WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

2. LA THÈSE DES SANGS MÊLÉS

« Nous sommes des sang-mêlés »1152, affirmaient François Crouzet et Lucien Febvre pour dire qu'il n'y a pas de Français pure en France, comme l'avait déjà souligné Onésime Reclus auparavant.1153 À vrai dire, nous sommes tous des sangs mêlés depuis la création du monde. Les hommes sont partis d'une même racine, et par multiplication, ils sont devenus nombreux et divers, répandus sur toute la terre. Et cette racine mère est Adam et Ève, comme nous pouvons l'appréhender dans la Bible de Jérusalem.

Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. [...] Alors l'Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit, il prit une de ses côtes, et referma la chair à sa place. L'Éternel Dieu forma une femme de la côte qu'il avait prise de l'homme, et il l'amena vers l'homme. [...] Voici le livre de la postérité d'Adam. Lorsque Dieu créa l'homme, il le fit à la ressemblance de Dieu. Il créa l'homme et la femme, il les bénit, et il les appela du nom d'homme, lorsqu'ils furent créés. [...] Car Adam a été formé le premier, Ève ensuite.1154

Tous les hommes ont une seule origine, selon la chrétienté, et de cette origine sont parties les races, les ethnies et les peuples de couleurs de peau différente.1155 Senghor dit ainsi que tous les hommes sont tous fils de la même terre-mère. Ce qui sous-entend que les hommes ont le sang mêlé à ceux d'Adam et Ève dans leurs veines. De ce fait, on peut insinuer que les hommes ont une identité rhizomique, car la conception de leur identité ne dépend plus de celle d'Adam et Ève. Nous sommes des sangs mêlés, car nous sommes issus d'un père et d'une mère qui n'ont rien en commun tant au niveau du groupe sanguin que de la culture, de l'ethnie, voire de la race. Nous sommes des sangs mêlés, car l'histoire de l'humanité est marquée par le nomadisme, et lors de ces déplacements des peuples, il y a eu des rencontres à la fois culturelles et sexuelles.

1152 François CROUZET et Lucien FEBVRE, Nous sommes des sang-mêlés : Manuel d'histoire de civilisation français, Albin Michel, Paris, 2012, 400 p.

1153 Cf. page 43 de cette présente étude, note 67

1154 Genèse 1, verset 27-28/ Genèse 2, verset 21-22/ Genèse 5, verset 1-2/ 1 timothée 2, verset 13, la Bible de Jérusalem.

1155 Michael HAMMER, à ce propos dira « L'étude des gènes montre que nos ancêtres se sont métissés avec les espèces humaines archaïques qu'ils ont rencontrées. Cette hybridation a sans doute contribué à l'expansion d'homo sapiens. » Disponible sur http://www.pourlasciences.fr/web_pages/a/article-le-metissage-des-especes-humaines-31751.php

344

Nous sommes des sangs mêlés, car un individu de groupe sanguin de type quelconque peut donner et recevoir d'un individu de même type de groupe sanguin ou parfois différent. Ce n'est pas par hasard si Senghor s'appuie sur la thèse des sangs mêlés pour justifier son identité rhizomique et argumenter sa conception du métissage biologique. Que disent alors ses textes poétiques sur la question des sangs mêlés ?

Pour y répondre, passons au peigne fin sa poésie par une étude psychocritique. De ce fait, nous superposons d'abord « Éthiopie/À l'appel de la race de Saba », « Chant de printemps » (Hosties noires), « Épitre à la princesse » (Éthiopique) et « Chants pour signare » (Nocturnes).

(Éthiopie/À l'appel de la race de Saba)

Qu'ils m'accordent, les génies protecteurs, que mon sang

ne s'affadisse pas comme un assimilé comme un civilisé. (Po : 57)

(Chant de printemps)

Et mon sang complice malgré moi chuchote dans mes veines. (Po : 83)

(Épitres à la princesse)

Je séjournais chez les hôtes héréditaires, la moitié de mon sang et la plus claire certes. (Po : 139)

(Chants pour signare)

Me poursuit mon sang noir à travers foule, jusqu'à la clairière où dort la nuit blanche.

[...1

Me poursuit mon sang noir, jusqu'au coeur solidaire de la nuit. [...1

Je romprai tous les liens du Sang, je dressai une garde d'amour (Po : 186-191)

De cette superposition, nous voyons s'accuser un réseau simple. Celui de Sang pur (authentique) : mon sang ne s'affadisse pas comme un assimilé comme un civilisé, mon sang complice malgré moi, la moitié de mon sang et la plus claire certes, me poursuit mon sang noir, je romprai tous les liens du sang,... Par ce réseau associatif, nous remarquons que Senghor refuse d'avoir du sang impur. Nous voyons la volonté tenace de celui-ci de demeurer un Africain pur, authentique. Il ne veut pas, également, être un assimilé, un civilisé. En fait, Senghor refuse et dément la condition du colonisé. Il n'est pas « Peau noire masque blanc ».1156 Il veut être et demeurer Africain par son être et par sa manière d'être ou d'agir, car le sang noir coule dans ses veines. Il se définit comme un Africain non corrompu.1157 À ce stade, on peut affirmer que la thèse de l'ancêtre portugais est fausse, parce que ce réseau montre bel et bien

1156 Allusion au titre de l'oeuvre de Frantz FANON, Peau noire, masque blanc, Paris, Seuil, 1952, 240 p 1157 Il est considéré surtout par Houphouët Boigny comme « un Français peint en Noir », d'après Djian Jean Michel, in Léopold Sédar Senghor, genèse d'un imaginaire francophone, Gallimard, Paris, 2005, p. 146. (Peut-être c'est cette idée qu'il récuse.)

345

un Senghor qui refuse d'être métis en réclamant l'authenticité de son identité au travers de son sang noir. Cependant, même si le sang noir le poursuit, la moitié de son sang n'est que claire et pure. Qu'en est-il de l'autre moitié de son sang ?

Il aura beau crié sur tous les toits de Paris qu'il est un Africain authentique, il ne saura se mentir, car il est un sang mêlé. Il s'agit, dans la seconde superposition, de déterminer que l'autre moitié de son sang fait de lui un sang mêlé. À cet effet, nous avons à superposer « In memoriam », « Que m'accompagnent koras et balafong » (Chants d'ombre), « Poème liminaire », « Tyaroye » (Hosties noires), « À New York » (Éthiopiques), « Élégie des saudades » (Nocturnes), « Je lis `'miroirs» » (Lettres d'hivernage), « Je viendrai » (Poèmes perdus) et « Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor » (Élégies majeurs).

(In memoriam)

Tous mes rêves, le sang gratuit répandu le long des rues, mêlé au sang des boucheries. (Po : 7)

(Que m'accompagnent koras et balafong)

J'étais moi-même le grand-père de mon grand-père J'étais son âme et son ascendance, le chef de la maison d' Elissa du Gâbou

[...]

Tu es son épouse, tu as reçu le sang sérère et le tribut de sang peul.

O sangs mêlés dans mes veines, seulement le battement nu des mains !

Que j'entende le choeur des voix vermeilles des sangs mêlé ! (Po : 30-32)

(Poème liminaire)

Qui pourra vous chanter si ce n'est pas votre frère d'armes, votre frère de sang ? (Po :53/54)

(Tyaroye)

Et votre sang n'a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d'hier

Dites votre sang ne s'est-il mêlé au sang lustral de ses martyrs ? (Po :88)

(À New York)

New York ! je dis New York, laisse affluer le sang noir dans ton sang

Qu'il dérouille tes articulations d'acier, comme une huile de vie Qu'il donne à tes ponts la courbe des croupes et la souplesse des lianes. (Po : 115)

(Élégie des saudades)

Mon sang portugais s'est perdu dans la mer de ma Negri-

tude. (Po : 204)

(Je lis `'miroirs»)

Je dis bien cette terre partagée qui me déchire, et cette ville

Comme un parfum subtil : tous les mélanges de sang

Tous les quartiers de la ville, qui chantent à plusieurs voix. (Po : 242)

346

(Je viendrai)

Ton amour m'est chose si intime, si dense,

Que je le sens en moi net comme couteau de jet

Mais mêlé à mon moi

Mais confondu désormais avec le sang de mes veines. (O. Po : 242)

(Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor)

Voici donc notre enfant, souffle mêlé de nos narines, qui s'étend, ha ! (O. Po : 286)

Les réseaux qu'une telle superposition souligne sont les suivants :

- Sang mêlé : mêlé au sang des boucheries, tu as reçu le sang sérère et le tribut de sang peul, o sang mêlé dans mes veines, des sang-mêlé, et votre sang n'a-t-il pas ablué la nation, dites votre sang ne s'est-il mêlé au sang lustral de ses martyrs ?, laisse affluer le sang noir dans ton sang, mon sang portugais s'est perdu dans la mer de ma Négritude, tous les mélanges de ton sang, mêlé à mon moi, mais confondus désormais avec le sang de mes veines, souffle mêlé de nos narines,...

- Consubstantielle : J'étais moi-même le grand-père de mon grand-père, j'étais son âme et son ascendant, votre frère de sang,...

Ces différents réseaux montrent que Senghor ne peut pas nier le fait d'avoir le sang noir mêlé

à d'autres sangs. Il approuve le fait que du sang mêlé coule dans ses veines. En effet, de la princesse, le poète reçoit le sang sérère et le tribut de sang peul. Ces deux sangs, en lui, confirment la thèse du sang mêlé. Ce qui signifie qu'il a hérité de la princesse l'identité, à la fois, sérère et peule. Africainement, Senghor est un sang mêlé. En plus, il y a le sang portugais qu'il n'oublie pas, mais qui se confond dans sa Négritude, l'expression de son être africain, de son sang noir. Du coup, il se rend bien compte qu'il est le résultat de trois types de sang mêlé : sang sérère, sang peul et sang portugais. Mieux, il reflète l'unité et l'identité de trois personnes comme la sainte trinité dans la théologie chrétienne : Dieu le père, Dieu le fils, Dieu l'esprit saint. Ces trois réalités de Dieu expriment une et une seule nature de Dieu : Dieu trois en un. C'est la même conception chez Senghor qui se conçoit trois en un : il est petit-fils, grand-père et arrière-grand-père de son grand-père. On appelle ce fait la consubstantialité. Cette consubstantiation implique une relation d'interdépendance exprimant une sorte de symbiose en ces trois réalités. Voilà sa découverte : il est un pur-sang-mêlé. Il est « débout dans [sa] triple fierté de sang-mêlé », comme l'a su bien dire Léon-Gontran Damas.1158 Mieux, Senghor pouvait dire comme son ami Damas

Au pied de ton pardon Je dis ni sang ni eau mais sang et eau mêlées

1158 Léon-Gontran DAMAS, Pigments - Névralgies, Présence Africaine, Paris, 1972, 2003 et 2005, p. 122

347

Car tous deux confondus nous ne sommes

qu'une même somme

qu'un seul et même sang.1159

Se croyant être un Africain authentique, il découvre qu'il est métis biologiquement par le mélange de trois sangs, qu'il est la racine qui s'étend à la recherche d'autres racines comme le dit Édouard Glissant, le parfait trait d'union entre la race noire et la race blanche, « le café au lait » comme on le dit en Côte d'Ivoire. Il peut alors s'autoproclamer le « frère de sang » de l'Africain et de l'Européen :

Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues,

plus rouge que le Nil - sous quelle colère de Dieu ?

Et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs sénégalais, dont

chaque goutte répandu est une pointe de feu à mon flanc. (Po : 84)

Marcien Towa corrobore notre argumentation en ces termes :

Revenons un moment aux « deux mondes antagonistes », le monde blanc et le monde noir. On voit maintenant qu'aux yeux du poète, cet antagonisme doit être tenu pour largement fictif, puisque bon nombre de soi-disant nègres étant en fait métissés de sémito-kamites, de blanc donc, le monde noir s'avérerait finalement bien moins noir qu'on ne le pense communément. L'importance de ce point découle surtout la thèse de Senghor selon laquelle la race humaine détermine la culture. Il insiste d'autant plus sur le métissage qu'il pense lui-même posséder non seulement du sang peulh, mais même du sang portugais1160.

