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La dialectique " INDIVIDU - SOCIETE " et sa rationalisation dans l'universel concret chez Eric Weil


par Emmanuel Lenge
Université Saint Pierre Canisius - Grade de bachelier en Philosophie 2005
  

Disponible en mode multipage

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LA DIALECTIQUE « INDIVIDU - SOCIETE »

ET SA RATIONALISATION DANS L'UNIVERSEL CONCRET

CHEZ ERIC WEIL.

Mémoire présenté pour l'obtention

du grade de Bachelier en Philosophie.

Par

LENGE WA- KU- MIKISHI, SJ

Directeur : Simon DECLOUX, SJ

Avant propos

Nous voulons ici exprimer notre reconnaissance à tous ceux qui d'une manière ou d'une autre, nous ont apporté leur soutien et leur compétence pour la réalisation de ce travail. Nous ne saurons les citer tous mais leur mémoire restera à jamais marquée dans notre coeur.

Notre reconnaissance est grande vis-à-vis de toutes les autorités académiques et le corps professoral qui nous ont transmis dans la rigueur et la qualité les rudiments nécessaires à notre croissance intellectuelle et humaine.

Toutefois, nous ne saurons ne pas citer particulièrement le R.P. Simon DECLOUX, sj qui a bien voulu, en dépit de ses multiples occupations, accepter de nous accompagner aussi bien dans la compréhension de l'ouvrage d'Eric Weil que dans la rédaction de ce mémoire. Son dévouement et sa disponibilité ont été une grande édification pour nous.

Introduction Générale.

Le Bonheur est le plus grand bien de l'homme1(*).

La recherche du bonheur, quel que soit le contenu que les différentes sociétés humaines ont donné à ce mot, a toujours et partout constitué sinon le pôle principal des toutes les activités humaines, du moins une motivation déterminante de l'agir de l'homme.

Le bonheur recouvre plusieurs aspects. Il peut s'agir du sens généralement admis, de bien être matériel ou tout simplement, de la paix intérieure dont la quête a également mobilisé l'homme à travers les temps. Si cette dernière forme de bonheur revêt un caractère plutôt personnel, qu'il n'est pas facile de conceptualiser, les groupes humains restreints et les peuples, en proportions plus grandes et mieux organisés, ont fait du bonheur humain, la recherche la plus fondamentale de la vie. Ce bonheur est compris comme résultant des avantages matériels tirés de la nature et d'une organisation sociale basée essentiellement sur la mise en commun des forces capables d'assurer la lutte avec la nature extérieure (Eric Weil).

La lutte avec la nature extérieure a pour but d'en retirer le plus de bien d'une part, et d'autre part, de garantir des rapports capables d'assurer la paix, la stabilité et la sécurité.

Une question déterminante peut dès lors se poser, celle de savoir à quelle composante revient le premier rôle dans la réalisation du bonheur : est-ce d'abord à la détermination de l'homme à rechercher son bonheur en se basant sur ses activités physiques ou spirituelles, ou plutôt à l'organisation sociale de la communauté sur laquelle il s'appuie ? Ces problèmes sont abordés dans un cadre plus vaste de réflexion : La philosophie politique.

la philosophie politique s'attache de façon substantielle à étudier les différentes formes d'organisations politiques et sociales que l'homme a imaginées ou façonnées pour une vie en communauté plus harmonieuse et efficiente. Elle a pour objet « la considération de la vie en commun des hommes, selon les structures essentielles de cette vie ». Mais, avant d'entrer dans le vif de notre sujet, nous allons reprendre, dans les grandes lignes, les principales articulations de notre argumentation. Ce travail comportera trois chapitres.

Le premier chapitre sera consacré à la description de l'avènement de la société moderne. Il retracera, entre autres, le cheminement historique, qui part de la société traditionnelle pour aboutir à la société moderne en passant par le renversement du sacré traditionnel (les traditions et croyances ancestrales.) comme exigence de la lutte avec la nature extérieure avec pour conséquence, entre autres, le déchirement intérieur dans l'individu qui se vit en tension dialectique avec la société à laquelle il appartient.

Le deuxième chapitre abordera la dialectique de l'individu et de la société « mécaniste » et « calculatrice », conséquence de la divergence fondamentale des intérêts entre l'individu et la société. Nous aborderons aussi les problèmes de la société moderne, éminemment « matérialiste » et « anonyme ».

La tension et le déchirement de l'individu dans la société qui exige de lui une donation totale sans vie privée, vont conduire à l'émergence de l'Etat moderne comme universel concret et possibilité de réconciliation entre les aspirations « opposées » de l'individu et de la société.

Le troisième chapitre sera consacré à l'Etat ou universel concret tel qu'Eric Weil l'appréhende : l'Etat rend rationnel et raisonnable les aspirations opposées de l'individu et de la société. Les étapes de cette rationalisation  vont du système autocratique au système constitutionnel (avec possibilité de retourner à l'autocratie).

Dans la constitution de l'Etat moderne, le rôle de l'administration est central, pour résoudre les contradictions qui surgissent de ses problèmes : problème de liberté, problème d'efficacité, problème d'indépendance,...Nous verrons le rôle et la place qui doivent revenir à l'administration dans l'Etat moderne, ce qui ne va pas sans risques.

Dans l'ouvrage de base de notre travail, Philosophie Politique, Eric WEIL2(*), définit le terme politique en son acception antique, aristotélicienne que nous venons de reprendre, de considération de la vie en commun des hommes selon les structures essentielles de cette vie. La philosophie étant étymologiquement la démarche conduisant à cette connaissance, il s'agira pour nous non pas de remonter dans le temps jusqu'à l'origine de la constitution des sociétés mais plutôt, en suivant l'argumentation d'Eric Weil, de présenter de façon dynamique l'évolution à la fois historique et politique de la tension interne et externe qui a accompagné l'émergence et la constitution des sociétés modernes actuelles ; une tension qui n'est pas achevée mais qui se poursuit en se développant et s'organisant pour s'accomplir dans ce qu'Eric Weil appelle l'Organisation mondiale.

Certes, dans son ouvrage Weil aborde également d'autres thèmes concernant, entre autres, la question de l'Etat, du rôle du philosophe..., mais la dialectique entre la société et l'individu semble traverser toute sa pensée. Cette dialectique persiste et se manifeste dans toutes les sociétés quel que soit leur niveau de progrès technique. Une analyse de cette question nous permettra d'en déceller les causes et de reconnaître les solutions que cette tension a elle-même, d'une façon ou d'une autre, engendrées.

Le but du mémoire étant de témoigner avant tout de l'assimilation correcte de la pensée de l'auteur, nous avons opté pour la méthode analytique. Il s'agira donc dans ce présent travail d'une analyse de la pensée d'Eric Weil contenue dans la Philosophie politique. Nous tenterons ensuite une application de cette pensée à notre continent ,l'Afrique.

Le 20èsiècle, essentiellement dans sa seconde moitié et le 21ème siècle naissant seront longtemps perçus comme les siècles des innovations technologiques et scientifiques les plus grandes et cela dans tous les domaines de la vie. Mais aussi, et de façon particulière le 20ème siècle, seront perçus comme les siècles des conflits les plus meurtriers, où des millions d'individus ont perdu la vie, dans diverses guerres. Les antagonismes qui ont précédé ou suivi ces conflits ont entraîné l'humanité dans une course effrénée aux armements.

Cependant les progrès scientifiques se sont accompagnés, dans bien des lieux, d'une amélioration substantielle des conditions de vie, pour beaucoup d'habitants de la terre ; incontestablement, la maîtrise de l'homme sur la nature s'est affermie et les avantages en sont considérables.

Toutefois, on serait en droit d'attendre qu'une telle maîtrise des forces de la nature s'accompagne d'un règne de paix, de bonheur et que ce « plus avoir » résultant de la croissance de la productivité et de la production des biens et des services s'accompagne d'un « mieux être » de l'humanité tout entière.3(*) Pourtant le tableau que présente le monde aujourd'hui semble plutôt dénoter une augmentation de la pauvreté chez ceux qui la connaissaient déjà et un déséquilibre toujours croissant entre le nord qui s'enrichit de plus en plus et le sud qui s'appauvrit davantage. De même, au sein de ces deux grands ensembles, les inégalités entretenues et voulues ou résultant des systèmes de partage, discutables quant à leur justesse, enfoncent et maintiennent toujours les uns dans un état de grande précarité et les autres dans une opulence accompagnée souvent d'un sentiment de mépris sans culpabilité aucune, pour ceux qui n'arrivent pas à tirer profit du progrès.

Ces inégalités sociales, et la pauvreté qui en résulte, provoquent chez ceux qui en subissent les effets et se considèrent comme victimes, une radicalisation de la conscience identitaire qui aboutit à ce que Samuel Huntington appelle « le choc des civilisations » (The clash of Civilisations)4(*).

Le choc des civilisations a une connotation négative dans le sens où on entend souvent par cette expression, l'inévitable opposition et confrontation violente entre les civilisations, en particulier les civilisations non occidentales et la civilisation occidentale (Europe et Amérique du Nord), celles-là refusant de se soumettre davantage au diktat politique, économique et culturel de l'Occident. Cependant, pour Samuel Phillips Huntington, ce paradigme peut être une base pour comprendre le monde actuel et de là, penser et élaborer un mode de coopération qui empêche une confrontation violente, meurtrière et inutile.

Le choc des civilisations illustre à l'échelle planétaire la dialectique qu'Eric Weil fait ressortir dans la constitution de la société moderne, entre l'individu et la société : la société veut posséder l'individu dans sa totalité, sans partage, alors que l'individu qui prend conscience de la nécessité de s'unir au reste de sa communauté pour assurer sa survie, ressent aussi la pression de celle -ci comme un reniement de son individualité ; il aspire dès lors à une vie privée et est déchirée en permanence entre ces deux impératifs contradictoires mais non irréconciliables.

Notre travail essayera, dans le sillage de la philosophie politique d'Eric Weil, de montrer :

1. Comment l'Etat moderne, l'Universel Concret, est le lieu où cette dialectique est dépassée, formalisée et structurée pour à la fois permettre à l'homme de jouir de ce que lui-même reconnaît comme étant sa nature de créature irrémédiablement libre, à savoir jouissant du droit de disposer de lui même en disposant d'une vie privée, organisée selon ses convictions et dans les limites du droit, et d'autre part, de permettre à la société d'organiser le travail et la lutte avec la nature extérieure pour en tirer le plus de profit et assurer ainsi à chacun selon ses mérites, le substrat nécessaire à toute vie dans l'efficacité, l'ordre, la justice et la dignité.

2. Comment Eric Weil pense résoudre cette dialectique au niveau « international », dans une coalition ultime des sociétés particulières, à l'intérieur de ce qu'il appelle l'Organisation mondiale. Cette « superstructure » ferait disparaître, toutes choses restant égales par ailleurs, la menace extérieure, que les sociétés particulières constituent les unes pour les autres.

CHAPITRE PREMIER : L' AVENEMENT DES SOCIETES MODERNES.

1.1. La morale comme fondement de la vie en communauté.

L'individu raisonnable ne vit pas isolé ; il vit au sein d'un groupe et de ce fait il est conditionné par la communauté dans laquelle il vit : lorsqu'il prend conscience de ce conditionnement, il agit sur lui-même pour se conformer à ce conditionnement. Cette action de l'individu raisonnable sur lui-même est guidée par la volonté morale. C'est un effort pour faire coïncider en lui la volonté empirique et la raison. En effet, pour Eric Weil, la liberté de l'individu libre, c'est sa raison et sur le plan de la morale, elle n'est rien d'autre que l'auto - détermination de l'individu rationnel en opposition à la détermination passive de l'individu empirique « par ses caractères empiriques ». Cette identité entre la liberté et la raison peut susciter une interrogation : si la liberté est identique à la raison, d'où vient le mal ? Et d'abord qu'est ce que le mal ?

Pour Eric Weil, le mal moral par excellence, c'est le désir senti et la recherche de la satisfaction de ce désir senti ; cette réponse cependant engendre une autre interrogation. Si la satisfaction du désir senti est le mal moral par excellence quel est donc le critère de l'action morale ? A quelle condition devons nous agir ? N'est-il pas mieux de rester inactif  face à cette indétermination?

L'individu inséré dans une communauté ne peut pas ne pas agir, s'il renonce à l'action, il se retranche de la communauté concrète. Le fait de se retrancher de la communauté est un acte de folie. Si par contre l'individu justifie d'une justification empirique (c'est-à-dire par son vécu quotidien devenu une routine) et qu'il sait injustifiable devant le tribunal de la raison n'importe quelle action, il s'expose au danger réel d'avoir à lutter contre ceux qui adhèrent à d'autres systèmes du même type ; il sera alors considéré comme criminel par ceux-ci. 5(*)

Par conséquent, tout homme qui veut vivre dans le monde, en quelque lieu que ce soit sans être tenu pour fou ou jugé comme criminel, doit vivre selon la morale qui est en lui mais en se soumettant à la loi concrète de sa communauté.

La morale est contraignante, car elle s'oppose parfois aux aspirations naturelles de l'homme qui, s'il n'est pas naturellement mauvais, n'est pas non plus naturellement bon. Il est placé, devant l'impératif de la loi morale, dans une situation de rejet, dont la révolte peut être une expression6(*)

1.2. L'individu moral peut- il se révolter ?

L'individu vivant dans la communauté peut-il se révolter contre les lois qu'il estime injustes ? E. Weil dit que ce qui caractérise l'homme « ce n'est pas en premier lieu le don divin de s'étonner mais celui de s'ennuyer et d'être mécontent. C'est de là que vient son désir de travailler mais sans doute aussi celui de se révolter ». Contre quoi peut se révolter l'individu sinon les lois ?

Commençons donc par distinguer deux niveaux de lois et du droit qu'elles fondent : le droit naturel et le droit positif.

Le droit naturel est d'après E. Weil, celui auquel le philosophe se soumet lui-même quand bien même le droit positif ne l'y obligerait pas : il veut agir afin de contribuer à la réalisation de l'universel raisonnable. Le droit naturel invite à un traitement égal et en égal de tous les êtres humains.

Dans le droit naturel, il n'y a pas d'esclaves d'une part et d'hommes libres d'autre part, d'inférieur et de supérieur par nature. Le droit naturel montre à l'homme qui veut vivre en communauté en égal des autres membres de la communauté, qu'il doit se considérer comme leur égal y compris dans ce qu'ils ont d'immoral : seul l'aveu de la défaite de ses prétentions à une vie pure lui permettra de réaliser la morale.

Quant au droit positif, il vient régler les rapports pratiques entre les hommes. C'est le droit écrit. La critique du droit positif historique a pour fondement le droit naturel. Le droit naturel est souvent identifiable à ce qui va de soi, ce que telle communauté « considère comme obligations et droits si évidents qu'il lui semblerait ridicule de le formuler et qu'elle s'en remet aux usages et à la coutume, autrement dit à la pression que tous les membres de la communauté exercent sur ceux qui voudraient désobéir à ces règles. »7(*)

Le droit naturel est donc supérieur au droit positif parce que le droit positif tire sa valeur de la codification, du fait qu'il est écrit, alors que le droit naturel n'a pas besoin d'être écrit pour être reconnu.

La morale, pour Weil, a pour but la subordination de l'individu à la raison présente dans la loi qui est comprise comme la forme de l'universalité dans le concret de l'existence empirique i.e. dans la communauté où l'individu est inséré. Par conséquent, l'homme moral ne doit pas participer à une révolte (révolution) quand bien même elle serait justifiable. Si le but peut en être justifiable quand il vise la réalisation d'une justice plus grande, le moyen est inadéquat puisqu'il constitue la négation même du but premier de la morale : le respect de la loi.

1.3. Le moteur de l'action en l'homme.

Tous les hommes quels que soient leur statut, leur nature et les motivations de leurs agissements, agissent par ce qu'ils ont de méchant en eux. L'individualisme est la motivation principale qui caractérise l'action chez l'homme. Chez l'individu, l'action est déterminée d'abord, et souvent exclusivement, par la recherche de la satisfaction totale et complète des intérêts individuels, même au mépris des causes collectives. Ceci est constitutif de la nature humaine. Les hommes cherchent d'abord et avant tout à satisfaire chacun ses propres désirs et ses passions, même les plus égoïstes. Pour Weil, lorsque l'homme fait le bien, ce bien est indissolublement lié au mal.8(*) Le mal ne peut en effet être séparé de l'homme, ni être extirpé de lui, on peut seulement le transformer.

Sur le plan de la réalité et de la réalisation, le bien n'a pas de force, toute force se trouvant du coté du mal, lequel constitue le moteur de toute action humaine : Un être parfaitement bon n'aurait pas d'intérêts et n'agirait pas ; si donc le bien doit être réalisé, il ne pourra l'être qu'au moyen du mal.9(*) A ce niveau, nous pouvons déjà reconnaître, et nous le développerons plus loin, les germes du conflit presque naturel entre l'individu « individualiste » par nature  et la société «  communautariste » par essence : La société vise une action commune, la réalisation des intérêts communs et communautaires, alors que l'individu cherche son bien propre. Comme cette recherche est contraire à celle des communautés- sociétés hors desquelles il ne saurait vivre, il vit un déchirement intérieur : il est en permanence mis devant l'obligation de choisir entre ses intérêts personnels -pour lesquels il est naturellement poussé à sacrifier tout le reste- et des intérêts plus universels que lui impose la société.

Cette tension, l'individu la vit en permanence, car la société veille, au corps défendant de l'individu, à ce que celui-ci se consacre d'abord aux intérêts de tous, par la contrainte et le châtiment s'il le faut. Comment dénouer cette tension ?

A ce niveau déjà une solution peut être proposée, même si on peut lui reprocher un certain idéalisme. Le penseur moral, et en l'occurrence le philosophe, a un rôle majeur à jouer dans la communauté. Il doit combattre lui-même et amener l'homme à combattre et à vaincre le mal qui le détermine en premier. Cette action doit être moins le fruit d'une contrainte que celui d'une patiente persuasion à travers une longue éducation.

1.4. L'Education de l'individu dans la société.

Dans la Philosophie Politique d'Eric Weil, le rôle que doit jouer l'éducation est central. L'éducation est, nous venons de le dire, l'action par lequel le penseur moral veut extirper en l'homme ce qu'il appelle « le mal ». Ce mal, c'est la passion et la violence naturelles de l'homme qui s'expriment dans la recherche de ses seuls intérêts. La tâche de l'éducation et de l'éducateur est de développer en l'homme la capacité en premier, de comprendre son sort comme intimement lié à celui de toute la communauté dont il est membre, et en second de faire sans contrainte spéciale ce qui est exigé de lui comme membre de la communauté en ayant une claire compréhension des raisons de cette exigence qui lui est faite comme être « objectivement universalisé » que seul le travail ennoblit et libère.10(*)

Nous développerons davantage cet aspect au chapitre III, lorsque nous aborderons la question du gouvernement.

1.5. De la société traditionnelle de subsistance à la société moderne du travail.

Toute société constitue une communauté de travail. Il est vrai que les sociétés traditionnelles basées sur un système économique simple, dans lesquelles le caractère très restreint des membres qui les composaient permettait une subsistance essentiellement fondée sur les produits de la chasse et de la cueillette, sont de plus en plus rares et, même si elles persistent en certains lieux, elles connaissent une mutation progressive vers un modèle plus matérialiste de leur vécu.

Les sociétés traditionnelles, de même qu'elles étaient organisées autour de systèmes économiques très simplifiés, répartissaient le travail selon les capacités de chacun et elles exigeaient le strict minimum pour la survivance du groupe.

Néanmoins l'aspect économique n'épuise pas la description des sociétés traditionnelles. Celles-ci étaient aussi organisées autour de croyances et de valeurs religieuses et morales strictes. Ces valeurs comportaient des aspects visant aussi bien la protection de l'environnement, considéré comme le lieu d'incarnation des divinités (dans les religions animistes), que la protection des traditions et des coutumes considérées comme le gage de la survie et de la pérennisation du groupe et de la mémoire collective. Dans la société traditionnelle, le respect des toutes ces croyances était, et l'est encore dans bien de cas, considéré comme sacré. Le rapport à la nature, dans les sociétés traditionnelles, apparaît donc comme un rapport entre deux partenaires plutôt qu'un rapport entre deux adversaires visant à se terrasser :

La vie de l'homme livré à la seule nature extérieure est, de ce point de vue, une vie indigne, inhumaine, une existence de brute. Du point de vue opposé - et c'est une confirmation de ce qui vient d'être exposé - la pensée magico-religieuse ne connaît pas de lutte agressive de l'homme avec la nature extérieure. Pour elle, l'homme n'est jamais livré à une nature extérieure à l'homme ; l'intervention de la parole et du geste humain y est indispensable pour que l'ordre de la nature extérieure (extérieure pour nous) soit conservé : l'homme est compris dans la nature, il ne se tient pas devant la nature. 11(*)

La notion moderne de « société » et de « communauté » est bien différente. La société moderne plus diversifiée et plus agressive, tant par le nombre des individus la composant que par le rapport qui la lie à la nature, se définit avant tout comme une «  communauté  de travail ». Par conséquent, elle se comprend et s'organise en vue d'une lutte progressive avec la nature extérieure. C'est une société éminemment anonyme en ce sens que l'individualité, comprise comme la reconnaissance de l'individu pour lui-même en tant qu'être ayant une valeur intrinsèque, au delà du fait qu'il soit situé dans un groupe, est moins évidente. Si elle ne peut être « quantifiée » en termes de travail qu'elle peut rendre et de profit qu'elle peut générer, la personne n'a pas beaucoup d'utilité.

L'individu est engagé, dans la société moderne, dans une lutte avec (contre) la nature, cette nature est la violence première sur laquelle se fondent toutes les autres violences. Cette violence, et cela vaut aussi pour la définition que la société moderne fait de la nature, c'est la totalité des matières premières que l'homme transforme et des lois particulières et partielles dont la connaissance lui permet de procéder à cette transformation.

Si l'aspect traditionnel de la communauté, comprise comme solidarité des individus dans la nature (plutôt que face à la nature), persiste en effet, la société moderne est surtout consciente et veut rendre l'individu conscient du fait que face à la nature extérieure l'homme seul est vaincu. Cette prise de conscience a cependant dans la société moderne conduit à des excès où tout rapport de l'individu à la nature est appréhendé en termes de lutte à gagner et de conquêtes à réaliser, C'est ce que Heidegger appelle l'Arraisonnement de la nature par la science et la technique, cet arraisonnement c'est le mode de dévoilement de la nature qui régit l'essence de la technique.12(*)

La société moderne subjuguée et étourdie par ses récentes et formidables découvertes et poussée dans une logique toujours accrue du consumérisme, a réduit la nature au rang d'une simple matière première disponible dont elle veut tirer le plus de profit possible ; la nature n'est plus alors ce partenaire avec lequel il faut vivre ensemble pour le maintien des équilibres essentiels, mais un tas d'objets et d'éléments disponibles pour la satisfaction des tous les besoins de l'homme, même les plus superflus. Pour Heidegger cette interprétation unipolaire du monde par l'homme moderne, que Weil décrit, et qui se base uniquement sur des critères scientifiques et techniques, rend caduques d'autres approches du monde pourtant essentielles. L'arraisonnement ne menace pas seulement l'homme dans son essence (il en fait un simple ouvrier, un facteur de production parmi d'autres), il écarte toute autre possibilité de dévoilement de l'être réel des choses et de l'homme lui-même. Or à ce monopole de la vérité revendiqué par cette vision du monde s'opposent d'autres formes de pensée qui ne s'identifient pas aux catégories scientifiques de la connaissance. La vision moderne du monde nie d'autres voies d'accès à l'être, à la compréhension de l'énigme que constitue la présence de l'homme au monde. Heidegger souligne que l'homme doit réapprendre à habiter le monde et à l'habiter en poète.13(*)

Pour Heidegger, la vision du monde de la société moderne a déshumanisé l'individu car elle ne reconnaît pas les autres aspects de la nature humaine. En privilégiant uniquement ce qui fait de lui une force immédiatement disponible dans la lutte contre la nature extérieure, cette approche nie la corporéité de l'homme et de son être - au - monde. Or l'homme est plus qu'une simple force, il est une série de figures non totalisables i.e ; on ne peut pas le réduire à une connaissance objective ou à une fonction unique car il appartient à ce que Maurice Merleau Ponty14(*) nomme « l'excédentarité inclôturable».

Le sens que l'homme se donne et donne à la vie et au monde est inépuisable, c'est pourquoi l'effort de la société à le réduire à un simple numéro, provoque en l'homme raisonnable un déchirement intérieur.

La démarche de la société moderne est une démarche inspirée du scientisme, une démarche réductrice qui fait de la nature et de tout ce qu'elle renferme, y compris l'homme, des facteurs de production et des matières à transformer. La condition de l'homme moderne est donc celle là, la condition d'un outil au service de la société engagée dans la lutte pour la domination totale de la nature extérieure, considérée comme la violence fondamentale. La « condition » chez Eric Weil désigne l'effectivité et la mentalité de notre monde en son devenir moderne. La société dans notre monde ne perçoit pas l'homme comme tel et l'homme lui-même est amené à ne plus se percevoir que comme membre et rouage des mécanismes inséparables naturels et sociaux.

Selon Guibal,15(*) le désir de l'homme moderne de maîtriser la nature, contrairement à l'homme de jadis est pour E. Weil, un de grands actes de la liberté16(*). Dans Philosophie et Réalité Weil écrit : « ...mais nous ne savons que faire de notre maîtrise, ... aussi la frénésie illusoire d'une domination absolutisée tend-elle à sombrer dans la désorientation insensée d'un nihilisme de la finitude »17(*).Ce nihilisme se caractérise, selon Guibal, par « une  volonté de domination et de puissance sans direction. Tout est permis, rien ne vaut la peine. »Ainsi, la société moderne a fait de l'homme un facteur de production, un numéro et un outil parmi tant d'autres.

Voyons maintenant, de manière plus détaillée, ce qui, dans son fonctionnement, caractérise la société moderne et caractérise également l'engrenage dans lequel elle saisit l'homme et lui nie tout autre sens.

CHAPITRE DEUXIEME : L'INDIVIDU ET LA SOCIETE.

Dans Philosophie politique, la nature extérieure est comprise dans le monde moderne comme la violence première et toutes les autres violences (passions, tentations naturelles, violence de l'homme contre l'homme) se fondent sur elle. Cette violence est également condition de survie :  

La lutte contre la violence première n'est donc pas lutte de l'individu. L'individu se sait incapable de résister à la nature, à plus forte raison d'entreprendre la lutte avec elle ; la lutte est celle du groupe organisé et c'est cette organisation qui est la société. Que cette organisation soit devenue elle-même problème technique (de la lutte contre la nature et de l'emploi des meilleurs moyens dans cette lutte), qu'à l'organisation ait été adjoint l'organisateur, cela est le résultat d'une organisation tardive...18(*)

toute communauté qui veut survivre en tant que communauté indépendante et libre et non pas uniquement comme somme d'individus isolés et sous la dépendance d'autres communautés sera donc obligée à s'élever au minimum au niveau technique atteint par ses ennemis potentiels. L'individu peut ne pas adhérer de bon coeur à l'organisation ainsi exigée de lui, la transformation de son genre de vie et de travail, la dépréciation d'une partie de son sacré : « si elle ne veut pas s'immoler sur l'autel de son sacré traditionnel, elle devra accepter d'abandonner celles parmi ses valeurs qui ne sont pas conciliables avec cette efficacité sans laquelle aucune de ses valeurs ne survivrait.»19(*)

E. Weil dégage trois grands traits caractéristiques de la société moderne. Elle est : calculatrice, matérialiste et mécaniste. Nous allons essayer d'approfondir ces trois traits caractéristiques afin de mieux saisir le dilemme et le déchirement de l'homme imbriqué dans un rouage caractérisé par des forces centrifuges et centripètes qui le disputent.

2.1. La société moderne est calculatrice.

La société moderne est basée sur le calcul : « toute décision, toute transformation des procédés, du travail ou de l'organisation, tout emploi des forces disponibles ( humaines et naturelles)  doivent être justifiés par la démonstration que la domination de l'homme sur la nature s'en trouve renforcée, que, en d'autres termes le même résultat mesurable est atteint avec une moindre dépense d'énergie humaine ou que plus de forces naturelles sont mises à la disposition de l'humanité ( ou de la communauté particulière) qu'il ne serait possible avec les méthodes antérieures ».20(*)

Les économistes illustrent autrement ce caractère par l'impératif dans la production, de maximiser les profits et les recettes et de minimiser les dépenses et les coûts. Ce principe conduit parfois à des aberrations comme le « dégraissage » des entreprises en plein essor économique et financier. La pitié, la générosité, l'humanité, sont des notions étrangères aux nouveaux principes de gestion rationnelle.

La société moderne calculatrice transfigure l'homme et règle toutes les relations humaines en termes de profit. La gratuité est une dimension ignorée dans les relations humaines du travail moderne, l'intérêt seul guide la constitution et la déconstitution des alliances, des partenariats et de la collaboration. Tout est pesé, quantifié. Tout est pesé, calculé. Plus on a de poids en termes financiers, plus on a de la valeur et inversement.

2.2. La société moderne est matérialiste.

Beaucoup de philosophes se sont penchés sur cet aspect. Le marxisme lui-même est une théorie développée essentiellement contre cette essence de la société moderne. Le matérialisme a déshumanisé l'homme et son environnement. Il a fait de tout une matière première à transformer, un cobaye pour l'expérimentation, afin d'en tirer toujours le plus de profit. Pour Weil, la société moderne est matérialiste en ce que « pour ses décisions et ses choix seuls les facteurs matériels entrent en ligne de compte »21(*).

Cet aspect du matérialisme de la société moderne a profondément bouleversé toutes les autres valeurs traditionnelles non matérielles, valeurs de gratuité, d'amour, d'assistance, de générosité et de bonté. Tout est désormais mesuré à l'aune des avantages matériels qu'il peut apporter. Même l'action désintéressée en apparence est suspecte.

Il serait cependant incorrect de ne faire ressortir que l'aspect négatif du matérialisme qui caractérise la société moderne. Ce que cette course de la société moderne vers la transformation et la possession a apporté à l'homme en termes de confort, d'aisance matérielle et de progrès technique, le place aujourd'hui à un niveau de bien-être jamais égalé.

Ce que l'on déplore, c'est que ce progrès se soit accompagné de la perte du sens de l'humain dans la société, du surgissement d'anti-valeurs qui n'ont d'égal que le progrès réalisé : corruption, violences et guerres ayant pour intérêt central un désir de posséder toujours plus, et de manière exclusive, sans partage, pour mieux assurer la domination sur le reste de la société - communauté universelle.

2.3. La société moderne est mécaniste.

La société moderne est mécaniste dans la mesure où tout problème n'y est reconnu comme problème que lorsqu'il concerne les méthodes de travail et d'organisation, si bien que : « tout problème qui ne peut être formulé de cette manière est par définition un faux problème ».22(*)

La société se dirige ainsi, et c'est ainsi qu'elle se montre à celui qui l'observe dans son activité, qu'il soit ou non convaincu de la valeur de ce système. Plus loin E. Weil affirme que l'individu n'a nul besoin, dans la société moderne, de connaître, sous leur forme théorique, les lois du mécanisme social. Il apprend à se considérer comme force productive sous la pression des circonstances :

S'il veut une part des biens produits (objets ou services), il doit offrir ou des biens produits par lui ou une autre contribution utile à la lutte avec la nature extérieure, que ce soit des biens existants dont il a la disposition, sa force de travail physique, ou sa connaissance de certains procédés non universellement connus. Le mécanisme agit sur lui et lui collabore à la bonne marche de ce mécanisme. Il se trouve en face d'une seule nécessité celle, comme on dit très justement, de se mettre en valeur, de se rendre précieux aux autres. S'il veut vivre et participer aux avantages du travail social, il doit se faire objet utilisable dans et pour ce travail23(*)

La société moderne ainsi décrite apparaît comme un mécanisme désincarné, une structure déshumanisée et même déshumanisante, un ensemble de rouages et d'engrenages dans lesquels l'homme est emporté et orienté selon les seules nécessités du rendement optimal, de la productivité la plus grande et de l'utilité la moins coûteuse.

Compte tenu de tout cela et de ce que la nature humaine n'est pas réductible à cet unique aspect, la relation entre la société et l'individu apparaît essentiellement comme une relation de tension, une dialectique permanente entre l'individu et la communauté. La société moderne n'est pas dépourvue de sens, elle se définit par son sacré auquel elle veut que l'individu adhère, même malgré lui ; ce sacré de la société moderne, c'est le résultat mesurable obtenu dans la lutte avec la nature, lutte commandée exclusivement par la rationalité (c'est-à-dire la recherche de l'efficacité). C'est cela qui conduit à un déchirement à l'intérieur de l'individu. En effet, l'individu n'a pas que des aspirations matérielles, mais aussi spirituelles, sociales, physiologiques et autres : l'homme aspire à plus que ce que lui offre la société dans son abstraction (la société matérialiste, calculatrice et mécaniste ne peut satisfaire tous les besoins de l'individu spécialement ceux liés à son aspiration naturelle à la transcendance.)

Eric Weil a développé en quatre étapes sa réflexion sur la relation entre l'individu et la société. Nous pouvons les résumer comme suit:

1. Un constat : L'individu dans la société moderne est essentiellement insatisfait ;

2. Une réaction : Déchiré et insatisfait dans la société moderne, l'individu se retourne vers lui- même et considère la société comme le cadre incontournable à l'intérieur duquel il poursuit sa propre fin.

3.Une évidence : l'individu découvre qu'il ne peut vivre en dehors de la société. L'individualité qui est en lui et que la société veut « tuer » considère la société comme construite sur une morale formelle et une abstraction, et il veut lui donner un sens à partir de la morale vivante.

4. Le dépassement : l'individu comprend le champ de l'action raisonnable, action qui résout et dépasse l'opposition entre la morale vivante et la rationalité

C'est ainsi que va naître progressivement une structure où se réconcilient les différentes dimensions de sa situation dans le monde comme être et être - là mais aussi comme être - toujours - et - déjà - incarné - dans - le monde - avec- autrui. Cette structure ou ces structures sont les Etats particuliers d'abord et l'organisation mondiale à venir. Nous aborderons ce dernier point dans la partie consacrée à l'émergence de l'Etat.

2.4. L'individu dans la société moderne est essentiellement insatisfait.

La société moderne se définit à l'aide du concept de l'efficacité, qualifiant la lutte avec la nature extérieure (Eric Weil préfère l'expression lutte avec la nature extérieure plutôt que lutte contre la nature extérieure). Dans la société moderne, l'individu est reconnu et valorisé dans la mesure où il se signale comme efficace dans cette lutte, son statut social et sa valeur y sont attachés. L'organisation rationnelle, c'est à dire technique, parfaite serait la victoire parfaite de l'homme sur la nature extérieure, elle serait à la fois libération totale de l'homme par rapport à la nature, mais elle réaliserait en même temps le vide dans l'homme qui aurait à sa disposition la totalité de son temps.

Cependant cette libération comporte un risque, il conduirait l'homme, ainsi « libéré » à l'ennui et cet ennui pourrait être en lui source d'une violence destructrice.

La société exige que l'individualité de l'individu disparaisse pour qu'il soit entièrement donné à elle, or c'est précisément dans cette individualité que l'individu trouve encore un sens à sa vie, échappant ainsi à la rationalité que lui impose la société calculatrice.

En effet, le rationnel inachevé24(*) (la société) exige de l'individu l'abrogation du sacré traditionnel historique, des sentiments et de toute vie intérieure qui le relie encore aux croyances traditionnelles. Mais l'individualité de l'individu ne peut disparaître ; car, ce que la société exige de lui c'est en fait un suicide, le sacrifice de sa propre identité. L'individu est intimement et irrémédiablement lié à la survivance du sacré traditionnel qui est en lui comme une réminiscence d'une dimension qu'il refuse de (et qu'il ne saurait) perdre totalement. Face à ces antinomies, deux réactions sont possibles de la part des individus, dans la société moderne :

a. il y a ceux qui expriment ouvertement ce conflit et cette déchirure et ceux qui s'efforcent d'ignorer ou d'étouffer ce conflit. Pour Eric Weil, ce conflit et ce déchirement comme caractéristiques principales de la dialectique entre la société moderne et l'individu, se manifestent par le grand nombre des déséquilibrés même inconscients, des suicidés, des névrosés, des alcooliques, des convertis à de fausses religions, des criminels sans motifs, des chasseurs d'impressions, etc.

b. Il arrive souvent que l'individu nie ce déchirement et vive dans une sorte d'idéalisme social ; il est alors dédoublé en lui-même et mène deux vies. L'individu n'en reste pas moins essentiellement insatisfait, car en découvrant la société il découvre en même temps qu'elle est une abstraction ; i.e. elle est un aspect partiel et particulier qui prétend saisir la réalité dans sa totalité. La réalité en effet va au-delà, et l'individu dédoublé, s'en rend bien compte dans son désir de communier avec un  « Je » universel et personnel - inutile aux yeux de la rationalité de la société moderne, dont les seules valeurs sont celles du travail et de l'efficacité - subsistance nostalgique d'une existence sensée.

L'analyse proposée ci-dessus ne concerne pas seulement les sociétés industrielles modernes mais également toutes les sociétés en marche vers le progrès technologique, car pour Eric Weil, toutes les sociétés progressent vers la rationalité mais à des vitesses différentes.

La société moderne dans son achèvement ébranlera partout toutes les valeurs traditionnelles et les remplacera par une valeur unique : la rationalité.

2.5. L'individu insatisfait et déchiré se pose lui-même en thème de sa réflexion.

L'individu découvre que la société, contrairement à ses prétentions n'est qu'une abstraction, une simple partie de la réalité.

Pour notre auteur, c'est le rôle de la philosophie de montrer en quoi la société est une partie de la réalité et en quoi ses vues sont partielles. Le philosophe pense que les vues de la société sont partielles en ce que justement elle laisse l'individu insatisfait : alors même qu'elle prétend satisfaire ses besoins, elle l'enferme dans un cercle vicieux. En effet, elle promet à l'individu la satisfaction de ses besoins, s'il prend part au travail social, c'est - à - dire s'il entre dans la lutte avec la nature extérieure. La société sait qu'elle n'a rien à offrir à l'individu sinon la satisfaction de ses besoins, elle s'efforce alors d'entretenir en lui le besoin et de remplacer tout besoin satisfait par un besoin à satisfaire. Le besoin apparaît ainsi comme bipolaire, il est à la fois le mal qu'il faut éliminer par la satisfaction et le moteur du bien (non pas un bien en soi mais un bien compris uniquement comme une absence du mal), par la satisfaction des besoins.

Ayant compris le fonctionnement de cet engrenage sans but, l'individu peut renoncer à participer au travail mais ce renoncement entraîne aussi le renoncement à la jouissance des avantages que le travail de la société procure, et donc accepter l'impératif de mourir. Une attitude aussi radicale ne résoudrait cependant rien, le problème demeurerait car c'est un problème universel.

L'individu sait néanmoins qu'il ne désire plus être un simple numéro dans la société. Il revendique le droit de disposer dans cette société d'un peu de temps de liberté, de loisirs après s'être dépensé au travail et d'une vie privée à laquelle il pourra donner un sens.

Ici se pose cependant un problème suscité par la question des loisirs. Dans la société moderne les loisirs prennent des proportions parfois démesurées, ils menacent l'échelle des valeurs établies dans la société, et ainsi surgit une question à la fois éthique et philosophique : doit on travailler pour disposer de plus de temps dans les loisirs ou accorder plus de place aux loisirs pour pouvoir travailler plus efficacement ?

Si le travail constitue le sens de l'existence humaine, comment faire pour que l'humanité ne le perde pas avec l'accroissement des loisirs, dont la proportion tend à dépasser ce qui est exigé par la reconstitution psychologique de l'espèce ? Pour Weil, le problème des loisirs c'est la forme sous laquelle le problème de l'individu devient problème pour la société.

Face à ces antinomies on peut se demander s'il faut tout simplement abroger les lois de la société moderne pour résoudre le problème (Mais peut-on supprimer les lois de la nature?). La réponse s'impose aussitôt : cela n'est pas possible, car ce sont des déterminations qui permettent à l'homme d'agir rationnellement et de se déterminer raisonnablement car une liberté absolue serait une liberté sans emploi.

Ainsi, l'individu s'oppose à la société et la juge. Il la juge parce qu'il est insatisfait d'un monde, d'une société qui se conçoit uniquement comme rationnelle, comme simple lutte avec la nature extérieure et rejette tout le sacré traditionnel. Nous avons vu au début de ce travail, qu'au fondement de la société et de la communauté, se trouve la morale. La société moderne, étant diversifiée et multiculturelle, peut - elle encore se fonder sur une morale ? Comment une morale peut elle être concrète et valable si les hommes vivent selon les préceptes les plus divers et sont prêts à mourir pour des valeurs qui s'excluent et changent à travers le temps ? Toute morale est marquée par l'historicité et donc par la facticité et par l'arbitraire. Sa validité est relative. De là découlent l'anarchisme de la société et la règle selon laquelle il ne faut pas juger ! «Une vraie morale ne peut s'établir que d'un point de vue transhistorique. Si une morale commune doit exister, elle ne peut qu'être formelle au delà de la diversité des morales concrètes. Dans la société moderne, la morale pure est abstraite i.e oublieuse de la réalité. Le sentiment qui prévaut actuellement est de nier toute morale concrète ou d'y voir le domaine d'un conflit accentué par l'historicité. La morale universelle est raison, mais elle doit trouver le moyen de se réconcilier avec la société réelle.

Pour ne pas demeurer dans une réflexion formelle, l'individu se trouve dans l'obligation de comprendre le monde dans lequel il vit. C'est ainsi que « l'individu, s'il ne se sert pas de la réflexion formelle pour nier toute obligation, découvre présent en lui un sens concret et universel, une morale universelle pour tous ceux qui y adhèrent et qui vivent en son sein. Mais il a subi l'influence du formalisme rationnel et il ne peut pas s'empêcher de savoir, serait-ce malgré lui, que cet universel est un universel particulier, qu'il aurait pu naître dans un autre monde moral. Pour Eric Weil, les difficultés de ce monde, et plus particulièrement les plus grandes, sont celles qui sont liées à l'opposition du concret historique et de l'universel formel.

Pour conclure cette partie, nous reprenons cette affirmation de Weil qu'il ne peut exister de pensée là où il n' y a pas de loisir, de sécurité, de protection du besoin immédiat, en l'absence d'une certaine richesse sociale et d'un ordre politique et policier suffisant. La réconciliation de la société et de la communauté historique, de la raison et de l'entendement, du calcul et de la morale vivante existe, elle reste à parfaire. Elle existe dans l'Histoire des événements quotidiens et passés :

Aucun homme d'Etat, aucun prédicateur, aucun moraliste dans son enseignement pratique, aucun administrateur ayant affaire aux hommes ne réussit, n' a réussi ni ne réussira jamais s'il considère vraiment la technique et la morale, les moeurs et le calcul comme des entités indépendantes et entre lesquelles il devrait opter. 24(*)

CHAPITRE TROISIEME : L'ETAT OU L'UNIVERSEL CONCRET.

La tension et le déchirement suscités par la société moderne ne sont pas de nature à garantir la paix. Pourtant, il reste nécessaire de vivre ensemble et dans l'harmonie. Aussi surgit une question, à savoir : comment concilier des individus séparés par tant de différences de goûts et d'intérêts, chacun ayant des aspirations et voulant les satisfaire totalement et exclusivement ?

La communauté - consciente des différences qui caractérisent ses membres, mais aussi de l'impératif de vivre ensemble, ne fût - ce que pour s'assurer la survie face à la double menace  que représente la nature d'une part, et d'autre part les autres communautés qui constituent des ennemis potentiels - sent la nécessité d'organiser un cadre où ce « vivre ensemble » puisse se réaliser et garantir le plus possible les aspirations légitimes, individuelles et communautaires.

Cela conduit Eric Weil à concevoir l'Etat comme étant avant tout, l'organisation d'une communauté historique qui permet à la société de prendre des décisions.

Cependant, il s'insurge contre ceux qui ont tenté d'hypostasier l'Etat et d'en faire la superstructure d'une réalité plus fondamentale, en le présentant comme la forme extérieure d'un « esprit ». L'Etat n'est donc pas un épiphénomène, une structure que l'on peut idéaliser. L'Etat est plutôt « un instrument au service de la réalité historique profonde ... », 25(*) il est organe de contrainte. Il coïncide avec la police (entre autres) et est là pour exécuter ce qui est conçu en dehors de lui par le Gouvernement et l'Administration. En d'autres termes, pour Eric Weil, l'Etat est essentiellement un instrument de contrainte de la communauté sur tout individu ou groupe qui refuse de se soumettre à l'intérêt communautaire.

Par ailleurs, ceux qui veulent réduire l'Etat aux fonctionnaires qui y travaillent ou aux ministres, dénaturent le vrai sens de l'Etat. Leur conception est un atomisme dogmatique qui se fie à une abstraction naïve là où la réalité crève les yeux. Ces genres d'abstractions ont conduit et continuent à conduire à l'émergence des systèmes totalitaires et absolutistes où la notion de l'Etat est réduite à la volonté d'un seul ou d'un petit groupe qui maintient le reste de la communauté dans un « état de nature », se contentant uniquement d'un rôle passif Weil appelle cet état de fait  statolatrie :

L'Etat dans cette vue n'est pas l' organisation de la communauté, qui donne à celle-ci la possibilité de prendre des décisions raisonnables (et rationnelles) ; il devient valeur absolue et constitue une entité entièrement indépendante devant laquelle toute réflexion et toute pensée doivent se taire : l' Etat se concentre pratiquement dans son gouvernement, Roi, Chef, groupe de dirigeants, le citoyen n'y a qu' une part passive et n' est là que pour exécuter les décisions prises par « l'Etat », dont la seule tâche est de durer et de progresser en richesse et en puissance, sans qu' autre chose que le succès décide de sa valeur.26(*)

L'Etat compris uniquement comme une organisation reflète l'image d'un Organisme constitué d'organes, une telle conception nous ramène de nouveau aux caractéristiques de la société moderne et aux notions de calcul, de technique de planification, qui la caractérisent...(voir chapitre II.)

Ceci étant, dans la société moderne, l'organisation i.e. l'Etat, ne se conçoit plus essentiellement sans la réflexion technique, et tout problème qui n'entre pas dans le domaine de la réflexion technique est considéré comme une survivance de la société traditionnelle. L'Etat ainsi décrit, considère comme problèmes, uniquement les questions liées à l'aspect matériel et aux données techniques. Ses problèmes sont donc des problèmes de moyens et non de fin en soi, sa fin résidant dans la survie de cette Organisation.

Cette conception de l'Etat est une abstraction, car elle ne définit qu'un aspect de la réalité. C'est la communauté - à travers l'action concrète de certains hommes - qui constitue l'Etat, la communauté devient la conscience de l'organisation et l'empêche de se constituer comme simple superposition d'organes ayant en eux - mêmes leur fin.

L'Etat est donc cette communauté consciente qui dépasse en l'intégrant la dimension de simple construction de la société moderne. En même temps, de cette évolution de la société traditionnelle qui est devenue société moderne, en sacrifiant une partie de son sacré traditionnel jusqu'à l'avènement de l'Etat, est née une nouvelle tension : si le passage de la société traditionnelle à la société moderne a fait surgir une dialectique entre l'individu raisonnable et la société rationnelle, ce second passage de la société moderne à l'Etat moderne constitué - compris comme organisation essentiellement technique mais aussi conscience de la communauté vivante - déplace la tension ou plutôt la complexifie en la situant au niveau d'un face à face entre d'un côté, la société et, de l'autre, l'Etat ; ou encore, entre la société d'une part, et la communauté historique d'autre part. Selon Eric Weil cette tension à un double niveau constitue un des problèmes fondamentaux de l'Etat moderne.27(*)

L'existence de l'Etat ne va pas de soi, l'effort de celui-ci à se maintenir en tant que structure constitue sa première finalité.

3.1. Le telos de la Communauté dans l'Etat : le but de l'Etat, c'est l'Etat lui-même.

L'Etat cesse donc d'être une simple organisation technique pour devenir une structure de la communauté historique qui veut, au - delà des avantages techniques, naturels et institutionnels que l'Etat lui procure, assurer sa propre pérennité. La tâche de l'Etat est donc essentiellement de protéger la communauté menacée potentiellement ou effectivement, en son sein - par la capacité de l'individu à remettre en cause, seul ou en accord avec d'autres, les structures de l'Etat - ou de l'extérieur par d'autres Etats particuliers.

La communauté qui s'organise, aussi bien au niveau du raisonnable, par la survivance du sacré traditionnel dans l'Universel (raisonnable), qu'au niveau rationnel par l'organisation technique qui caractérise la société moderne, s'accomplit dans l'Etat auquel elle n'assigne d'autres buts que celui de durer en tant qu'organisation consciente de la communauté historique dont il est l'émanation.

Ainsi toutes les actions de l'Etat et les décisions qu'il prend sont celles qui visent à résoudre et à prévenir les difficultés qui menacent la survie de la Communauté, en reconnaissant à l'Etat moderne le droit d'user des tous les moyens, y compris violents, pour remplir correctement sa tâche. Dans la société moderne c'est l'Etat - contrairement à la société traditionnelle et au Léviathan de Hobbes28(*) - qui détient le monopole de l'emploi de la violence. Par cette caractéristique, il se distingue des formes d'organisations sociales qui l'ont précédé dans les sociétés traditionnelles où cette aptitude à user de la violence était reconnue à divers détenteurs du pouvoir temporel : Seigneur, Chefs de terres,...Dans l'Etat moderne, écrit Weil, « la vengeance privée comme méthode universelle de redressement des torts a disparu et est poursuivie comme crime. Mais aussi, et c'est le plus important, nul ne peut être contraint en quelque domaine que ce soit ».29(*)

En effet, dans la société moderne, le crime fondamental, à l'exception de la légitime défense évidente, est constitué par l'emploi de la violence dont l'Etat possède l'usage exclusif. Dans Essais et conférences, Eric Weil écrit  que seul, l'Etat possède, selon la conception moderne (qui remonte assez loin du moins comme principe proclamé, un droit à l'emploi de la violence, de la contrainte physique, un droit de vie et de mort. Ce n'est que dans le cas de défense légitime, du danger immédiat et qui ne laisse pas aux organes de l'Etat le temps d'intervenir, que l'individu peut répondre, sans médiation de l'Etat à la violence par la violence. » 30(*)

Il est vrai que c'est une évolution dans la conception de la justice et de l'emploi de la force, mais qu'elle s'exprime plus dans les mots que dans les actes (ce constat l'Afrique l'illustre à souhait).

Cette disposition apparaît cependant comme une aspiration de la société universelle à réaliser un monde où les individus ne se rendent plus justice eux même mais recourent avec confiance à des institutions étatiques chargées de résoudre les conflits et de sanctionner les délits, selon les règles garanties par la morale formelle qui fonde les droits et les obligations.

Il peut paraître incomplet de définir l'Etat comme seul détenteur de la violence, dans la mesure où cette définition comprend des lacunes concernant la manière dont ce monopole s'est constitué et se maintient. Pour compléter cette compréhension de l'Etat, il faudra ajouter une autre notion : celle de l'Etat de droit.

En définissant l'Etat moderne comme « Etat de droit », l'essentiel ne consiste plus dans le monopole de la violence mais dans le fait que l'action de l'Etat comme l'action de tout citoyen est régie par les lois. Cette conception de l'Etat de droit englobe et dépasse la première : la loi devient la forme dans laquelle l'Etat existe.

Pour Weil, le caractère essentiel de la loi est constitué par son universalité formelle. En effet la loi est impersonnelle et opposable à tous, elle ne vise personne en particulier mais tous doivent s'y soumettre. Elle est loi pour tous les citoyens dont elle établit par ailleurs l'égalité : « elle ne connaît aucune différence naturelle et permanente entre individus »31(*). La loi arrive t - elle à résoudre la dialectique et le déchirement qui caractérisent la société moderne ? Essayons de dégager la nature de la loi, pour lever un pan du voile.

3.2. Nature de la loi comme fondement de l'Etat.

Dans Philosophie Politique, Weil fait valoir le constat que la loi crée aussi bien l'égalité que l'inégalité. La société est comparée, en effet, à une vaste scène où se joue une pièce de théâtre ; seuls ceux qui portent un « masque » et se conforment au cadre dessiné par la loi, sont égaux, car ils se conforment à ce que la loi approuve et tolère. Ceux qui sortent de ce cadre quels qu'en soient les motifs, sont déchus de l'égalité et c'est cette attitude (de sortir du cadre) qui définit le criminel et le crime. Car, c'est celui qui ne se conforme pas au scénario ainsi élaboré, en d'autres termes, celui qui ne marche pas selon les principe de la loi, qui est ipso facto, le criminel, et l'acte ainsi posé le crime.

Le criminel est donc celui qui agit à titre individuel et qui se singularise. Par cet acte, il marque une séparation d'avec la communauté et donc une opposition à ce que celle - ci définit comme juste et bon. Ces prescrits sont ceux du droit pénal et du droit criminel. Ils dénaturent quelque peu la réalité. Le droit civil est plus conséquent  car il établit en quelque sorte que les hommes ne sont pas égaux.

Le droit civil parle en effet des hommes en tant que débiteurs et créditeurs, employeurs et employés. Il établit cette dichotomie essentielle pour définir et comprendre la réalité des rapports entre individus, une réalité qui a caractérisé jadis la société traditionnelle mais qui continue également à caractériser la société moderne.

Les hommes ne sont pas tous égaux, ils le sont en tant qu'ils doivent remplir les mêmes fonctions, jouer les mêmes rôles, porter le même masque. L'égalité que la loi établit est celle de tous ceux qui jouent les mêmes rôles (ex : tous les employés). C'est la structure de la société et sa forme historique qui la placent dans une lutte permanente avec l'extérieur - la nature d'abord, violence première et, dans l'Etat moderne, les autres Etats particuliers, violence seconde, qui constituent des ennemis potentiels - qui impose l'égalité de fait, dans une société moderne, parmi tous les membres qui la constituent. Cette égalité trouve son expression et sa nécessité dans l'emploi de toutes les forces humaines disponibles. D'où le formalisme juridique compris comme l'effort que l'Etat moderne fait pour calculer l'issue la meilleure de tous les conflits qui naissent des interactions de la société. La fonction de la loi comme celle du droit est une fonction utilitaire non morale. Elle vise d'abord à garantir l'ordre et la paix et non à transformer les hommes. Mais la loi seule est vide, l'Etat seul est une structure amorphe, ce sont les fonctionnaires issus de la communauté qui donnent vie, force et forme à la loi et à l'Etat.

3.3. Le fonctionnement de l'Etat et le rôle primordial de l'administration.

En droit, seul le gouvernement agit, il est le seul ressort de l'action, même s'il peut être soumis à la pression de l'opinion et agir sous cette contrainte.

Cependant le gouvernement est en réalité composé d'un petit nombre de personnes qui incarnent le pouvoir et le concrétisent par des actes, dans les limites de la loi et de la volonté du peuple qui s'exprime dans la majorité.

Dans l'Etat moderne, l'action du gouvernement pour qu'elle soit efficace en termes de résultats, doit recueillir les données, analyser les tendances, discerner les actions à accomplir ainsi que l'ordre dans lequel elles doivent être accomplies,...

Toutes ces procédures nécessitent des compétences techniques et intellectuelles que ni le gouvernement ni le peuple ne possèdent. C'est pourquoi l'Etat, pour suppléer aux défaillances du gouvernement et de la masse, organise et s'appuie sur l'administration. Le rôle principal de l'administration est de renseigner le gouvernement pour qu'il puisse délibérer et décider. Une administration efficace est le socle sur lequel se fonde l'action du gouvernement. Elle est par ailleurs, un organe efficace d'exécution des ordres du gouvernement.

Pour que cette efficacité soit garantie, l'administration doit, tout en servant le gouvernement, garder toute son autonomie. Cette autonomie se justifie par le fait que les fonctionnaires sont au service de l'Etat et du gouvernement et non au service des gouvernants. Aux yeux des citoyens, c'est l'administration - à travers ses représentants : police, services de la mairie,...-qui incarne la loi et rend visible l'effectivité du monopole de la violence de l'Etat. Mais l'on peut se demander si cette description est valable partout.

En effet, historiquement, l'Etat ne s'est pas constitué partout de la même manière. Aujourd'hui encore subsistent des différences dans l'organisation du pouvoir, même si, en définitive, le but (du moins avoué) de l'Etat reste le même partout : la survie de la communauté historique à travers des structures qui garantissent le bien - être et la sécurité à l'intérieur du groupe comme à l'extérieur. Il y' a cependant des risques dans l'exercice des fonctions qui peuvent naître du rôle joué par les fonctionnaires de l'administration, risques liés aussi bien à l'autonomie et à la compétence ainsi acquises par ceux qui y travaillent depuis longtemps qu'à la volonté de l'Etat de contrôler l'administration, en en faisant un simple exécutant. Pour garder la juste mesure, il y a des précautions à prendre.

3.3.1. Les écueils à éviter par l'administration.

Toute administration est menacée de sclérose et de formalisme quand elle échappe au contrôle du gouvernement. D'autre part, un trop grand pouvoir de l'Etat, en l'occurrence, des gouvernants c'est - à - dire, de ceux qui détiennent l'effectivité du pouvoir, peut étouffer l'administration et en faire un simple exécutant mécanique des ordres qu'elle ne saurait approuver.

Par contre, une administration dont le pouvoir et l'interventionnisme seraient trop grands risquerait de briser les équilibres nécessaires dans les structures étatiques et dans la communauté toute entière.

En effet, l'administration qui outrepasse son rôle de conscience rationnelle ou qui ne se réduirait, pour ainsi dire, qu'à cette unique dimension, devient allergique à toute critique qu'elle considère comme expression de l'arbitraire individuel et contestataire, toute résistance devenant pour elle un défi qu'elle doit vaincre et écraser. Pour cette administration là, le problème est résolu lorsque son expression est supprimée. Ce pouvoir ainsi acquis par l'administration, résulte du fait que, dans les lieux où l'administration possède une longue tradition - caractérisée par une longue stabilité et une permanence ordonnée dans l'organisation, la formation, et la succession des animateurs - les fonctionnaires acquièrent souvent plus d'expériences et de compétences que les animateurs du gouvernement. Ceux-ci se révèlent ainsi moins qualifiés que ceux qui les servent et les renseignent. Il peut arriver que les rôles s'en trouvent inversés et que ce soit le gouvernement qui soit le serviteur de l'administration, ne jouant qu'un rôle de figurant devant les citoyens de qui il est censé avoir reçu mandat d'exercer l'effectivité du pouvoir.

Bien que les mêmes problèmes se rencontrent pratiquement partout, ils s'expriment différemment selon les formes de l'Etat.

3.3.2. Les formes de l'Etat.

E. Weil distingue essentiellement trois théories de l'Etat basées sur la conviction que le rôle de l'Etat est essentiellement administratif. Il en résulte deux conceptions ou formes de l'Etat, qui sont deux manières de réaliser le bonheur, l'aspiration fondamentale de toute communauté.

1. La théorie étatiste : l'Etat est l'Etat des technocrates, des socialistes et des planificateurs. Cette délimitation du rôle de l'Etat l'emporte sur tous les autres aspects y compris la dimension communautaire. C'est l'efficacité du travail qui seule, importe dans l'Etat.

2. La théorie anti - étatiste : c'est la conception des anarchistes et des utopistes qui rêvent de voir disparaître l'Etat et l'administration, afin que seul l'ordre naturel régisse la « société ».

3. Les théories libérales : Pour les tenants de ces théories, le rôle de l'Etat se résume dans le maintien de l'ordre public et la garantie pour tous, des libertés d'entreprise.

Il ressort de ces différentes conceptions qu'elles définissent toutes des abstractions irréconciliables : elles sont en fait des dimensions partielles d'une réalité plus complexe. L'Etat moderne ne peut se réduire à un rôle purement administratif. Il ne peut pas non plus se passer de l'administration sans faire retomber la société dans un état de nature.

Pour Weil, les gouvernements des Etats modernes sont ou bien autocratiques ou bien constitutionnels ; la différence entre les deux réside dans la manière dont chacun identifie les vrais problèmes des faux et aussi dans la manière dont il s'organise pour les résoudre. Cette approche relève deux grandes conceptions du gouvernement : le gouvernement autocratique et le gouvernement constitutionnel.

3.3.2.1. Le gouvernement autocratique.

La caractéristique principale du gouvernement autocratique est qu'il est le seul à délibérer, il n'a pas de contre pouvoir, il se considère, et est considéré par les individus sur lesquels il exerce son pouvoir, comme exempté de l'observance d'une quelconque réglementation pouvant limiter sa liberté d'action. Pour Weil, la forme autocratique fut la forme historique première de tous les gouvernements. Tous les gouvernements sont partis dans leur évolution, du stade autocratique.

Il est vrai que le modèle qui actualise le mieux l'évolution de la dialectique au centre de notre travail est la forme constitutionnelle. Mais il importe de comprendre le mécanisme de l'Etat autocratique, pour mieux cerner les contours de l'Etat constitutionnel qui, bien qu'étant un stade plus avancé dans l'évolution de la société - communauté, peut connaître une régression dictée par la nécessité d'événements exceptionnels (menace extérieures, crise intérieure,...) et revenir à un Etat autocratique32(*).

Nous avons affirmé dans les lignes qui précèdent que l'une des caractéristiques du gouvernement autocratique était l'absence de contrôle du pouvoir par le peuple. Cette affirmation peut être nuancée par le fait que nulle part au monde le peuple - qu'on oppose ainsi au gouvernement - n'existe. En effet, c'est toujours une partie de la population qui symbolise l'opposition et non le peuple car le gouvernement et ses adhérents font partie du peuple.

En réalité, il n'y a pas de frontière nette entre l'Etat autocratique et l'Etat constitutionnel. L'Etat sera toujours un mélange des deux, un aspect étant cependant plus développé dans l'un que dans l'autre.

Dans la forme autocratique, la limitation des droits et des libertés individuels est flagrante : le citoyen ne dispose d'aucun recours légal contre les actes de l'administration. De même, le budget de l'Etat (la capacité financière de l'Etat), qui donne à l'Etat les moyens de sa politique quelle qu'elle soit, n'est pas contrôlé.33(*)

Dans l'évolution historique de l'Etat, la forme autocratique, constituée par les assembleurs de terres et les conquérants est considérée comme précédant la forme constitutionnelle. C'est pourquoi le gouvernement constitutionnel est pris comme une organisation supérieure au gouvernement autocratique, un stade plus avancé de gouvernement.

3.3.2.2. Le gouvernement constitutionnel.

Ce qui caractérise principalement le gouvernement constitutionnel, c'est l'indépendance des tribunaux et la participation, définie par la loi, des citoyens à la prise des décisions politiques. En effet, dans le système constitutionnel, le respect de la loi, établi par le parlement, est une exigence centrale. C'est elle qui garantit l'égalité et préserve des risques, toujours présents, de tomber dans la dictature d'une minorité, qui abuserait des pouvoirs que le peuple lui aurait confié.

Cette indépendance de la loi est garantie par l'existence d'un pouvoir judiciaire solide et stable, garanti à son tour par l'indépendance des juges. Dans un système constitutionnel, le juge est supérieur à tout autre organe de l'Etat. Il est certes contrôlé à son tour, mais cette tâche revient à d'autres juges et non au gouvernement, qui n'a que le droit de le mettre en accusation.34(*)

Puisque le juge doit garder son indépendance vis-à-vis du gouvernement. Comment devra donc se faire la sélection des juges ?

En fait, une trop grande indépendance des juges n'est pas sans risque. Une telle catégorie peut en effet se transformer en coterie ou caste d'exclusion, exerçant le pouvoir de manière tyrannique.

D'autre part, la nomination des juges par le gouvernement ou une autre instance, court le risque d'une complaisance dans le choix de ces derniers. En effet, la sélection de ceux-ci, peut se faire selon des critères contraires aux attentes que représentent leurs tâches. S'ils sont élus, leur élection pourrait se faire non sur base de leurs mérites mais sur base de leur popularité parmi une majorité ou une minorité influente. Il appartient au gouvernement, en harmonie avec les autres institutions, de trouver la méthode la plus sûre à la fois pour garantir l'indépendance des juges mais aussi pour prévenir les risques que cette indépendance comporte.

Le gouvernement constitutionnel vise à éviter toute concentration de pouvoir entre les mains d'un petit groupe ou d'une seule institution. Il est conscient du fait que la puissance du pouvoir réside dans les forces armées et les finances publiques. Un gouvernement qui disposerait de ces deux éléments disposerait aussi de tout le reste. D'où le mécanisme imaginé dans la forme constitutionnelle : l'organisation de trois pouvoirs de façon interdépendante35(*) : Le parlement est l'institution qui caractérise principalement l'Etat constitutionnel - il exprime les désirs et la morale vivante de la société particulière. Ce qui est représenté au Parlement, c'est bien la nation, mais la nation avec ses difficultés, ses oppositions, ses préférences contradictoires, ses intérêts matériels, ses convictions morales : « ce qui est représenté est l'organisation inconsciente d'une communauté au travail, arrivée au point où elle cherche la conscience de ce qu'elle est, fait, veut ».36(*)

Le rôle de tout gouvernement moderne n'est plus seulement de perpétuer l'Etat mais aussi d'éduquer les citoyens à la rationalité (efficacité technique) et à la raisonnabilité (agencement de l'universel raisonnable, la morale vivante ou formelle, à l'universel concret : l'Etat lui-même).

En effet, seule une population éduquée à l'éthique de la discussion, comme échange permanent sur les questions fondamentales, pour prendre des décisions qui puissent satisfaire tout le monde sans exclusion ou domination d'une opinion sur une autre, peut garantir la survie des institutions nécessaires au maintien de la forme constitutionnelle. Ce sont ces structures qui caractérisent le mieux les sociétés modernes en permettant que la dialectique violente, déchirante, s'atténue dans un environnement légal où la loi fondamentale - fondamentale par le fait qu'elle règle les modifications de toutes les lois y compris elle-même - i.e. la constitution, garantit l'articulation entre vie privée et vie en société de manière moins violente et moins coercitive. Seule une éducation efficace permettrait aux citoyens de prendre part, d'une façon consciente et active aux décisions qui concernent la cité et donc de participer effectivement à l'exercice du pouvoir.

L'éducation est réciproque : le gouvernement éduque les citoyens et les citoyens éduquent le gouvernement. Pour Weil, c'est seulement là où une société moderne et donc éduquée, existe déjà que peut survivre et fonctionner correctement l'Etat constitutionnel.

On peut dès lors se demander si les conflits et les atermoiements que connaît l'Afrique aujourd'hui ne sont pas dus au fait que l'on a cherché à imposer à une société différemment constituée des structures adaptées à des sociétés modernes occidentales, et tant que l'Afrique n'aura pas elle-même inventé les voies de son progrès, n'en résulterait - il pas qu'elle pataugerait dans des constructions inadéquates ?

Nous rejoignons ici Eboussi qui parle « d'une carapace gigantesque plaquée sur le corps chétif [l'Afrique] qui ne l'a point secrété ».37(*) Nous développerons dans la conclusion cette idée.

Pour Eric Weil, une communauté non éduquée n'est pas mûre pour les régimes constitutionnels ; de même une communauté déchirée où la dialectique ne se vit pas seulement au niveau de l'individu mais aussi au niveau des groupes opposés d'individus caractérisés par des aspirations contraires et contradictoires irréconciliables, où chaque groupe se réfugiant dans son universel particulier comme étant à ses yeux, le seul sensé et qu'il puisse accepter ou tolérer, conçoit comme une impossibilité  le consensus.

Le rôle d'éduquer la population appartient au gouvernement qui doit en définir les modalités, le philosophe quant à lui reste l'homo theoricus : celui qui montre le chemin sans plus. Son action s'exerce sur le plan de la conscience, il n'a pas à intervenir dans les débats ni à prendre position. Son action se résume à la prise de conscience ; qu'il suscite dans la société qui est son universel concret. Seule la discussion fera, selon Weil, que l'inconscient de la nation et du gouvernement accède à la conscience et se transforme en projet réel et réalisable d'action.38(*)

L'Etat moderne, ainsi défini, apparaît comme le lieu où l'individu progressivement se réconcilie avec lui-même, non par le fait d'une décision souveraine de quelque institution supérieure, mais par une évolution lente et progressive qui aplanit les tensions et atténue la dialectique jusqu'à l'acceptation raisonnable et rationnelle de la réalité anthropologique de l'homme, comme être déjà - incarné - au - monde - avec - autrui.

L'individu sera toujours affronté à cette violence originelle mais aussi à cette altérité.

L'évolution de la société moderne ne peut pas s'arrêter à la forme constitutionnelle. L'Etat moderne n'est pas exempt de problèmes nouveaux. De nouvelles dialectiques à des échelles plus grandes voient le jour. L'Etat doit, non seulement arriver à concilier le juste (morale vivante) avec l'efficace (rationalité), mais aussi veiller à garantir l'indépendance de la nation, menacée par d'autres nations. Aussi doit - il alors trouver une solution au véritable problème, celui des justes intérêts, i.e. les intérêts pouvant coexister avec l'organisation de la société, la tradition de la communauté historique, et les lois de l'Etat moderne pour maintenir à la fois l'indépendance et l'unité. Pour cela, l'Etat a besoin d'hommes d'Etat capables de concilier les différentes antinomies et aspirations que renferme la société.

Pour Weil, qui en cela rejoint Machiavel39(*), la perspicacité est la véritable vertu de l'homme d'Etat. L'homme d'Etat perspicace et prudent n'agit pas pour résoudre des problèmes marqués dans l'immédiateté, mais dans la prévoyance de ce qui, même s'il parait aujourd'hui superflu, se montrera essentiel dans l'avenir : « il saisit ce qui importe à la morale de la communauté et aux intérêts de l'Etat avant que la crise ne l'ait révélé à tout le monde ».40(*)

Face aux deux grandes responsabilités d'assurer à la fois la paix et la cohésion nationale entre intérêts divergents et l'indépendance extérieure, Weil postule qu'il est de l'intérêt de l'Etat particulier d'oeuvrer pour la réalisation de ce qu'il nomme : une Organisation mondiale, seule à même de garantir la préservation des particularités morales des différentes communautés dans une coopération organisée.

Qu'en est il de cette « Organisation mondiale » ?

3.3.3. Vers un « Etat mondial » ?

La société moderne est mondiale dans son principe en ce que tout individu agit par intérêt. C'est en agissant d'abord pour son intérêt particulier qu'il comprend ensuite que son intérêt véritable est de dépasser la violence et les désirs immédiats de ses intérêts particuliers.

L'Etat moderne est en cela identique à l'individu : «  il comprend comme un danger pour sa propre vie la possibilité d'être entraîné, sans le vouloir, dans des conflits dont ne sortirait pour lui que des pertes, sinon sa destruction... ».41(*)C'est cette compréhension qui amène l'individu, comme l'Etat, à organiser et à réglementer les relations avec les autres Etats. L'Etat comme l'individu ne renonce pas à la violence par conviction morale mais parce que finalement les gains de la violence sont moins importants que les pertes.

De même que l'Etat arrive à canaliser la violence dans l'individu et entre individus, comme une super-structure au - dessus des contingences individuelles, il faudrait un « Etat des Etats », avec des juges et une administration capables d'imposer des décisions allant dans le sens des intérêts de tous, pour juguler la violence naturelle, qui peut caractériser les relations internationales. Des cas de conflits passés et récents l'attestent et les risques de réédition sont bien réels. Pour Weil, il n' y a que les impuissants qui renoncent vraiment à l'argument de la force.

Un pas cependant, est franchi d'ores et déjà dans la constitution de l'Etat mondial. L'ONU et ses différents organismes peuvent être perçus comme une tentative de mettre au point une administration supra-nationale. Toutefois, l'on est encore bien loin d'une Organisation mondiale, puisque les institutions internationales restent au mieux des lieux de « bavardage », il ne saurait d'ailleurs en être autrement parce que le monde n'est pas un monde rationnel.

Cependant la valeur de ces bavardages est grande en ce sens qu'ils éduquent les Etats particuliers à la discussion et habituent les gouvernements et les gouvernés, à considérer les problèmes auxquels ils sont confrontés, d'un point de vue universel. Un Etat mondial aurait l'avantage d'annihiler la violence à l'échelle internationale. Cette violence s'exprime par la guerre. On ne peut toute fois nier qu'une anthropologie de la guerre (en l'occurrence la guerre juste) peut nous révéler des aspects qui socialisent et intègrent davantage l'individu dans sa société à travers la guerre. Mais reprenons ici, très brièvement, les grandes lignes de la théorie de Weil sur ce sujet.

3.3.4. La violence au niveau des Etats : le problème de la guerre.

La guerre, pour Weil, constitue la forme concrète de la violence au niveau des individus historiques que sont les Etats, et c'est sur la menace toujours présente d'un conflit ouvert que se fondent les relations internationales. C'est la dialectique entre la société, universel rationnel, et l'Etat, conscience de la communauté garantissant sa durée et la durée de sa morale, qui réalise comme un événement toujours possible, la guerre.

La guerre, si elle est mauvaise pour la société moderne matérialiste, mécaniste et calculatrice - car elle est négatrice du progrès en détournant la main d'oeuvre vers une activité non productrice - peut toutefois constituer pour la communauté historique, la seule force capable d'élever l'individu au - delà de son simple individualisme. Elle peut l'amener à s'engager pour une cause «  étrangère à ses intérêts immédiats » jusqu'au don total de sa vie. Ce sacrifice suprême témoigne de l'attachement de l'individu à sa communauté pour la défense d'intérêts élevés. C'est cette acceptation par l'individu, de mourir pour autrui, qui lui donne toute sa valeur.

L'avènement de l'Etat mondial déchargerait cependant l'Etat particulier d'une de ses obligations, par ailleurs sous-tendues par la possibilité toujours présente de la guerre et des conflits, les aléas de la politique extérieure et le souci de préserver l'indépendance.

Dans l'Etat mondial, il n'y aurait pas de politique extérieure, parce que l'extérieur n'existerait plus. Cependant l'avènement d'un Etat mondial exige un préalable aussi bien éthique que politique : l'égalisation des niveaux de vie entre différents Etats, seul gage d'un bonheur véritable qui n'est refusé à personne. Les hommes seraient ainsi, unis non plus par les liens de la nécessité et de la peur comme c'est le cas entre Etats particuliers, mais par l'adhésion à un sens rendu possible par l'extirpation de la peur d'une destruction. C'est alors que deviendrait possible la pensée et ainsi l'avènement d'un homme nouveau.

CONCLUSION GENERALE

Tout au long de ce travail, nous avons essayé de restituer la pensée d'Eric Weil à travers un des aspects importants de sa philosophie politique : la dialectique toujours présente dans l'histoire de l'individu, dialectique comprise comme préoccupation centrale dans l'avènement de la communauté, de la société, de l'Etat particulier et enfin de l'Etat mondial à venir.

Nous avons montré comment, face à la violence originelle que constitue l'environnement dans lequel vit l'individu, les impératifs de survie du groupe dont il fait partie ne peuvent pas ignorer l'aspiration fondamentale à la liberté qu'il porte en lui, comme marque indissolublement liée à son mode d'être. De là, la tension déchirante qui le caractérise dans les exigences que lui impose la rationalité de la société moderne en lui déniant toute autre dimension. Une existence plus raisonnable est atteinte dans l'Etat moderne où s'allient à la fois les impératifs de l'efficacité, gage de survie et l'universel raisonnable de la morale vivante, dimension ontologique inaliénable, comprenant la reconnaissance du sacré traditionnel.

La dialectique violente, à la limite de l'explosion dans les débuts de la rationalité de la société moderne, est ainsi atténuée. Elle se déplace et se développe au niveau de l'universel concret des Etats particuliers, d'où la nécessité de reconstituer au niveau mondial, les conditions qui garantissent l'harmonie au niveau des Communautés - Etats.

L'Organisation mondiale n'est pas une utopie au sens chimérique du terme. Elle est plutôt, l'espoir d'un gouvernement de tous les Etats, dont les organisations internationales actuelles sont des ébauches tâtonnantes.

L'Etat mondial serait une illustration, mutatis mutandis, d'une lente mais irréversible progression vers le point Omega teilhardien,42(*) une récapitulation de tous les désirs de paix enfouis dans l'individu où qu'il soit inséré dans un Etat particulier.

Certes, d'autres aspects de la pensée de Weil contenus dans Philosophie politique peuvent être développés avec intérêt. Notamment les questions liées au mécanisme social, on peut aussi approfondir le rôle de la morale dans la constitution et le développement des sociétés traditionnelles et modernes.

Nous nous sommes borné, quant à nous, uniquement à la question de la dialectique comme tension permanente dans la relation incontournable qui relie l'individu à la société. Il serait cependant intéressant de tenter une brève application de la pensée politique de Weil à l'Afrique.

Dans cette partie du monde, cette dialectique s'est vécue et se vit de façon différente certes, mais tout de même de façon qui commande qu'une réflexion sérieuse soit entamée et des voies nouvelles tracées pour que notre continent émerge enfin des profondeurs de la misère où il semble plongé. Ceci peut bien entendu faire l'objet d'un autre développement dans un travail plus élaboré.

Annexe : BREVE PRESENTATION DE LAUTEUR.

La personne.

Eric Weil est un philosophe Français d'origine allemande, il est né à Parchim (Mecklemburg) en 1904, il a commencé par faire des études de médecine à Berlin et Hambourg mais il a dû s'exiler en France devant la menace du nazisme,.

Sa première thèse de philosophie est un travail sur Pomponazzi et fut dirigée par Cassirer en 1928.

En 1938, il est mobilisé en France sous le nom d'Henri Dubois. Après la guerre, il soutient sa deuxième thèse avec pour titre : Logique de la philosophie. Il meurt le 1er février 1977

L'oeuvre.

Il a écrit plusieurs ouvrages de grande valeur dont :

Philosophie Politique (1956)

Philosophie morale (1961)

Problèmes kantiens (1963)

Deux volumes d'Essais et conférences (1970-1976)

Hegel et L'Etat (1980)

Dans Hegel et l'Etat, Weil démontre que Hegel n'était pas ce philosophe officiel du nazisme qu'on a cru voir en lui mais celui qui a élaboré le concept de l'Etat moderne par la formulation de l'articulation des diverses sphères du politique. Ces sphères comprennent aussi bien la vie privée de la personne, le droit, la morale vivante, la famille, l'économie que la politique elle-même qui est la forme de l'universalisation de tous les problèmes particuliers à travers le parlement, le gouvernement et l'administration.

La Philosophie morale de Weil est quant à elle une réflexion sur les morales concrètes. En effet l'homme découvre progressivement que toutes les morales sont insérées dans l'historicité. Les valeurs ne sont pas les même partout et aucune morale particulière ne peut prétendre à une supériorité sur les autres.

Cette affirmation conduit à une perte de la certitude et engage dans la réflexion, cette réflexion est en fait la recherche d'un fondement universel de la morale. La morale universelle n'est plus concrète mais devient une morale formelle.

Notre travail se base essentiellement sur la Philosophie politique, mais plusieurs thèmes évoqués dans Hegel et l'Etat ou la Philosophie morale sont abordés également dans la Philosophie politique.

BIBLIOGRAPHIE

A. OUVRAGES D'ERIC WEIL

WEIL E., Philosophie Politique, Librairie philosophique, Paris, J. Vrin , 4è éd., 1984.

WEIL E., Philosophie Morale, Librairie philosophique, Paris, J. Vrin, 1961

WEIL E., Essais et conférences, tome second, Paris, Plon, 1971,

B. OUVRAGES DES AUTRES AUTEURS

TEILLHARD DE CHARDIN, Le Phénomène Humain, Paris, Ed. du Seuil, 1955, 347p

MACHIAVEL, Le prince (De principatibus) Traduit par Jacques Gohor, Le livre de poche classique 879, Paris, 1962

EBOUSSI BOULAGA, Fabien, A contretemps. L'enjeu de Dieu en Afrique, Paris, Karthala, 1991,

HOBBES Thomas, Le Léviathan : traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile. Introduction, traduction et notes de Fr. Fricaud, Sirey 1971,1976.

HEIDEGGER Martin, Essais et Conférences, Paris, éd. Gallimard, 1958. 

DE SAINT EXUPERY Antoine, Citadelle, Paris, ed. Gallimard, 1948.

NOVAK Michael, Une éthique économique, les valeurs de l'économie de marché, Traduit de l'américain par Bernard Dick, Paris, Cerf, 1982.

C. ARTICLES 

JANY- CATRICE Florence, « Du  plus avoir  au  mieux être, vers de nouveaux indicateurs de richesse », in Congo Afrique, n 401, janvier 2006

GUIBAL Francis, « Eric Weil et nous. Une philosophie à l'épreuve de la réalité », in Archives de Philosophie. Recherche et Documentation, Tome 68, cahiers 1 pp. 34-35, printemps 2005

CAILLOIS Roland, « Eric Weil et la politique d'Aristote », in Cahier Eric Weil, Eric Weil et la pensée antique. Lille, Collection UL3, 1989

DECLOUX Simon, « La Philosophie politique d' Eric Weil », in Nouvelle Revue de Théologie, 2, Février 1964

KIRSCHER Gilbert, « Weil Eric », in Dictionnaire des philosophes, T. II, sous la direction de Denis HUISMAN, Paris, P.U.F.,1993,pp. 2920-2926.

Table des matières

DEDICACE.

AVANT PROPOS

INTRODUCTION GÉNÉRALE.

LE BONHEUR EST LE PLUS GRAND BIEN DE L'HOMME.

PROBLEMATIQUE. ERREUR ! SIGNET NON DÉFINI.

CHAPITRE PREMIER : L' AVENEMENT DES SOCIETES MODERNES.

1.1. LA MORALE COMME FONDEMENT DE LA VIE EN COMMUNAUTÉ.

1.2. L'INDIVIDU MORAL PEUT IL SE RÉVOLTER ?

1.3. LE MOTEUR DE L'ACTION EN L'HOMME.

1.4. L'EDUCATION DE L'INDIVIDU DANS LA SOCIÉTÉ.

1.5. DE LA SOCIÉTÉ TRADITIONNELLE DE SUBSISTANCE À LA SOCIÉTÉ MODERNE DU TRAVAIL.

CHAPITRE DEUXIEME : L'INDIVIDU ET LA SOCIETE.

2.1. LA SOCIÉTÉ MODERNE EST CALCULATRICE.

2.2. LA SOCIÉTÉ MODERNE EST MATÉRIALISTE.

2.3. LA SOCIÉTÉ MODERNE EST MÉCANISTE.

2.4. L'INDIVIDU DANS LA SOCIÉTÉ MODERNE EST ESSENTIELLEMENT INSATISFAIT.

2.5. L'INDIVIDU INSATISFAIT ET DÉCHIRÉ SE POSE LUI-MÊME EN THÈME DE SA RÉFLEXION.

CHAPITRE TROISIEME : L'ETAT OU L'UNIVERSEL CONCRET.

3.1. LE TELOS DE LA COMMUNAUTÉ DANS L'ETAT : LE BUT DE L'ETAT, C'EST L'ETAT LUI-MÊME.

3.2. NATURE DE LA LOI COMME FONDEMENT DE L'ETAT.

3.3. LE FONCTIONNEMENT DE L'ETAT ET LE RÔLE PRIMORDIAL DE L'ADMINISTRATION.

3.3.1. Les écueils à éviter par l'administration.

3.3.2. Les formes de l'Etat.

3.3.3. Vers un « Etat mondial » ?

3.3.4. La violence au niveau des Etats : le problème de la guerre.

CONCLUSION GENERALE

ANNEXE: BREVE PRESENTATION DE LAUTEUR.

BIBLIOGRAPHIE.

* 1 Depuis l'antiquité jusqu'aux temps modernes bien des philosophes considèrent le bonheur comme le plus grand des biens. Pour Aristote, le bonheur est le bien le plus fondamental pour lequel l'homme doit travailler et sacrifier les autres biens moins universels. Les différentes formes de gouvernement qu'il propose dans La Politique ont comme but suprême la réalisation du bonheur de l'homme dans la cité. D'autres philosophes vont également dans le même sens : Hobbes, Rawls, Machiavel, Hegel, ...

* 2 Eric WEIL, Philosophie Politique, Paris, J. Vrin, 1984.

* 3Florence JANY- CATRICE,  « Du plus avoir  au  mieux être, vers de nouveaux indicateurs de richesse », in Congo Afrique, n 401, Janvier 2006 pp.

* 4 Publié à l'été 1993 par la revue Foreign Affairs

* 5 Eric WEIL, op. cit. p. 145.

* 6 Dans le même ordre d'idées, dans la Philosophie morale, Weil affirme que l'individu doit être amené au bien, il doit être éduqué - et donc pouvoir l'être - pour vouloir le bien et pour fuir le mal ; abstraction faite de cette éducation, il n'est ni bon ni mauvais, il est, amoral, non immoral, parce que cette abstraction fait de lui un animal. Cfr. Eric Weil, Philosophie Morale, Paris, J. Vrin, 1961.

* 7 Ibid. p.39.

* 8 Ibid. p.44.

* 9 Ibid. p.45.

* 10 Antoine de Saint Exupéry, Citadelle, Paris, Gallimard, 1948. : Force les de bâtir ensemble une tour et tu les changera en frères. Mais si tu veux qu'ils se haïssent, jette leur du grain ». p.58.

* 11 Eric WEIL, Philosophie Politique, Paris, J. Vrin, 4è éd., 1984, p.62.

* 12 Martin HEIDEGGER, Essais et Conférences, La question de la technique, Paris, Gallimard, 1958, p.27.

* 13 Martin HEIDEGGER, Essais et Conférences, L'homme habite le monde en poète, Paris, Gallimard, 1958, p.224

* 14 Maurice MERLEAU PONTY, Cité par le Prof. Nketo LUMBA, Cours d'anthropologie philosophique, 2006

* 15 Francis Guibal, « Eric Weil et nous, Une philosophie à l'épreuve de la réalité », in Archives de Philosophie. Recherche et Documentation, Tome 68, cahiers 1 pp. 34-35, printemps 2005

* 16Eric Weil, Philosophie et réalité, p.191

* 17 Eric Weil, Philosophie et Réalité, p.359.

* 18 Philosophie Politique, p. 62

* 19 Eric WEIL, Philosophie politique Paris, J. Vrin, 1984, p.70.

* 20 Ibid., p.71

* 21 Ibidem.

* 22 Ibidem.

* 23 Ibid. p.77.

* 24 Eric WEIL, op. cit. pp.125-126

* 25 Eric WEIL, op. cit. p. 132

* 26 Ibid., p.135

* 27 Eric Weil, Philosophie Politique, Paris, J. Vrin , 1984 , p. 139.

* 28 Thomas Hobbes, Le Léviathan : traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile. Introduction, traduction et notes de Fr. Fricaud, Paris, Sirey 1971,1976. 780p.

* 29 Eric Weil, op. cit. p. 142.

* 30 Eric Weil, Essais et Conférences, tome second, Paris, Plon, 1971, p. 365.

* 31E. Weil, Philosophie Politique, Paris, J. Vrin , 1984 p. 145.

* 32 E. Weil, op. cit. p.171 : « Les gouvernements autocratiques ne sont pas des dictatures. Il faut réserver ce terme à un autre usage et le prendre dans son sens historique : une forme autocratique de gouvernement, mais temporaire, tenue en réserve pour des situations extraordinaires par la loi fondamentale des Etats constitutionnels. En cas de guerre, de troubles intérieurs grave, etc. il est techniquement indispensable que des décisions puissent être prises avec une rapidité qu'exclut l'observation des règles normales de la constitution : des droits extrêmement étendus sont donc accordés au gouvernement existant ( ou formé exprès), les garanties formelles de la constitution sont en partie, suspendues, des mesure ne se fondant sur aucune loi, même contraires à certaines lois en vigueur , sont considérées comme légalement valides. Le point essentiel est que cette dictature est prévue par la constitution même, que sa durée est limité, et qu' elle est instituée par le parlement... »

* 33 Le budget de l'Etat constitue avec l'armée, les deux sources du pouvoir effectif ; un gouvernement qui détient les pleins pouvoir sur ces deux éléments est au-dessus de tout.

* 34 E. Weil, Philosophie Politique, Paris, J. Vrin , 1984 p.162.

* 35 Weil dit interdépendance plutôt que indépendance parce que l'indépendance de ces trois pouvoirs, judiciaire, législatif et exécutif, si elle était vraiment réelle, serait la destruction de l'Etat.

* 36 Eric Weil, op. cit. , p.169.

* 37 EBOUSSI BOULAGA, Fabien, A contretemps. L'enjeu de Dieu en Afrique, Paris, Karthala, 1991, p.68.

* 38 E. Weil, op. cit. p. 215.

* 39 MACHIAVEL, Le prince (De principatibus) Traduit par Jacques Gohor, le livre de poche classique 879, Paris, 1962.

* 40 E. Weil, Philosophie Politique, p.197.

* 41 Idem., p. 226.

* 42 Teillhard De Chardin, Le Phénomène Humain, Paris, Seuil, 1955, 347pages






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