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La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

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2. L'OUVERTURE CULTURELLE

« Il n'existe pas de culture ni de civilisation universelle en soi »1013, car toute culture ou civilisation est l'aboutissement de cultures multiples, parfois contradictoires.1014 En plus, aucune culture ne se développe et ne s'épanouit de manière autarcique, car elle risquerait de disparaître. Autrement dit, toute culture est métissée, partage avec les cultures voisines des caractéristiques communes (la langue, la religion, des modes de vie, une partie de son histoire)1015. Également, l'affirmation de sa culture n'est pas un but en soi, mais un moyen de s'ouvrir à l'autre. Pour cette raison, Léopold Sédar Senghor propose l'ouverture culturelle comme la seconde étape pour aboutir à la Civilisation de l'Universel, estime Sylvie Coly :

L'ouverture est, dans la perspective senghorienne, l'étape seconde qui doit mener

à la Civilisation de l'Universel qui serait le résultat de la symbiose entre les races et cultures de la fécondation mutuelle qui enrichit l'humanité1016.

L'ouverture culturelle est le fait d'établir la communication avec d'autres cultures, d'aller vers les autres cultures pour y puiser la sève fécondante, comme le dirait Senghor, utile à la construction d'un nouvel humanisme, d'une Civilisation de l'Universel. Cette ouverture culturelle s'apparente au dialogue des cultures. Dans cette optique, la Francophonie est un humanisme qui puise sa sève nourricière culturelle à tous les coins du monde1017, et un instrument de dialogue mutuel entre les peuples et cultures. On peut appréhender, ici, la culture comme étant l'ensemble des solutions qu'une communauté humaine hérite, adopte et invente pour trouver des solutions aux crises de son époque ; c'est pourquoi, Senghor asserte que la Francophonie est une façon rationnelle de poser les problèmes et d'en rechercher les solutions par référence à l'homme.1018 Ce qui laisse entrevoir que le projet senghorien de la Francophonie est de refaire, pour ainsi dire, l'humanisme contre une conception abstraite de l'homme.1019

1013 Pathé DIAGNE, « Renaissance et problèmes culturels en Afrique », Introduction à la culture africaine, op.

cit., p. 285

1014 Olga BALOGUN, « Formes et Expressions dans les arts africains », idem., p. 54

1015 Jean-François DORTIER, Identité. Des conflits identitaires à la recherche de soi, Disponible sur

https://www.scienceshumaines.com/identite-des-conflits-identitaires-a-la-recherche-de-soi_fr_12390.html

1016 Sylive COLY, op. cit. (voir p. 283)

1017 Ibrahim DIOP, Senghor entre Francophonie et dialogue interculturel, op. cit., p. 12

1018 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 136

1019 Nadia Yala KISUDIKI, « L'influence vivante du personnalisme de Mounier sur la philosophie esthétique et

la poésie de Léopold Sédar Senghor », disponible sur http://contextes.revues.org/5592

286

Cette volonté de redéfinition de l'humanisme amène Senghor à l'option de l'ouverture culturelle : « Son idéal humaniste, son amour du prochain et sa conception universaliste l'ont poussé, sans doute, à s'ouvrir aux autres peuples et cultures. »1020En fait, Senghor prône l'ouverture en vue d'un dialogue fécond des civilisations, pour dire la Civilisation de l'Universel, qu'il appelle de tous ses voeux. Cette civilisation doit émerger du dialogue des cultures : « La voie est donc ouverte au dialogue pour construire ce que Teilhard de Chardin annonçait : cette Civilisation de l'Universel qui serait celle du 21e siècle. »1021 Parce que les cultures peuvent dialoguer1022, Senghor invite les cultures à s'ouvrir les unes aux autres pour un enrichissement mutuel. Il s'agit, pour les cultures, de donner et de recevoir. Ceci est l'ouverture culturelle. Elle est au centre de la poésie senghorienne, voire l'essence de cette poésie. La Francophonie est l'expression du modèle d'ouverture culturelle que l'Afrique veut tisser avec les autres cultures, puisqu'il s'agit de dialogue des cultures avec le concept de Francophonie. Et, Senghor a passé toute sa vie à prôner ce dialogue culturel. Sa production littéraire en témoigne. Sa Négritude l'a illustré. Sa Francophonie le confirme. La poésie senghorienne n'envisage pas un repli sur soi culturellement mais, plutôt une ouverture culturelle. Elle est l'absolue recherchée dans son oeuvre poétique, dans sa vie de l'homme ordinaire et de l'homme politique.

Senghor se présente comme un extraverti, une personne tournée vers le monde extérieur, ouverte à toutes les cultures :

Mon âme aspire à la conquête du monde innombrable et déploie ses ailes, noir et rouge

Noir et rouge, couleurs de vos étendards !

Ma tâche est de reconquérir le lointain des terres qui bornaient l'Empire du Sang

Où jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence

Ma tâche, de reconquérir les perles extrêmes de votre sang jusqu'au fond des océans glacés

Et des âmes. Entendez le chant de son âme sous son toit de paupières sarrasines. (Po : 43)

Ou encore,

Je vivrai ouvert à la mer, mère nourricière de l'esprit.

[...]

L'esprit ouvert comme une voile, mobile comme une palme. (O. Po : 271-272)

1020 Ibrahim DIOP, op. cit., p. 15

1021 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, op. cit., p. 10

1022 Selon Senghor, « [deux] cultures peuvent dialoguer, deux idéologies ne peuvent pas dialoguer. », Entretien accordé par Senghor à Guy Allix pour Normandie-Magazine, septembre 1983.

287

Il a même voulu faire du Sénégal le centre et le modèle de l'ouverture culturelle. Et cela s'appréhende au travers du troisième et quatrième couplet de l'hymne national sénégalais :1023

(3ème couplet)

Sénégal, nous faisons nôtre ton grand dessein : Rassembler les poussins à l'abri des milans Pour en faire de l'est à l'ouest, du nord au sud Dressé, un même peuple, un peuple sans couture Mais un peuple tourné vers tous les vents du monde.

(4ème couplet)

Sénégal, comme toi, comme tous, nos héros, Nous serons durs sans haine et des deux bras ouverts L'épée, nous la mettrons dans la paix du fourreau Car le travail sera notre arme et parole Le Bantou est un frère, et l'Arabe et le Blanc.

L'idée de l'ouverture s'appréhende aisément dans ces deux couplets. Senghor invite le Sénégal à s'ouvrir à tous les vents du monde, c'est-à-dire à toutes les cultures du monde, et à accepter le Bantou, l'Arabe et le Blanc comme un frère. Dans tous les cas, ces deux couplets nous disent ce que l'ouverture culturelle, chez Léopold Sédar Senghor, implique, et ce que celui-ci veut du Sénégal. Néanmoins, nous retenons que l'ouverture dont il est question dans ces deux couplets va de pair, également, avec la fraternité. Au-delà du Sénégal, Senghor convie le monde, l'humanité à l'ouverture culturelle et à la fraternité pour sauver la nature et la personnalité humaine. Il se présente aussi comme un homme ouvert à toutes les cultures. Cette volonté d'ouverture est mise en exergue dans L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, par le biais du papa de Samba Diallo.

Je souhaite cette ouverture, de toute mon âme. Dans la cité naissante, telle doit être

notre oeuvre, à nous tous, Hindous, Chinois, Sud-Américains, Nègres, Arabes ; nous tous, [...]1024

De tels propos, peut-on les attribuer à Léopold Sédar Senghor. Comment se présente-t-il ainsi que l'ouverture culturelle au travers de ses poèmes ?

Pour répondre à la question ci-dessus, il est de notre intérêt de scruter les poèmes de Senghor, et voir si ce qu'ils disent confirme ou infirme ce que nous avons avancé comme arguments. Pour ce faire, quinze poèmes nous serviront de substrat à l'analyse, à savoir « New York », « Chaka », « Épitres à la princesse » (Éthiopiques), « Chants pour signare », « Élégie

1023 L'hymne sénégalais est écrit par Léopold Sédar Senghor. Voir annexe IX, pp. 486-487. 1024 Cheikh Hamidou KANE, op. cit, p. 93

288

de minuit », « Élégie des saudades », « Élégie des eaux », « Élégie pour Aynina Fall » (Nocturnes), « Retour de Popenguine », « Ta lettre ma lettre », « Vertige », « Car je suis fatigué », « Toujours `'miroirs» » (Lettres d'hivernages), « Élégie de Carthage » (Élégies majeures) et « Intérieur » (Poèmes perdus) :

(New York)

Harlem Harlem ! voici ce que j'ai vu Harlem Harlem ! Une brise verte de blés sourdre des pavés labourés par les pieds nus de danseurs Dans. (Po : 114)

(Chaka)

CHAKA

Mais je ne suis pas le poème, mais je ne suis pas le tam-tam

Je ne suis pas le rythme. Il me tient immobile, il sculpte

tout mon corps comme une statue du Baoulé [...] (Po : 126)

(Épitres à la princesse)

Belborg Belborg ! Belborg Belborg ! Ainsi murmurait ma

mémoire, et dans le paquebot

Qui m'emportait, les machines rythment ton nom Princesse,

et l'Afrique nocturne.

[...]

Bien plus loin que Gambie, plus loin que Sénégal.

[...]

Et mon pays de sel et ton pays de neige chantent à l'unisson.(Po : 132-136)

(Chants pour signare)

Et ton sourire s'est levé sur les brouillards qui flottaient

monotones sur mon Congo

[...]

Et nous baignerons mon amie dans une présence africaine.

Des meubles de Guinée et du Congo, graves et polis sombres

et sereins

[...]

Des paroles classiques ; loin, des chants alternés comme les

pagnes du Soudan

[...]

J'ai consulté les blancs vieillards tout fleuris de sagesse

J'ai consulté Kotye Barma et les Maîtres-de-science

J'ai consulté les devins du Benin, au retour du voyage où

leur chair est subtile

J'ai consulté les Grands-Prêtres du Poèré aux États du

Mogho-Naba

J'ai consulté les Initiés de Mamangètye au Sanctuaire des

serpents

[...]

Et il me faut tout l'art des Peuples-de-la Mer, il me faut la

puissance des canons.

[...]

Depuis, comme un qui cherche la fumée d'un songe, j'ai

promené ma quête inquiète

Aux sables du Levant à la Pointe-du-Sud, chez les Peuples-

de-la-Mer-verte

Et chez les Peuples d'Outre-mer. Et la conque au loin dans

Tes rêves, c'était moi.

[...]

289

Qui le dirait ? Irons-nous à Belborg où les hommes

nourrisent de glace ?

Ou bien à Moussoro tu te rappelles ! où les paons fleurissent sauvage ?

Et les femmes y ont quatre coudées ; leurs seins mûrissent au soleil

Leurs jambes lentes paraissent et disparaissent sous les nuages comme des Crétoises. (Po : 169-188)

(Élégie de minuit)

Dans mes yeux le phare portugais qui tourne, oui vingt-

quatre heures sur vingt-quatre

Une mécanique précise et sans répit, jusqu'à la fin des temps.

[...1

Je suis debout, lucide étrangement lucide

Et je suis beau, comme le coureur de cent mètres, comme

l'étalon noir en rut de Mauritanie

Je charrie dans mon sang un fleuve de semence à féconder

toutes les plaines de Byzance.

Et les collines, les collines austères. (Po : 196-197)

(Élégie des saudades)

J'ai bu - murs blancs collines d'oliviers - un monde

d'exploits d'aventures d'amours violents et de cyclones. Ah ! boire tous les fleuves : le Niger le Congo et le Zambèze,

l'Amazone et le Gange

Boire toutes les mers d'un seul trait nègre sans césure non sans accents

Et tous les rêves, boire tous les livres les ors, tous les prodiges de Coïmbres.

[...1

Je ne dirai exploits ni royaumes conquis sur les Indiens des deux horizons. (Po : 201-204)

(Élégie des eaux)

Feu ! Feu ! murs ardents de Chicago, Feu ! Feu ! murs

ardents de Gomorrhe

Feu sur Moscou. Dieu est égal pour les peuples sans dieu,

qui ne mâchent pas la Parole

? O neige manne aux Esquimaux, vous tornades mains

fraîches au front des forêts vierges.

L'Occident l'Orient les peuples extrêmes sont couchés sur

le sable, proues de pierres terrassées par l'Athlète.

C'est Pharaon d'Égypte par la barbe et le bâton de

Moïse.

Seigneur, pitié pour les dix justes, mais pitié pour la Chine

pour qui l'enfant j'ai tant prié

Pitié pour toi qui fais fleurir le Verbe, qui ornes de guirlandes

l'avènement de Mai comme une gorge noble.

[...1

Il pleut sur New York sur Ndyongolôr sur Ndyalakhâr

Il pleut sur Moscou et sur Pompidou, sur Paris et banlieue,

sur Melbourne sur Messine sur Morzine

Il pleut sur l'Inde et sur la Chine - quatre cent mille Chinois

sont noyés, douze millions de Chinois sont sauvés, les

bons et les méchants

Pleut sur le Sahara et sur le Middle West, sur le désert sur

les terres à blé sur les terres à riz

Sur les têtes de chaume sur les têtes de laine.

Et renaît la Vie couleur de présence. (Po : 205-206)

290

(Élégie pour Aynina Fall)

LE CORYPHÉE

Elle unit Saint-Louis à Bamko, Abidjan à Ouagadougou Niamey à Cotonou, Fort-Lamy à Douala, Dakar à Bazza-ville.(Po : 211)

(Retour de Popenguine)

Et là-bas le Cap-Vert constellé d'îles, frangé d'écume et

d'anses

[...1

Mais demain le Cap-Vert dressera, il dresse ses buildings

blancs bourdonnant de puissance

[...1

Sur la mer d'or vermeil, quand au soleil s'allument les

maisons de Gorée

Pareilles à tes yeux les soirs de réception. (Po : 226)

(Ta lettre ma lettre)

Ta lettre ma lettre, et si c'était impossible

Si Hitler si Mussolini, si Rhodésie l'Afrique du Sud, le cousin portugais (Po : 231)

(Vertige)

Dix-huit mille pieds à la verticale de Marrakech

L'Afrique me salue, je dis adieu à l'Europe.

D'abord j'ai salué l'Afrique dessus le parallèle de Bordeaux,

et bien auparavant

Quand montaient à ma mémoire à mes narines vibrantes,

Les peaux brunes odeur couleur de musc.

[...1

Laissant à tribord Las Palmas, à l'ombre de ses collines

neigeuses

Nous avons foncé droit sur Bir Mougrein, le fort où je liai

amitié

Avec un jeune palmier du Trarza, d'ambre sous ses boucles

polies. (Po : 232)

(Car je suis fatigué)

Et je suis triste, vers Nagasaki la triste vers Valparaiso la belle Oui vers Rio de Janeiro, où les mulâtresses sont orchidées odorantes. (Po : 238)

(Toujours `' miroirs»)

Prêtresse de Tanit, nourricière de Carthage l'opulente la

stérile

Grand prêtre d'Amon-Râ, à Thèbes aux cent portes, qui

donne sève et soleil aux vivants.

[...1

- Il te faut brûler la Sorbonne, mon Athlète de nuit. (Po : 243-244)

(Élégie de Carthage)

Les Gétules et les Libyens, les Numides et Nasamons, les Massyles et Massaesyles, les Maures

Les Garamantes à la peau de daim noir et de soleil, à l'ex-

trême Occident les Éthiopiques, compagnons fidèles d'atlas Tu les as tous reconnus de ta race. Et les Ibères avec les

Berbères. Que ne t'eût imité Carthage ? (O. Po : 309)

(Intérieur)

291

Nous baignerons dans une présence africaine

Des tapis étincelants et doux de Tombouctou

Des coussins maures,

Des parfums fauves,

Des meubles de Guinée et du Congo,

Sombres et lourds

Des nattes bien épaisses de silence

Des masques primitifs et purs aux murs. (O. Po : 348)

En parcourant de façon minutieuse les extraits proposés ci-dessus, nous voyons que la plume de Léopold Sédar Senghor explore tous les continents et pays du globe terrestre : de l'Afrique à l'Europe en passant de l'Asie et l'Océanie pour l'Amérique ; de Dakar à Moscou ; du Nord au Sud ; de l'Est à l'Ouest. Les réseaux associatifs, qui peuvent se lire à travers ces quinze extraits proposés, sont :

- Afrique : les pieds nus de danseurs Dans, une statue du Baoulé, l'Afrique nocturne, mon pays de sel, Gambie, Sénégal, mon Congo, des meubles de Guinée et du Congo, les pagnes du Soudan, les devins du Benin, États du Mogho-Naba, Kotye Barma, les Grands-Prêtres du Poère, les Initiés de Mamagètye, l'étalon noir en rut de Mauritanie, le Niger le Congo et le Zambèze, Pharaon d'Égypte, Ndyongolâr, Sahara, Ndyalaklôr, Saint-Louis, Bamako, Abidjan, Ouagadougou, Niamey, Dakar, Daoula, Brazzaville, Fort-Lamy, Cotonou, Cap-Vert, Gorée, Rhodésie, l'Afrique du Sud, Marrakech, l'Afrique, Trarza, Bir Mougrein, Nagaski, Valparaiso, Carthage, Amon-Râ, Gétules et les Libyens, les Numides et Nasamons, les Massyles et Massaesyles, les Maures, les Garamantes, les Éthiopiens, Berbères, des tapis étincelants et doux de tombouctou, des coussins maures, la terre d'Afrique.

- Europe : les blancs vieillards, des Peuples-de-la-Mer, la puissance des canons, chez les Peuples-de-la-Mer-vert, chez les Peuples d'Outre-mer, Belborg, Crétoises, la phare portugais, les plaines de Byzance, Messine, Moscou, Paris, Pompidou, l'Occident, Hilter, Mussolini, le cousin portugais, Europe, Bordeaux, Sorbonne, Thèbes, Ibères, l'extrême occident, les prodiges de Coïmbre.

- Amérique : New York, Harlem Harlem ! Amazone, murs ardents de Chicago, le Middle West, Esquimaux, Las Palmas, Rio de Janeiro, les mulâtresses.

- Asie : Gange, les Indiens, Gomorrhe, Moïse, Moraine, l'Orient, Chine, Chinois. - Océanie : Melbourne.

Nous pouvons simplifier ces réseaux. Ce qui nous donne à nouveau Afrique : Côte d'Ivoire

(les pieds nus des danseurs de Dans, une statue du Baoulé, Abidjan), Guinée (des meubles de Guinée), Congo (Meubles [...] du Congo, mon Congo, Brazzaville), Soudan (les pagnes de Soudan), Benin (les devins du Benin), Burkina Faso (États du Mogho-Naba, Ouagadougou), Mauritanie (l'étalon noir en rut de Mauritanie, Maures), Égypte (Pharaon d'Égypte), Mali (Bamako, des tapis étincelants et doux de Tombouctou), Niger (Niamey), Cameroun (Douala), Maroc (Marrakech), Zimbabwé/Zambie (Rhodésie), Tchad (Fort-Lamy), Tunisie (Carthage), Éthiopie (éthiopien), Libye (Libyen), Sénégal (Dakar, Saint-Louis, Gorée), Gambie, Cap-Vert,

292

Afrique du Sud ; Europe : France (Paris, Pompidou, Sorbonne, Bordeaux), Crète (Crétoises), Russie/URSS (Moscou), Italie (Mussolini), Grèce (Thèbes, Ibères), Portugal (Phare portugais, le cousin portugais), Allemagne (Hitler). Amérique : USA (Chicago, New York, Harlem, Las Palmas), Canada (Esquimaux), Brésil (Rio de Janeiro, les mulâtresses) ; Asie : Inde (Indiens), Chine (Chinois), Israël/Palestine (Moïse, Gomorrhe) ; et Océanie : Australie (Melbourne).

L'évocation des continents ou des pays et des villes est très significative dans l'oeuvre poétique de Senghor. On peut parler d'une poétique de l'espace dans la poésie senghorienne. Chaque espace évoqué ou référent convoque une histoire, un trait particulier, une caractéristique, voire un événement significatif et marquant chez le poète Senghor. Autrement dit, les espaces évoqués couvrent l'univers de son vécu.1025 En effet, Senghor est un voyageur culturel qui cherche à comprendre les autres cultures, à entrer en dialogue avec les autres. Après la connaissance de sa propre culture par un enracinement, il cherche à connaître la puissance des canons et boire tous les livres des autres cultures par l'ouverture. Ainsi, il entreprend un voyage poétique, pour ne pas dire une quête de connaissance culturelle, invitant à découvrir avec lui les cultures des autres contrées. Il a soif de découvrir afin d'enrichir sa propre culture. Chaque continent évoqué a une particularité qui lui est propre, mais qui l'unit aux autres continents : l'histoire, une histoire faite de rencontres de différents peuples. De façon involontaire, par ces espaces évoqués, Senghor étale au grand jour l'histoire de l'humanité, faite de chocs et de rencontres, donnant naissance à des peuples, des races et des civilisations métissés. C'est une manière pour lui de mieux avoir une certaine connaissance de l'identité et de la culture des peuples afin de faire siennes cette identité et cette culture. Chez lui, il n'est pas question de conquérir l'identité culturelle de ces pays mais d'accepter les nouvelles valeurs culturelles que peuvent apporter les autres sans se nier dans le but d'un dialogue culturel. L'ouverture culturelle signifie chez Senghor, d'abord, voyage. En voyageant, en allant vers les autres, il y a effectivement ouverture et on s'universalise.1026 On y va avec sa culture et on communique avec l'autre culture, car

La culture n'est pas une fin en soi, c'est un capital qu'il s'agit de mettre en circulation, une expérience de la qualité qui n'a de valeur que si elle vous rend plus libre, plus assuré de vos incertitudes, plus grand pour triompher des erreurs. La culture doit seulement vous préparer vers tous les « peut-être ».1027

1025 Gaston BACHELARD, La poétique de l'espace, PUF, Paris, 1967, p. 39

1026 Toader SAULEA, « Pour une identité de rencontre : Senghor, l'Afro-Européen », op. cit., p. 23

1027 Gaston BERGER, « La culture de demain », Civilisation contemporaine, op. cit., p. 228 (Gaston BERGER, « Le monde en devenir », Encyclopédie française, T. XX, 1959)

293

Nous comprenons à présent les raisons de l'évocation des continents.

Les textes senghoriens sont alors colorés d'apports culturels des autres contrées1028, car ils voyagent à travers le monde à la recherche des valeurs culturelles pour édifier le poète et ses lecteurs dans une Civilisation de l'Universel. L'idée d'ouverture culturelle est l'essence même de la poésie senghorienne. En fait, rares sont les poèmes qui ne mentionnent pas le nom d'un espace habité ou non habité. La poétique de l'espace participe de l'ouverture culturelle. Sa poésie est une sorte d'invitation à l'ouverture, au voyage pour s'enrichir des apports fécondants de tous les peuples, d'abord ceux de l'Afrique, puis des peuples méditerranéens et enfin des peuples de l'atlantique sans oublier ceux de l'océan indien, voire des contrées lointaines et inconnues. Du simple fait que sa poésie dépasse le cadre africain pour aborder d'autres cadres, que sa plume enjambe la culture négro-africaine pour d'autres cultures, suffit pour dire qu'il y a une poétique de l'espace impliquant le sème de voyage. L'apport des autres cultures, loin de tuer l'identité culturelle des pays, peut l'exprimer, le révéler au monde afin de permettre le dialogue nécessaire des cultures de se réaliser et de s'universaliser.

L'ouverture culturelle se veut également chez Senghor un rendez-vous du donner et du recevoir :

Il appelait mon père « Tokor » ; ils échangeaient des énigmes que portaient des lévriers à grelots d'or

Pacifiques cousins, ils échangeaient des cadeaux sur les bords du Saloum

Des peaux précieuses des barres de sel, de l'or du Bouré de l'or du Boundou

Et de hauts conseils comme des chevaux du Fleuve. (Po : 30)

Dans l'entendement de Senghor, ce rendez-vous est simplement la Francophonie. À ce rendezvous, les Africains doivent rendre au génie méditerranéen une partie au moins de ce que ce génie leur a donné1029 :

Je n'ai pas haï les Roses-d'oreilles. Nous les avons reçus

comme les messagers des dieux

Avec des paroles plaisantes et des boissons exquises.

Ils ont voulu des marchandises, nous avons tout donné :

des ivoires de miel et des peaux d'arc-en-ciel

Des épices de l'or, pierres précieuses perroquets et singes

que sais-je ?

Dirai-je leurs présents rouillés, leurs poudreuses verroteries ? (Po : 123)

1028 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 85 1029 Jacques CHEVRIER, « Senghor, militant de la Francophonie », op. cit.

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La Francophonie est un outil d'ouverture culturelle sur autres aires culturelles. Pouvons retenir des propos de Thérèse Djilane Diob :

[...] La longue « marche » de l'armée de « l'Empereur Congo-Moussa » vers « l'Orient » est comparée à la procession que les peuples doivent effectuer, pour aller les uns vers les autres, afin que ce rêve du poète sérère se réalise. C'est d'ailleurs dans ce souci d'accomplir ce dialogue des cultures qu'il crée avec d'autres compagnons, la Francophonie1030.

La Francophonie semble être l'expression de l'intégration des valeurs culturelles dans une culture, dite universelle, qui demeure par ailleurs ouverte à tous les courants de pensée du monde contemporain. L'ensemble des valeurs culturelles de chaque individu, voire de chaque continent, constitue la contribution que l'on doit apporter à la Civilisation de l'Universel, par le biais de l'ouverture culturelle ou du dialogue des cultures afin que chaque personne ou chaque continent puisse se réaliser et s'épanouir, comme le souhaite Léopold Sédar Senghor :

Ce qui s'impose donc, en ce dernier quart du vingtième siècle, c'est le Dialogue des Cultures [...]. Ce mouvement de révolution culturelle, né dans les douleurs des conquêtes, des massacres et des déportations ; grandi par le hasard des voyages, des partages, des traités, il s'agit maintenant de l'organiser de façon rationnelle, et humaine en même temps : dans un dialogue où chaque race, chaque nation, chaque civilisation recevant et donnant en même temps, chaque homme pourra, en se développant, s'épanouir en personne.1031

L'extrait ci-dessus vient à point nommé confirmer notre argumentation. L'évocation des espaces implique l'idée de voyage ; le voyage engendre le partage et le dialogue. Et tout cela se résume à l'ouverture culturelle. De cet extrait, nous pouvons également suggérer que la Francophonie est l'organisation rationnelle et humaine du dialogue des cultures et de l'ouverture culturelle.

En plus, par les réseaux associatifs, nous voyons se tracer non seulement le profil d'une Civilisation de l'Universel, mais aussi l'image d'un homme de culture ouvert à tous les apports fécondants des autres peuples, et désireux de rapprocher les peuples par leur connaissance mutuelle.1032 Sans connaissance de sa propre culture, comment peut-on connaître la culture des autres ? L'ouverture culturelle est aussi, chez Senghor, la connaissance de sa propre culture, puis la connaissance de celle des autres. Il s'agit, en quelque sorte, de connaître la culture, en

1030 Thérèse Djilane DIOB, L'expression de l'amour dans « Chants d'ombre » de Léopold Sédar Senghor, Mémoire de Maîtrise, Sénégal, Université Gaston Berger de Saint-Louis, UFR Lettres et Sciences Humaines, 2005/2006, p. 68 [sous la direction du Professeur Mwamba Cabakulu]

1031 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, op. cit., p. 10

1032 Charte de la Francophonie (OIF), Titre I : Des objectifs, Article 1 : objectifs

295

général, et sa propre culture, en particulier, car les cultures sont toutes reliées les unes aux autres. Conscient de cette dimension, Senghor convie les cultures à s'ouvrir afin d'apporter ce qu'on possède, et emprunter ce qu'on n'a pas. Autrement dit, la poésie senghorienne invite à accepter les apports étrangers tout en restant soi-même sans oublier de donner ce qu'on a aux autres.

La Francophonie serait le lieu privilégié de cette ouverture. Senghor fait d'elle un espace unifié1033 de dialogue et d'ouverture en montrant comment une culture peut apporter à une autre ce que celle-ci n'a pas ou n'attendait pas. En effet, la Francophonie est l'expression de la contribution de tous à la Civilisation de l'Universel.1034 Pour réaliser cette civilisation, il ne s'agit pas de jeter par-dessus bord le vieux passé culturel qui a été la raison d'être d'un peuple, mais de laisser ce vieux passé culturel se rajeunir par les apports des autres cultures. Ainsi, l'Afrique des chants et des danses aura besoin de la rationalité scientifique, technique et politique occidentale et orientale ; tandis que l'Europe et l'Asie auront besoin, à leur tour, de la rationalité émotive ou intuitive de l'Afrique. C'est ce que Senghor appelle le rendez-vous du donner et du recevoir. On comprend, dès lors, que la Francophonie est à la fois ouverture culturelle et un rendez-vous du donner et du recevoir :

Et, à ce « rendez-vous du donner et du recevoir », pour parler comme Aimé

Césaire, les Africains ne viendront pas les mains vides. Ils apportent, ils ont déjà commencé d'apporter leur culture.1035

Autrement dit, d'après Senghor,

La francophonie s'incarne donc dans l'ensemble des pays qui ont la langue française comme instrument de communication et d'échanges non seulement économiques, mais surtout socio-culturels. Et c'est un fait que, dans ces échanges, les cultures du tiers monde ne viennent pas les mains vides.1036

Mieux, au rendez-vous du donner et du recevoir, l'Afrique a commencé d'apporter ses chants, ses danses1037 et ses masques. En d'autres termes, l'Afrique apporte l'émotion nègre, c'est-à-dire son humanisme. De ce fait, il convient de dire que la Francophonie permet également de sortir de son univers culturel, par le contact avec d'autres cultures qui ont des aspects autres

1033 Nous faisons allusion aux continents et pays évoqués dans sa poésie. C'est la réunion de ces espaces qui

donnera l'espace unifié, qui est la Francophonie.

1034 Nous faisons référence à Liberté 3.

1035 Léopold Sédar SENGHOR, « La culture africaine », op. cit., p. 1

1036 Léopold Sédar SENGHOR, « Pour un humanisme de la francophonie », Liberté 3, op. cit., p. 280

1037 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p. 97

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que sa propre culture, pour assimiler (et non être assimilé) tout l'apport qu'elles peuvent donner, comme le souligne à nouveau Léopold Sédar Senghor :

Il s'agit, en somme, qu'en assimilant les vertus de l'Occident, en s'engageant, avec lui, dans la mondialisation des sciences, des sciences exactes, des sciences humaines et des techniques comme des Arts, les Nègres donnent, à la civilisation du XXe siècle, son universalité mais surtout son caractère générique d'humanisme.1038

Une telle ouverture culturelle peut engendrer des chocs. Conscients du fait que toute culture ne peut supporter et absorber le choc des cultures, Senghor préconise le métissage des cultures, car, « en cette fin du XXe siècle, tous les continents, toutes les nations, voire toutes les races, à quelques exceptions près, sont métissés. »1039

Le métissage, dont parle Senghor, est le fait d'aller vers les autres cultures et leur offrir des services, leur donner ce qu'on a de meilleurs chez soi et de recevoir en retour ce qu'il y a de meilleurs chez l'autre et les intégrer à sa culture. À cet effet, René Gnaléga dit que la Francophonie se présente comme une auberge espagnole où chacun apporte ce qui lui est propre.1040 Autrement dit, la Francophonie scelle définitivement l'intégration des cultures dans une communauté de culture qui exclut tout complexe de frustration, toute forme de surenchère, toute politique de bascule ou de mendicité, et qui favorise les échanges d'idées en respectant la personnalité originaire de chaque culture et nation. Car, estime Senghor,

Il s'agit, dans la nouvelle entreprise de la francophonie, d'allier le goût à la force,

la sensibilité à l'émotion, l'intelligence à l'intuition. Pour être, encore une fois, un homme ultra-humain parce qu'intégralement humain.1041

La Francophonie est la conception d'un poète, « d'un penseur qui croit à la rencontre des cultures, à leur symbiose, bref au métissage »1042 des cultures. C'est un projet de rencontre, de communication des cultures, capable de construire et de façonner l'homme. En effet, selon Moustapha Samb,

Senghor est convaincu que l'homme intégral ne se réalisera que lorsqu'il

parviendra à faire la synthèse des cultures de toutes les races [...]. Chez Senghor, loin

1038 Léopold Sédar SENGHOR, « L'humanisme d'Alioune Diop », Ethiopiques, n°24, octobre 1980. Disponible

sur www.ethiopiques.refer.sn/spip.php ?article762

1039 Léopold Sédar SENGHOR, « La culture africaine », op. cit., pp. 1-2

1040 René GNALÉGA, Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 122

1041 Léopold Sédar SENGHOR, « Pour un humanisme de la Francophonie », Liberté 3, op. cit., p. 284

1042 Toba MISUZU, op. cit., p. 111

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d'être un drame, l'adoption de cultures différentes est une source d'équilibre, facteur de rapprochement des peuples1043.

L'idée de rapprochement des peuples semble être au centre de la poésie senghorienne. En effet, la poésie de Senghor se veut unificatrice des peuples, des races et des cultures. Elle est une poésie qui rassemble, parce qu'elle est ouverte à tous les apports culturels des nations et des peuples. Nous pouvons, dès lors, affirmer que la poésie senghorienne, loin d'être l'expression de la Négritude, est l'expression vivace de la Francophonie « en tant qu'idéal de dialogue et de solidarité, et pour chanter cette grande fraternité qui annonce la civilisation universelle à venir »1044. Dans ce cas précis, la Francophonie proposée par Léopold Sédar Senghor est censée consolider les racines culturelles et l'histoire des nations, et établir une relation plus riche et plus puissante avec les autres aires culturelles.

Pour un besoin de solidarité et de diversité, une nécessité du dialogue entre les cultures, la plume poétique de Senghor brise les frontières entre les nations, car la culture n'a pas besoin de passeport ni de visa : « Que je rompe le barrage des scandales »1045. Sa poésie est celle du voyage, et elle transgresse les frontières ; elle nous mène en Afrique, en Amérique, en France, en Asie et en Océanie ; elle permet un va-et-vient entre tous les continents. C'est cela la culture. Elle est voyage vers toutes les races et nations. Telle devrait être également la Francophonie voulue par Senghor ; elle devrait briser les frontières entre les cultures et les nations, et permettre le libre-échange, la libre circulation des personnes, le dialogue entre les Francophones. L'ouverture culturelle est le libre-échange que les cultures doivent contracter afin de s'enrichir mutuellement.

Quant à la Francophonie, expression de cette ouverture culturelle, est une manière d'entrer en contact avec les autres (sans visa) et de montrer ce que l'on ressent ou ce que l'on a, en vue d'un échange fructueux entre les cultures, surtout sur le plan humain. Ainsi, la Francophonie telle que conçoit Senghor est un idéal qui doit animer les peuples en marche vers une solidarité d'esprit et qui ont le sentiment d'appartenir à une communauté des nations libres pour qui les valeurs de la Francité, de l'Africanité (la Négritude), de l'Arabité, de la Canadiénité, de la Québécité, de la Belgité... sont partagées. Et qu'au « rendez-vous du donner et du recevoir » que constitue la Francophonie, chaque nation puisse apporter sa pierre à l'édifice de la Civilisation de l'Universel tout en préservant son identité culturelle sans nuire au

1043 Moustapha SAMB, « Le métissage multidimensionnel de Senghor : Une stratégie de communication universaliste », Les deux Senghor : l'homme de lettres et l'homme de pouvoir, Cahier Senghor, n°2, 2011, p. 47, (sous la direction de Ndiaga Loum).

1044 Stélio FARANDJIS, « Repères dans l'histoire de la Francophonie », Hermes la Revue3/2004 (n°40), p. 52 1045 Cf. « Totem », Chants d'ombre, op. cit., p. 22

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dialogue des cultures. Aucune culture n'est en retard à ce rendez-vous, chacune y va à son rythme. L'ouverture culturelle devrait engendrer un nouveau type d'homme : L'homme culturel. Cet homme culturel marquerait de la sorte l'avènement d'une nouvelle humanité, celle de la Civilisation de l'Universel.

Une culture qui se replie sur elle-même, s'étiole, voire meurt. Pour la survie des cultures, Léopold Sédar Senghor préconise l'ouverture culturelle. Cette ouverture est d'abord une sorte de dialogue entre les cultures, car Senghor a la certitude qu'au lieu d'un choc culturel, les cultures peuvent dialoguer. Par conséquent, il faut un outil permettant de rendre ce dialogue possible. La Francophonie serait cet outil, le lieu de rencontre des cultures, des nations et peuples. Ainsi, à travers la Francophonie, les nations et les peuples auront plus de chance de faire connaître leurs cultures. La connaissance des cultures autres que les siennes est un enrichissement pour soi. En plus, la culture est un facteur déterminant pour le développement des peuples1046 et pour la réalisation de l'individu en tant qu'être humain. La valorisation de sa culture hors de son pays est une fierté pour soi.

Cependant, aucune culture ne peut se vanter le mérite d'être la meilleure ou la supérieure des cultures. La meilleure culture, selon Senghor, est celle qui est ouverte aux cultures et qui accepte de dialoguer avec les autres. Cette culture n'est rien d'autre que la Francophonie. Elle est culture par essence. Elle est un idéal, un concept de dialogue entre les cultures, de solidarité entre les nations. Elle est également l'instrument des échanges des différentes cultures et de leur fécondation. Cette Francophonie implique aussi le rendez-vous du donner et du recevoir des cultures. À ce rendez-vous, la raison intuitive (la culture intuitive), c'est-à-dire l'émotion, est autant nécessaire que la culture rationnelle et technicienne. Il n'y aura pas de choc culturel à ce rendez-vous, puisque les cultures accepteront d'être métisses. Le métissage est d'ordre culturel, une sorte d'assimilation des valeurs culturelles reçues au rendez-vous du donner et du recevoir. En fait, le métissage culturel chez Senghor sera la Civilisation de l'Universel.

La Francophonie est le point d'intersection entre l'ouverture culturelle et le métissage culturel (la Civilisation de l'Universel). Dès lors, nous comprenons que la Civilisation de l'Universel est « une civilisation qui serait composée des apports complémentaires, de tous les continents et toutes les races, sinon de toutes les nations. »1047 Ce qui signifie que la civilisation n'a pas de coloration raciale et culturelle. Dans son organisation et sa structure fondamentales,

1046 René GNALÉGA, Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 120 1047 Cf. Léopold Sédar SENGHOR, « La culture africaine », op. cit.

elle est partout et toujours civilisation, c'est-à-dire le résultat des apports des cultures de chaque race. Cette Civilisation de l'Universel n'est pas une donnée, mais elle est à construire. « Il ne s'agit pas d'abstraire la Civilisation de l'Universel mais de la construire et ce, en oubliant aucun particularisme. »1048 C'est pourquoi, Léopold Sédar Senghor la définit comme étant un enracinement et une ouverture afin de construire l'universel, ce qu'il a de plus commun dans tous les êtres, ce qui se vérifie dans chacun d'eux sans aucune exception. Elle est « [l'oeuvre] commune de tous les continents, de toutes les races, de toutes les nations. [Elle] ne saurait être d'abord que la compréhension de tous les apports de chaque continent, de chaque race, voire chaque nation. »1049 La Civilisation de l'Universel à construire est sans faux-fuyant la culture francophone. Elle est une culture de l'affranchissement de l'être humain et de l'affirmation identitaire défendant des valeurs humanistes. Cette culture doit être bâtie par toutes les ethnies, dans le cas contraire elles périront ensemble.1050 Elle est une culture essentialiste, c'est-à-dire qu'elle modèle une personnalité individuelle typique, un comportement, des idées et une mentalité. À cet effet, Bruno Bourg-Broc avance que « la Francophonie, c'est l'affirmation d'une façon d'être et d'agir dont les valeurs dépassent le sens commun et s'imposent aux hommes quelle que soit leur origine, leur race, leur nationalité. »1051 Pour mieux appréhender cette culture, il convient de nous replonger dans la poésie senghorienne, puisque « la vie en commun avec un esprit de dialogue ou de métissage, cet idéal symbiotique, [cette Civilisation de l'Universel est] une réalité vivante »1052 dans les oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor.

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1048 Guy ALLIX, op. cit.

1049 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, op. cit., p. 153

1050 Idem., p. 563

1051 Bruno BOURG-BROC, « Une Francophonie parlementaire », loc. cit., p. 28

1052 Stélio FARANDJIS, « Repère dans l'histoire de la Francophonie », op. cit., p. 50 (Propos complété par

nous).

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3. L'ÉLOGE DE LA CIVILISATION DE L'UNIVERSEL

Pour parler de la Civilisation de l'Universel, il importe de savoir d'abord ce qu'impliquent la civilisation et l'universel. Le mot « civilisation » fait son apparition au milieu du XVIIIe siècle au moment où paraît l'Encyclopédie, exactement en 1756 dans le traité, « L'Ami des hommes » du Marquis Mirabeau1053. Ce mot ne désignait pas seulement un état, mais un acte, et exprimait à sa façon l'idée du progrès humain, voire la progression de l'humanité toute entière. Aujourd'hui, le mot « civilisation » semble difficilement définissable, car il est un mot défini en fonction du domaine de compétence de celui qui veut le définir. Autrement dit, il est un mot qui se définit en fonction des disciplines. Il n'a pas la même définition en histoire et en philosophie. Sa définition diffère, également, en sociologie, en anthropologie et en ethnologie.

En dehors de toute préoccupation d'analyse et d'approfondissement, lorsque nous parlons de civilisation, nous entendons par ce mot un certain nombre d'acquisitions qui a influencé la vie culturelle d'un peuple donné dans un contexte socio-économique et politique dans lequel se déploie celui-ci. Mieux, la civilisation porte la marque d'une présence ou d'une intervention humaine. C'est à cette intervention humaine au sens large, nous dit Georges Bastide, que nous pensons, aujourd'hui, lorsque nous prononçons le mot de civilisation.1054 Puis d'ajouter que

La civilisation nous apparaît donc comme une sorte de monde où tout est à l'échelle humaine en ce sens que tout y porte la marque de cette intentionnalité fondamentale par laquelle l'homme s'affranchit des servitudes naturelles par le jeu d'un accroissement quantitatif et qualitatif de ses désirs ainsi que les moyens de les satisfaire.1055

André Maurois, quant à lui, affirme que « la civilisation est une somme de connaissances et de souvenir accumulés par les générations qui nous ont précédés. »1056 Ce qui sera confirmé par Georges Balandier et Jacques Maquet qui assertent que « la civilisation est constituée d'objets

1053 Grand Larousse Encyclopédique, Tome III, 1960

1054 Georges BASTIDE, « Idée de civilisation », Civilisation contemporaine, op. cit., p. 30 (Georges BASTIDE, Mirages et certitudes de la civilisation, Paris, Privat, 1953)

1055 Idem., p. 31

1056 André MAUROIS, « Des livres et des bibliothèques », Civilisation contemporaine, op. cit., p. 180 (André MAUROIS, Le courrier de l'UNESCO, mai 1961).

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faits par l'homme, de comportements institutionnalisés, de représentations collectives alors qu'une culture est l'héritage d'une société globale déterminée. »1057 De ce fait, chaque nation aurait sa propre civilisation. Ce qui suppose qu'il n'y a donc pas de civilisation universelle.

Quant au mot « universel », en tant qu'adjectif, désigne tout ce qui a une portée générale, qui s'étend à tout, à tous et qui est partout. Peut-on parler de civilisation universelle ? Si oui, comment caractériser cette civilisation universelle ?

Il existe bel et bien une civilisation universelle. En effet, aujourd'hui, nous assistons à une uniformisation inéluctable du logement, du vêtement, de transport, de loisir, de bien-être et d'information. En plus, dès qu'une invention est apparue en quelque point du monde ou une découverte en un endroit quelconque du monde, elle est promise à la diffusion universelle. Aussi, on peut rester chez soi et savoir ce qui se passe de l'autre côté du monde. Enfin, se développe un genre de vie de caractère universel qu'on peut appeler mondialisation, et qui consiste à imposer un modèle de vie à tous. Selon Paul Ricoeur, cette civilisation universelle se caractérise par le caractère technique (l'esprit scientifique), le développement des techniques (la technologie), l'existence d'une politique rationnelle (la démocratie comme modèle de gouvernance), l'existence d'une économie rationnelle universelle (le capitalisme comme modèle de gestion financière et économique), et l'uniformisation d'une culture de consommation et de vie.1058 Il faut comprendre par-là que la civilisation universelle, selon Paul Ricoeur, crée une morale très éloignée de la fraternité des hommes, et nous invite à une seule conception de vie, celle de l'Europe ou des États-Unis d'Amérique, parce que la plus civilisée, en présentant les autres conceptions de vie comme mauvaises et inhumaines, voire barbares.

Le danger de cette civilisation universelle est le fait que la culture ou la civilisation de chaque nation risque de disparaître, car elle n'a de projet que pour les choses et non pour les hommes. En fait, cette civilisation chosifie les hommes et personnifie les choses. Elle ne respecte pas les particularités des autres cultures et civilisations. Elle ne crée pas un monde d'aménité, de fraternité et d'équité1059, mais un monde attrait de violences, de crimes, d'inimitié et d'iniquité misant sur les machines. Elle met, également, l'accent sur les moyens que sur son objectif ultime qui est la réalisation de l'humanité. Elle ne se soucie pas de rendre le monde plus humain ni du devenir de l'homme, mais elle le transforme en un simple objet androïde ou objet-marchand. Et dans cette civilisation, l'homme place toute son ambition dans

1057 Georges BALANDIER et Jacques MAQUET, Dictionnaire des civilisations, op. cit., p. 27

1058 Paul RICOEUR, « Caractères de la civilisation universelle », Civilisation contemporaine, op. cit., pp. 51-53 (Paul RICOEUR, Esprit, octobre 1961)

1059 François DE CLOSETS, « La civilisation technicienne n'est encore qu'un pseudo-civilisation », Civilisation contemporaine, op. cit., pp. 186-187 (Fançois DE CLOSETS, Le bonheur en plus, Paris, Denoël, 1974)

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l'accumulation des richesses et matériels au profit des solutions qui puissent humaniser le monde.

Le mot « universel », employé comme nom, renvoie à ce qu'il y a de commun dans les individus, dans tous les êtres ; ce qui se vérifie dans chacun d'eux sans aucune exception. Dans ce cas, ce qui est universel chez les humains est le sang. Il est rouge tant chez les Blancs que chez les Noirs et les Jaunes. Tous les hommes, voire tous les êtres, ont la même couleur de sang dans leurs veines et artères. Et cela est vérifiable. Nous trouvons également sur les quatre coins du globe les mêmes groupes sanguins et les mêmes rhésus.

Parler d'une Civilisation de l'Universel revient à parler d'une civilisation faite par tous les hommes de la terre ; d'une sorte de monde où tout serait à l'échelle humaine. En ce sens, tous les hommes seront frères, et « tous les fils de la même Terre-Mère »1060. Elle est l'unité finale vers quoi tout converge, et qui prend en compte toutes les singularités et particularités de l'individu et des cultures. Cette civilisation diffère de la civilisation universelle, car elle est à construire.

La Civilisation de l'Universel, doit-on le rappeler, est une notion de Teilhard de Chardin.1061 Elle est une sorte de cosmogénèse dans laquelle s'intègre la biogénèse, puis l'humain, l'hominisation et la noosphère pour atteindre à l'arrangement social. Pour être plus explicite, nous dirons qu'elle est l'évolution de l'homme vers un monde plus humanisé. Elle est, également, l'union de tous les hommes en une collectivité où les consciences s'illumineraient par leur convergence. Mieux, elle est une sorte de totalisation sans dépersonnaliser, d'union dans la diversité, d'acceptation des différences et des identités propres inhérentes aux différentes composantes de l'humanité tout en s'ouvrant aux autres sans se dissoudre dans l'universel. Cette Civilisation de l'Universel est une sorte de panthéiste et de complémentarité des civilisations pour une unité dans la diversité afin d'humaniser ou d'hominiser le monde terrestre.

Léopold Sédar Senghor emprunte la notion de Civilisation de l'Universel à Teilhard de Chardin pour en faire le fer de lance de la Francophonie. C'est à travers une trilogie qu'il développa sa pensée sur la Civilisation de l'Universel : Liberté 3, Ce que je crois, et Liberté 5. Cependant, on retrouve la même idée (sa pensée sur la Civilisation de l'Universel) dans son oeuvre poétique. Abdoulaye Diawara ne dit pas le contraire. Selon lui,

1060 Cf. « Élégie pour Martin Luther King », Élégies majeures, op. cit., p. 302 (loc. cit.)

1061 Léopold Sédar SENGHOR, Pierre Teilhard de Chardin et la politique africaine, Paris, éd. du Seuil, 1962, 102 p.

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Senghor a beaucoup parlé de la Civilisation de l'Universel. Nous l'avons dit, à travers ses `' Liberté», on ne trouve pas moins de 50 fois le terme. Dans l'oeuvre poétique, la même idée revient plusieurs fois sous des noms différents : `'la conquête du monde innombrable», `'l'assemblée des peuples», `'l'égalité des peuples fraternels», `'la plaine ouverte à mille ruts» ; c'est de cela encore qu'il parle quand il dit : `'bénis...tous les peuples d'Europe, tous les peuples d'Asie, tous les peuples d'Afrique et tous les peuples d'Amérique.1062

Chez Léopold Sédar Senghor, la Civilisation de l'universel se veut métissage culturel fécond, qui assurerait une intégration pacifique et parfaite des différents peuples, et qui se situerait exactement au carrefour des valeurs complémentaires de toutes les civilisations particulières.1063 Ce qui signifie que la Civilisation de l'Universel devrait être la somme des apports complémentaires de l'Afrique, de l'Europe, de l'Asie et de l'Amérique.1064 En d'autres termes, la Civilisation de l'Universel est la somme de la civilisation de la rationalité, de la technicité, de la sensibilité et de l'émotivité. Elle est une civilisation métisse, nous renseigne Marcien Towa :

La civilisation idéale, la Civilisation de l'Universel dont il rêve « ne saurait être que métisse », synthèse « des beautés réconciliées de toutes les races ». Le métissage culturel repose sur le métissage biologique, puisque, selon notre auteur, les races produisent les civilisations tout comme les arbres produisent des fruits : le manguier les mangues, le pommier, les pommes.1065

Cette civilisation, selon Senghor, doit fonder un nouvel humanisme : « Senghor a rêvé d'une Civilisation de l'Universel qui passerait par un métissage biologique et culturel et qui fonderait un nouvel humanisme. »1066 Ce nouvel humanisme n'est rien d'autre que la Francophonie. Elle est définit par Senghor comme étant « un Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre », « une communauté spirituelle, une noosphère autour de la terre ».

Fraternité universelle, métissage culturel et biologique, enracinement dans ses propres valeurs culturelles et ouverture aux autres cultures, dialogue des cultures, donner et recevoir, complémentarité, union... tant de termes pour désigner à la fois la Civilisation de l'Universel et la Francophonie. Il s'agit de bâtir « le nouvel humanisme [qui ne] peut croître que cette union »1067, c'est-à-dire l'union de toutes les cultures. En fait, toute culture doit être

1062 Abdoulaye DIAWARA, « Le thème de l'unité dans l'oeuvre poétique de L. S. Senghor », Mémoire de Maîtrise, Université de Côte d'Ivoire, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, [sous la direction de Bernard Zadi Zaourou], juin 1981, p. 34

1063 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p. 318

1064 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, op. cit.

1065 Marcien TOWA, Léopold Sédar Senghor : Négritude ou Servitude ?, op. cit., p. 109

1066 Hamidou DIA, « Senghor et le sénégal : un destin paradoxal », Dossiers thématiques, AFI, 2006, p. 357 1067 Gaston BERGER, « La culture de demain », Civilisation contemporaine, op. cit., p. 227 (Gaston BERGER, « Le monde en devenir », Encyclopédie Française, T. XX, 1959).

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simultanément fécondée par les autres et fécondante pour les autres. Senghor dit le nouvel humanisme naîtra de l'apport de l'Africanité (la Négritude) et de la Francité sans oublier les autres nations.

Intéressons-nous à présent aux textes poétiques pour voir dans quelle mesure la Civilisation de l'Universel se déploie dans la poésie senghorienne, et ce qu'elle implique. Quel sens la poésie senghorienne donne alors à la Civilisation de l'Universel ? Pour l'analyse, nous avons choisi quinze textes-extraits. Ce sont « Pour Emma Payelleville l'infirmière », « Le retour de l'enfant prodigue » (Chants d'ombre), « Poème luminaire », « ÉTHIOPIE/À l'appel de la race de Saba », « Prière des tirailleurs sénégalais », « CAMP 1940/ Au Guélowar », « Prière de paix » (Hosties noires), « Messages », « Chaka » (Éthiopiques), « Chants pour signare » (Nocturnes), « Élégie des alizés », « Élégie pour Jean-Marie », « Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor », « Élégie pour Martin Luther King », « Élégie pour Georges Pompidou » (Élégies majeures).

Nous commençons l'analyse avec la superposition de deux textes-extraits, à savoir « Le retour de l'enfant prodigue » et « Chants pour signare ».

(Le retour de l'enfant prodigue)

Servante fidèle de mon enfance, voici mes pieds où colle la boue de la Civilisation. (Po : 46)

(Chants pour signare)

Et je reposerai longtemps sous une paix bleu-noir Longtemps je dormirai dans la paix joalienne

Jusqu'à ce que l'Ange de l'Aube me rende à ta lumière

À ta réalité brutale et si cruelle, ô Civilisation ! (Po : 172)

À travers ces deux textes-extraits superposés, nous voyons s'accuser un réseau singulièrement sombre, celui d'une civilisation méprisée (ou rejetée) : la boue de la Civilisation, à ta réalité brutale et si cruelle, ô Civilisation !. Ce réseau associatif nous révèle qu'il y a une abjection, un avilissement de la civilisation. Elle cherche à dominer ou anéantir l'homme. Dans ce cas de figure, elle est brutale et cruelle. En plus, elle établit des frontières entre les peuples et les races :

Vous ignorez les restaurants et les piscines, et la noblesse au sang noir interdite

Et la Science et l'Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières de la négritude. (Po : 81)

Cette civilisation est rejetée par Senghor, car elle est hostile à l'homme. Le rejet de cette civilisation s'explique du fait que Senghor cherche à fonder une autre civilisation qui conduira

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les hommes, noirs et blancs, vers de nouvelles relations fraternelles ; une nouvelle civilisation qui permettra la réalisation de toute la condition humaine, puisqu'un certain homme se profile et qui s'oppose à cet homme écartelé entre les cultures, et de surcroît est le résidu (la boue) de la brutale et cruelle civilisation. Ce nouvel homme qui se profile doit être capable d'assimiler les différentes cultures, mieux de les synthétiser. Pour cela, Senghor doit saper la vieille civilisation, qui est, à ses yeux, brutale et cruelle.

Il rejette cette civilisation considérée comme abjecte, avilissante pour une Civilisation de l'Universel. Pour nous en rassurer, nous superposerons le reste des textes-extraits.

(Pour Emma Payelleville l'infirmière)

Tu rompis les remparts décrétés entre toi et nous, les faubourgs indigènes.

Ignorante de la technique des bureaux, sans livre sans dictionnaire

Sans interprète aigu, tes yeux surent percer l'épaisseur des remparts

Tes yeux le mystère lourd des corps noirs

Tes yeux pour leurs seuls yeux transparents de pure eau Tes mains, sous la douceur charnelle des corps noirs Fraternelle douceur pour toi seule

Tes mains découvrir, tes mains extirper les noeuds de leurs misères

Que des génies hostiles séculairement n'avaient pu faire si durs. (Po : 18-19)

(Poème liminaire)

Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu'il a libéré ses mains

A écrit la fraternité sur la première page de ses monuments Qu'il a distribué la faim de l'esprit comme de la liberté À tous les peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique (Po : 54)

(ÉTHIOPIE/ À l'appel de la race de Saba)

La Marseillaise catholique.

Car nous sommes là tous réunis, divers de teint - il y en

a qui sont couleur de café grillé, d'autres bananes d'or

et d'autres terre des rizières

Divers de trait de costumes de coutumes de langue, mais

au fond des yeux la même mélopée de souffrances à

l'ombre des longs cils fiévreux

Le Cafre le Kabyle le Somali le Maure, le Fân le Fon le

Bambara le Bobo le Mandiago

Le nomade le mineur le prestataire, le paysan et l'artisan

le boursier et le tirailleur

Et tous les travailleurs blancs dans la lutte fraternelle.

Voici le mineur des Asturies le docker de Liverpool le

Juif chassé d'Allemagne, et Dupont et Dupuis et tous les

gars de Saint-Denis. (Po : 59)

(Prière des tirailleurs sénégalais)

Que l'enfant blanc et l'enfant noir - c'est l'ordre alphabétique -, que les enfants de la France confédérée

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aillent main dans la main

« Tel que les prévoit le Poète, tel le couple Bemba-Dupont

sur les monuments aux Morts

« Que l'ivraie de la haine n'embrasse pas leurs as dépé-

trifiés

« Qu'ils progressent et grandissent souriants, mais terribles

à leurs ennemis comme l'éclair et la foudre ensemble. (Po : 69)

(CAMP 1940/Au Guélowor)

« Il s'agit bien du nègre ! il s'agit bien de l'homme ! non !

quand il s'agit de l'Europe. »

Guélowâr !

Ta voix nous dit l'honneur l'espoir et le combat, et ses

ailes s'agitent dans notre poitrine

Ta voix nous la République, que nous dresserons la

Cité dans le jour bleu

Dans l'égalité des peuples fraternels. Et nous nous répon-

dons : « Présents, ô Guélowâr ! » (Po : 71)

(Prière de Paix)

O bénis ce peuple qui rompt ses liens, bénis ce peuple aux abois qui fait front à la meute boulimique des puissants et des tortionnaires

Et avec lui tous les peuples d'Europe, tous les peuples d'Asie, tous les peuples d'Afrique et tous les peuples d'Amérique

Qui suent sang et souffrances. Et au milieu de ces millions

de vagues, vois les têtes houleuses de mon peuple.

Et donne à leurs mains chaudes qu'elles enlacent la terre

d'une ceinture de mains fraternelles

DESSOUS L'ARC-EN-CIEL DE TA PAIX. (Po : 94)

(Messages)

Et les discours exacts rythmés dans les hautes assemblées circulaires ; et ce fut parmi les guelwârs de la paroles. (Po : 105)

(Chaka)

LE CORYPHÉE

Là-bas le soleil au zénith sur tous les peuples de la terre. (Po : 131)

(Élégie des alizés)

C'est en l'honneur des hommes rassemblés. (O. Po : 263)

(Élégie pour Jean-Marie)

Durant les douze et une lunes, nous l'avons tous pleuré

Seize si longues nuits, nous l'avons tous veillé, les Blancs

Les Noirs

Dans la cire et l'encens, dans l'alcool et la graine de kola.

[...1

Tu as fait l'homme unique à l'image du Dieu unique

Tu t'es fait Nègre Jean-Marie parmi les Nègres.

[...1

Dans la communion des hommes des âmes, des nations et

des confessions

Et il n'y a plus, sur toute la surface de la terre, une seule

terre ignorée. (O. Po : 275-279)

(Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor)

Et tout comme des frères, le maitre-de-terre et l'aveugle aux mains d'antennes, le mendiant chassieux

307

Le Noir et le Toubab tout blanc, les hommes du Soleil

levant

L'Arabe et le Berbère, le Maure, mon petit-Maure

Mon Bengali, comme nous t'appelions, le Tousti, le Houttou. (O. Po : 290)

(Élégie pour Martin Luther King)

Alors je reconnus, autour de sa Justice sa Bonté, confondus

les élus, et les Noirs et les Blancs

Tous ceux pour qui Martin Luther avait prié.

Confonds-les donc, Seigneur, sous tes yeux sous ta barbe

blanche :

Les bourgeois et les paysans paisibles, coupeurs de canne

cueilleurs de coton

Et les ouvriers aux mains fiévreuses, et ils font rugir les

usines, et le soir ils sont soûlés d'amertume amère.

Les Blancs et les Noirs, tous les fils de la même Terre-Mère. (O. Po : 302)

(Élégie pour Georges Pompidou)

Ainsi qu'à ceux qui aimèrent leur terre : leur peuple

Et tous les peuples, toutes les terres de la terre dans un

amour oecuménique

Et qui tinrent fidélité à leurs amis. Ami, quand tu seras au

Paradis

Avec saint Georges, je te prie de prier pour moi

Qui suis un pécheur d'avoir tant aimé : amabam amare. (O. Po : 319)

Les groupes qui peuvent se former à partir de ces extraits nous renvoient à une seule réalité, celle d'être ensemble ou de vivre ensemble avec nos différences. Cette réalité est le sème qui se lire à travers les groupes d'idées et d'images qui se manifestent dans les extraits superposés. Ce qui n'a pas été une aisance pour nous d'établir les réseaux associatifs que la superposition des extraits souligne. En dépit de tout ceci, nous essayons de mettre en relief les réseaux associatifs qu'accuse la superposition.1068 Nous avons, à cet effet :

- Le rapprochement : rompis les remparts décrétés, percer l'épaisseur des remparts, extirper les noeuds, l'enfant blanc et l'enfant noir, aillent main dans la main, progressent et grandissent, rompt, enlacent la terre d'une ceinture, conviés solennellement

- Le rassemblement (communauté) : tous réunis, le Cafre, le Kalyle le Somali le Maure, le Fân, le Fon, le Bambara, le Bobo, le Mandiago, le nomade, le mineur, le prestataire, le paysan et l'artisan, le boursier et le tirailleur, tous les travailleurs, le mineur des Asturies, le docker de Liverpool, le Juif chassé d'Allemagne, Dupont et Dupuis et tous les gars de Saint-Denis, les enfants de la France confédérée, ensemble, la République, la Cité, tous les peuples d'Europe, tous les peuples d'Asie, tous les peuples d'Afrique et tous les peuples d'Amérique, les hautes assemblées circulaires, tous les peuples de la terre, des hommes rassemblés, les Blancs, les Noirs, la communion des hommes des âmes, des nations et des confessions, sur toute la surface de la terre, une seule terre ignorée, le maître-de-terre, l'aveugle, le mendiant

1068 Vous verrez qu'il y a une répétition de la même idée sous une autre forme. Vous nous permettez, cependant, de faire avec, car c'est ce qui fait la psychocritique.

308

chassieux, le Noir, le Toubab, les hommes du soleil levant, l'Arabe, le Berbère, le Maure, mon petit Maure, le tousti, le houttou, les élus, les Noirs et les Blancs, tous ceux, les bourgeois et les paysans paisibles, coupeurs de canne, cueilleurs de coton, les ouvriers aux mains fiévreuses, les Blancs et les Noirs, tous fils de la même Terre-Mère, tous les peuples, toutes les terres de la terre.

- La fraternité : fraternelle douceur, la fraternité, la lutte fraternelle, égalité des peuples fraternels, des mains fraternelles, comme des frères.

- L'unité : tous réunis, main dans la main, L'ARC-EN-CIEL DE TA PAIX, confondus, confonds-les donc, leurs amis, ami.

- La connaissance (naturelle) de l'autre : ignorante de la technique des bureaux, sans livre, sans interprète aigu, des génies hostiles [...] n'avaient pu faire si durs

- L'altruisme : que l'ivraie de la haine n'embrasse pas leurs pas, un amour oecuménique, un pécheur d'avoir tant aimé

- L'universalité : au festin catholique, la Marseillaise catholique, oecuménique.

Par ces différents réseaux, nous pouvons dire que la Civilisation de l'Universel chez

Senghor se caractérise par le rapprochement, le rassemblement, la fraternité, l'unité, la connaissance de l'autre, l'amour et l'universalisation. D'après la lecture de ces réseaux associatifs, pour s'universaliser, il faut que les individus, les peuples et les nations se rapprochent, se rassemblent, fraternisent, s'unissent et se connaissent mutuellement et s'aiment davantage. C'est le sens même de la Civilisation de l'Universel chez Léopold Sédar Senghor. Elle entrevoit de nouveaux rapports entre les peuples et les nations, appuyés sur la volonté de vivre ensemble sans heurts, et sur la participation sans faille de tout un chacun, dans le but de se développer ensemble, comme le souligne-t-il :

Pour se développer, les civilisations doivent se respecter, s'enrichir de leurs

différences pour converger vers l'Universel que Teilhard de Chardin annonçait à l'aube du troisième millénaire.1069

Nous voyons, également, que Senghor prône une communauté où toutes les races seront égales en dignité, où les frontières seront brisées entre les nations, où les barrières raciales seront détruites. Une communauté imaginaire et idéale est bâtie. Et Michel Guillou de dire que cette communauté est la Francophonie :

[...] bâtir la francophonie, c'est donner vie à une communauté imaginaire, inventée par le Président Léopold Sédar Senghor, voulue par les mouvements associatifs. [...] Dès 1955, Léopold Sédar Senghor, alors Secrétaire d'État dans le gouvernement Edgar Faure, proposait, en concertation avec Habib Bourguiba en résidence surveillée en France, d'établir un `' Commonwealth à la française» qui

1069 Léopold Sédar SENGHOR, Allocution lors de l'inauguration de l'Espace culturel qui porte son nom, Verson, 18 mars 1995, op. cit.

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regrouperait les nations employant le français comme langue nationale, langue officielle ou langue de culture.1070

La communauté idéale voulue par Senghor doit converger vers la Civilisation de l'Universel. En effet,

La Civilisation de l'Universel est, selon lui, d'une grande importance et nécessité, car elle surmonte les barrières et frontières nationales et enclenche une communication, un dialogue productif entre les peuples et cultures. Par ce concept, Senghor appelle à franchir les barrières culturelles et linguistiques et à mettre en oeuvre un échange mutuel et fécond entre les peuples à travers leurs particularités et valeurs culturelles1071.

Cela sous-entend que la Civilisation de l'Universel doit permettre aux peuples de tous les pays du monde de pouvoir regarder au-delà des frontières et exprimer leur désir de vivre ensemble, de conforter leurs valeurs, de valoriser leur langue, leurs coutumes et leurs cultures, en considérant que désormais leur pays est la communauté des hommes unis dans toute leur diversité. Ce qui signifie qu'aucune civilisation ne peut s'ériger en civilisation universelle du fait que toutes les civilisations, selon Senghor, doivent construire la Civilisation de l'Universel. En d'autres termes, la Civilisation de l'Universel est la symbiose de toutes les civilisations différentes, puisque ce sont toutes les nations, tous les peuples qui doivent y prendre part. Et Ibrahim Diop d'asserter que

La Civilisation de l'Universel est à proprement parler l'expression d'une humanité nouvelle qui résulte du métissage culturel et du triomphe des différences ethniques et culturelles. Senghor présente la Civilisation de l'Universel comme l'expression de la diversité dans l'unité, c'est-à-dire que tous les peuples, toutes les nations prennent part à un échange transnational, universel1072.

La définition donnée à la Francophonie dans la revue Esprit par Senghor s'apparente à celle de la Civilisation de l'Universel mise en évidence par ses oeuvres poétiques. En effet, ses efforts pour la mise en oeuvre du concept de Francophonie se justifient par sa volonté et sa quête d'un facteur de rapprochement entre les peuples et les civilisations.1073 Avec la Francophonie, il envisageait d'édifier une communauté culturelle à laquelle vont prendre part tous les pays, tous les peuples et toutes les races pour articuler des valeurs linguistiques et culturelles communes. Dans cette communauté, aucune nation ne dominera et ne donnera le ton ; il

1070 Michel GUILLOU, Francophonie-Puissance, l'équilibre multipolaire, Paris, Éditions Ellipses, Collection

« Mondes-réels », 2005, p. 7 et p. 18.

1071 Ibrahim DIOP, « Senghor entre Francophonie et dialogue interculturel », op. cit., p. 15

1072 Idem., p. 16

1073 Ibidem., p. 12

310

n'existera pas de frontières entre les nations ni de barrière raciale entre les peuples. Cette communauté sera francophone, et « leur véritable pays c'est la langue française dans toute sa diversité. »1074 La Francophonie est, au sens senghorien, cette Civilisation de l'Universel qui n'est qu'un projet d'humanisation du monde face aux répercussions de la mondialisation de la civilisation universelle. Elle a une fonction unificatrice, et oeuvre pour un dialogue fructueux, un échange enrichissant d'idées, de valeurs linguistiques et culturelles entre les peuples et les nations. Dans cette logique, Senghor affirme que « la Francophonie est un merveilleux instrument de plein épanouissement, liberté, participation à la civilisation humaine »1075, c'est-à-dire la Civilisation de l'Universel. Il s'agit pour le poète d'organiser le monde à partir d'un dialogue interculturel dans le sens d'un échange égalitaire et d'une appropriation libre et volontaire des valeurs d'autrui. Pour Senghor, il est question de s'enrichir de nos différences pour converger vers l'universel, de contribuer au dialogue des cultures, facteur de relations pacifiques entre les communautés et les composantes de la société. De ce fait, la Francophonie est, chez lui, un projet de rencontre, de communication des cultures, capable de construire l'homme, autrement dit la civilisation humaine. Cette civilisation est le fait que chaque individu apporte un peu de ce qu'il a, et qui diffère de l'autre pour l'équilibre, l'harmonie de l'humanité.

Léopold Sédar Senghor a voulu que son oeuvre poétique soit l'expression de la Civilisation de l'Universel, mieux de la Francophonie. À ce fait, il a accordé une grande valeur au dialogue enrichissant, fécond, libre et égalitaire entre les peuples et cultures sans pour autant occulter ou ignorer les particularités culturelles, les différences identitaires de certains peuples, dans sa poésie. La culture est d'une grande importance dans son oeuvre poétique, parce que conscient du fait « qu'il n'y a pas de civilisation sans culture car l'effort culturel est lui-même la principale valeur de la civilisation ».1076 Nous pouvons dès lors affirmer que la Civilisation de l'Universel est la culture francophone.1077 Nous comprenons à présent pourquoi la Civilisation de l'Universel doit être faite des valeurs complémentaires de tous les continents, de tous les peuples et de toutes les cultures.

1074 Jean-Pierre ASSELIN DE BEAUVILLE et al., « Les identités francophones », Rue Descartes 2009/4 (n°66), p. 85

1075 Léopold Sédar SENGHOR, Allocution lors de l'inauguration de l'Espace culturel qui porte son nom, Verson, 18 mars 1995, op. cit.

1076 Idem.

1077 Jean-Pierre ASSELIN DE BEAUVILLE et al. estiment qu'il n'y a pas de culture francophone : « Un minimum de réalisme s'impose si l'on veut prendre au sérieux la Francophonie comme pôle identitaire significatif et crédible puisque l'on ne saurait parler au sens propre d'une culture francophone qui pourrait constituer une matrice commune. Dès lors, le seul fondement possible de la Francophonie comme projet culturel et donc identitaire, c'est le pluralisme culturel comme choix délibéré de valoriser le fait de la diversité culturelle de ce regroupement volontaire ». (Jean-Pierre ASSELIN DE BEAUVILLE et al., « Les identités francophones », op. cit., p. 70)

311

L'universalisation est, chez Senghor, ce que présentent les cultures de chaque nation avec toutes leurs différences et particularités. Elle doit converger vers une même perception du monde et de l'homme sans affrontement, sans barrières et sans frontières. Avec la poésie, Senghor a voulu conduire les hommes, Noirs et Blancs, vers de nouvelles relations fraternelles dans une vision humaniste de partage et d'échange mutuels. Son but était le rapprochement et la réconciliation sur les fondements d'une civilisation intégrée, et l'attention mutuelle de la dignité de la personne humaine. En fait, l'éloge de la Civilisation de l'Universel fait par Senghor, à travers sa poésie, était dans le but de nous préparer à accepter ce qui devrait être le seul fer de lance de ses actions poétiques et politiques : la Francophonie, car elle est un humanisme de synthèse de toutes les énergies spirituelles et culturelles, à la fois, unies et diverses, répandues sur toute la terre ; une sorte de noosphère à construire.

La Civilisation de l'Universel est un concept emprunté par Léopold Sédar Senghor à Teilhard de Chardin pour désigner la civilisation humaine et culturelle qui sera faite par la conjugaison de tous les peuples et toutes les cultures d'horizon divers. Cette civilisation ne réduit pas l'homme à un simple objet-marchand ou une simple machine. Au contraire, elle a pour rôle de rendre le monde et les hommes plus humains. En fait, il ne faut pas confondre cette civilisation avec la civilisation universelle qui s'apparente à la mondialisation. En effet, la civilisation universelle piétine les cultures et l'identité de chaque peuple. Elle consiste à imposer une seule culture, une seule manière de vivre et de voir les choses. Mieux, elle est la culture d'un seul peuple ou d'une seule nation qui s'érige en une civilisation universelle en imposant aux autres peuples et nations ses valeurs culturelles et techniques dans le but de demeurer la civilisation dominante. Elle dicte aux autres ce qu'ils doivent faire.

Pour que la civilisation demeure universelle, elle doit phagocyter les autres civilisations et cultures, et ignorer les valeurs humanistes qu'elle inhume. Cette civilisation est rejetée par Senghor, car elle cherche à dominer, à anéantir et corrompre l'homme. Pour Senghor, cette civilisation est avilissante, abjecte, car elle détourne l'homme de ce qui devrait être son but principal, c'est-à-dire de l'homme lui-même. Le rejet de cette civilisation par Senghor s'explique du fait qu'il veut restaurer l'Homme, car il est l'essence de toute culture.1078 Pour cela, il faut un autre type de civilisation qui conduirait tous les hommes vers de nouvelles relations fraternelles, plus humaines afin de réaliser toute la condition humaine. Au lieu d'une

1078 Antoine de SAINT-EXUPÉRY, « Il faut restaurer l'homme », Civilisation contemporaine, op. cit., p. 265 (Antoine de SAINT-EXUPÉRY, Pilote de guerre, Paris, Gallimard, 1943)

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aliénation culturelle, il faut plutôt une symbiose culturelle, une parfaite cohabitation culturelle, qui ne néglige aucune particularité culturelle de chaque peuple, de chaque nation, de chaque race et culture. Senghor propose à la place de la civilisation universelle la Civilisation de l'Universel.

La question fondamentale en cette moitié du 21ème siècle est celle de montrer comment et en quel sens un peuple peut s'ouvrir sur l'extérieur sans perdre son âme, son identité et sa culture. Il n'est plus question de réfléchir ou de spéculer, mais d'agir, car la réponse à toutes les préoccupations est sous nos yeux : il s'agit, selon Senghor, de construire la Civilisation de l'Universel, qui est une civilisation humaine, au lieu de faire la propagande de la civilisation universelle. La participation sans faille de chaque peuple, de chaque race et nation est requise, et nécessaire. Cette participation implique le rapprochement des cultures et des peuples. Ce rapprochement va à son tour engendrer une communauté, une communauté fraternelle et humaine dans laquelle chaque individu apprend à se connaître et à connaître l'autre, à s'aimer et à aimer l'autre, à s'unir et à vivre ensemble avec les différences. D'où la Civilisation de l'Universel. Toutes les cultures doivent converger vers cette communauté idéale, qui se définit comme une communauté métisse, une noosphère, un Humanisme intégral où dans une vibrante unanimité, toutes les races mêlées, Noirs, Arabes, Berbères, Européens, Américains, Asiatique, clament leur appartenance à une communauté capable de valoriser leur différente culture. Cette communauté n'est rien d'autre que la Francophonie. Elle est la communauté de ces peuples « si dissemblables et si semblables f...] ces peuples rassemblés pour le même combat »1079, celui de la culture et de la langue francophones.

Les termes pour désigner la Civilisation de l'Universel ou les valeurs véhiculées par la Civilisation de l'Universel sont celles que la Francophonie défend et promeut. La Francophonie est l'expression de la Civilisation de l'Universel. Elle invite les nations à briser les frontières et les barrières de méfiances et raciales afin de permettre aux hommes de vivre ensemble et d'être des partenaires égaux. La Civilisation de l'Universel qui se lit dans la poésie senghorienne est plutôt la culture francophone. Cette culture, fidèle à ses origines et en état de créativité sur le plan de l'art, de la littérature, de la philosophie, de la spiritualité, est capable de supporter la rencontre des autres cultures, non seulement de la supporter, mais de donner un sens à cette rencontre1080, à la participation de toutes les cultures.

1079 Léopold Sédar SENGHOR, « Prière des tirailleurs sénégalais », Hosties noires, op. cit., p. 69

1080 Paul RICOEUR, « Comment est possible une rencontre des cultures diverses », Civilisation contemporaines, op. cit., p. 248 (Paul RICOEUR, Revue Esprit, octobre 1961)

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La culture francophone peut se définir comme étant l'unité culturelle dans la diversité culturelle. Elle est une culture métisse que partage un groupe de personne de cultures ou de civilisations différentes. Elle est aussi une culture qui emprunte à toutes les races, à toutes les cultures, à toutes les civilisations et à tous les continents. Cette culture se veut préserver l'identité culturelle de chaque peuple et de chaque nation dans un monde, sujet d'uniformisation, où l'on cherche à imposer une seule culture, une seule conscience à tous les hommes comme modèle. Ce qui explique les crises, les guerres aujourd'hui est l'universalisation d'une seule culture, d'une seule religion, d'une seule doctrine, d'une seule opinion. La culture francophone, au contraire, se veut l'apport de cultures, de religions, de doctrines et d'opinions diverses, dans le respect des particularités et de l'identité de chaque composante. La Civilisation de l'Universel, chez Senghor, est tout simplement la Francophonie, mieux la culture francophone.

Notre troisième chapitre a mis en évidence les raisons culturelles de Léopold Sédar Senghor dans le choix de la Francophonie. Ce sont la culture africaine, l'ouverture culturelle et l'éloge de la Civilisation de l'Universel. Parlant de la culture africaine, nous avons vu qu'elle a été désintégrée par la colonisation. Conscient de ce fait, Senghor estime la nécessité de réhabiliter les cultures propres aux Négro-africains en les intégrant dans un mouvement de la révolution culturelle, car elles ont le droit d'y participer. Ayant découvert les potentialités des cultures africaines et les richesses dont elles regorgent, il s'est convaincu qu'elles peuvent façonner l'homme et participer à l'établissement du nouvel humanisme. En fait, elles sont caractérisées par une sorte d'humanisme panthéiste où la primauté est accordée à la raison intuitive, qui selon Senghor, doit être la panacée de l'humanité, et doit réinventer un humanisme moderne. Il a voulu ériger la raison intuitive en mode de connaissance participant pleinement de la rationalité discursive. Pour cela, il nous faut nous dépayser dans notre propre origine, c'est-à-dire revenir à nos sources culturelles d'origine, nous enraciner pour être un interlocuteur valable dans le grand débat des cultures, comme le dit Paul Ricoeur1081, et qui est chez Senghor, l'ouverture culturelle.

Quant à l'ouverture culturelle, elle est une sorte de dialogue des cultures dans lequel chaque culture en interaction donne sa particularité et reçoit de l'autre sa particularité. Senghor a appelé cette interaction le rendez-vous du donner et du recevoir. À ce rendez-vous, l'Afrique

1081 Idem., p. 248

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viendra avec sa culture, autrement dit avec la raison intuitive ou émotive qui est autant nécessaire que la raison technicienne et la raison discursive (rationnelle). Au lieu d'un choc culturel comme l'envisage Samuel Huntington1082, l'ouverture culturelle permettra l'assimilation des valeurs culturelles reçues sans faire perdre l'âme et l'identité des cultures, des pays et nations. Elle facilitera le libre-échange et la libre circulation des personnes et des cultures. En fait, par l'ouverture culturelle, Senghor voulut faire l'éloge d'une culture francophone, d'une culture qui doit être construite par l'apport complémentaire de toutes les cultures. En réalité, il faisait allusion à la Civilisation de l'Universel.

La Civilisation de l'Universel est un concept emprunté à Teilhard de Chardin par Léopold Sédar Senghor pour mettre en évidence sa vision d'un monde plus humain. Elle ne doit pas être confondue avec la civilisation universelle, qui existe bel et bien. Elles ne disent pas la même chose. La civilisation universelle est une sorte de mondialisation qui consiste à anéantir les cultures pour ériger une seule culture comme modèle de la civilisation idéale sans se soucier du sort de l'humanité qui décline. Quant à la Civilisation de l'Universel, nous disons qu'elle est une union dans la diversité et elle consiste à rassembler toutes les cultures en vue d'un échange mutuel dans lequel aucune culture ne prétend être la supérieure, mais partenaire égale. Cette civilisation met l'accent sur le rapprochement des cultures et la participation de chaque peuple et chaque nation. Elle est une civilisation métisse, présentée par Senghor comme la civilisation idéale, car elle n'anéantit pas les cultures et n'altère pas l'identité culturelle des peuples et des nations. En plus, l'homme est au centre de ses préoccupations ; il est l'essence de cette civilisation. La Civilisation de l'Universel est, également, une civilisation où les cultures convergent vers une communauté idéale et humaine, de valeurs culturelles et humanistes, vers un Humanisme intégral. Cette communauté idéale et humaine est la Francophonie.

Léopold Sédar Senghor rejette la civilisation universelle pour prôner la Civilisation de l'Universel qui favorise le rapprochement, le rassemblement, la fraternité, l'unité, la connaissance de soi et de l'autre, et l'amour de soi et de l'autre. Avec la Civilisation de l'Universel, il ne devrait plus exister de frontières entre les nations, plus de barrières entre les cultures et les peuples. Avec la Francophonie, les francophones devraient regarder au-delà des frontières et exprimer leur désir de vivre ensemble. La Civilisation de l'Universel et la Francophonie sont l'expression de l'unité culturelle dans la diversité. En fait, pour parler de la Civilisation de l'Universel, il a fallu que Senghor découvre d'abord la civilisation africaine, et

1082 Samuel HUNTINGTON, Le choc des civilisations, O. Jacob, Paris, 1997, 545 p.

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puis la civilisation occidentale.1083 La Civilisation de l'Universel résulte de la conjugaison de ces deux civilisations puisqu'elles doivent converger ensemble vers une civilisation intégrale et participer ensemble à la construction d'un nouvel humanisme. Pour parler de civilisation, il faut qu'il y ait une culture, c'est la raison pour laquelle la Civilisation de l'Universel n'exclut aucune culture, et que l'on parle de culture francophone.

La culture francophone qui sous-tend la Civilisation de l'Universel est la symbiose des valeurs culturelles données et reçues au rendez-vous du donner et du recevoir. Cette culture se veut préserver l'identité culturelle de chaque peuple et de chaque nation tout en brisant les frontières entre les nations, et les barrières entre les cultures et les peuples pour prévenir les dérives que peut engendrer la civilisation universelle. Elle est la manifestation concrète de deux humanismes : l'humanisme nègre et l'humanisme occidental pour un Humanisme intégral qui nous invite, par nos différents apports et sans complexe, à participer à la communauté culturelle qui est la Francophonie.1084 À vrai dire, la Civilisation de l'Universel est une de ces nombreuses métaphores pour désigner la Francophonie qui est l'aboutissement d'un long processus, qui se veut apport d'émotion et supplément d'âme, et d'intuition à la rationalité et à la technicité occidentale, et asiatique. La Civilisation de l'Universel et la Francophonie sont donc les deux faces d'une même pièce d'argent chez Léopold Sédar Senghor. La rencontre des cultures, des civilisations, des peuples, des nations et des races doit aboutir à la Francophonie. Désormais, il n'est plus question de parler de Civilisation de l'Universel chez Senghor, mais de la Francophonie, car elle est cet Humanisme intégral de demain qui se tisse autour de la terre. Elle est aussi cette Civilisation de l'Universel à laquelle aspirait Senghor.

Les raisons qui ont précédé la résurgence de la Francophonie chez Léopold Sédar Senghor sont de trois ordres : d'abord des faits historiques, mis en évidence au chapitre un ; puis des raisons personnelles, vues au chapitre deux ; et enfin les raisons culturelles, mises en relief au chapitre trois.

Le chapitre un a permis d'appréhender les faits historiques. À travers ce chapitre, nous avons su qu'il existe une filiation historique entre l'Afrique et l'Europe, voire la France. Cette filiation est qualifiée d'historique, parce qu'elle a été tissée depuis la traite négrière en passant par la colonisation et son instrument l'école (la politique d'assimilation). L'étude de ces faits

1083 Abdoulaye DIAWARA, op.cit., p. 34

1084 René GNALÉGA, Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 123

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historiques montre qu'ils n'ont pas été de véritables oeuvres civilisatrices, mais des crimes contre l'humanité, car ils sont marqués par des massacres et la vente des peuples noirs. Cependant, Senghor voit en ces oeuvres des canaux de contact entre deux civilisations permettant à deux races de se rapprocher et de se connaître. En fait, bien qu'il en dénonce, Senghor sublime la brutalité, l'hostilité de cette rencontre historique entre l'Afrique et l'Europe pour retenir le caractère positif de cette rencontre, qui, pour lui, est une rencontre enrichissante de part et d'autre. Cette rencontre brutale et hostile, aussi qu'elle soit, a eu des doses de fraternité qui lient les Africains et les Européens dans une possible communauté de destins historiques. Cette communauté de destins historiques est appelée la France confédérée par Senghor, car il s'agit des colonies françaises liées à la France. Plus tard, cette communauté a pris l'appellation de la Francophonie.

Les faits historiques sont, aussi, mis en évidence par la participation des Africains aux différentes guerres mondiales, surtout à la deuxième guerre mondiale à laquelle Senghor a pris part. Pendant la guerre, les Noirs et les Blancs étaient des frères d'armes, et se sont unis pour défendre la République, c'est-à-dire la France. Senghor recherche ou veut valoriser cette unité et cette fraternité, lorsqu'il rappelle cette participation sanglante. La participation des Noirs aux différentes guerres est un sacrifice dans le seul but de sauver l'humanité comme le Christ. En fait, ce sacrifice dont parle Senghor à partir de la participation des Noirs aux différentes guerres est le sacrifice de la Négritude. Il sacrifie la Négritude pour annoncer l'avènement d'un monde de fraternité et de paix. Ce monde de fraternité et de paix sera traduit par la volonté de vivre ensemble sans haine comme des enfants de la France confédérée, des enfants de la communauté des francophones.

Pour vivre ensemble sans haine, il faut qu'il y ait le pardon. La volonté de pardonner l'amène à la réconciliation et à l'acceptation de l'autre. Pour cela, les Africains doivent pardonner pour donner une chance à l'avènement du monde de fraternité et de paix où les races et les nations vivront en harmonie. Le pardon auquel Senghor invite les Africains est celui de leur humanisme. Cet humanisme se veut redéfinir la race humaine. Il est plus humain et sait vaincre la haine, et sait pardonner pour s'ouvrir aux autres. Nous retenons, du chapitre un, que Senghor voulait à tout prix conserver de façon vivace les liens qu'une histoire et des références historiques communes avaient créés avec la France.

Le chapitre deux nous a permis de mettre en relief les raisons personnelles de Léopold Sédar Senghor. À cet effet, nous avons relevé trois raisons : la dilection de la langue française, la volonté d'africaniser le français et le choix du peuple noir.

317

Ce sont la clarté et la logique du français qui ont influé sur Senghor à tel point qu'il qualifie la langue du colonisateur de gentillesse et d'honnêteté, voire la langue des dieux. Il désigne, également, cette langue de langue humaniste et universaliste qui structure la pensée et développe l'esprit critique. Bien qu'imposée par la colonisation à travers la politique de l'assimilation dont l'instrument fut l'école, Senghor l'a choisie pour exprimer sa pensée et transmettre son message au monde. Et à force de la pratiquer, il s'est ancré dans la langue française au point de la faire sienne. Remarquant qu'elle n'est plus la propriété exclusive de la France, Senghor invite ses locuteurs à s'unir et à s'organiser pour la valoriser. L'idée de fonder une communauté et celle de la Francophonie est ainsi née. Cependant, cette langue n'est pas apte à exprimer les réalités africaines. Pour qu'elle soit apte à le faire, il faut qu'elle soit insufflée de vocables africains, voire d'autres contrées. Cette volonté d'africaniser le français a engendré un type de français appelé français africanisé.

Le français africanisé est l'expression de la diversité linguistique et de la double culture de ses locuteurs dans la mesure où cette langue est fécondée par l'apport des langues africaines et par l'influence des autres langues auxquelles elle a emprunté et calqué des formes, des images et des expressions. Cette langue n'oblitère pas la logique et la clarté de la langue française. Au contraire, elle l'enrichit et la valorise. En fait, elle assure la survie du français et donne la preuve que ses locuteurs maîtrisent à la fois le français et la leur. Le français étant une langue essentielle (abstraite) et les langues négro-africaines des langues existentielles (concrètes), la rencontre ou le contact de ces langues a engendré une langue hybride, métisse. Il s'agit d'un français métissé avec le français africanisé. Cette langue mérite que des spécialistes s'y intéressent, car elle est la langue de la Francophonie.

Dans la marche vers la Civilisation de l'Universel, Senghor refuse que le peuple noir reste à la traine. Pour cette raison, il a endossé plusieurs fonctions ou missions pour restituer à l'homme noir et sa culture la place et le rôle essentiels qu'il a dans l'histoire et dans cette marche. Il voulut réaliser l'homme noir, valoriser l'homme noir et sa culture et sa civilisation, revendiquer son droit à l'existence et à la liberté, réécrire son histoire déformée, défendre les valeurs humanistes de sa culture et l'unir aux autres hommes. Il est convaincu que la Francophonie est capable de libérer le peuple noir et de l'aider à l'ouverture et à entrer dans une civilisation qui favorise la fraternité universelle.

Le dernier chapitre a abordé les raisons culturelles de Léopold Sédar Senghor. La véritable raison de la renaissance de la Francophonie, selon lui, est d'ordre culturel. En effet, la Francophonie est culture par essence. Pour parler d'une culture francophone, il faut parler des autres cultures ou de sa propre culture. Senghor ne se dérobe pas. Il commence par l'éloge de

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la culture africaine, puis de l'ouverture culturelle pour aboutir enfin à la Civilisation de l'Universel.

Il présente la culture africaine comme un humanisme qui ne dissèque pas l'homme, mais considère chaque individu comme une médiation de l'autre. La culture africaine appréhende l'homme dans son entièreté, dans son intégralité. Elle est un humanisme intégral et intuitif (émotif). Il invite l'humanité à s'approprier cette culture, surtout les Africains, par un enracinement. Ayant la ferme conviction que cette culture peut façonner l'humanité et participer à la réalisation d'un nouvel humanisme, Senghor opte pour l'ouverture culturelle. La culture ne doit pas être un but à soi mais un moyen d'ouverture à l'autre.

L'ouverture culturelle implique le dialogue des cultures et le rendez-vous du donner et du recevoir. En effet, à travers le dialogue et les échanges d'idées et de cultures, chacun trouve une place, se sent écouté, accepté et valorisé. L'ouverture culturelle doit permettre à tout un chacun d'être un interlocuteur valable dans le grand débat des cultures, d'avoir des connaissances des cultures autres que les siennes. Ce qui constitue une richesse ; car elle permettra l'assimilation des valeurs culturelles sans oblitérer l'identité culturelle de tout un chacun. En fait, il s'agit d'apporter et de donner ce qu'on a, et de recevoir de l'autre ce qu'on n'a pas. Ce qui fait dire que l'ouverture culturelle est une communication et un échange entre les cultures ; mieux, c'est une symbiose de cultures. Cette symbiose dans les poèmes de Senghor se veut universel, ce qui signifie que l'ouverture culturelle présentée par Senghor a pour finalité la Civilisation de l'Universel.

Cette civilisation résulte de l'apport de toutes les cultures en dialogue, autrement dit, la symbiose des différentes civilisations, puisque ce sont toutes les nations, tous les peuples et toutes les races qui doivent la construire. En fait, la marche vers une Civilisation de l'Universel suppose au préalable, non seulement, un retour vers soi, sans quoi aucune participation à l'universel n'est possible, mais également une ouverture à l'autre, inscrivant ainsi les cultures dans la diversité. De ce fait, la Civilisation de l'Universel serait une sorte d'unité dans la diversité qui, pour Senghor, mettra en évidence sa vision d'un monde plus humain. Cette civilisation s'oppose carrément à la civilisation universelle. La civilisation universelle valorise une langue, une culture, une religion et une pensée uniques. La Civilisation de l'Universel, quant à elle, est l'expression d'un Humanisme intégral, puisqu'elle valorise les langues, les cultures, les religions et les pensées diverses. Avec cette civilisation, il ne devrait plus avoir de frontières et de barrières entre les peuples et les nations, les races et les cultures. La Civilisation de l'Universel peut être réduite à la culture. Dans ce cas, il s'agit de la culture francophone. Cette culture est l'ensemble des valeurs culturelles que se partagent les locuteurs de la langue

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française. C'est en ce sens que nous avons dit que l'aboutissement de la Civilisation de l'Universel est la Francophonie. La Civilisation de l'Universel et la Francophonie sont deux faces d'une même médaille chez Léopold Sédar Senghor. La Civilisation de l'Universel n'est rien d'autre que la Francophonie.

La Francophonie est aujourd'hui un des concepts de la diversité culturelle, un des outils de ce dialogue des civilisations à construire, un des espaces de cohabitation indispensables pour éviter la prophétie du choc des civilisations. Cette Francophonie dans la poésie de Léopold Sédar Senghor est d'abord Apports complémentaires de toutes les civilisations ; puis Enracinement culturel et Ouverture culturelle ; ensuite Dialogue des cultures ; et enfin Unité et Fraternité. Elle se veut aussi Rapprochement et Rassemblement des peuples, Communauté fraternelle (la communauté des francophones), Connaissance de soi et de l'autre, et Amour et Respect de soi et de l'autre. Elle est également Humanisme intégral (considération de l'homme dans son intégralité). Cette Francophonie fait la promotion d'une langue commune (le français africanisé) et d'une culture commune (la culture francophone). Elle est à construire et à rechercher selon Senghor. C'est pourquoi, nous estimons que l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) qui n'est qu'une représentation concrète du concept de Francophonie doit poursuivre l'oeuvre de Senghor, celle de la réalisation de la Francophonie (la Civilisation de l'Universel), telle que présentée dans sa poésie. En fait, l'OIF s'est lentement éloignée de la Francophonie senghorienne. Aussi, sommes-nous en mesure d'affirmer que la poésie de Senghor est le manifeste de la Francophonie, cette Francophonie définie et présentée, par lui, dans la revue Esprit de 1962, et mise en évidence dans la première partie de notre travail. Il n'y a point de différences entre la Francophonie de la revue et celle de sa poésie. Elle est une somme de liens tissés entre différents peuples, librement acceptés par tous, et décidés de converger tous ensemble vers un même idéal. Et la poésie senghorienne est portée par l'espoir de créer une civilisation, fédérant les cultures par-delà leurs différences, et cela a été conceptualisé par la Francophonie. Autrement dit, la Francophonie, selon lui et au travers de sa poésie, est de s'enraciner dans sa culture pour s'ouvrir à la culture française qui est méthode et rationalité. Mieux, la Francophonie, chez Senghor, est le fait de puiser en sa culture les ressources nécessaires pour enrichir l'humanité, et ce, à travers la langue française fécondée des autres langues, en particulier celles de l'Afrique.

À l'issue de cette deuxième partie, nous retenons que Senghor défend l'idée d'une Francophonie qui conduirait à la Civilisation de l'Universel. Cependant, les réseaux associatifs étudiés dans cette partie révèlent l'image d'une personne résignée à l'idée d'une mission civilisatrice universelle de la langue et de la culture françaises capables de féconder les langues

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et les cultures africaines. Et l'expression de cette résignation est la Francophonie. Par la Francophonie, il entend concilier à la fois l'homme noir et l'homme blanc dans une parfaite harmonie. Pour cette raison, il la définie comme un Humanisme Intégral. Mieux, il la conçoit comme enracinement en soi, confirmation de soi et ouverture à l'autre, comme un instrument de contribution à l'humanisme. Cependant, l'enjeu du débat en cette moitié du 21ème siècle est de montrer comment et en quel sens un peuple peut s'ouvrir sur l'extérieur sans perdre son identité, sachant que l'identité se construit et se transforme tout au long de l'existence ; sachant également que la revendication identitaire a été pour chaque peuple la délivrance de leur condition humiliée et aliénée. Dans le cas de la Francophonie, pour que vive le français africanisé, il faut qu'il soit pour celui qui le parle l'expression possible de son identité, quelle que soit son origine. Cela veut dire qu'il s'agit à travers la Francophonie d'exprimer ou de trouver son identité. De ce fait, nous pensons que la Francophonie est une problématique identitaire chez Léopold Sédar Senghor. Pour s'en assurer, il faut à nouveau interroger ses oeuvres poétiques pour voir s'il existe une identité francophone.

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