Genevière Vinsonneau affirme, à juste titre, que « l'identité se réalise donc comme un processus dialectique, au sens d'intégrateur des contraires. »1161 Comme nous le voyons, l'identité senghorienne est une intégration parfaite et harmonieuse de sangs irréductibles de plusieurs personnes : son père, sa mère, l'ancêtre portugais. Ce qui signifie qu'il est Africain, Européen et Métis à part entière, car il est le fruit d'une union entre trois sangs africains (mandingue, peul et sérère) et d'un sang portugais. De facto, Senghor, par son identité portugaise qui se perd dans son identité sérère et peule, voire malinké, est le frère noir de langue et cultures françaises. Il est également le frère blanc de langue et de cultures africaines.

Avec lui, le sang prend (souvent) la signification des origines : le sang qui « chuchote » dans ses veines est celui de ses ancêtres africains, de l'Afrique ; et le sang qui coule dans ses veines est celui de l'Europe, de l'ancêtre portugais. La thèse des sangs mêlés est pour Senghor

1159 Idem., p. 150

1160 Marcien TOWA, Léopold Sédar Senghor : Négritude ou Servitude ?, op. cit., p. 37

1161 Geneviève VINSONNEAU, « Le développement des notions de culture et d'identité : un itinéraire ambigu », op. cit., p. 15.

348

la justification incontestable de son identité rhizomique. Cette justification confirme également qu'il est biologiquement métis. Il dépasse son identité, comme le dit Henri Lopès, originelle1162 pour s'octroyer une identité, à la fois, complexe et homogène. Cela ne veut pas dire qu'il nie carrément son identité africaine, même si, on a l'impression que Senghor se dédit. En effet, selon Liliane fo°alãu,

La quête de soi, de son identité, se constitue en un cheminement « en marge d'un

chemin qui n'existe pas », un chemin sans destination précise mais qui traverse l'être comme une obsession, qui est aussi principe structurant/déstructurant.1163

Affirmer son identité comme le cas senghorien relève sans conteste du courage et de la responsabilité, mais aussi de l'intériorisation et de l'extériorisation. Réfléchir sur son identité, surtout quand elle est plurielle, c'est apprendre à se connaître soi-même et se donner les outils nécessaires pour pouvoir ensuite se tourner vers les autres pour l'affirmer et l'assumer. Rien d'étonnant ce va-et-vient de Léopold Sédar Senghor pour définir son identité rhizomique. L'identité rhizomique n'est pas statique, mais mobile, insaisissable. Senghor part du principe qu'il est pur Africain comme l'Africain de souche, et qu'il est également un Européen au même titre que l'Européen de souche, pour affirmer sa vraie identité, issue du sang mêlé. Il est ni Africain ni Européen, il est les deux à la fois. Il est multiple, pluriel, voire universel. Nous pouvons affirmer d'ores et déjà que l'identité francophone caractérise les sangs mêlés.

Senghor est conscient que la thèse de l'ancêtre portugais est sceptique, et qu'elle ne peut convaincre. Pour cela, il fait appel à la thèse des sangs mêlés pour justifier sa théorie du métissage biologique ou de l'identité rhizomique, parce que « le sang est la meilleure carte d'identité ».1164 D'abord, il admet qu'il est Africain authentique et pur. Cependant, il se rend-compte que ce n'est qu'une moitié de son sang noir qui chuchote dans ses veines, qui le relie encore à l'Afrique. L'autre moitié de son sang est celle de la goutte de sang portugais. Admettant avec une sérénité et une certitude cartésienne qu'il est Africain authentique, Senghor se dédit aussitôt pour ainsi dire, parce qu'il est le fruit de deux parents issus de sangs mêlés. Ce qui fait de lui un sang mêlé pur, authentique. Le père est sérère et mandingue ; la mère est sérère

1162 Henri LOPÈS : « Il faut dépasser l'identité originelle », in « Les identités francophones », op. cit., p. 74 1163 Liliane FOALU, Identité et altérité dans la poésie francophone contemporaine. Hypastases belges, op. cit., p. 278

1164 Selon le Parisien, ce propos est de Jean-Marie ADIAFFI. Disponible sur http://www.citation-celebre.leparisien.fr/citation/etre-humain

349

et peule ; l'ancêtre est portugais. Le fils est alors sérère, mandingue, peul et portugais. Ce qui signifie que Senghor est la somme de trois ethnies africaines et d'une européenne. Peut-on encore douter de sa théorie du métissage biologique ? Non. Le métissage tel que le conçoit Senghor doit être effectivement biologique. Il est également favorable pour le métissage racial. Le métissage, à la fois, biologique et racial, doit caractériser l'assemblée de tous les peuples de la terre, unis par la Francophonie. Avec la thèse des sangs mêlés, nous voyons Senghor dépasser tous les antagonismes pour nous offrir une nouvelle identité : celle du métissage. Chez lui, ce métissage se veut biologique, génétique, et unité dans la diversité raciale et ethnique. On peut en déduire que toute personne métisse possède une identité rhizomique.

Dans le cas de la Francophonie, toute personne ayant une identité rhizomique et s'exprimant dans la langue française africanisée, comme le cas senghorien, est Francophone. L'identité francophone peut être comprise comme un patrimoine en commun que l'on accepte, auquel on adhère, du fait que tous les hommes sont des sangs mêlés. Cependant, « ni OIF, ni personne, n'a le monopole ou le dernier mot d'une réflexion sur l'identité francophone »1165, car, comme toute identité, elle est dynamique et évolutive. À cet effet, Léopold Sédar Senghor propose des pistes de réflexions, et l'une d'entre elles est celle du métissage biologique. En effet, être Francophone est loin d'être toujours, chez un individu, l'identité dominante autour de laquelle les autres s'organisent.1166 En plus, il est difficile de fonder l'identité francophone sur la langue dans la mesure où son imaginaire varie selon les époques. Aussi, l'identité francophone se présente comme une configuration d'éléments multiples. Dans tous les cas, la thèse des sangs mêlés confirme l'identité rhizomique de Léopold Sédar Senghor, et justifie par-là qu'il est un métis, donc ouvert à toutes les cultures et qu'il n'a pas une origine unique, mais plurielle. Il est universel.

L'homme ne peut pas avancer sans s'interroger sur ses origines et sur soi. Il prend davantage conscience du chemin parcouru, il en mesure la portée pour mieux se projeter vers l'avenir1167 et se situer par rapport à l'autre. Toute sa réflexion sur soi se ramène à la seule question : Qui suis-je ? La question identitaire, voire existentialiste, est plus que jamais d'actualité en Francophonie, puisque l'on parle de plus en plus de multiculturalité, d'ouverture

1165 Dominique WOLTON, « L'identité francophone dans la mondialisation », Cellule de réflexion stratégique de la Francophonie (CRSF), Décembre 2008, p. 15

1166 Josefina Bueno ALONSO, Francophonie plurielle : L'expression d'une nouvelle identité culturelle, op. cit., p 687

1167 René GNALÉGA, Senghor et la civilisation de l'universel, op. cit., pp. 146-147

350

vers d'autres espaces d'expérience et de connaissance. Interroger l'identité dans cette pluralité constitue un fait incontestable de nos jours. En plus, l'identité de chaque personne est constituée d'une foule d'éléments qu'il est difficile de l'appréhender et la définir. La Francophonie sera pour Senghor le lieu de questionnement sur sa propre identité. Ce qui signifie qu' « il y a donc à l'origine de la francophonie [...] une identité ».1168

Dans sa quête identitaire, il découvre une identité rhizomique. Il va alors tenter d'appréhender cette identité. Il évoque, ainsi, la thèse de l'ancêtre portugais et celle des sangs mêlés pour élucider cette identité. Il s'agit, avec cette identité, de la défense d'une identité mixte, c'est-à-dire une identité métisse, difficile à accepter dans ou à son époque. Il se présente comme le fruit d'un métissage au premier degré, en d'autres termes, d'un métissage biologique, car il est né de parents qui appartiennent à des ethnies différentes : ils sont eux-aussi métis. Il est également convaincu d'avoir un ancêtre portugais. Il corrobore ses dires avec la théorie sanguinolente : une goutte de sang portugais dans mes veines, o sangs mêlés dans mes veines. Le sang serait le lien consubstantiel d'identification de l'individu chez Senghor. Le sang permet d'identifier ou de définir l'identité de l'individu.

Avec sa théorie sanguinolente, Senghor veut en venir au métissage. Pour lui, « le métissage comme proposition souligne qu'il est désormais inopérante de glorifier une origine `'univoque» dont la race serait gardienne et continuatrice. »1169 En d'autres termes, avec le métissage, il n'y a plus une identité unique, mais une identité plurielle, une identité rhizomique. Par identité rhizomique, on entend avec Senghor le processus biologique correspondant à la naissance d'une nouvelle identité mixte. Mieux, cet agrégat sanguinolent est une richesse pour la Francophonie. Il s'agit maintenant d'accepter cette identité rhizomique qui caractérise le Francophone.

Chez Léopold Sédar Senghor, l'une des données principales de la Francophonie est le métissage. Il se décline dans sa poésie en deux temps : biologique et culturel. Nous venons de voir le métissage biologique avec la thèse de l'ancêtre portugais et celle des sangs mêlés. Nous allons voir le métissage culturel dans les autres chapitres. Si Senghor est à la croisée de trois ethnies africaines et d'une européenne, cela signifie également qu'il est à la croisée de quatre cultures. De ce fait, nous pouvons affirmer qu'il est écartelé entre plusieurs cultures, et qu'il n'appartient véritablement à aucune d'entre elles. En effet, Senghor se révèle être lui-même un mélange de différentes influences culturelles. Pour cela, il doit se constituer une identité propre

1168 Dominique WOLTON, « L'identité francophone dans la mondialisation », op. cit., p. 15 1169 Édouard GLISSANT, Le discours antillais, Seuil, Paris, 1981, p. 250

351

à lui. On voit que Senghor est condamné à une quête incessante d'une identité. Il y a chez lui une véritable problématique identitaire. Étant donné que l'identité d'une personne ne se limite pas à ses caractéristiques biologiques, nous essayons d'appréhender comment Senghor tente de se constituer sa propre identité, ici culturelle, dans le chapitre suivant.

352

CHAPITRE II : LA PROBLÉMATIQUE D'UNE IDENTITÉ
CONSTITUÉE

La quête identitaire est déclenchée chez Senghor par la confrontation de plusieurs cultures. Il a beau cherché à cacher les traces de son passé, ses racines demeurent, son être devient le théâtre de confrontation de plusieurs visions du monde. En effet, la Francophonie porte l'empreinte d'une quête identitaire, parce que le Francophone est cette personne qui est toujours déchirée entre deux ou plusieurs cultures, et qui cherche à se réconcilier avec son moi écartelé, divisé. C'est aussi le cas de Léopold Sédar Senghor. Il reconnaît qu'il est écartelé entre la culture négro-africaine et la culture occidentale1170 : « Ah ne suis-je pas assez divisé ? »1171 Il a connu l'errance :

Perdu dans l'Océan Pacifique, j'aborde l'île Heureuse mon coeur est toujours en errance, la mer illimitée. (Po : 203°

Sur ma faim, la poussière de seize année d'errance, et

l'inquiétude de toutes les routes d'Europe.

Et la rumeur des villes vastes ; et les cités battues de vagues de mille passions dans ma tête. (Po : 45)

Reçois l'enfant toujours enfant, que douze ans d'errance n'ont pas vieilli. (Po : 35)

Il a été en l'exil :

Et cet autre exil plus dur à mon coeur, l'arrachement de soi à soi

À la langue de ma mère, au crâne de l'Ancêtre, au tam-tam de mon âme [...] (Po : 136)

Il a même effectué des voyages sans retour :

Je suis parti

Pour d'étranges voyages, [...]

1170 Armand GUIBERT, Léopold Sédar Senghor : L'homme et l'oeuvre, op. cit., pp. 143-144 1171 Cf. « Poème liminaire », Hosties noires, op. cit., p. 54

353

Je suis parti

Vers des pays bleus

Vers des pays larges

Vers des pays de passions tourmentés de tornades

Vers des pays gras et juteux

Je suis parti pour toujours

Sans pensée de retour. (O. Po : 341-342)

Il a fait aussi l'expérience de la solitude :

Et la foule des boulevards, les somnambules qui ont renié leur identité d'homme

Caméléon sourds de la métamorphoses, et leur honte vous fixe dans votre cage de solitude (Po : 81)

Et finalement, il s'est senti fatigué d'aller nulle part :

Et je suis fatigué d'aller nulle part :

De n'aller nulle part quand me déchire le désir de partir. (Po : 238)

Tout cela prouve l'instabilité dans la quête identitaire de Senghor. René Gnaléga affirme à juste titre que « cette quête part de la prise de conscience d'un vide existentiel à la volonté de le combler par le processus du retour. »1172 Au fond, toutes ces pérégrinations montrent la volonté de Senghor de se constituer une identité homogène. En dépit de ses nombreux voyages à la recherche d'une identité propre à lui, il est dans l'incapacité et l'impossibilité de se définir une identité. Eugène Tavares ne dit pas le contraire :

Toute au long de sa vie, Senghor a cherché son identité dans différentes aires culturelles du monde. Il a expérimenté tour à tour la négritude, la lusitanité et la francophonie pour finir par réunir tout cela dans son concept fétiche : la Civilisation de l'Universel. Ces pérégrinations culturelles, qui cachent une recherche ineffable d'identité, expriment aussi un déchirement de l'homme, déchirement qui remonte à son enfance.1173

Le déchirement, qu'a connu Senghor durant son enfance et qui a encore des répercussions sur sa vie adulte dont parlent sans cesse Armand Guibert, Eugène Tavares (et Senghor lui-même), est le fait qu'il soit pris dans le piège de l'entre-deux culturel. Ce piège traduit son déracinement, la cause même de sa quête identitaire.

1172 René GNALÉGA, « La quête identitaire dans l'oeuvre poétique de Senghor », op. cit., pp. 84-85

1173 Eugène TAVARES, « Négritude, Lusitanie et Francophonie chez Léopold Sédar Senghor ou la recherche ineffable d'identité », op. cit., p. 103

354

Depuis la colonisation, les Africains sont nourris de la sève riche et sédimentée de la culture européenne, faisant d'eux des déracinés culturels, car ils ont perdu leur identité culturelle d'origine. Ils ignorent totalement leurs différentes cultures et ont une parfaite connaissance de la culture européenne. Sachant que l'origine des maux de l'humanité réside dans la perte de l'identité culturelle, Senghor va essayer de dépasser ce déchirement pour acculturer une nouvelle identité. Cette nouvelle identité sera le fruit de ces différentes cultures qui l'écartèlent. En effet, pense Jean-Pierre Biondi,

La démarche de Senghor consiste précisément à dépasser le « déchirement » pour

atteindre la « symbiose » mais une symbiose perçue comme le fruit savoureux des contradictions.1174

La quête identitaire chez Senghor est une aventure identitaire ambigüe, et cette aventure caractérise le Francophone dans la recherche de sa propre identité. Il procède par une déculturation pour aboutir à une acculturation. Il y a un phénomène d'une perte de l'identité et une appropriation d'une nouvelle identité, soit par négociation, soit par coercition, soit par assimilation ou par intégration, soit par séparation, soit par acculturation. Cependant, John Berry nous informe qu'il y a quatre types d'acculturation : l'Assimilation, la Séparation, l'Intégration et la Marginalisation. À cet effet, il dit

From the point of view of non-dominant group. When individuals do not wish to maintain their cultural identity and seek daily interaction with other cultures, the Assimilation strategy is defined. In contrast, when individuals place a value on holding on to their original culture, and the same time wish to avoid interaction with others, then the Separation alternative is defined. When there is an interest in both maintaining one's original culture, while in daily interaction with other groups, Integration is the option ; here, there is some degree of culture integrity maintained, while at the same time seeking to participate as an integral part of the larger social network. Finally, when is little possibility or interest in cultural maintenance (often for reasons of enforced cultural loss), and little interest in having relations with others (often for reasons of exclusion or discrimination) then Marginalisation is defined.1175

1174 Jean-Pierre BIONDI, Senghor ou la tentation de l'universel ; Denoël, Paris, 1993, 218 p. (À la quatrième page de couverture)

1175 John W. BERRY, « Immigration, acculturation, and adaptation », Applied Psychology : An International Review, 46 (1), 1997, p. 9 (Nous n'allons pas le traduire, cependant ce qui faut retenir est que la classification de Berry met à nu quatre types d'acculturation définis comme suit :

- L'Assimilation : c'est l'abandon de la culture d'origine au profit de l'adoption d'une nouvelle culture. - La Séparation : L'individu évite les interactions avec la culture d'accueil ; il valorise sa culture identitaire, celle de son origine.

- L'Intégration : elle inclut le maintien de l'héritage culturel tout en adoptant les valeurs de la société d'accueil.

- La Marginalisation : l'individu acculturé se sent rejeté par la culture d'accueil et il n'a aucun désir à maintenir sa culture d'origine.)

355

Senghor a toujours rejeté l'assimilation de l'individu, mais pas l'assimilation de la culture : « Assimiler non être assimilés. » L'assimilation senghorienne est l'intégration chez John Berry. En effet, l'assimilation implique le melting-pot, une sorte de brassage des peuples à la vinaigrette ou de cultures qui n'a rien à voir avec le métissage. Pour John Berry, ce type d'acculturation est mauvais. Pareil avec la séparation et la marginalisation. Selon lui, ce type de brassage peut occasionner la ségrégation. Il soutient, à ce propos, que

Most clearly, people may sometimes choose the Separation option ; but when it is required of then by the dominant society, the situation is one of Segregation. Similarly, when people choose to Assimilate, the nation of the Melting Pot may be appropriate, but when forced to do so, it becomes more like a Pressure Cooker. In the case of Marginalisation, people rarely choose such an option ; rather they usually become marginalised as a result of attempts at forced assimilation (Pressure Cooker) combined with forced exclusion (Segregation) ; thus no other term seems to be required beyond the single notion of Marginalisation.

Integration can only be `'freely» chosen and successfully pursued by non-dominant groups when the dominant society is open and inclusive in its orientation towards cultural diversity. Thus, a multual accommadation is required for integration to be attained, involving the acceptance by both groups of the right of all groups to live as culturally différent peoples.1176

Dans le cas de Léopold Sédar Senghor, l'acculturation se réfère à l'identité d'une personne qui veut à la fois maintenir sa culture et son identité d'origine, et avoir des contacts avec la société d'accueil. Elle participe ainsi à la vie sociale dans la société d'accueil tout en conservant sa culture. Senghor, étant le dépositaire d'un héritage culturel inestimable grâce à la rencontre de deux cultures, a un grand besoin de les acculturer.

Pour élucider nos propos, nous allons mettre à nu l'identité de l'entre-deux, et l'identité acculturée de Léopold Sédar Senghor. Nous allons voir, au cours de l'analyse, que Senghor se constitue une identité qui se veut métisse. Nous voulons aussi en venir sur la question du métissage dans l'appréhension de l'identité francophone, et sur l'image que Senghor bâtit de lui-même, puisque l'identité participe de l'image que l'individu construit de lui-même1177, c'est-à-dire son image de soi.1178

1176 Idem., p. 10 (En donnant les dérives des différents types d'acculturation, John Berry nous fait comprendre que la bonne acculturation est l'intégration, car elle permet la bonne attente entre les peuples et d'expérimenter la différence des cultures sans rejeter l'une d'entre elles. Avec l'intégration, il y a une ouverture et une inclusion des valeurs culturelles de chaque individu. Chaque personne exprime sa culture et vit la culture de l'autre. On ne se sent pas exclu par la société d'accueil. C'est donc ce type d'acculturation que recherchent les individus lorsque la société d'accueil est ouverte à la diversité culturelle.)

1177 Méo Guy DI, « L'identité : une médiation essentielle du rapport espace / société », Géocarrefour, vol. 77, n°2, 2002, p. 176

1178 Cathérine KERBRAT-ORECHIONNI, L'énonciation : de la subjectivité dans le langage, Armand-Colin, Paris, 1997, p. 20

356

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery