des lois.

    Dire que l'homme est un animal politique c'est dire aussi que la politique a une valeur absolue. L'homme est voué à la politique, non au sens où il y est contraint par la force des choses, mais au sens où telle est sa vocation, sa complète réalisation. Par ailleurs, il est aussi et surtout un animal politique dans la mesure où il ne se contente pas d'obéir à un quelconque instinct social, mais doit établir lui-même, grâce à la parole, les lois qui vont organiser la vie de sa cité de la manière la plus juste possible. C'est d'ailleurs pourquoi les sociétés humaines méritent le nom de cité, dans la mesure où bien que naturelles, elles sont aussi le produit de la pensée qui cherche à établir des institutions justes.

    Cependant, Aristote fait la différence entre le politique et le social. Quand il dit que l'homme est un zôon politikon, cela revient à dire qu'il est aussi bien social que politique. Le premier adjectif montre que l'homme peut vivre sans organisation politique, mais sa vie est alors d'une qualité inférieure. Ainsi, Aristote, tout en soulignant le caractère non universel de la politique, c'est-à-dire tout en soutenant que les hommes peuvent vivre en dehors du lien politique, affirme le caractère naturel de la politique: la vie politique est inscrite dans l'essence humaine, qu'elle accomplit, réalise complètement; mais le passage de l'homme animal social à l'homme animal politique suppose que certaines conditions soient remplies. Autrement dit, la communauté politique est sans doute la meilleure des communautés: c'est elle qui assure la civilisation.

    Il ressort de la définition de l'être humain par Aristote que le bios politikos est celui qui fait la spécificité de l'homme au milieu de tant d'autres animaux, sociaux et grégaires. Le bios politikos a deux dimensions : la praxis, c'est-à-dire l'action et la lexis, pour dire la parole. Ces deux dimensions s'opposent à la force et à la violence. Pour Aristote, l'homme est un Zoon logon ekhon, c'est-à-dire un être vivant capable du langage. Ceci revient à dire, remarque-t-il en jetant un regard social sur sa société, que les esclaves et les barbares par exemple sont exclus de ce monde de la conversation parce qu'incapables de toute parole libre. Ils sont donc aneu logou, muets, parce que absents de la polis. Cette dernière étant le lieu qui garantissait la liberté de parole et l'égalité entre citoyens.

    Le domaine privé chez les Grecs représentait en effet une privation de vie authentique : être privé de la réalité qui provient de ce que l'on est vu et entendu par autrui, être privé d'une relation `objective' avec des autres, qui provient de ce qu'on est relié aux autres et séparé d'eux par l'intermédiaire d'un monde d'objets commun, être privé de la possibilité d'accomplir quelque chose de plus permanent que la vie.13(*)

    Tout porte à croire que chez les Grecs, l'homme privé n'apparaissait pas, voire n'existait pas dans la mesure où la présence des autres lui fait défaut. « Si le domaine privé était celui de l'inauthenticité de vie, le public désignait tout ce qui peut être vu et entendu de tous »14(*). C'est le monde qui nous est commun, comme dit Arendt, « lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d'homme et aux relations entre les habitants ».15(*) C'était donc tout ce qui ne devrait être confondu avec la terre ou la nature. L'homme n'est donc défini qu'à partir de ce monde, la polis.

    II.2. Révision de la tradition

    Ce rappel de la description grecque de la polis, ce recours aux concepts grecs a pour fin de démontrer que contrairement à un préjugé ancré, « la politique n'est nullement nécessaire, ni au sens de besoins impérieux de la nature humaine tels que la faim ou l'amour, ni au sens d'une institution indispensable pour le vivre-ensemble des hommes : elle commence précisément là ou le domaine des nécessités matérielles et celui de la force physique cessent. »16(*)

    De ce qui précède, nous pouvons dire que la politique apparaît comme la volonté suprême des hommes, ayant la condition mortelle mais pensant ce qui est éternel, de pouvoir s'immortaliser. Ainsi, H. Arendt fait délibérément appel à Aristote : « considérant les affaires humaines, on ne doit (...) considérer l'homme tel qu'il est, ni considérer ce qui est mortel dans les choses mortelles, mais les envisager (seulement) dans la mesure où elles sont la possibilité d'immortaliser. »17(*)

    Dès lors, Arendt entreprend sa quête de ce qui immortalise l'homme, à travers les notions du travail, oeuvre et action, trois dimensions ou domaines d'activité humaine.

    II.2.1. Vie et mondanité, conditions essentielles de l'existence humaine.

    D'après H. Arendt, la condition générale de l'existence humaine, sa double limite infranchissable, est de se dérouler toujours entre la naissance et la mort. Elle est une vie, toujours située sur la terre. D'emblée cette condition générale tranche sur le caractère cyclique du vivant lorsqu'on le considère au niveau de l'espèce. Naissance et mort introduisent une orientation, un début et une fin individualisées, une existence précisément. Nous sommes dans le registre de la vie humaine et non animale. Mais une telle généralité doit se spécifier encore en trois autres conditions, toujours données ensemble dans la mesure où les trois ont, chacune à sa manière, partie liée avec la natalité et la mortalité. Si la vie en tant qu'elle est humaine tranche sur la vie comme vie de l'espèce, il n'y a pas d'existence sans vie au sens biologique du terme. La vie elle-même qui nous impose un système d'échanges avec la nature terrestre, est la première condition de l'existence humaine. Mais les humains ne font pas que vivre sur terre, ils l'habitent aussi. Alors, pour que la terre soit habitable, il faut l'interposition d'un monde de choses artificielles et durables entre la nature et les hommes. La mondanité est donc la seconde condition de l'existence humaine. La troisième condition est la pluralité, c'est-à-dire le fait que ce n'est pas l'homme mais les hommes qui vivent sur terre et habitent le monde.

    D'un côté, la vie appelle le travail, de l'autre le monde des choses artificielles est fabriqué par les hommes, et entretenu par le travail alors que le monde humain n'est directement présent que si les hommes agissent. Ainsi se dessinent les trois activités qui correspondent aux trois conditions de l'existence humaine : le travail, l'oeuvre et l'action qui visent chacune une préoccupation différente. Le travail se préoccupe de la survie de l'individu et de l'espèce, l'oeuvre, de la fabrication d'un monde, l'action de l'actualisation de la pluralité humaine. Ce qui peut se dire dans l'autre sens : la condition du travail est la vie, la condition de l'oeuvre est la mondanité, la condition de l'action est la pluralité.

    II.2.2. Le travail

    Le mot travail, comme le montre Hannah Arendt, a trait à une expérience corporelle pénible (poinein en grec, labor-laborare en latin, arbeiten en Allemand). Il renvoie à une activité liée au processus biologique du corps. C'est cette activité que vise Aristote lors qu'il parle des travailleurs qui  pourvoient avec leurs corps aux nécessités de la vie.

    En effet, la vie est le règne de la nécessité parce que la reproduction de l'espèce, à travers les vivants, et la survivance individuelle de ceux-ci sont soumises à la répétition du même, à ce que Nietzsche a appelé l'éternel retour. Tant qu'un singulier se maintient en vie, ce maintien même est un cycle dont les phases se répètent : manques, peines prises à les combler, rassasiement, repos, nouveaux manques.

    Ce caractère cyclique de la vie marque l'activité laborieuse qu'elle conditionne à savoir la peine que prend le corps, en se débattant avec la nature, à lui arracher de quoi subsister, c'est-à-dire des produits essentiellement éphémères consommés aussitôt qu'apparus. Sylvie Courtine ajoute que « la condition et la valeur suprême du travail sont la vie. Il permet d'assurer non seulement la vie mais la survie de l'individu et de l'espèce. Son trait constitutif est l'absence de durée dans la mesure où la vie exige un incessant renouvellement. Sa nature périssable s'atteste du fait qu'il ne laisse aucune trace derrière lui, son produit faisant l'objet d'une consommation immédiate »18(*) et Arendt de conclure : « c'est la marque de tout travail de ne rien laisser derrière soi ».19(*)

    Par le simple fait que le travail vise exclusivement à la satisfaction des besoins primitifs de l'individu, Hannah Arendt ne lui reconnaît pas le statut politique. L'animal laborans est a-politique dans la mesure où

    le travail est toujours solitaire, tout individu y étant membre de l'espèce, et par suite interchangeable, anonyme et renvoyé à la solitude du souci du corps, de la vie, la satisfaction des besoins étant incommunicable. Il ressortit du cadre de la nécessité, nécessité de maintenir en vie l'espèce et ses membres, est privé de monde, et par suite ne connaît ni naissance ni mort au sens où nous l'entendons, sens qui présuppose un monde stable où apparaître et disparaître. n'est uni au monde ni aux autres hommes - même dans le cadre du travail collectif qui suppose l'abandon de toute individualité et identité - seul avec son corps face à la brutale nécessité de rester en vie.20(*)

    II.2.3 L'oeuvre

    A la différence du labeur, qui ne laisse derrière lui aucun produit durable, l'oeuvre (ergazesthai en grec, facere-fabricare en latin, werken en Allemand) marque sa distance par rapport à la nature. OEuvrer consiste à produire, au double sens de faire et de manifester, par delà le cercle de l'éternel retour du même, une stable région des choses durables. Alors que le labeur s'inscrit dans le cycle de la nature, l'oeuvre interrompt, viole, subjugue ou détruit le processus naturel. Ce qu'elle produit n'est pas destiné à être consommé, donc à disparaître. Il s'adresse à un usage qui l'use sans doute mais qui ne le détruit pas d'entrée de jeu.

    H. Arendt note aussi que l'homo faber ne crée pas ex nihilo (cela est le propre de Dieu). Il lui faut une substance, un matériau de départ : le bois est extrait de l'arbre qu'il a fallu abattre, preuve que l'homme se comporte en maître de la nature. En arrachant à la nature des matériaux qui lui permettent de façonner des choses qui n'ont pas d'équivalent naturel, l'oeuvre établit donc un environnement artificiel qui protège les humains de la nature, leur assure un séjour durable entre vie et mort.

    II.2.4. L'action

    Nous venons de voir que le privilège de l'oeuvre par rapport au travail consiste en ce qu'elle humanise le monde. Elle permet, aux dire de H. Arendt, d'édifier un monde durable et humanisé. Car le monde, d'après notre auteur, est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d'homme ainsi qu'aux relations qui existent entre ses habitants. Toutefois, le monde, tel que mis en place par l'homo faber ne devient « pour les mortels une patrie (...) que dans la mesure où il transcende à la fois le pur fonctionnalisme des choses produites pour la consommation et la pure utilité des objets produits par l'usage. »21(*) C'est cela le propre de l'action.

    L'action est l'activité la plus noble de la vita activa, car elle est, selon Arendt, la seule activité qui met directement en rapport les hommes les uns avec les autres. Catégorie centrale de la pensée politique, elle est le sommet de la nouvelle hiérarchie, parce qu'elle concerne directement  l'existence politique. Elle n'est pas « ce qui relie un vivant à la vie, comme le labeur, elle n'est pas ce qui rapporte des aptitudes générales à des artefacts, comme la poiesis, elle est ce qui relie un individu à d'autres individus tous semblables et tous différents, ce qui fait apparaître l'individu face à d'autres non moins apparaissants »22(*). L'action correspond donc à la condition humaine de pluralité et sert de lieu de révélation de l'individu. Elle est en outre l'initiative par laquelle nous assumons notre naissance, c'est-à-dire notre entrée dans le monde, un monde qui à la fois est plus vieux que nous et que nous modifions, c'est-à-dire qui est menacé par nos actes et paroles. C'est pourquoi Aristote associait étroitement praxis et lexis.

    Or, si l'action et la parole sont aussi intimement liées, c'est avant tout parce qu'elles permettent toutes deux la révélation de l'individu, ou plutôt la révélation du `qui suis-je ?' aux yeux de tous. De même, selon H. Arendt, l'identité individuelle de chaque être humain ne peut se révéler pleinement aux yeux des autres que dans un espace d'apparence où s'échangent les paroles et les actions. C'est pourquoi elle affirme que le `théâtre est l'art politique par excellence'. La dimension intersubjective parait ainsi déterminante pour la compréhension de l'action. Elle crée un lien entre les hommes et elle actualise la pluralité qui constitue sa condition de possibilité.

    Il ressort de ce qui précède que l'action est l'activité qui fait vraiment de l'homme un animal politique; autrement dit, c'est par l'action que l'homme manifeste ce qui lui est spécifique : son être politique. Il y a action dans l'acte de prendre la parole sur la place publique, et il y a action dans le fait d'agir ou de poser des actes en présence des autres, ses égaux. Hannah Arendt parlera de l'action comme d'une seconde naissance, où l'homme qui était déjà né le jour de sa naissance biologique naît une seconde fois mais dans la sphère politique, dans la polis. Cette naissance est donc liée, mieux, se fait par l'action, puisqu'à travers l'action, l'homme répond sans cesse à la question métaphysique `qui es-tu ?'  que les autres lui posent. En répondant à cette question, l'homme est entendu et il est vu par les autres dans la polis; il devient donc vraiment un homme politique. Seules l'action et la parole nous ouvrent au monde de la pluralité humaine, fait d'êtres à la fois égaux et uniques par leurs différenciations. Cette apparition suppose le courage, la première des vertus politiques, au regard de H. Arendt, de délaisser la sphère du privé pour se dévoiler, s'exposer au regard des autres sur la scène publique et surtout d'assumer les conséquences imprévisibles de ses actes. Par la parole et l'action se manifeste l'identité personnelle à d'autres, « car l'action qui n'a point de nous, point de qui, attaché à elle, n'a aucun sens. »23(*)

    Ainsi, comme le montre Courtine, la question posée par Arendt dans la Condition de l'homme moderne, `qui sommes-nous ?' serait ainsi une réplique à la question posée par Heidegger dans Etre et temps `qui est le Dasein' ? Courtine montre comment H. Arendt s'oppose à Heidegger dont dès 1946 elle critiquait l'ontologie qui affirme « la séparation radicale du Soi n'accédant à lui-même, à son identité que dans l'expérience de la mort, du néant, qui lui permet enfin de se libérer du mode extérieur et de se consacrer décidément à Soi. L'ontologie heideggérienne apparaît alors comme la reprise du mépris platonicien, le refus de reconnaître la sphère de l'agir ensemble, de l'interaction, de l'interactivité. »24(*)

    Ainsi, la réponse de H. Arendt à la question `qui sommes-nous' a une double implication. Elle implique tout d'abord la présence d'un monde dont la permanence et la stabilité sont assurées par les artefacts qui nous sauvent de l'éternelle répétition du cycle vital du Même, un monde qui n'est monde que parce qu'il est plein d'événements, et d'autre part par la pluralité d'interlocuteurs avec lesquels, si différents soient-ils, on peut parler de ce monde, partager une expérience commune, échanger des points de vue.

    Par ailleurs, l'action s'inscrit dans un réseau préexistant de relations et de paroles du fait même qu'elle s'inscrit dans un cadre de parole entre interlocuteurs. De ce fait, chaque agissant est autant un patient qu'un agent. Parce que ce réseau est ouvert, l'action est imprévisible. Parce qu'il y a apparition de nouveaux venus dans ce réseau, les effets de l'action n'ont pas de limite assignable. Intensément personnel, le bios de quelqu'un lui est donc à la fois manifeste et caché. Titulaire de son histoire, il ne saurait la faire comme on fabrique un produit fini qu'en niant toute pluralité et toute interlocution.

    II.2.5. De l'espace privé à l'espace public

    Ainsi, tous ces traits, imprévisibilité, irréversibilité, ambiguïté, illimitation dénotent l'incertitude régnant dans les affaires humaines, nous dit H. Arendt. L'action remplit rarement son intention originaire parce qu'elle se trouve confrontée à d'autres intentionnalités. Que faire pour se prémunir contre cette fragilité qui caractérise les affaires humaines ? Les Grecs inventèrent la polis, conçue comme espace stable pour le partage et la mémoire publics des actes et des paroles. Un espace où les hommes sont capables de se souvenir de ce qui fut grand, beau et humain et par suite s'ils sont capables à leur tour d'une telle humanité. C'est ce que H. Arendt appelle en d'autres mots, le lieu de l'épiphanie de la vie politique. Sous la forme grecque de l'isonomie, la vie politique fut instituée par égard pour un horizon commun et apparaissant au sein duquel l'être-ensemble de la praxis et de la lexis pouvait être sauvegardé et favorisé, au sein duquel cet être-ensemble pouvait être le lieu du sens par-delà les nécessités vitales et par delà l'utilité.

    H. Arendt rappelle que le domaine privé, pour les Anciens, loin d'être comme pour nous celui de la réalisation du bonheur individuel, était essentiellement celui du besoin, de la nécessité imposée pour reproduire les conditions de la vie humaine. Les deux premières activités de l'homme, décrites ci-dessus, à savoir le travail et l'oeuvre, sont donc liées à la dimension privée de l'homme.

    Le domaine public, au contraire, est celui de l'action, celui dans lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des rapports entre égaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler du bonheur, celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la mémoire de la communauté et gagner ainsi sa part d'immortalité. Il est donc clair que mener une vie uniquement privée, c'est, dans ce contexte, mener une vie privée de l'essentiel, car l'essentiel, pour une vie humaine, réside dans cette vie publique, dans cette vie où les hommes entrent en rapport les uns avec les autres par la médiation du langage et non par la médiation des choses.

    II. 3. Le dépassement de Hannah Arendt

    H. Arendt s'oppose donc à Platon et sa suite, jusqu'à l'ontologie de Heidegger, qui affirme le primat du bios théôretikos, de la solitude, de la contemplation sur le bios politikos, caractérisé par l'action. Pour elle, ces deux concepts ne doivent pas être hiérarchisés mais plutôt conciliés car il existe une relation intrinsèque d'interdépendance entre les deux. En effet, si la solitude de la pensée constitue un danger, l'action, quant à elle, menace la pensée de l'étouffement. Notre auteur veut poser des nouveaux fondements de la pensée politique. Elle veut tourner l'attitude du philosophe, l'homme de la contemplation, vers le domaine politique. Cela revient à reformuler le rapport entre l'homme en tant que philosophe et l'homme en tant qu'être politique ou encore la relation entre la pensée et l'action. Elle épouse en cela la position de Jaspers quand il dit : « une vue s'imposa à moi : il n'y a pas de philosophie sans politique ni sans effets sur la politique »25(*).

    L'ancienne hostilité entre philosophie et politique qui existe depuis que la cité a condamné Socrate à mort, l'ancien conflit entre le bios théôretikos et le bios politikos, doit être surmonté. La pensée et l'action, quand bien même elles sont radicalement différentes, ne doivent plus être considérées en fonction d'une hiérarchie ni à l'exclusion de l'une ou de l'autre. Le retrait de celui qui veut méditer sur l'action ne peut être que partiel et provisoire. L'homme, en aucun cas, ne doit se couper de la pluralité au risque de retomber dans le piège de la solitude. C'est comme écrit Jaspers: « la philosophie doit devenir concrète, pratique, sans perdre un instant de vue ses origines. »26(*) Ou encore Merleau-Ponty : « si philosopher est découvrir le sens premier de l'être, on ne philosophe pas en quittant la situation humaine ; il faut au contraire s'y enfoncer, s'enfoncer dans le sensible, dans le temps, dans l'histoire vers leurs jointures. »27(*)

    Ainsi, la solution pour surmonter l'antique dualité de la pensée et de l'action consisterait donc à les placer au même niveau en les liant fermement l'une à l'autre. Partout où l'action et la pensée ne sont pas liées, même s'il s'agit en un certain sens de choses fondamentalement différentes, on a affaire soit à une action sans pensée, soit à une pensée impuissante. Questionnement et pensée de l'action vont ensemble et fonde la pensée politique de H. Arendt. En effet, Le questionnement est à la base de toute réflexion. Arendt s'est livré à cet exercice, le faisant porter sur le rôle de l'homme dans la gestion des affaires de la polis. Qui est cet homme ? Arendt s'oppose aux spéculations métaphysiques de Platon et ses disciples, voire même son l'ontologie de son contemporain Heidegger, qui soutiennent le primat de l'homme contemplatif sur l'homme actif, relativisant ainsi la responsabilité politique de l'homme par rapport son être au monde. Hannah, à la suite d'Aristote, insiste sur l'aspect politique de l'homme qui serait donc le lieu par excellence où celui-ci se manifeste, s'accomplit et s'immortalise bien que mortel. Cet homme est par essence un être politique.

    Pour autant que l'animal politique se réalise dans une coexistence avec ses semblables, il est directement un être avec les autres. Il est donc de son droit de penser, de vivre et d'exercer ce lien qui le lie avec les autres, ce lien qui consiste à initier, à commencer et à renaître de nouveau. C'est la politique au sens arendtien. Elle est le lieu d'épiphanie de l'homme dans la mesure où elle a comme raison d'être la liberté. Pour H. Arendt, l'homme ne peut se retirer dans la solitude pour y demeurer ; car son identité, sa réalisation et son accomplissement sont toujours liés à ses semblables. Par ailleurs, H. Arendt recourt aux Anciens pour bien définir le concept de politique, vue sa source intrinsèque dans le réseau de relations humaines. Ainsi, si le sens ou la raison d'être de la politique c'est la liberté, son mode d'actualisation est celle de l'action et de la parole.

    Par l'action, les hommes arrivent à transcender l'automatisme et l'habitude pour commencer quelque chose de neuf, pour introduire l'inattendu. Puisque chaque individu est unique au monde ; son agir est une nouveauté qui enrichit le monde de l'action, et le rend ainsi pluriel : monde des co-actions marqué par la diversité et la multiplicité des individus. La praxis se comprend précisément comme le fait de prendre part aux devoirs civiques (que sont les élections, les manifestations politiques, l'expression d'opinions individuelles etc.), mais aussi d'initier d'autres actes civiques imprévus, puisque l'homme a la capacité de créer du neuf. C'est pourquoi l'action est encore définie comme une capacité de commencement, d'un commencement qui révèle l'agent aux autres. Par l'agir, l'homme répond à la question `qui es-tu' que les autres lui posent dès son entrée dans le monde c'est-à-dire sa naissance.

    Mais l'action resterait mal comprise, si elle était analysée séparément de la parole. Pour Hannah Arendt, en effet, «l'acte ne prend un sens que par la parole dans laquelle l'agent s'identifie comme acteur, annonçant ce qu'il fait, ce qu'il a fait, ce qu'il veut faire. L'action est inséparable de la parole, la praxis et la lexis sont en liaison nécessaire l'une avec l'autre. La parole dont il est question ici n'est pas bien sûr le monologue, ni la parole dictée, elle est parole échangée qui n'est pas violence ni bavardage. C'est une parole donatrice de sens à l'agent - diseur puisque celui-ci révèle son identité par ce qu'il dit en se prononçant.

    Dès lors, la parole se comprend comme la capacité qu'a l'individu humain de dire ce qu'il est et ce qu'il fait aux autres qui l'entendent et le voient. Le rôle spécifique de la parole publique est celui de matérialiser et de rappeler (nommer) les choses neuves que l'action (praxis) a introduites, les choses qui apparaissent ainsi et qui jettent leur éclat dans le monde des hommes. En d'autres termes, la parole aide la mémoire collective à se souvenir des résultats des actes de l'action (praxis).

    Nous savons que la nouveauté et l'imprévisibilité introduites, désormais, par l'action suscite nécessairement des réactions de la part des autres, qui ont normalement chacun la même capacité d'initier quelque chose de différent. C'est que le neuf rencontre et suscite d'autres neufs. Il y a ainsi un débat public à plusieurs qui s'ouvre à la suite de l'acte langagier ou de l'action simplement (praxis). C'est à cet échange de paroles et d'actes que Hannah Arendt veut en arriver pour qu'on puisse parler effectivement de l'espace politique et de la participation politique. L'acte muet devient violence arbitraire. La participation par la lexis est donc le fait de prendre part aux débats publics en toute liberté d'expression.

    II.4. Un regard chez les modernes : l'ère de la pensée technique

    H. Arendt, après avoir évoqué les Anciens, jette un regard scrutateur sur la situation politique de sa société. Elle en fait le constat selon lequel nous vivons l'ère de la pensée technique. Dans celle-ci, ajoute-t-elle, toute fin peut en effet devenir moyen pour une autre fin, et ainsi de suite à l'infini. Le mode de pensée qui, prenant appui sur l'activité de fabrication, prétend en faire le modèle de l'action, n'envisage la « valeur » des choses et des êtres que sous l'angle de leur utilité, c'est-à-dire en rapport avec la fin qui leur est assignable. L'homo faber ne risque-t-il pas d'être lui-même instrumentalisé et amené à servir un processus dont la signification lui échappe ? « Cette perplexité inhérente à l'utilitarisme , qui est par excellence la philosophie de l'homo faber, peut se diagnostiquer théoriquement comme une incapacité congénitale de comprendre la distinction entre l'utilité et le sens, distinction qu'on exprime linguistiquement en distinguant entre "afin de" et "en raison de". »28(*)

    En réalité, ce n'est pas l'instrument en tant que telle qui est en cause ici, mais plutôt la généralisation de l'expérience de la fabrication à d'autres modes de l'agir humain, et à notre rapport au monde en général. La tentation humaine de la démesure naîtrait ainsi d'une méconnaissance de cette distinction principielle entre la fabrication instrumentale et l'action politique, que connaissaient les Grecs. « Dans La République de Platon, le roi-philosophe applique les idées comme l'artisan ses règles et ses mesures ; il "fait" sa cité comme le sculpteur sa statue ; et, pour finir, dans l'oeuvre de Platon ces idées deviennent des lois qu'il n'y a plus qu'à mettre en pratique. »29(*) Or, la modernité a accompli pleinement ce processus d'absorption de l'action politique dans le schéma instrumental de la fabrication. C'est seulement l'époque moderne qui a défini l'homme comme homo faber surtout, comme fabricant d'outils et producteur. Le schéma de la fabrication qui assigne une fin prévisible, car fixée d'avance à notre activité, s'est imposé aux yeux des modernes comme modèle de l'action politique. Les fabricateurs ne peuvent s'empêcher de considérer toutes choses comme moyens pour leurs fins ou, selon le cas, de juger toutes choses d'après leur utilité spécifique. 

    Selon H. Arendt, ces changements conduisent à une dévaluation et à une incompréhension affectant le concept d'action qui est le concept central de toute pensée politique véritable. C'est précisément cette incompréhension du sens véritable de l'action qui aurait été brutalement mise au jour par le surgissement du totalitarisme. La conception « techno-poiétique » du pouvoir propre au nazisme résulte, en effet, d'une généralisation de la logique instrumentale de la fabrication  à l'intégralité du monde humain. Ce faisant, les conditions de l'action politique ne pouvaient qu'être détruites dans leur principe même.

    H. Arendt remarque encore qu'avec le totalitarisme, l'homme moderne, ne se retrouvant pas dans les différents changements qui affectent sa société, tend à abandonner totalement le domaine politique à des gestionnaires technocratiques, et que ceux-ci ont pu devenir à l'occasion des «criminels de bureau». Inversement, c'est parce que le schéma instrumental de la fabrication s'est imposé comme mode de gouvernement à l'époque contemporaine, que les sociétés humaines sont peu à peu devenues des sociétés où les hommes apparaissaient comme superflus. C'est ce qui est au départ de l'étude de H. Arendt sur le totalitarisme. Le constat de Arendt est que le totalitarisme constitue un événement qui a bousculé toutes nos catégories de pensée. La nouveauté radicale et l'indicible horreur de ce qui s'est passé nous commandent de renoncer à toutes nos certitudes antérieures. D'où, la nécessité de repenser la politique.

    CHAPITRE TROISIEME : LE DROIT A LA POLITIQUE

    Le chapitre précédent nous a conduit à conclure avec Hannah Arendt que l'homme est naturellement un animal politique, un être politique dont le plein accomplissement consiste dans son vivre-ensemble, dans un espace public. Ce vivre ensemble est caractérisé par les gestes et les paroles, condition sine qua non pour toute vie politique. Dans ce sens, l'action et la parole constituent l'activité politique par excellence, elles sont une prérogative exclusivement humaine. C'est pourquoi, chaque homme, en tant que tel, est dans la stricte obligation de prendre activement part, d'une manière ou d'une autre, aux affaires politiques de son pays. Il est de son droit de vivre la politique, d'exercer la politique, de penser la politique. Ce chapitre se veut donc une lecture critique de la politique moderne à la lumière de la pensée politique de Hannah Arendt qui fait de la politique un droit de tout citoyen, membre de la cité.

    III.1. Redéfinir la politique

    Parler de ré-définition suppose, à la base, un oubli ou une remise en question d'une définition préalable. En effet, la politique, aux temps Modernes, avec l'avènement de la société des masses (le totalitarisme dont Arendt a parlé) et de la société économique (ou société de consommation avec Karl Marx, dont Arendt a aussi critiqué l'irruption de l'économie dans la réalité politique...) se trouve biaisé quant à son sens et à son exercice: elle inclut le règne du despotisme ou de la tyrannie excluant une majorité de citoyens de la gestion de la cité ou du monde, tel fut le cas des Juifs d'alors et tel aussi le sort de plusieurs peuples en Afrique qui ne sont pas toujours concernés par les choses qui engagent leur destinée, pendant q'un petit groupe privatise la gestion de l'espace politique.

    La politique pourtant pour H. Arendt, est opposée à la domination violente, aux rapports de force, aux secrets d'Etat, à l'ordre militaire de l'intimidation et de la destruction. Elle ne se réduit pas non plus à l'exercice du pouvoir qui ordonne et qui force. Elle n'est pas la gestion étatique des intérêts privés, des intérêts de classes sociales, des difficultés domestiques ni la résolution des conflits sociaux qui peuvent survenir entre ces intérêts, ni les luttes des partis pour arracher le pouvoir et le conserver.

    Formulée positivement, la vie politique selon Arendt est à la fois l'institution d'un espace particulier (telle est la leçon romaine de la loi) et la vie des hommes dans cet espace (telle est la leçon grecque de l'Agora homérique et de Solon). Le domaine politique est cet espace institué qui permet aux hommes d'agir et de parler et par là de manifester leur singularité. Il est celui de pluralité humaine qui agit ensemble. Il fait surgir un monde commun où nous débattons de son sens, où nous agissons ensemble, le monde étant, pense H. Arendt,  cela même qui surgit entre les hommes et où tout ce que chacun apporte, par naissance, peut devenir visible et audible, faisant surgir dans le champs de l'histoire, de situations inédites.

    La politique est normalement liée au lieu public ou commun où se discutent et se règlent toutes les affaires de la polis. Malheureusement, cette conception véritable de la politique, qui consiste dans un rapport de libertés égales qui se respectent strictement et s'expriment librement dans et par la parole et l'action, n'est plus qu'un antique idéal difficile à atteindre.

    Par ailleurs, H. Arendt pense que la politique est avant tout le lieu d'existence de l'homme en tant qu'homme. L'homme, essentiellement "animal politique", ne se retrouve dans son espace réel ou proprement humain que lorsqu'il est dans l'espace politique. Celui-ci est alors l'espace public où les paroles et les actes s'échangent dans un débat ouvert et public entre des personnes libres et égales. Cet espace n'est pas un lieu matériel ou une entité quelconque, mais il advient lorsque les hommes parviennent à la co-action interlocutoire, parce qu'ils sont capables, par droit de naissance, d'agir et de dire une parole en concert.

    Puisque l'espace politique est surtout marqué et fondé par l'agir de l'homme parmi les hommes, comprendre la politique devient, dès lors, réfléchir sur l'action en tant qu'activité fondatrice et caractéristique de la politique. Car l'action constitue vraiment l'auto-expression de l'identité de sujet. Par l'action, en effet, ce dernier exprime son originalité en face de ses pairs qui, eux aussi, expriment la leur. Par le fait même, l'ensemble qu'ils forment est un espace politique. « la polis proprement dite n'est pas la cité en sa localisation physique, c'est l'organisation du peuple qui vient de ce que l'on agit et parle ensemble. Le domaine politique naît directement de la communauté d'action, de la mise en commun des paroles et des actes »30(*)

    Il en ressort que, pour faire advenir la politique en son vrai sens tel qu'Arendt nous le propose, chaque citoyen doit reconnaître et réclamer son droit et son devoir de prendre l'initiative, d'agir et de dire ce qu'il pense sur la marche ou la direction des affaires communes ou publiques. L'homme, voulant devenir plus humain, est dans l'obligation (en toute liberté) de prendre la parole et de poser des actes en présence de ses égaux. C'est le fait de poser l'acte politique de dire et de l'agir avec les autres et en présence d'eux qui correspond à ce que Hannah Arendt appelle humaniser le monde. C'est ainsi qu'évoquer la politique revient à élucider ses notions corollaires, conditions de possibilité de l'action, dont la liberté, la pluralité, la participation, etc.

    III.1.1. Le sens de la politique : la liberté

    La conception de la liberté telle qu'elle était comprise et vécue par les « hommes libres » dans l'Antiquité n'est plus la même qu'aujourd'hui. Sans doute la liberté est-elle le concept majeur impliqué à travers l'usage de tous les autres, surtout s'ils concernent la condition sociale de l'humanité : un concept particulièrement difficile, tel le « cercle triangulaire »31(*). Pour les Grecs, la polis était le domaine privilégié de la liberté. Autrement dit, la politique serait impensable sans le concept de liberté : comme l'affirme H. Arendt, « la raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est l`action ».32(*) En outre, les anciens distinguaient la liberté intérieure de la liberté extérieure ou celle qui était la raison même de la politique.

    La « liberté intérieure », est un phénomène tardif dans l'histoire antique. L'ancien esclave Épictète (50-125) ne définit la liberté que comme le renversement des notions politiques courantes à son époque. En effet, « la liberté d'Épictète qui consiste à être libéré de ses propres désirs n'est qu'un renversement des notions politiques courantes de l'antiquité »33(*). On retrouve dans les formules d'Épictète toute l'importance des notions politiques du citoyen athénien, telles que le pouvoir, la domination, et la propriété34(*) . La liberté intérieure serait chose inconnue de l'homme antique, s'il n'avait expérimenté ou s'il n'avait vu pratiquer une liberté plus tangible, la liberté politique propre à l'homme libre.

    Dans les temps plus récents assombris par le totalitarisme, la réflexion sur les rapports de la liberté et de la politique est devenue dramatique : ni la coïncidence ni la complémentarité des deux notions ne sont plus d'actualité, pense H. Arendt. Il semble maintenant que la liberté commence là où la politique finit. Antérieurement à cette époque, on remarque que la liberté politique est une possibilité de libération par rapport à la politique effective. Certains auteurs du XVIIème et XVIIIème siècles ont défini la liberté politique comme étant « sécurité ». Les premiers chrétiens furent attentifs à leur liberté politique : d'où la suavitas reconnue par Saint Augustin, alors qu'avant eux les philosophes antiques avaient précédemment reconnu comme mode de vie éminente la vita contemplativa.

    Aussi, ce n'est donc pas au liberum arbitrium (libre-arbitre), notion à la fois religieuse et métaphysique, inconnue de l'antiquité classique, que H. Arendt consacre l'essentiel de sa réflexion sur la liberté, mais à la liberté politique et à ce qu'elle appelle un vieux truisme : « la raison d'être de la politique est la liberté et (...) cette liberté est essentiellement expérimentée dans l'action »35(*). Car l'action exige la liberté. H. Arendt présente la théorie de l'action libre comme n'étant dirigée ni par la volonté ni par l'entendement, mais par un « principe » qui est permanent, au-delà de la volonté qui s'épuise ou de la validité parfois limitée d'un jugement de l'entendement. Il s'agit donc d'une liberté inhérente à l'action, « un auxiliaire du faire et de l'agir »36(*). À travers la langue grecque, la liberté s'assimilerait au pouvoir de commencer spontanément une action, un sens qui serait dû au terme Üñ÷åéí pour l'action de commencer ».37(*) C'est par elle que la politique trouve pleinement sa raison d'être car elle révèle le caractère unique de chaque citoyen appelé à se réaliser dans la pluralité.

    III.1.2. A la base de toute politique : la pluralité

    Au niveau où nous sommes, nous comprenons que la politique est cet espace et cette activité qui permettent l'épiphanie de l'action. Et cette dernière est celle qui définit l'homme, qui lui donne son sens en lui donnant de répondre à la question `qui es-tu'. Cependant, la politique a pour raison d'être la liberté. Et l'on est libre que par rapport à une pluralité. « Cette pluralité est spécifiquement la condition - non seulement la conditio sine qua non, mais encore la condition per quam - de toute vie politique »38(*). André Enegrén corrobore cette pensée de H. Arendt par ces mots :

    Agir seul, voilà le propre du tyran qui, précisément, n'agit pas puisqu'il use d'instruments de violence et traite la matière humaine en maître d'oeuvre. Au contraire, toute action authentique est interaction supposant la riche diversité de l'espace politique qui, s'il repose sur l'être-ensemble, débouche aussi sur l'inter-esse.39(*) 

    La pluralité n'est pas une dispersion, elle est d'emblée relation qui ne peut être actualisée que dans le discours : « vivre-dans-un-monde réel et discuter de lui avec d'autres (est) une seule et même chose » La réalité du monde repose sur la « présence simultanée de perspectives, d'aspects innombrables sous lesquels le monde se présente ». Aucune place ne coïncide avec une autre. Mieux, c'est la pluralité des places et des points de vue qui garantit la réalité du monde. Le monde comme tel est donc menacé dès qu'arrive à s'imposer une tendance à superposer les perspectives, à les simplifier, à les réduire à une seule. A l'inverse, plus il y a de perspectives, plus le monde est réel.

    Le Qui ne se manifeste jamais à lui-même mais aux autres. Mais cette manifestation n'est pas volontaire, elle est toujours implicite en tout ce que l'on fait et tout ce que l'on dit : je n'en suis ni le maître ni l'auteur, je ne sais jamais exactement ce qui transparaît de moi aux autres lorsque je parle et j'agis. Et pourtant sans cette manifestation aux autres je ne deviendrais jamais un Qui. A la différence du travail et de la fabrication, il n'y a pas d'action solitaire, elle est donc fondamentalement publique. La condition pour la manifestation du Qui est ce que Arendt appelle un espace d'apparence qui est structurellement un espace d'égalité, comme égalité de participation, possibilité de principe donnée à chacun en particulier de se manifester, de commencer sa propre histoire : la pluralité humaine est la paradoxale pluralité d'êtres unique. Avec la notion d'unicité est donnée celle de natalité. Dans la mesure où il s'agit précisément d'action, chacun doit s'y engager de lui-même, en même temps que les autres. En impulsant par nous-mêmes cette insertion, c'est comme si nous naissions une nouvelle fois et assumions notre naissance physique. L'action manifeste ce que nous sommes chacun : un nouveau commencement, un être imprévisible et irréductible à ceux qui nous ont précédés. Imprévisibilité et nouveauté sont les deux grands caractères distinctifs de l'action par rapport au travail et à la fabrication.

    Cependant, en pensant la natalité comme une insertion dynamique dans un espace pluriel et égal, H. Arendt se sépare aussi du concept de communication ou de dialogue, issu de la rencontre personnelle entre le Je et le Tu et échoue à rendre compte de la modalité de la parole accompagnant l'action.

    L'actualisation de la pluralité chez H. Arendt n'a jamais la forme de l'entente pacifiée du dialogue, elle est au contraire agonistique, c'est-à-dire cet affrontement d'opinions, cette rivalité émulative où chacun cherchant à exceller et à montrer aux autres le meilleur de lui-même. Il s'agit cependant pour H. Arendt de penser cette agonistique, sans la rabattre nécessairement sur le modèle de la lutte qui s'inspire toujours plus ou moins du combat militaire. L'espace public, constitué d'innombrables conflits de volontés et d'intentions, est cependant un état avec les autres et non pour ou contre eux. « Avec », « commun » chez H. Arendt ne signifie ni unanimité ni consensus mais entre. Cet entre n'est jamais visible, jamais totalisable, il est fondamentalement ouvert, impossible à fabriquer, c'est un « réseau » ou un tissu qui se produit entre les hommes à partir du moment où ils manifestent qui ils sont dans la parole et l'action. Le nom que H. Arendt donne à cet entre sans lequel la pluralité ne serait qu'une pure dispersion est le pouvoir.

    Le pouvoir est cette union qui s'institue entre les hommes lorsqu'ils prennent une initiative ensemble à l'issue d'une assemblée où chacun, assumant la rivalité et le conflit dans l'élément du langage, a cherché à se manifester lui-même et à faire valoir aux autres son opinion. On ne doit le confondre ni avec la force - qui est une capacité individuelle physique ou intellectuelle - ni avec la violence qui peut détruire ou instaurer une domination, réduisant la pluralité à l'un ou aux deux. Les caractéristiques même de l'« entre » intangible qui s'instaure entre les hommes agissant, font de l'action la plus fragile des activités humaines, la plus exposée à la violence destructrice.

    Mais la fragilité de l'action lui vient aussi de son inscription dans la temporalité, de sa finitude. Contemporaine de sa prestation vivante devant/avec les autres, la manifestation du Qui ne dure pas plus que le temps de cette prestation. A la différence de la fabrication, l'action ne produit rien. Dès lors, elle ne peut devenir passé pour les générations à venir que si elle reste dans la mémoire des hommes. Une telle mémoire dépend d'une réification : le récit que d'autres peuvent faire des exploits de quelqu'un.

    En plus d'une fragilité, l'inscription temporelle de l'action détermine aussi une frustration. Alors que la fabrication était maîtrise de l'avenir, l'action introduit une irréversibilité dont les conséquences sont imprévisibles. S'insérant dans un réseau préexistant de relations humaines, l'acteur initie quelque chose, et modifie le réseau. Mais dans la mesure même où il ne s'agit pas d'une fabrication, l'initiative individuelle touche forcément une multiplicité d'acteurs qui, à leur tour, répondront d'une façon enchevêtrée sans qu'il soit jamais possible de prévoir exactement l'infinité de modifications et de réponses que suscitera une action localisée ici et maintenant. L'acteur ne maîtrise jamais les conséquences de ce qu'il fait. Il est un déclencheur de processus qui ont pour caractéristique de commencer de façon irréversible sans qu'on puisse connaître leur fin. Pour H. Arendt l'action n'a rien de rassurant, elle déploie au contraire une turbulence susceptible d'introduire elle aussi une illimitation, une hybris. Dans la mesure où le réseau est ouvert, tout un chacun peut en principe y introduire une initiative. De plus, si l'on peut penser que le réseau est parvenu à une certaine stabilité, il est toujours modifiable par l'assaut que doivent prendre les nouvelles générations pour y prendre leur place.

    En fin de compte, l'action apparaît comme l'activité qui offre le moins de garantie et de certitude. Dès lors, on peut dire que la politique consiste non pas en un déploiement généralisé de l'action, mais en son institution qui appelle la dimension de la loi chargée d'en rendre l'exercice possible, dans son énergie agonistique mais aussi dans le maintien de l'égalité, afin de garantir à chacun l'égale participation à l'élaboration des affaires publiques. C'est la polis grecque qui a constitué historiquement la première tentative pour remédier à la fragilité des affaires humaines. Son institution centrale était l'assemblée, comme espace délimité par où les citoyens agissent et parlent ensemble sous le double signe de l'isonomie comme revendication à l'activité politique pour tous et de l'iségorie ou égalité d'accès à la parole. La politique est, dans des conditions toujours nouvelles, le signe de la capacité humaine de s'assembler, qui précède, en elle-même, toute « constitution formelle du domaine public et des formes de gouvernement, c'est-à-dire des différentes formes sous lesquelles le domaine public peut s'organiser »40(*)

    La politique est donc l'organisation du pouvoir au sens que H. Arendt donne à ce terme. Mais contrairement à ce que beaucoup pensent, Arendt n'idéalise pas la cité grecque, elle en montre aussi les limites, la plus importante étant son incapacité à élaborer une conception politique de la loi, dans la mesure où pour les Grecs la loi était comparable aux murs que la cité érigeait pour se protéger. L'activité du législateur s'apparentait ainsi pour eux à une fabrication. Ce sont les Romains qui ont conçu la loi comme alliance, c'est-à-dire comme capacité de faire coexister des parties autrefois ennemies. De même ont-ils réussi à établir un lien entre le présent et le passé, en rattachant le présent à l'origine d'une fondation, déterminant les dimensions de tradition et d'autorité inconnues des grecs.

    La politique n'advient donc que par le consentement à vivre ensemble qui chasse d'emblée la domination de l'espace public ; alors s'exprime le pouvoir du groupe, un pouvoir communicationnel : par sa capacité à élaborer des projets, à mettre en oeuvre des actions dans le cadre d'un dialogue, le groupe devient communauté politique.

    III.2. Le devoir de participer à la vie politique

    Après avoir parcouru les contours du concept de politique dans la pensée de Hannah Arendt, force est d'affirmer à sa suite que pour autant que l'homme est un être politique, il est de son devoir de participer à la vie politique et qu'il ne peut lui être étranger au risque d'être sans identité. Mais comment H. Arendt comprend-elle cette participation ? Signalons, avant toute considération que Arendt ne pense pas seulement la politique selon la tradition du républicanisme civique, elle la pense également au sein d'une pluralité d'institutions politiques constitutives du gouvernement. Elle n'est donc pas un penseur anarchiste dans le sens où elle voudrait abolir l'État. Elle est, au contraire, un penseur qui tient à fonder l'État sur la participation populaire.

    L'homme, le citoyen est pour elle celui qui participe activement au maniement des affaires humaines. Il est le codirigeant de la cité. H. Arendt se réfère au modèle des citoyens athénien, romain, révolutionnaire français, américain, russe, hongrois et au communard de 1871. Ces exemples historiques et politiques où les hommes ont pu saisir la portée de leur participation à la vie de la polis, et de ce fait leur accomplissement, sont pour notre auteur des stimuli qui doivent réveiller notre oubli et désintéressement vis-à-vis de la chose politique.

    Par ailleurs, Arendt est aussi consciente de sa société moderne. Pour elle, la modernité politique n'est pas seulement constituée de citoyens participant activement à la vie politique, elle englobe aussi, dans sa tentative même de fonder un nouvel État, un gouvernement qui doit représenter les citoyens. Autrement dit, la politique ne se réduit pas à l'expérience de la liberté politique dans un espace public, elle développe aussi un rapport entre le citoyen et l'État.

    III.2.1. La représentativité

    Le citoyen arendtien est cet homme qui quitte le domaine privé pour exercer la liberté politique avec ses semblables. Pour fonder la vie politique arendtienne, il ne s'agit pas simplement d'agir de façon concertée, il s'agit aussi de dégager de l'ensemble des citoyens les meilleurs délégués, les meilleurs politiques, qui formeront le gouvernement. C'est ce gouvernement qui `représente' l'ensemble des citoyens. Sa légitimité provient des corps politiques subalternes.

    En effet, H. Arendt se rapporte à l'expérience de la Révolution américaine, pour mieux associer sa compréhension de la représentativité politique par rapport à la société grecque. Elle identifie d'abord deux principes qui président à l'action révolutionnaire américaine : en premier lieu, « le principe des promesses mutuelles » entre les citoyens américains, combiné, en second lieu, avec celui de « la commune délibération »41(*). Ces deux principes furent actualisés, selon elle, dans la multitude des associations volontaires américaines. C'est par la conviction de partager un monde commun que les citoyens américains s'étaient réunis dans ces associations afin de poursuivre leur but : fonder un gouvernement établi sur la liberté. Pour H. Arendt, les citoyens américains connaissaient, avant même le déclenchement de la révolution, une vie politique riche constituée de différents corps politiques (comtés, communes, etc.) dans lesquels les Américains « s'unissaient et s'engageaient mutuellement par des promesses, des conventions et des pactes »42(*). Puisque les Américains partageaient des principes de conviction actualisés dans le domaine politique, cela démontrait aux yeux d'Arendt le dynamisme de la vie politique américaine prérévolutionnaire. « La différence unique et déterminante entre les établissements d'Amérique du Nord et les autres entreprises coloniales fut que seuls les émigrants britanniques avaient insisté, dès le début, pour se constituer en corps politiques civils »43(*). Ceux-ci n'étaient cependant pas des institutions politiques dans lesquels les uns gouvernent et les autres obéissent. Ils « n'étaient pas des gouvernements ; ils n'impliquaient pas la domination, ni la division entre gouvernants et gouvernés »44(*). En faisant l'expérience de la liberté politique et en rejetant le principe de violence, les Américains ont redécouvert ainsi « la grammaire élémentaire de l'action politique ». Animés du goût pour le bonheur public, « le fait de participer aux affaires publiques », les Américains ont exercé leur métier de citoyen, leur responsabilité civique avant la lettre.

    Les Américains n'avaient pas seulement fait l'expérience de la liberté politique, ils avaient avait fondé un nouveau type de gouvernement. Pour H. Arendt, la légitimité de ce dernier provenait précisément des pactes et des promesses qui liaient les différents corps politiques entre eux. Ce gouvernement était ainsi « organisé du sommet à la base, c'est-à-dire, en corps dûment constitués dont chacun était autonome, pourvu de représentants librement choisis par le consentement d'amis et de voisins affectionnés »45(*). Autrement dit, le pouvoir constituant de chacun de ces espaces politico-publics américains fondait leur propre légitimité et les promesses mutuelles liaient chacun de ces corps représentés par un délégué et qui, s'élevant par échelons, établissaient le gouvernement. En reliant la base, le peuple, avec l'État, les révolutionnaires américains étaient ainsi parvenus à fonder une nouvelle res publica.

    Nous pouvons aussi nous permettre de faire un rapprochement entre le gouvernement républicain et américain avec le type de gouvernement fondé sur les conseils que H. Arendt décrit dans Du mensonge à la vérité et précisément dans la partie `Politique et révolution'. Ce système reposait en effet sur un système pyramidal hiérarchique de conseils dans lesquels « celui qui est le plus qualifié va exposer les vues du conseil devant les membres du conseil situé à l'échelon supérieur (...) pour aboutir finalement à un Parlement »46(*). Bien que le système des conseils n'apparaisse pas, selon H. Arendt, avec l'avènement de la Révolution américaine mais seulement avec le surgissement de la Révolution française, il n'en demeure pas moins que pour H. Arendt les Américains étaient parvenus à fonder leur République parce qu'ils s'appuyaient sur ce système de pouvoir. Par là, on voit bien, pour anticiper un peu, qu'Arendt n'est pas contre toute forme de représentation, puisque les délégués issus des conseils représentaient en dernière instance l'ensemble du pays. Ils parlaient pour l'ensemble des citoyens.

    Cette conception de la représentation politique diffère, bien sûr, passablement de la notion de représentation dans la démocratie libérale moderne. Mais, au demeurant, cela signifie qu'il y a bien un caractère représentatif dans le politique arendtien. Notons ici que les citoyens n'ont pas tous la même fonction politique chez elle car certains d'entre eux deviennent des délégués. Leurs responsabilités politiques sont donc supérieures à celles des « simples citoyens ».

    Les expériences arendtiennes de vie politique partagent un point commun : le peuple est toujours convié à exercer le pouvoir politique. Elles ne partagent pas, en revanche, cet autre caractère du politique arendtien, le système des conseils. Nous avons vu en effet que ce système apparaît seulement à l'époque moderne. Arendt ne pense donc pas seulement le politique à partir des catégories grecques. Il ne suffit pas ainsi pour elle que les citoyens agissent de concert, il faut encore qu'ils essaient d'établir l'autorité politique suprême constituée des meilleurs citoyens. Tous les citoyens sont égaux chez H. Arendt ; mais les meilleurs d'entre eux sont appelés à fonder l'autorité suprême. Représentation et participation sont constitutives de la citoyenneté arendtienne.

    Cependant, Hannah Arendt, scrutant sa société, ajoute, à propos de la représentation, que « c'est l'un des problèmes les plus critiques et difficultueux de la politique moderne depuis les révolutions. »47(*) Et il est vrai qu'aujourd'hui les sociétés modernes, clamant à tout prix la démocratie, n'arrivent pas toujours à faire participer le peuple. On assiste à des cas où soit la représentation est un substitut de l'action directe des citoyens et elle laisse place à un espace d'action et de parole qui n'est plus réservé qu'aux représentants du peuple. Dans ce cas la démocratie n'est qu'une oligarchie, dans la mesure où le bonheur et la liberté publique sont redevenus le privilège du petit nombre. Soit la représentation restreint l'initiative des représentants, en les dotant d'un mandat impératif strictement contrôlé par les mandants. Dans ce cas, ils sont privés de toute action et le gouvernement se réduit à n'être qu'une administration.

    Par ailleurs, l'existence des partis politiques, formés en vue de faire élire un maximum de leurs membres au gouvernement, est inséparable du gouvernement représentatif. Certes, les partis divisent le corps électoral, affinent le rapport du représenté à la représentation et permettent un certain contrôle des citoyens sur le gouvernement. Leur objectif n'est cependant pas d'assurer une participation directe des citoyens aux affaires publiques, mais de faire parvenir leurs membres aux affaires avec le soutien des citoyens qui votent pour eux.

    Le problème que pose la représentation est celui de savoir ce qui, politiquement, est à proprement parler représentable, c'est-à-dire délégable à un autre, de telle sorte que par lui, je sois présent tout en étant absent. Or, de plus en plus, est notre constat, le champ politique tend à se refermer de plus en plus sur lui même, le jeu politique étant de plus en plus une affaire de spécialistes. La distance se crée entre les représentants et les représentés. Ces derniers, toujours nombreux et novices, sont affaiblis par l'expertise et la sophistique que revêt la politique aujourd'hui. D'où, Arendt trouve nécessaire d'étudier les concepts tels que vérité, mensonge et opinion dans le contexte un contexte politique où l'incompréhension de l'une de ses notions peut occasionner un désintéressement du citoyen à la chose politique, et par là, perdre sa vraie responsabilité et son identité.

    III.2.2. De la responsabilité de penser sa situation

    Le vrai problème de Arendt, en fait, peut se résumer en une invitation à penser ces trois concepts : l'histoire, la mémoire et la responsabilité pour une perspective d'une humanité responsable et humanisée. En effet, après avoir constaté la rupture de l'homme moderne d'avec la tradition, toute l'insistance de notre auteur se résumera à `penser ce que nous faisons'. Or, penser implique un effort de se référer tant soit peu à l'histoire. Cette dernière est d'autant plus importante car elle sert de socle sur lequel tout un peuple peut s'asseoir pour bien vivre son présent et orienter son avenir. C'est comme Tocqueville qui dira : « Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres »48(*) Un peuple sans histoire est voué à sa disparition et, nous semble-t-il, la connaissance et l'intériorisation de son histoire constitue le point de départ du processus de développement.

    D'aucuns penseront que H. Arendt est pessimiste au regard de la situation politique actuelle et dont nous avons fait l'actualisation en Afrique. Il nous semble que, après nous être efforcé à comprendre sa pensée, H. Arendt ne se réclame nullement de la tradition philosophique héritée des Anciens ni ne s'élève contre une modernité jugée décadente dans son ensemble.

    Là où le commun des mortels pose un doigt accusateur sur le nazisme comme l'incarnation du mal et donc unique responsable de la tragédie juive, le Bourreau, elle refuse d'innocenter purement les juifs et refuse que d'autres soient pris pour des boucs émissaires et eux-mêmes, les juifs, des victimes innocentes.49(*)

    Son propos est clair devant ses contemporains: `rien de plus que penser ce que nous faisons' ! H. Arendt interpelle l'homme, sa responsabilité devant ses propres actes. Il serait absurde, après avoir médité son histoire, exercé sa mémoire de rester insensible quand aux leçons à tirer pour le présent et le futur, de même que pour un chrétien qui a médité le mystère de la mort et la résurrection du Christ, laisser jaillir, à la suite des apôtres, son kérygme paraît être l'aboutissement de sa démarche de foi.

    H. Arendt apprécie le pas effectué par ses contemporains avec l'instauration de la démocratie. Constituer un monde commun qui assume la pluralité,une pluralité qui ne soit pas la pluralité des mêmes mais la pluralité des différents, car l'égalité ne signifie pas l'identité, tel est l'objectif de la démocratie dont H. Arendt a redéfini longuement les modalités face à la catastrophe totalitaire. Car la démocratie n'est pas un fait, qui serait garanti par une déclaration fondatrice  : c'est une réalité en mouvement toujours imparfaite, qui ne cesse pas de devoir être interrogée , contestée et redéfinie au nom même de son principe. Elle repose sur un dialogue permanent où chacun, chacune, doit pouvoir faire entendre sa voix : voix qui ne peut être réduite au seul rituel de la pratique électorale. Les mots de Père Valadier interprètent avec justesse l'invitation de H. Arendt à ses contemporains :

    Sommes-nous sortis de l'horreur? Ne pourrait-on pas interpréter les abominations d'un siècle, non comme le signe du règne inéluctable du Mal, mais comme le trop long égarement hors des sentiers de la sagesse? En ce cas, il faudrait dire que la victoire de la démocratie sur les totalitarismes est un témoignage heureux de la fin de l'exceptionnalité tragique. (...) Cependant, une leçon à tirer de l'expérience tragique du XXème siècle consiste à ne pas s'endormir sur des illusions. Aucun système institutionnel n'est à l'abri de la corruption, et la démocratie pas plus qu'un autre. Fatigue et usure des institutions qui, avec le temps, perdent de leur pouvoir régulateur ou se compliquent à l'excès; impuissance des gouvernants à la décision, parce que débordés par la mondialisation ou timorés devant l'opinion publique; domination des lobbies et corruption par l'argent; individualisme grandissant, qui replie le citoyen sur ses seuls « droits » et ronge le lien social ; domination apparemment immaîtrisable de la recherche scientifico-technique qui, à nouveau sous l'invocation du bien le plus grand de l'humanité (thérapie, santé, progrès des connaissances), peut conduire à des pratiques redoutables (génétique, neurosciences...), et donc engendrer des formes nouvelles du mal politique. Faut-il conclure que la démocratie est « un moindre mal », qu'elle est, selon une expression nietzschéenne, une faute de mieux par excellence ? Peut-être, mais il faut éviter d'entretenir ces formes de pessimisme qui contribuent au nihilisme et démobilisent devant de nouvelles formes du mal; il faut plutôt, sans illusions ni pessimisme a priori, entretenir et fortifier les convictions démocratiques de nos contemporains. Après tout, celles-ci reposent sur une idée de la raison : à savoir que mal ou violence ne sont pas les derniers mots de tout, mais que, dans la lucidité devant leur présence, l'homme peut vouloir instituer du sens plutôt que ne rien vouloir ou vouloir le rien. Kant l'avait dit : le mal n'est pas le principe premier, et même si, à certaines époques, il semble tout emporter sous sa loi tyrannique, il faut le désigner pour ce qu'il est, le règne du maléfique quand les hommes s'abandonnent à leurs démons, au lieu de chercher incessamment de quel bien ils sont capables, et quel Bien leur fait signe à travers leurs recherches. La honte éprouvée par Arendt devant l'humanité fait écho à la sagesse de Sophocle lorsque le choeur proclame, au début d'Antigone : « Beaucoup de choses sont inquiétantes, mais aucune n'est plus inquiétante que l'homme. » Et si, selon la Bible, la vraie sagesse commence par la crainte de Dieu, on peut ajouter, avec le tragique grec, qu'elle passe aussi par la crainte de l'homme. Seuls ceux qui connaissent de quoi l'homme est capable dans le pire peuvent espérer en lui, sans illusion et en vérité.50(*)

    III.3. Penser l'Afrique avec H. Arendt : Histoire, Mémoire et Responsabilité

    La mémoire est tour à tour souvent décrite comme une construction, et comme éruption de souvenirs, oubliés ou refoulés. Et une de la mémoire peut conduire à des attitudes réactives ou régressives d'autant plus fortes que l'origine de ces attitudes n'est pas reconnue. De même que, inversement, un trop-plein de mémoire, une mémoire ressassée peut stériliser l'action tournée vers l'avenir, une mémoire sans discernement peut fausser le jugement. N'avons-nous pas entendu chez beaucoup d'Africains des invitations à "quitter la position de victime" que peut provoquer le souvenir de la Taite négrière et de la colonisation, des guerres et conflits, position qui stériliserait la prise en charge responsable de sa vie et de la société ? Il nous semble que revenir à l'un des drames les plus profonds de l'humanité, c'est chercher à en comprendre les ressorts, comprendre les mécanismes, c'est faire en sorte qu'il ne se reproduise plus aujourd'hui. C'est cela l'invitation de H. Arendt quand elle nous demande de penser ce que nous faisons. Elle réfléchit sur le totalitarisme dont elle a été victime. Dès lors, après l'avoir cerné, elle peut alors penser autrement la condition de l'existence humaine dont l'essence est incompatible avec la violence et la domination.

    Dans la plupart des sociétés africaines, victimes des conflits et guerres, tout un pan de l'histoire peut être «oublié« et «refoulé« dans la précipitation, et dans l'urgence de reconstruire, au détriment d'un véritable travail d'analyse des évènements, et dans la plupart des cas au détriment des victimes qui devront sacrifier leurs souvenirs individuels pour la garantie de la survie du groupe. Or, les souvenirs refoulés par un groupe ou par des individus ne sont pas entièrement oubliés. C'est pourquoi les idées de reconstruction et d'amnistie souvent prônées par les gouvernements après les conflits afin de créer un début de paix sociale, peuvent s'avérer aléatoires et resurgir des années plus tard sous forme de conflits sociaux, revendications des victimes, ainsi que de ségrégation entre différents groupes. De là découle l'instabilité notoire d'une paix durable.

    Pourtant, la mémoire est comme cette huile nous permettant d'allumer nos lampes du passé pour obtenir la lumière qui guide nos pas dans l'exercice de la politique. Si la réflexion arendtienne a pris sa source suite à l'événement du totalitarisme, cette dynamique autodestructive reposant sur une dissolution des structures sociales et une terreur permanente, prônant le primat de l'appartenance à une masse informe sur l'identité sociale des individus, nous sommes invités, aujourd'hui, à la suite de H. Arendt, de réfléchir sur la politique dans les sociétés africaines.

    L'Afrique semble aller à vau l'eau  en se perpétuant dans les crises politiques infinies. Cet état critique et les tensions qui s'entremêlent font désespérer le continent qui est en train de perdre son ancienne base de grandeur morale pour s'enraciner dans les fondements de ressentiment, de domination et de volonté de puissance. Or, ces fondements montrent leur fragilité et leur impuissance lorsque des crises subsistent. La gestion de ces crises aboutit à un terrorisme particulier, elle entretient la psychose d'une guerre civile aux contours indéterminés. Cette psychose atteint son pourrissement dans l'auto-exclusion de certaines masses de la population qui craignent l'extermination et se résignent à la soumission à l'arbitraire du cercle de fer. N'est-ce pas là reproduire l'image des régimes totalitaires qui déshumanisent et réduisent la politique à l'idéologique ?

    Dans un système totalitaire, comme le montre H. Arendt, la liberté humaine est bafouée par la volonté d'une personne ou d'un groupe de personnes qui utilisent la force, la violence et la domination pour garantir leur pouvoir. Or la liberté constitue la raison d'être de la politique. Il s'ensuit que là où la liberté humaine ne constitue pas le souci primordial de tout système politique, il n'y pas de politique au vrai sens et par ricochet, nous ne pouvons pas parler d'une éventuelle humanité car la liberté, c'est ce qui permet à l'homme de s'accomplir, d'échanger avec ses égaux aussi bien en actes qu'en paroles, d'initier et de commencer quelque chose de nouveau, d'épouser ou de réfuter les opinions des autres, d'assumer et d'accepter que ses opinions soient aussi rejetées lors d'un débat public... Tâche difficile pour la politique dans les sociétés africaines qui sont, bien que démocratiques, caractérisées par une monopolisation et en une privatisation des affaires politiques par et entre les mains d'un groupe réduit autour du pouvoir en place. La plupart des pays d'Afrique ont connu des gouvernements dictatoriaux avec parti unique, durant au moins vingt ans. Chaque fois qu'on y parlait d'élections, c'était obligatoirement en vue de reconduire le même président.

    Il faut reconnaître pourtant que laisser ainsi un peuple entier en marge des affaires engageant sa vie, le priver de la vie publique (donc de son humanité), c'est banalement l'animaliser, et Hannah Arendt pourra même dire que c'est gérer le pays à la manière d'une famille où il y a la dictature du chef de famille qui donne des ordres que d'autres exécutent sans riposte.

    Par ailleurs, H. Arendt souligne l'importance de la pluralité comme étant la condition même de toute politique. Cette dernière engage les citoyens, qui doivent, pour ce faire, dire leur mot au sujet des affaires publiques de la communauté et débattre de ces affaires avec leurs égaux. Cette pluralité implique la distinction et l'égalité des membres présent dans l'Agora, chacun sui generis, apportant les fruits de ses pensées, ses opinions, en vue d'une mise en commun et d'une effectuation d'un choix qui engage le nous dans un processus de `bien-vivre-ensemble'. Cela veut dire que tout le monde participe aussi bien directement qu'indirectement à la gestion de la cité dont la direction est confiée aux meilleurs parmi les autres, ceux dont les idées ou opinions et les vertus sont reconnues et estimées par d'autres. De même que H. Arendt a vivement condamné le système totalitaire qui anéantit l'individu et sublime l'autorité du chef ou d'un groupe de personnes avides du pouvoir, réduisant la pluralité au conformisme, de même nous remettons en question les régimes politiques africains qui, aux apparences démocratiques, copient sans coup férir et sans exercice aucun de mémoire, les bévues du passé. Ces régimes réduisent ainsi la politique à l'idéologique où les puissants se créent des partis de fanatiques et usent de tous les moyens pour garantir leur pouvoir. En effet, écrit Ouraga Obou,

    Pour la majorité des régimes politiques africains, le pluralisme a l'inconvénient de favoriser la division politique, d'émietter et éparpiller les forces du peuple, d'encourager la corruption, le tribalisme et les passions partisanes, de laisser des hommes de valeur se constituer en opposition et se livrer à la critique au lieu de participer à l'effort national et surtout d'entraîner des luttes de clans groupés autour de personnalités avides de pouvoir et risquant de dégénérer très rapidement en tentatives de coup d'Etat. Qu'il soit de jure ou de facto, le parti unique détruit le système de poids et de contrepoids d'un régime de séparation des pouvoirs et permet au père-fondateur de la Nation de contrôler tous les mécanismes électoraux pour se maintenir au pouvoir.51(*)

    Tout se passe comme si l'Autre était inapte à vivre,  comme s'il était une punaise qu'on doit exterminer par la machette ou par les fusils. On assassine les individualités, on détruit les spontanéités et « l'ennemi objectif » est la tribu de l'Autre, son ethnie ou  les adeptes de sa religion. C'est le conformisme, le désir de voir tout le monde en parfait accord avec soi.

    Si, en outre, la politique a pour raison d'être la liberté et la pluralité sa condition, l'action et la parole, nous dit H. Arendt, constituent les moyens de son actualisation. Les hommes libres et égaux, réunis dans l'Agora, discutent et échangent des idées, des opinions et cherchent l'opinion la meilleure par rapport à la destinée de la polis. Cette opinion la meilleure se manifeste dans l'action que le nous entreprend pour se réaliser. Notre auteur ne pouvait pas ne pas, face à l'échec de la violence et de la domination ou encore la banalisation du mal que le totalitarisme a introduit, faire appel au modèle politique ancien se reposant harmonieusement sur la parole et l'action. De même que l'Europe, qui a su tirer profit de ses erreurs du passé, a réactualisé les moyens anciens de la parole et de l'action, il est grand temps, pour l'Afrique, de passer à cet exercice de mémoire pour découvrir combien la violence et la domination n'ont pas résolu, de quelque manière que ce soit, ses attentes les plus profondes. Il est temps de se poser toujours la question fondamentale suivante : Quel est le but de la politique en Afrique ? Si  les conflits y sont récurrents, cela est assurément dû aux problèmes politiques mal résolus. Ceux-ci  exigent que l'on fasse  voir les choses essentiellement sous l'angle de l'intégration et de la concorde. La politique moderne est dit `civilisée' et se doit de substituer la discussion aux fusils, le dialogue aux rebellions. Elle doit être un effort sans fin pour éliminer la violence, du moins pour la restreindre. Son rôle doit être celui de modérer les conflits par des compromis en vue de favoriser une intégration dans laquelle chacun des membres de la société se sent comme acteur de la vie  politique, où chacun  trouve un épanouissement total de son être dans une sorte d'interaction circulaire sans bornes. 

    Dans l'Afrique actuelle, avec l'avènement de la démocratie, l'éducation est en désuétude car les référentiels moraux sont en train de chuter : il s'agit du respect de la chose donnée et de la chose jugée, de l'engagement pris, de la nécessité du dialogue pour résoudre les différends, de la préférence de la vérité au mensonge, de l'essence à l'apparence. Même la parole devient biaisée, et surtout avec le développement de techniques médiatiques. N'a la parole que celui qui détient le pouvoir. Souvent l'opposition, aux contestations authentiques, se trouve isolée et outrageusement faible, en face d'un ennemi omniprésent et outrageusement fort. On déforme la vérité en sa guise. L'homme politique moderne, au grand regret de H. Arendt, est associé au `menteur', qui se considère comme un renard en face d'un peuple, ce prétendu « phénix des hôtes » de l'Ëtat, ce « corbeau » des fables de la Fontaine, qui s'entre-déchire pour un pseudo fromage  qu'il ne mangera pas, probablement qu'il ne verra jamais. N'est- ce pas que «tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute » ?52(*)  

    III.4. Critique de la pensée politique de Hannah Arendt

    La pensée politique de H. Arendt nous paraît en effet riche et importante et d'une grande actualité. Nous avons remarqué en notre auteur un penseur d'un aujourd'hui chaotique, celle qui sait diagnostiquer le mal qui gangrène nos sociétés. Elle est aussi celle qui croit à la force du Bien, aux ressources de notre humanité, à l'avenir d'un bien commun, au dépassement de nous-mêmes pour une société plus fraternelle. Elle pense que nous avons la capacité d'agir et que notre liberté doit être inaliénable.

    Toutefois, sa pensée politique n'a pas toujours bénéficié de l'assentiment de tous ses lecteurs. D'aucuns lui reprochent par exemple de « réserver l'activité d'action proprement dite à un petit nombre d'élus»53(*). Cette critique semble être fondée sur l'affirmation de H. Arendt selon laquelle «des activités nécessaires existant dans les sociétés humaines, deux seulement passaient pour politiques et pour constituer ce qu'Aristote nommait bios politikos : à savoir l'action (praxis) et la parole (lexis)»54(*). C'est-à-dire que seuls ceux qui parlent et qui agissent sont ou incarnent le bios politikos, ceux qui n'ont pas encore su s'ouvrir à la parole et l'action publiques sont exclus (pas considérés) dans la perspective de H. Arendt du politique.

    Outre cette critique, de nombreux érudits taxent l'ouvrage de H. Arendt de chronique des événements et elle-même de n'être qu'une simple journaliste. Cette critique est occasionnée par le style arendtien qui prête en effet au genre journalistique et narratif. Il est vrai que H. Arendt a exercé le métier de journaliste. Mais si elle exploite la narration en philosophie, c'est à dessein qu'elle agit de la sorte. Son but était de libérer le politique de ses «sombres temps».

    André Enegrén, qui reconnaît clairement la valeur du projet arendtien, comme «théorie communautaire du pouvoir», lui objecte pourtant, en accord avec les réalistes, l'impossibilité de pratiquer la théorie politique qu'elle a propagée parce que cette dernière soutient la perfection de la délibération plurielle en oubliant les possibilités de corruption de la parole55(*).

    H. Arendt ne voulait pas bâtir des systèmes politiques prêts à être appliqués ; elle pensait simplement dire et décrire ce que les hommes font, ce qu'ils vivent ensemble. Et cela la conduisit à se dire théoricienne de la politique. Après avoir dit et analysé ce que les hommes vivaient, H. Arendt re-pensera le politique pour en proposer les règles. Nous pensons aussi que, dans l'histoire de la pensée, depuis les temps anciens, personne n'a proposé un modèle politique qu'il suffirait d'appliquer en quelque pays pour transformer, de manière miraculeuse, sa réalité politique.

    Une autre question qu'on pose à H. Arendt aujourd'hui et celle que rapporte encore André Enegrén : «A quoi bon poser des règles d'un jeu auquel personne ne joue plus ? »56(*). Cette question signifie en fait que la théorie politique d'Arendt est hors de proportion avec le jeu politique actuel, où il y a un manque évident «et de la transparence de la parole et de la limpidité du regard». Le politique s'est aujourd'hui déguisé pathologiquement en un «art d'obtenir une soumission consentie»57(*).

    Mais, sans accepter de se complaire dans cet état erroné du politique, H. Arendt a voulu justement remonter au fondement du jeu politique pour y retrouver «l'esprit originel» : le domaine de la vraie politique, où les égaux discutent ensemble de la gestion des affaires collectives. Il valait donc la peine de redéfinir les règles du jeu politique.

    CONCLUSION

    Notre travail s'est voulu un essai de compréhension de la pensée politique de H. Arendt afin de faire une relecture de la politique contemporaine. Il s'agissait plus spécialement de reconsidérer, à la suite de Arendt, la place de l'homme face à la politique. Au terme de notre propos, nous nous trouvons, en guise de conclusion, dans l'obligation de récapituler succinctement les grandes étapes du chemin parcouru.

    Nous avons essayé de situer dans un premier temps la personne qui a guidé notre réflexion. H. Arendt, l'avons-nous dit, a pensé son temps. Le totalitarisme est l'occasion de sa pensée politique. Elle s'est efforcée de comprendre ce mal politique moderne qui dépasse toutes les catégories humaines de pensée, ce mal banalisé, s'exprimant par une extrême violence et domination. Pour elle, l'auteur principal de ce mal reste l'homme. Ce dernier est caractérisé par une perte du monde commun et du déracinement par rapport à la tradition. Et pour pallier à cette perte, l'époque contemporaine a inventé l'idéologie. Celle-ci nous tient lieu de pensée. En réalité elle traduit notre incapacité foncière à appréhender les évènements historiques et à comprendre le sens des actions humaines autrement qu`en les enfermant dans le carcan de la logique. D'où le souci de H. Arendt de rétablir le statut de l'homme et sa responsabilité vis-à-vis de ce qui constitue le lieu de son épiphanie, la politique. Ce rétablissement est un exercice de pensée. Se livrer à cet exercice nécessite sans doute un recours à la tradition. Telle est la méthode de notre auteur qui fait constamment appel aux Grecs et aux Romains, parce que convaincue que pour mieux penser le nouveau, il faut partir de l'ancien.

    Le deuxième temps de notre essai a abordé la question de l'homme et spécialement sous son statut ontologique de l'animal politique. Il revenait à notre auteur, qui veut rétablir la politique moderne, s'appuyant sur Aristote, de réconcilier la pensée platonicienne, voire même heideggérienne (son ontologie) avec le monde. H. Arendt s'oppose à ces philosophes qui affirment le primat de la contemplation pour l'homme. Ils prônent la solitude l'homme, son retrait et son désintéressement des affaires humaines dont on ne peut pas espérer atteindre la vérité. Notre auteur affirme cependant que l'homme est essentiellement un « être-avec » et qu'il est impossible de rencontrer un être humain soustrait complètement de l'exigence de vivre en compagnie des autres. La réalité humaine d' «être avec» est une donnée tout à fait ontologique dans ce sens qu'elle intervient comme élément définitionnel de «l'être homme de l'homme» (de son essence). Aristote dire que l'homme est un zôon politikon. Et H. Arendt d'ajouter qu'aucune vie humaine, fût-ce la vie de l'ermite au désert, n'est possible sans un monde qui, directement ou indirectement, témoigne de la présence d'autres êtres humains. Ceci revient à dire que l'homme, bien que contemplatif, ne s'accomplit que dans une polis. Il est donc par nature porté à y vivre activement. C'est ce que nous avons appelé le droit à la politique comme lieu de l'épiphanie de l'homme. Mais qu'est-ce que cette politique, comment jouir de ce droit ? Ainsi, intervenait le troisième temps de notre propos.

    Pour H. Arendt, la question n'est pas : Qu'est-ce que la politique ? , car à cette question, il est relativement aisé de répondre. La question est : La politique a-t-elle encore un sens ? Comment lui redonner sans cesse un espace de déploiement et la faire grandir dans les subjectivités résistantes ? Formulée positivement, la vie politique selon Arendt est à la fois l'institution d'un espace particulier (telle est la leçon romaine de la loi) et la vie des hommes dans cet espace (telle est la leçon de l'Agora homérique et de Solon). Le domaine politique est cet espace institué qui permet aux hommes d'agir et de parler et par là de manifester leur singularité. Il est celui de pluralité humaine qui agit ensemble. Il fait surgir un monde commun où nous débattons de son sens, où nous agissons ensemble, le monde étant cela même qui surgit entre les hommes et où tout ce que chacun apporte, par naissance, peut devenir visible et audible, faisant surgir dans le champ de l'histoire, de situations inédites.

    Bref, parler de la politique implique la notion de la pluralité comme condition. Et cette pluralité n'est pas du conformisme ou une masse informe de personnes. Elle nécessite la prise en compte de l'égalité ainsi que de la distinction. Par ailleurs, la pluralité actualise la politique par le moyen de la parole (lexis) et de l'action (praxis) à l'opposé de la violence et de la domination que l'on rencontre dans le totalitarisme. Chaque fois que quelqu'un prend une initiative, que quelque chose de nouveau se produit, c'est de manière inattendue, incalculable. Il produit un commencement absolu. Mais ce faisant, il inaugure une chaîne d'action humaines interdépendantes. C'est à l'agir (et non au faire) qu'il revient d'inaugurer quelque chose de neuf, de commencer par soi-même une chaîne. Et la liberté consiste, pour H. Arendt, en ce pouvoir commencer, d'où il résulte que des initiatives humaines sont sans cesse interrompues par de nouvelles initiatives, qui, dans leur multiplicité et leurs incessants mouvements, forment la base même du vivre ensemble, et nous poussent à débattre de notre devenir commun.

    Ainsi, le sens de la politique consiste en ce que les hommes libres, ces hommes qui, par leur agir, font que les choses sont autrement, par-delà la violence, la domination, la contrainte, ont entre eux des relations d'égaux, tout en centrant leur agir commun sur l'expression de la liberté. Différence absolue et égalité relative donc : sans une pluralité d'hommes qui sont mes pairs, il n'y aurait pas de liberté. La question n'est pas seulement que nous soyons tous égaux devant la loi, ou que la loi soit la même pour tous. La question proprement politique est que nous ayons tous les mêmes titres à l'action politique, et aux débats qui doivent l'animer.

    Nous avons donc constaté, avec H. Arendt que la politique, dans son vrai sens est biaisée dans les sociétés modernes et particulièrement l'Afrique. Tel était le dernier moment de notre travail avant de critiquer, mieux dépasser la pensée arendtienne. Nous avons loué l'effort de la démocratie moderne de vouloir éradiquer le totalitarisme avec tous les lots de violence et de domination qui l'accompagnent. Et avec le Père Valadier, nous avons montré qu'il importe, pour les contemporains, d'exercer la mémoire, de questionner l'histoire et de faire preuve de responsabilité par rapport à ce qu'ils tirent du passé et par rapport aux actes qu'ils posent au présent en vue de mieux orienter le futur. H. Arendt dirait tout simplement : penser ce que nous faisons.

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    17. « Hannah Arendt, philosophie politique » in Encyclopédie dl'Agorahttp://agoras.typepad.fr/espace

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    * 1 A propos de la biographie, lire avec intérêt Adler L., Dans les pas de Hannah Arendt, Gallimard, Paris, 2005, et Courtine-Denamy S., Hannah Arendt, Belfond, Paris, 1994 et Young-Bruehl E., Hannah Arendt, traduction de Joél Roman et Etienne Tassin, Paris, Anthropos, 1986.

    * 2 Mongin O., préface du livre d'Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt, op.cit., p. XII.

    * 3 Enegrén A., La pensée politique de Hannah Arendt, Puf, Paris, 1984, pp 24-25

    * 4 Dagenais D., « Le contrôle, c'est la liberté : Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain » in Spirale n° 195, mars-avril 2004, p. 46

    * 5 Arendt H., Le système totalitaire : les origines du totalitarisme, Seuil, Paris, p. 53

    * 6 Godin C., La Totatîté, l'Histoire, Champ Vallon, Paris, 2003, p. 28

    * 7 Roviello A., Sens commun et modernité chez Hannah Arendt, Ousia, Athènes, 1987, p. 5

    * 8 Arendt H., Condition de l'homme moderne, traduction de Georges Fradier, , Calmann-Lévy, Paris, p. 27

    * 9 Ricoeur P., Préface à La condition de l'homme moderne, Pocket Agora, Paris, 1994, p.9

    * 10 Enegrén A., « Compréhension et politique » in Esprit, juin 1980, p.68, article cité dans Enegrén, Op.cit, p.28

    * 11 Courtine-Denamy S., Op.cit., p. 140

    * 12 Aristote, Politique, Livre I, Chap. 2, § 6.

    * 13 Arendt H., Condition de l'homme moderne, op.cit, p.99

    * 14 Ibid., p. 89

    * 15 Ibid., p.92

    * 16 Arendt H., Was ist Politik, fragment 3b, cite par Courtine-Denamy S., Op.cit., p. 316

    * 17 Aristote, Ethique à Nicomaque, 1177 b. 31

    * 18Arendt H., Condition de l'homme moderne, op.cit., p. 317

    * 19 Amiel A., Hannah Arendt, Politique et événement, Puf, Paris, 1996, p.54

    * 20Arendt H.,Condition de l'homme moderne, Op.cit., p. 274

    * 21 Ibid., p. 229

    * 22 Taminiaux J., La fille de Thrace et le penseur professionnel, Payot, Paris, 1992, p. 45

    * 23Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, op.cit., p.237

    * 24 Courtine-Denamy S., Op.cit., p. 321

    * 25 Jaspers K., Autobiographie intellectuelle, Aubier, Paris, 1963, p.152

    * 26 Ibid., p. 22

    * 27 Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie, Gallimard, Paris, 1989, p. 25

    * 28 « Hannah Arendt, philosophie politique » in Encyclopédie dl'Agorahttp://agoras.typepad.fr/espace

    _et_politique/2006/08/hannah_arendt.html

    * 29 Ibidem.

    * 30 Arendt H., Condition de l'homme moderne, Op.cit., p. 223

    * 31 Ibid., p. 362.

    * 32 Arendt H., La Crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972, p. 190

    * 33 Ibid., p. 191.

    * 34 Ibid., p. 192.

    * 35 Ibid., p. 196.

    * 36 Ibid., p. 214.

    * 37 Ibid., p. 215.

    * 38 Arendt H., Condition de l'homme moderne, Op. cit., pp. 199

    * 39 Enegrén A., op.cit., p. 45

    * 40 Roviello A., Op.cit., p.46

    * 41 Arendt H., Essai sur la Révolution, Gallimard, Paris, p. 316

    * 42 Ibid., p. 268

    * 43 Ibid., p. 247

    * 44 Idem

    * 45 Ibid., p. 259

    * 46 Arendt H., « Politique et révolution » in Du mensonge à la vérité, Calmann-Lévy, Paris, 1971, pp. 240-241

    * 47 Arendt H., Essai sur la Révolution, Op.cit., p. 261

    * 48 Cité dans la Préface de Hannah Arendt, La crise de la culture, op.cit. p.15

    * 49 Amiel A., Op.cit., p.13

    * 50 Paul Valadier, « Le mal politique moderne » in Etudes 2001/2, Tome 394, pp. 205-207

    * 51 Ouraga Obou, « Essai d'explication des crises politiques en Afrique » in Débats, n°1-janvier 2003, p. 18

    * 52 Voir à sujet « Le corbeau et le renard » in Fable de la Fontaine.

    * 53 Jacques Taminiaux, Op.cit., p. 112.

    * 54 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 34

    * 55 On peut à ce propos lire avec intérêt Enegrén A., La pensée politique de Hannah Arendt, op.cit., p. 234.

    * 56 Ibid., p. 235

    * 57 Idem






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"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo