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Immigration volontaire ou forcée des allemands et des alsaciens-lorrains dans les Vosges (1911-1920)

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par Clément Thiriau
Université Nancy II - Master 2 d'histoire contemporaine 2007
  

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Partie III : Enracinement du conflit, intensification du contrôle

(1916-1917) p. 75

Chapitre 1 : Accroître le contrôle des Allemands au tournant de la guerre .p. 76

I - Pour l'armée : accroître la surveillance des Allemands et Alsaciens.............. p. 76

II - 1917 : naissance des cartes d'identité d'étrangers et surveillance............ p. 78

III - Dépôts et centres de triages pour civils allemands dans les Vosges.............. p. 80

Conclusion p. 82

Chapitre 2 : Le traitement spécial des Alsaciens-Lorrains p. 83

I - La machine administrative p. 84

II - Alsaciens et autochtones........................................................................ p. 88

Conclusion p. 92

Chapitre 3 : Allemands et Alsaciens à l'aide de la France ..p. 93

I - A l'arrière, une main-d'oeuvre annexe nécessaire.............................................p. 94

II - Prisonniers de guerre........................................................................... p. 96 III- Réfugiés.................................................................................................p. 99 Conclusion............................................................................................. p. 100

Partie IV : La fin de la guerre et l'après-guerre (1918-1920) : un arrêt des contraintes ?. p. 101

Chapitre 1 : La dernière phase de la guerre ou l'arrêt des mesures de contrainte

(1917-1918) p. 102

I - La réglementation à l'égard des réfugiés vers la fin de 1917............................p. 103

II - Quel sort pour Allemands et Alsaciens à la fin de la guerre ?......... ......

p. 106

Conclusion.............................................................................................

p. 109

Chapitre 2 : L'après-guerre (1918-1920)

p. 110

I - Alsaciens-Lorrains : l'utopie d'un rétablissement des libertés individuelles.........p. 110

II - Le traité de Versailles et les commissions de triage.......................................p. 113

Conclusion.............................................................................................

p. 116

Conclusion

p. 117

Annexes

p. 122

Sources

p. 130

Bibliographie

.p. 144

INTRODUCTION GENERALE

Au XIXe siècle, la proximité géographique entre la France et l'Allemagne fait apparaître un contexte propice aux échanges et aux migrations de population. A partir de 1871, l'immigration concerne plutôt les ressortissants d'Alsace-Moselle, longtemps terre d'entre-deux. Les Vosges constituent alors un important département d'accueil. Les Italiens y sont également nombreux mais ont déjà fait l'objet d'une thèse1. Pour comprendre la situation des Allemands et Alsaciens entre 1911 et 1920, il faut envisager un bref retour sur la nature et les caractéristiques historiques de leur immigration.

Au XIXe siècle, la faiblesse de la fécondité et l'insuffisance de la main-d'oeuvre ont favorisé l'arrivée et l'installation en France de nombreux étrangers2. Le nombre d'entrées nettes par année passe de 20 000 en moyenne entre 1896 et 1906 à 30 000 entre 1906 et 1911. Jusqu'en 1914, les travailleurs étrangers sont essentiellement originaires des Etats limitrophes, en particulier Belges, Italiens puis Allemands, Espagnols et Suisses3. Les autres pays sont très faiblement représentés et la part des non-Européens est alors quasiment nulle.

La connaissance de la population étrangère à cette période repose presque exclusivement sur les recensements publiés depuis 1851 par la Statistique générale de la France4. Le dénombrement spécifique des étrangers de 1891 révèle leur répartition par lieu de naissance, sexe, âge, état matrimonial et profession. Mais la statistique du mouvement de la population est beaucoup moins riche : il n'existe même pas de série continue des naissances d'origine étrangère. Il est donc très difficile d'étudier les comportements démographiques et les processus d'assimilation.

Immigrés fort ordinaires au départ, les Allemands sont devenus, en France, des étrangers singuliers. De l'Ancien régime au début du XIXe siècle, ils sont peu nombreux, spécialistes de l'industrie ou de la finance5. Puis le rythme des arrivées s'accélère ; à la veille de la révolution de 1848, les Allemands représentent à Paris un étranger sur trois. Cette nouvelle immigration emprunte encore une image de l'Allemagne plus rhénane que prussienne. Une certaine complicité entre les deux pays et le poids de l'économie jouent dans le développement des flux migratoires6.

Mais, déjà, le XXe siècle s'annonce et des exilés allemands largement politisés arrivent nombreux, fidèles aux idéaux de 1789. La révolution vaincue de 1848 et le coup d'Etat de 1851 sonnent le glas de ces temps d'amitié et détruisent le mythe d'une France terre des libertés7.

1 Voir O. Guatelli, Les Italiens dans l'arrondissement de Saint-Dié : 1870-1970, Thèse de doctorat, Nancy 2, 2002.

2 Collectif, « La France et ses immigrés (1789-1995) », in L'Histoire, novembre 1995, n° 193, pages 20-42.

3 Ibid.

4 J.-D. & J.-P. Poussou, « Les étrangers en France », in Histoire de la population française, J. Dupaquier (dir.), Tome 3 (1789-1914), PUF, 1988, pp. 214-221.

5 Marianne Amar & Pierre Milza, L'immigration en France au XXe siècle, Paris, A. Colin, 1990, article « Les Allemands », p. 45.

6 Ibid.

7 Ibid.

La défaite de 1870 transforme, côté français, l'Allemand en « Boche », étranger par excellence qui menace la nation dans son intégrité géographique et son génie8. Les Allemands immigrés en France sont alors moins de 100 000, environ 8 % des étrangers. La séparation de 1870 n'explique pas seule cette chute brutale. Des immigrés, fiers de la réalisation de l'unité allemande, en outre assimilés à l'occupant par une population française traumatisée par la défaite, préfèrent rentrer chez eux9.

Par le traité de Francfort du 10 mai 1871, cinq arrondissements lorrains se trouvent rattachés à l'Allemagne en plus de l'Alsace dans son intégralité : trois de la Moselle, deux de la Meurthe, ainsi que des fractions des arrondissements de Lunéville, Nancy et Saint-Dié. Le département des Vosges perd dix-huit communes comprenant 21 000 habitants (le canton de Schirmeck et une partie de Saales) qui sont fortement industrialisées avec notamment les forges de Rothau, de Grand Fontaine et de nombreuses filatures. Les 43 000 habitants qui vivent dans la zone annexée, le Reichsland, se trouvent d'emblée à l'intérieur du Reich10.

Mais l'article 2 du traité autorise les habitants des territoires cédés au vainqueur à opter pour la nationalité française s'ils le souhaitent. La qualité de citoyen français leur sera maintenue s'ils transportent leur domicile en France avant le 1er octobre 1872, après avoir fait leur déclaration d'option devant les autorités compétentes.

L'article 1 de la convention additionnelle du traité de Francfort, signée le 11 décembre 1871, implique que les individus simplement originaires d'Alsace-Moselle optent pour la nationalité française, sous peine de devenir Allemands11. Après le 1er octobre 1872, ceux qui franchiront la frontière seront enregistrés en France comme « ressortissants allemands »12. Il s'agit plutôt pour l'Allemagne d'une solution pratique, dictée par les circonstances, que l'expression d'un comportement conciliant à l'égard du vaincu.

A une époque où les naturalisations par décret sont encore peu nombreuses, la possibilité d'option offerte à plus d'un million de personnes dans un délai à peine supérieur à un an constitue, pour les services administratifs, une nouveauté à laquelle ils doivent s'adapter. En outre, les populations ont été mal informées : nombreux sont ceux qui ont cru pouvoir rester Français en Alsace-Moselle. L'option est finalement un plébiscite en faveur de la France : au 1er octobre 1872, 160 878 Alsaciens-Mosellans (soit un peu plus de 10 %) ont exercé leur droit d'option13.

8 M. Amar & P. Milza, op. cit., p. 45.

9 Janine Ponty, L'immigration dans les textes. France, 1789-2002, Paris, Belin-Sup, Histoire, 2004, chapitre 2 « Le temps des voisins », pp. 54-68.

10 Jean-Paul Claudel, Les Vosges en 1900. 1870-1914 : d'une Guerre à l'autre, PLI - Gérard Louis, 2001, p. 21.

11 Alfred Wahl, L'option et l'émigration des Alsaciens-Lorrains (1871-1872), Paris, éd. Ophrys, 1974, 276 p.

12 J. Ponty, op. cit., pp. 54-68.

13 Ibid.

Au total, le nombre de ceux qui émigrent effectivement dans la période d'option est de

125 000 sur une population estimée de 1,5 million. Approximativement 8,5 % de la population fait le choix douloureux de l'exil. Au sein des migrants, les élites sont fortement représentées : bourgeoisie d'affaires, notables des campagnes, militaires, professeurs, etc., provoquant de graves problèmes sur les plans démographique et économique14. Beaucoup d'industriels du textile partent, surtout vers les Vosges, la Normandie, voire l'Algérie. Par ailleurs, sur les 125 000 migrants, on estime à 50 000 le nombre de ceux qui fuient le service militaire allemand. Beaucoup de retraités ont enfin opté pour ne pas perdre leur pension. Les optants emmènent en même temps leurs capitaux : l'économie est totalement désorganisée15.

L'émigration rapide prend souvent au dépourvu les services d'accueil hâtivement constitués. Un quart de siècle après la fin du conflit franco-prussien (1895), des administrations départementales hésitent encore quant à la nationalité réelle de certains résidents alsaciens ou mosellans16. Périodiquement, des cas litigieux passent en justice et les jugements rendus font jurisprudence. Plusieurs décisions semblent en contradiction avec la circulaire du Garde des Sceaux du 30 mars 187217, selon laquelle doivent opter tous ceux qui sont nés en Alsace-Lorraine, même s'ils n'y résidaient pas au moment de la défaite : ces gens restés en France auraient dû être considérés comme Allemands. Il ne s'agit plus de l'option au regard des Allemands, mais de la position française. A côté des pouvoirs publics, des associations jouent un rôle fondamental dans l'accueil des migrants18.

Après la rupture de 1871-72, les effectifs des Allemands présents en France vont croître à nouveau, sous l'impulsion des Alsaciens-Mosellans qui n'ont pas usé de leur droit d'option dans les délais impartis. Au cours de la période 1871-1914, 230 000 Alsaciens-Lorrains quittent l'Allemagne pour la France19. Une véritable diaspora alsacienne-lorraine se disperse ainsi sur le territoire français, avec des concentrations très importantes dans les départements longeant la frontière et les grandes villes, avec en tête, la région parisienne. Ils sont accompagnés d'Allemands nouvellement venus des Länder, notamment entre 1880 et 1895. Au classement des nationalités étrangères présentes en France, les Allemands se replacent au troisième rang jusqu'à la veille de la Grande Guerre, derrière les Italiens et les Belges20.

14 A. Wahl, op. cit.

15 Ibid.

16 J. Ponty, op. cit., pp. 54-68.

17 Ibid.

18 H. Mauran, Les camps d'internement et la surveillance des étrangers en France durant la Première Guerre mondiale (1914-1920), Thèse de doctorat, Université Paul Valéry - Montpellier III, 2003, p. 385.

19 J. Ponty, op. cit., pp. 54-68.

20 Ibid.

La Lorraine est à la fin du XIXe siècle une région d'accueil importante, notamment pour les Alsaciens-Lorrains qui quittent les provinces perdues. Si les Mosellans s'établissent plutôt en Meuse et en Meurthe-et-Moselle - Nancy est d'ailleurs promue par les événements capitale de la France de l'Est - les Alsaciens s'installent plus particulièrement de l'autre côté des Vosges. Le mouvement est, dans le département, antérieur à 1870. Ainsi Moïse Durkheim, le père du sociologue Emile Durkheim, était venu à Epinal en 1832 comme rabbin des Vosges. Après le traité de Francfort, l'établissement de la frontière permet l'implantation dans les Vosges de nombreuses industries21. Cependant, il ne faut pas croire que les industriels alsaciens sont venus en masse s'installer dans les Vosges lorraines après la guerre de 1870. Certains sont déjà là depuis longtemps tels Christian Kiener à Monthureux-sur-Saône et à Eloyes, nommé maire d'Epinal à la fin du second Empire, A. Koechlin à Fraize, Schlumberger et Steiner au Val d'Ajol, et bien d'autres. Par ailleurs, surtout dans la région de Saint-Dié, plusieurs manufacturiers possédaient des usines de part et d'autre du massif vosgien dès 185522.

Ainsi, les chefs d'entreprises textiles alsaciens établissent après 1870 des filiales dans les vallées ou y créent des usines-mères en conservant leurs ateliers des bords du Rhin23. Tout en fournissant du travail aux contremaîtres et aux ouvriers alsaciens-lorrains qui ont refusé l'annexion et les accompagnent nombreux, ils peuvent accéder aux marchés allemands. En particulier, la ville de Remiremont, nouveau point de garnison en deçà des crêtes, accueille les chevaliers d'industrie, venus principalement de Mulhouse comme les Schwartz et les Antuszewicz, qui développent, avec de nombreux ouvriers également réfugiés, leurs implantations dans les vallées alentour24. L'usine textile de Thaon-les-Vosges accueille également un contingent d'Alsaciens. Ces ouvriers, durs à la tâche, sont très appréciés ; ils sont patriotes, dévoués au patron qui les a accueillis et logés25.

Ces nouveaux venus représentent donc un stimulant efficace pour les industriels établis dans le pays avant 1870. Néanmoins, la reprise des affaires dans l'industrie textile vosgienne est lente au lendemain de la guerre. Si, en 1871, la situation économique est assez bonne, une nouvelle crise éclate au cours de l'année suivante, incitant la chambre consultative des Arts et Manufactures de Remiremont à réclamer la fermeture des frontières26.

21 F. Roth, op. cit., pp. 183-210.

22 Georges Poull, « L'industrie textile vosgienne des origines à 1978 », in Le pays de Remiremont, n°2, 1979, pp. 27- 49.

23 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 81-82.

24 Françoise Noël, Une famille à Remiremont 1750-2000. Chronique bourgeoise, Ed. Gérard Louis, 2004, « Les réfugiés », pp. 79-81.

25 F. Roth, Histoire de la Lorraine, L'époque contemporaine, Tome 1 : De la Révolution à la Grande guerre, Nancy, Presses universitaires de Nancy, Encyclopédie illustrée de la Lorraine, 1994, pp. 183-210.

26 G. Poull, op. cit., pp. 27-49.

Dès 1872, Epinal devient le centre de l'industrie cotonnière de toute la région. La basse vallée de la Moselle s'industrialise vers la même époque, à partir de Thaon-les-Vosges27. L'événement le plus notable de cette époque est l'arrivée à Thaon d'Armand Lederlin, industriel spécialisé dans le blanchiment, la teinturerie et l'impression des tissus. L'usine qu'il fait construire en 1872 a pour but de remplacer celles de la région de Mulhouse qui, jusqu'en 1870, était en relation d'affaires à longueur d'années avec les manufacturiers vosgiens. En 1877, à la suite d'une récolte de coton trop abondante, les prix s'effondrent et l'importation baisse de près d'un tiers : les filatures vosgiennes éprouvent alors d'énormes difficultés pour maintenir leur production28. Le retour au protectionnisme est exploité au plan national par Jules Méline qui réussit à faire voter par la Chambre, le 27 mai 1881, le relèvement des tarifs douaniers. Une usine de traitement des tissus voit le jour à Epinal en 1881, à l'initiative de Boeringer, Zurcher et Cie29. Pour former les futurs cadres du département, plus autorisés à suivre les cours de filature et de tissage donnés à Mulhouse, une école de tissage et de filature voit le jour en 1903 à Epinal, dans les bâtiments de l'école industrielle, sous le nom d' « Indus », sur l'initiative de G. Juillard-Hartmann, président du Syndicat cotonnier de l'Est30.

Par ailleurs, vers 1870 se mêle aux industriels une importante population d'émigrés alsaciens, souvent de confession juive ou protestante, qui s'installent comme médecins, avocats et surtout commerçants et artisans. Ils résident dans les petites villes vosgiennes et sont particulièrement présents à Remiremont31.

En 1881, le département des Vosges est classé troisième département français en termes de présence allemande avec 2583 représentants. L'Est n'arrive pas en tête : à eux cinq, Meurthe-etMoselle, Vosges, Meuse, territoire de Belfort et Doubs ne totalisent que 25 % de l'effectif, moins que le seul département de la Seine qui en compte près de 50 %. Car, tant les Allemands au sens propre du terme que les Alsaciens et les Mosellans privilégient les villes32. La répartition est finalement moins spatiale que sectorielle. Socialement moins démunis que les Belges et les Italiens, les Allemands s'installent en ville afin d'y exercer des métiers relevant du secteur tertiaire (commerce, services). Par ailleurs, la conjoncture internationale dessert les immigrés allemands, soupçonnés d'être des espions potentiels à la solde des Hohenzollern. Les Français englobent dans le même opprobre les Alsaciens-Lorrains, qu'ils aient opté ou non33.

27 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 94-95.

28 Ibid.

29 Georges Poull, op. cit., p.38.

30 Ibid.

31 F. Noël, op. cit, pp. 79-81.

32 J. Ponty, op. cit., pp. 54-68.

33 Ibid.

Dans le dernier quart du XIXe siècle, le triomphe du capital, le développement du machinisme, la concentration, permettent l'implantation définitive de la grande industrie dans les Vosges. Tandis que la partie orientale du département accueille d'innombrables filatures et tissages, les industries chimiques et les industries d'art, telles que verreries ou fabriques de meubles, font preuve d'une puissante originalité34. Dans tous les secteurs, la production augmente considérablement. La mécanisation favorise l'expansion, notamment dans le textile et la papeterie. Malgré l'apparition de puissants groupes, les petites et moyennes entreprises subsistent dans le vêtement, la boissellerie, l'alimentation ou le bâtiment. Le travail à domicile se poursuit dans les métiers du tissu, de la dentelle, de la bonneterie.

La région peut alors fournir aux usines et fabriques nouvelles, ingénieurs et capitaux. Mais, devant la pénurie de main-d'oeuvre, les patrons doivent alors recourir à une masse de travailleurs étrangers non qualifiés au-delà de la France et de l'Allemagne35. L'Italie est alors un réservoir inépuisable d'une main-d'oeuvre disponible, courageuse et facilement assimilable ; principalement maçons ou tailleurs de pierre, nombreux dans les carrières des Hautes-Vosges, ces ouvriers italiens s'installent dans les vallées de la Moselle et de la Meurthe36. Les étrangers participent à la réalisation des grands travaux : installation des lignes de chemin de fer, Canal de l'Est qui dessert Epinal en 1882, construction de la place forte d'Epinal, mais aussi donc de toutes les usines37. Les progrès des industries et des transactions commerciales, ainsi que le développement du réseau ferré et la création de canaux, permettent la vente, dans toute la France et dans beaucoup de pays étrangers, des produits fabriqués dans le département38.

Après 1882, le système bancaire subit une réorganisation avec la spécialisation des banques de dépôts et des banques d'affaires. L'épargne est abondante, mais un train de vie modeste et la stabilité monétaire poussent à l'économie. Des établissements bancaires régionaux, comme la Société nancéienne, la banque Renault, la banque d'Alsace-Lorraine, apportent aux industries vosgiennes un précieux concours. Dans les campagnes, l'augmentation des rendements dû à l'utilisation de machines agricoles et à l'emploi d'engrais, favorise le sous-emploi39. La maind'oeuvre excédentaire trouve à s'embaucher dans l'industrie en plein essor. Ainsi s'accélère l'irréversible exode de la population rurale vers les villes.

De 1871 à 1914, l'expansion économique du département des Vosges est spectaculaire. Grâce aux progrès techniques, les conditions de vie ne cessent de s'améliorer.

34 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 94-95.

35 F. Roth, op. cit., pp. 211-230.

36 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 94-95.

37 Albert Ronsin, Vosges, Paris, Edition C. Bonneton, Encyclopédies régionales, 1987, p. 368.

38 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 94-95.

39 Ibid.

Parallèlement, la fin du XIXe siècle correspond au moment où l'immigration, traditionnellement libre, connaît un début de réglementation, en matière de recrutement et de statut juridique. Ce temps d'un contrôle accru se cristallise par l'adoption, par le Parlement, de la loi du 26 juin 1889 sur la nationalité. Désormais, tout individu né en France de parents nés à l'étranger devient Français à sa majorité, sauf s'il s'y refuse expressément40. Quant à l'individu né en France de parents étrangers eux-mêmes nés en France, il reçoit la nationalité française sans pouvoir décliner celle-ci. Les modalités de la naturalisation sont définies : il faut être majeur, séjourner en France depuis au moins 10 ans et faire preuve d'une bonne moralité. De la sorte, si la naturalisation reste aléatoire, l'accès des enfants d'immigrés à la nationalité française se révèle le plus souvent automatique et vient accroître le nombre des citoyens.

Deux autres textes, le décret du 2 octobre 1888 et la loi du 8 août 1893, permettent de mieux surveiller les travailleurs étrangers41 : l'immigré arrivant dans une commune pour y occuper un emploi doit désormais se faire immatriculer ; la démarche est à renouveler à chaque changement de résidence. Les patrons ne peuvent embaucher un ouvrier non inscrit. Ces dispositions améliorent le contrôle policier et fournissent des renseignements sur les effectifs de travailleurs étrangers, mais n'opèrent pas de sélection et ne ferment aucune profession. La seule restriction qui existe est celle imposée par les décrets Millerand du 10 août 1899, selon lesquels dans les travaux effectués au nom de l'Etat, des départements ou des communes, l'administration doit fixer un quota d'ouvriers étrangers42.

En outre, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les circonstances exceptionnelles d'une guerre extérieure et d'une mobilisation générale semblent exiger un renforcement de la surveillance des étrangers, Allemands et Alsaciens-Lorrains en tout premier lieu43. Les mesures prises avant 1914 en ce qui concerne les étrangers s'inscrivent en partie dans la perspective d'une nouvelle guerre franco-allemande. En particulier, le fichage systématique de la période 1871-1914 est lié à cette perspective. Le général Boulanger, ministre de la Guerre, ordonne, dès 1887, d'établir la liste de tous les étrangers vivant en France.

L'exécution de cette opération de fichage, inédite en son temps, aboutit finalement à la création de deux fichiers parallèles : un fichier des étrangers (A) et un fichier pour tous ceux (Français et étrangers) soupçonnés d'espionnage, de pacifisme, de syndicalisme (B), tenu par les préfectures des départements, avec l'aide des gendarmeries44.

40 Ralph Schor, Histoire de l'immigration en France de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Colin, 1996, 347 p.

41 Ibid, pp. 7-29.

42 Ibid.

43 H. Mauran, op. cit., chapitre IV « Avant les camps », pp. 195-232.

44 Ibid.

La création du « carnet B » est étroitement liée aux lois sur l'état de siège de 1849 et 1878 qui, en cas de guerre extérieure ou de troubles intérieurs, donnent aux autorités, notamment militaires, des pouvoirs exceptionnels pour assurer le maintien de l'ordre et l'intégrité du territoire45. Parmi les 500 étrangers fichés au « carnet B », se trouvent de nombreux AlsaciensLorrains. Le dépouillement des fonds départementaux ayant conservé ce document l'atteste amplement.

Le fichier des Vosges, département limitrophe de l'Allemagne, donc jugé sensible, comprend cinq Alsaciens. Parmi eux, un marchand, né à Habstein, près de Mulhouse, réside à Epinal où il vend des étoffes sur les marchés. Venu en France en 1884, sa conduite « au point de vue national » a paru suspecte parce que, bien que majeur depuis 1872, il n'a pas opté pour la nationalité française. Le fait de ne pas opter pour la nationalité française accentue la curiosité et la méfiance. En fait, bien des choix dans un sens ou dans un autre s'expliquent par des raisons complexes, familles et intérêts de part et d'autre de la frontière. On reproche également à cet homme des relations avec un autre Alsacien suspect qui, lui, a choisi la nationalité suisse. Les éléments d'accusation semblent bien maigres, malgré l'abondance d'un dossier dont les pièces les plus anciennes remontent à 1890. Cela explique que, faute d'éléments nouveaux et plus probants, ce suspect, cessant de l'être, ait été rayé du Carnet en 190346.

On peut aussi relever le nom d'un Alsacien, voyageur de commerce en bijouterie qui a pourtant opté pour la nationalité française. Ses voyages le rendent suspect, bien qu'il paraisse normal qu'un voyageur de commerce se déplace. On le soupçonne de chercher à entrer en contact avec des militaires, en se rendant dans les cafés que ceux-ci fréquentent. Cet individu sera radié lui aussi dudit carnet en 190347.

A côté du « carnet B » se met en place un dispositif visant spécifiquement les AlsaciensLorrains. Le 14 janvier 1887, le comte d'Haussonville, dirigeant de la Société de protection des Alsaciens et Lorrains, remet à l'Etat-major une « note sur la situation qui sera faite aux AlsaciensLorrains dans l'éventualité d'une guerre franco-allemande ». La réflexion se poursuivra ainsi jusqu'aux mesures de janvier 1913 préconisant des « instructions relatives aux mesures à prendre à l'égard des étrangers en cas de mobilisation ». Avant même la Grande Guerre, le gouvernement français avait donc soigneusement étudié les diverses facettes du problème alsacien-lorrain. Les Alsaciens-Lorrains sont intégrés dans un plan global : l'envers de la militarisation - forme d'assimilation par les armes - est constitué par une politique d'évacuation et d'internement48.

45 H. Mauran, op. cit., pp. 195-232.

46 Ibid.

47 Ibid, p. 429.

48 Ibid, pp. 430-431.

Après avoir décrit la nature et l'évolution de l'immigration allemande et alsacienne dans les Vosges jusque 1910, l'étude qui suit porte spécifiquement sur la situation de ces populations de nationalité allemande résidant dans le département des Vosges entre 1911 et 1920.

1911 c'est la date de la deuxième crise marocaine, après 1905-1906, qui cristallise la détérioration des relations franco-allemandes : les événements d'Agadir remettent en cause les intérêts spéciaux de la France au Maroc. Le traité franco-allemand du 4 novembre implique qu'en échange de sa liberté d'action politique au Maroc, la France cède à l'Allemagne une partie du Congo français. Mais l'éventualité d'une guerre franco-allemande a réexcité les passions, réactivé les alliances et relancé de nouvelles mesures d'armement, notamment en Allemagne49.

Quelle est la situation des Allemands et Alsaciens-Lorrains dans les Vosges en 1911-1914 ? Il s'agit de décrire les aspects suivants : nombre, mode d'inscription familial, géographique et de logement, situation professionnelle et intégration, religion, langue, vie associative et accueil.

Comment interviennent-ils et sont-ils traités pendant la Grande Guerre ? Il m'a paru intéressant d'étudier la situation de ces immigrés allemands et alsaciens-lorrains pendant la Première guerre mondiale, ressortissants des puissances ennemies de la France, dans un département qui est divisé par une ligne de front à partir de décembre 1914. Comment peuvent-ils agir à l'aide de leur patrie d'accueil, au front, à l'arrière ? Quelle teneur la législation de guerre peut-elle recouvrir vis-à-vis des ressortissants des puissances ennemies dans la zone des armées ? Comment sont par ailleurs traités les Alsaciens-Lorrains, selon qu'ils sont d'origine française ou ressortissants du Reich ?

Enfin, l'année 1920 a été choisie comme borne chronologique finale car cela permet de faire une étude précise sur la période de la Grande Guerre et la liquidation de la guerre : traitement des Allemands, selon les cas prisonniers, réfugiés, rôle des commissions de triage. Y'a-t-il une nouvelle immigration allemande au lendemain de la guerre ?.

Pour cette étude la plus complète possible, les archives départementales des Vosges ont constitué la source essentielle (sous-séries 4 M et 8 M notamment). Il faut en outre souligner l'apport prépondérant d'ouvrages comme celui d'H. Mauran sur l'internement et les pratiques administratives pendant la Grande guerre50, celui de Jean-Paul Claudel sur les Vosges à la Belle époque51 et l'article précieux de R. Martin sur les Alsaciens à Remiremont pendant la guerre52.

49 Jacques Binoche, Histoire des relations franco-allemandes de 1789 à nos jours, Paris, A. Colin, 1996, pp. 80-81.

50 Hervé Mauran, Les camps d'internement et la surveillance des étrangers en France durant la Première Guerre mondiale (1914-1920), Thèse de doctorat, Université Paul Valéry - Montpellier III, 2003, 3 volumes.

51 Jean-Paul Claudel, Les Vosges en 1900. 1870-1914 : d'une Guerre à l'autre, PLI - Gérard Louis, 2001.

52 Roger Martin, « Les Alsaciens dans l'arrondissement de Remiremont pendant la guerre de 1914-1918 », in Le pays de Remiremont, 1979, n°2, pp. 62-65 du deuxième cahier.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus