Néhémie Mathieu
Master 1
Année universitaire 2005/2006
Le système de Leibniz et la physique quantique
Avant-propos
Tout d'abord nous devons préciser notre motivation
première, qui est celle d'atteindre une compréhension la plus
complète possible de la réalité. Il n'est donc pas juste
de considérer ni le système de Leibniz ni la physique quantique
ni même la simple addition des deux sujets comme l'objet premier de notre
étude. Bien plus, ces sujets sont considérés comme de
simples moyens. Si Leibniz doit occuper une place centrale c'est à cause
de la perspicacité et de la clairvoyance que nous avons cru
déceler dans son système. Mais il ne suffit pas qu'un
système soit attrayant pour qu'il participe précisément
à nos fins. En effet devons-nous établir clairement comment le
système de Leibniz peut nous aider dans notre progression vers une
connaissance plus intime du réel.
Il est clair à première vue que Leibniz fut
animé, dans son oeuvre, d'un objectif sensiblement similaire. Si son
système possède un pendant pratique et moral, il est
subordonné à la métaphysique comme l'action dérive
de la connaissance. Contrairement à Descartes qui vise bien plus
à établir les limites et les modalités de la connaissance
humaine, ou à Spinoza qui propose un système essentiellement
dirigé vers un principe pratique et une finalité humaine, Leibniz
recherche quand à lui à rendre dernièrement raison du
monde et de Dieu. Nous pas que tout soit accessible à l'humain, Leibniz
ne fait que convenir au principe de raison suffisante, qui veut que de toute
chose on puisse rendre raison, et au principe de continuité d'où
résulte qu'entre tous les êtres il n'y a qu'une différence
de degrés, bien qu'entre l'humain et Dieu la différence soit
infinie. De même c'est un élément essentiel chez Leibniz
que l'on ne puisse jamais accéder à la raison dernière
d'un particulier existant, notre entendement fini étant incapable de
saisir la série infinie qui en rend raison, mais ce n'est pas ce qu'il
recherche. Pour Leibniz tout est lié par un ordre et c'est cet ordre,
dont les vérités éternelles sont dans un certain sens les
composantes, qu'il recherche et qu'il juge accessible à notre
compréhension totale (connaissance adéquate). Aussi la
théorie leibnizienne de la substance nous la dévoilera comme un
miroir de tout l'univers qui, de par son imperfection, ne peut en saisir
distinctement toutes les parties mais néanmoins contient
intérieurement les principes du monde et de sa création,
principes que la métaphysique est chargée d'étudier.
Et c'est bien cet esprit de Leibniz, que toute perception est
un point de vue non pas vrai ou faux mais plus ou moins distinct et que le
distinct est organisation du confus, qu'on retrouve dans sa vie même.
Leibniz s'intéressera à la science comme à la
théologie, à la philosophie comme au droit, aux
mathématiques comme à l'histoire... Alors qu'une connaissance
a priori est bien plus parfaite, il est nécessaire, de par
notre imperfection, qu'une connaissance a posteriori lui soit
suppléée afin de constituer une science quelconque. Si Leibniz
recherchera bien une caractéristique universelle qui permette une
analyse et une connaissance a priori dans les domaines aussi bien
métaphysique que moral, ce n'est pas une table rase pour une philosophie
nouvelle que Leibniz tente. Bien plus est-il un conciliateur parce que selon
lui « il convient de conjuguer les deux philosophies, et commencer la
nouvelle où finit l'ancienne » (Lettre à
Coring). Leibniz défend donc Aristote face à la
réforme excessive des cartésiens et le mécanisme moderne
contre l'aristotélisme conservateur. Il voit dans tous les courants
philosophiques non pas des erreurs mais des visions qui ont un certain niveau
de confusion mais qui peuvent concourir à une vision plus distinct. Pour
son éclectisme et pour sa volonté de ne rien rejeter mais de tout
intégrer, la démarche de Leibniz nous semble plus à
même d'embrasser l'ensemble du monde et de Dieu, des possibles et des
existants, du particulier et de l`universel, et par conséquent de
participer davantage à notre entreprise de compréhension de la
structure du réel.
C'est également sur la liaison d'une connaissance
spirituelle et intrinsèque du monde et d'une connaissance scientifique
et extrinsèque, que Leibniz se montre un grand conciliateur. Il se
trouve en effet à une époque charnière, la philosophie
nouvelle des cartésiens et autres mécanistes veut se substituer
complètement à l'ancienne et à l'obscurantisme dont sont
taxés les formes antérieures de compréhension du monde
sensible. De la même manière que Descartes se refusait à la
théologie car ce n'est pas l'affaire du scientifique, Newton
élude certaines questions d'ordre métaphysique, ce qui ne
l'empêche pas de construire un système efficace (plus efficace
même que celui de Leibniz) pour établir les lois et prédire
les évènements du monde des phénomènes. Une rupture
s'opère entre science et métaphysique, ce qui fait craindre
à certains que cette nouvelle mécanique nuise à la
piété. En lame de fond on assiste au le glissement des sciences
naturelles vers une science des phénomènes et non des existences
fondamentales. Et c'est tout cela que Leibniz veut sauver, il veut
réconcilier la science avec la piété et la
métaphysique tout en admettant l'efficacité d'une
mécanique pure. Celle-ci permet de saisir les lois de l'action des corps
mais il faut la dépasser pour rendre raison de ces lois elle-même
aussi bien que de cette mécanique. Encore une fois ce n'est pas une
opposition qui doit avoir lieu mais une synthèse. Ainsi Leibniz tentera
de comprendre et d'interpréter métaphysiquement ses propres
découvertes physiques comme mathématiques mais aussi
s'attachera-t-il à vérifier, à l'aune de
l'expérience, ses conclusions métaphysiques et ses raisonnements
a priori. C'est cette intimité, entre sciences empiriques et
métaphysique, que tente de maintenir Leibniz et dont nous nous sommes
considérablement écartés. En effet, si les
dix-septième et dix-huitième siècles furent des
siècles de génies, d'hommes versés dans de nombreux et
variés domaines philosophiques et scientifiques, les vingtième et
vingt-et-unième siècles sont des siècles de
spécialistes, à l'image d'une répartition
économique des tâches. De nos jours les philosophes/scientifiques
ou les scientifiques/philosophes font figure d'exception. Et ce divorce entre
ces deux manières complémentaires de comprendre le monde est
à notre avis un frein pour l'appréhension du réel.
La physique quantique est la seule branche de la physique qui
peut présenter des aspects assez révolutionnaires et
bouleversants pour nourrir un réel et nouveau débat d'ordre
philosophique car il s'agit d'un des seuls domaines de la science moderne qui
pose de réelles questions ontologiques. Percer les secrets de la
matière est souvent le but qu'on lui assigne, quant ce n'est pas tout
simplement dévoiler l'essence des choses. Pourtant certains, dans une
optique positiviste, réduisent son rayon d'action aux seules
modalités opératoires pour tendre à limiter son rôle
à la prévision des évènements microscopiques. Nous
devrons donc analyser ces différents points de vue pour tenter de
dégager dans quelle mesure la physique quantique peut être
considérée comme une description de la réalité.
Aussi il nous faudra analyser son objet afin de déterminer s'il s'agit
de la simple matière, de l'ensemble de la réalité ou
peut-être seulement des modalités de nos processus cognitifs. La
théorie de la Relativité peut également susciter de
très intéressantes réflexions ontologiques et
épistémologiques mais elle n'a en commun avec la théorie
quantique ni son objet ni ses schèmes conceptuels et ne nécessite
donc pas d'être traitée en même temps. Ces deux aspects fort
bouleversants de la physique moderne sont par ailleurs complètement
indépendants l'un de l'autre, c'est-à-dire qu'il est aussi bien
possible de les traiter complètement séparément que
associés sans que cela ne pose le moindre problème
théorique ou expérimental. De plus, les problématiques que
soulève la Relativité sont bien davantage
maîtrisées et bénéficient d'un assez solide
consensus quand à leur interprétation. Celle-ci sera tout de
même évoquée à quelques endroits de notre
étude, car elle participera au débat, sans que son analyse
complète ne soit nécessaire.
Pour le moment il nous est aisé de dégager, par
un rapide survol de la théorie quantique, que son efficacité
prévisionnelle, associée aux polémiques ontologiques et
épistémologiques dont elle est l'objet, nous permet de supposer
que son étude devrait grandement participer à notre dessein. La
rupture que l'on évoque souvent entre la théorie quantique et la
physique classique, de même que les nombreux concepts philosophiques
inédits auxquels elle est liée, peuvent nous laisser à
penser que la microphysique est en mesure de réconcilier la science avec
la quête de la nature des existences fondamentales, et de restaurer la
jonction entre science et métaphysique que tentait de sauvegarder
Leibniz. Du moins il s'agit du dessein avouer de plusieurs des plus grands
génies de la physique moderne ayant participé à
l'élaboration de la théorie quantique. A l'opposé on
trouve de nombreux physiciens qui on pu voir dans cette nouvelle physique la
preuve de l'inéluctable échec de toute entreprise
théorique visant à décrire le réel ontologiquement.
Ce dernier point de vue nous sera tout de même d'une grande
utilité car soit nous nous approprierons certains de ces arguments pour
limiter notre perspective d'une compréhension exacte du réel soit
nous devrons clairement expliquer comment ces arguments ne suffisent pas
à restreindre le champs de notre étude.
Enfin, comme ultime raison qui nous amène à nous
intéresser à la physique quantique, on peut rappeler comment
Leibniz appuie en partie la validité de son système sur
l'adéquation qu'il présente avec les données fournies par
les sciences naturelles et, puisque la physique a considérablement
mutée depuis le dix-huitième siècle, il nous semble
nécessaire de soumettre son système au crible de ces nouvelles
données. Mais avant tout il nous faut entreprendre d'un
côté un exposé du système de Leibniz et de l'autre
celui de la problématique quantique pour avoir en main tous les
éléments permettant une telle confrontation. Ni l'un ni l'autre,
ni même leur synthèse, en tant que simples points de vue, ne
peuvent constituer, selon les principes que nous nous sommes fixés, une
description globale et définitive de la réalité, mais
cette synthèse que nous rechercherons dans un troisième temps
devrait constituer, par là même, un meilleur point de vue et par
conséquent nous rapprocher de notre objectif.
1. Exposé du système leibnizien
1.1. Introduction
Avant d'entreprendre ici un tel exposé, nous devons
mettre en garde le lecteur de ne pas se méprendre en pensant que cet
exposé est une fin en soi. L'objectif que nous nous sommes fixé
n'est ni l'exhaustivité, que nous jugeons inaccessible à nos
capacités et à la taille retenue pour notre étude, ni la
fidélité chronologique, car ce n'est pas un travail historique
que nous envisageons. Si un tel exposé est ici proposé, c'est
qu'il est un moyen à une fin que nous nous sommes proposée. Il
nous permettra de mettre en question par la suite certains aspects de la
pensée leibnizienne, d'envisager sa saisie indépendamment de son
contexte pour enfin avoir à notre disposition les outils
nécessaires à une meilleure compréhension du réel.
Ce n'est donc pas fortuit si certaines parties de la
pensée de Leibniz pourront paraître plus développées
à proportion de leur place dans l'oeuvre même de l'auteur. Bien
que ce soit un mérite du système leibnizien que tous ses
thèmes s'entre-répondent comme les monades entre elles dans
l'harmonie préétablie, le développement qu'en a fait
Leibniz n'est pas exempt de considérations pratiques (ce qui ne les
empêche pas d'être louables). Ainsi la place qu'il accordera au
problème de la connaissance, et notamment des idées
innées, dans les Nouveaux Essais tient au souci de s'opposer
à Locke pour le réconcilier avec Descartes, le premier fondant
son empirisme sur la critique de la théorie erronée des
connaissances innées du second. La Théodicée
témoignera pour sa part de la volonté de Leibniz de
participer à la réunification religieuse, sur fond de schisme et
de monter de l'athéisme, et à la conciliation de la providence et
de la liberté ainsi que de la raison et de la foi, terrains sur lesquels
Bayle déclarait alors forfait. Donc, précisément parce que
notre entreprise n'est pas historique, nous ne respecteront pas exactement les
proportions en vigueur entre les différentes parties de l'oeuvre de
Leibniz. Par contre il sera de notre devoir de n'en omettre aucune et de
maintenir leur interdépendance naturelle car c'est un des piliers d'un
tel système que tout y soit lié harmonieusement. Bien que de
tailles plus réduites, les Discours de métaphysique,
Système nouveau de la nature et de la communication des
substances et Monadologie constitueront, dans cette optique, des
sources beaucoup plus précieuses en tant qu'exposés globaux que
Leibniz fit de son système.
Nous ne respecterons pas non plus exactement la chronologie du
développement de l'oeuvre de Leibniz car, si ce dernier se fixa assez
tôt sur l'essentiel de sa doctrine, son exposition fut soumis aussi bien
à des contraintes historiques que, là encore, à des
impératifs pratiques. Mais le système proprement dit n'est pas
lui-même exempte de chronologie, et c'est celle-ci que nous allons tenter
de suivre. Si cette chronologie n'est pas sans analogie avec celle de
l'exposition historique de l'oeuvre, elle rend plus compte de la méthode
que de la vie de Leibniz. A la manière d'une monade, un système
tend à une plus grande perfection en tentant de rendre mieux compte des
choses et, conformément au principe de continuité, ce n'est pas
par sauts que Leibniz construit un système de plus en plus pertinent
mais par une progression réglée. Chaque étape de la
progression est comme un point de vue différent du même univers,
et toutes ces étapes, correctement organisées et mises en
harmonie doivent concourir à un point de vue plus distinct, à une
perception plus parfaite de l'univers. Cependant Leibniz ne part pas pour cela
d'un seul point de vue, il dispose de deux points de départ principaux
qui devront eux aussi se fondre dans une meilleure vision. Ainsi, c'est par
deux cheminements complémentaires que le philosophe doit accéder
à l'essence des choses, les données a posteriori devant
s'accorder avec les déductions a priori. Le premier cheminement
peut-être dit extrinsèque et correspond à la vision
physique que Leibniz a lorsqu'il regarde le monde d'un oeil extérieur et
qu'il endosse ses attributs de scientifique empirique. Le second est une vision
intrinsèque, plus profonde, où Leibniz part de l'âme, des
notions essentielles et des vérités éternelles pour en
déduire, en métaphysicien rigoureux, tout ce qu'il en est
possible. Ces deux cheminements constitueront donc les deux premières
parties de notre exposition, car il nous faut, pour rendre justice au
système, montrer les différentes manières de le prouver.
Mais leur ordre d'exposition ne devra pas laisser penser à un quelconque
ordre chronologique correspondant à l'histoire de la pensée
leibnizienne, il s'agit d'un ordre formel qui n'est en vigueur que pour la
clarté de notre exposé car Leibniz empruntera de manière
combinée et alternée ces deux voies dans sa progression. Comme
nous venons de le dire, ces deux optiques, pour que le système conserve
sa cohérence, doivent cependant se dissoudre dans une exposition finale
du système qui doit, seule, exprimer l'univers avec un maximum de
perfection, bien que, de la même manière qu'on rend compte d'une
perception par la perception antérieure, les deux cheminements soient
nécessaires pour rendre raison du système dans son entier. Cette
vision plus globale sera l'objet de notre troisième et dernière
partie et se révélera la plus nécessaire et la plus
fructueuse pour la suite de notre étude.
1.2. Cheminement extrinsèque
C'est parce que l'esprit a coutume de comprendre le
réel en commençant par une saisie de l'extérieur pour
ensuite tenter une approche plus profonde que nous commençons notre
exposition par le cheminement extrinsèque de Leibniz. Mais, nous l'avons
déjà dit, il ne s'agit pas de l'ordre chronologiquement suivi par
l'auteur ; c'est pourquoi ce cheminement, s'il a une logique interne qui
tient a induire des vérités de fait à partir de
raisonnement a posteriori, ne sera pas exempt de recours à la
métaphysique et aux vérités nécessaires. Car il est
essentiel, pour Leibniz du moins, afin d'accéder à une
connaissance rigoureuse et empirique, de poser des principes qui devront quand
à eux avoir une source a priori. De plus le cheminement qui
nous occupe ici se définit bien davantage par son point de
départ, une vision extérieure du monde où le sujet est
abstrait dans une considération qui tend à l'objectivité,
que par une méthode spécifique.
Ce cheminement extrinsèque commencera par l'exposition
de la critique leibnizienne des physiques concurrentes qui sont en vogue au
dix-septième siècle, exposition qui demandera un rapide rappel de
ces mêmes théories physiques. S'ensuivra l'étude de la
physique proprement leibnizienne qui décrira aussi bien les points sur
les quelles Leibniz est mécaniste, les points de mécanique
où il apporte quelques corrections et enfin les points où il
s'inscrit davantage en faux contre le mécanisme. Enfin nous analyserons
le cas particulier du statut de l'âme en physique, problème qui
sera mis en relation avec celui de la vie en général ; sur
ces questions nous pourrons alors voir l'originalité de Leibniz aussi
bien que la supériorité de ses solutions.
1.2.1. Critique de la mécanique cartésienne et
de l'atomisme
Révolution mécaniste
Après avoir été partisan de la
scolastique dés sa jeunesse après une précoce lecture des
Anciens, Leibniz adhère rapidement au courant mécaniste qui a
tant de succès au dix-septième siècle et dont Descartes
deviendra rapidement la figure emblématique. Il s'en explique ainsi
dans le Système nouveau de la nature : « j'avais
pénétré bien avant dans le pays des scolastiques, lorsque
les Mathématiques et les Auteurs modernes m'en firent sortir encore bien
jeune ».
C'est une nouvelle manière d'étudier la nature,
une nouvelle physique qui se forme avec notamment Galilée, un des
premiers partisans d'un modèle mathématique concernant la
prédiction des phénomènes, et Bacon, qui prônera une
méthode essentiellement expérimentale et inductive doublée
d'un certain mécanisme. Et ce sont bien les scolastiques et Aristote qui
souffrent le plus de critiques au cours de cette révolution,
révolution qui conduira à terme à bannir les formes et les
facultés qu'utilisaient les scolastiques pour expliquer les
phénomènes. Qualités occultes, notions inintelligibles
s'il en est, qui expliquent tout acte par sa puissance correspondante, et
Descartes fera voir leur stérilité pour toute science
véritable.
Le système de Descartes fait tous les corps durs et ne
suppose qu'une matière, la masse étendue ; de même le
vide y est impossible et donc l'étendue est partout. On assiste alors
à une généralisation de la méthode
mathématique qui suppose une raison quantitative derrière tout
phénomène qualitatif. Pour Descartes tout phénomène
est en réalité un mouvement d'une partie d'étendue, toute
modification apparemment qualitative d'un corps correspond en
réalité à un mouvement de parties invisibles à
l'oeil nu. Le corps, alors, peut être dénué de toute
faculté et réduit à une portion d'étendue
délimitée par une figure. Il est établi alors, comme
principe de l'action des corps, pour refuser ainsi toute forme de
création aux objets du monde créé, la loi de la
conservation du mouvement dans le monde. Les sept lois des chocs, que Descartes
forme pour préciser cette loi, n'ont rien d'empirique et consistent dans
des déductions a priori à partir de ces principes. Et
Descartes proposera des explications, pour tous les phénomènes
observables, par ces principes, c'est-à-dire par des mouvements de
corpuscules plus petits et par leur figure particulière. D'où le
terme de mécanique, toute la création divine est pensée
par Descartes à l'image des mécanismes simples qu'est capable de
concevoir la main humaine, bien que la différence soit radicale entre
ces deux types de mécanismes car l'essentiel des artifices divins est
hors de l'échelle humaine et donc hors de notre compréhension.
Cette vision mécaniste de la nature conduit Descartes à
éjecter complètement les causes finales de la physique en posant
l'indifférence totale de la matière à l'égard de
toutes ses formes potentielles. Cela correspond à la vision
cartésienne d'un Dieu arbitraire, dont la volonté ne se soumet
à aucune règle et établi les lois de la nature, comme le
bien, selon une liberté d'indifférence.
Si la doctrine cartésienne rencontre un courroux
institutionnel en France et se voit même parfois taxée de propice
à l'impiété, Descartes connaîtra une forte
popularité après sa mort dans le monde scientifique et
philosophique européen. Cependant, alors que Descartes proposait des
principes qui devaient permettre une science des expériences saine et
mathématique, les cartésiens, pour l'essentiel, se contentent de
travailler sa réflexion sur les principes, à l'image du
maître mais à l'opposé, presque, de la
postérité qu'il escomptait. Il faut dire que, étant
donnés la masse de critiques que son système doit subir, de la
part des péripatéticiens comme des théologiens divers,
Descartes a alors besoin de ses nombreux disciples pour défendre ses
principes.
La conclusion essentielle que les cartésiens, et
surtout Malebranche, tirent de l'oeuvre de leur maître, conclusion que
l'on pouvait déjà voir comme implicite dans les principes de
Descartes, c'est le célèbre principe des causes
occasionnelles. Ce dernier veut que la seule véritable cause
efficiente dans le monde soit Dieu car, comme l'étendue, dans laquelle
le cartésianisme met l'essence du corps, ne comprend pas la force
motrice, c'est Dieu qui doit perpétuellement assurer cette transmission
du mouvement. Certes Descartes attribuait déjà à la
puissance de Dieu la subsistance du monde et l'immuabilité de ses lois,
mais les cartésiens prennent alors pleinement conscience que
l'association du mouvement à l'étendue n'a rien d'intelligible.
Admettre une transmission inintelligible du mouvement d'un corps à un
autre signifierait revenir aux qualités occultes que le
cartésianisme est censé avoir bannies. Lorsqu'un corps est dit
agir sur un autre, c'est effectivement Dieu qui est la cause réel de ce
mouvement alors le corps agissant est seulement dit cause occasionnelle du
mouvement. Non seulement cette théorie des causes occasionnelles sera
également utilisée pour expliquer les changements dans
l'âme mais elle s'avèrera encore plus nécessaire pour
expliquer l'union de l'âme et du corps, thème sur lequel Descartes
s'était exposé à de grandes difficultés. Ainsi
est-ce Dieu qui produit les mouvements du corps aux occasions des
volontés de l'âme et les affections de celle-ci aux occasions des
mouvements du corps. La principale conséquence d'une telle doctrine, et
conséquence indirecte donc du système cartésien, c'est un
déterminisme total dans la nature, basé sur la toute puissance de
Dieu et qui nie la liberté que Descartes avait vainement tenter de
sauvegarder dans son système.
Limites du mécanisme
Leibniz adhère donc dans une certaine mesure à
la réforme mécaniste, accordant que les phénomènes
particuliers peuvent être efficacement expliqués et prévus
par les considérations de l'étendue, du plein, de la figure et
des seules causes efficientes. De même s'accordera-t-il au rejet
cartésien des qualités occultes scolastiques qui n'expliquent
rien. Mais, à terme, rares seront les éléments du
mécanisme qui ne subiront la critique leibnizienne. Malgré le
fait que son attention puisse être passée des scolastiques aux
modernes, tant les seconds ont bien su montrer les erreurs des premiers,
Leibniz reste aristotélicien de coeur et c'est pourquoi il ne supporte
guère les procès injustes que fait la nouvelle philosophie au
péripatétisme. Sur certains points, sur les lois du mouvement par
exemple, la critique leibnizienne prend la forme de corrections restant dans
une optique mécaniste mais même dans ces cas là, Leibniz
saura en tirer des conclusions métaphysiques sur les limites du
mécanisme. En d'autres occasions Leibniz défend Aristote en le
distinguant nettement des erreurs qu'en ont tirées les scolastiques,
erreurs sur lesquelles s'inscrivent en faux les auteurs modernes. Ainsi Leibniz
peut-il opérer certains rapprochements entre anciens et modernes qui
relativisent nettement l'ampleur de la réforme mécaniste, par
exemple Leibniz rappellera l'importance de la méthode
mathématique chez Aristote et la conception géométrique
qu'il donne à la forme.
Mais c'est dans une grande part en mécaniste que
Leibniz formule ses critiques les plus décisives. Ainsi Leibniz, par la
seule mise en relation des lois du mouvement de Galilée et de Descartes,
montre comment la loi de conservation du mouvement que le second énonce
est erronée. Alors que Descartes pensait que devait se conserver le
produit de la masse par la vitesse (mv), c'est-à-dire la
quantité de mouvement, Leibniz pense prouver que c'est le produit de la
masse par le carré de la vitesse (mv²), ou quantité
de force, qui se conserve. Si la loi de Leibniz est fausse, la distinction
qu'il opère entre mouvement et force est fondée et cela ne remet
donc pas en cause les conséquences métaphysiques qu'il tirera,
non pas de cette loi, mais de cette distinction. Et cette force, distincte du
seul mouvement géométrique, ne peut, selon Leibniz, consister
dans la seule étendue et il en profite donc pour évoquer la
nécessité d'un principe substantiel pour expliquer la
matière et son changement.
Autre notion mécanique qui sera d'une importante
portée philosophique, la loi de conservation de la direction ; dans le
système cartésien, avec la loi de conservation du mouvement et
les sept lois des chocs, la direction est indifférente et Descartes s'en
servira alors pour expliquer l'action des âmes dans le monde des corps
car il est impossible qu'elle crée du mouvement. Leibniz montre donc
qu'elles ne peuvent pas non plus changer la direction du mouvement car celle-ci
obéit également à une loi de conservation inviolable. Non
seulement la mécanique cartésienne est erronée et
incomplète, mais ces erreurs ont des conséquences
métaphysiques qui justifient les réflexions leibniziennes sur les
substances et sur leur communication.
De même, Leibniz retournera un argument, commun chez les
cartésiens pour prouver que l'essence du corps est dans la seule
étendue, celui de l'inertie naturelle des corps. En effet, dans
la mécanique cartésienne, le corps est indifférent au
repos ou au mouvement, un corps peut-être dit en mouvement en comparaison
d'un autre au repos ou vice-versa mais ni le repos ni le mouvement n'est
considéré comme absolu. A première vue donc l'inertie
confirme la thèse cartésienne car elle signifie que sans
perturbation extrinsèque un corps au repos reste au repos et un corps en
mouvement reste en mouvement. Mais Leibniz fait remarquer, dans une lettre
publiée en 1691, que le principe d'inertie joue contre les
cartésiens quand à la question du passage du repos au mouvement
ou du mouvement au repos. En effet, l'expérience nous montre qu'un corps
est plus difficile à mettre en mouvement à mesure de sa grandeur,
qu'un corps qui en rencontre un autre plus petit, contrairement aux lois des
chocs de Descartes, ne l'emportera avec lui qu'en perdant de sa vitesse. Si le
corps ne consistait qu'en sa figure géométrique et que le
changement n'était qu'une translation géométrique,
l'étendue, aussi grande soit-elle, obéirait à ce
changement dans une complète indifférence. Mais l'inertie nous
montre bien que le corps résiste au mouvement, à mesure de sa
grandeur. Leibniz fait alors remarquer que l'étendue
géométrique ne possède rien qui puisse correspondre
à une résistance naturelle, cela lui permet d'exprimer encore,
par une nouvelle voie, la nécessité d'introduire quelque chose de
substantiel dans l'étendue.
Aussi, en reprenant la rigueur logique dont faisaient preuve
les Anciens et qu'il cultive lui-même, Leibniz fait usage d'un certain
art démonstratif pour montrer l'incomplétude de la théorie
mécaniste. L'étendue en effet, ne peut constituer l'essence
première du corps car étendue signifie répétition
de quelque chose et, pour que l'on puisse construire un raisonnement
cohérent, ce quelque chose doit être autre chose que
l'étendue elle-même. « La multitude ne pouvant avoir sa
réalité que des unités véritables qui
viennent d'ailleurs et sont autre chose que les points mathématiques qui
ne sont que des extrémités de l'étendue et des
modifications dont il est constant, que le continuum ne saurait être
composé » (Système nouveau de la nature).
Pour ce qui est de la seule mécanique appliquée
aux phénomènes particuliers, Leibniz montrera une autre
réticence sur une question méthodologique cette fois. Ainsi il
soutiendra que l'usage des causes finales n'est non seulement pas à
bannir de la physique mais qu'elle y a une certaine utilité. Il
critiquera notamment Descartes, qui a donné une formulation des lois de
la réfraction en optique selon les causes efficiente bien que, selon
Leibniz, non seulement il ne les a pas découverte lui-même -c'est
Snellius qui a découvert ces lois par la considération des
finales- mais ne les aurait sûrement jamais découvertes par
l'usage des seules causes efficientes. Car « l'effet doit être
expliqué par la connaissance de la cause, laquelle étant
intelligente, on doit joindre la considération des fins qu'elle a eue
aux instruments dont elle s'est servie » (De la philosophie
cartésienne). Leibniz se fait là platonicien et il traduit
à l'occasion du Discours de métaphysique un passage du
Phédon de Platon où Socrate critique ceux qui,
après avoir admis un « être intelligent (...) cause
de toutes choses », ne se servent que de la considération de
la matière brut pour expliquer les phénomènes.
Toutes ces critiques ne sont pas pour autant gratuites, elles
sont toute entièrement destinées à montrer comment les
principes de la mécanique supposent quelque chose de métaphysique
et, bien plus, que la métaphysique et des éléments
substantiels sont même nécessaires pour rendre raison de ces
principes. Aussi, par la simple loi mécanique de conservation de la
direction, Leibniz rouvre le problème métaphysique de la
liberté et du déterminisme, problème que Descartes avait
bien maladroitement clos.
Critique de l'idée de vide et de celle des atomes
de matière
A côté de ce courant mécaniste
géométrique qui finira par s'incarner, pour Leibniz du moins, en
Descartes, on trouve la vogue atomiste qui, si elle est aussi emprunte d'un
certain mécanisme, offre une vision radicalement différente de la
nature du monde matériel. Leibniz montrera quelque sympathie pour
l'atomisme « car c'est ce qui remplit le mieux
l'imagination » (Système nouveau de la nature) mais
il l'abandonnera rapidement.
Le dix-septième siècle verra plusieurs
atomismes, de différentes sources antiques, se développer pour
proposer des théories physiques dépassant là encore les
modèles scolastiques aristotéliciens ; en effet, nombre
d'atomistes s'inscriront en faux contre Aristote. C'est Gassendi qui construira
l'atomisme qui connaîtra la meilleure prospérité, il
parvient à offrir une certaine concurrence à Descartes,
étant quasiment le seul à proposer un atomisme qui ait une
explication mécaniste du mouvement des atomes. Certes, cette
théorie est en tout point opposée à la mécanique
cartésienne, elle suppose une vitesse -non nulle, constante et
individuelle à chaque atome- imprimée par Dieu à la
création, ce qui change lors de la rencontre de deux atomes étant
leur direction. Cependant, Gassendi et Descartes, défendant des visions
de l'âme pourtant différentes, le premier étant sensualiste
et le second innéiste, construiront une spiritualité
développant la même faiblesse, une spiritualité
superposée, après coup presque, à une théorie de la
matière.
La critique leibnizienne porte sur deux points essentiels de
l'atomisme : l'atome lui-même et le vide dans lequel les atomes sont
censés évoluer. L'atome de matière indivisible est
inconcevable selon Leibniz car, étant tout de même corpusculaire,
il doit bien être étendu et par conséquent divisible en
parties, ne serait-ce que géométriquement. « Les
Atomes de matière sont contraires à la raison :
outre qu'ils sont encore composés de parties, puisque l'attachement
invincible d'une partie à l'autre (...) ne détruirait point leur
diversité » (Système nouveau de la nature). Il
utilise ici le même argument logique que précédemment sur
la nature de l'étendue : ce n'est que répétition de
quelque chose et donc l'atome corpusculaire doit lui aussi être
composé d'entités plus petites ; il ne peut alors pas
prétendre au statut de substance ou d'élément dernier des
choses.
De même le vide n'est admissible que dans une physique
des corps durs alors que Leibniz croit davantage dans les corps fluides. En
effet il imagine que les corps durs que l'on peut observer évoluent dans
un fluide plus subtil, mais que ce fluide est composé d'autres corps
durs évoluant eux aussi dans un fluide encore plus subtil et ainsi de
suite à l'infini ; on peut donc observer des corps durs mais la
fluidité est originale. On est confronté à un
problème qui n'est pas sans analogie avec celui de la quadrature en
géométrie et de la méthode d'exhaustion d'Archimède
où, pour supprimer le vide entre deux figures, il faut
répéter infiniment la même opération de quadrature.
C'est donc par la division actuelle à l'infini de l'étendue que
le vide peut être dit impossible, et ce n'est pas un hasard, bien qu'il
n'en ait fait guère usage dans sa physique, si Leibniz invente le calcul
infinitésimal qui doit permettre le calcul intégral
équivalent à la quadrature d'un courbe.
Contre le vide, Leibniz emprunte également une
objection à Descartes tirée de la perfection divine et qu'il lie
à son principe de raison suffisante. Il faut nécessairement une
raison pour qu'il ne soit rien plutôt que quelque chose et cela rentre en
conflit avec l'aspect infini et illimité de Dieu car il n'y a aucune
borne à sa puissance et à sa générosité qui
l'empêche de mettre de l'être partout. « De plus il rompt
le commerce des corps, ainsi que ce conflit mutuel de tous avec
tous » (Echantillon de découvertes sur les secrets
admirables de la nature). Par cette dernière critique du vide,
Leibniz fait remarquer qu'accessoirement ce dernier empêcherai que
« toute portion de la matière [soit] agitée des
mouvements de l'univers entier », notion impliquée par la
conservation de la force. S'il n'y a rien entre deux corpuscules, il n'y a pas
non plus de relation quelconque.
Ainsi, dans sa quête d'unités véritables
et des principes premiers des choses, Leibniz en viendra à nier aussi
bien à la seule étendue qu'à des atomes corpusculaires le
statut de substance. C'est que tout réduire à la
géométrie fait reposer les corps sur des points
mathématiques exacts mais inexistants, tandis que les atomes
corpusculaires, s'ils ont plus de réalités, sont inexacts
précisément parce qu'ils sont encore étendus.
1.2.2. Physique et dynamique leibnizienne
Relativité du temps et de l'espace, du mouvement et
de l'étendue
C'est par la combinaison du principe des indiscernables et de
celui de raison suffisante que Leibniz conclut à
l'irréalité fondamentale du temps et de l'espace. En effet, une
portion d'espace ou de temps, indépendamment des
phénomènes dont elle est le cadre, ne peut en aucun cas se
distinguer d'une autre qualitativement. Il est alors impossible d'expliquer
pourquoi Dieu a placé une substance en tel lieu et non en tel autre, ou
pourquoi il a mis le monde dans un sens ou dans un autre. Pour éviter de
tomber dans de telles difficultés, il faut refuser à l'espace et
au temps toute substantialité pour n'en faire qu'un certain ordre des
substances qui tient à leur organisation et à leur
communauté. L'espace devient l'ordre des coexistences possibles et le
temps l'ordre des possibilités inconstantes.
En posant l'inexistence, en soi, de l'espace, Leibniz redouble
par la même occasion son argument de l'impossibilité du vide. S'il
n'y a que des substances et leur ordre, le vide ne peut y avoir de place. Cette
non substantialité de l'espace préfigure également cette
réalité immatérielle, infinitésimale, plus
fondamentale, qui n'obéit pas aux lois de la mécanique et qui ne
peut se soumettre à une description géométrique. L'espace
n'est qu'en tant que plusieurs substances coexistent car une substance seule
est inétendue et il faut d'ailleurs une infinité de substances
pour faire la moindre portion d'espace. On voit comment Leibniz identifie
subtilement espace et étendue pour en déduire
l'impossibilité du vide et la non substantialité de
l'étendue. En effet si l'essence du corps résidait dans la seule
étendue et que celle-ci ne possédait que des
propriétés géométriques, comme la
géométrie ne nous donne aucune règle pour distinguer le
plein du vide, dans l'espace conçu comme une substance une portion de
celui-ci pourrait être indifféremment une portion de plein et une
portion de vide. Car sans la considération du mouvement, un corps au
repos est identifiable à un espace vide car il possède exactement
les mêmes propriétés géométriques. Le plein
au repos doit alors être présupposé et un espace sans corps
devient donc parfaitement inconcevable. Pour sa part Leibniz identifie espace
et étendue mais ne fait ni de l'un ni de l'autre une substance mais
suppose des substances comme composantes de cette étendue ; et ces
substances, parce qu'elles sont quelque chose de plus que ce que nous donne la
géométrie, permettent une efficace distinction entre le vide et
le plein. La preuve qu'avance Leibniz pour affirmer la relativité de
l'espace devient exactement la même que celle qu'il avance concernant
l'étendue, il est impossible de faire reposer l'un sur l'autre et la
conception leibnizienne de la substance trouve ici une de ses plus fortes
justifications. On ne peut fonder rien de réel sur des choses
étendues et divisibles, seuls des points de substance peuvent constituer
les éléments derniers des choses et du plein.
Le non-substantialité du temps entre pour sa part dans
un intime commerce avec le problème du mouvement. Leibniz ressuscite ici
implicitement le vieux paradoxe de Zénon : s'il n'y a que des corps
étendus, leur situation spatiale et leur changement dans le temps,
puisque seul l'instant peut-être dit réel, le mouvement n'existe
pas. « Le mouvement est une chose successive, laquelle par
conséquent n'existe jamais, non plus que le temps, parce que toutes ses
parties n'existent jamais ensemble » (Lettre à
Pellisson). La conception cartésienne du mouvement local a en effet
prêté bien maladroitement son flanc à une critique de ce
genre car puisque Descartes fait reposer toute forme d'action dans le monde
matériel sur sa loi de conservation du mouvement tout son système
mécanique est mis en danger par ce paradoxe sur l'inexistence du
mouvement. La faille du mouvement cartésien est simple : si le
monde des corps ne connaît que étendue et figure et que le
mouvement n'est un changement de lieu, ce changement ne peut plus reposer que
sur la multiplication des instants ; à chaque instant pris
indépendamment il n'y a donc pas vraiment de mouvement. Mais Descartes
conçoit une vision arithmétique du mouvement, qui se conserve un
pour un. Leibniz, par la distinction du mouvement d'avec la force et par la
seule conservation de celle-ci, construit une conception dynamique du
changement et de l'action mécanique. Il met dans le corps des
conatus, une tendance au mouvement pour chaque point (minimum d'espace
et minimum de temps), qui est présente à chaque instant et qui
est quelque chose de l'instant ; le conatus est au mouvement ce
que le point est à la courbe. En rajoutant dans le corps cet
élément aux seules données de l'espace et de la figure,
Leibniz sauvegarde le mouvement tout en rendant compte de manière
intelligible de la conservation non pas du mouvement mais de la force. Mais ce
conatus ne peut pas être rigoureusement attribué à
un corpuscule car, en tant qu'étendu, ce dernier est relatif, cette
notion implique elle aussi, mais par une voie encore nouvelle, quelque chose de
plus fondamental et de non étendu pour rendre raison de
l'étendue.
Leibniz, en établissant ainsi la non
substantialité de l'espace et du temps, porte un coup décisif
à la vision cartésienne du mécanisme et de la substance.
Si cette vision garde une certaine efficacité en termes pratiques, elle
n'est pas soutenable comme ontologie car elle ne supporte pas une analyse
rigoureuse. Et cette réflexion leibnizienne sur le cadre spatio-temporel
est également d'une importance capitale pour l'ensemble du
système car ce qui se joue ici c'est l'impossibilité de faire
reposer la substance sur des principes matériels, que ce soit
l'étendue substance de Descartes ou des atomes de matière. On
entrevoit, dans la notion leibnizienne d'espace, une conception tout
immatérielle de l'essence des choses, une conception antérieure
à la géométrie, ce qui exclut la compréhension de
cette essence des choses à la seule mécanique. Quand à la
notion de temps et de conatus que Leibniz tire de cette
réflexion, on peut y voir la substance comme dotée d'un
conatus et qui donc n'est plus seulement média pour le
mouvement mais aussi, dans l'instant, tendance au mouvement ou source du
mouvement.
Principes de l'action des corps
Comme nous l'avons déjà vu, Leibniz effectue une
correction de taille, que même Malebranche acceptera, sur une question
purement mécanique, à savoir la non conservation du mouvement
mais plutôt celle de la force. Cette simple correction a de plus une
portée philosophique que Leibniz ne manque pas de constater et
d'exploiter. Il s'en sert notamment à la proposition XVIII du
Discours de métaphysique pour prouver que les fondements de la
mécanique ne peuvent se trouver dans la seule géométrie.
Il l'évoque succinctement dans le Système nouveau de la
nature sur le sujet des formes substantielles et dans un
éclaircissement pour prouver la supériorité de son
Harmonie préétablie sur la vision cartésienne de l'union
de l'âme et du corps. Enfin, dans la Monadologie à la
proposition quatre vingt, il affirme même que cette loi de conservation
de la force doit amener directement à la l'hypothèse de
l'Harmonie préétablie. C'est que le mouvement au sens
cartésien est une simple notion géométrique basée
sur le temps, elle peut donc se contenter d'une explication mathématique
et cinématique malgré la question de son inexistence
soulevée précédemment. Mais la force est plus que le
changement de lieu d'une portion d'étendue, elle demande plus que les
notions d'espace et de temps. Ainsi la dynamique de Leibniz, dans son optique
pratique, rajoutera aux corps des propriétés
supplémentaires à celles de l'étendue et de la figure.
Le conatus, que nous avons déjà
évoqué et que Leibniz emprunte à Hobbes, est le minimum de
mouvement qui s'applique à un point, identique à la
dérivée d'une courbe. Cette notion est complètement dans
l'esprit du calcul infinitésimal naissant car elle conçoit le
point, dans l'espace comme une étendue plus petite que toute
étendue donnée, et dans le temps comme une durée plus
petite que toute durée donnée. Puisque l'étendue est
relative et divisible, le mouvement qu'on donne à un corps doit
être divisible de la même manière que ce dernier ; et
puisque que pour Leibniz, l'étendue est bien plus divisée
actuellement à l'infini, le mouvement doit l'être
également et donc « le mouvement présent d'un corps
naît de la composition des conatus
précédents » (Lettre à Arnauld). En
effet le corps est phénoménal, issu de notre perception
singulière et somme de points de perception davantage réels, donc
son mouvement est lui aussi phénoménal et moins réel que
les conatus individuels de chaque point dont le mouvement d'un corps
est la somme. Ce point de mouvement qu'est le conatus sera beaucoup
plus approprié et plus stable pour recevoir la force car celle-ci ne
s'attribue pas indifféremment comme les cartésiens attribuent le
mouvement et le repos de manière relative au corps de
référence.
La conception arithmétique du mouvement
cartésienne considère donc l'étendue comme
indifférente au mouvement et au repos car ces deux notions
dépendent du corps de référence. Un corps au repos, aussi
grand soit-il, devrait, selon ces principes, se laisser pleinement emporter par
n'importe quel corps le percutant car rien alors ne l'enclin à rester au
repos. Pourtant, avec sûrement le dessein de concilier la loi de
conservation de la quantité de mouvement avec les expériences,
Descartes, parmi les lois du choc qu'il dérive de cette conservation du
mouvement, en énonce une qui veut qu'un corps plus petit entrant en
contact avec un plus grand au repos rebondit d'une manière
déterminée. Mais Leibniz montre que ce principe ne souffre aucune
continuité avec les autres principes du mouvement cartésien de
sorte qu'entre le choc de deux corps de même grandeur et celui de deux
corps de grandeurs variant d'une quantité plus petite que toute
quantité donnée (une quantité infinitésimale) il y
a une différence qui rompt le principe de continuité. Par
l'inertie naturelle des corps, que l'on constate empiriquement, il a
pourtant toujours résistance et que même un corps plus petit
percuté par un corps plus grand fera perdre au second une partie de sa
vitesse. Le corps n'est plus indifférent au repos et au mouvement :
on pourrait plutôt dire qu'il tend au repos. Mais cela n'est pas tout
à fait fidèle à Leibniz car, par sa conception
infinitésimale des choses liée au principe de continuité,
il voit le repos comme un mouvement imperceptible, plus petit que tout
mouvement que nous pouvons donner. Ainsi l'inertie est entièrement
compatible avec la dynamique leibnizienne, mieux elle l'implique, car elle
suppose une élasticité au corps qui n'est pas transmissible, qui
lui est propre et qui est principe du mouvement.
La matière n'est pas neutre comme le pensent les
cartésiens, même eux lui accorde l'antitypie qui est
l'impénétrabilité et l'extension qui est la
tendance à l'étendue. Ces deux notions sont le fondement de la
résistance que l'on observe dans tout corps. Elle devient
élasticité à mesure que le corps devient un peu
plus organisé car la résistance qui s'opère entre les
différentes parties d'un corps entraîne sa réaction lorsque
celui-ci est sollicité. C'est que le corps n'est pas mobile mais il est
toujours animé d'un certain mouvement ou du moins a-t-il toujours une
tendance au mouvement qui est la stricte somme des conatus des
substances qui le composent. Ce qui peut alors donner du repos, ou plutôt
l'illusion du repos, c'est que les corps s'entre empêchent ; mais
aucun corps, s'il peut perdre son mouvement, ne perd sa force, celle-ci peut
seulement devenir potentielle. Et là encore il faut être
rigoureux : tout corps a actuellement un certain mouvement aussi
imperceptible soit-il car il ne saurait être totalement empêcher
(ou il n'existerait alors tout simplement pas), et il n'applique non plus
jamais pleinement sa force car il faudrait qu'il soit seul au monde puisque
tout corps, aussi petit soit-il, l'empêcherait d'appliquer sa force dans
une mesure certes tout aussi petite.
Cette vision de l'action des corps permet de rendre pleinement
compte de la résistance et de l'élasticité qu'on leur
observe tout en assurant à Leibniz une voie dégagée pour
formuler sa théorie des substances et de leur commerce. Outres à
formuler des lois sur le fonctionnement de la nature plus précises et
plus véridiques, ces considérations sur l'essence du mouvement et
de la matière amènent également à la question de la
substance car Leibniz a besoin, pour sa dynamique, contrairement à
Descartes pour sa mécanique, d'unités véritables qui
puissent constituer les éléments derniers des choses.
Réhabilitation des formes substantielles
La forme substantielle, dans les traditions
aristotélicienne et scolastique, constitue l'essence d'un corps en cela
qu'elle est un passage entre matière première et matière
seconde. Alors que la première constitue la matière non
formée, c'est-à-dire qui n'est à proprement pas encore
parler existante, la seconde s'est vue rajoutée une forme qui la
détermine et qui lui permet d'exister par l'individuation. On assiste
par la forme au passage de la pure matière à un corps
déterminé, à un corps substance, et cette forme donne au
corps ses qualités intrinsèques. Le mouvement est lui aussi
qualitatif, déterminé par l'essence du corps, par sa forme.
Dans la vision mécaniste de Descartes où il n'y
a que l'étendue et la quantité, toute qualité ou forme
doit posséder une traduction quantitative et géométrique.
De la même manière que les causes finales sont à expulser
hors de la physique, les arguments formels ne doivent pas servir tel quels
à l'explication des phénomènes, ils doivent se
réduire en notions distinctes, qui sont pour Descartes l'étendue
et sa figure. Et le mouvement est donc conçu différemment, il
n'est plus qu'un changement de lieu, ni naturel ni violent, ou plutôt
toujours les deux, qui tient à une communication réglée
par de stricts règles mathématiques indépendantes des
corps eux-mêmes. La rupture est radicale car alors que pour Aristote le
mouvement est déterminé par la forme, Descartes fait
découler la forme d'un corps du mouvement de ses parties.
La négation cartésienne des formes
substantielles tient au dualisme qu'il instaure. La pensée et la
matière sont deux substances complètement distinctes qui doivent,
selon Descartes, pour être bien comprises, considérées
chacune à part, l'une ne pouvant être expliquée par quelque
chose de l'autre. Ainsi y a-t-il les qualités premières,
grandeur, figure et mouvement, qui appartiennent en propre à la
matière et dont la compréhension permet sa réelle
connaissance, et les qualités secondes, ou qualités sensibles,
qui ne sont pas dans les choses mais seulement dans notre esprit et qui sont
donc quelque chose de notre esprit. Pour un cartésien l'usage des formes
et de la finalité dans le monde des corps est un usage illégitime
qui correspond à une introduction inappropriée du spirituel dans
le matériel.
Leibniz en appelle de bonne heure à la
réhabilitation des formes substantielles pour résoudre les
problèmes qu'il soulève quand à la nature du mouvement et
de sa communication. A la critique de la vision cartésienne de la
matière comme résidant dans la seule étendue correspondra
une remise en cause du procès que fit Descartes aux formes
substantielles au nom de cette vision. Leibniz montre en effet par plusieurs
voies que l'étendue ne peut constituer l'essence des choses mais que des
unités véritables doivent constituer le continu. De même,
la force que Leibniz isole dans les corps comme quelque chose de plus que
l'étendue, n'est pas, comme nous l'avons vu, quelque chose qui se
transmet de corps en corps à la manière du mouvement de
Descartes. Elle exprime bien plus une spontanéité de la part de
la matière et cette spontanéité, s'il est possible de
l'observer à l'échelle des corps sensibles par la
résistance et l'élasticité dont ils témoignent, sa
réalité est davantage à chercher dans les conatus
individuels qui correspondent à ces unités véritables.
Nous avons donc des unités inétendues et
dotées d'une tendance au mouvement, d'une spontanéité. De
la même manière que Aristote parlait de la forme substantielle
comme de l'âme du corps par analogie avec notre âme et notre corps,
Leibniz, quand il cherche la nature d'une telle unité source de ses
actions et indivisible, ne peut manquer de reproduire le même
schéma et de faire de ces points des âmes ou esprits. Il semble en
effet « que leur nature consiste dans la force et que cela s'ensuit
quelque chose d'analogique au sentiment et à l'appétit ; et
qu'ainsi il fallait les concevoir à l'imitation de la notion que nous
avons des âmes » (Système nouveau de la
nature). Car puisque la notion cartésienne d'une étendue
indifférente au mouvement est erronée mais que bien plus les
corps possèdent une tendance propre qui apparaît même dans
les lois de la nature que la mécanique peut déceler, les notions
d'action et de passion doivent avoir quelque fondement. Et si
toutes les substances sont susceptibles d'action c'est qu'elles doivent bien
toutes avoir quelque chose d'une âme. Plus radicalement les unités
dernières des corps ont une tendance à l'action qui n'est jamais
une puissance nue mais jamais non plus un acte parfaitement accompli,
d'où l'analogie avec l'appétit, par conséquent les causes
efficientes ne peuvent pleinement les expliquer car quelque chose de la
finalité et de la rétention doit se trouver dans les substances.
En effet le conatus est dans l'instant et le mouvement dans l'instant
n'existe pas, c'est donc qu'il représente, pour ainsi dire, un mouvement
prévu, conséquence du mouvement
passé ; il n'est jamais accompli mais il est toujours
déjà commencé. Ces entéléchies
premières sont donc des forces primitives qui consistent
en une activité originale distincte aussi bien de l'acte que de la
puissance.
Leibniz diffère d'Aristote en libérant les
formes des corps car ces derniers ne sont pas des substances, il s'agit de les
rendre intelligibles en séparant « l'usage qu'on doit en
faire de l'usage qu'on en a fait » (Système nouveau de la
nature). Dans l'explication des phénomènes particuliers de
la nature elles n'ont pas à intervenir puisque la considération
des unités dernières de la nature n'est ni utile ni
nécessaire et que le commerce des corps peut s'expliquer par les seules
lois de la mécanique et des causes efficientes. Mais l'utilité de
ces formes substantielles est du ressort de la métaphysique, elles
permettent de rendre raison des notions utilisées en mécanique et
qui ne se suffisent pas à elles-mêmes. Ainsi l'étendue et
la force, et tous les objets de la mécanique qui en découlent
(espace, temps, mouvement, résistance...), doivent faire appelle
à ces unités véritables lorsque l'on tente de les
expliciter. Les qualités d'un corps sont explicables, comme le pensait
Descartes, par le mouvement de ses parties mais les unités
dernières de ses parties, indivisibles, ne peuvent être expliquer
mécaniquement car elles n'ont pas de parties, une forme ontologique
donc, proprement substantielle, doit alors être invoquée pour
rendre compte de leur activité.
1.2.3. La question de la vie et de l'âme des
bêtes
Critique de la vision cartésienne des bêtes
comme des machines
Déjà chez les Anciens l'anatomie humaine ou
animale était comparée à une machine, ce n'est donc pas
tout à fait par cette idée que Descartes se montre original
lorsqu'il parle des animaux comme des machines. C'est qu'il réduit
l'animal à une seule machine là où Aristote supposait
toujours une âme directrice dirigeant cette machinerie tel un
mécanicien. Cela tient à ce que Descartes opère, avec son
dualisme, une distinction bien plus tranchée entre l'âme et le
corps. Ils deviennent deux substances distinctes qui doivent, en toute rigueur,
s'expliquer indépendamment l'une de l'autre. Et Descartes limite la
pensée aux actions et aux opérations de la conscience
réflexive, à l'image de la conscience humaine. Ainsi il admet les
corps, qui relèvent de la seule étendue et qui n'ont besoin que
d'elle pour être expliqués ; les corps organiques eux aussi
pouvant être entendus comme des machine relevant de la seule
mécanique. Même l'homme peut être vu de cette manière
bien que le cogito nous fasse voir l'âme qui habite notre corps
et que la raison nous fasse conclure à l'existence d'âme dans les
autres corps humain. Mais Descartes s'arrête là et n'accorde pas
aux animaux une âme, précisément parce qu'il la limite
à la seule conscience réflexive.
Mais toute cette théorie cartésienne qui
transforme ou dégrade « les bêtes en pures machines,
quoiqu'elle semble possible, est hors d'apparence, et même contre l'ordre
des choses » (Système nouveau de la nature). C'est
que Descartes associe raison et âme d'une manière
illégitime, et par l'absence de la première il refuse la seconde
aux animaux. Leibniz remarque que les bêtes sont capables de jugements
empiriques, s'attendant à ce que se reproduisent les consécutions
qui se sont jadis imprimées dans leur mémoire comme lorsqu'on
« montre le bâton aux chiens, ils se souviennent de la douleur
qu'il leur a causée et crient et fuient »
(Monadologie). Alors que Descartes tente d'expliquer cette
mémoire et cette imagination dont les animaux font preuve par une voie
mécaniste, cherchant dans la seule anatomie de ses organes de quoi
expliquer l'anticipation du chien, Leibniz admet que les organes du chien
doivent correspondrent à ces opérations mais que cela ne lui
exclut nullement une âme. En effet si l'âme cartésienne se
superpose à l'étendue, l'âme leibnizienne est pour ainsi
dire le fond de l'étendue. Pour Descartes, le fait que la perception,
l'imagination et la mémoire naissent avec l'organisation de la
matière signifie que ces facultés, auxquelles sont limités
les animaux, sont matérielles et non spirituelles, qu'elles
relèvent de la substance étendue et non de la substance
âme. Pour Leibniz, ces facultés sont spirituelles, elles ne
peuvent être données par l'étendue, la figure et le
mouvement, et leur apparition concordant avec l'organisation de la
matière constitue bien plus une preuve supplémentaire du
caractère intrinsèquement spirituel des substances qui
constituent la matière. « On est obligé d'ailleurs de
confesser que la Perception et ce qui en dépend, est
inexplicable par des raisons mécaniques, c'est-à-dire,
par les figures et par les mouvements. Et en feignant qu'il y ait une Machine,
dont la structure fasse penser, sentir, avoir une perception ; on pourra
la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu'on
y puisse entrer, comme dans un moulin. Et cela posé, on ne trouvera en
la visitant au dedans, que des pièces, qui poussent les unes les autres,
et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi c'est dans la substance
simple, et non dans le composé, ou dans la machine qu'il la faut
chercher » (Monadologie). Par ce raisonnement magistral,
Leibniz réduit semble-t-il à néant tout le dessein
cartésien de rendre raison par des explications mécaniques du
comportement animal, dessein qui occupa longuement Descartes à la fin de
son oeuvre.
Non seulement le fait que la perception, comme les autres
facultés spirituelles dont sont susceptibles les bêtes, puisse
recevoir un début d'explication par des raisons mécaniques nous
pousse en dernière analyse à mettre ces facultés dans les
composants ultimes de l'étendue, mais les conclusions de la dynamique
leibnizienne rendaient déjà caduque la tentative
cartésienne. En effet, si chaque point de la matière peut et doit
se concevoir à l'imitation d'une âme, et être dotée
d'appétition et d'un début de rétention mémorielle,
chercher dans la structure géométrique d'un corps animal et dans
le mouvement de ses parties l'explication de telles facultés est une
entreprise biaisée d'avance. Si la matière est
dernièrement constituée d'âmes ou
d'entéléchies, il est stupide de chercher à refuser
à un animal une âme pour n'en faire qu'une pure machine
matérielle.
Mais il ne faut pas croire que Leibniz attribue proprement une
âme, au sens d'une entité directrice, à tout corps, la
matière inerte, parce qu'elle n'est pas organisée, est certes
composée d'atomes de substance qui sont des âmes à
leur manière, mais aucun de ces points métaphysiques ne
préside aux corps non organisés. Rien n'est mort pour Leibniz,
tout point de la matière est vivant parce qu'il est doté
d'appétition et de perception mais seuls les corps organisés,
dans lesquels une âme est directrice, peuvent être dit vivants
parmi le monde des corps.
De même il ne faut pas non plus conclure que Leibniz
pense les âmes des bêtes identiques aux nôtres. Bien au
contraire, nous avons pour notre part des âmes raisonnables, ou
esprits, dotés de la raison et nous pouvons
accéder aux vérités nécessaires ou
éternelles qui dépassent infiniment le simple empirisme que nous
pratiquons le plus souvent dans notre vie quotidienne et dont les animaux sont
seulement capables. Mais quelle que soit l'immensité de cette
différence, elle reste une différence de degré et non de
genre.
Problème de l'union de l'âme et du corps et
de la liberté chez Descartes
Le problème des bêtes conçues comme de
simples machines n'est pas le seul qu'à soulever la théorie
cartésienne de la dualité des substances. La solution de
Descartes au problème de la liberté lui est également
intimement liée, de même qu'à ses lois erronées sur
le mouvement. Selon la théorie cartésienne, tout se fait
mécaniquement dans la substance étendue par un
déterminisme sans faille réglé par la conservation de la
même quantité de mouvement. L'humain, bien que composé d'un
corps lui aussi étendu et obéissant aux mêmes lois, est
également composé d'une âme qui doit avoir une forme de
volonté et de liberté. Cependant, les lois du mouvement
cartésiennes lui refuse la possibilité de créer du
mouvement (ni quoique ce soit d'autre car tout phénomène est
mouvement), ce que seul Dieu peut faire et qu'il a fait à la
création du monde. Descartes se voit donc confronté au
problème classique de la liberté et du déterminisme, fondu
dans celui de l'union de l'âme et du corps, et il le résoudra en
s'engouffrant dans une ouverture laissée par sa physique, la direction.
Si l'âme humaine ne peut ni arrêter ni créer du mouvement,
elle peut le rediriger car les lois du mouvement n'imposent rien à ce
sujet.
Cette solution est la seule que Descartes peut fournir au
problème de l'action de l'âme sur le corps, problème qu'il
avoue être parmi les plus épineux qu'il est abordé et sur
lequel il subira les plus vives critiques. Mais Leibniz montrera par la suite
non seulement que la loi de conservation du mouvement de Descartes est
erronée mais également qu'il y a dans la nature une autre loi qui
assure la « conservation de la même direction totale dans la
matière » (Monadologie). Cette loi réduit
à néant la solution cartésienne car donner la
capacité à l'âme de modifier la direction du mouvement
devient tout aussi contraire aux principes de la mécanique que de lui
accorder une quelconque faculté à créer du mouvement.
Là encore ce problème tient au dualisme
cartésien qui, dans les Méditations
métaphysiques, s'attache à établir et prouver de la
manière la plus intelligible la distinction des deux substances,
âme et corps. Si en effet il est possible d'avoir une notion de
l'âme sans le corps et une notion d'étendue sans le moindre
principe spirituel, toute l'oeuvre de Descartes est hantée par le fait
nous n'avons pas seulement les notions primitives de ces deux
substances, nous avons également celle du mixte, de l'union des deux.
Nous assistons là à une opposition entre le raisonnement
métaphysique de Descartes, qui conclut à deux substances
parfaitement distinctes, et l'empirisme le plus élémentaire qui
ne nous fait connaître que l'union des deux. Toute la difficulté
cartésienne tient à ce que les deux notions que sont la
pensée et l'extension sont intelligibles chacune à part et
qu'elle se suffisent à elles-mêmes mais qu'elles ne sont pas
intelligibles ensembles et que sans l'expérience humaine (si nous
étions des anges) nous n'aurions aucune raison de les lier. La solution
cartésienne basée sur la direction et sur les passions, en plus
d'être insuffisante en elle-même, et notamment pour les
cartésiens, s'avèrera même contradictoire à la
lumière des arguments de Leibniz concernant les lois du mouvement. En
effet, si les déductions métaphysiques de Descartes rentrent en
opposition avec les expériences, c'est qu'elles doivent être
fausses.
C'est bien la réhabilitation des formes substantielles,
à laquelle Leibniz est conduit entre autre par des considérations
physiques, qui permet de concevoir à nouveau l'âme comme Aristote,
comme la forme du corps. Pour la considération de l'étendue et de
sa compréhension pratique, Leibniz est d'accord avec Descartes, les
notions spirituelles ne sont pas nécessaires et nuisent même.
Mais, nous l'avons déjà vu, lorsque se posent les questions
métaphysiques, les notions d'extension et de mouvement ne suffisent plus
et la considération de l'âme est nécessaire. Pour ainsi
dire, l'union de l'âme et du corps ne pose pas problème dans le
système leibnizien car il n'accepte pas le même dualisme des
substances de Descartes, l'âme est bien plutôt la seule substance
et elle rend raison des corps. Mais Leibniz ne tient-il pas ce propos dans le
Système nouveau de la nature ? « Après
avoir établi ces choses, je croyais entrer dans le port ; mais
lorsque je me mis à méditer sur l'union de l'âme avec le
corps, je fus comme rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun moyen
d'expliquer comment le corps fait passer quelque chose dans l'âme ou
vice versa, ni comment une substance peut communiquer avec une autre
substance crée ». S'il y conçoit une réflexion
sur l'union de l'âme et du corps et qu'il y propose une solution, c'est
parce que ce n'est pas d'une communication entre substances
hétérogènes dont il parle. Toutes les substances sont des
âmes et les corps en sont des agrégats, et le rapport de
l'âme au corps est à concevoir dans le cadre de la communication
des substances en général. Le problème que soulève
Leibniz concerne la communication des substances et une fois celui-ci
résolu, celui de l'âme et du corps l'est également.
D'une certaine manière Descartes veut mettre fin
à la vie, tentant d'expliquer toutes ses opérations par la
mécanique pure des corps inanimés. Leibniz pour sa part met la
vie partout et la juge nécessaire à la mécanique pour
rendre pleinement raison des corps. Et cette antinomie est identique à
celle de la spontanéité que Leibniz met partout alors que
Descartes ne l'accorde qu'à l'esprit. C'est bien que Descartes et
Leibniz tirent des conséquences philosophiques radicalement
différentes de données expérimentales similaires
concernant l'anatomie animale comme humaine. Mais leurs conceptions divergentes
restent cependant subordonnées à leurs physiques respectives
où l'un refuse toute spontanéité à la
matière alors que l'autre la juge nécessairement supposée
par le concept de force.
On n'observe donc bien chez Leibniz que les
considérations de la matière et de ses lois, puis des vivants,
puis de l'âme, mènent progressivement de la physique à la
métaphysique et à des questions telles que celle de la
liberté. Et cette question, comme nous le verrons plus loin, puisque la
solution cartésienne n'est pas satisfaisante, devra être
reposée et reprise quasiment de zéro par Leibniz.
Relativité de la génération et de la
mort et immortalité de l'âme
Sur le fonctionnement de la vie, Leibniz fera grand cas des
découvertes de son époque liées à l'apparition des
premiers microscopes. Ce sujet est pour nous un bel exemple de la
méthode leibnizienne, qui s'attache à faire appel à
l'expérience autant qu'il est nécessaire pour suppléer aux
considérations métaphysiques et à tirer des
découvertes scientifiques toutes les conséquences philosophiques
possibles.
C'est sur le problème de l'origine des âmes et de
leur durée que Leibniz nous dit dans le Système nouveau de la
nature : « les transformations de Messieurs
Swammerdam, Malpighi et Leewenhoeck (...) sont venues à mon
secours ». Ces chercheurs, étudiant grâce aux
microscopes la génération des vivants, mettent en évidence
que, de la même manière qu'avant ce que nous appelons
communément la naissance, l'animal préexiste sous forme
embryonnaire, avant même la génération l'animal
préexiste également bien que cela soit invisible à l'oeil
nu. Bien plus les animaux sont spermatiques, ils sont primitivement
dans cet état microscopique, et seul un certain nombre d'entre eux
seront élus, connaîtrons la croissance que nous nommons
génération puis naissance et deviendrons visibles pour nous.
Il est vrai que ces expériences concernant la
génération des animaux offrent un certain crédit à
la vision leibnizienne de la vie et de l'âme. En effet Leibniz soutient
que les substances, parce qu'indivisibles et inétendues, « ne
sauraient commencer, ni finir, que tout d'un coup, c'est-à-dire, elles
ne sauraient commencer que par création et finir que par
annihilation » (Monadologie). Et puisque la
génération ne se fait pas tout d'un coup, et que la recherche du
corps organique préexistant se fait par une régression sans fin
dans l'infiniment petit, il est impossible de trouver un hypothétique
moment de création pour l'âme. De plus les lois de la physique
refusent la création dans le monde, sauf par intervention expresse et
spéciale de Dieu, donc la création de toutes les substances doit
correspondre à celle du monde. Tout concorde dans les observations
extrinsèques pour confirmer la considération sur la substance que
Leibniz opère par déduction. Et il constate cette concordance
explicitement dans la Monadologie : « Et ces
raisonnements faits a posteriori et tirés des
expériences s'accordent parfaitement avec mes principes déduits
a priori comme ci-dessus ». On remarquera aussi que Leibniz
extrapole à partir des observations de Swammerdam, Malpighi et
Leewenhoeck et de ses propres principes pour conclure non seulement que la
génération est relative et consiste davantage dans une certaine
augmentation mais aussi que la mort doit être une sorte de diminution.
Lors d'une mort apparente, l'animal doit survivre sous une forme invisible
à l'oeil nu, pour ainsi dire enveloppé car rien ne se
détruit non plus dans le monde.
Mais un cartésien pourrait rétorquer que rien ne
se détruit dans la mort animale et que celle-ci peut tout de même
être considérée comme absolue dans la mesure où
c'est la machinerie qui se brise et qui se désorganise sans destruction
de matière. Ceci est à mettre en relation avec la
réhabilitation des formes substantielles qu'opère Leibniz car il
ne limite pas l'animal à une simple machine, une forme substantielle
doit en rendre raison autant que des substances simples doivent rendre raison
de l'étendue. Et la forme substantielle, pour être réelle,
doit consister dans une de ces substances mais qui a, d'une certaine
manière, une position spéciale dans l'agrégat. Comme cette
substance ne saurait finir, la forme substantielle, qui seule transforme un
simple agrégat en composé organisé et vivant, ne peut
finir non plus. L'impossibilité d'une destruction complète est
liée précisément à ce que la substance consiste en
une âme et que l'âme qui constitue l'essence de l'animal ne saurait
donc périr ni disparaître.
Cette théorie leibnizienne de la
préformation et de la survivance de l'animal est
également intimement liée à la vision du monde comme
vivant que Leibniz a, en opposition radicale avec les cartésiens.
« Quoique la terre et l'air interceptés entre les plantes du
jardin, ou l'eau interceptée entre les poissons de l'étang, ne
soit point plante, ni poisson ; ils en contiennent pourtant encore, mais
le plus souvent d'une subtilité à nous imperceptible »
(Monadologie). Les agrégats qui ne sont pas vivants sont en
réalité composés de vivants, ils ne diffèrent des
corps vivants qu'en cela qu'ils n'ont pas d'âme directrice. Mais corps
vivants comme corps inertes finissent toujours, si l'on poursuit l'analyse de
leurs détails, par se composer de quelques autres corps vivants plus
petits. Et eux aussi sont vivants parce qu'ils possèdent une âme
directrice. La vie est donc actuellement partout dans le monde et c'est notre
perception qui, par un effet d'échelle, ne parvient pas à la voir
partout. Si l'on peut voir un animal perdre de ses parties lors de la
dégénérescence, c'est qu' « il ne faut point
s'imaginer (...) que chaque âme a une masse ou portion de la
matière propre ou affectée à elle pour toujours, et
qu'elle possède par conséquent d'autres vivants
inférieurs, destinés toujours à son service. Car tous les
corps sont dans un flux perpétuel comme des rivières ; et
des parties y rentrent et en sortent continuellement »
(Monadologie). L'essence du corps est toujours sauve car elle ne
consiste pas dans ses parties mais dans une forme qui consiste en une âme
directrice, une substance spéciale qui, comme toute substance, est
assurée de ne pouvoir disparaître dans la temporalité du
monde sans une intervention exprès de Dieu. Mais comme le corps
affecté de manière temporaire à une âme correspond
avec celle-ci, l'âme doit se transformer en même temps que la
composition de ses parties change. Leibniz montre ainsi comment la
métempsycose est impossible mais que c'est une
métamorphose perpétuelle qui s'opère.
Cette démonstration de la préformation de
l'âme avant la naissance et de sa survivance après la mort, qu'il
estime avoir mener à bien de différentes manières, est
à Leibniz d'une grande utilité en matière de religion et
de piété car elle permet de poser d'emblée
l'immortalité de l'âme. Mais il en faut davantage pour satisfaire
Leibniz car une pure survivance de l'âme sans souvenir n'expose pas
à la justice divine. Il doit être conservé à
l'âme humaine, pour qu'elle se maintienne en tant qu'esprit et
puisse entrer en société avec Dieu, une connaissance
éternelle et une conscience de soi-même. « Car c'est le
souvenir, ou la connaissance de ce moi, qui la rend capable de
châtiment et de récompense » (Discours de
métaphysique). En plus de cette garantie de l'immortalité de
l'âme basée sur des considérations physiques, Leibniz devra
donc redoubler de considérations métaphysiques et psychologiques
le problème de l'âme humaine pour lui maintenir la qualité
d'esprit nécessaire aux notions morales de justice et de
châtiments.
Nous avons pu voir comment Leibniz s'inscrit parfaitement dans
son siècle, prenant part aux débats physiques et
mécanistes qui occupent ses contemporains en endossant parfois
lui-même les attributs du scientifique. Leibniz se montre remarquablement
conciliateur et éclectique, corrigeant ses contemporains en utilisant
aussi bien des considérations tantôt empiriques, comme nous
l'avons vu sur le cas de la vie et des recherches sur la
génération, et tantôt plus philosophiques, en usant des
principes de logique et de métaphysique ; tantôt
conservateur, en en appelant aux anciens, et tantôt progressiste,
critiquant l'esprit de secte des cartésiens. Si le cheminement dont nous
avons tenté la description peut être pleinement qualifié
d'extrinsèque, malgré les recours que nous avons pu faire
à des raisonnements a priori, c'est que son sens n'a pas
changé ; il a toujours eu pour objectif de s'approcher au plus
près du coeur des choses mais en partant d'une vision
extérieure.
1.3. Cheminement intrinsèque
Nous devons maintenant nous intéresser à cette
autre voie que Leibniz a empruntée pour en venir au même
système. Alors que nous sommes précédemment partis de
considérations physiques pour en venir à la
nécessité de la remise en cause du mécanisme par la
métaphysique, nous allons voir comment Leibniz contribuera à des
problèmes initialement métaphysiques, comme ceux de la
vérité ou de la substance, en en tirant des conséquences
toutes aussi importantes pour son système. L'essentiel dans cette
démarche duale, à nos yeux comme à ceux de Leibniz, pour
la validité globale de son système, sera que ce cheminement
intrinsèque rejoigne les considérations qu'il a été
possible de faire lorsque nous avons pris un point de départ
extérieur.
Nous commencerons par analyser la méthode leibnizienne
en s'intéressant aussi bien aux principes qu'il pose qu'à la
forme que prend la rigueur logique qu'il s'impose. C'est la
considération du possible et de l'existant qui sera ensuite
abordé, problème métaphysique majeur, de tout temps mais
peut-être davantage au dix-septième siècle, qui nous
amènera à celui des attributs de Dieu et de la création.
La question de l'âme et de la substance, que nous avons
déjà abordée mais par une considération
extrinsèque, sera de nouveau traitée bien que nous partirons
cette fois de son fond et de ses propriétés. Cela combiné
aux principes précédemment posés, nous pourrons traiter
métaphysiquement de la solution leibnizienne aux problèmes de la
liberté, de la communication des substances et des idées
innées.
1.3.1. Logique et principes
La méthode logique
Leibniz sera logicien de bonne heure, voyant dans la rigueur
qui est la règle en logique un modèle aussi bien pour la
métaphysique que pour le droit. Il s'attachera donc à
éclaircir la philosophie en posant avec précision des principes
clairs et distincts. Notamment Leibniz pense que c'est par précipitation
que pêcha le plus Descartes, s'arrêtant à des propositions
qui nécessitaient encore de l'analyse pour être qualifiée
proprement de vérités.
Si Leibniz s'intéresse tant aux mathématiques,
c'est qu'il voit une matière où la méthode logique est
respectée avec scrupule. Il aspire d'ailleurs à ce que la
philosophie comme la jurisprudence puissent un jour accéder à une
méthode aussi précise et infaillible. La différence avec
Descartes est mince mais décisive, Leibniz ne recherche pas une
généralisation de la méthode mathématique, la
mathématique n'est que l'étude des nombres et des grandeurs et il
loue seulement le fait qu'elle soit capable de suivre la méthode logique
avec une rigueur exemplaire. La méthode n'est pas mathématique
car la méthode est antérieure aux mathématiques, il s'agit
de règles de raisonnement qui peuvent s'appliquer aussi bien aux objets
de la géométrie et de l'arithmétique qu'à tout type
d'objet. Leibniz ne se soumet pas aux mêmes problèmes que s'il
généralisait une méthode mathématique car il
faudrait encore prouver que tout peut se réduire en objets de
géométrie ou d'algèbre. Bien davantage, comme nous en
avons vu l'exemple sur la considération de sa physique et comme nous le
verrons sur la question de la substance, Leibniz soutient au contraire que
l'essence des choses ne peut être conçu comme objet des
mathématiques. Cela explique comment la critique leibnizienne de la
généralisation de la méthode mathématique
qu'entreprend Descartes peut s'associer sans paradoxe avec le goût et
l'admiration que portera Leibniz à cette matière. Mais comme la
logique et ses règles sont antérieures aux mathématiques
cela maintient la possibilité d'une compréhension rationnelle et
rigoureuse de l'essence des choses et des notions métaphysiques et
morales.
Pour résoudre les questions métaphysiques par
des raisonnements fiables et montrant la même rigueur que les
raisonnement qu'opèrent les géomètres, il ne faut donc pas
transposer purement et simplement les objets et les méthodes de la
géométrie mais bien plus construire des objets
métaphysiques appropriés à cette matière. Leibniz
prend ici exemple sur l'histoire des mathématiques où il constate
que de nombreux mathématiciens ont pu trouver de nouveaux moyens qui
résolvent simplement ce qui pouvait poser de grandes difficultés
auparavant. Et il se compte au nombre de ces mathématiciens, pour son
calcul infinitésimal qui permet de résoudre aisément des
problèmes dont Descartes avait jugé la solution inaccessible
à l'esprit humain. Ainsi, s'il est arrivé à la
métaphysique de se perdre dans des erreurs liées à un
manque de rigueur, ce n'est pas qu'une méthode logique lui soit
inaccessible, bien plus cela tient à ce que sa méthode doit
être perfectionnée, preuve en est les correction que Leibniz est
capable de fournir sur des questions métaphysiques par des raisonnements
syllogistiques rigoureux à partir de principes clairs et distincts. Il
est inutile sur ce point de donner immédiatement le moindre exemple car
la suite de notre exposé devrait en fournir suffisamment. Le grand
projet de Leibniz, mais projet inachevé, restera à ce sujet celui
de trouver une caractéristique universelle, propice à une langue
philosophique universelle, permettant un art de la combinaison et une
déduction sûre des vérités métaphysiques.
Aussi, dans ses réflexions physiques, s'il sait faire
un recours récurant aux données de l'expérience, Leibniz
estime tout de même que les principes d'un raisonnement fiable doivent
être posés préalablement. Ainsi fait-il, dans une
Lettre à Conring, une distinction essentielle et
fructueuse entre la synthèse et l'analyse, qui doit
montrer son intérêt aussi bien en mathématiques qu'en
physique. La première consiste dans la déduction de
vérités à partir d'autres déjà
établies et la seconde dans la démonstration d'une
hypothèse en la réduisant à des propositions
déjà connues comme vraies. Et cette dualité se remarque en
effet aussi bien dans les raisonnements dont sont capables les
mathématiques que dans ceux opérés en physique. Ainsi
remarque-t-on des démonstrations mathématiques qui
déduisent des théorèmes à partir de principes, ce
qui correspond à la synthèse et à la méthode
traditionnelle utilisée par les anciens. Leibniz participe à la
construction de l'analyse en mathématique, à laquelle contribua
également Descartes et d'autres, et il défend par
conséquent son usage dans les démonstrations de
mathématiques ; mieux encore affirme-t-il que les anciens devaient
posséder cette méthode bien qu'il n'y en ait aucune trace dans
leurs ouvrages. On retrouve ici l'idée de Descartes qui, remarquant
qu'Euclide semblait connaître a priori l'issue de certains
raisonnements menés par déduction, lui supposait une
méthode secrète qui lui permettait l'analyse bien que
nous n'ayons aucune trace de son exposition. Leibniz pour sa part, qui constate
son usage explicite chez Archimède, imagine davantage que les ouvrages
qui abordent cette méthode ont dû être perdus. Nous savons
maintenant que l'obscurité qui entourait l'usage de l'analyse chez les
grecs tenait davantage à ce qu'ils ne considéraient pas cela
comme une méthode viable de démonstration et qu'ainsi ils
l'utilisaient mais construisaient également toujours une
démonstration synthétique pour la remplacer.
De la même manière, si ces méthodes ont,
aux yeux de Leibniz, toutes les deux leur place en physique, leur usage est
l'objet d'une réflexion particulière de sa part. Leibniz a devant
lui la théorie de Descartes, qui suppose des fonctionnements
mécaniques derrière tout phénomène et ce dernier
construisit des explications, parfois erronées et souvent purement
fantaisistes, pour tous les phénomènes et qui ne font intervenir
que les notions d'étendue, de figure et de mouvement. Ainsi, s'il est
possible d'user avec efficacité de l'analyse sur la considération
des vérités éternelles, c'est qu'une hypothèse doit
être réduite en vérités établies en
conservant toujours des équations ou des propositions de même
extension, et cela est relativement aisé en mathématique ou en
logique. Mais cela n'est pas si simple en physique et Leibniz accuse Descartes
d'avoir pêcher précisément sur ce point en proposant un
système qui, s'il veut se ramener à des phénomènes
déjà connus, ne maintient pas la rigueur nécessaire au
sujet de l'extension : des principes différents d'explication
mécanique des mêmes phénomènes pourraient être
appuyés sur les mêmes données. Car « le plus
grand mérite d'une hypothèse (après sa
vérité) est dans sa capacité à établir des
prévisions, et même à l'égard de
phénomènes ou d'expériences dont on n'a pas encore fait
l'essai » (Lettre à Conring). Le système de
Descartes semble satisfaire à tous les phénomènes que l'on
peut rencontrer mais il ne parvient pas à prédire les
phénomènes. Leibniz reproche à la théorie
cartésienne de n'avoir servie à aucune découverte en plus
de ne pas être pleinement prouvée par analyse. Parce que si une
théorie physique peut être déduite a priori, elle
doit être confirmée par la suite grâce à des
expériences qui concordent avec ses prévisions, et cela constitue
une preuve beaucoup plus sûre de sa pertinence que toute analyse. Comme
nous allons le voir, puisqu'une théorie physique ne concerne pas
uniquement des vérités éternelles, l'expérience est
non seulement possible, mais aussi nécessaire, pour nous assurer a
posteriori de la viabilité d'une théorie.
On voit bien que le souci leibnizien de faire concorder les
déductions a priori avec les observations a posteriori
est un souci de méthode qui, s'il tient également à une
réaction aux erreurs de Descartes, est bien plus une conséquence
de la rigueur logique que Leibniz s'impose. Donc pour pouvoir accéder
à cette rigueur dans ses réflexions métaphysiques, il doit
poser clairement et distinctement des principes qui permettent la
déduction de vérités, qui devront en dernière
analyse concorder avec les éléments de l'expérience.
L'analyse est, de manière relativement évidente,
la méthode privilégiée de Leibniz. Outre l'apport qu'il
fait à la géométrie pour y permettre son usage, Leibniz la
considère plus efficace car elle est bien davantage orienté vers
les fins de son utilisateur, au contraire de la synthèse qui, bien
qu'elle est son utilité, revient à avancer à tâtons
et à ne faire des découvertes que fortuitement. La
Monadologie, en plus d'être un magistral exposé du
système leibnizien, constitue, selon nous, un exemple quasi-parfait de
la méthode logique que Leibniz applique à sa réflexion
métaphysique. L'exposé de sa théorie est réduit en
propositions les plus simples possibles et, à chacune de ses
affirmations, il introduit tous les principes et toutes les définitions
nécessaires pour que l'assertion puisse dévoiler
l'évidence dissimulée sous son prédicat.
Principe de contradiction, principe de raison suffisante
et théorie de la vérité
Deux principes ont cependant un statut particulier, ou
premier, pour leur rôle dans tout raisonnement viable et pour leur
intimité avec la question de la vérité, car des
déductions clés seront possibles à partir d'eux.
« Nos raisonnements sont fondés sur deux
grands principes, celui de la contradiction en vertu du quel nous
jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est
opposé ou contradictoire... »
Le principe de contradiction veut qu'une proposition
qui implique contradiction soit nécessairement fausse. Une proposition
implique contradiction si elle affirme une chose et son contraire. Ce principe
est le même que le principe d'identité qui veut que toute
chose soit identique à elle-même. La version négative de ce
principe est cependant privilégiée dans la mesure où elle
est discriminante, elle implique directement la fausseté ou
l'impossibilité d'une proposition tandis que son pendant affirmatif
implique, pour sa part, indirectement seulement, qu'une proposition est vraie
si sa négation implique contradiction. On peut seulement dire, à
partir de ce principe, d'une proposition qu'elle est possible si ni son
affirmation ni sa négation n'implique contradiction.
« ...Et celui de la raison suffisante, en
vertu duquel nous considérons qu'aucun fait ne saurait se trouver vrai,
ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu'il y ait une
raison suffisante, pourquoi il en soit ainsi et non pas
autrement... »
Le principe de raison suffisante veut que de toute
chose ont puisse rendre raison. Il y a toujours une raison pour qu'une chose
soit ainsi plutôt qu'autrement, qu'il n'y ait rien plutôt que
quelque chose. Si Leibniz n'innove guère en ce qui concerne le principe
de contradiction, il pose de manière originale le principe de raison
suffisante. Son usage était déjà implicite chez de
nombreux philosophes antiques mais Leibniz a le mérite de le
systématiser comme un principe aussi important que le premier et
complémentaire. Il montre son rôle irréductible au principe
de contradiction.
« ...Il y a aussi deux sortes de
vérités, celles de Raisonnement et celles de
Fait. Les vérités de Raisonnement sont
nécessaires et leur opposé est impossible et celles de
Fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une
vérité est nécessaire, on en peut en trouver la raison par
l'analyse, la résolvant en idées et en vérités plus
simples, jusqu'à ce que l'on en viennent aux primitives »
(Monadologie).
Les vérités nécessaires ou
de raisonnement forment le premier genre de vérité.
Elles comprennent les vérités identiques qui sont les
propositions qui incluent expressément leur vérité en cela
que les nier impliquerait directement contradiction. Les autres
vérités nécessaires ne rendent pas raison
d'elles-mêmes mais sont réductibles par analyse en
vérités identiques ; l'esprit humain, en les
décomposant à l'aide de la logique, peut les réduire en un
nombre fini de propositions primitives. Les propositions identiques ne
nécessitent pas de démonstration tandis que les autres sont
démontrées en juxtaposant les définitions des termes
utilisés jusqu'à n'avoir plus qu'une somme de propositions
identiques, de sorte que l'inclusion du prédicat dans le sujet soit
évidente. Parmi les vérités nécessaires on compte
les propositions des mathématiques et les principes traités
ici.
Les vérités contingentes ou de
fait constituent l'autre genre de vérité. Elles ne
contiennent pas en elles-mêmes leur vérité mais, de la
même manière que les vérités nécessaires qui
ne sont pas identiques, elles ont leur raison hors d'elles. Cependant leur
différence tient à ce que les vérités contingentes
ne sont pas réductibles en un nombre fini de vérités
identiques, une vérité contingente trouvant toujours sa raison
dans une autre vérités contingente antérieure. Cela
constitue une suite infinie que l'esprit humain est incapable de parcourir,
cela n'est accessible qu'à Dieu, conçu comme l'être
nécessaire en dehors de la série et qui en rend raison.
« Toute proposition vraie universelle affirmative,
nécessaire ou contingente, comporte ceci, qu'il y a une connexion entre
le prédicat et le sujet. Pour celles qui sont identiques, leur connexion
est évidente par elle-même. Dans les autres en revanche, il faut
la faire apparaître par l'analyse des termes ». La
différence des vérités nécessaires et contingentes
tient donc à ce que, dans les secondes, « le progrès de
l'analyse va à l'infini, de raisons en raisons, de sortes que l'on
n'obtient jamais vraiment une pleine démonstration » (De la
contingence). Aucune démonstration dans les choses contingentes ne
peut accéder à ce qu'il est possible des vérités
nécessaires, à savoir en revenir au principe de contradiction
pour prouver la proposition en question.
Et les principes de contradiction et de raison suffisante
s'appliquent donc ainsi aux vérités nécessaires comme aux
vérités de fait. Les premières ont toujours leur raison
dans le principe de contradiction car, étant soit des
vérités identiques soit composées de vérités
identiques, leur négation implique contradiction et leur opposé
est pour cela impossible. Les secondes ne peuvent trouver leur raison dans des
vérités identiques car il est impossible de les y réduire,
ni leur négation ni leur affirmation n'implique contradiction et par
conséquent l'un comme l'autre sont possibles. Mais elles doivent tout de
même avoir une raison suffisante. Comme le détail infini du monde,
composé uniquement d'êtres contingents, ne contient pas
d'être nécessaire pour en rendre raison, il faut supposer une
cause inconditionnée hors de la série capable de constituer sa
raison suffisante. On assiste ici au déploiement, dans la plus grande
rigueur logique, d'une preuve de l'être absolument nécessaire,
d'une preuve de Dieu.
Contrairement à la doctrine cartésienne, Dieu ne
choisit pas arbitrairement les vérités éternelles, elles
sont contenues dans son entendement et ce dernier précède sa
volonté. Le principe de contradiction suffit pour en rendre raison donc
et il n'est pas nécessaire de les faire reposer sur le choix divin. La
volonté divine est cependant nécessaire aux vérités
contingentes car le principe de contradiction ne leur suffit pas, un choix a
dû être opéré pour rendre raison de toute
vérité contingente.
Indiscernables et continuité
Le principe des indiscernables est impliqué
directement par la théorie leibnizienne de la substance. En effet,
puisque celle-ci est simple, indivisible et inétendue, elle ne contient
pas de partie et ne connaît donc pas intrinsèquement la
quantité. Plusieurs monades ne peuvent donc se différencier
quantitativement. Une substance simple ne peut alors plus se distinguer d'une
autre que par un principe qualitatif. Si deux monades étaient
qualitativement identiques, il serait impossible de les distinguer. Ce principe
est d'une grande utilité pour Leibniz car une fois qu'il a montré
la nécessité d'un principe substantiel pour rendre raison de
l'étendue, il pourra dégager la nécessité de mettre
des qualités pures au fond de la matière. Et comme la
qualité n'a rien de matériel ni de géométrique,
c'est bien quelque chose d'analogique à l'âme et à la
perception qui devra ainsi être introduit comme essence des choses.
Justement parce que la qualité ne peut être proprement objet des
mathématiques, le principe des indiscernables constitue l'exemple d'un
principe admis en métaphysique mais en aucun cas en mathématique.
Il est une preuve supplémentaire que la logique est antérieure
aux mathématiques.
Le principe de continuité signifie pour sa
part que la nature ne fait jamais de saut, c'est-à-dire que tout
changement se fait par degrés, qu'une chose ne passe pas d'un
état à un autre sans connaître une infinité
d'états intermédiaires. Explicité de manière plus
précise, ce principe implique que « lorsque la
différence de deux cas peut-être diminuée au-dessous de
toute grandeur donnée in datis ou dans ce qui est posé,
il faut qu'elle se puisse trouver aussi diminuée au dessous de toute
grandeur donnée » (Lettre de M.L. sur un principe
général). Autrement dit, s'il nous est donné deux
choses qui varient d'une quantité infinitésimale, leurs
conséquences varieront également d'une quantité
infinitésimale. Si deux choses tendent à se confondre, comme la
courbe et son asymptote ou un mouvement décroissant et le repos, leurs
conséquences devront de la même manière tendre à se
confondre. Ce principe est admis aussi bien en mathématique, où
il tiendra un rôle essentiel pour la construction du calcul
infinitésimal, en physique, sur la question de l'inertie lors de la
critique des lois cartésiennes, et en métaphysique, pour la
hiérarchie des êtres.
Ces deux principes, s'ils sont moins
élémentaires que ceux de contradiction et de raison suffisante,
ont le mérite de montrer comment, pour le premier, un principe qui n'a
pas lieu d'être en mathématiques peut être admis en
métaphysique et, pour le second, qu'un principe peut aussi être
commun à ces deux matières. Cela peut suffire à montrer
leur racine commune, la raison, qui est la règle d'une
démonstration sûre dans tous les domaines où nous
exerçons notre pensée.
1.3.2. Le possible et l'existant
Distinction des essences et des existences
Cette distinction est un bel exemple de la façon dont
Leibniz parvient à éclaircir des problèmes
métaphysiques très controversés en donnant successivement
les définitions de tous les termes du problème pour finir par
poser clairement et distinctement des principes qui se suffisent à
eux-mêmes.
Leibniz a devant lui le cartésianisme qui, pour
garantir à Dieu une volonté absolue, le libère de la
nécessité et affirme que c'est Dieu qui détermine le
nécessaire ; aussi est-ce par une liberté
d'indifférence, soumise à aucune inclination, que Dieu à
créer le monde. Spinoza ira plus loin en refusant même toute
volonté à Dieu pour n'en faire qu'une pure
nécessité ; et toute la création n'est plus alors
qu'une suite aveugle de cette nécessité suprême. La
critique leibnizienne de ces théories du possible et de l'existant
prendra deux formes.
La première repose directement sur les principes de
contradiction et de raison suffisante ainsi que sur la différence des
vérités nécessaires et contingentes. Leibniz constate que
le principe de contradiction, qui est la règle des vérités
nécessaires, n'est capable que de discriminer entre le possible, le
nécessaire et l'impossible. Il n'y a aucune demi-mesure, que ce soit
entre le possible et le nécessaire ou entre le possible et l'impossible.
Le principe de contradiction sert de règle pour nous permettre de
connaître des vérités éternelles et pour savoir si
une proposition est possible ou pas. Mais il ne peut en rien nous aider quant
au choix entre les possibles, quand à savoir pourquoi tel contingent est
avéré plutôt que tel autre ; la contradiction ne peut
être discriminante au sujet des vérités contingentes. La
solution spinoziste ne tient pas car, si l'on fait bon usage du principe de
contradiction, on peut constater a posteriori des êtres,
possibles parce qu'ils n'impliquent pas contradiction, qui n'existent pas. Le
principe de raison suffisante nous oblige cependant à admettre une
raison pour qu'existe tel possible plutôt que tel autre. Et puisque nous
ne pouvons achever d'analyse à propos des vérités
contingentes parce que cela nous lance dans une série infinie, nous
l'avons déjà remarqué, il faut une raison absolument
nécessaire hors de la série pour en rendre raison. Le possible et
l'existant ont alors une distinction fondée sur le fait que l'existant
est une portion, élue par un critère de raison, du possible,
lui-même déterminé par le principe de contradiction.
L'autre aspect de la critique leibnizienne de la vision qu'a
le cartésianisme du possible et du nécessaire repose sur des
arguments théologiques. Leibniz constate le danger que représente
une telle opinion pour la piété : Descartes et ses
disciples, de même qu'ils bannissent les causes finales de la physique,
enlève toute considération de sagesse et de bien dans la
création divine. En effet, Descartes abolit au sujet de Dieu les
attributs, en vigueur pour l'esprit humain, que sont l'entendement et la
volonté. Ainsi en vient-il à affirmer que tous les principes de
la logique, des mathématiques, de la physique et du bien ne sont que des
choix purement arbitraires de Dieu car, étant sans borne, rien ne
devrait incliner ni restreindre sa volonté. Dans la théorie
cartésienne, la volonté divine est même antérieure
aux vérités éternelles, et Dieu aurait pu donc
créer un monde obéissant à des principes radicalement
différents, voir inverses, et s'il l'a créé ainsi c'est
par une liberté d'indifférence. Leibniz s'insurge contre ceux qui
mettent ainsi en danger la bonté divine car en « disant que
les choses ne sont bonnes par aucune règle de bonté, mais par la
seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser,
tout l'amour de Dieu et toute sa gloire » (Discours de
métaphysique). Il réhabilite, au nom du principe de
continuité, un entendement et une volonté à Dieu. En
effet, Dieu doit contenir, antérieurement à sa volonté,
tous les possibles car cette dernière y fait un choix, et le rapport
qu'il peut avoir avec ces possibles ne peut être conçu que comme
celui d'un entendement à ses idées. D'ailleurs toute idée
est un possible et nous expérimentons nous même l'idée de
possibles non existants dans notre entendement. Et les vérités
éternelles, car elles relèvent des essences et des possibles mais
pas des existences, logent elles aussi dans l'entendement de Dieu de sorte
qu'elles soient antérieure à sa volonté ; car les
vérités éternelles et les possibles, qui n'existent pas
substantiellement, doivent bien avoir quelque réalité et c'est
dans un entendement qu'il faut les chercher. De la même manière
que notre volonté peut s'exercer conformément à la raison,
à laquelle nous pouvons accéder par notre entendement, Dieu,
parce qu'il y a continuité avec nous mais qu'il est infiniment parfait,
agit toujours selon la raison, qui réside entièrement en son
entendement. Ainsi ne choisit-il pas les vérités
nécessaires car elles ont directement leur raison dans son entendement.
Mais il doit choisir parmi les possibles, qui n'ont jamais leur raison
d'être dans l'entendement. Comme l'entendement divin a l'idée
parfaite de tous les possibles, son entendement ne contient pas à
proprement parler une idée des choses, il contient bien plus directement
leurs essences. Et comme la volonté divine est chargée d'y
choisir les possibles qui seront élus pour exister, là où
l'entendement divin, par le principe de contradiction, est la source des
essences, la volonté divine est la loi des existences.
Nous avons donc deux principes, celui de contradiction et
celui de raison suffisante, qui correspondent à deux genres de
vérité, les nécessaires et les contingentes, et à
deux domaines, celui des possibles ou essences et celui des existences, qui
correspondent quand à eux à deux attributs de Dieu, son
entendement et sa volonté. Loin d'être un anthropomorphisme,
l'application de ces deux attributs à Dieu est nécessaire pour
garantir une distinction entre possible et nécessaire qui satisfasse la
raison et également pour garantir une intelligence au créateur.
Et rien n'est ôté à la puissance divine dans cette
opération car l'on ne borne pas la volonté divine par quelque
chose d'extrinsèque mais par son propre entendement.
Le choix divin et le principe du meilleur
C'est une suite, donc, de la méditation des deux types
de vérités et des deux principes qui les fondent, que le monde ne
soit pas le fruit d'une pure nécessité. De même Dieu n'a
pas créé le monde par une pure liberté
d'indifférence car lui supposer une volonté sans aucune borne,
même rationnelle, reviendrait à lui donner un entendement
défectible, incapable de régler sa volonté, ou tout
simplement aucun entendement pour réglé sa volonté. C'est
en effet le principe d'une bonne action qu'elle soit gouvernée par
l'entendement lorsque celui-ci s'applique correctement. Dieu, parfait et bon,
doit donc être doté d'une volonté parfaite mais celle-ci
doit être précédée d'un entendement tout autant
parfait qui lui donne sa règle. L'entendement de Dieu est discriminant
pour exclure l'impossible mais c'est à sa volonté d'être
déterminante entre tous les possibles.
Mais nous nous retrouvons en butte avec le principe de raison
car il faut bien établir pourquoi Dieu n'a pas tout simplement
créer tous les possibles. Il faut donc, à la fois pour trouver
cette raison et pour satisfaire à la bonté divine, que Dieu est
créé selon un critère moral qui, puisque que Dieu est
infini et sans borne, doit se transformer en principe du bien. Leibniz se
trouve alors confronté à de nombreuses idéologies qui,
constatant le mal dans le monde sous ses différentes formes, jugent de
l'imperfection de la création divine. Comment en effet concilier le mal
dans le monde et la bonté infinie de Dieu ? Leibniz répondra
par la compossibilité qui signifie que tous les possibles ne
sont pas compatibles entre eux ; non pas que la volonté divine soit
impuissante à les combiner mais parce que leur combinaison se trouve
être préalablement contradictoire dans l'entendement divin. La
compossibilité laisse à Dieu un nombre infini de combinaisons de
possibles qui sont autant de mondes possibles. Autrement dit, ce dernier, lors
de la création du monde, en choisissant quels possibles élire
à l'existence, choisit plutôt un monde possible parmi tous les
mondes possibles. Et c'est parce qu'aucune de ces combinaisons, aucun de ces
mondes, ne contient aucun mal, que Dieu a été forcé de
choisir celui qui en contient le moins, le meilleur en d'autres termes car
« comme un moindre mal est une espèce de bien, de même
un moindre bien est une espèce de mal »
(Théodicée). Le principe du bien devient plus
précisément celui du meilleur. Le mal est inévitable car
il est nécessaire au bien, nous le constatons bien souvent a
posteriori mais il nous est impossible de le démontrer a priori
parmi les choses contingentes et dans leur détail. Ce mal
inéluctable est du à l'imperfection inhérente à
toute créature ; une créature parfaite ou un monde parfait
est impossible dans la mesure où cela reviendrait à dupliquer
Dieu. Et la supériorité de notre monde sur tous les autres mondes
possibles n'est pas non plus démontrable car il est inaccessible
à un esprit humain de comparer deux infinis, de parcourir le
détail de deux mondes possibles pour juger la supériorité
de l'un sur l'autre. Il nous est seulement donné de constater ce
monde-ci, que Dieu a effectivement créé et qui doit par
conséquent être le meilleur.
Et ce choix du meilleur est opéré par la
volonté de Dieu car son entendement n'en possède pas le
critère, seul la volonté peut opérer un tel choix moral.
C'est pourquoi, si on peut avoir une certitude métaphysique au sujet des
vérités nécessaires, c'est une certitude morale que l'on a
à propos des vérités contingentes. Mais il demeure que la
volonté est déterminée, sans être
nécessitée, par l'entendement car la supériorité
d'un monde possible sur un autre est due au fait que cette combinaison contient
davantage de perfection. Et cette perfection d'un possible est
intrinsèque, elle découle directement de son essence et a donc sa
source dans l'entendement de Dieu. Ce dernier choisit les existences au terme
d'une délibération qui fait suite à la
considération des essences. C'est le principe d'économie
que nous observons ici et qui consiste à maximiser les fins en
minimisant les moyens afin d'optimiser au sens le plus général.
Car c'est ainsi que l'on reconnaît la perfection d'un ouvrage, en
comparant les moyens mis en oeuvre, l'effort fourni et les principes
posés avec le résultat final, sa beauté, son harmonie, son
utilité et son étendue. On retrouve ici une idée
chère à Leibniz, que l'intelligence du Créateur doit
s'observer dans la nature car, la nécessité pure ne suffisant
pas, un choix devant être opéré, c'est qu'une intelligence
doit être à l'origine de la création. Ceci est bien
évidemment à mettre en relation avec la position
particulière de Leibniz au sujet du mécanisme, qui défend,
en conséquence de ce principe d'économie, le rôle des
causes finales en physique.
C'est bien le célèbre optimisme
leibnizien que nous avons quelque peu explicité ici, mais il s'agit
d'une conséquence métaphysique que Leibniz opère en toute
rigueur logique, rien à voir avec un espoir aveugle et naïf. Il ne
s'agit pas de prouver qu'il y a peu de mal dans ce monde ou que ce monde est
bien selon un critère quelconque, ce monde est logiquement le meilleur
et Dieu l'a créé en parfait géomètre en ayant
égard à tout. Cela signifie que spéculer sur un monde
meilleur que celui-ci est absurde et qu'il n'y a rien de contradictoire
à concilier le mal dans le monde, qui est du à l'imperfection
inhérente aux créatures, et la bonté sans borne de Dieu,
qui a créé le monde en minimisant ce mal autant qu'il est
possible.
La tendance, intermédiaire entre la puissance et
l'acte
Comme nous l'avons déjà vu concernant le
cheminement extrinsèque de Leibniz, celui-ci constate qu'une puissance
nue n'est pas intelligible mais qu'un acte pur n'est pas non plus
approprié pour expliquer un corps car il ne peut pas rendre compte du
mouvement. Son cheminement intrinsèque l'amène également
à battre en brèche cette dualité inappropriée. Et
c'est sur cette distinction des essences et des existences, qui pourrait
à première vue nous rappeler la puissance et l'acte, que Leibniz
s'appuie pour, au sujet de la création du monde, introduire la notion de
tendance, intermédiaire entre la puissance et l'acte.
C'est un élément crucial dans la pensée
de Leibniz, formalisé dans le principe de continuité, que les
choses ne changent pas par palier ou par saut mais par une progression
réglée, par une variation de degrés continue. Toutes les
essences, dans le système leibnizien, tendent à une plus grande
perfection sans pour autant jamais atteindre un degré maximal car cela
n'appartient qu'à Dieu. De surcroît Leibniz identifie plus grande
perfection et plus grande réalité, de sorte que plus une essence
contient de perfection plus elle peut prétendre à l'existence.
Aucune essence, excepté Dieu, ne peut se hisser d'elle-même
à l'existence, seule la volonté divine possède ce pouvoir
d'élection. Mais cette volonté obéit à un principe
du meilleur qui lui fait choisir un monde possible à mesure de la
perfection que possèdent les essences qui le constituent. Donc plus une
essence revêt de perfection plus elle se rend susceptible d'être
élue par la volonté divine et d'être par conséquent
appelée à l'existence. S'il y a des essences élues et des
essences non existantes, il demeure que toute essence tend à l'existence
et qu'il y a donc solution de continuité entre un possible et une
existence, certains possibles sont plus près d'exister que d'autres et
certaines existences possèdent moins de réalité que
d'autres.
On retrouve ici également la spontanéité
de la substance simple. Puisque toute substance a une certaine perfection, elle
possède également une certaine réalité. Toute
monade a une prétention à l'existence qui lui vient de son
essence propre. La création divine dans le système leibnizien ne
consiste par en une volonté choisissant de faire passer certaines
puissances à l'acte, la volonté divine ne fait que favoriser
certaines essences au détriment d'autres. Toutes les essences tendent
à l'existence mais seule la volonté divine a le pouvoir de
déterminer qui y parviendra. Car à cause de leur
incompossibilité, les différents mondes possible
s'entre-empêchent d'exister avant que n'intervienne la volonté
divine. Et, une fois la création effectuée, si la puissance
divine est toujours nécessaire afin de maintenir le monde, chaque
substance créée continue de concourir à son existence
à mesure de la perfection que contient son essence. Cela correspond
à ce que nous avons observé dans le conatus, qui fait
tendre une substance à persévérer dans son être.
Mais, là encore, il ne faut pas croire que cette
spontanéité enlève quoique ce soit à Dieu car si on
attribue une perfection propre à l'essence d'un être
indépendamment de la volonté divine, il ne faut pas oublier que
l'entendement divin est la source des essences. Rien n'est enlevé
à Dieu mais tout n'est pas donné à sa volonté car
la perfection des créatures est à chercher dans son
entendement.
1.3.3. Âme et substance
Unité, multiplicité et
indivisibilité
Leibniz entreprend, comme Descartes, de partir d'emblée
de l'âme pour en connaître les propriétés, car aucun
point de vue extrinsèque ne peut la trouver et l'observer. Mais
là où Descartes recherche les limites de la connaissance humaine
par les idées claires, Leibniz, parce qu'il ne partage pas le même
dualisme, recherche à éclaircir par cette voie la notion de
substance en usant également d'idées distinctes. Car Leibniz
n'utilise pas proprement le doute méthodique cartésien mais
davantage sa propre méthode logique qui concède guère plus
car elle n'admet que des vérités identiques et les propositions
qui s'y réduisent. Elle va même plus loin car Descartes admet les
idées claires, qui montrent une évidence immédiate, alors
que Leibniz admet seulement les idées claires et distinctes,
c'est-à-dire qu'il n'admet que des propositions dont on peut rendre
complètement compte du détail et dont le détail est
évident.
Leibniz reprend donc le Cogito cartésien
à son compte. Nous expérimentons une substance, notre âme,
qui a une unité indiscutable, cela est l'évidence
métaphysique première. Le moi constitue une unité
fondamentale qui est supposée par toute pensée. Leibniz n'ira pas
aussi rapidement que Descartes pour faire de l'âme une substance, sa
considération des notions distinctes doit préalablement montrer
si la connaissance par principes que nous avons d'une substance simple
s'accorde avec la connaissance que nous avons de notre âme par le
cogito. Nous devons donc admettre que notre âme est une
substance car nous ne lui connaissons ni étendue, ni figure et donc ni
partie ni divisibilité possible, éléments constitutifs
d'une substance simple. Cela fait que nous avons une expérience directe
d'une substance simple et, là où Descartes prouve la
réalité matérielle indépendamment du
cogito et fait de l'étendue une autre substance, Leibniz reste
fidèle à son principe de continuité en recherchant une
homogénéité entre l'étendue et l'âme. Et il
la trouve dans le rapport du tout à ses parties, l'étendue ne
peut être une substance simple car elle divisible en partie, elle doit
donc être un composé, un agrégat de substances simples, et
nous ne connaissons celles-ci que comme des âmes. La considération
métaphysique de l'âme permet donc à Leibniz, parce qu'il
admet une solution de continuité, de remonter à celle de
l'étendue. « Il faut qu'il y ait des substances simples,
puisqu'il y a des composés : car le composé n'est autre
chose qu'un amas ou aggregatum des simples »
(Monadologie).
L'autre originalité leibnizienne tient à ce
qu'il ne se contente pas, comme seule évidence métaphysique, de
l'unité de l'âme, l'autre évidence que Leibniz admet est
que nous pouvons constater une multitude dans notre âme. C'est un point
étrange est presque paradoxal qu'il concède ici : notre
âme est une et multiple. Elle présente toutes les
caractéristiques d'une substance simple mais nous y constatons une
pluralité. Et comme il a préalablement admis par analyse
l'identité de l'âme avec une substance simple, c'est la substance
simple qui doit être également multiple. C'est bien cette
identité qui écarte le paradoxe car « nous
expérimentons nous-même une multitude dans la substance simple,
lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont nous nous apercevons,
enveloppe une variété dans l'objet. Ainsi tous ceux qui
reconnaissent que l'âme est une substance simple doivent
reconnaître cette multitude dans la Monade »
(Monadologie).
L'âme, en tant que substance simple, doit donc
être inétendue, sans partie et indivisible. Et cela n'est pas sans
conséquence car lorsque la question de son action sur les autres
substances, et des autres substances sur elle, se posera, il sera impossible
d'imaginer un moyen, mécanique ou autre, pour qu'elles se communiquent
quoique ce soit. Comme les monades sont les éléments derniers des
choses, il est inconcevable d'imaginer des espèces entrant dans leur
composition qui puisse passer de l'une à l'autre. Cette multitude dans
la substance sera alors essentielle afin de rendre compte de son changement car
la monade n'ayant pas de partie, son changement ne peut constituer dans le
mouvement de celles-ci, il doit consister plutôt dans une variation
qualitative qui implique une pluralité dans la substance. Si les
substances simples ne contenaient aucune pluralité, elles ne pourraient
non plus satisfaire au principe des indiscernables.
Spontanéité, communication des substances et
liberté
C'est une conséquence essentielle de la
métaphysique leibnizienne que les notions de substance simple et
d'action au sens habituel ne soient pas compatibles. La première
implique une unité et une indivisibilité qui ne laissent
guère de place à la communication quelconque que
présuppose la seconde. L'action et passion entre deux substances
devraient signifier que l'une donne quelque chose à l'autre mais il est
inconcevable que l'une perde quoi que ce soit tandis que l'autre ne saurait
être augmentée d'une partie en restant une substance simple. Et ce
problème prend toute son ampleur avec l'âme, car nous avons
l'expérience de perceptions que nous semblons recevoir de
l'extérieur.
Il s'agit du même problème que celui qui
préoccupa Descartes, Spinoza et bien d'autres. Comment l'âme
peut-elle subir l'influence d'un environnement extérieur et
matériel qui semble lui être hétérogène, et
l'influencer en retour ? La solution cartésienne est bien connue, la
glande pinéale servant d'intermédiaire d'une façon bien
occulte car, si Descartes explique ce qui dans l'âme correspond à
l'influence de son corps et dans le monde des corps, par le changement de
direction, ce qu'est l'action de l'âme, il ne rend pas compte de
manière intelligible de ce en quoi consiste précisément la
communication de l'un à l'autre. Et Leibniz généralise ce
problème à celui de la communication de toutes les substances
simples entre elles, puisqu'elles sont toutes pensées par analogie avec
notre âme, transformant une question d'ordre physique en un
problème davantage logique. Pourtant la solution leibnizienne,
l'Harmonie préétablie, trouvera son usage, aussi bien
pour rendre compte de l'union de l'âme et du corps que pour rendre
intelligible le commerce des corps ou pour éclaircir la polémique
au sujet des idées innées.
La définition de la substance simple implique que
celle-ci, parce qu'elle n'a ni porte ni fenêtre, ne peut recevoir aucune
impulsion ni influence d'une autre substance, excepté de Dieu. La suite
des changements que connaît toute substance ne peut être par
conséquent que spontanée ou opérée par le concours
permanent de Dieu. L'occasionnalisme défendu par les cartésiens
n'utilise que la deuxième solution, le commerce des corps et des
substances est toujours assuré par Dieu qui transmet lui-même le
mouvement entre les corps autant qu'il bouge le corps à l'occasion des
choix de l'âme ou affecte celle-ci pour répondre au mouvement du
corps. Spinoza, ayant fait de Dieu la seule substance, ne pose pas le
problème en ces termes ; tout arrive par une
nécessité suprême dans l'étendue comme dans la
pensée, tous deux conçus comme des attributs de la substance
unique, et l'action de l'un sur l'autre est une illusion due au fait que ces
deux attributs obéissent parallèlement à la même
loi, à la même nécessité.
La solution leibnizienne se présente à
première vue de cette manière : tous les changements de la
substance lui viennent de son fond intérieur avec une parfaite
spontanéité, d'une manière analogue à un algorithme
qui se développe spontanément. Mais ce déploiement est
sans cesse garantie par la puissance divine car, si on peut parler comme chez
Descartes de création continuée dans le système de
Leibniz, ce n'est pas tout à fait approprié dans le sens
où la création du monde initiale fait intervenir la
volonté divine et son choix, en plus de la puissance divine, tandis que
cette dernière suffit au maintient du monde. Non pas que la
volonté divine n'est pas le loisir ou le droit d'intervenir après
la création, c'est que celle-ci n'est pas nécessaire, cela ne
l'empêche donc pas d'intervenir exceptionnellement, par miracle par
exemple. Leibniz utilise encore son principe du meilleur pour juger de l'action
divine, rien ne peut empêcher Dieu, par souci d'économie, de
créer les substances comme des automates parfaits, de prévoir
toutes leurs actions, de sorte que leur développement soit
entièrement spontané. Cela peut paraître extravagant mais
il serait contradictoire d'affirmer cela impossible à l'être sans
borne. Et comme cela lui permet d'économiser sa volonté, il ne
peut s'être gardé de le faire ; de plus, son entendement
parfait ne peut manquer d'avoir prévu la suite de tous les
évènements de tous les mondes possibles et sa volonté tout
aussi parfaite d'avoir déjà choisi un monde en fonction de la
suite de ces évènements dés la création.
L'intervention de la volonté divine après la création
n'est donc pas nécessaire et Dieu devrait donc en faire
l'économie. Pour Leibniz, même le concours exceptionnel de Dieu,
qui est toujours envisageable, ne peut manquer d'obéir tout de
même à ce principe suprême ; lorsque nous croyons que
Dieu agit sans règle, c'est qu'il agit selon une loi que nous ne
connaissons pas et il peut ainsi transgresser les lois du monde telles que nous
les connaissons imparfaitement. Leibniz est donc d'accord avec les
cartésiens sur le fait que Dieu est nécessaire pour maintenir le
monde mais il juge illégitime d'expliquer tous les
évènements particuliers et tous les détails du monde par
son seul concours.
« Il est bien vrai qu'il n'y a point d'influence
réelle d'une substance créée sur l'autre, en parlant selon
la rigueur métaphysique, et que toutes les choses, avec toutes leurs
réalités, sont continuellement produites par la vertu de
Dieu : mais pour résoudre des problèmes, il n'est pas assez
d'employer la cause générale, et de faire venir ce qu'on appelle
Deum ex machina. Car lorsque cela se fait sans qu'il y ait autre
explication qui se puisse tirer de l'ordre des causes secondes, c'est
proprement recourir au miracle. En Philosophie il faut tâcher de rendre
raison, en faisant connaître de quelle façon les choses
s'exécutent par la sagesse divine, conformément à la
notion du sujet dont il s'agit » (Système nouveau de la
nature). Si les cartésiens se défendent de recourir au
miracle en affirmant que Dieu intervient certes exceptionnellement mais en
suivant tout de même des lois fixes, Leibniz donne ici une autre
définition du miracle qui consiste dans l'intervention de Dieu sans
causes secondes c'est-à-dire hors du cours naturel des choses et de la
contingence. Les cartésiens font en réalités exactement ce
qu'ils reprochent aux scolastiques et à leurs qualités occultes,
tout expliquer par une cause qui ne nous donne pas le fonctionnement des choses
et de leur détail.
Nous avons explicité comment une substance simple peut
avoir une telle spontanéité mais il nous reste encore à
voir ce que signifie cette action et cette passion que nous constatons partout
dans le commerce des corps et des âmes. Si toutes les substances tiennent
leurs changements de leur fond, la puissance de Dieu a pu cependant les
créer toutes pour qu'elles s'entre-répondent
perpétuellement, que lorsque l'une agit l'autre pâtit
proportionnellement. Cela ne fait pas de l'action des corps et des substances
une illusion, au contraire cette Harmonie préétablie
permet de rendre raison intelligiblement de tout phénomène
physique aussi bien que des substances qui se cachent derrière ces
phénomènes. C'est certes Dieu qui a créé ces
substances, prévu leur développement et qui les maintient
perpétuellement, mais il est possible d'expliquer les actions et les
passions d'une substance par sa constitution interne et par la
multiplicité qui l'habite. Là encore l'étrangeté de
cette théorie ne doit pas nous incliner à croire, comme certain
contemporains de Leibniz, que cela pourrait être une entreprise
inaccessible à Dieu. Et comme l'âme est une substance simple qui
est à une place spéciale dans l'agrégat de substances
simple qui est son corps, l'union de l'âme et du corps peut s'expliquer
également par la spontanéité de chaque monade et par
l'accord de toutes les monades ensembles. « Outre tous ces avantages
qui rendent cette Hypothèse recommandable, on peut dire que c'est
quelque chose de plus qu'une Hypothèse, puisqu'il ne paraît
guère possible d'expliquer les choses d'une autre manière
intelligible » (Système nouveau de la nature). En
effet, non seulement l'Harmonie préétablie se montre
être une théorie plus appropriée pour rendre gloire
à Dieu que celles de ses concurrentes, mais elle semble la seule
rigoureusement envisageable à partir des principes que Leibniz a
posé.
Mais un tel système, si dans l'âme est
prévu dés le début du monde tout ce qui doit lui arriver,
n'introduit-il pas un déterminisme qui réduit à
néant la liberté comme la nécessité dans
l'occasionalisme ou dans le spinozisme ? Leibniz, face à un tel
problème redouble d'effort et c'est encore les principes qu'il a
posé qui lui permette de se tirer d'affaire. Car il a grand besoin de
garantir la liberté humaine, c'est un élément essentiel
pour que la justice divine ait un sens. Le problème se pose ainsi :
il faut concilier l'omniscience divine, qui doit lui permettre de
prévoir toute nos actions, sa volonté, qui nous a choisi avec nos
actions futures, et notre liberté, qui doit laisser nos actions non
nécessaires. C'est la distinction des vérités
nécessaires et des vérités contingentes ainsi que les
principes de contradiction et de raison qui permettent la solution
leibnizienne. En effet nous avons montré précédemment que
les vérités contingentes sont indémontrable a
priori car il est impossible à un esprit fini de les réduire
en propositions identiques. La prévisibilité dont nous sommes
capables au sujet des êtres contingents n'est jamais absolue car elle ne
peut être confirmée qu'a posteriori lorsque nous testons
un système en le soumettant à l'expérience, jamais a
priori en le prouvant par analyse. Dieu par contre, parce qu'il est seul
capable de saisir la série infinie des êtres contingents, est
capable d'une prévision totale à leur sujet, seul Dieu peut
connaître a priori la suite des changements des êtres
contingents. Et puisque nous sommes des êtres contingents, notre
existence n'étant pas nécessaire, la multiplicité qui nous
habite et qui contient déjà tout ce qui nous est arrivé,
qui nous arrive et qui doit nous arriver ne nous est jamais entièrement
accessible. Ainsi tout ce qui arrive à un esprit est aussi
spontané et déterminé que tout ce qui arrive à tout
autre substance, mais il ne s'agit jamais d'une vérité
nécessaire, cela est du au choix du meilleur que Dieu a
opéré parmi les possibles lors de la création. Ainsi, il y
a une raison à toute action libre mais celle-ci ne peut jamais
bénéficier d'une démonstration basée sur la
nécessité car son contraire n'implique pas contradiction et reste
par conséquent possible. Et cette raison de toute action libre est le
choix du meilleur, Dieu choisit en toute liberté ce qui est le
meilleur, car il ne peut se tromper, tandis que les créatures
choisissent, librement également, ce qui leur paraît le
meilleur, en fonction de leur imperfection. Toute action libre est
inclinée par le principe du meilleur mais jamais
nécessitée, bien que Dieu connaisse tout de même nos
actions futures par avance du fait que c'est lui qui a opéré le
choix qui nous fait exister. Car Leibniz ne croit pas comme Descartes,
justement à cause de son principe de raison, que la liberté doit
être une liberté d'indifférence, bien au contraire cela n'a
pas de sens à ses yeux. Bien plus pose-t-il, comme à son
habitude, des définitions claires et distinctes des termes du
problème : la liberté n'est pas antinomique avec
l'inclination mais avec la nécessité, si la liberté est
inclinée mais pas nécessitée, elle est donc sauve. C'est
par cette erreur que Descartes en vient à nier la bonté de Dieu
au non de sa liberté, il veut lui garantir une volonté parfaite
en la privant de toute inclination. Pour Leibniz la volonté divine est
d'autant plus parfaite qu'elle est complètement inclinée par la
recherche du meilleur.
Par cette solution il réduit à néant
aussi bien les opinions quiétistes que connaît son temps que le
vieil argument paresseux des anciens. En effet Dieu a effectivement
prévu toutes nos actions mais il nous est incapable de les
prévoir nous-même de la même manière, ainsi ne
pouvons nous pas connaître à quoi la volonté divine nous a
destinés. La providence s'opère grâce à la
série des êtres contingents et non contre nos actions, car
celles-ci font partie de cette même providence.
Leibniz parvient donc, par son Harmonie
préétablie et par la rigueur logique qu'il maintient dans
ses raisonnements, à construire un système qui concilie parmi les
substances simples à la fois leur spontanéité et leur
communication, et dans la création, le déterminisme et la
liberté.
Innéité et perceptions insensibles
La notion leibnizienne de l'âme, qui est
également celle de la substance, montrera son utilité pour
traiter un autre sujet de controverse, à savoir celui des idées
innées. Alors que Descartes estime que les vérités
éternelles, pour rendre raison de leur caractère absolu, doivent
être dans l'âme dés sa création, reprenant ainsi la
réminiscence platonicienne. Les divers sensualismes rejoignent
d'avantage d'Aristote pour comparer l'âme à une tablette vide qui
reçoit tout de l'expérience. La première hypothèse
se trouve confrontée au fait que nous ne naissons pas en connaissant ces
vérités et que nous ne pouvons les apprendre ou les
découvrir que par la suite. Le sensualisme pour sa part ne rend pas
convenablement raison du fait que ces vérités soient identiques
pour tout le monde malgré des expériences différentes.
Nous ne connaissons pas dés la naissance le rapport de
l'hypoténuse au deux autres côtés d'un triangle rectangle
mais nous finirons tous, pourvu que nous nous y intéressions, à
trouver que le carré de l'hypoténuse est égal à la
somme des carrés des deux autres côtés. Cette connaissance
ne dépend d'aucune expérience particulière, il est
même possible de l'appréhender sans même avoir
déjà vu empiriquement le moindre triangle rectangle. Cette
polémique, qui ne semble pas avoir de rapport spécifique avec la
communication des substances, trouvera cependant une solution, grâce
à l'Harmonie préétablie, qui écarte le
problème précédemment soulevé.
L'âme, ou la substance car on peut désormais
utiliser indifféremment les deux termes, dans le système
leibnizien, possède dés sa création, enveloppée, la
suite de tous ses changements et de tous les états qu'elle sera
amenée à connaître. Et son existence consiste dans le
développement algorithmique de cette suite sans que rien ne puisse
l'influencer de l'extérieur. Leibniz tend donc à rejoindre
l'opinion cartésienne qui veut que les vérités
éternelles soient des idées innées. Il semble même
aller plus loin car il affirme que toutes les affections de l'âme, ses
idées aussi bien que ses sensations, lui sont innées et viennent
de son propre fond. Dans le système cartésien, l'âme a des
idées innées mais elle subit également une influence
extérieure à laquelle correspondent les sensations et les
passions. La critique la plus évidente à laquelle Leibniz se
confronte, et que l'on avait déjà faite aux idées
innées de Descartes, consiste à demander comment quelque chose
pourrait être dans l'âme sans que nous en ayons conscience. La
réponse leibnizienne utilisera un autre élément pivot de
son système, les perceptions insensibles.
C'est parce que le système leibnizien a une vision de
l'âme radicalement différente de celle du cartésianisme
qu'elle peut se permettre une telle réponse. En effet Descartes
définit l'âme par la pensée et la conscience, ce qui rend
l'idée de quelque chose dans l'âme, dont on n'ait pas conscience,
contradictoire. Chez Leibniz toute substance est une espèce d'âme
car toute substance connaît la perception, non pas que toute substance
soit consciente au sens où on l'entend généralement. Il y
a continuité entre l'inconscience et la conscience, et c'est la
même continuité qu'il y a entre les perceptions confuses et les
perceptions distinctes. Aussi bien que nous ne passons pas du sommeil à
la veille par un saut mais par une infinité de degrés, aucune
perception de devient distincte sans être apparue confusément.
Ainsi notre âme ne se vide pas chaque fois que nous tombons dans
l'inconscience, et nous percevons même dans cet état, comme en
témoigne le fait qu'un grand bruit suffit souvent à nous en
extraire. Il suffit d'admettre qu'il peut y avoir perception sans conscience
pour non seulement accorder une âme aux bêtes mais aussi une forme
d'âme et de perception à toute les substances. « Et
c'est en quoi les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté
pour rien les perceptions, dont on ne s'aperçoit pas »
(Monadologie).
C'est donc de cette manière que l'âme peut
contenir, dés le commencement, enveloppé, l'ensemble des
états futurs qu'elle connaîtra, sous forme de pensées
confuses, si confuses qu'on ne les aperçoit pas. C'est donc sous la
forme d'une virtualité que l'âme contient toutes ses
idées et toutes ses sensations. Et c'est par cette tendance, ce
développement, qui fait passer d'un perception confuse à une
perception plus distincte, que cette virtualité se concrétise
à nous en accédant à la conscience, en passant de la
perception à l'aperception, mais toujours par une variation de
degrés continue. Ce qui donne alors l'impression que les sensations et
les connaissances empiriques nous viennent de l'extérieur, c'est cette
même Harmonie préétablie qui fait que toute les
substances sont accordées entre elles et que ce qui arrive dans chacune
correspond à ce qui arrive dans toutes les autres.
Leibniz se servira également de cette théorie
des perceptions insensibles pour régler d'autres problèmes et
elle deviendra rapidement un élément essentiel pour la
cohérence de son système. Ainsi la monade peut-elle percevoir
l'infinité des monades qui constitue le monde, de sorte qu'elle ait une
perception pour chacune d'elles, car une perception confuse est la somme de
nombreuses perceptions qui se confondent. De la même manière que
lorsque nous entendons une foule, nous percevons confusément, sans nous
en rendre compte, le bruit émit par chaque individu, nous percevons
individuellement toutes les substances simples qui composent un corps, mais
inconsciemment seulement, c'est pourquoi nous voyons d'avantage une masse, une
étendue, qui fait l'objet d'une perception claire mais confuse.
« Et c'est à peu près comme le murmure confus
qu'entendent ceux qui approchent du rivage de la mer, vient de l'assemblage des
répercussions des vagues innumérables » (Discours
de métaphysique).
Ce sont des conséquences essentielles que Leibniz tire
de sa métaphysique, des conséquences qui rejoignent d'ailleurs
bien souvent celles que sa physique avait auguré. La substance
leibnizienne revêt les mêmes caractéristiques, qu'elle soit
nécessitée par les exigences de la dynamique ou déduite
à partir de principes logiques et métaphysiques. Mieux encore la
métaphysique, comme nous avons déjà commencé de le
montrer dans le cheminement extrinsèque, complète magnifiquement
la physique car elle permet de rendre compte et d'expliciter ce qui peut
paraître déconcertant dans ses conclusions aux yeux de qui
voudrait se limiter cette seule physique. De même les extravagances de la
métaphysique leibnizienne, pourtant obtenues avec une certaine rigueur
méthodologique, trouve leur confirmation en rejoignant des
considérations liées aux découvertes mécanistes,
aussi bien que des applications en mathématiques alors que se construit
le calcul différentiel. Le cheminement intrinsèque de Leibniz se
montre cependant plus large dans le sens où il permet également
d'aborder des questions purement métaphysiques ou théologiques.
C'est également la conciliation de certaines antinomies, anciennes comme
nouvelles, dans le système leibnizien, qui concourent à sa
validité.
1.4. Un système accompli
Pour plus de clarté aussi bien que dans
l'intérêt de notre étude, il est dorénavant
nécessaire de proposer une exposition générale du
système leibnizien, c'est-à-dire une exposition accomplie, sans
la considération des cheminements qui y amènent. Il nous faut
pour cela séparer les éléments démonstratifs et
historiques de la théorie proprement dite. Pour la présente
partie, aucune référence ne sera donc apportée, nous
laissons de telles justifications aux deux précédentes parties.
Il s'agit ici de proposer une exposition aussi limpide et exhaustive que
possible du système de Leibniz, donc ici point de commentaire non plus
mais une clarification méthodique qui laissera le champ libre aux
commentaires et aux extrapolations que nous fournirons ultérieurement.
Il faut cependant savoir que ce sera majoritairement la Monadologie
que nous utiliserons ici et notamment son langage et l'exigence de
méthode qui caractérise cet ouvrage.
Nous commencerons cette exposition par la considération
de la monade, prise individuellement, dans sa nature et dans ses
propriétés intrinsèques, ce qui nous amènera
à aborder la question de la liberté. C'est la communauté
des monades qui nous intéressera ensuite, leur agrégation comme
leur interaction, et par là la structure des corps et du monde ; ce sera
également l'occasion de traiter de la célèbre Harmonie
préétablie. Enfin nous en viendrons à Dieu car il
s'agit d'un socle essentiel pour tout le système mais aussi par ce que
ce n'est qu'à son propos que peut être abordé la
création du monde et éclaircie complètement
l'originalité de la condition humaine. Au sujet des preuves de
l'existence de Dieu, nous apporterons tout de même quelques
éléments démonstratifs. L'optimisme leibnizien sera
également évoqué car il découle directement des
qualités de Dieu.
1.4.1. La monade
Constitution, perception, et perfection
Une monade est une substance simple,
c'est-à-dire qu'elle est inétendue, sans figure et qu'elle n'est
en aucune manière divisible. Il s'agit d'une unité
véritable et dernière, elle n'a pas de partie et rien ne peut
être imaginé qui composerait les monades. Elle est comparable
à un point en géométrie mais elle est bien davantage, on
peut donc l'appeler point métaphysique. La monade
tient le rôle d'un atome mais elle n'est pas matérielle, elle est
bien plus un atome de substance, ou atome incorporel.
La monade est immortelle au sens où sa durée
doit être celle de l'ensemble de la création. Elle ne peut
connaître la dissolution ni la génération car elle n'a pas
de partie. Elle ne peut que apparaître d'un coup, par création et
ne disparaître qu'en étant complètement annihilée,
et l'un comme l'autre sont réservés, respectivement, au
début et à la fin des temps. Une monade est en
réalité inaltérable de l'extérieur car rien ne peut
entrer, et rien ne peut sortir non plus, d'une substance simple, d'une
unité indivisible.
La monade est pensée à l'image de notre propre
âme, elle est centre de perception. La monade est définie
par la perception en cela que c'est le contenu de cette perception qui la rend
discernable. C'est parce que son contenu est perceptions qu'elle peut, au sein
d'une substance simple, connaître la multiplicité. Et cette
multiplicité est essentielle notamment pour garantir à la monade
l'originalité qualitative qui la définit entre toutes. C'est donc
une multiplicité de perceptions qui habite la monade, et cette
multiplicité est infinie.
Chaque perception que possède une monade est
caractérisée par un certain degré de distinction, elle
varie du confus au distinct sur un axe infini et continu. Le degré de
distinction d'une perception permet à celle-ci d'être discernable
des autres. Ces degrés de distinction sont en nombre infini ce qui
signifie qu'entre deux perceptions différentes il y a toujours entre
elles une infinité d'autres degrés de distinction possibles. Le
caractère plus ou moins confus que revêt la perception d'une
monade concourt au degré de perfection que celle-ci connaît. Toute
monade contient de la perfection à mesure de la distinction qu'il y a
dans ses perceptions.
Une monade est un miroir de tout l'univers car perçoit
toutes les autres monades. Dans les replis de ses perceptions, bien
qu'enveloppé dans un irréductible degrés de confusion, une
monade contient tout l'univers. Une perception, à moins d'être
parfaitement distincte, ce qui n'est accessible qu'à Dieu, contient
toujours plusieurs perceptions qui sont confondues par leur confusion
intrinsèque. C'est pourquoi la monade ne connaît jamais
parfaitement et complètement le monde, car elle devrait pour cela
décomposer à l'infini toutes ses perceptions confuses en
perceptions plus distinctes, jusqu'à n'avoir plus que des perceptions
parfaitement distinctes.
Appétition et autonomie
Malgré le fait qu'une monade ne puisse être
altérée de manière extrinsèque, il demeure qu'elle
doit être soumise au changement. Et cette modification est interne et
propre à la monade car elle ne peut le recevoir de
l'extérieur.
Ainsi la monade varie et ce sont ses perceptions qui
changent ; de la même manière qu'elle ne peut recevoir
l'impulsion de son changement d'une autre monade, elle ne peut non plus
recevoir ses perceptions de l'extérieur. La monade contient donc de tout
temps toutes ses perceptions, passées, présentes et futures. Et
les perceptions qui ne semblent pas présentes le sont tout de même
sous forme de virtualité, enveloppées dans des
perceptions confuses.
Le changement de la monade consiste à passer d'une
perception à une autre, et comme les perceptions varient par leur
degré de distinction, c'est un passage à une perception plus
confuse ou plus distincte qui constitue ce changement. Cette variation est
permise par la spontanéité propre de la monade qui la rend
autonome par rapport aux autres monades. Il s'agit d'un automate
incorporel dont la succession des perceptions est opérée par
une loi interne. Ce changement est semblable à un algorithme se
déployant par le développement continu et réglé des
perceptions actuelles de la monade. Il s'agit d'une tendance naturelle
qui fait varier la perception d'une monade, et cette tendance s'opère
par degrés infinis, non par saut.
Comme l'instant est envisagé comme une durée
infiniment petite, plus petite que toute durée donnée, cette
tendance n'apparaît pas, comme le mouvement, avec la multiplicité
des instants. La tendance de la monade est dans chaque instant, car à
chaque instant celle-ci enveloppe toujours, dans le détail de ses
perceptions, son changement passé autant que son changement futur.
D'ailleurs, puisque la monade n'est pas étendue et que son changement a
une source interne, ce dernier ne peut être conçu comme un
mouvement. Le changement de la monade est qualitatif et non quantitatif, il ne
peut être envisagé ni comme un changement de lieu ni comme la
variation d'une quantité.
Et comme la monade est conçue par analogie avec une
âme, son action doit être une sorte d'appétition.
La règle de cette tendance, puisqu'elle est envisagée comme
appétit, doit être une recherche du meilleur, du moins du meilleur
tel que les perceptions de la monade lui permettent de l'imaginer. La monade
tend à passer d'une perception ayant un certain de degré de
confusion à une perception davantage distincte, et cela dans un souci de
perfection car passer à une perception plus distincte augmente la
perfection de la monade. Mais celle-ci, en raison de son imperfection propre,
ne peut avoir une tendance parfaitement réglée, et il arrive donc
parfois à la monade, malgré sa tendance à une perception
plus distincte, de passer à une perception plus confuse. Non pas qu'une
influence extérieure ne l'en empêche, car tout lui est
spontané, mais son développement est borné par
l'imperfection intrinsèque de sa loi interne.
Cette autonomie, tendance ou appétition de la monade
est également ce qui rend compte de la force qu'on peut lui
attribuer bien que celle-ci soit un effet davantage extrinsèque qui ne
prend son sens que dans la communication des substances.
Contingence et liberté
La monade n'est pourtant pas soumise à une
nécessité totale, ses évènements reste
contingents. Le principe de contradiction, qui discrimine
pour savoir ce qui est nécessaire, ne peut suffire à expliquer
les évènements de la monade car des événements
différents restent possibles. Ce n'est donc pas une loi de
nécessité qui fait passer la monade d'une perception à une
autre.
Mais il demeure que chaque perception a sa raison d'être
dans la perception antérieure, et ce complètement car toute
perception que connaîtra une monade est déjà en elle,
enveloppée à l'état de virtualité dans ses
présentes perceptions confuses. Ainsi il serait possible de
connaître a priori la suite de tous les changements et de tous
les états qu'a connus et que connaîtra une monade à partir
de ses perceptions présentes, si nous étions capable de parcourir
l'infini tout d'un coup, de saisir l'infini dans l'instant. En effet tout
évènement que connaît une monade est contingent, cela
signifie qu'il a sa raison prochaine dans un autre évènement
contingent de la monade. Mais une monade a une infinité de perceptions
et chacune est soumise à une infinité de changements, la
recherche de la raison dernière de n'importe quel
évènement d'une monade est donc sans fin.
Les évènements d'une monade peuvent être
seulement dits nécessaires ex hypothesi, c'est-à-dire
pas en eux-mêmes mais seulement parce que Dieu en a choisit ainsi. Un
évènement contingent n'est cependant jamais susceptible d'une
démonstration, d'une réduction en propositions identiques, tel
que cela est accessible aux vérités nécessaires. Seul Dieu
est donc capable de saisir les contingents avec une certitude du genre de celle
que nous avons des vérités nécessaires. Pour ce qui est
des créatures, il est possible de trouver des preuves a priori
d'un évènement, en se fondant sur les évènements
antérieurs qui en rendent raison mais il ne s'agit jamais d'une
démonstration.
La monade n'est donc pas nécessitée mais elle
reste déterminée par un principe de raison, et ce principe
incline sans nécessiter. Cela garantie donc une certaine liberté
à la monade car si elle tend vers le meilleur parce qu'elle y est
inclinée par le principe de raison suffisante, on ne peut dire
qu'elle y soit nécessitée car son contraire n'implique pas
contradiction. Mais cette détermination au meilleur ne signifie pas
qu'elle atteigne toujours un état meilleur, son imperfection
inhérente ne lui faisant rechercher que l'apparence du meilleur.
La différence entre la liberté de Dieu et celle
des monades tient à ce que celles-ci tendent au meilleur, en recherchant
le meilleur apparent, tandis que Dieu fait, sans borne ni faux semblant, le
meilleur. La compatibilité de ces deux libertés tient à ce
que Dieu comprend toutes nos raisons, car c'est lui qui les a choisies en
dernière instance, tandis que les monades ne peuvent comprendre celles
de Dieu puisque nous n'avons jamais une perception parfaite de Dieu pas plus
que du monde. Nous sommes donc dans l'incapacité de nier la
liberté car la compréhension totale du déterminisme,
imposé par la liberté de Dieu et qui dépasse la notre,
nous est radicalement inaccessible.
1.4.2. Les monades
Hiérarchie des êtres
Toutes les monades ne présentent pas les mêmes
caractéristiques en fonction de leur degré de perfection. Il y a
pourtant toujours continuité et les catégories suivantes ne sont
donc pas absolues dans le sens où une infinité de degrés
de perfection est possible entre chacune d'elles. De même, au sein de ces
catégories, les êtres sont là encore soumis à une
hiérarchie continue basée sur leur perfection intrinsèque.
Cette difficulté tient à ce que la présente
catégorisation ne peut manquer d'obéir aux coupures
saccadées que nous impose tout langage mais qui ne doit pas nous masquer
la continuité totale qui caractérise cette hiérarchie des
êtres.
Aussi n'y a-t-il pas de monades mortes opposées
à des monades vivantes, toutes sont dites vivantes dans la seule mesure
où elle connaissent perception et appétition, et qu'elles sont
sources de leurs actions par une modalité analogue à la
liberté.
Le premier type de monades est constitué par les
entéléchies. Elles possèdent la perception seule,
sans sentiment ni mémoire et sans aperception non plus. En reprenant le
langage d'Aristote, on peut également les appeler âmes
végétatives car c'est ce type de monade qui préside
aux organisme les plus simples que sont les végétaux. Mais les
entéléchies couvrent également la matière brute, ou
matière première, et peuvent présider aux organes des
organismes plus complexes. Leur spontanéité ne leur permet
guère plus que de seulement maintenir leur existence par la
résistance minimale que la monade ne peut manquer de conserver
puisqu'elle doit produire une force non nulle. En présidant à un
organisme végétal ou à un organe,
l'entéléchie peut cependant développer une autonomie plus
complexe et entrer davantage dans la sphère des causes finales.
Viennent ensuite les âmes proprement dites, qui
possèdent un degré de perfection supérieur et
président aux organismes que sont les animaux. Ce sont des monades qui
connaissent la mémoire en plus de la perception, la
mémoire étant un développement de la rétention dont
toutes les monades font preuve. Même dans les entéléchies
en effet, toutes les perceptions qu'a pu avoir une monade rentent
enveloppées dans ses perceptions confuses actuelles, mais la
mémoire permet une consécution par laquelle l'animal
peut associer de manière empirique perceptions passées et
perceptions présentes. Cela lui permet d'anticiper des
évènements futur en s'attendant à se que se reproduise des
associations jadis observées par une perception assez distincte ou par
la reproduction de nombreuses perceptions confuses similaires. C'est ainsi que
la monade connaît le sentiment qui est une perception plus
distincte que la seule perception dont est capable l'entéléchie.
Et c'est pourquoi, en reprenant le langage aristotélicien, on peut les
appeler également âmes sensitives. Par cette
mémoire et par cette capacité d'anticipation qui doit faire
entrer la considération de son intérêt dans le
fonctionnement de l'animal, on peut dire que celui-ci se trouve de plein pied
dans le domaine de la finalité.
Mais les esprits sont bien plus parfait et
possèdent bien plus. Ce sont les monades qui président aux corps
humains, ce sont les âmes humaines ou âmes raisonnables
pour reprendre Aristote. Non seulement elles possèdent la mémoire
comme les animaux, ce qui les rend susceptibles des mêmes
capacités empiriques, mais elles possèdent en plus la
raison. Celle-ci permet à un esprit d'accéder aux
actes réflexifs qui sont une connaissance de soi-même,
une connaissance de ce moi qui contient les notions d'être, de
substance, d'immatérialité, de composé et enfin de Dieu.
C'est cet accès aux vérités nécessaires qui est
permis aux esprits et qui leur ouvre le champ d'une connaissance rationnelle et
théorique. Et cette connaissance réflexive est bien plus que le
simple empirisme dans la mesure où elle ne s'expose pas au même
genre d'erreurs ; elle ne se base pas sur des fonctionnements
passés dont on spécule l'identité avec des
évènements présents et futurs ressemblants, elle
établit des vérités fondées sur des principes
intemporels, comme celui de contradiction. Ainsi, la perception à
laquelle accèdent les esprits, beaucoup plus distincte de celle des
entéléchies comme de celle des âmes, est appelée
aperception.
Cette hiérarchie n'est cependant pas fermée car
une monade peut passer d'un état à un autre au cours de son
existence. L'âme d'un animal retombe à l'état d'une simple
entéléchie lorsque celui-ci connaît ce que nous appelons
couramment mort mais qui est bien plus une espèce de long sommeil sans
rêve. L'âme ne disparaît jamais proprement et même les
entéléchies possèdent une forme d'activité, c'est
pourquoi la mort tel que nous la connaissons, au sein de la création
divine, n'est jamais la fin de la monade mais seulement son glissement d'une
catégorie à une autre de la même manière que l'on
passe à une perception plus confuse. De même la naissance ne
correspond pas à la création de la monade mais à son
passage à une perception beaucoup plus distincte, à un
état plus parfait qui fait que la monade, qui n'était
guère plus qu'une entéléchie, devient une âme
sensitive.
Les esprits connaissent la génération et la
naissance d'une manière proche de celle des animaux, commençant
tels l'entéléchie puis gagnant mémoire puis raison. Car
les esprits sont aussi parfois dans un état plus proche d'une âme
que d'un esprit, lorsqu'ils ne font usage que de leurs capacités
empiriques, perdant l'aperception et oubliant les vérités
éternelles et nécessaires. Mais la différence est grande,
comme nous le verrons à propos de Dieu et de sa cité, car les
esprits sont dans un commerce particulier avec leur créateur, qui
nécessite qu'ils conservent ce moi qui les caractérise afin
d'être susceptibles de rédemption. Un esprit reste donc esprit
pendant toute la durée de la création bien qu'il tombe parfois
dans l'étourdissement qui le rabaisse au niveau d'une âme ou le
sommeil et la mort qui le font tomber dans un état similaire à la
simple entéléchie. Ce qui lui maintient cette qualité
d'esprit c'est que, d'une manière spéciale liée à
la connaissance qu'il a eu de son moi et à la condition morale à
laquelle il a accédé, un esprit conserve, enveloppée, la
mémoire de ce moi.
Même Dieu a une place dans cette hiérarchie des
êtres, mais une place toute spéciale. Dieu n'y est pas un
échelon ou un degré quelconque, c'est le degré ultime car
il est l'être infiniment parfait. Et comme la suite qui constitue cette
hiérarchie est une suite infinie, Dieu doit y tenir le rôle de
l'infini pour constituer l'être ultime. Car dans une suite infini, pour
n'importe quel élément quelconque, aussi élevé
qu'on le prenne, il est possible de trouver un élément qui lui
est supérieur. Dieu est donc l'infini qui permet à cette suite
d'être infini car c'est lui qui l'a créée. Il est donc
impossible à toute monade d'atteindre le degré de perfection de
Dieu, autant qu'il est impossible de déployer complètement une
suite infinie. Aussi Dieu reste de tout temps à cette place d'honneur
car sa perfection, pas plus que sa perception, ne peut décliner en
aucune manière.
Le statut du corps
Le monde est plein et étendu, c'est-à-dire qu'il
y a des monades partout, et comme celles-ci sont inétendues, chaque
portion d'espace en contient une infinité. Mais le monde est
également constitué de corps en cela que le corps est un
composé de monades, un agrégat. Et le corps est une portion
d'étendue, il contient donc lui aussi une infinité de monades. Le
corps n'est cependant pas une substance proprement dite mais seulement une
substance composée qui tient davantage du phénomène car il
ne s'agit pas d'une unité véritable telle que l'est une monade.
Les monades rendent raison des corps de la même manière que le
simple du composé ou l'unité du multiple. Ainsi,
l'antitypie, qui est l'impénétrabilité dont fait
preuve tout corps, est permise par la tendance de chaque monade à
persévérer dans son être. Le corps est étendu
grâce à l'effort, au conatus, que les simples qui le
composent fournissent. Il en est également ainsi de la résistance
que le corps exerce et qui fonde l'inertie puis tous les autres
phénomènes observables dans le monde des corps.
Les corps organisés se distinguent des autres en cela
qu'ils ont une monade dominante, que ce soit une simple
entéléchie pour la plus part des vivants, une âme
proprement dite pour les bêtes ou un esprit pour les êtres humains.
Cette monade dominante correspond à la forme substantielle
aristotélicienne. Les autres corps forment de la matière inerte
car aucune monade n'y préside. Mais la matière est
organisée dans la moindre de ses parties et cela à l'infini, en
vertu de la division actuelle de la matière en monades
inétendues.
Ainsi les vivants ne sont pas seulement un agrégat de
monades toutes au même statut à l'exception de la monade
dominante, ils sont composés d'organes qui sont eux aussi des vivant
dans le sens où une monade doit présider à chaque organe.
Et chaque organe, chaque fluide, chaque tissu d'un être organisé
est lui aussi peuplé de vivants plus petits et cela à l'infini.
Chaque vivant possède donc une organisation d'une complexité
infinie basée sur une hiérarchie parmi les monades. Un organe
concourt en effet aux fins de la monade présidant au corps dans la
composition duquel elle rentre car son entéléchie fait parti de
cet agrégat. Même la matière inerte est elle aussi
organisée dans ses parties. Si aucune monade ne préside à
un tel corps, il demeure que des vivants qui possèdent une
entéléchie dominante doivent le composer. Et ces vivants seront
eux aussi composés d'organes, de sorte que même la matière
inerte soit finalement entièrement composée de vivants. En
dernière instance d'ailleurs, tout corps est composé de monades
qui sont toutes vivantes, ce qui laisse quoiqu'il en soit le monde
entièrement vivant.
Une entéléchie dominante ne possède
jamais de corps qui lui soit affecté ontologiquement. La composition du
corps organisé dont dispose une âme change dans le temps,
croissant ou décroissant en étendue comme en complexité.
Un vivant développe des organes et en perd d'autres dans un changement
constant et continu dont même la mort et la génération font
partis. Même lorsqu'il connaît un semblant de stabilité, le
corps n'est jamais composé des mêmes monades car certaines sortent
tandis que d'autres rentrent alors que la forme générale du corps
organisé se conserve. Et cette forme se maintient car la monade
dominante, elle, ne change jamais, elle seule peut constituer la forme
substantielle du corps et doit pour cela en rendre raison
intérieurement. Ainsi c'est une métamorphose perpétuelle
qui s'opère dans la vie mais jamais une métempsycose. Et
puisqu'une âme ou entéléchie connaît une variation
interne selon que ses organes changent, son contenu doit bien rendre compte de
la composition actuelle de son corps, car la forme du corps ne peut se
conserver dans son âme directrice que sous la modalité de la
perception puisque celle-ci ne possède ni figure ni quantité.
C'est pourquoi les corps qui ne sont rien que des agrégats de monades
sans entéléchie dominante ont moins de réalité que
les corps organisés car ils n'ont pas de forme substantielle pour rendre
raison d'eux. De tels corps trouvent uniquement leur raison dans la perception
que nous en avons, c'est pourquoi ils ont un caractère encore plus
phénoménal que les autres corps.
Harmonie préétablie
Chaque monade se comporte donc comme s'il n'existait que Dieu
et elle, ses évènements et ses changements ayant une source
interne, dans la force que Dieu a mise au fond de toute monade. Cependant
chaque monade perçoit toutes les autres, il faut donc bien qu'il y ait
une relations quelconque entre elles. Une monade perçoit toutes les
autres mais ces perceptions sont une suite de sa constitution sans que rien ne
puisse venir l'affecter de l'extérieur au cours de la création,
sauf un décret exceptionnel de Dieu. Mais puisque ce qui se passe dans
une monade correspond avec ce qui se passe dans les autres c'est qu'elles
doivent toutes être accordées dés le début. Aucune
communication par émission ou transplantation de quoique ce soit pendant
la durée du monde ne peut être admise pour expliquer cet accord.
Dieu, ayant égard à tout et pouvant prévoir le
comportement de toutes les créatures, a donc créé les
monades tels des automates spirituels qui agissent de concert
perpétuellement. L'Harmonie préétablie est
appropriée pour expliquer la communication des substances car elle
permet l'accord des monades sans qu'elles s'influencent mutuellement, mais
aussi parce qu'elle satisfait à la bonté et à la puissance
divine. Dieu possède la puissance nécessaire pour tout
régler par avance et pour permettre à chaque monade d'être
en relation avec toutes les autres, et il n'y a rien qui ait pu
l'empêcher de satisfaire ainsi sa volonté, qui recherche le
meilleur, c'est-à-dire l'économie des moyens pour la maximisation
des fins. Cette économie s'observe par le fait que, grâce à
cette harmonie, le même monde est multiplié une infinité de
fois par le point de vue différent que chaque monade en a, tout en
conservant à chacune une totale spontanéité.
Comme sa nature est représentative, c'est dans
l'expression dont elle est capable à l'égard des autres
que le rapport d'une monade aux autres monades peut être envisagé.
Dieu ayant créé le monde harmonieusement, chaque monade
représente toutes les autres d'une manière exacte mais plus ou
moins distincte, c'est-à-dire que ses perceptions répondent
toujours à ce qui se passe dans les autres monades, quoiqu'en restant
toujours empruntes d'une certaine confusion. C'est en cela qu'on peut dire
qu'elle les exprime, parce qu'il est possible de rendre partiellement raison de
ce qui se passe dans toutes les monades à partir des perceptions de
chacune d'elles. Et l'action des monades les unes sur les autres doit
être conçue ainsi car elle ne peut que consister dans un rapport
de représentation et d'expression. Une monade est dite agir sur une
autre lorsque l'on trouve en elle de quoi rendre raison a priori de
l'état actuel d'une autre. Une monade pâtit inversement lorsque
c'est dans une autre monade que l'on trouve de quoi rendre raison d'elle. Il y
a cependant toujours expression mutuelle, seulement, de la même
manière qu'il n'y a jamais deux monades qui aient le même
degré de perfection ou qui possède une perception aussi
distincte, cette expression mutuelle est toujours à l'avantage de l'une
ou de l'autre en fonction de la hiérarchie des êtres. L'action
correspond donc aux perceptions distinctes qu'une monade à de ce qui est
confus dans l'autre, elle est le signe de la perfection de la monade alors que
la passion est le signe de son imperfection.
La compréhension du commerce des corps trouve
également une explication grâce à cette Harmonie
préétablie. C'est parce qu'elle a son fondement dans les
monades que l'étendue obéit à des lois montrant de
l'analogie avec celles des substances. Ainsi la communication de la force parmi
le monde des corps, comme celui-ci est plein, se transmet toujours de corps en
corps, d'un bout à l'autre de l'univers, et ce dans une certaine
proportion liée à la proximité et l'organisation de la
matière. Une intelligence sans borne pourrait aussi bien lire dans les
replis d'une seule monade de quoi rendre complètement raison de toutes
les autres que voir le passé, le présent et le futur de tout
l'univers dans le moindre corps. Toutes les conceptions mécaniques et
géométriques de communication, inappropriées dans le cas
des substances, sont cependant d'usage parfaitement légitime pour la
physique des corps car ces derniers ne sont pas des substances ; et
l'étendue, qui est l'objet de la mécanique, naît, ainsi que
toutes ses propriétés, avec la répétition et
l'agrégation des monades. Les corps peuvent donc bien se communiquer des
monades selon des principes géométriques bien qu'il faille
suppléer à cela les notions de la dynamique et qu'en
dernière instance l'Harmonie préétablie soit
nécessaire pour rendre pleinement compte de ces
phénomènes. C'est en effet elle qui rend intelligible la
communication de la force qui s'opère parmi les corps.
Nous avons donc des corps dont l'action est mécanique,
basée sur une influence mutuelle, mais qui ne sont que les
phénomènes des éléments beaucoup plus fondamentales
que sont les monades. Et ces dernières n'ont entre elles qu'une
influence idéale basée sur l'accord que Dieu a institué
entre elles. Si l'influence mécanique est donc un moyen efficace de
comprendre les phénomènes parmi les corps, elle n'est que de
l'ordre de l'apparence car les derniers éléments de ces corps ne
connaissent pas ce type d'influence. Ce qui semble être une transmission
de force chez les composés est en réalité le
résultat phénoménal de la spontanéité
réglée de tous les simples qui les constituent.
Cette harmonie est également d'un usage essentiel,
outre la communication entre monades et entre corps, pour le cas particulier
mais primordial de l'union de l'âme et du corps. Les
entéléchies directrices, les âmes comme les esprits sont en
effet affectés à un corps et la communication de ce dernier avec
cette monade dominante ne peut pas non plus recevoir la moindre explication par
des moyens mécaniques ou par la transmission de quelques espèces.
Ce problème trouve cependant complètement sa solution dans
l'Harmonie préétablie car tout corps est un
agrégat de monades et l'âme ne communique pas directement avec le
corps mais plus fondamentalement avec chacune de ces monades. Ainsi, de
même que le commerce des corps est de l'ordre de l'apparent, l'âme
ne donne rien au corps et ne reçoit rien non plus, il ne s'agit que d'un
phénomène du à l'accord préétabli entre la
monade dominante qui est notre âme et toutes les autres monades qui sont
notre corps. Et cela est également du ressort de l'expression,
l'âme agissant sur le corps lorsqu'elle en rend raison distinctement et
pâtissant lorsqu'elle n'y parvient guère et que c'est davantage
dans les monades de son corps que l'on trouve de quoi rendre raison d'elle. On
définit d'ailleurs par là le corps affecté à une
monade, il s'agit de l'agrégat des monades dont cette
entéléchie rend raison, autrement dit le corps est l'ensemble des
monades sur lesquelles l'âme a une perception beaucoup plus distincte que
le reste de l'univers. C'est pourquoi on peut dire que le corps n'est certes
qu'un phénomène mais qu'il a une certaine réalité
dans son âme directrice et que celle-ci en constitue la forme
substantielle ou, en quelques sortes, l'unité ontologique.
L'Harmonie préétablie permet donc aux
monades d'avoir leurs propres lois, et l'étendue les siennes, et que
tout se rejoigne néanmoins et corresponde parfaitement. Ainsi les
âmes peuvent-elles suivre les lois des causes finales, par la
constitution appétitive et perceptive par laquelle nous les avons
définies, tandis que les corps peuvent obéir parallèlement
aux lois des causes efficientes et donc se soumettre à des principes
mécaniques. Cela permet de sauvegarder la liberté car la monade
ne se soumet jamais aux causes efficientes, pas plus qu'elle ne subit
d'influence extérieure. De même les corps peuvent être
considérés comme s'ils existaient seuls, permettant ainsi une
mécanique pure et efficace, même si celle-ci nécessite
d'être fondée sur des principes immatériels autant qu'un
monde sans âme reste métaphysiquement inconcevable. Aussi peut-on
admettre une parfaite conformité entre les détails de l'organisme
humain et son esprit sans pour autant que l'on explique l'un par l'autre.
1.4.3. Dieu
Les attributs de Dieu et la création
Bien que celui-ci soit infiniment parfait, il y a solution de
continuité entre Dieu et toutes les monades. Les
propriétés des monades doivent donc être sensiblement
similaires à celles de Dieu. Comme ce dernier est sans borne, chaque
monade doit bien plus en constituer une imitation imparfaite car on ne peut
rien imaginer qui soit dans un être fini mais qui ne soit pas en
même temps dans l'être infini, l'imperfection étant entendue
comme un manque. Un être est donc à l'image de Dieu dans une
certaine proportion, qui est le degré de perfection propre à
chaque monade. Il est alors inévitable que la création divine
s'articule autour des attributs de Dieu. L'entendement, ou
connaissance, de Dieu correspond à la faculté perceptive
qui est dans chaque monade tandis que sa volonté est l'analogue
de la faculté appétitive de la monade. La puissance
divine correspond quand à elle au sujet ou à la base dans la
monade, autrement dit à ce qui connaît perception et
appétition ; la puissance en Dieu a en fin de compte son
équivalent dans la réceptivité de la créature.
C'est dans l'entendement de Dieu que l'on trouve toutes les
idées et notamment les vérités éternelles,
ou vérités nécessaires, c'est là que doit
être cherchée leur réalité puisque celles-ci n'ont
rien de substantielle. Le principe de contradiction est la règle de cet
entendement, non pas que cet entendement soit limité par ce principe,
mais parce que l'entendement parfait de l'être suprême ne peut
manquer d'obéir au principe qui fonde le bon exercice de la raison.
Suivre le principe de contradiction permet au contraire à la
connaissance divine d'être purement positive et de ne comprendre aucune
négation. L'entendement divin est donc plus précisément la
source des essences, ou possibles, car il contient tout ce
qui n'implique pas contradiction.
La volonté divine arrive ensuite et n'a donc aucun
pouvoir sur le contenu de l'entendement divin, elle ne choisit pas les
vérités nécessaires, pas plus qu'elle ne
décrète les possibilités. Non pas, là encore, que
cette volonté soit bornée de façon extrinsèque mais
une volonté parfaite doit être réglée par un
entendement tout aussi parfait, c'est-à-dire qui n'admet rien de
contradictoire et qui contient d'emblée toutes les vérités
éternelles ; une volonté parfaite n'étant pas une
liberté de tout choisir, mais une liberté qui s'attache à
tout faire selon le suprême bien. La volonté divine choisit donc
parmi les essences, elle est le critère qui élit certains
possibles à l'existence et par conséquent elle est la source des
existences. Et cette volonté est soumise au principe de raison
suffisante ce qui signifie qu'elle choisit toujours le meilleur parmi les
possibles, c'est-à-dire ceux qui font montre de la plus grande
perfection.
Mais la puissance de Dieu est première, car elle est la
source de tout, de l'entendement et de la volonté donc des essences
comme des existences. De plus c'est elle qui maintient le monde une fois
celui-ci créé.
Nous avons donc un entendement divin qui contient les
essences, chacune d'elles étant une monade possible qui a
déjà, en tant que possible, la multiplicité qui fait son
originalité et qui contient la suite de ses évènements
futurs potentiels. Cette suite d'évènements est une suite de
perceptions et comme le degré de distinction de celles-ci
détermine sa perfection potentielle, le degré de perfection d'une
monade est déjà contenu dans son idée. La volonté
divine choisit alors parmi ses monades potentielles celles qui seront
élues pour exister. Elle choisit selon le meilleur qui est la plus
grande perfection possible dans le monde créé. Dieu n'a donc
qu'à discriminer selon la suite des évènements de chaque
monade que son entendement lui fait connaître. Certains possibles sont
cependant incompossibles, c'est-à-dire que s'ils sont
individuellement possibles, leur combinaison implique contradiction. De telles
combinaisons sont donc impossibles et la volonté de Dieu doit alors
choisir un monde entièrement compossible, cela explique la
présence du mal dans le monde et l'inexistence de certains biens
potentiels, le mal étant nécessaire pour un plus grand bien de
même que tous les biens ne sont pas compatibles. C'est enfin la puissance
divine qui permet au choix divin de se concrétiser et de se
maintenir.
Cette perfection potentielle que contient déjà
chaque être lorsqu'il n'est qu'à l'état de possible,
puisque cette perfection est discriminante pour exister, est la
tendance propre de chaque monade à exister. Mais comme elles
tendent ainsi toutes à l'existence, elles s'entre-empêchent dans
la mesure où elles ne sont pas toutes compatibles. De plus aucune
d'elles n'a de toute façon la perfection nécessaire pour exister
de son propre chef car ce ne sont que des êtres contingents. Il n'y a
donc que la volonté divine pour favoriser certains possibles plus que
d'autres selon son inclination au meilleur que nous avons explicitée.
Cette faveur divine se manifeste par des fulgurations continuelles,
effet de la puissance de Dieu, s'accommodant à son entendement et
à sa volonté.
Preuves de l'existence de Dieu
Il peut paraître étrange d'aborder les preuves de
l'existence de Dieu après avoir traiter ses propriétés et
son oeuvre mais cette ordre logique tient à ce que ces preuves a
priori se basent sur son concept tandis que celles a posteriori
partent des propriétés des choses créées.
Leibniz commence à prouver l'existence de Dieu par la
preuve traditionnelle de Saint Anselme et de Descartes sur les perfections
divines mais en la corrigeant. Ainsi, puisque Dieu est infiniment parfait, il
doit posséder toutes les perfections et chacune d'elles sans borne. Tout
ce qui est positif étant susceptible de perfection, l'existence peut
être conçue comme une perfection car elle est essentiellement
positive. L'être sans borne doit donc exister. L'existence est
conçue comme déjà contenue dans le concept de Dieu, il
s'agit d'ailleurs de la seule idée qui contiennent ainsi sa propre
existence de manière expresse. Mais cette preuve est incomplète
car elle nécessite que l'on montre préalablement que cette
idée existe. Une idée existe par le fait qu'il s'agit d'un
possible, donc elle doit être fondée sur le principe de
contradiction ; c'est cela qu'il faut préalablement prouver pour
que cette preuve de Dieu soit logiquement viable. Dieu a donc se
privilège de pouvoir exister par le seul fait d'être possible, il
est l'être nécessaire dont l'existence est contenue dans son
essence. La contradiction signifie l'affirmation d'un être et de son
contraire ou, autrement dit, l'affirmation et la négation
simultanée du même être. Le concept de l'être
infiniment parfait, puisque la perfection est radicalement positive, ne peut
contenir la moindre négation, mais seulement des affirmations sans
borne, il ne peut donc être contradictoire. Dieu est alors possible et
existe donc nécessairement. Cette preuve est dite a priori dans
le sens où c'est l'analyse du seul concept de Dieu qui permet de prouver
son existence.
En reprenant la terminologie de la tendance propre à
chaque être, il est possible de redoubler cette preuve. Tous les
possibles tendent à l'existence, mais ils n'y parviennent pas à
cause de leur imperfection. Ils ne se suffisent pas à eux-mêmes et
s'entre-empêchent de surcroît. Mais l'être suprême,
s'il est possible, puisque infiniment parfait, ne peut manquer de rien pour
accéder à l'existence. De même ne trouvera-t-il rien
à son niveau capable de l'empêcher d'exister car il dépasse
infiniment tous les autres êtres. Si tous les êtres tendent
naturellement à exister, l'être sans borne ne peut logiquement
manquer d'accomplir cette tendance. Tous les possibles sont toujours dans un
état intermédiaire entre la puissance et l'acte, excepté
Dieu dont l'infini perfection lui accorde se privilège d'être
toujours un pur acte.
Leibniz y suppléait deux preuves a posteriori,
basées sur la considération des choses créées. La
première est fondée sur la contingence. Toute être
créé est contingent dans le sens où il ne contient pas la
raison de son existence car son essence n'est que possible et jamais
nécessaire, cette raison est donc à rechercher dans un autre
être hors de lui. Dans le monde créé, où il n'y a
que des êtres contingent, et il est donc impossible d'y trouver un
être qui rende raison de lui-même, c'est-à-dire qui ne soit
pas conditionné par une cause antérieure. La recherche de la
raison dernière d'un contingent se fait alors sans fin, en parcourrant
une infinité d'être contingents, en remontant indéfiniment
le circuit de la causalité. Mais aucun contingent ne pourrait être
réel s'il n'y avait que des êtres contingents, il faut au moins un
être nécessaire, qui contiennent sa propre réalité,
pour qu'il puisse exister des contingents. Explicité
mathématiquement, les êtres contingents constituent une
série infinie mais cette série doit elle-même avoir une
raison, cette dernière devant être conçue comme hors de la
série, elle ne peut être contingente mais nécessaire.
Autrement dit, selon le principe de raison suffisante, toute chose doit avoir
une raison pour être ainsi plutôt qu'autrement et, comme le
principe de contradiction ne peut être cette raison, il faut imaginer
quelque autre puissance capable discriminer entre les possibles. Le hasard ne
satisfaisant pas non plus au principe de raison suffisante, on ne peut imaginer
qu'une volonté pour opérer cette discrimination.
La seconde preuve a posteriori est basée sur
l'Harmonie préétablie. L'action des monades les unes sur
les autres n'est pas concevable et leur accord doit donc consister dans une
concordance préalablement instaurée entre elles. Mais cet accord
n'a pu être prévu que par un être dont l'entendement
connaît la suite entière de tous les évènements de
toutes les monades ; un être intelligent donc, et infiniment
intelligent puisque son intelligence doit porter sur tout les détails du
monde. De même, seule une volonté a pu être à
l'origine de cette harmonie car elle témoigne d'un souci
d'économie qui relève du principe du meilleur,
caractéristique de la volonté. Enfin il faut une puissance
infinie pour avoir ainsi égard à toutes les monades et toutes les
régler en accord avec toutes les autres pour toute la durée du
monde. Et puisque qu'il n'y a qu'une seule harmonie pour toutes les monades et
que tout est lié dans l'univers, c'est qu'il doit s'agir de la
même intelligence, de la même volonté et de la même
puissance, et qu'un seul être, présentant toutes ces
caractéristiques, doit être à l'origine du monde. Cette
Harmonie préétablie, déduite par des principes
logiques, nécessite Dieu car elle manifeste l'infinité des
attributs d'un créateur du monde.
Les Esprits et la Cité de Dieu
Nous avons déjà vu que les esprits, ou
âmes raisonnables, ont un statut particulier dans la hiérarchie
des êtres, mais ce statut est encore plus spécial sur la question
du rapport des monades à Dieu. En effet toutes les substances sont un
miroir vivant de l'univers, et comme celui-ci témoigne des
qualités de son créateur, elles représentent
également toutes Dieu dans une certaine mesure. Mais les esprits le
représentent infiniment mieux, ils représentent davantage Dieu
que l'univers là où les autres monades représentent
davantage l'univers. Cela tient à la raison qu'ils ont en partage, qui
leur permet d'accéder à une connaissance rationnelle et
théorique de la structure du monde, connaissance inaccessible par les
voies empiriques auxquelles sont réduites les âmes sensitives.
L'accès qu'a l'âme humaine à la connaissance
d'elle-même, aux vérités éternelles, aux principes
intemporels et à la connaissance de Dieu, lui permet de saisir, dans une
certaine mesure, le système du monde. Les esprits deviennent par
là architectoniques car ils sont alors capables d'imiter Dieu dans ses
capacités ordonnatrice et créatrice ; ils peuvent diriger
dans leur département de la même que Dieu le fait dans le monde,
à mesure de la connaissance finie dont ils sont susceptibles à
l'égard du fonctionnement de la création divine.
Cette capacité qu'ont les âmes humaines d'imiter
Dieu en reproduisant, imparfaitement certes, ses facultés
créatrices par leur entendement et leur volonté, les mettent dans
un commerce tout particulier avec lui. Parce qu'ils possèdent les
mêmes facultés, bien qu'infiniment moins
développées, de part leur capacité à choisir selon
la raison, les esprits sont susceptibles de comprendre, dans une certaine
proportion, l'intelligence et la bonté de la création divine. Et
cette raison les élève à la connaissance de Dieu, leur
fait approcher les vérités éternelles et les principes qui
sont les règles de l'entendement de Dieu, et la considération du
bien qui est celle de sa volonté. Tout cela dote les esprits de
qualités morales inédites parmi le monde des créatures, de
par leur rapprochement exceptionnel avec le créateur. Ces
qualités leur permettent de rentrer en société avec Dieu
et de former avec lui la Cité de Dieu. Et le créateur,
parce que cela est nécessaire pour l'application de sa justice divine, a
conçu les esprits de sorte que la connaissance d'eux-mêmes et le
souvenir de leur actions, constitutifs de leur moralité, se conservent
jusqu'à la fin du monde, quoique parfois confusément, dans le
sommeil et la défaillance comme dans la mort.
Dieu est architecte à l'égard de tout
l'univers et de toutes les monades, il est comme l'inventeur à sa
machine, réglant tout en faisant montre de sa sagesse et de sa puissance
afin d'instituer le règne de la nature dont le fonctionnement
est celui des causes efficientes et dont le commerce des corps fait partie. Il
est aussi monarque, ou législateur, à
l'égard des esprits qui sont en société avec lui. Dieu
institue avec eux le second règne qui est celui de la
grâce et qui correspond à celui des causes finales. C'est
pourquoi il n'y a que dans le règne de la grâce que se manifeste
la bonté de Dieu ; non pas qu'elle ne soit pas partout, au
contraire, mais seuls les esprits sont capables de saisir cette bonté et
de la rechercher en vertu des qualités morales qui sont les leurs.
Ces deux règnes, celui de la nature et celui de la
grâce, se rencontrent dans une harmonie qui n'est pas sans rappeler
l'Harmonie préétablie. La justice divine qui
s'opère selon la grâce s'effectuant par les voies naturelles de
l'autre règne de la même manière que le corps se
déplace selon ses propres lois aux occasions des
évènements de l'âme. Il y a même plus qu'analogie
puisque le règne de la nature correspond au monde physique et aux causes
efficients tandis que le règne de la grâce correspond au monde
moral et aux causes finales. Toutes les monades connaissant en dernière
instance la finalité de par la faculté appétitive qu'elles
ont, ce qui laisse les esprits dans un statut spécial qui les
élève au règne de la grâce, ce qui leur accorde ce
statut privilégié de citoyens de la république divine,
c'est la compréhension qu'ils ont des lois de la Cité de
Dieu et la considération du bien qui en découle. Dieu dirige
en effet ses sujets à la mesure de sa perfection, l'inclination qu'il a
pour le bien lui faisant ériger des lois qui s'y conforment
parfaitement. Ainsi les esprits sont-ils toujours récompensés ou
châtiés à la mesure exacte de la bonne volonté dont
ils ont fait preuve. Et cette récompense ou ce châtiment
s'opère toujours correctement selon l'ordre naturel, sans que Dieu n'est
jamais à intervenir spécialement ; ce dernier ayant tout
prévu par avance, pour que la suite des évènements que
doit connaître chaque esprit s'accorde avec se qui se passe dans le monde
des corps, c'est-à-dire avec toutes les autres monades. C'est parce
qu'ils appartiennent au règne de la grâce que les esprits peuvent
connaître la bonté de Dieu, mais ils peuvent l'observer dans le
règne de la nature car, bien que selon la rigueur métaphysique
tout se qui arrive dans un esprit résulte de sa constitution
intrinsèque, c'est par le biais de la nature que Dieu dispense le bien
selon les mérites individuels.
Si Dieu préfère les esprits de part leur plus
grande perfection intrinsèque, il ne les a pas seuls créés
et tous créés à cause de l'incompossibilité qu'ils
connaissent et qui est liée à leur imperfection. Sa bonté
n'a seulement pu créer que le meilleur, qui nécessite des
âmes inférieures aux esprits afin de dispenser à ces
derniers un maximum de bonté. Le principe du meilleur est donc mis en
exercice pour que récompenses et châtiments soient
dispensés de manière optimale, bien qu'il faille parfois que
cette justice ne soit pas rendue immédiatement. Il demeure qu'il n'y a
aucun monde possible qui puisse connaître meilleure justice. La
perfection de la monade dans le règne de la nature correspondant
à la félicité de l'âme humaine dans celui de la
grâce, cette félicité doit correspondre à une
perception plus distincte qui rende raison d'une perception plus confuse ;
celle-ci étant à chercher dans la passion subie par une autre
monade et donc dans une imperfection.
La justice divine semble cependant ambiguë par le fait
qu'elle juge de la bonne volonté des esprits alors que Dieu est
censé connaître par avance toute la suite des
évènements de toute monade, chaque acte libre d'une esprit
étant soumis à une nécessité ex hypothesi
que Dieu saisit car il l'a instauré. Mais la liberté des esprits
est maintenue par le fait que cette nécessité leur est
inaccessible, qu'ils ne peuvent déterminer, avec la valeur de la
nécessité, les évènements futurs d'un être.
Si les justes sont pour ainsi dire élus par l'omniscience divine
dés leur création, il demeure impossible aux esprits de s'assurer
de cette élection. Comme nous l'avons déjà vu
précédemment, l'inclination vers l'apparence du bien dont est
susceptible un esprit ne rentre pas en opposition avec la volonté
divine, elle est en est bien plus l'instrument et elle n'est donc jamais nier
par la toute puissance de Dieu. Ainsi les saints ne sont pas saints parce
qu'ils sont aimés de Dieu, mais ils sont aimés de Dieu parce
qu'ils sont saints. La suite des actes libres menant à cette
sainteté étant tout de même contenue dans cette substance
individuelle depuis sa création.
Leibniz satisfait, semble-t-il, à l'exigence d'un bon
système, en montrant la validité du sien par la cohérence
interne et l'exhaustivité dont il témoigne. La seule
expérience nécessaire pour le comprendre et pour en
éprouver la validité est l'expérience interne, de notre
propre âme et des phénomènes quelconques qu'elle
connaît, car un tel système ne demande pas plus que le
cogito pour définir la monade, et l'expérience du
composé pour appréhender le corps. Les principes logiques y ont
non seulement une place, puisqu'on y traite de leur réalité, mais
ils sont également rigoureusement respectés ; ils forment
même une ossature essentielle et fondatrice. C'est donc un système
construit par la rigueur logique puis soumis à l'expérience
commune que Leibniz nous propose, bien qu'il faille souvent dépasser
l'intuition immédiate afin de pleinement en saisir la portée. De
même aucun sujet philosophique ne semble omis bien que notre
exposé ne soit pas rentré dans les détails de chacun.
1.5. Conclusion
Dans le système leibnizien, outre Dieu, l'âme est
première et fonde la réalité de tout le reste. C'est
cependant ce reste qui semble se dévoiler le plus facilement, nous
voyons les corps qui nous entourent avant de concevoir les âmes qui
doivent les constituer. Mais cela tient à un excès d'empirisme
dans nos raisonnements, car la rigueur logique nous fait en
réalité connaître l'âme avant les corps, c'est
là la signification du cogito. La rigueur rationnelle, qui est
plus que le vulgaire empirisme puisqu'elle recherche davantage que des
vérités de fait, nous montre par là qu'il ne peut y avoir
de corps sans âme, ne serait-ce parce que c'est par elle que ces corps
peuvent être connus. Cette expérience des corps étant la
seule que nous ayons, il n'y a que sur elle que nous puissions fonder la
moindre théorie physique. Et Leibniz prend conscience de cette
tâche et tente, avec sa dynamique, de construire une théorie des
corps qui cesse d'omettre l'âme et de la considérer, à la
manière de Descartes, comme quelque chose qui s'y superposerait.
Cette réflexion sur l'essence des corps est de
surcroît alimentée par l'insuffisance qui se constate dans la pure
mécanique. Insuffisance concrète, car ce sont de réelles
et importantes erreurs que Leibniz découvre dans la mécanique
lorsqu'il l'a soumet à l'expérience la plus commune, mais
également insuffisance plus philosophique, car le mécanisme
souffre de ne point satisfaire à certains principes logiques essentiels.
Certaines considérations qui mènent à la
métaphysique et à l'âme ne sont cependant pas tirer des
erreurs de la mécanique mais parfois également de ses
vérités, Leibniz à seulement le mérite de fournir
l'effort pour en tirer des conséquences inédites ou de continuer
des raisonnements qui n'avaient étés arrêtés que par
l'apparence d'une solution.
Dans une autre optique, l'expérience commune aussi bien
que l'expérience scientifique nous montre un monde bien loin des
schèmes cloisonnés de la connaissance humaine. La
métaphysique parle d'entités bien séparées et
classées dans des catégories qui revêtent des attributs
ontologiques alors que l'analyse de la constitution du monde nous le montre
davantage continu, à la fois homogène dans son ensemble et
hétérogène dans tous ses détails, à
l'infini. Leibniz prend la mesure du fonctionnement phénoménal de
notre connaissance, les dénominations et les catégorisations dont
nous sommes susceptibles et qui nous permettent cette connaissance ne devant
pas nous masquer la continuité et l'infinité qui
caractérise le monde. Ce principe de continuité, que Leibniz
pose, lui est d'un grand usage dans la physique mais également dans la
métaphysique comme dans les mathématiques, il n'a d'ailleurs de
valeur que s'il peut ainsi s'appliquer dans tous les domaines
indifféremment. Il n'y a plus de catégories ontologiques car
elles tiennent toutes à notre perception et à l'échelle
à laquelle nous nous situons ; même les esprits commencent
entéléchies et doivent connaître un changement progressif
et continu qui n'est jamais un saut d'une catégorie à une autre.
Bien plus toute catégorie est épistémologique mais peut
tout de même conserver ainsi une certaine légitimité et une
efficacité ; comme le corps, qui n'est qu'un agrégat
phénoménal, possède cependant une certaine
réalité, dans notre perception, dont la réalité est
plus fondamentale.
Cette continuité quintessencielle a également
pour conséquence de former un monde où tout est lié d'une
manière ou d'une autre. Toutes les monades perçoivent toutes les
autres dans le commerce des âmes tandis que tous les corps entrent dans
un certain rapport mécanique avec tous les autres dans le monde
corporel. De même les monades sont dans une harmonie spéciale avec
les corps de sorte que ces derniers symbolisent par leur propre communication
avec l'accord que connaissent les premières. Le monde de Leibniz est un
monde où tout sympathise dans un souci d'harmonie et d'économie,
cela s'observe dans la physique comme dans la philosophie et cela ne peut
être que le fruit d'une intelligence ; en dernière instance,
c'est grâce à Dieu et à ses attributs si tout peut
être ainsi parfaitement lié. C'est également cette
intelligence qui rend le monde intelligible car il n'y aurait rien à
comprendre dans un monde qui n'aurait pas de sens.
Ce principe de continuité est aussi à mettre en
relation avec le concept d'infiniment petit si chère à Leibniz.
Sans celui-ci tout le système peut s'en trouver très dur à
saisir. Il sert aussi bien à justifier le calcul différentiel, en
substituant un point par une distance infiniment petite, qu'à comprendre
ce que peut être la force physique et le mouvement dans un point et dans
un instant. C'est également la seule manière, outre le
cogito, de saisir la monade inétendue et de la rendre
intelligible. Le rapport de cet infiniment petit avec la continuité
tient à ce qu'il permette de comprendre la continuité qu'il doit
y avoir entre des notions d'apparence hétérogènes comme le
repos et le mouvement ou la puissance et l'acte. Pour dépasser ces
catégorisations physiques et métaphysiques il est
nécessaire de penser le repos comme un mouvement infiniment petit et de
n'admettre ni puissance ni acte pur mais seulement une tendance allant de
l'infiniment petit à l'infiniment grand.
La grande originalité que nous attribuons cependant au
système leibnizien reste la primauté qui y est donnée
à l'expression. La réalité fondamentale est
constituée de monades, dont la modalité d'action est un rapport
d'entre-expression. Tout autre type de communication observable n'est justement
qu'observé, toute la mécanique des corps n'est qu'un
phénomène, bien qu'elle témoigne tout de même d'une
certaine efficacité. La transmission de l'information n'est pas permise
par un support matériel, elle est première, ontologique,
basée sur un accord préalable ; c'est le support
matériel qui n'est lui-même qu'une conséquence de cette
interconnexion idéale qui fait l'harmonie entre les monades. Et si cette
information circule instantanément, c'est parce qu'il ne s'agit pas
proprement d'une communication ou d'un transfert, mais d'une concordance
préétablie entre tous les centres de perception que sont toutes
les monades du monde. Tous les phénomènes observables trouvent
leur fondement dans cette information, de la même manière que le
corps a sa raison d'être dans une monade qui le perçoit, que ce
soit son entéléchie dominante dans le cas d'un corps
organisé ou une tierce monade dans le cas de matière inerte. Mais
la monade n'est pas seulement un centre de perception, elle est
également douée d'appétit. Car là encore une
perception ou une information n'est pas soit vraie soit fausse, elle varie du
confus au distinct autant que de l'infiniment petit à l'infiniment
grand ; cette information est donc douée d'une tendance. Puisque
que cette tendance est le fruit d'une pure spontanéité dans la
monade, celle-ci témoigne d'une autonomie très comparable
à la liberté. Cette information suppose une espèce
d'intelligence dans la monade de même que cette spontanéité
appelle à une forme de volonté, donc on peut considérer
toutes les monades comme proprement douées d'intentionnalité,
même si parfois elle peut n'être qu'infiniment peu
développée.
Leibniz eut le mérite de tenir pleinement compte des
avancées scientifiques de son époque, lorsqu'il n'y participait
pas lui-même. Son système était non seulement en partie le
fruit de ces considérations scientifiques, mais également mis
à l'épreuve de ces nouvelles données. La science, et
notamment la physique, a cependant énormément
évolué depuis le dix-septième siècle ! En
quantité de connaissances, mais aussi dans ses modalités
d'acquisition et dans ses axiomes épistémologiques. Ayant
achevé son exposé, nous pouvons désormais reprendre le
système de Leibniz afin de réitérer son entreprise visant
à mettre la théorie à l'épreuve de
l'expérience et d'opérer la jonction entre les
considérations de métaphysique et celles de la science. C'est
donc en abordant ces nouvelles données apportées par la physique
quantique que nous allons tenter d'éprouver le système de Leibniz
pour en estimer l'actuel degré de validité concernant ses
prétentions ontologiques.
2. Exposé de la problématique
quantique
2.1. Introduction
Il est maintenant temps de s'intéresser à la
physique quantique pour réunir tous les éléments
nécessaires pour mettre rigoureusement le système de Leibniz
à l'épreuve. Mais la confrontation du système de Leibniz
et de la mécanique quantique ne peut se faire à armes
égales car, malgré toute l'étendue, toute la
complexité et toute la perspicacité que nous lui attribuons, le
système de Leibniz reste le travail d'un seul homme tandis que la
physique quantique est le fruit du travail de centaines de théoriciens
et d'expérimentateurs pendant un siècle entier. Donc si nous nous
sommes refusé l'exhaustivité dans le premier cas pour des
questions de méthode, entreprendre l'exposé complet de toute la
théorie quantique est non seulement hors de nos capacités mais il
faudrait plusieurs vies d'hommes au meilleur des physiciens ou des
épistémologues pour achever une telle entreprise. Et cela n'est
pas uniquement dû à la masse des travaux qui ont été
fournis dans ce domaine par plusieurs générations de physiciens
mais également au fait que la théorie quantique est
exprimée dans un formalisme mathématique d'une extrême
complexité qui utilise parmi les plus pointus des modèles
mathématiques imaginés. Comprendre tous les rouages de ce
formalisme est donc une prouesse qui nous est inaccessible. Fort heureusement,
une telle compréhension n'est pas nécessaire à l'objectif
que nous nous sommes fixé.
Cet objectif n'est pas l'exposé de toute la
théorie quantique ni de tout son formalisme, mais uniquement de ses
aspects philosophiquement problématiques, afin de pouvoir opérer
ensuite une fructueuse confrontation avec le système leibnizien. Comme
nous allons le voir, si la problématique quantique est clairement
liée aux particularités de son formalisme, elle ne réside
pas dans ses détails et peut être mise en évidence par des
cas types assez simples pour nous être parfaitement accessibles. On peut
voir cependant que, comme c'est également le cas dans d'autres domaines
scientifiques aussi spécialisés, nous devrons accorder une foi
quelque peu aveugle dans les données que nous fournissent les
scientifiques car l'actuelle spécialisation des domaines de recherches
nous empêche d'opérer de réelles vérifications dans
un domaine qui n'est pas le nôtre (d'autant plus que les
vérifications expérimentales demandent des moyens immenses).
Là encore nous pouvons mettre en avant que cela n'est pas gênant
dans la mesure où, si la physique quantique est le sujet de nombreuses
controverses et luttes intestines -sûrement plus que dans toute autre
science d'ailleurs, celles-ci ne portent quasiment pas sur ses aspects
techniques ou sur le contenu de son formalisme. Au contraire la physique
microscopique jouit d'un consensus très fort quand à
l'efficacité opératoire de ses outils mathématiques et
c'est bien davantage sur la question de la signification de ces outils et sur
la nature des objets étudiés que des interprétations
divergentes s'affrontent. D'ailleurs nombreux sont les microphysiciens qui,
pour comprendre des outils épistémiques parfaitement efficaces et
maîtrisés, ont dû se tourner vers la philosophie afin
d'étudier la genèse et la signification de certains concepts
issus de la physique classique qui ne revêtent plus la même
évidence concernant la physique quantique.
Les découvertes de la physique quantique durant la
première partie du vingtième siècle sont souvent
rassemblées sous le terme de `'révolution quantique''. Nous
allons donc commencer par éclairer ce point par l'étude plus ou
moins chronologique de la naissance des concepts quantiques, centrée sur
les questionnements qu'imposent ces découvertes. Nous serons alors en
mesure de déterminer dans quelle mesure et sur quels points la
microphysique peut être qualifiée de révolutionnaire. La
communauté des physiciens ne s'étant pas arrêtée
là et ayant fourni de nombreuses réponses de multiples formes aux
problèmes que soulève la mécanique quantique, nous
tenterons de passer en revue les différents types de solutions
proposés. Ce sera l'occasion d'aborder la façon dont
s'articulent, dans la problématique quantique, les traditionnelles
antinomies que sont l'idéalisme et le réalisme ainsi que
l'opératoire et le théorique. A cette occasion, des questions
majeures d'ordre ontologique et épistémologique concernant la
physique quantique seront abordées.
2.2. Les problèmes posés par la physique
quantique
2.2.1. L'échec des conceptions classiques
Discontinuité et quanta
Tout d'abord il nous faut faire un rapide rappel des acquis de
la physique à la fin du dix-neuvième siècle. La
mécanique newtonienne est toute puissante et universellement reconnue.
La nature fondamentalement corpusculaire de la matière fait plus que
jamais l'unanimité, de même que le déterminisme qui
gouverne son mouvement. La physique électromagnétique
bénéficie également d'une stabilité et d'un
consensus exceptionnels, ayant permis de réunir dans une même
théorie l'optique comme l'ensemble des phénomènes
magnétiques. Il faut également remarquer que presque toute la
communauté scientifique est alors complètement immergée
dans un paradigme atomiste. Il est admis que la matière est
entièrement composée d'atomes, eux-mêmes composés
d'un ou plusieurs électrons en orbite autour d'un noyau, mais surtout de
vide. Cependant certains points concernant l'atome sont encore flous, notamment
les modalités mécaniques qui permettent à un
électron de se maintenir ainsi en orbite autour du noyau. La
thermodynamique, stimulée par la révolution industrielle, est
également très florissante, permettant d'expliquer de nombreux
phénomènes concernant les transferts d'énergie et les
rapports entre interaction moléculaire et évolution d'un
système macroscopique.
Ce sont justement des travaux de thermodynamique qui permirent
à Max Planck, au tout début du vingtième siècle,
d'introduire la constante h qui porte son nom, résultat
traditionnellement pris comme commencement à la physique quantique.
Alors qu'il tente de mesurer le rayonnement du corps noir, c'est-à-dire
la lumière émise par un métal porté à une
très haute température en l'absence de tout autre rayonnement, il
s'avère que l'énergie ne se mesure que par `'paquets''.
L'introduction de la constante de Planck correspond clairement à
l'apparition d'une certaine discontinuité dans les transferts
d'énergie observables. Pourtant Planck n'y voit encore qu'un artifice de
calcul car il partage l'idée universellement admise que l'énergie
peut théoriquement être mesurée dans des quantités
aussi petites que l'on veut.
C'est Albert Einstein qui prend toute la mesure de cette
découverte en supposant qu'à tout rayonnement lumineux
correspondent des `'grains de lumière'' (qui seront plus tard
appelés photon). Il s'agit de la première apparition du
concept de quanta par l'interprétation ontologique que fait
Einstein de la constante de Planck : si l'énergie se transmet de
manière discrète, que des nombres entiers apparaissent
inévitablement à une certaine échelle dans tout processus
de quantification de l'énergie, c'est qu'elle doit avoir une nature
corpusculaire. Par cette supposition, le jeune physicien de vingt six ans
parvient d'ailleurs à résoudre un autre problème majeur
que peinait à solutionner la physique ondulatoire, l'effet
photoélectrique. Il n'est pas nécessaire de préciser la
nature de cet effet mais il faut seulement remarquer que là où la
théorie purement ondulatoire de la lumière ne permettait pas
d'expliquer une bizarrerie de l'interaction entre matière et
lumière, une vision corpusculaire y parvient. En réalité,
Einstein voit dans cette apparition de la discontinuité
l'opportunité de réunifier dans un paradigme unique et
cohérent l'atomisme, qui pose fondamentalement la discontinuité,
et la continuité radicale qui caractérise la formulation
traditionnelle de l'électromagnétisme.
C'est également ce but là qui guide Niel Bohr
lorsqu'il parvient, en utilisant cette même constante de Planck et en
n'admettant que des transferts discrets d'énergie, de rendre compte du
fait qu'un électron en orbite autour d'un noyau atomique ne finit pas
par perdre toute son énergie pour venir s'écraser sur ce dernier
comme le prédit la mécanique de Newton. La théorie qu'il
met en place permet également d'expliquer les transferts
d'électrons qui s'effectuent entre atomes et dont la mécanique
classique ne rend pas compte non plus. Ainsi, de la même manière
que les nombres entiers apparaissent dans les mesures de Planck, seuls
certaines orbites sont permises à un électron, ce qui lui permet
de garder le même orbite sans perdre d'énergie, jusqu'à ce
qu'il émette un quantum d'énergie en passant d'une orbite
à l'autre (qui peut être d'un atome à l'autre). Bohr vient
de créer le concept de saut quantique qui n'est absolument pas
géré par la mécanique newtonienne et par conséquent
met parfaitement en évidence la contradiction qui naît entre un
tel modèle discontinuiste et les fondements de mécanique
classique.
On peut voir comment, à première vue,
l'apparition de la physique quantique correspond à une confirmation du
modèle atomiste autant qu'à l'échec des postulats de la
physique newtonienne. L'idée que la discontinuité puisse
être ontologique a le vent en poupe, mais bientôt des
problèmes théoriques directement liés à cette
discontinuité feront leur apparition.
Ondes et particules
Un des problèmes majeurs soulevés par la
nouvelle théorie quantique est que l'apparition d'une vision
corpusculaire de l'énergie est symétrique celle d'une onde de
matière. Cela ne fut pourtant pas immédiatement évident
dans un contexte où tous les objets de la physique, jusqu'à ce
moment là, appartenaient soit au domaine des corpuscules, soit à
celui des ondes. La conception ondulatoire de la lumière, ainsi
définie avec efficacité par la physique
électromagnétique, entre donc en opposition avec les grains de
lumière de nature corpusculaire de Einstein, qui montrent pourtant eux
aussi leur validité opératoire. C'est Louis de Broglie qui eut le
premier l'idée que des particules élémentaires comme le
photon devaient être pilotées par une onde pour qu'elles puissent
évoluer de cette manière une fois étudiées en grand
nombre. Là encore la rupture avec les conceptions classiques est
radicale car non seulement cette idée d'onde pilote associée
à toute particule matérielle est inédite mais aucune
théorie ne peut à ce moment là en rendre compte. L'aspect
le plus dérangeant d'une telle théorie est apparue cependant
lorsqu'elle fut confirmée expérimentalement par les
expériences de Davisson et Germer et ensuite par d'autres types
d'expériences.
La physique classique connaît un moyen très
simple, par le dispositif des fentes de Young, de montrer si un
phénomène est de nature corpusculaire ou ondulatoire. Il s'agit
tout simplement de placer entre l'instrument émettant corpuscules ou
onde et l'écran capteur un panneau percé de deux fentes. Si on a
affaire à des corps comme des billes, il est aisé pour n'importe
qui de prévoir quelle figure se présentera sur le capteur :
n'apparaîtront sur l'écran capteur que des marques
localisées pour les billes ayant étés lancées dans
l'axe d'une des fentes si seulement l'une des deux est ouvertes, ou dans l'axe
des deux si les deux sont maintenues ouvertes. On ne peut faire la
différence entre les résultats d'une expérience faite avec
les deux fentes ouvertes et l'addition pure et simple des mesures de deux
expériences effectuées une fois avec une seule fente ouverte et
ensuite avec l'autre. Dans le cas d'une onde projetée avec une seule
fente ouverte, l'écran sera marqué d'une manière assez
similaire à un phénomène corpusculaire, dans l'axe de la
source et de la fente. La différence apparaît dans le cas d'une
onde projetée lorsque les deux fentes sont ouvertes : entrant dans
deux fentes différentes l'onde se divise en deux ondes
séparées qui interfèrent alors entre elles dans
l'intervalle qui sépare le panneau de l'écran capteur. Sur ce
dernier apparaissent alors des franges d'interférence qui sont des zones
où l'onde n'a pas été détectée bien que
située dans l'axe entre la source et une fente. En d'autres termes, le
résultat de l'expérience effectuée avec une onde et deux
fentes ouvertes n'aboutit pas aux mêmes mesures que si on effectuait
successivement une expérience avec seulement l'une des deux fentes
ouvertes puis une autre avec la seconde fente et que l'on juxtaposait leurs
résultats. Cette expérience est décisive pour distinguer
les phénomènes corpusculaires des phénomènes
ondulatoires dans la mesure où seulement dans le cas de ces derniers des
franges d'interférences apparaissent.
L'expérience de Davisson et Germer est une simple
transposition de cette expérience à l'échelle quantique
grâce à un canon à électrons. Lorsque les
électrons sont projetés un part un, des marques de même
type que les marques des billes apparaissent sur l'écran capteur,
c'est-à-dire des marques individuelles, bien localisées et sans
franges d'interférence. Cela confirme leur nature corpusculaire car de
telles marques ne peuvent pas être données par des ondes. Mais les
choses se corsent lorsque les électrons sont émis en grands
nombres car des franges d'interférence apparaissent bien qu'ils soient
toujours possibles d'observer des impacts localisés d'entités
corpusculaires. Il semble donc nécessaire de traiter un ensemble de
nombreux corpuscules comme une onde et de lui donner une longueur d'onde ainsi
qu'une fréquence bien que cela soit en totale opposition avec les bases
de la physique classique.
Le plus intéressant et le plus original dans une telle
découverte ce n'est pas tant que la physique a mis en évidence un
nouvel objet aux propriétés inédites, car cela peut
arriver souvent, mais le problème naît que ce nouvel objet est
censé constituer les fondements de toute matière et de tous les
phénomènes que nous observons. Nous ne voyons pas les objets
macroscopiques qui nous entourent se déplacer comme dirigés pas
une onde, pas plus que des corps effectue des déplacements
arithmétiques dans un intervalle de temps nul comme lors d'un saut
quantique. Si la mécanique newtonienne, comme la plupart des
théories de physique classique, est fort intuitive et ne fait que
préciser des notions de mouvement et de corps qui nous sont en
réalité très familières, la physique quantique voit
apparaître des entités et des principes qui semblent totalement
hétérogènes avec notre expérience commune. Bien que
pour l'instant cela puisse être considéré -avec cependant
un manque de rigueur caractéristique- comme une vulgaire
curiosité, une telle distance entre la physique quantique et le sens
commun ne fera, comme nous le verrons plus tard, que s'accentuer.
2.2.2. La construction du formalisme
Fonction d'onde et vecteur d'état
L'idée d'une onde pilote ayant été
posée, il restait pour la prouver à fournir un outil basé
sur la notion d'onde capable de prédire la trajectoire d'une particule.
En effet une telle conception, aussi novatrice et séduisante qu'elle
paraisse, ne peut être rigoureusement adoptée que si elle passe
l'épreuve de l'expérience, c'est-à-dire que ses
prévisions soient avérées lors de constructions
expérimentales appropriées.
Si de Broglie n'avait pas donné de moyen
mathématique pour obtenir de telles prévisions, Edwin
Schrödinger fut celui qui permit cette validation en fournissant
l'équation qui porte son nom. La célèbre équation
de Schrödinger est une équation d'onde, c'est-à-dire qu'elle
permet de décrire et de prédire le comportement de l'onde
associée à toute particule que de Broglie avait mis en
évidence. Pour être exact il faut tout de même noter que
Schrödinger avait d'ores et déjà complètement
abandonné le concept de particule pour ne conserver que celui d'onde.
Cela montre comment une telle association entre onde et corpuscule était
particulièrement difficile à admettre à ce moment
là. Pour Schrödinger, ce que l'on peut observer comme
présentant quelques analogies avec une particule, comme l'aspect discret
des transferts d'énergie, ce sont les minuscules paquets
d'ondes qui y correspondent et qui donnent l'impression ou
l'illusion d'un objet corpusculaire. Ainsi l'électron n'est pas
un corpuscule qui gravite autour du noyau atomique mais une onde centrée
sur celui-ci. Quoiqu'il en soit l'équation de Schrödinger fournit
le moyen, encore utilisé aujourd'hui, de prédire
l'évolution dans le temps des entités étudiées en
physique quantique au moyen de fonctions d'onde.
La conception purement ondulatoire de Schrödinger montra
tout de même ses limites. Plusieurs difficultés liées
à la notion de fonction d'onde furent notées, comme la
prévision de la réaction d'une telle onde lors de collision qui
est en désaccord avec le comportement bien plus proche de celui d'un
corpuscule qui est observé expérimentalement. L'abandon du
concept d'onde permet de faire disparaître ce type de problèmes,
mais, pour d'autres raisons, il est impossible d'y substituer une conception
corpusculaire. Ainsi l'équation de Schrödinger produit ce que l'on
appelle le principe de superposition, c'est-à-dire
que, d'une manière analogue au comportement des ondes classiques, toute
interaction de deux fonctions d'onde produit une nouvelle fonction d'onde qui
réunit les deux premières et reste entièrement soumise au
principe d'évolution de l'équation. Ce principe, non seulement
rend caduque une conception corpusculaire, mais pose également une
difficulté non négligeable à une théorie
ondulatoire : une fonction d'onde évolue dans un espace à
3n dimensions, où n est le nombre de particules
qu'elle décrit (ou paquets d'ondes dans le langage de
Schrödinger).
On doit à Paul Dirac la reformulation du formalisme de
Schrödinger qui est encore beaucoup utilisée aujourd'hui et que
l'on qualifie souvent de point de vue orthodoxe. S'il y est usuellement fait
référence à des particules, c'est davantage de
système dont on parle car un système peut être
composé de plusieurs particules. On ne se prononce d'ailleurs
guère sur le statut de ces particules et sur leur nature fondamentale,
elles ne bénéficient guère mieux que d'une
définition essentiellement opératoire. Le concept de fonction
d'onde est remplacé par celui de vecteur d'état, bien
plus abstrait et neutre concernant la nature de l'objet
considéré, et ces vecteurs d'état évoluent dans des
espaces de Hilbert tout autant abstrait et dotés de n
dimensions, où n est le nombre d'observables du système
(ce qui revient au même que les 3n dimensions de la formulation
précédente et permet de conserver sans problème le
principe de superposition).
On peut dans un premier temps noter que cette reformulation
n'est que la première, et dans un certain sens le modèle
archétypal, des restructurations dont la physique quantique est
perpétuellement l'objet. Les outils mathématiques sont
globalement conservés mais les termes sont changés, plus souvent
pour des raisons de cohérence logique et théorique qu'à
cause de nouvelles données expérimentales. Dans le cas
présent le formalisme évolue vers plus d'abstraction et vers les
aspects consensuels de la microphysique, à savoir les succès
opératoires qu'elle connaît, mais d'autres reformulations plus
discutées et plus nombreuses seront proposées pour orienter la
théorie quantique vers davantage de prétentions ontologiques.
Ainsi certaines idées de de Broglie et Schrödinger, bien qu'ayant
été mises en échec par les difficultés que nous
avons évoquées, seront remises au goût du jour par des
théories tentant de surmonter ces difficultés.
Enfin, malgré le langage parfois corpusculaire de la
formulation orthodoxe de Dirac (avec les références faites
à des particules), on peut remarquer que toutes les précautions
sont prises pour qu'aucun avis ne soit donné sur la caractère
ondulatoire et/ou corpusculaire des entités quantiques. De même
aucune signification ni aucun explication n'est donnée à la
présence dans un tel formalisme d'espaces dotés de plus de trois
dimensions. Ce parti pris permit de construire un formalisme inattaquable et
très efficace mais incapable de fournir un réel discours sur la
nature des choses.
Probabilité et prévisibilité
Voyons comment la théorie quantique, dans sa
formulation orthodoxe, peut être qualifiée de statistique
ou d'ensembliste. Ces expressions peuvent s'avérer trompeuses
dans certaines circonstances mais elles possèdent une part de
vérité que nous allons dégager.
Dans un espace de Hilbert, un vecteur d'état (ou une
fonction d'onde) ne correspond pas rigoureusement à un système
précis mais à un ensemble de systèmes physiques que l'on
peut considérer comme identiques. En d'autres termes, il décrit
un dispositif expérimental reproductible et par conséquent se
définit de manière très opératoire. Cela est encore
plus clair si l'on remarque que la notion de grandeur physique est
remplacée par celle d'observable pour des raisons que nous
éclaircirons ultérieurement. Un vecteur d'état permet donc
de prédire quelle valeur de tel observable sera mesurée, non pas
sur tel système physique, mais sur un ensemble de systèmes. Il
permet donc de calculer une fréquence statistique, c'est-à-dire
le nombre de fois n que la valeur en question sera observée sur
N dispositifs expérimentaux identiques. Dans le cas d'un
système individuel, c'est-à-dire pour un dispositif
expérimental particulier, la prédiction que pouvait fournir le
vecteur d'état en terme de fréquences statistiques devient la
probabilité d'obtenir telle ou telle valeur sur l`observable
mesurée. Une réelle prédiction, c'est-à-dire la
possibilité de prédire que telle valeur sera obtenue ou pas, sur
un système individuel, n'est possible que dans les cas très
particuliers où la probabilité en question est de 1 ou 0.
L'apparition d'une théorie des probabilités en
physique n'a rien d'original, elle est très courante dans toute
entreprise prévisionnelle où les données en possession de
l'expérimentateur sont insuffisantes. En physique classique, les
probabilités sont un palliatif lié à l'absence ou à
l'imprécision de certaines données. Par exemple, si l'on ne peut
mesurer la masse de chacun des éléments d'un ensemble
observé, on prendra une moyenne et on sera alors en mesure de calculer
la probabilité que tel élément de l'ensemble soit dans tel
état. Mais la physique quantique ne dispose de rien d'autre que cette
probabilité, la question se pose alors de savoir à quoi elle
constitue un palliatif car nous ne disposons d'aucun autre moyen plus
précis de quantifier un système microscopique que le formalisme
que nous avons évoqué. De plus, par sa structure
mathématique très particulière en espaces vectoriels avec
un nombre de dimensions variable, la théorie des probabilités
utilisée par la physique quantique est très différente de
celle traditionnellement utilisée dans toutes les autres sciences, dans
un certain sens elle utilise même la théorie classique comme
sous-système. C'est pourquoi le point de vue orthodoxe, afin
d'éviter toute forme de spéculation que les physiciens pourraient
qualifier de manière quelque peu péjorative de
métaphysique, se limite à cette seule formulation abstraite en
termes de probabilités et d'ensembles statistiques, sans pour autant
admettre qu'il s'agit de la seule réalité ou que la
réalité est structurée ainsi.
Schrödinger a introduit son équation d'onde, sans
y introduire le moindre concept de probabilité car il avait
expulsé la notion de particule et avec elle celles de trajectoire et de
position. Dirac, dans la reformulation qu'il en a fait, en
réintroduisant des éléments corpusculaires à la
théorie, a transformé un outil de calcul de l'évolution
d'une onde en outil de calcul des probabilités d'observer une position
ou une trajectoire (ou d'autres observables tout autant corpusculaires). C'est
encore cet usage qui est fait traditionnellement de l'équation de
Schrödinger et qui reste en désaccord avec l'esprit dans lequel
elle a été découverte.
2.2.3. La notion d'observateur
Contrafactualité et contextualité
Définie par un vecteur d'état, une particule se
trouve dans un état superposé lorsque plusieurs valeurs
sont possibles pour l'une de ses observables, c'est-à-dire que plusieurs
possibilités possèdent une probabilité supérieure
à 0. De même une fois que deux particules sont entrées en
interaction, elles doivent être décrites par un seul vecteur
d'état qui n'est pas une simple addition ou un simple produit de leurs
vecteurs d'état respectifs, elles sont alors dites dans un état
enchevêtré.
Par exemple, de deux particules a et b
enchevêtrées, leur vecteur d'état commun nous apprend que
l'une sera observée dans une position x et l'autre dans une position y
quoique, avant toute mesure, nous soyons dans l'incapacité de
déterminer laquelle de a ou de b est dans la position x et de même
pour y. Le vecteur d'état associe une chance sur deux à chaque
particule d'être dans chaque position. Cela nous permet de prédire
avec efficacité que sur un ensemble statistique de n mesures
effectuées sur n paires de particules a et b dans des
dispositifs expérimentaux identiques, on doit observer (si n
est assez grand) une moitié de particules a dans la position x et
l'autre moitié dans la position y et de même pour b. Comme les
prédictions fournies par la mécanique quantique sont vraies,
c'est bien ce résultat que l'on obtient, et on est alors tenté
d'en conclure qu'avant ces mesures la moitié des particules a
étaient bien dans la position x et l'autre dans la position y. C'est ce
qu'on appelle la contrafactualité et ce type de raisonnement ne
pose aucun problème en physique classique comme dans toutes les autres
sciences empiriques.
Cependant ce raisonnement s'expose à de graves
contradictions logiques et mathématiques en physique quantique de sorte
que l'on est obligé d'en conclure que ni a ni b n'avaient avant la
mesure de position prédéfinie. Elles étaient chacune
à la fois en x et en y, ou du moins affirmer qu'elles étaient
chacune dans une seule position n'a tout simplement pas de sens. Les
prévisions de la mécanique quantique portent toujours sur la
valeur qu'aura une observable après la mesure, parler de la
valeur qu'elle a avant est dénué de sens. On doit
à Bohr la première et la plus célèbre formulation
de l'impossibilité de la contrafactualité en théorie
quantique. Il affirme sans complexe qu'une particule n'a pas de position, de
trajectoire ou n'importe quelle autre grandeur physique indépendamment
du contexte qui permet son observation. Cela le rapproche de la position
positiviste tenue par le Cercle de Vienne et qui consiste à ne
définir aucune propriété physique sans préciser le
ou les contextes expérimentaux qui permettent de la
réaliser ; bien que les philosophes de cette obédience aient
été davantage motivés par le souci de limiter tout contenu
cognitif aux possibilités offertes par la logique formelle. On appelle
cette caractéristique très spécifique de la théorie
quantique la contextualité.
Ainsi, si en physique classique plusieurs expériences
complémentaires peuvent en général être librement
associées et leurs résultats ajoutés via quelques
transformations et corrections mathématiques, la physique quantique ne
jouit pas d'une telle liberté. Toute description d'une entité
à l'échelle quantique doit préciser le contexte
expérimental qui a permis son observation. De plus, comme certaines
observables sont mathématiquement incompatibles, les expériences
qui les mettent en lumière le sont également. Enfin l'ordre dans
lequel les différentes mesures son effectuées est primordial.
C'est pourquoi on n'admet aucune grandeur physique existant en
soi mais on définit des observables dans un espace de Hilbert dont les
valeurs propres sont les valeurs que ces observables peuvent prendre lors d'une
éventuelle mesure. Cela explique également que chaque vecteur
d'état correspond à une préparation expérimentale
bien particulière. L'équation de Schrödinger permet alors de
calculer l'évolution d'un vecteur d'état entre le début de
la préparation et le moment où survient l'opération de
mesure.
Le problème de la mesure
Nous allons maintenant voir en quoi l'opération de
mesure revêt un aspect tout particulier en physique quantique, mais
rappelons tout d'abord comment elle est généralement
traitée dans les sciences physiques. L'influence que peut exercer une
mesure sur un système étudié est un fait fort connu des
scientifiques et ceux-ci disposent de moyens très efficaces pour gommer
cette perturbation de leurs résultats. Pour cela une mesure est
considérée comme n'importe quelle action physique et il suffit
qu'une expérience préalable ait pu quantifier cette influence
pour que de simples opérations mathématiques permettent de
restituer en propre ce qui revient au système étudié.
Malheureusement la théorie quantique ne peut, pour plusieurs raisons,
appliquer une telle méthode.
En l'absence de tout observateur, un vecteur d'état est
soumis à une loi d'évolution définie par l'équation
de Schrödinger. Cette dernière permet de tenir compte de
l'influence que peut subir une particule ou un système, de
prévoir les effets d'interactions entre entités microscopiques,
etc. Malgré la forme mathématique très particulière
qu'elle revêt, cette partie du formalisme quantique est presque aussi
bien maîtrisée que toute autre loi d'évolution en physique.
Le problème apparaît avec le principe de réduction du
paquet d'ondes. Comme nous l'avons vu, un vecteur d'état, sauf cas
particuliers, est un état superposé qui définit des
probabilités d'observation, c'est-à-dire que pour une observable,
chacune de ses valeurs propres est associée à une
probabilité comprise entre 0 et 1. Cependant, lorsque le système
sera effectivement mesuré, une seule valeur précise pour cette
observable sera obtenue. Outre l'aléatoire qui caractérise cette
détermination et sur lequel nous reviendrons, nous avons vu que
l'impossibilité de la contrafactualité en physique quantique nous
interdit d'en conclure que l'observable avait bien cette valeur avant qu'un
instrument de mesure rentre en interaction avec lui. Au contraire, la
théorie quantique conventionnelle, qui ne définit un
système que par le formalisme du vecteur d'état car seul celui-ci
s'avère efficace, ne peut tenir compte d'une opération de mesure
que par une modification soudaine du vecteur d'état, qui cesse
d'être dans un état superposé, et au cours de laquelle
toutes les valeurs propres de l'observable tombent à 0, sauf une qui
prend la valeur 1. Tout le problème réside dans le fait qu'une
telle modification du vecteur d'état ne semble pas du tout être
prévisible au moyen de l'équation de Schrödinger.
Non seulement il est particulièrement gênant en
physique que deux principes d'évolution soient nécessaires pour
rendre compte de l'influence que peut subir un système, mais cela pose
un grave problème épistémologique que la séparation
entre les champs d'application de ces deux principes soit aussi floue. En effet
le premier principe définit l'évolution `'normale'' du
système tandis que le second s'applique spécifiquement à
toute opération de mesure. Celle-ci se trouve alors dans en position
d'exception et il est nécessaire d'établir une définition
précise de ce qu'est une opération de mesure, un instrument de
mesure et un observateur. C'est un problème qui a fait couler beaucoup
d'encre et il semble impossible d'obtenir une solution qui ne soit pas
fortement dualiste ou complètement anthropocentrique. Si les plus
positivistes des physiciens peuvent être prêts à faire ce
type de concessions, les scientifiques qui ont foi en une réalité
indépendante de nous ne peuvent que difficilement s'y
résigner.
Il y a cependant un moyen de réunifier ces deux
principes d'évolution pour ne garder que celui de l'équation de
Schrödinger. Comme, après tout, l'instrument de mesure comme
l'observateur lui-même sont effectivement composés de
molécules, d'atomes et donc de particules, il est complètement
envisageable de faire intervenir dans les calculs ces entités
macroscopiques comme des systèmes quantiques composés d'un grand
nombre de particules. L'observateur et son instrument de mesure peuvent donc en
théorie être définis comme un système S ayant un
vecteur d'état qui est un état enchevêtré de toutes
leurs particules. Aussi, lors d'une opération de mesure effectuée
sur le système étudié E, les système S et E entrant
en interaction doivent par la suite composer un grand système G
décrit par un seul vecteur d'état qui est l'enchevêtrement
de toutes les particules de l'observateur, de l'instrument de mesure et de la
préparation expérimentale. Le premier problème qui se pose
alors est que dans ce grand système G, puisqu'il est dans un état
enchevêtré inséparable, il n'est plus possible
d'établir une distinction rigoureuse entre l'observateur, l'instrument
de mesure et le système étudié et cela nous interdit
de déterminer ce qui, des résultats de l'expérience,
revient en propre à chaque élément. Ce point est l'autre
fondement de la contextualité de la physique quantique et explique que
celle-ci ait le plus grand mal à fournir un discours sur la nature des
choses indépendamment de nous. Le second problème est qu'un tel
état enchevêtré est également à coup
sûr un état superposé. Comme seule la réduction du
paquet d'ondes pouvait rendre compte du fait qu'un tel état doit
soudainement changer pour prendre une valeur définie, avoir
expulsé ce principe nous ferme cette possibilité. Nous devons
donc par exemple considérer que, pas plus que la particule, ni
l'observateur ni l'instrument de mesure n'ont de position bien
définie.
Apparaît un problème récurrent de la
physique quantique et que nous avons déjà
évoqué : comment faire le lien entre les lois du monde
macroscopique et celles radicalement hétérogènes du monde
microscopique sachant que les deux théories sont confirmées
expérimentalement mais que la seconde est censée décrire
le détail des éléments de la première ? Pour
illustrer ce point Schrödinger avait fourni un célèbre
paradoxe qu'il est intéressant de résumer ici. Il suffit
d'imaginer une particule qui est dans l'état superposé des deux
états possibles A et B. Un dispositif qu'il n'est pas nécessaire
de décrire a pour conséquence d'émettre un gaz mortel si
la particule est dans l'état A. Accompagné d'un chat, tout cela
est placé dans une boîte fermée afin d'éviter toute
observation pour que l'état en question reste superposé. Un
raisonnement identique à celui du paragraphe précédent
doit nous faire conclure que puisque la particule est à la fois en A et
en B le chat doit à la fois être mort et vivant. Il ne devrait
connaître un état défini que lorsque nous ouvrirons la
boîte et réduirons le paquet d'ondes. La question se pose alors de
savoir d'un côté, si les lois quantiques sont ainsi transposables
aux entités macroscopiques, et de l'autre, puisque la conscience semble
jouer un rôle clé dans la réduction du paquet d'ondes, si
l'observation que le chat effectue spontanément de son propre
état peut suffire. Dans tous les cas le principe de réduction du
paquet d'ondes semble difficile à mettre de côté.
Une célèbre théorie, communément
admise dans la communauté des physiciens, a souvent été
proposée comme solution au problème de la mesure, il s'agit de la
décohérence. Celle-ci montre que l'état de
superposition d'un système quantique est lié à sa
cohérence interne. Là encore nous ne rentrons pas dans les
détails mathématiques d'une telle théorie mais il faut
juste noter qu'elle consiste à prendre en compte, outre celle de
l'instrument de mesure, l'influence de l'environnement. Si dans un dispositif
expérimental de quelques particules il est possible d'isoler le
système de l'environnement extérieur, pour des raisons physiques
liées à leur niveau d'énergie et à la constante de
Planck, il est impossible d'isoler les systèmes macroscopiques de la
sorte. Seul un système isolé peut être dit cohérent
tandis que l'effet qui se manifeste quand on augmente d'échelle est
justement la décohérence. Celle-ci a pour conséquence
d'approcher toutes les valeurs propres d'une observable aussi proche de 0 qu'on
le veut, sauf une qui par conséquent s'approche de 1 de la même
manière. Ainsi, pour les systèmes macroscopiques, l'influence de
l'environnement a pour conséquence de limiter les états de
superposition car en pratique la valeur propre majorée peut être
considérée comme égale à 1 et les autres à
0. Ainsi on tend à expliquer pourquoi les objets macroscopiques nous
apparaissent comme ayant une position et une trajectoire bien définies.
Mais, en toute rigueur, l'état de l'objet reste superposé et
aucune de ses valeurs propres n'a une probabilité d'être
observée de 1. Donc, pour expliquer qu'au moment d'une mesure c'est bien
telle ou telle valeur qui est observée, il est nécessaire de
réintroduire le principe de réduction du paquet d'ondes. La
décohérence est une théorie confirmée par
l'expérience qui a le grand mérite de nous aider à mieux
comprendre le comportement quantique des entités macroscopiques, mais
rigoureusement elle ne résout pas cet épineux problème que
pose l'opération de mesure en physique quantique.
2.2.4. Les grandes violations
Incertitude et indétermination
Si nous avons attribué à Dirac la reformulation
en termes probabilistes de l'équation de Schrödinger, pour
être juste il nous faut préciser que l'on doit à Max Born
la première interprétation de cette équation comme
définissant des probabilités d'observation. Cette
interprétation eut le mérite de résoudre les
problèmes que posait la représentation purement ondulatoire de
Schrödinger mais introduisit une incertitude et une indétermination
gênante dans la physique quantique. Une telle équation,
déterministe concernant une onde, ne peut nous décrire une
trajectoire et même très difficilement une position, seules des
probabilités concernant les résultats de mesure peuvent
être obtenues avec elle.
Il faut noter qu'il ne s'agit pas là d'une simple
incertitude comme on pourrait la constater dans d'autres domaines, où
l'imperfection de nos instruments nous empêche de mesurer avec
suffisamment de précision les grandeurs nécessaires à une
prévision, comme Born l'affirmait, nous ne disposons pas de telles
grandeurs dont la connaissance gommerait l'incertitude en question. Cette
indétermination qui fait que seulement dans de rares cas il est possible
de prédire réellement, c'est-à-dire avec une
probabilité de 1, la valeur d'une variable est une conséquence
directe de la structure mathématique du formalisme quantique. Nous avons
déjà rapidement remarqué qu'en raison de cette
originalité du formalisme de l'espace de Hilbert, certains observables,
n'étant pas compatibles mathématiquement, ne le sont pas non plus
expérimentalement. On doit à Werner Heisenberg d'avoir
prouvé ce point grâce à ses relations d'incertitude
(ou d'indétermination). Ainsi la position et la
quantité de mouvement d'une particule ne peuvent être
simultanément mesurées, pas plus que l'énergie d'un
système et sa durée, du moins la précision de la mesure
d'un des éléments entraîne inéluctablement
l'imprécision du second. Plus généralement, s'il est
possible, lors de préparations expérimentales ne prenant en
compte qu'une seule variable, de déterminer, une fois une
expérience effectuée, le résultat de tout autre
expérience identique que l'on pourra tenter ultérieurement,
dés qu'à un vecteur d'état sont associées plusieurs
variables conjuguées (plusieurs observables sur une même particule
ou plusieurs particules corrélées), seules des
probabilités d'observation pourront être calculées.
Si Born était plus circonspect, Heisenberg
n'hésitait pas à affirmer que « la mécanique
quantique établit l'échec final de la
causalité ». Cette conclusion a cependant subi de nombreuses
et pertinentes critiques, notamment il peut être remarqué que dans
une formulation classique de la causalité : lorsque l'on
connaît suffisamment les conditions, on peut en déterminer les
conséquences, seule la prémisse est remise en cause par le
formalisme quantique, pas la conclusion. En effet, définie ainsi sur la
prévisibilité des phénomènes, le principe de
causalité n'est pas proprement remis en cause par la microphysique, il
est seulement rendu inapplicable. La question de savoir s'il est inapplicable
pour des raisons contingentes liées aux limites de nos facultés
cognitives et/ou à des attributs des choses en elles-mêmes reste
encore de nos jours un sujet de controverse sur lequel nous aurons l'occasion
de revenir.
Toutefois, si l'on peut remarquer qu'un certain
indéterminisme règne sur le fonctionnement des entités
à l'échelle atomique, cela n'évacue par toute forme de
déterminisme de la théorie quantique. Si en général
elle n'est pas en mesure de prédire rigoureusement l'évolution
d'un système particulier, concernant des ensembles statistiques, elle
permet d'obtenir des prédictions ayant le même degré de
précision que ce qu'il est possible d'obtenir concernant des
systèmes physiques classiques. Alors que des variables conjuguées
comme la vitesse et la position d'une particule ne semblent pas satisfaire aux
conditions établies par le formalisme pour obtenir des prévisions
au sens strict, les distributions statistiques de telles variables peuvent
être prédites à l'aide d'un vecteur d'état avec le
même degré de certitude que dans la plupart des expériences
scientifiques. Le principe de succession selon une règle, essentielle
à toute démarche scientifique, peut donc être
conservé dans la mécanique quantique conventionnelle à
condition que l'on ne recherche plus des règles déterministes
concernant des corpuscules, mais concernant des ensembles statistiques. Cela
pose de nouveau la question de savoir s'il est toujours nécessaire de
conserver de telles notions corpusculaires ainsi qu'une nouvelle interrogation
concernant la réalité qu'il faut attribuer à de tels
ensembles statistiques.
L'article EPR et les inégalités de
Bell
L'article fourni en 1935 par Einstein, Podolsky et Rosen,
souvent qualifié de manière abusive de paradoxe EPR, est
sûrement le texte le plus cité de toute la littérature
scientifique. Il faut dire que sa formulation profondément
réaliste mais d'une structure logique difficilement contestable eut
l'audace de s'attaquer à une hypothèse généralement
admise à ce moment là parmi les physiciens quantiques,
l'hypothèse de complétude. Cette dernière affirme
tout simplement que la théorie quantique, puisque n'ayant jamais
(même de nos jours) été remise en cause par une quelconque
expérience, doit constituer une description adéquate de la
réalité. Cette hypothèse, d'inspiration fortement
positiviste, n'est cependant absolument pas nécessaire à
l'efficacité opératoire de la théorie quantique.
Le texte EPR mérite davantage d'être
appelé théorème EPR car il en a bien plus la
structure logique et cette appellation correspond d'ailleurs mieux au
réel dessein de ses auteurs. L'article est donc composé de
prémisses et d'une conclusion et, s'il use d'un exemple particulier
exprimé dans le formalisme quantique, le théorème EPR
ressemble plus à un raisonnement philosophique et
épistémologique qu'à un traité de physique. Ses
prémisses sont d'une grande simplicité et d'une évidence
certaine quoiqu'en partie appuyées sur le sens commun. Il est possible
de les résumer en deux principes. Le premier, qui a été
appelé localité ou séparabilité
einsteinienne bien qu'il ait également été
baptisé autrement en d'autres occasions, est fortement inspiré de
la théorie de la Relativité et suppose juste que, si deux
régions de l'espace sont suffisamment éloignées, puisque
aucune influence plus rapide que la lumière n'est admise, les
évènements qui se déroulent dans l'une sont
complètement indépendants de ce qui se passe dans l'autre. Le
second principe, dit critère de réalité,
spécifie que si l'on peut prédire avec certitude la valeur d'une
grandeur physique, c'est qu'un élément de réalité
physique doit y correspondre. On peut d'ores et déjà constater
comment ces deux principes ne sont guère difficiles à admettre et
peuvent aisément faire l'unanimité sauf chez les plus
idéalistes des épistémologues.
L'exemple utilisé dans l'article EPR pour son
raisonnement peut être remplacé par l'exemple standard que David
Bohm proposa dans la même lignée et qui est d'une bien plus grande
généralité. Il consiste à mettre en jeu une paire
de particules corrélées, c'est-à-dire deux particules
ayant un vecteur d'état commun et générées de sorte
que l'une de leurs observables ait toujours une somme commune ; si l'une a
une valeur de 1 l'autre doit avoir une valeur de -1. Ces deux particules sont
ensuite projetées dans deux régions de l'espace assez
éloignées pour que s'applique la séparabilité
einsteinienne. Les règles de la mécanique quantique
prévoient alors qu'en observant cette observable sur l'une de ces
particules on connaisse sa valeur mais également celle de l'autre
particule. Pour l'instant rien ne semble particulièrement
problématique mais puisque l'on ne doit pas admettre la
contrafactualité, cet exemple, avéré
expérimentalement, signifie que observer l'une des deux particules
réduit le paquet d'ondes, modifie le vecteur d'état commun et
détermine les valeurs des deux particules. Si l'on admet à la
fois l'hypothèse de complétude et le critère de
réalité, il faut en déduire qu'un élément de
réalité physique doit correspondre à chacune de ces deux
valeurs, donc à chacune des deux particules, et que l'opération
de mesure, non seulement influence la particule observée, mais
également celle située dans une région de l'espace
séparée. Autrement dit l'hypothèse de complétude,
la localité et le critère de réalité ne peuvent
tout trois être admis en même temps. C'est ainsi que EPR tenta de
prouver l'incomplétude de la physique quantique et ouvrit la voie aux
théories à variables supplémentaires que nous aborderons
ultérieurement.
Bien après que l'article EPR ait fait couler beaucoup
d'encre, c'est John Bell qui démontra en 1964 une batterie de trois
théorèmes qui fournit réellement de quoi progresser sur
cette question. Ces trois théorèmes possèdent la
même structure, ils posent chacun une série de prémisses
à partir desquelles il est possible de déduire des
inégalités dont on peut montrer qu'elles sont violées par
des prédictions vérifiées de la mécanique
quantique. Ainsi il est possible d'en apprendre beaucoup car ces
prémisses ne peuvent alors pas être conservées ensembles.
Le raisonnement de Bell se place dans la même lignée que le
théorème EPR, philosophiquement en se fixant un but similaire
-prouver l'incomplétude de la mécanique quantique- et
méthodologiquement en adoptant une structure logique sensiblement
similaire. Il a été perfectionné à plusieurs
reprises et dans plusieurs sens par d'autres auteurs de sorte que
désormais, si son interprétation est l'objet de discussion, sa
validité logique fait l'unanimité.
Les théorèmes de Bell posent les mêmes
prémisses que celles d'Einstein, localité et
réalité, ainsi que d'autres toutes aussi simples comme le libre
choix de la mesure par l'expérimentateur et la validité du
raisonnement par induction. Par des raisonnements par l'absurde du même
type que celui de l'article EPR mais bien trop complexes pour être
rapportés ici, les inégalités de Bell montrent
essentiellement que la mécanique quantique, comme toute autre
théorie visant à reproduire les mêmes prévisions,
doit soit abandonner le critère de réalité soit la
localité. En effet, puisque le formalisme quantique est non-local dans
tous ses outils épistémiques, on peut considérer que
celui-ci a une validité strictement opératoire et ne nous informe
absolument en rien sur la nature d'une quelconque réalité
fondamentale, dans ce cas on est encore en droit de supposer que cette
dernière pourrait être purement locale. Sinon, si l'on veut
affirmer que le formalisme quantique correspond, ne serait-ce que
partiellement, à des éléments de réalité, il
faut admettre que cette réalité doit être non-locale,
c'est-à-dire que sont possibles des influences instantanées entre
des éléments de deux régions séparées de
l'espace-temps.
Ce point est d'une importance capitale pour la
compréhension de notre monde et/ou de la nature de notre connaissance
des choses, et il sera d'un grand usage pour la suite de notre étude et
notamment lors de l'analyse des diverses interprétations du formalisme
quantique. Pour le moment il est déjà possible de constater
comment le fait d'adopter une vision positiviste ou réaliste en physique
quantique a une importance dans la structure logique de la théorie alors
que, dans n'importe quel autre domaine scientifique, il ne s'agit que de points
de vue philosophiques qu'il n'est pas nécessaire d'introduire dans les
débats strictement scientifiques.
2.3. Les solutions proposées
2.3.1. La réforme conceptuelle
Les théories à variables
supplémentaires
Il est impossible de fournir ici la moindre description
exhaustive de toutes les théories de ce type qui ont pu être
proposées, c'est pourquoi nous nous contentons d'une rapide description
structurelle et d'un bref et incomplet historique de l'apparition de ces
théories.
C'est à partir du résultat de l'article EPR que
les partisans, comme Einstein, de l'incomplétude de la mécanique
quantique tentèrent de construire une théorie qui devait
dépasser, en l'intégrant, la théorie actuelle pour
proposer les mêmes prédictions tout en rendant compte de
manière plus cohérente du monde. Toutes ces tentatives sont
classées comme théories à variables
cachées, quoique beaucoup d'auteurs préfèrent parler
de théories à variables supplémentaires car si la
première formulation est consacrée par l'usage, la seconde est
moins trompeuse et plus exhaustive. Bell étant de ces physiciens
soucieux de retrouver une description du monde plus proche de ce que peut nous
procurer notre intuition, c'est en travaillant à ce projet qu'il
découvrit ses inégalités. Ces dernières posent
d'ailleurs un cadre essentiel à toute entreprise de ce type, mais un
cadre très restrictif comme nous l'avons vu car il y est établi
qu'une théorie destinée à reproduire les prévisions
de la mécanique quantique tout en revendiquant une description
complète de la réalité doit contrevenir à la
localité. C'est en effet en tentant de contourner ce point que ces
théories furent considérées comme introduisant des
variables cachées. Car la localité au sens de la
Relativité n'interdit pas tout à fait toute forme d'influence
plus rapide que la lumière mais seulement tous les transferts de signaux
plus rapides que la lumière ; ce qui limite toutefois grandement le
type d'influence non-locale permis. Le seul moyen alors de réconcilier
une théorie ayant ce genre de visées ontologiques avec la
théorie de la Relativité est de supposer que les influences
à distance qui y sont possibles doivent correspondre à des
variables qui nous sont complètement inaccessibles. Cependant nombre
d'autres théories à variables supplémentaires introduisent
pour d'autres raisons des variables qui n'ont rien de caché, ce qui
explique le choix de la présente formulation.
Si elles sont regroupées dans la même
école de pensée, c'est que ces théories présentent
un certains nombre de similitudes structurelles et conceptuelles. Elles ont
toutes le même objectif : réinterpréter le formalisme
quantique pour lui donner une signification ontologique. En d'autres termes, il
s'agit de construire une théorie mathématiquement
équivalente au formalisme conventionnel mais qui a prétention
à décrire le réel tel qu'il est en soi,
c'est-à-dire en définissant la nature des objets
étudiés, le statut des particules et des opérateurs
mathématiques, etc. En général d'une construction plus
complexe que la théorie orthodoxe, ces alternatives réutilisent
tout son bagage mathématique permettant la prédiction des
phénomènes, substituent les termes du formalisme pour lui donner
du sens et introduisent de nouveaux outils afin de gérer les variables
ajoutées.
Si l'engouement pour les théories à variables
supplémentaires correspond plus ou moins à l'article EPR, on peut
remarquer que la première construction de ce type fut la
théorie de l'onde pilote que de Broglie proposa dans les
années vingt, avant même que s'établisse le point de vue
conventionnel en physique quantique que nous avons évoqué et que
ces théories doivent remplacer. Bohm repris cette théorie
à la suite de l'article EPR dans la perspective einsteinienne de
compléter la physique quantique et Bell entreprit la synthèse et
l'actualisation des travaux des deux physiciens dans une même optique. On
peut sans trop de risque affirmer que la théorie de l'onde pilote, ainsi
augmentée et raffinée, est l'archétype d'une
théorie à variables cachées et nous permet d'en donner un
bon exemple. Cette théorie consiste à supposer l'existence d'une
fonction d'onde de l'Univers qui piloterait toutes les particules de
l'Univers. Chacune d'entre elles possède alors position, vitesse et donc
trajectoire, ce qui nous réconcilie avec des conceptions
familières. Les particules sont alors des existences fondamentales qui
possèdent une persistance ontologique, de même que cette fonction
d'onde qui définit le potentiel quantique tout aussi
réel de chaque particule. C'est ce potentiel, comparable à un
champs de force et donc lui aussi susceptible d'une compréhension
relativement intuitive, qui détermine les particules à parfois
adopter un comportement si particulier, comme les franges d'interférence
dans l'expérience de Davisson et Germer. Ce qui provoque alors les
nombreux problèmes épistémologiques que nous avons
remarqués, c'est le fait déjà constaté qu'une
fonction d'onde ou un vecteur d'état décrivant plusieurs
particules enchevêtrées n'est pas la somme ou le produit des
vecteurs d'état de toutes ces particules. Comme nous ne pouvons
connaître et quantifier en détail le vecteur d'état du
système qu'est l'Univers, nous en sommes réduit à ne
considérer que des sous-systèmes de celui-ci et leurs vecteurs
d'état respectifs qui ne contiennent par conséquent pas toutes
les informations permettant de décrire le comportement des particules
qui y évoluent. De même l'influence de l'observateur que l'on peut
considérer concernant le problème de la mesure se résout
par le fait que nous aussi, observateurs, nous sommes composés de
particules pilotées par la fonction d'onde de l'Univers et donc
enchevêtrées avec toutes les autres.
A l'instar de la théorie de l'onde pilote, on peut en
général remarquer que les théories à variables
supplémentaires, pour donner une interprétation ontologique
à la physique quantique, réaménagent son formalisme pour
réintroduire, sauvegarder ou renforcer des concepts classiques qui
avaient étés plus ou moins abandonnés et notamment des
conceptions corpusculaires. C'est par là même que de telles
théories présentent un intérêt et un attrait
certain, elles ont l'avantage d'offrir une description du monde quantique qui
satisfasse à la grille de lecture classique avec laquelle nous avons
tendance à raisonner. Nous allons maintenant voir qu'elles ont
à faire face à un certain nombre de difficultés qui ne
peuvent être négligées.
Les difficultés
Outre les théories à variables
supplémentaires qui doivent être abandonnées car des
erreurs mathématiques et logiques ont pu être
décelées dans leur formulation, des difficultés
très particulières d'ordre épistémologique et
conceptuel sont communes à toutes les théories de ce type qui
présentent pourtant une validité incontestée sur le plan
logique.
Premièrement il nous faut rappeler le commerce
très spécial que doit entretenir toute théorie à
variables supplémentaires avec la Relativité en raison des
inégalités de Bell. Même s'il est possible de trouver des
astuces structurelles qui permettent de réconcilier les deux par une
légère modification du formalisme quantique ou de la
Relativité, il demeure qu'en poursuivant son objectif de proposer une
alternative à la mécanique quantique conventionnelle à
l'aide de conceptions classiques, toute théorie à variables
supplémentaire doit introduire une non-localité fortement contre
intuitive. Aussi, si en effet une théorie à variables
cachées permet une description plus intuitive des
évènements du monde microscopique dans des cas simples ou des
exemples types, l'équivalence avec le formalisme orthodoxe à
laquelle ces théories doivent souscrire leur fait perdre toute cette
simplicité dans des cas plus complexes, notamment lorsque augmente le
nombre de dimensions de l'espace abstrait dans lequel évoluent les
vecteurs d'état. On est donc en droit de penser que la cohérence
que semble présenter ce type de théories pour rendre compte du
monde quantique ne tient qu'à une efficacité pédagogique.
La simplicité basée sur l'usage de termes classiques comme ceux
de corps, position et vitesse dont ces théories peuvent faire preuve
pour expliquer le comportement d'une particule se dissout progressivement
lorsque le cas considéré se complexifie.
De telles théories à variables
supplémentaires présentent également une difficulté
liée au fait même qu'elles aient pour but de fixer la nature
fondamentale des existants du monde quantique, difficulté qu'elles
partagent avec d'autres travaux théoriques à visée
ontologique dans d'autres domaines scientifiques. En effet, une fois que la
théorie a déterminé et décrit les
éléments de réalités qui correspondent aux
phénomènes quantiques, une rigidité a été
introduite qui peut poser un certain nombre de problèmes conceptuels
dés que de nouvelles données expérimentales sont
apportées. De nouvelles avancées scientifiques peuvent alors
sonner le glas d'une théorie à variables supplémentaires
comme la théorie de Relativité remit en cause l'existence (mais
pas l'efficacité) des champs de gravité newtoniens car le type
d'existants fondamentaux qui avait été postulé se trouve
impossible à conserver dans la nouvelle théorie. Ainsi, si la
théorie conventionnelle, essentiellement opératoire, se garde de
ce type de problèmes car elle s'abstient de se prononcer sur la nature
des objets étudiés, une théorie qui a prétention
à décrire la réalité fondamentale ne peut qu'avoir
une postérité bien incertaine.
Un problème bien plus radical et plus spécifique
à la physique quantique caractérise toutes les théories
à variables supplémentaires qui ont pu être construite. Si
toutes ces théories, pourvu qu'elles soient correctement construites,
reproduisent toutes les prédictions permises par la mécanique
quantique, aucune n'a jamais fourni une prédiction
vérifiée qui ne puisse être fournie par la théorie
quantique conventionnelle. Autrement dit aucune n'a pu fournir la moindre
preuve expérimentale de sa supériorité sur le
modèle orthodoxe. D'autant plus que les théories à
variables supplémentaires, puisque d'une construction
mathématique plus complexe, ont toujours plus de mal à assimiler
de nouvelles données fournies par l'expérience. Par
conséquent ces théories ne peuvent avancer que leur clarté
conceptuelle et leur efficacité pédagogique pour soutenir leur
supériorité. Cela est particulièrement symptomatique si
l'on considère que parmi les multiples modèles à variables
supplémentaires qui ont pu être proposés et qui
présentent chacun une parfaite cohérence interne, aucun n'a pu
présenter d'argument décisif pour montrer sa
supériorité sur les autres. Ainsi, même le physicien
soucieux d'adhérer à une théorie décrivant le
réel fondamentalement aurait bien du mal à discriminer parmi tous
les modèles disponibles.
Nous ne pouvons donc en toute rigueur, c'est-à-dire
uniquement sur la base d'arguments rationnels, adhérer à aucune
de ces théories à variables supplémentaires. Mais,
à la suite de Bernard d'Espagnat, nous pouvons tout de même
considérer ces modèles comme de bons « laboratoires
théoriques » permettant de mieux analyser les enjeux
ontologiques et épistémologiques que présente le
formalisme quantique. Comme exemple ou contre-exemple, de telles constructions,
visant à décrire avec un maximum d'objectivité le monde
quantique, permettent d'éviter certaines conclusions et
généralisations hâtives à partir de données
expérimentales qui pourraient être interprétées de
diverses manières.
2.3.2. Les problèmes ontologiques
Le concept de corps matériel
Quel que soit l'objectif du physicien, qu'il ait une
véritable volonté théorique visant à décrire
les choses en soi ou qu'il se cantonne à un travail opératoire et
à l'établissement de règles de prédiction
efficaces, certaines questions d'ordre ontologique ne peuvent être
ignorées car elles doivent inévitablement se poser au
scientifique qu'il soit d'inspiration plutôt réaliste ou
plutôt positiviste. Ainsi la question de savoir si le concept de corps
matériel doit être conservé en physique quantique est
inévitablement posée car quelle que soit l'obédience du
discours, il fait invariablement référence à des objets
précis dont la nature doit, à un moment ou à un autre,
être traitée. Même si l'on estime que la nature des objets
étudiés en physique quantique ne peut être fixée, on
a d'ores et déjà admis que le concept de corps matériel
n'y a plus l'évidence qu'il revêt dans la physique classique.
Pour reprendre le propos de l'épistémologue
Michel Bitbol, en toute rigueur il n'est pas possible de retrouver en physique
quantique le type d'invariants dont l'on dispose en physique classique comme
dans la vie courante et qui nous permettent de faire usage en toute
légitimité du concept de corps matériel. Si l'on
définit comme lui un corps matériel comme « un secteur
d'espace tridimensionnel objectivé par la détermination d'effets
locaux invariants sous un ensemble de changements
réglés », ni une localisation précise ni aucun
effet particulier ne nous sont disponibles pour justifier l'usage en
mécanique quantique d'une telle notion corpusculaire. De même,
quelle que soit la théorie de la référence
utilisée, les conditions nécessaires à une objectivation
ne sont pas réunis, que ce soit des procédures de suivi ou des
modalités trans-temporelles de réidentification. Mais les
pères fondateurs de la microphysique ne s'y sont pas trompés en
faisant preuve d'une grande prudence, dés la naissance de la physique
quantique, quand à la nature des entités étudiées.
Ainsi Schrödinger abandonna très tôt le concept de
corpuscules dés lors qu'il n'était plus possible d'avoir de
position et de trajectoire clairement définies. Ce sera Bohr qui ira le
plus loin en affirmant que l'on est réduit à décrire des
dispositifs et des résultats expérimentaux et que les
hypothétiques propriétés de corps existant
indépendamment de toute observation nous sont inaccessibles et n'ont
même aucun sens.
Cependant, malgré son caractère
particulièrement opératoire, la théorie quantique, dans sa
formulation orthodoxe, n'est pas exempte de considérations
corpusculaires. Il y est constamment fait référence à des
particules mais dont on n'exige pas que leur description réunisse tous
les éléments nécessaires à une objectivation
rigoureuse du type de celle d'un corps matériel et dont on ne s'attend
pas à ce qu'elles reproduisent tous les comportements
généralement associés à une entité
corpusculaire. Ainsi une particule possède une position et une vitesse
bien définies, mais uniquement lors d'une mesure et jamais
simultanément. Cet usage d'une notion très proche de
l'idée d'un corps matériel mais qui n'en présente que peu
de caractéristiques est symptomatique, non seulement du flou qui
caractérise les objets étudiés dans la physique quantique
conventionnelle, mais également de l'impossibilité d'y utiliser
le concept intuitif de corps matériel dont nous disposons.
En général les théories à
variables supplémentaires s'attachent à restaurer pleinement
toutes les conditions nécessaires à l'usage d'un tel concept.
Cependant cela se paye d'un coût épistémologique
très lourd car, outre la non-localité qui doit être admise,
des variables inobservables empiriquement doivent être acceptées
pour que l'on puisse continuer à parler des particules comme de petits
corps matériels disposant en permanence d'une position, d'une vitesse,
d'une trajectoire, etc. Cela se rajoute aux difficultés que nous avons
traitées précédemment et nuit grandement à leur
crédibilité car c'est par des invariants qui ne correspondent
à aucune donnée observable, donc à aucune modalité
référentielle, qu'une stabilité suffisante est
trouvée pour redonner du sens au concept de corps matériel.
Pourtant, dans nombre d'expériences, il est possible d'effectuer des
observations enchaînées ou des détections
coordonnées de sortes que l'on puisse constater des impressions
de trajectoire concernant une particule, mais, en raison des relations
d'incertitude d'Heisenberg, seule l'introduction de données
supplémentaires non-empiriques permettent d'en conclure logiquement
à la présence localisée, même en l'absence de
mesure, de la particule en chacun des moments de la trajectoire. Cette survie
artificielle de notions corpusculaires inutiles au formalisme, pour son
efficacité prédictive, peut alors rapidement passer pour une
simple astuce conceptuelle, voire un vulgaire réflexe défensif,
de la part des ultimes partisans de la réalité fondamentale des
corps matériels. Nous avons cependant déjà remarqué
que même si l'on n'admet aucune théorie à variables
supplémentaires, il est possible de leur trouver une grande
utilité épistémologique. Quoiqu'il en soit, même un
modèle à variables cachées est obligé d'admettre le
comportement souvent fort contre intuitif des particules et la présence
d'autres entités réelles et non corpusculaire comme des
potentiels ou champs quantiques pour rendre compte de ces bizarreries.
Il arrive que les interprétations de la théorie
quantique dites statistiques ou stochastiques soient
présentées comme résolvant la question de la nature des
entités du monde microscopique. Une telle interprétation part du
fait que le formalisme du vecteur d'état et de l'espace de Hilbert est
une description complète et adéquate d'ensembles statistiques de
systèmes physiques. La parfaite prédictibilité dont fait
preuve le formalisme quantique au sujet de distributions statistiques suscite
en effet l'unanimité, pourtant diverses interprétations
basées sur cette certitude sont envisageables. Ainsi on ne peut
considérer ni les vecteurs d'état ni les ensembles statistiques
comme réels tout en leur restituant la complète validité
opératoire qui leur est due, ou considérer le formalisme
quantique comme une description complète et adéquate de la
réalité à condition que ces ensembles statistiques
constituent des entités réelles. Dans le cadre de la
première hypothèse il est alors possible, dans une optique
réaliste, de construire sur cette base une théorie à
variables supplémentaires qui assigne à chaque système
individuel toutes les propriétés d'un corps matériel en
considérant qu'ils ne sont pas soumis individuellement aux
étrangetés de ce formalisme. Mais il est également
acceptable, sur la même base, de tenir un discours d'inspiration
positiviste où cette seule efficacité opératoire est
considérée comme suffisante et où le concept de corps
matériel n'est plus alors nécessaire. La seconde
hypothèse, si elle n'établit pas quelle est la nature des
entités qui composent les ensembles statistiques, a cependant le
mérite de sauvegarder le déterminisme, car s'il ne s'applique pas
aux systèmes individuels, il reste complètement opérant au
sujet de ces ensembles. Il faut tout de même remarquer qu'une
interprétation positiviste qui ne se prononce pas sur la nature des
entités individuelles, contrairement à une théorie
stochastique à variables supplémentaires, reste condamnée
à invoquer le principe de réduction du paquet d'ondes pour rendre
compte qu'à chaque mesure on observe sur chaque système
individuel des valeurs bien définies. Dans tout les cas, si les
interprétations statistiques du formalisme quantique permettent de
construire de cohérentes théories à variables
supplémentaires et peuvent expliquer l'efficacité
opératoire de la physique quantique concernant des distributions
statistiques, elles n'apportent pas vraiment de réponse au
problème ontologique posé quand au maintien ou non du concept de
corps matériel pour le monde microscopique.
Ainsi on peut voir clairement que pour expliquer la
théorie quantique comme pour prouver son efficacité, celle-ci n'a
absolument pas besoin de notions corpusculaires. Cependant, comme Bitbol le
suggère, si de telles notions sont maintenues dans le langages de la
plupart des physiciens c'est peut-être parce qu'elles sont
nécessaires pour conserver un lien entre ce formalisme si particulier et
l'expérience commune qui est la nôtre et dans laquelle nous
pouvons en général toujours compter sur des entités
spatialement bien localisées et dont le suivi ne pose guère de
problème.
Le statut de la conscience
Il nous faut maintenant revenir au problème de la
mesure que nous n'avons fait que poser précédemment et notamment
sur le statut particulier que le principe de réduction du paquet d'ondes
semble donner à l'observation et donc à la conscience. Dans une
perspective réaliste ce problème du statut de la conscience est
très grave car il devient alors très complexe de construire une
description objective de la réalité indépendante. Mais le
physicien positiviste doit également être gêné par ce
statut très particulier et très important qui est donné
à l'influence de l'observateur dans toute opération de mesure car
il empêche à première vue de trouver une équation
prédictive purement déterministe concernant les résultats
de mesures possibles sur un système individuel. La question est donc de
savoir si la théorie quantique donne vraiment un statut exceptionnel
à la conscience ou s'il est possible de retrouver une description
purement physicaliste du réel qui réutilise le même
formalisme.
Dans un premier temps il faut remarquer que la plupart des
théories à variables supplémentaires, dans l'optique d'une
description cohérente du réel, évacuent
complètement le principe de réduction du paquet d'ondes, et donc
toute intervention de la conscience. Pour cela elles supposent
généralement que toutes les observables d'un système ont
toujours des valeurs bien définies bien qu'elles ne soient pas
données par son vecteur d'état. Dans ce cas l'opération de
mesure, comme dans toutes les autres sciences, ne fait que dévoiler une
donnée préexistante et le vecteur d'état, qui n'est pas
plus une description complète du système, n'est actualisé
que grâce à l'apport de cette nouvelle donnée comme dans
tout fonctionnement probabilistique en physique classique. Cependant nous avons
déjà assez précisé les problèmes
épistémologiques que soulèvent les théories
à variables cachées pour que nous ne nous suffisions pas des
solutions qu'elles proposent et qui ne sont de toute manière pas
admissibles dans une optique positiviste.
Nous devons tenter d'éclaircir le problème
posé par le statut de la conscience dans le strict cadre de la
théorie quantique conventionnelle. Partons pour cela de la
célèbre théorie des états relatifs
proposée par Hugh Everett. Celle-ci évacue complètement le
principe de réduction du paquet d'ondes mais d'une manière
très particulière : il n'est pas question de supposer pour
cela des valeurs prédéterminées aux observables du
système, bien au contraire, même après la mesure, ces
observables ne sont toujours pas considérées comme ayant des
valeurs déterminées. Pour se passer ainsi de la réduction
du paquet d'ondes et résoudre le problème de la mesure, la
théorie des états relatifs se propose de traiter la conscience
comme une propriété purement physique de l'observateur,
lui-même conçu comme un automate de sorte qu'il n'y ait aucune
différence entre lui et n'importe quel autre instrument de mesure.
Ainsi, après l'interaction, entre un observateur et un système
étudié, que nous appelons communément opération de
mesure, le grand système composé de leur combinaison se trouve
dans un état enchevêtré, et superposé car il n'y a
pas eu réduction du paquet d'ondes. L'observateur, comme tout
système quantique dans la théorie orthodoxe, est alors
considéré comme étant dans plusieurs états en
même temps. Mais comment expliquer alors l'unicité que nous
observons perpétuellement à propos de la valeur d'une observable
mesurée aussi bien qu'au sujet de notre propre conscience ? La
théorie des états relatifs montre comment il découle
directement des règles de la mécanique quantique que les
différentes `'branches'' du vecteur d'état du système
total, qui correspondent chacune à un état précis, ne
communiquent pas entre elles et sont individuellement cohérentes. En
réalité, selon cette théorie, lors d'une mesure, nous
observons toutes les valeurs possibles de l'observable considérée
mais dans autant d'états de conscience qui ne communiquent pas entre
eux. On comprend alors bien comment la théorie de Everett a pu
être à la base de la tout aussi célèbre
théorie des mondes multiples de Bryce De Witt. Toute
opération de mesure crée plusieurs ramifications qui peuvent
cohabiter sans encombre en raison du cloisonnement qui les caractérise.
Etant donné le nombre de consciences et de mesures effectuées
dans l'univers on peut imaginer un nombre astronomique et en augmentation
constante pour ces ramifications. Le concept des mondes multiples vient tout
simplement de l'idée, que l'on ne peut ni réfuter ni prouver,
qu'à la création d'une ramification doit correspondre celle d'un
univers correspondant de sorte que le nombre des univers parallèles doit
lui aussi être dans une augmentation constante. Aussi étrange
qu'elle puisse paraître, la théorie des états relatifs est
logiquement très cohérente et permet d'expulser efficacement le
principe de réduction du paquet d'ondes sans introduire de
données inobservables. Que l'on considère son modèle comme
valide ou non, le coup de génie d'Everett demeure qu'il ait songé
à faire glisser le problème de la mesure de considérations
physiques à une conception davantage psychologique, tout en admettant
comme valide l'essentiel des règles de la mécanique quantique
conventionnelle. Cependant, dans l'analyse que d'Espagnat a pu en proposer, il
est possible de remarquer que la théorie des états relatifs peine
quelque peu à donner un statut à la mémoire de
l'observateur et qu'il est nécessaire pour régler ce point de
retomber sur un certain dualisme car l'état de conscience de
l'observateur est alors une propriété particulière soumise
à un régime spécial. Dans ce dernier cas, si la
théorie des états relatifs a le mérite de refuser à
la conscience une quelconque influence lors de l'opération de mesure,
elle ne parvient pas tout à fait à lui enlever son statut
particulier.
Quelle que soit la tournure dans laquelle nous prenons le
formalisme quantique orthodoxe, on doit inévitablement constater que les
notions d'observation et d'observateur ne peuvent en être
expulsées. Etant donné que toute forme d'observation suppose une
conscience correspondante et que toute formulation de loi en physique quantique
conventionnelle ne peut manquer de faire appel à ce concept
d'observation, une vision matérialiste de la théorie quantique du
type de celle habituellement adoptée en physique classique,
c'est-à-dire éjectant complètement toute
référence à l'esprit humain, n'est tout simplement pas
envisageable. Et cela est tout à fait indépendant du
problème posé par la réduction du paquet d'ondes car par
exemple la règle de Born, qui sert à calculer la
probabilité que telle valeur soit mesurée sur telle observable,
ne peut être transformée en une règle nous permettant de
déterminer la valeur que telle observable a avant la mesure que si l'on
se place dans le cadre d'une théorie à variables
supplémentaires. Donc soit on prend le formalisme dans sa mouture
orthodoxe et on est alors dans l'incapacité de tenir l'habituel discours
scientifique et physicaliste, soit on adhère à l'une des
théories à variables cachées mais, en admettant ainsi des
données non-empiriques, on s'expose à l'accusation scientiste,
habituellement réservée aux théories les moins
matérialistes, d'accepter des hypothèses métaphysiques.
Comme le remarque Bitbol, cette irréductible présence de
l'expérimentateur dans la formulation de la théorie quantique
fera rappeler à Bohr ce fait, pourtant déjà
remarqué par la tradition philosophique mais oublié dans la
construction de la méthode scientifique, que « nous sommes
aussi bien acteurs que spectateurs dans le grand drame de
l'existence ».
2.3.3. La critique épistémologique
La victoire du positivisme
L'inéluctable présence dans la théorie
quantique des notions d'observation et d'observateur, et donc la
nécessité de préciser dans toute description scientifique
d'un phénomène les conditions expérimentales de son
apparition, peut dans une large mesure être vue comme une victoire d'un
point de vue positiviste dans la physique moderne. En effet, dans sa
formulation conventionnelle, la mécanique quantique, en raison notamment
de la contrafactualité et de la contextualité, ne peut fournir un
discours portant sur des objets existant en eux-mêmes. Seuls des
dispositifs expérimentaux précisant à chaque fois les
procédés d'émission et de mesure employés peuvent
être décrits par des vecteurs d'état et donc être
susceptibles de fournir des prédictions. De même ces
prédictions ne peuvent être exprimées qu'en termes de
mesures futures, jamais comme portant sur des états de fait
indépendants de tout observateur.
Il est intéressant de remarquer que ce ne sont pas les
modalités d'assertabilité qui n'ont pu aller plus loin que le
cadre opératoire de l'expérimentation, mais, bien plutôt,
est-ce la volonté théorique et réaliste qui
caractérisait l'essentiel des pères fondateurs de la physique
quantique qui s'est trouvée en échec face à ces nouvelles
données expérimentales. Cette victoire que l'on peut attribuer
à l'opérationalisme tient donc au fait que les grilles de lecture
théoriques avec lesquelles les physiciens ont tenté d'extraire
spontanément les phénomènes quantiques des conditions de
leur apparition se sont montrées inappropriées. L'aspect bien
trop original de cette nouvelle classe de phénomènes a conduit
les scientifiques à contrevenir à un point de méthode
essentiel dans toute construction théorique. Ainsi, en reprenant de
nouveau l'analyse de Bitbol, faut-il en général isoler des
invariants, pouvant être reproduits et réidentifiés, comme
condition d'une objectivation suffisante pour établir la nature des
objets étudiés. C'est donc parce que le concept de corps
matériel est utilisé sans que les conditions nécessaires
au degré d'objectivité qu'il sous-entend ne soient réunies
qu'il se montre inapproprié pour décrire le monde quantique
convenablement. Schrödinger avait bien constaté ce point lorsqu'il
décida d'abandonner le concept de particule, quoique sa vision
ondulatoire ait également montré le même genre de limites.
On est, dés lors, en droit de penser que si la totale
efficacité expérimentale d'un usage purement opératoire de
la mécanique quantique provoque nombre d'incohérences dans le
cadre de la conception corpusculaire qui est toujours celle de la
majorité des physiciens quantiques, c'est parce que cette conception est
tout simplement inappropriée. Si l'on peut donc accorder une certaine
victoire à l'opérationalisme dans la mesure où seule dans
ce strict cadre la mécanique quantique se montre pleinement
cohérente, cela n'est pas exempt de possibles conclusions d'ordre
ontologique. Le fait qu'une conception corpusculaire, pourtant d'une
efficacité rarement égalée avec la mécanique
classique, se montre inappropriée à une échelle
microscopique est une information d'une portée et d'une profondeur
difficilement contestable pour quiconque s'intéresserait à la
structure fondamentale du réel. La négation du modèle
corpusculaire a un pendant positif en limitant d'une manière ou d'une
autre le type de construction théorique envisageable pour rendre compte
du monde.
Enfin, s'il est indéniable qu'une attitude positiviste
est celle qui résiste le mieux aux grandes problématiques sur
lesquelles butent les différents modèles théoriques
construits pour rendre compte de la mécanique quantique, cela tient
peut-être au fait qu'une telle démarche est tout simplement
beaucoup moins exigeante quant aux objectifs de la science. Ce n'est pas en
déclarant forfait sur des questions d'ordre ontologique qu'on les
résout, et encore moins que l'on prouve qu'elles sont insolubles.
Réalité empirique et réalité
indépendante
Malgré le nombre et la variété des
tentatives de théories à visée ontologique qui ont pu
être proposées, du type de celles à variables
supplémentaires ou d'autres sensiblement similaires, aucune ne s'est
montrée décisive et on est alors tenté d'en conclure qu'il
est impossible de construire la théorie décrivant le
réel tel qu'il est indépendamment de nous. Pourtant, nombreuses
sont les théories de ce genre qui présentent une description
cohérente de ce réel. Pour éclairer ce point nous allons
reprendre une vieille distinction que l'on pourrait établir sous la
forme du réel et du sensible, qui a connu ses lettres
de noblesse dans la dualité kantienne des
phénomènes et des noumènes, mais dont
nous emploierons les formulations, empruntées à d'Espagnat, de
réalité empirique et réalité
indépendante. Ces deux derniers termes ont le mérite de
pouvoir tout deux et sans ambiguïté être qualifiés
d'objectifs car d'Espagnat distingue deux types d'objectivité, l'une
faible et l'autre forte. Un énoncé est dit
objectivement faible s'il reste vrai pour n'importe qui indépendamment
des particularités individuelles. Il est objectivement fort s'il
décrit le réel tel qu'il est indépendamment de tout
paramètre humain. Le premier type d'objectivité est le
critère de la réalité empirique tandis que le second est
celui de la réalité indépendante. Il est à noter
que l'objectivité faible se distingue de la pure est simple
subjectivité dans ce sens qu'elle porte sur ce qui des
phénomènes est commun à toute subjectivité et doit
donc nous permettre de trouver le type d'invariants nécessaire, selon
Bitbol, à une rigoureuse objectivation.
Au terme de l'analyse qu'il fournit de la physique quantique
en tant que physicien mais aussi comme épistémologue, à
partir notamment de plusieurs arguments que nous avons déjà
évoqués, d'Espagnat refuse au discours scientifique toute
prétention à accéder à l'objectivité forte
et donc à porter sur la réalité indépendante.
L'ultime raison qu'il invoque tient au fait qu'une théorie visant
à décrire la réalité indépendante à
l'échelle quantique devrait en toute rigueur se mettre en accord avec la
théorie de la Relativité. Nous avons déjà vu que
cela est envisageable malgré de lourdes difficultés. Cependant la
Relativité telle qu'énoncée par Einstein est à
objectivité faible car elle fait d'explicites et capitales
références aux points de vue des observateurs. Pour proposer une
théorie quantique relativiste à objectivité forte il faut
donc modifier la théorie de la Relativité pour qu'elle soit elle
aussi à objectivité forte. Cela est possible mais
nécessite que l'interdiction faite à la transmission de signaux
à une vitesse plus rapide que la lumière se transforme en
l'interdiction de toute influence plus rapide que la lumière. Comme nous
avons vu que les inégalités de Bell impliquent que toute
tentative de description du réel tel qu'il est à l'échelle
quantique, donc à objectivité forte, doit admettre une
non-localité en désaccord avec l'interdiction que nous venons
d'évoquer, on peut alors en conclure que toute tentative de construction
d'une théorie quantique relativiste à objectivité forte
est vouée à l'échec. En d'autres termes cela peut
être vu simplement comme l'échec du critère de
réalité tel qu'énoncé dans l'article EPR.
Dans cette optique, la physique porte uniquement sur la
réalité empirique et la mécanique quantique
conventionnelle peut être considérée comme une description
appropriée de cette réalité à l'échelle
microscopique. A cette condition la physique peut garder, pour parler du monde
quantique, un langage qui ne soit pas exclusivement opératoire si le
caractère empirique de la réalité décrite est
précisé en avant-propos. La réalité
indépendante est quand à elle jugée inaccessible, ce qui
amène d'Espagnat à la qualifier de réel
voilé. Cette formulation est toutefois une manière de
mitiger son discours dans le sens où il admet que le contenu de la
physique quantique nous donne des indications structurelles mais très
parcellaires sur cette réalité indépendante. C'est
pourquoi il admet qu'une théorie à visée ontologique
puisse éventuellement décrire la réalité
indépendante dans une certaine mesure, bien que cela reste purement
spéculatif puisque nous n'avons aucun moyen de comparer les affirmations
de la théorie en question avec une quelconque connaissance de la
réalité indépendante. D'Espagnat a parfaitement conscience
que la restriction qu'il pose n'a rien de nouveau et que nombre de philosophes
l'ont maintes fois répétée, son propos est davantage de
montrer que la physique quantique apporte, selon lui, la preuve tant attendue
de cette impossibilité de toute théorie ontologique à
objectivité forte.
Cependant, l'idéalisme le plus radical est alors en
droit de demander pourquoi doit-on admettre une telle réalité
indépendante étant donné que notre connaissance ne porte
que sur la réalité empirique. Autrement dit pourquoi ne pas
considérer ce type de réalité comme la seule
réalité, les phénomènes comme les seuls
éléments de réalité fondamentaux, et toute forme de
réalité extérieure comme superfétatoire ? Pour
répondre à cette question sans trop nous étendre sur le
sujet reprenons les arguments que d'Espagnat utilise car, sans être
pleinement décisifs, ils ont le mérite de se montrer quelque peu
novateurs par rapport aux arguments classiques des partisans du
réalisme. Dans la perspective de décrédibiliser
l'existence d'une réalité indépendante, l'idéalisme
en vient souvent à avancer que lorsque nous croyons analyser les
structures du réel ce sont en fait les structures de notre esprit, les
modes à priori de notre sensibilité ou de notre
entendement dans un paradigme kantien, qui sont l'objet de notre étude.
Contre cet argument on peut remarquer que, parmi les innombrables
modèles mathématiques parfaitement valides construits par
l'homme, seuls un très petit nombre sont appropriés pour
décrire la réalité empirique. De même il est
possible de construire des théories mathématiques parfaitement en
accord avec les critères humains de beauté, d'ordre et de
simplicité mais qui se trouvent violemment réfutées par
l'expérience, donc par la réalité empirique. Il semble,
dans ce cas, que ce soit bien quelque chose d'extérieur qui dise `'non''
à certains modèles mathématiques et à certaines
théories et `'oui'' à d'autres. Il est difficile d'argumenter que
ce serait les structures de notre esprit qui diraient `'non'' à
certaines théories alors que ce sont elles qui nous font croire en leur
validité. Bien au contraire cette `'résistance'' de la part de la
réalité empirique ne semble pouvoir être expliquée
que par une réalité indépendante de nos facultés
cognitives, à la source de cette réalité empirique. Aussi
l'idéalisme radical, cette fois en opposition avec Kant, critique
traditionnellement le fait que ce soient des choses en-soi qui causeraient les
phénomènes pour affirmer bien plutôt que ce sont bien plus
les phénomènes que connaît notre sensibilité qui
nous font croire en l'existence d'une réalité extérieure.
On peut répondre à cela qu'affirmer ainsi qu'une connaissance
sensible comme un phénomène soit antérieure à une
existence est un manque caractéristique de rigueur logique. Il peut en
effet être considéré comme insuffisant à la
viabilité d'une telle théorie que de poser une connaissance comme
cause de son objet et donc une connaissance sans objet.
Finalement on peut noter qu'un idéalisme, qui
admettrait l'existence d'une réalité indépendante mais qui
la jugerait complètement inaccessible, et où toute la
réalité empirique est créée par notre esprit mais
sous l'influence de quelque chose d'extérieur, n'entrerait pas vraiment
en opposition avec la théorie du réel voilé de d'Espagnat.
Il faut en effet préciser que, outre les spéculations très
personnelles qu'il propose avec réserves et que nous allons
évoquer ci-dessous, d'Espagnat affirme uniquement l'existence d'une
réalité indépendante mais laisse la question de sa nature
ouverte. Que cette réalité soit les Idées de Platon, la
substance de Spinoza ou le Dieu de Berkeley, seule est affirmée
l'existence d'un quelque chose qui ne dépend pas de nous.
2.3.4. Les questions ouvertes
Spéculations ontologiques
Voyons maintenant, dans une optique purement
spéculative, ce que d'Espagnat s'autorise comme conclusions au sujet de
la réalité indépendante à partir de notre
connaissance de la réalité empirique à l'échelle
quantique. Rappelons encore une fois les réserves qu'il émet
à l'égard de ces conclusions et le fait qu'il n'attribue à
ces spéculations ni la validité ni l'exhaustivité du
savoir qui nous est accessible au sujet de la réalité
empirique.
Traitons dans un premier temps la question de savoir si la
réalité indépendante est insérée dans
l'espace et le temps. La théorie de la Relativité peut nous
laisser à penser que le réel est bien immergé dans
l'espace-temps mais celui-ci n'est pas le cadre ordinaire, stable et
indépendant, de type cartésien/newtonien. La relativité de
l'espace et du temps dans lesquels sont plongés les
évènements implique des transformations et distorsions
liées à la notion de point de vue qui nous laisse penser que la
description spatiotemporelle du réel que propose la Relativité ne
porte que sur la réalité empirique. Pour ce qui est de la
mécanique quantique, on peut remarquer dans un premier temps que son
formalisme, qui est le seul à faire l'unanimité, dépasse
complètement le cadre de l'espace à trois dimensions pour celui
d'un espace abstrait ayant un nombre de dimensions variable. Les objets
quantiques ne peuvent être vraiment pensés comme s'inscrivant dans
l'espace-temps quadridimensionnel que dans le cadre d'une théorie
à variables supplémentaires, seul un modèle de ce type
pouvant leur conserver positions et trajectoires à tout moment. Mais
nous avons déjà remarqué comment toute théorie
à variables cachées doit admettre une non-localité qui ne
peut être compatible avec l'espace-temps relativiste que si celui-ci est
pensé comme objectivement faible. Nous pouvons donc dire que la
mécanique tend à contredire tout modèle objectivement fort
de description de la réalité dans un cadre spatiotemporel
classique. Pour être plus précis c'est essentiellement l'existence
d'un espace objectivement fort qui est contredit mais l'équivalence
partielle entre temps et espace impliquée par la théorie de la
Relativité peut nous permettre d'étendre cette contradiction au
temps. La légitimité d'un modèle spatiotemporel
quadridimensionnel comme description de la réalité empirique en
physique classique comme dans notre vie de tous les jours se trouve cependant
conservée grâce à l'efficacité dont il fait preuve
à cette échelle. Seul le fait d'étendre ce modèle
à la description de la réalité indépendante est
devenu inadmissible ; et cela a d'ailleurs le mérite de rendre
cohérent l'abandon de l'espace tridimensionnel en physique quantique.
C'est au terme d'un raisonnement sensiblement similaire que Bitbol en vient
à suggérer que « la signification majeure de la
révolution quantique est celle d'un parachèvement et d'un
élargissement de la `'révolution copernicienne'' au sens de
Kant », en effet l'espace et le temps ne sont que des
schèmes sensibles qui ne se trouvent appropriés que pour
décrire la réalité empirique (et semble-t-il pas toute la
réalité empirique).
Le second point qu'il nous faut aborder et qui est fortement
lié au premier est la question de la causalité. En effet, si nous
ne pouvons admettre ni un temps ni un espace fortement objectif, il est
difficile de construire le type d'influence impliqué par la notion de
causalité. On peut également remarquer avec d'Espagnat et
d'autres que toute définition d'une relation causale est la description
d'une succession réglée de phénomènes. Il est
cependant toujours possible d'imaginer que cette succession est causée
par une autre cause commune à ces phénomènes et le seul
moyen de contourner cette objection est de construire une définition
opératoire de la causalité. « Si A et B sont deux
évènements répétables, si A est antérieur
à B et si A est d'un type tel qu'il soit possible de le faire survenir
à volonté, alors A cause B si à chaque fois que
l'on fait se produire A, B se produit également et si chaque fois qu'on
fait en sorte que A ne se produise pas, B ne se produit pas non
plus. » Cette définition calquée sur l'implication
logique fait référence aux possibilités humaines et doit
donc n'être que faiblement objective. Là encore la physique
quantique peut nous permettre d'accorder à Kant le fait que la
causalité ne soit qu'une modalité humaine permettant
l'organisation des phénomènes et ne porte donc pas sur la
réalité indépendante. En conséquence du
caractère faiblement objectif de l'espace, du temps et de la
causalité, les notions étranges de non-localité et
d'influence à distance qui apparaissent dans la mécanique
quantique, n'acquièrent de sens que dans le cadre de la
réalité empirique. En effet l'espace-temps et la
causalité, parce que leur association implique contradiction dans le cas
de la non-localité, peuvent être considérés comme de
simples principes humains dans la mesure où cela permet de lever la
difficulté en question.
Abordons maintenant un autre sujet de spéculation
essentiel concernant la physique quantique, celui de l'atomisme. Nous avons
déjà vu que le modèle corpusculaire classique se trouve en
échec concernant la physique quantique et que cela nous laisse à
penser qu'il est inapproprié pour décrire la
réalité indépendante. De plus, si l'on abandonne le cadre
spatial tridimensionnel au sujet de cette réalité, la notion de
localisation nécessaire à celle de corps matériel doit
également être rejetée. Il semble donc là encore,
même si de nombreux philosophes ont déjà pu le soutenir,
que la physique quantique peut être considérée comme
apportant la preuve que la réalité fondamentale ne peut
être composée de microscopiques portions de matière
ontologiquement constituées. Du moins soutenir leur existence serait
faire preuve d'un manque total de rigueur en posant la réalité de
ces atomes de matière par hypothèse et de fournir une
théorie ad hoc pour expliquer que nous ne puissions les
observer. Si la physique continue de parler de particules et notamment
de particules élémentaires cela est, selon la plupart
des physiciens eux-mêmes, qu'un langage métaphorique et
évocatoire généralisé par l'usage et par son
efficacité pédagogique. Pour illustrer ce point il faut prendre
la théorie quantique des champs qui est une reformulation
récente, mais conventionnelle, de la mécanique quantique
destinée à en fournir une version relativiste. Dans cette
théorie le système étudié est
considéré comme la réalité fondamentale tandis que
le nombre et la nature des particules qui le composent ne sont
considérés que comme des variables de ce système. Ainsi on
ne parle plus d'un système à n particules mais du
nième état du système. Une particule devient une
observable qui revêt donc autant de réalité qu'une
propriété dynamique telle que la vitesse ou
l'énergie ; selon les règles quantiques une telle observable
ne peut être considérée comme ayant une valeur avant la
mesure et n'a donc autrement qu'une réalité mathématique.
Cette version du formalisme quantique a entre autre l'avantage de régler
le problème posé par les créations et annihilations de
particules que l'on doit admettre à l'échelle quantique si l'on
veut conserver un sens ontologique aux particules, ces créations et
annihilations cessent de constituer des problèmes
épistémologiques en devenant de simples changements
d'état. A partir de la théorie quantique des champs on peut donc
imaginer, comme d'Espagnat, que le réel n'est absolument pas
composé d'une myriade d'entités mais seulement d'une
entité, une substance unique que nous connaîtrions au moyen d'une
myriade d'entités mathématiques, qui correspondent
peut-être à autant de propriétés de cette substance.
La non-séparabilité qui caractérise les
phénomènes d'enchevêtrement en physique quantique cesse
alors d'être problématique dans la mesure où cela signifie
simplement que le type de découpage épistémologique
correspondant à des particules n'est tout simplement plus
approprié à la situation.
Quel que soit le degré spéculatif de ces
conclusions ontologiques, il est clair que l'on ne peut pas admettre une
vulgaire transposition de nos modes familiers d'appréhension du monde
à la structure fondamentale du réel. Bien au contraire
l'étrangeté de la physique quantique semble suggérer un
éloignement conceptuel considérable mais difficile à
estimer entre les constantes humaines que nous connaissons bien et avec
lesquelles nous devons composer, et les structures de la réalité
indépendante que nous pouvons tout juste effleurer. Aussi, même si
nous admettons ce type de conjectures et donc la possibilité d'un
certain savoir concernant la réalité indépendante, il faut
constater que ce savoir est essentiellement négatif et consiste en
général à dire que cette réalité `'ne peut
être ainsi''.
L'accord intersubjectif
Pour finir le tour d'horizon de la problématique
quantique que nous avons entrepris, abordons le problème de
l'intersubjectivité qui est un point assez secondaire mais qui permet
quelques éclaircissements. S'il n'apparaît dans les détails
d'aucun des thèmes que nous avons abordés, c'est parce qu'il
s'agit d'un problème sous-jacent à l'ensemble de la
théorie quantique et même à toute forme d'entreprise
théorique.
L'accord intersubjectif est couramment conçu comme un
acquis, consistant dans la correspondance que l'on peut observer entre les
points de vus de différents observateurs. En général
pouvons-nous nous accorder aisément sur la présence de tel objet,
en tel lieu et sur la plupart de ses propriétés. C'est notamment
sur cette base qu'est fondée la traditionnelle dualité entre les
qualités primaires et les qualités secondes. En
effet les premières bénéficient habituellement d'un accord
intersubjectif sans faille tandis que les secondes sont souvent le
théâtre de divergences entre points de vue. L'accord
intersubjectif est également traditionnellement utilisé pour
appuyer les thèses réalistes. Comme seule explication à
cet accord on suppose que si plusieurs observateurs voient tel objet avec
telles propriétés c'est qu'un existant réel et disposant
bien de ces propriétés doit y correspondre. Voyons maintenant
comment ce point de vue résiste à l'analyse que nous pouvons en
faire sur la base des données que nous avons apportées.
Premièrement nous devons noter que l'accord
intersubjectif se constate sans ambiguïté dans l'ensemble des
phénomènes étudiés par la physique quantique. Si
plusieurs observateurs, avec chacun leur propre instrument, mesure la
même observable sur un même système, ils obtiendront la
même valeur (pour peu que les mesures soient assez rapprochées
dans le temps pour que cette valeur n'ait pas changé). Sans accord
intersubjectif la physique quantique n'aurait à coup sûr jamais
été considérée comme une science valide et les
étrangetés de la théorie pourraient être simplement
expliquées par l'absence d'une réalité sous-jacente
correspondante. Le point essentiel qui se dégage de la cohabitation
entre intersubjectivité et théorie quantique découle de la
contrafactualité qui caractérise cette dernière.
L'impossibilité de déduire d'une mesure sur un système que
celui-ci possédait la valeur obtenue sur telle observable avant cette
mesure met inévitablement en échec le raisonnement
réaliste que nous avons présenté au paragraphe
précédent. C'est en effet entrer en contradiction avec les lois
quantiques que de déduire de l'accord intersubjectif constaté
lors de la mesure d'une propriété dynamique à
l'échelle microscopique qu'un existant fondamental doit posséder
cette propriété en l'absence de mesure. On peut remarquer que
cette contradiction s'étend à l'existence même des
particules si l'on se place dans le cadre de la théorie quantique des
champs que nous avons rapidement évoquée dans la section
précédente. Non seulement l'accord intersubjectif constatable en
physique quantique ne peut nourrir un argument réaliste pour en conclure
l'existence et la nature des objets considérés mais cela a
également pour conséquence de nous interdire cette explication de
l'intersubjectivité.
La théorie quantique est cependant capable d'en fournir
une et tel est le rôle du principe de réduction du paquet d'ondes.
Si un premier observateur mesure une observable dans un état
superposé pouvant prendre deux valeurs possibles, comme il n'observe que
l'une de ces valeurs, la fonction d'onde se réduit de sorte que cette
valeur possède dés lors une probabilité de 1 d'être
obtenue lors de toute mesure ultérieure, la probabilité qu'un
second observateur obtienne la seconde valeur est alors de 0 et il est donc
impossible de constater un désaccord intersubjectif. Même en
évacuant la réduction du paquet d'ondes il est possible de rendre
compte de l'intersubjectivité. Ainsi, dans le même exemple, le
premier instrument (et l'observateur correspondant dans la théorie des
états relatifs d'Everett), en entrant en interaction avec le
système mesuré, se trouve alors dans un état
enchevêtré avec celui-ci, lorsque le second instrument effectue
une mesure il entre en interaction avec ce système total de sorte qu'au
final les deux instruments et le système étudié se
trouvent dans un état enchevêtré descriptible par un seul
vecteur d'état. Les corrélations quantiques entre les
différents éléments de ce vecteur d'état permettent
alors d'expliquer sans ambiguïté que les aiguilles des deux
instruments donneront toujours les mêmes valeurs. Non pas que la physique
quantique contredise le réalisme, nous avons déjà vu un
certain nombre d'arguments en sa faveur qui n'ont pas étés remis
en cause, elle interdit uniquement de conclure à l'existence de ses
objets à partir de l'intersubjectivité. Elle présente par
contre le grand mérite de fournir une explication, que l'on peut
qualifier de scientifique, de l'accord intersubjectif qui soit neutre
philosophiquement parlant, il n'est pas nécessaire d'adhérer au
réalisme ou à l'idéalisme pour admettre sa
validité. Et comme la physique quantique se veut la théorie des
rouages de la matière, on peut étendre cette explication à
l'intersubjectivité observée à l'échelle
macroscopique.
Comme nous avons vu que notre connaissance ne peut semble-t-il
pas rigoureusement porter sur la réalité indépendante, il
est évident que l'accord intersubjectif concerne essentiellement la
réalité empirique. Cela est d'ailleurs renforcé par le
fait que l'intersubjectivité à l'échelle quantique ne
porte que sur des résultats de mesure et ne peut servir à
déduire l'existence d'objets. En conséquence il nous est en
général impossible de déterminer si tel accord
intersubjectif constaté est dû à la présence d'une
réalité fondamentale correspondante, ou plutôt à
telle modalité perceptive ou cognitive commune à tous les
observateurs.
2.4. Conclusion
Au terme de cet exposé, ce que nous sommes le plus
certain d'avoir réussi, c'est d'avoir mis en évidence le
caractère philosophiquement très problématique de la
théorie quantique, ce qui explique le choix du titre de cet
exposé. Il ne faudra cependant pas prendre celui-ci pour un essai sur la
physique quantique se suffisant à lui-même. Si nous avons
tenté de donner quelques détails techniques lorsque cela
était nécessaire, nous invitons vivement le lecteur à se
renseigner sur les différentes théories évoquées
s'il souhaite pleinement les comprendre. Les résumés que nous
avons donnés doivent cependant permettre de dégager les
problèmes épistémologiques et ontologiques essentiels
posés par la mécanique quantique.
En effet nous avons d'un côté les questions
strictement épistémologiques qui gravitent autour de la physique
microscopique. La plupart n'ont rien d'original mais la théorie
quantique leur apporte une matière nouvelle particulièrement
fructueuse pour alimenter les débats. Notamment les dualités
classiques entre positivisme et réalisme ou entre idéalisme et
réalisme jouent un rôle majeur dans les querelles
d'interprétation concernant la mécanique quantique. Celle-ci
semble mettre à mal toutes les tentatives de discours réalistes
qui ont été tentées sans pour autant donner le moindre
argument qui les rendent caduques a priori. Au contraire
l'échec à son sujet de toutes les grilles de lectures classiques
dont nous avons l'habitude nous laisse à penser que doit exister quelque
réalité indépendante se distinguant fortement de la
réalité empirique que nous construisons naturellement. La
physique quantique ne constitue donc pas la découverte qui va clore ce
débat plusieurs fois millénaire mais elle évite, d'un
côté un réalisme naïf qui croirait en un
quasi-isomorphisme entre les phénomènes et les choses en soi, et
de l'autre un idéalisme qui considérait la chose en soi comme une
vulgaire copie du phénomène. Quant au positivisme, s'il est
toujours d'une efficacité incontestée pour prédire le
comportement des entités quantiques, plus que jamais il nous laisse dans
un flou théorique difficilement acceptable en suspendant la question de
savoir ce qui est réel parmi tous les objets
épistémologiques utilisés (particules, vecteurs, champs,
ensembles, etc.). De plus un tel discours positiviste ne peut manquer
d'être exprimé dans un certain langage qui possède quand
à lui toujours un certain parti pris ontologique.
Ce sont bien les questions ontologiques qui constituent
l'autre classe de problèmes que pose la physique quantique. Même
les physiciens les plus positivistes n'ont pu éviter de participer
à ce type de débat car pour adopter un langage neutre encore
faudrait-il définir cette neutralité. Les questions ontologiques
posées par la théorie quantique, et surtout par les diverses
interprétations tentées pour lui donner un sens réaliste,
s'articulent avec les problèmes épistémologiques qu'elle
pose dans la mesure où ce sont les particularités dont
témoigne la mécanique quantique sur ce plan qui fixent les
limites de tout discours réaliste portant sur elle. Nous avons pu voir
que si ce sont bien des quantités discrètes qui ont
été introduites avec la théorie quantique, cela ne peut
être interprété comme une confirmation du modèle
atomiste. En effet, les concepts de matière et de corps ne peuvent
être difficilement conservés à l'échelle quantique.
Ce n'est donc pas tant qu'aucune conclusion ontologique ne soit envisageable
à partir des données de la mécanique quantique, bien
plutôt est-ce le paradigme matérialiste usuel qui est incapable
d'en tirer rien d'autre que des incohérences. Que l'on admette ou pas
des particules élémentaires, il est difficile de rendre compte de
la théorie quantique dans une optique ontologique sans faire intervenir
des potentiels ou champs qui constituent également des
réalités fondamentales. Celles-ci doivent par ailleurs
présenter des caractéristiques qui dépassent toute
conception ondulatoire ou corpusculaire ainsi que la discrétisation qui
se constate lors des mesures. Plus généralement, expliquer les
phénomènes tridimensionnels et déterministes
observés à une échelle humaine nécessite à
l'échelle quantique l'usage d'entités probabilistiques,
dimensionnellement variables, et dans une certaine mesure atemporelles, de
sorte que l'on soit tenté d'en conclure que, si de telles entités
nous donnent des fragments d'information concernant la réalité
fondamentale, celle-ci doit également présenter ce type de
caractéristique. Tout du moins ce serait faire preuve d'un bien trop
naïf réalisme que de penser que nos modalités perceptives
familières nous donnent une bien plus sûre description de la
réalité indépendante que les modèles
mathématiques les plus vérifiés par l'expérience.
Il semble plus sage de penser que nous construisons une réalité
empirique à partir de notre expérience du monde et que, au fur et
à mesure que cette expérience gagne en précision, en
raffinement et en efficacité prédictive, ses structures doivent
tendre à s'approcher de celles de la réalité
indépendante, quoique nous ne soyons jamais en mesure de
déterminer la distance qui sépare ces deux
réalités. Cette incertitude tend d'ailleurs à identifier
sémantiquement un tel réalisme et un idéalisme
mitigé qui admettraient tout deux une réalité fondamentale
inaccessible et qui plongeraient l'expérience humaine dans une autre
réalité hétérogène et gouvernée par
ses propres contraintes cognitives. Finalement, si l'on cloisonne
complètement réalité indépendante et
réalité empirique, on doit admettre que ni le paradigme du temps
plat et de l'espace tridimensionnel ni le paradigme relativiste spatiotemporel
quadridimensionnel ne peuvent convenir pour saisir l'ensemble des
phénomènes de la réalité empirique.
Fort de ces conjectures sur les plans
épistémologique et ontologique ainsi que des données que
nous avons réunies sur la physique quantique, nous pouvons nous estimer
relativement bien équipés pour mettre le système de
Leibniz à l'épreuve de cette branche très
problématique de la physique moderne. Il nous faudra cependant toujours
garder à l'esprit cette particularité de la physique quantique
que nous avons bien mise en évidence, à savoir que si son
formalisme connaît unicité et unanimité, ses diverses
interprétations à visée ontologique ne connaissent ni
consensus ni preuve de leur validité. En conséquence c'est
essentiellement à ce formalisme que nous confronterons le système
de Leibniz bien que nous conserverons à ces modèles le rôle
de `'laboratoire théorique'' que d'Espagnat leur attribue.
3. La mise à l'épreuve du système
de Leibniz
3.1. Introduction
Voici venu le moment d'entreprendre le troisième et
dernier chapitre de notre étude et qui consiste en la mise à
l'épreuve du contenu du premier chapitre à l'aide des
données du second. Cette confrontation est essentielle dans la mesure
où elle doit permettre de réunir ces deux visions
hétérogènes dans un nouveau point de vue plus abouti. Ce
sera l'occasion d'introduire de nouvelles idées et de nouveaux concepts,
dont l'apparition aura été permise par l'intérêt que
nous avons montré pour le système de Leibniz comme pour la
physique quantique, et qui justifieront la présente mise à
l'épreuve.
Nous n'entreprenons cependant pas une comparaison
systémique classique, dans la mesure où ce ne sont pas deux
systèmes philosophiques ou deux théories scientifiques qui sont
comparés entre eux, mais d'un côté un modèle
métaphysique datant du dix-septième siècle et de l'autre
une construction scientifique particulièrement originale du
vingtième siècle. Nous ne devrons donc pas oublier les mutations
épistémologiques qu'ont pu connaître la philosophie comme
les sciences naturelles entre ces deux périodes. Mais ce n'est pas pour
autant que nous allons éluder les différences, voir les
contradictions, dont témoignent ces deux points de vue en affirmant
qu'ils n'appartiennent pas à des domaines comparables. Si un
système a la prétention de décrire la
réalité physique dans la moindre mesure, il doit être mis
à l'épreuve des plus récentes avancée de la
physique moderne pour qu'il puisse prétendre à la
validité. On peut attester de la validité d'un modèle
mathématique par le simple travail de l'esprit, mais toute construction
visant à décrire des faits concrets doit se soumettre à
toutes les vérifications empiriques disponibles.
L'hétérogénéité la plus
caractéristique, qui marque un système comme celui de Leibniz et
une théorie scientifique, est dû au divorce que nous avons
déjà remarqué entre métaphysique et science. Cette
séparation épistémologique, qui imprègne
désormais toute la méthode scientifique, en est arrivée
à faire du discours métaphysique l'opposé du discours
scientifique. En général, dans la littérature scientifique
comme dans le positivisme philosophique, sont taxées de
métaphysique, avec un ton péjoratif indéniable et souvent
avoué, toute tentative de description de la réalité qui
n'est pas suffisamment appuyées sur des données empiriques. Le
système leibnizien entre tout à fait dans le cadre de cette
critique dans la mesure où il propose une description de la
réalité qui porte explicitement sur des aspects inobservables de
celle-ci. Nous devrons donc voir comment la démarche de Leibniz peut
résister à ces critiques et continuer de prétendre
à rendre compte de la matière et des corps en toute
légitimité. A cette occasion nous devrons inévitablement
revoir la question des rapports entre physique et métaphysique.
Mais le problème se complexifie si on prend la mesure
de ce que nous avons remarqué au sujet de la théorie quantique.
Dans sa formulation la plus consensuelle, celle-ci n'est pas vraiment une
description de la réalité (même empirique) à
l'échelle quantique, mais seulement un ensemble de règles de
prédiction concernant des mesures possibles sur des systèmes
physiques microscopiques. La signification ontologique de ces règles,
c'est-à-dire en termes de description de la réalité
empirique, est davantage ambiguë et équivoque quoique nous ayons
réuni, dans le chapitre précédent, de quoi préciser
le type d'interprétations viables de la mécanique quantique.
Notre exposé de la problématique quantique a en effet mis en
évidence les problèmes récurrents auxquels se confronte
toute tentative de description de la réalité. Notamment le fait
que, en conséquence de ces problèmes, les théories
à visée réaliste doivent porter sur la
réalité empirique, car la réalité
indépendante n'est pas à la portée d'une telle description
exhaustive. Cela peut être considéré, en première
analyse, comme s'opposant à la tradition philosophique systémique
dans laquelle s'inscrit Leibniz. Pour régler ce point nous devrons
éclaircir les rapports que peuvent entretenir son système avec
les deux types de réalité que nous avons empruntés
à d'Espagnat.
En raison de la rupture dont fait preuve la physique quantique
avec les axiomes traditionnels de la science, et surtout de la physique, et du
fait que Leibniz a construit son système à une période que
l'on peut associer à la fondation de cet axiomatique, la première
étape de la présente confrontation portera sur des
considérations structurelles assez générales. Par analogie
avec les deux mondes que Leibniz superpose, à savoir celui des
âmes et celui des corps, pour finir seront traités successivement
les mondes microscopique et macroscopique. Dans la seconde partie il s'agira
donc essentiellement de comparer la description du monde que propose la
microphysique à l'échelle quantique avec la théorie
leibnizienne de la substance. Dans la dernière c'est la vision
leibnizienne du monde des corps qui sera confrontée à la
manière dont la mécanique quantique se propose de rendre compte
des phénomènes macroscopiques.
3.2. Considérations structurelles
3.2.1. Le système de Leibniz et les deux types de
réalité
Métaphysique leibnizienne et
réalités
Il peut paraître étrange de tenter de comprendre
le système de Leibniz à l'aide d'une grille de lecture qui lui
est bien postérieure et qui a de plus été construite dans
un tout autre but. Leibniz devait sûrement disposer d'un découpage
analogue à celui des réalités empirique et
indépendante lorsqu'il a construit son système, mais l'objectif
de la présente section n'est pas de spéculer sur le point de vue
que Leibniz aurait eu s'il avait dû s'expliquer au sujet d'une telle
dualité. Bien plus nous allons tenter ici de dégager comment le
système leibnizien peut s'articuler, de la manière la plus
cohérente, avec les deux types de réalité que d'Espagnat
dégage et dont nous avons vu l'utilité pour traiter de la
physique quantique. Si nous voulons comparer le système de Leibniz et la
théorie quantique, nous devons en effet leur trouver des grilles de
lecture communes.
Voyons tout d'abord quelles places doivent occuper les deux
types de réalités dans la métaphysique leibnizienne,
à quoi doivent correspondre les réalités
indépendante et empirique dans le système ontologique de Leibniz.
S'il accorde bien une place essentielle à la perception dans sa
théorie de la connaissance, Leibniz lui donne également un
rôle capital dans sa métaphysique et dans sa description
ontologique du monde. On pourrait alors conclure qu'une telle
référence à la perception, comme les
références faites aux observateurs dans la théorie
quantique et dans la théorie de la Relativité, signifie que la
métaphysique leibnizienne n'est qu'à objectivité faible.
Cependant le système leibnizien donne un statut ontologique stable et
indépendant de l'homme à la perception, il en fait même le
principe d'action de base dans la réalité. Puisqu'il ne partage
pas le dualisme cartésien, Leibniz fait de la perception une
réalité en soi dans le monde physique, il en fait même la
réalité fondamentale de ce monde.
Pour éclairer ce point, nous devons préciser les
définitions que nous avons données des réalités
indépendante et empirique. Une description de la réalité
indépendante doit rendre compte des existences et de leur nature,
abstraction faite des modalités cognitives de celui qui l'énonce.
Au contraire une connaissance de la réalité empirique ne peut
manquer de faire référence à ces modalités et doit
donc porter sur les phénomènes plus que sur les choses en soi. Si
Leibniz introduit dans sa description des existences fondamentales une
théorie de la perception, cela n'implique pas un idéalisme qui
exclurait la dualité en question, car il n'est pas fait
spécifiquement référence à la perception humaine
mais à celle que connaissent toutes les substances. Au contraire Leibniz
utilise explicitement une distinction assez classique entre choses en soi et
phénomènes, quoique la différence entre les deux ne soit
pas basée sur l'usuelle présence d'influences sensibles. La
réalité en soi, chez Leibniz, concerne les substances
individuelles, conçues comme des âmes, leurs modalités
d'interaction et notamment le flux de perception que connaît chacune
d'elles. Les rapports structurels d'entre-expression que connaissent les
monades sous forme de perception mutuelle, comme le fait que toute monade doit
percevoir toute les autres dans une certaine mesure et qu'à la
perception distincte de l'une doit correspondre celle confuse de l'autre, sont
indépendants du contenu contingent de ces perceptions et peut donc
satisfaire à une objectivité forte. La réalité
empirique concerne quand à elle la perception que peut avoir une
substance particulière, ou une classe de monades ayant plus ou moins le
même degré de perfection, et c'est là que l'on trouve la
réalité des entités composés que sont les corps par
exemple. L'objectivité faible de d'Espagnat concerne alors les
agrégats que tous les humains observent en raison de leur ressemblance
contingente mais qui ne disposent que d'une réalité
phénoménale et empirique.
Il nous faudra cependant vérifier que les
spéculations que nous avons tentées, avec d'Espagnat, à
propos de la réalité indépendante, n'entrent pas en
contradiction avec la partie du système de Leibniz que nous avons
associé à cette réalité. La causalité
étant d'emblée phénoménale chez Leibniz, son
abandon pour la réalité indépendante ne pose donc aucun
problème. La spontanéité de la substance étant
définie de manière individuelle et algorithmique, cela a pour
conséquence d'autoriser une définition à
objectivité forte de la prédestination leibnizienne. Une monade
évolue selon une suite d'états prédéterminée
en totale autonomie et cette définition a priori ne peut pas
souffrir des critiques que nous avons évoquées concernant les
définitions à objectivité forte de la causalité.
Pour ce qui est de l'atomisme et de l'abandon des concepts d'espace
tridimensionnel et de temps, nous laissons leur analyse à des sections
ultérieures car il s'agit de points plus complexes et plus
problématiques.
Le système de Leibniz n'est un idéalisme que
dans la mesure où il place la perception, et les fonctionnements
spirituels en général, à une place ontologiquement
centrale. La distinction réaliste classique entre ce qui est dû
à notre sensibilité et ce qui revient en propre aux existants
peut donc être conservée mais il faudra cependant prendre garde
à ne pas ranger toute assertion faisant référence à
des modalités perceptives dans la réalité empirique.
Seules des références à des perceptions
particulières devront être comprises comme nous interdisant une
description de la réalité indépendante.
La théorie leibnizienne de la connaissance
Maintenant que nous avons statué sur les places
respectives des réalités indépendante et empirique dans la
métaphysique leibnizienne, voyons dans quelle mesure une connaissance de
la réalité en soi peut être jugée accessible dans le
système de Leibniz.
Dans un premier temps, d'un point de vue formel, Leibniz
utilise un langage qui semble témoigner d'une prétention à
décrire le réel tel qu'il est, donc la réalité
indépendante. Il faut noter que le type de prudence sceptique,
coutumière concernant toute entreprise systémique en philosophie
depuis le dix-neuvième siècle, est assez étranger aux
discours des philosophes du dix-septième siècle. Mais cela ne
signifie pas pour autant qu'ils ne fassent pas preuve d'esprit critique
concernant les limites de la connaissance humaine. Quand au système de
Leibniz, si le principe de raison signifie que l'on peut rendre compte
totalement de tout existant, cette possibilité n'est réellement
accessible qu'à un entendement infini. La perception individuelle de
toute être humain est inévitablement emprunte d'une certaine
confusion qui l'empêche de rendre dernièrement raison de tout
existant particulier. Concrètement donc, Leibniz n'accorde à
toute connaissance humaine sur des faits qu'une pertinence parcellaire et une
incomplétude liée à l'imperfection individuelle de tout
esprit. Cependant, Leibniz nous accorde la possibilité d'accéder
à une compréhension totalement adéquate des
vérités nécessaires, c'est-à-dire concernant les
essences ; seul à leur propos, puisque cela ne produit pas une
régression à l'infinie, il est possible de clore la
réduction en vérités identiques nécessaire à
une connaissance claire et distincte. Nous pouvons d'ores et déjà
imaginer une manière d'articuler les réalités
indépendantes et empiriques dans la théorie leibnizienne de la
connaissance : une connaissance de la réalité
indépendante nous serait accessible concernant les possibles seuls,
tandis que seule la réalité empirique est l'objet d'une
connaissance humaine portant sur des existants.
Ce pose alors un problème d'ordre métaphysique
si l'on se demande comment doit se comprendre le concept de
réalité indépendante concernant des potentialités.
Mais les possibles, dans le système leibnizien, ne sont pas de simples
virtualités, ils ont bien une certaine réalité, quoique le
seul possible soit moins réel que l'existant. Comme nous l'avons
déjà noté, la connaissance adéquate dont nous
sommes susceptibles concernant les essences ne porte pas sur leur détail
mais sur leurs relations structurelles et ces relations correspondent aux
vérités nécessaires auxquelles nous pouvons accéder
par la logique et les mathématiques. Bien que l'on ne puisse nier
l'objectivité qui caractérise ces vérités, il est
difficile de dire s'il s'agit d'une objectivité forte ou d'une
objectivité faible. Nous pouvons répondre à cette question
en faisant appel à la hiérarchie des êtres que Leibniz
construit dans son souci de continuité. Les âmes sensitives,
inférieures aux esprits humains, si elles possèdent
mémoire et entendement empirique, n'ont pas la conscience
d'elles-mêmes nécessaire à la connaissance de ces
vérités nécessaires. Par contre Dieu, infiniment plus
parfait que les humains, dispose de tout temps de la connaissance la plus
parfaite de toute chose et donc également des vérités
éternelles. Il semble alors que, dans le système de Leibniz, si
les vérités nécessaires sont bien indépendantes de
toute constante humaine, leur maîtrise par les humains, et les
modalités de cette maîtrise, sont cependant une conséquence
de leur degré particulier de perfection, de leur position dans la
hiérarchie des êtres.
Cela est encore plus évident si l'on rappel le fait,
affirmé par Leibniz à plusieurs reprises, encore une fois par
fidélité à son principe de continuité, que, si l'on
pouvait dévoiler tous les replis d'une monade, on y découvrirait
le détail de toutes les monades, possibles comme existantes. Autrement
dit, potentiellement, toutes les substances possèdent une perception
parfaite de toute la réalité indépendante. Cependant, en
raison de l'imperfection de chacune, aucune monade n'a une perception de cette
réalité indépendante qui soit assez distincte pour
prétendre à la conscience et à la connaissance. La
référence que nous sommes ici obligés de faire au fait que
l'imperfection de toute substance particulière joue dans sa connaissance
de la réalité, signifie que cette connaissance porte sur la
réalité empirique et pas directement sur la réalité
indépendante. Nous devons tout de même remarquer, ce qui rejoint
le point de vue de d'Espagnat, que la continuité que nous venons
d'évoquer entre perception confuse et inconsciente de la
réalité indépendante et connaissance plus distincte de la
réalité empirique, laisse à penser que celle-ci doit bien
nous fournir quelques indices structurels sur ce réel voilé. Il
est en effet plus fidèle à la philosophie de Leibniz d'imaginer
une continuité sous-jacente entre ces deux réalités, bien
que cette distinction puisse conserver son utilité et sa pertinence une
fois que l'on a pris conscience de cette continuité.
3.2.2. Les grands principes leibniziens et le formalisme
quantique
Principe de contradiction
Le principe de contradiction, que Leibniz identifie dans son
système à la nécessité, est un de ses piliers. Cela
n'a pourtant rien d'original car, en tant que pierre angulaire de toute
logique, il est également le pilier de tout système rationnel. Et
le formalisme quantique ne fait pas exception à cela, d'autant plus
qu'il compense en général l'impermanence de son objet par une
rigueur mathématique exceptionnelle. Le succès que connaissent
les règles quantiques en termes de prévisibilité,
malgré l'absence d'interprétation ontologique décisive
à son sujet, milite pour confirmer le rôle essentiel que doit
jouer le principe de contradiction dans toute entreprise rationnelle, et
notamment dans toute recherche empirique. Ce principe n'est de toute
façon pas susceptible de connaître un désaveu en
conséquence d'une quelconque théorie scientifique car, justement,
seul lui est capable de discriminer parmi les axiomes des théories en
excluant ceux qui présentent contradiction.
Aussi, parce qu'il sépare précisément le
principe de contradiction du principe de raison suffisante et qu'il fait du
premier la seule règle des vérités nécessaires,
Leibniz met la nécessité logique à l'abri de la menace que
peut faire peser la physique quantique sur le déterminisme et la
causalité. Le principe de contradiction concerne uniquement les
propositions réductibles en vérités identiques et
celles-ci ne craignent aucune remise en cause par le formalisme quantique car
celui-ci en fait un grand usage.
L'efficacité prédictive dont fait preuve la
physique quantique en conservant une foi certaine dans le principe de
contradiction, même si on limite le formalisme quantique à la
description de la réalité empirique, signifie que ce principe
doit bien correspondre à quelque chose dans la réalité
indépendante. Pour peu que l'on admette que la réalité
empirique est, d'une manière ou d'une autre, une conséquence de
la réalité indépendante, il est difficile d'imaginer
comment le principe de contradiction pourrait se montrer efficace au sujet de
la réalité empirique sans l'être également dans le
cas fictif où nous aurions accès à la
réalité indépendante. Si l'on admet que la moindre
information structurelle puisse être dérivée de notre
expérience au sujet du réel voilé, on ne pourra rien
conclure à son sujet sans admettre en premier lieu la
nécessité logique.
Principe de raison suffisante
Le principe de raison suffisante entretient cependant une
relation plus conflictuelle avec le formalisme quantique. En effet nous avons
pu voir que ce formalisme implique, mathématiquement, les relations
d'indétermination, ou d'incertitude, d'Heisenberg, relations qui ont pu
faire croire à ce dernier en l'échec de la causalité. Le
principe leibnizien de raison signifie que, de toute chose, on peut rendre
raison ; il s'agit de l'équivalent de la causalité dans le
système de Leibniz, bien qu'il soit plus fondamental, car la
causalité est phénoménale chez Leibniz. En d'autres termes
on doit toujours pouvoir expliquer une vérité contingente par
d'autres vérités contingentes antérieures et il est vrai
que le formalisme quantique nous interdit cela au sujet des mesures concernant
les particules élémentaires.
Il faut noter tout de même que le principe de raison de
Leibniz, au sujet des vérités contingentes, implique, à
cause de l'infinité du monde, que la chaîne qui permet de rendre
compte d'une existence contingente est composée d'une infinité de
maillons, qui sont autant de vérités de fait. En
conséquence de la finitude intrinsèque de toute créature,
aucun humain n'est en mesure de parcourir cette chaîne et il doit donc
finir par se trouver incapable de satisfaire au principe de raison, quoiqu'en
droit celui-ci continue de s'appliquer. Cela explique l'incapacité, que
Leibniz pouvait déjà remarquer à son époque, dont
les sciences peuvent témoigner pour déterminer de manière
définitive la cause exacte d'un phénomène précis.
Cependant, comme nous l'avons déjà vu, l'indéterminisme
dont semble témoigner la physique quantique ne peut pas être
rapporté ainsi à la méconnaissance de certaines
données.
Bien plus il s'agit d'une règle mathématique qui
empêche de connaître avec précision certaines variables
conjuguées sur un système étudié. Nous avons
pourtant vu l'étendue des controverses que connaît la physique
quantique, même au sein du formalisme conventionnel, concernant la nature
de ses objets. On est alors en droit de penser, comme tous les
défenseurs des théories à variables cachées mais
sans pour autant estimer avec eux qu'un meilleur formalisme soit possible, que
ce doit bien être l'incomplétude de notre description des
systèmes physiques quantiques qui provoque l'incertitude
mathématique qui en résulte, aussi bien que les controverses
évoquées. Donc, si le formalisme quantique est une description de
la réalité empirique qui ne satisfait pas pleinement au principe
de raison suffisante, il est tout à fait envisageable -voir naturel
étant donné l'utilité générale que l'on peut
trouver à ce principe- de supposer que la réalité
indépendante y souscrive. Il faut en effet rappeler que, comme la
métaphysique leibnizienne fait de l'entre-expression le rapport de base
entre les existants, le principe de raison peut s'appliquer dans une plus
grande mesure à la réalité fondamentale qu'au strict
domaine du connaissable humain. Autrement dit, si un esprit humain ne peut pas
trouver de quoi rendre compte du résultat de certaines mesures à
l'échelle quantique, même si cela est dû à une
nécessité mathématique, on ne peut pas en conclure que la
raison qui détermine telle observable à prendre telle valeur ne
se trouve dans aucune monade. D'ailleurs, par définition, Dieu, en
raison de sa perfection, contient nécessairement de quoi rendre compte
de toute chose.
Il est également possible de voir ici une analogie avec
l'exemple récurrent que Leibniz utilise pour expliquer la
présence du mal dans le monde par la notion de moindre mal : un
carré parfait implique, par une nécessité
mathématique, que sa diagonale soit un nombre incommensurable. Il n'est
pas exclu que l'incomplétude de la mécanique quantique soit
simplement due au même type d'incompossibilité entre essences.
Pour faire coexister un maximum de substances dans la création, Dieu a
peut-être dû les concevoir dans une organisation défiant les
capacités rationnelles humaines.
Malgré le caractère particulièrement
spéculatif de ces dernières assertions, de la même
manière que les théories à variables cachées
à propos du déterminisme, elles ont le mérite
indéniable de pouvoir servir de contre-exemple à toute conclusion
hâtive à partir du formalisme quantique qui tenterait
d'établir l'échec du principe de raison suffisante leibnizien.
Celui-ci, comme la causalité, n'a pas été contredit mais
seulement rendu inapplicable. De plus, si on limite le formalisme quantique
à la réalité empirique et que l'on admet la théorie
de la substance de Leibniz, on peut pleinement envisager que le principe de
raison suffisante garde tout son sens au sujet de la réalité
indépendante à l'échelle quantique.
3.2.3. Le problème de la continuité
Atomisme et vide
Le modèle atomiste fut adopté suite aux
découvertes de Jean Perrin en 1906 et l'on doit à Ernest
Rutherford, en 1910, la preuve du fait que ces atomes soient principalement
constitués de vide. Nous avons déjà assez vu les limites
des conceptions corpusculaires en physique quantique pour ne pas nous
arrêter à la vision familière mais erronée des
atomes comme de petits noyaux de matière autour desquels gravitent des
électrons. Si la décohérence permet d'observer pour les
atomes, parce qu'ils sont composés de plusieurs particules, des
comportements plus ressemblant à ce que nous avons l'habitude avec les
entités corpusculaires macroscopiques, ils restent entièrement
soumis aux lois quantiques. Les invariants nécessaires pour en faire
rigoureusement et légitiment des corps matériels sont à
peine plus réunis au sujet des atomes que pour les particules
élémentaires. Il faut préciser que l'atomisme que
réfute Leibniz fait des atomes les derniers éléments du
monde matériel, il en fait des éléments
élémentaires. La science moderne, si elle conçoit des
atomes, les définit comme composés de particules plus
élémentaires, qui par contre, en tant que portions
étendues de matières indivisibles, correspondent davantage
à l'atomisme philosophique auquel s'oppose Leibniz.
Même si l'on retient une définition corpusculaire
des atomes, il demeure que tous les arguments logiques que Leibniz
présente pour montrer qu'ils ne peuvent constituer les derniers
éléments de la nature restent valides. Si un atome ne peut
être scindé en parties pour des raisons physiques, il
n'empêche qu'il peut l'être en droit et que cette
inséparabilité est donc contingente. Comme l'étendue n'est
que phénoménale, les atomes ne doivent leur statut qu'au vide qui
les séparent. Il est vrai que tous les types d'atomisme, antiques comme
scientifiques, ne peuvent appuyer leur cohérence que sur la
possibilité du vide. Au contraire l'indiscernabilité, la
relativité de l'étendue et de l'espace, comme
l'impossibilité du vide, sont les trois éléments
nécessaires à la théorie leibnizienne de la substance.
Comme tous ses contemporains, Leibniz pensait à
l'impossibilité du vide pour des raisons philosophiques et
théologiques. La définition philosophique du vide est celle du
non-être, du néant pur où rien n'existe sous quelque forme
que ce soit, du moins est-ce ainsi que Leibniz devait le concevoir. Mais le
vide tel qu'il a été ainsi introduit puis étudié en
physique, s'il signifie l'absence de particules matérielles, reste
parcouru de champs quantiques. Il est clair alors que le vide physique est
qualitativement différent du vide philosophique. Si un modèle
matérialiste comme celui de Descartes, qui refuse un vide comme absence
de matière, peut être remis en cause par un tel vide physique, la
métaphysique leibnizienne conçoit des existences fondamentales
qui ne sont pas matérielles et peut donc admettre que les champs qui
parcourent le vide évitent que celui-ci soit conçu dans son sens
philosophique. Quelque chose parcoure donc bien le vide à
l'échelle quantique et nous avons déjà vu
l'ambiguïté qui caractérise la nature des entités
considérées à cette échelle.
Par ailleurs, la théorie de la Relativité
rejoint la vision leibnizienne de l'espace et du temps sur la question de leur
réalité. Dans le système de Leibniz comme dans la
construction d'Einstein, ni l'espace ni le temps ne sont des substances, ils
sont relatifs aux objets qu'ils contiennent et un espace sans objet ni a donc
tout simplement pas de sens. Il est donc naturel que la théorie
quantique des champs, dont il faut rappeler qu'elle est la version la plus
aboutie du formalisme quantique en cela qu'elle se conforme le mieux à
la Relativité, exclue également le vide. Là où la
mécanique quantique non-relativiste voit des créations et des
annihilations de particules au sein des portions vides d'un espace newtonien,
la théorie quantique des champs voit ces champs partout, fait d'eux la
réalité fondamentale et, à leur égard, il n'y a pas
de vide. L'usage des concepts de vide et de particules dans la théorie
quantique relativiste devient alors purement formel et il ne peut donc pas
suffire pour contredire la réfutation du vide et des atomes que Leibniz
affirme avec l'ensemble de la tradition philosophique.
Enfin, pour peu qu'on accepte que des entités, ou une
entité, doit occuper la réalité indépendante, si la
notion d'espace n'est pas retenue à son sujet, l'idée d'un espace
sans être, nécessaire pour définir le vide, ne peut
être que difficilement obtenue.
Quanta et discontinuité
L'apparition de quantités discrètes et du
concept de quanta dans la microphysique sera très rapidement
considérée par une grande partie de la communauté des
physiciens comme l'échec du principe de continuité tel
qu'énoncé par Leibniz. En effet c'est lui qui a
énoncé la célèbre phrase « la nature ne
fait pas de saut » et que Bohr remis en cause avec sa notion de saut
quantique.
Mais ce qui a surtout été rompu, c'est la
croyance, unanimement répandue dans la communauté scientifique et
que Leibniz devait sûrement partager, que l'énergie comme le
mouvement doit théoriquement être mesurable dans des
quantités aussi petites que l'on veut. La continuité de Leibniz
est quelque peu différente car il s'agit davantage d'un principe logique
que d'un énoncé de physique : « lorsque la
différence de deux cas peut-être diminuée au-dessous de
toute grandeur donnée in datis ou dans ce qui est posé,
il faut qu'elle se puisse trouver aussi diminuée au dessous de toute
grandeur donnée ». Leibniz en a certes proposé une
interprétation physique car, comme nous l'avons souligné, il
l'estimait devoir s'appliquer dans tous les domaines. Le paradigme
mécaniste classique dans lequel Leibniz concevait la physique lui a donc
fait faire quelques conclusions hâtives car, si nous pourront remarquer
dans la suite de ce chapitre l'intuition exceptionnelle dont il a fait preuve,
Leibniz ne pouvait deviner l'ampleur de la complexité qui
caractérise les évènements de la réalités
à une échelle qui lui était radicalement inaccessible.
Mais de telles conclusions sur des existences contingentes, erronées en
raison d'une carence de connaissances de fait, ne permettent pas de contredire
le principe utilisé. Un tel raisonnement est invalide pour les
mêmes raisons que la conclusion d'Heisenberg au sujet de l'échec
de la causalité. Dans le principe de continuité tel
qu'énoncé ci-dessus, ce n'est pas la conclusion qui est
réfutée, mais la prémisse. La constante de Planck signifie
que lorsque l'on tente de mesurer une quantité d'énergie aussi
petite que l'on veut, on ne parvient pas à trouver une quantité
inférieure à cette constante. Ce n'est pas tant le principe qui
est réfuté mais plutôt la possibilité de le
vérifier expérimentalement puisqu'on ne peut diminuer la
différence de deux cas au-dessous de toute grandeur donnée. Comme
la causalité ou le principe de raison suffisante, la continuité
peut être dit inapplicable en physique quantique, mais cela ne signifie
pas qu'elle soit erronée.
Quoiqu'il en soit, après l'apparition de cette
discontinuité et la popularité que connurent les modèles
corpusculaires et discrets de description de la réalité physique,
la construction des outils mathématiques essentiels du formalisme
quantique poussèrent progressivement à l'abandon d'une telle
vision. Comme nous l'avons vu, l'abstraction dans laquelle est plongée
le monde quantique par le formalisme conventionnel rend très prudent les
physiciens sur les conséquences des quantités discrètes
que ce formalisme implique. Nous avons déjà remarqué que
la contextualité nécessite d'introduire, dans le compte-rendu de
toute mesure, la description du dispositif expérimental qui la permise.
Nombre de physiciens et d'épistémologues, une fois cette
contextualité exceptionnelle mise en évidence, furent prompte
à lui attribuer l'apparition de nombres entiers lors des mesures. C'est
en effet par un nombre fini et discret de dispositifs de mesure qu'un
système peut être décrit, et ce nombre ne peut
disparaître en raison de la contextualité ; autrement dit,
celle-ci nous empêche de pouvoir attribuer cette discontinuité au
système lui-même ou à l'instrument de mesure. Cela est
encore plus claire si l'on rappel que le formalisme quantique, en l'absence de
toute mesure, décrit les différentes valeurs de chaque observable
par des probabilités comprises entre 0 et 1, donc d'une manière
continuiste, et que les quantités discrètes 0 ou 1
apparaissent seulement lors des mesures par le principe de réduction du
paquet d'ondes. D'une autre manière, mais toujours dans le but
d'écarter une vision discontinuiste, Schrödinger construisit sont
modèle ondulatoire pour que les « nombres entiers
s'introduisent de la même manière naturelle que le nombre des
noeuds d'une corde vibrante » en physique classique ondulatoire (qui
est continuiste). Plus généralement, que ce soit à cause
de ses aspects ensemblistes ou probabilistiques, ce sont aux
particularités du formalisme mathématique de la physique
quantique que fut attribuée la présence de quantités
discrètes dans la description d'un système.
3.3. Le monde microscopique
3.3.1. Entités quantiques et substances simples
Les particules élémentaires
selon la théorie de la substance
La quête des derniers éléments de la
nature, des entités élémentaires à partir
desquelles tout est construit, est courante en philosophie, et notamment dans
les divers atomismes. Leibniz chercha lui aussi la nature des existants
fondamentaux de la réalité, mais, fidèle à la
tradition philosophique, il tenta d'en définir a priori les
propriétés essentielles via la métaphysique. Comme
à l'accoutumée, il travailla à cela avec un maximum de
rigueur logique. Le système leibnizien propose donc une théorie
de la substance qui prétend déduire les structures essentielles
des derniers éléments de la nature par un raisonnement
métaphysique gouverné par la stricte logique. C'est sur cette
base qu'est réfuté le mécanisme pur comme l'atomisme
matérialiste.
Les sciences empiriques, avec l'apparition et le
perfectionnement des microscopes, ce sont également fixé pour but
de déterminer les existants fondamentaux, quoique les appareils
utilisés de nos jours pour sonder les détails de la
matière soient d'une nature très différente. C'est
d'ailleurs à ce sujet que fut créée la physique quantique.
Celle-ci, par des moyens de plus en plus perfectionnés mais toujours
plus différents de nos schèmes sensibles usuels, sonde la
matière pour découvrir son fonctionnement comme ses composantes
fondamentales. Le but est alors de dégager les particules
élémentaires, c'est-à-dire les `'briques'' qui
composent l'univers. La physique estime avoir découvert la plupart des
particules élémentaires qui composent tous les
phénomènes observables qu'ils soient corpusculaires ou autre.
Ainsi connaît-on pour le moment plusieurs leptons, quarks et bosons. Mais
le critère qu'utilise la science pour juger si une particule est
élémentaire tient à ce que l'on ne puisse lui
déterminer de structure interne ni de composants. Au vu de la
distinction que nous avons retenue, avec d'Espagnat, entre objectivité
forte et objectivité faible, il est clair que ce critère ne peut
convenir pour définir les éventuelles particules
élémentaires de la réalité indépendante
(d'Espagnat ne semble d'ailleurs pas croire en l'existence fondamentale de
telles particules). En effet il fait référence à nos
capacités de détermination et on peut remarquer que, dans son
histoire, il est souvent arrivé à la microphysique de retenir
comme élémentaires des particules dont des composants plus
fondamentaux furent ensuite découverts. Les conditions
nécessaires pour observer un détail sont bien plus contraignantes
si son échelle est petite, notamment les quantités
d'énergie nécessaire deviennent très importantes ;
cela laisse à nombre de physiciens l'espoir de découvrir des
particules plus fondamentales lorsque les niveaux d'énergie
nécessaire seront réunis. Autrement dit, on peut
légitimement penser que les particules élémentaires, ainsi
dénommées par la physique, ne sont les ultimes composants que de
la réalité empirique.
Bien que les termes d'antan puissent maintenant porter sur des
entités différentes, comme nous l'avons déjà
noté, le paradigme des particules élémentaires en physique
moderne correspond bien plus à l'atomisme philosophique que Leibniz met
en question. Ses critiques et sa théorie de la substance visent, non pas
à réfuter l'existence de tels atomes ou particules de
matière, mais à leur refuser le statut de derniers
éléments de la nature. Les propriétés des
existences fondamentales, tel que Leibniz les définit, imposent des
critères bien plus contraignants que la seule
inséparabilité pratique. La substance leibnizienne doit donc
être une et inétendue car il n'y a qu'ainsi définie qu'elle
ne pourra plus être divisée, et cela dans un sens fortement
objectif. On peut alors remarquer que les particules élémentaires
considérées par la physique quantique possèdent en
générale masse et taille et ne peuvent donc pas être
identifiées à des substances simples au sens de Leibniz. Quand
bien même l'énergie nécessaire pour rompre un
électron ne serait pas disponible dans tout l'univers, il demeurerait
que celui-ci est divisible en droit et que cette impossibilité
contingente ne lui autorise pas le statut de substance simple.
L'autre particularité, que Leibniz associe aux
substances simples et qui découle directement de leur
indivisibilité, est la spontanéité dont elles doivent
faire preuve. Chacun des états que connaît une monade n'est qu'une
conséquence de sa constitution interne sans qu'aucune influence externe
ne soit ni nécessaire ni possible (excepté Dieu comme toujours).
Une entité ontologiquement indivisible, ne pouvant rien gagner ni rien
perdre, ne peut en effet subir ni exercer d'influence, en aucune manière
que ce soit. La physique explique pourtant, ou tente d'expliquer, tous les
phénomènes qu'elle répertorie par des transferts de bosons
entre particules des deux autres types, leptons et quarks ; toutes ces
particules étant considérées comme
élémentaires. Cependant, le langage des physiciens, en
évoquant des gluons liant les quarks entre eux ou des photons passant
d'électron en électron, ne nécessite-t-il pas des
entités sous-jacentes pour expliquer ces interactions ? En
reprenant le raisonnement de Leibniz, pour garantir à ces particules
leur statut ontologique, nous n'avons guère d'autre solution que de leur
accorder une spontanéité similaire à celle que
lui-même prête aux substances simples. Cela permet en effet de
résoudre la difficulté, quoique nous devions pour cela faire
abstraction des arguments que nous avons avancés
précédemment pour refuser aux particules
élémentaires leur statut ontologique.
Cependant la théorie quantique des champs milite contre
cette solution, car ces champs permettent de prédire le comportement des
particules comme leurs interactions sans être eux-mêmes
décrit par aucun modèle corpusculaire. Même si, là
encore, on ne peut pas en déduire que ces champs doivent exister tel
quel dans la réalité indépendante, les
particularités épistémologique de la physique quantique
devant nous rendre prudents, nous pouvons tout de même supposer, en
raison de leur efficacité, que quelque chose doit y correspondre ;
et ce quelque chose ne peut être aucune des particules
élémentaires en question, mais une ou plusieurs entités
plus fondamentales.
Finalement, il paraît assez évident qu'aucune des
découvertes de la physique quantique concernant les particules
élémentaires ne peut être vue comme apportant un argument
convaincant contre la division actuelle à l'infinie de la matière
que Leibniz déduit a priori de principes logiques et
métaphysiques.
Les substances simples et la physique quantique
Il nous est également possible de poser la question du
rapport entre les substances simples et les particules
élémentaires dans l'autre sens. En admettant que les particules
quantiques ne sont pas les substances simples de Leibniz, voyons si celles-ci
ne pourraient pas tout de même devenir des objets de la physique
quantique.
D'emblé Leibniz estime prouver que ces entités
sont inobservables par le simple fait qu'elles sont inétendues, de la
même manière que l'on ne peut voir un véritable point
mathématique. Par définition, c'est par une division à
l'infinie de la matière qu'un physicien pourrait espérer en
arriver à isoler une monade ; celui-ci étant
irrémédiablement borné, il ne lui reste aucun espoir de
clore cette division d'une manière ou d'une autre. On pourrait cependant
répondre à cela qu'un tel argument se fonde sur un paradigme
spatial tridimensionnel, et que l'abandon de celui-ci en physique quantique
ouvre peut-être la voie à une telle division à l'infini. Le
principe des substances simples est qu'elles sont les unités
fondamentales de la réalité, et pas seulement dans un sens
spatial, aussi ne peuvent-elles pas être individuellement
quantifiées, la quantité apparaît seulement lorsqu'on les
multiplient. C'est entre autre pourquoi les unités qui apparaissent dans
la théorie quantique ne peuvent correspondre aux monades, cette
discrétisation est la conséquence de propriétés
mathématiques continues sous-jacentes. En mathématique tous les
principes de limite en l'infini sont similaires, qu'ils soient tridimensionnels
ou pas. Ainsi, puisque les quantités d'énergie nécessaires
pour observer un détail avec un canon à électron croissent
lorsque ce détail est de plus en plus petit, détecter un
détail infiniment petit comme une monade demanderait une quantité
infinie d'énergie qu'il ne nous est pas possible de réunir. Cela
maintient le fait que les monades soient observables en droit, mais en
pratique, seul un esprit infini comme Dieu pourrait les observer.
3.3.2. La théorie de la substance et le monde
quantique
Les agrégats à l'échelle
quantique
Si on ne peut identifier les substances simples de Leibniz et
les particules élémentaires de la physique quantique, cela ne
nous dispense pas de traiter du statut que peuvent avoir ces dernières
dans le système leibnizien. A coup sûr, les objets de la physique
quantique doivent être des substances composées. Si la
théorie quantique conçoit les particules comme des entités
bien constituées, c'est que le degré de confusion avec lequel
elle nous fait connaître la réalité à cette
échelle masque l'infinité qui doit peuplée chacune de ces
particules ; de la même manière que la confusion de notre
perception familière nous masque celle qui occupe les objets de notre
vie quotidienne. Voir les particules comme des agrégats permet notamment
de leur donner un sens sans statuer sur leur nature éventuellement
corpusculaire. Leur nature matérielle étant
phénoménale, même si Leibniz n'avait pas de son temps
d'exemple concret pour réfléchir à ce point, il n'aurait
sûrement pas refusé l'idée que certains agrégats
n'aient pas une apparence complètement matérielle et
corpusculaire ; du moins l'admettre ne nuit pas à la
cohérence de son système. Quoiqu'il en soit nous aurons
l'occasion de revenir sur ce point.
Il faut cependant nous demander de quel type sont les
agrégats observables à l'échelle quantique. Leibniz
distingue en effet la matière première de la matière
seconde ; la première correspondant aux amas de monades
inorganisés tandis que la seconde désigne les composés
vivants. La question peut paraître étrange car la biologie ne
définit le vivant que sur des critères s'appliquant à
partir de l'échelle moléculaire. Mais la définition que
Leibniz donne de la vie, si elle est sûrement bien moins applicable
pratiquement, n'est pas limitée à une échelle
particulière. Comme nous l'avons vu, le système leibnizien
accorde la vie à toute les monades et donc à tous l'univers,
cependant tous les corps ne sont pas vivants. Une monade préside
à toutes les monades dont elle rend raison le plus adéquatement,
l'ensemble de ces substances constituant alors son corps. Un corps vivant est
donc défini par Leibniz comme étant dirigé par une
âme qui possède alors une perception plus distincte de ce corps et
à travers celui-ci une perception un peu moins confuse de tout le reste
de l'univers. Tous les ensembles de monades ne possèdent pourtant pas de
monade dominante. Leibniz établit donc que l'analyse des détails
de tout corps inorganique doit aboutir sur des entités vivantes à
un moment ou à un autre. Il s'agit alors de savoir si les particules de
la physique quantique pourraient être ces entités organiques
rencontrées lors de l'étude de la matière.
Concernant les entités macroscopiques que nous
côtoyions, bien que le système leibnizien accorde un fonctionnent
final à toute monade, c'est par l'apparition d'une certaine
finalité dans le monde des corps que nous semblons capable de
repérer les entités vivantes. En effet, plus un corps est
organisé et complexe, plus il est soumis à son
entéléchie et plus nous pouvons alors remarquer les attributs
spirituels de cette dernière. Il semble alors difficile de statuer sur
la question de savoir si les particules peuvent être des organismes
vivants au sens de Leibniz car les difficultés
épistémologiques de la physique quantique, comme la
différence d'échelle exceptionnelle, nous ferment une analyse
assez pointue de leur comportement. Nous pouvons seulement espérer
dégager quelques indices à partir de la description qu'offre le
formalisme quantique de ses objets. Il est indéniable qu'une particule
élémentaire présente une cohérence interne
exceptionnelle, cela a d'ailleurs sûrement concouru à ce que la
physique soit tentée d'en faire des entités ontologiquement
constitutives, mais cela n'exprime pas pour autant la moindre finalité
discriminante. Seule l'indéterminisme dont fait preuve une particule
lors d'une mesure, qui la soustrait à une pure nécessité
et qui peut donner l'impression d'un choix, peut servir à
spéculer sur sa nature spirituelle. Un tel phénomène ne
suffit cependant pas à construire un véritable argument
concernant le genre d'agrégats auquel appartiennent les entités
quantiques. Cette question reste donc en suspens, bien que cela ne pose pas de
problème pour la suite de cette étude dans la mesure où
cette question reste finalement assez périphérique.
L'abandon de l'espace et du temps
Une des particularités les plus problématiques
du formalisme quantique reste l'espace abstrait dans lequel il doit être
conçu. Un espace de Hilbert avec un nombre variable de dimensions reste
seul capable de décrire les systèmes physiques à
l'échelle quantique. Comme ce type d'outils mathématiques est
bien postérieur au système de Leibniz, il est assez
évident que celui-ci n'ait pu se prononcer sur la dépendance
éventuelle de son système à l'égard d'un paradigme
tridimensionnel.
Tout de même il faut noter que le système
leibnizien survit particulièrement bien à un tel changement de
paradigme. Là où les systèmes cartésien et
newtonien substantifient l'espace pour lui accorder une existence autonome et
ontologique, Leibniz la lui refuse et fait seulement de l'espace l'ordre de
coexistence des possibles. Dans le système leibnizien, les
éléments de la réalité indépendante sont les
substances qui, inétendues, se passent aisément de données
spatiales. Au contraire, Leibniz affirme que l'espace apparaît, comme les
corps, avec la multiplicité des monades, et qu'il a donc un
caractère essentiellement phénoménal. La dualité
entre les phénomènes et les choses en-soi est déjà
très explicite chez Leibniz, et l'espace, puisqu'il ne peut
prétendre à la substantialité, est clairement à
ranger dans le premier genre. Aussi, dans le système leibnizien, la
mécanique nécessite bien un espace tridimensionnel classique,
mais celle-ci demeure tout aussi phénoménale que cette espace. Le
type d'action que Leibniz suppose pour les éléments constitutifs
du réel est qualitativement très différent d'un mouvement
de partie ou d'un transfert d'énergie, il s'agit d'un accord
prédéterminé entre entités spirituelles. Tout type
d'espace peut même être abandonné car la métaphysique
leibnizienne admet une infinité de substances mais rien quand à
leur disposition, bref seule une pure multitude est supposée. La monade
connaît en réalité une infinité de variables, qui
sont autant de perceptions qu'il y a de monades dans le monde, et qui
participent toutes à la perception globale que cette monade a de
l'univers. D'une manière, certes assez kantienne mais entièrement
déductible du système leibnizien, il est possible d'en conclure
qu'un paradigme spatial et tridimensionnel n'est propre qu'au degré de
distinction que connaissent les monades conscientes. Autrement dit le
système de Leibniz, non seulement s'accorde avec l'idée que
l'espace ne soit un concept approprié que pour la réalité
empirique, mais il peut même être considéré comme
appuyant cette idée.
Nous avons vu qu'en raison de la nécessité
d'adapter la théorie au paradigme relativiste quadridimensionnel,
l'abandon de l'espace pour la réalité indépendante
implique également celle du temps. Celui-ci pose tout fois plus de
problèmes car sa remise en cause menace la cohérence interne de
tout système de description des évènements. Le temps est
pourtant défini par Leibniz, de la même manière que
l'espace, comme relatifs à une multiplicité, mais cette fois une
multiplicité dans la monade de sortes que si la réalité
indépendante ne connaît toujours qu'un état pour chaque
monade, seule notre mémoire peut faire coexister plusieurs instants. Si
le temps est la succession de tous les états du monde, cet ordre n'a de
sens que là où ces différents état peuvent
être conçus simultanément, dans la rétention dont
sont susceptibles certaines monades. Une telle référence aux
perceptions particulières de quelques monades, à savoir celles
qui disposent de mémoire, suffit à limiter le champ d'application
du concept de temps à la réalité empirique. D'un autre
côté, parce qu'ils sont prédéterminés, tous
les états que connaîtra une monade, c'est-à-dire toutes ses
perceptions, sont déjà en elle, mais d'une manière
enveloppée et inconsciente. Dans ce cas là, ce qui correspondra
à la succession de ces états, c'est le dévoilement
progressif des perceptions de la monade. Mais ce n'est que pour la substance en
question qu'il y a dévoilement, car, pour un point vu objectif au sens
fort, toutes ces perceptions sont là et toutes en même temps et de
tout temps ; un paradigme temporel devient alors étranger à
un tel point de vu. Cela rejoint d'ailleurs l'analogie mathématique
qu'il est possible de faire à propos de la spontanéité de
la monade : un algorithme est une formulation, atemporelle mais plus
fondamentale, du développement temporel qu'il est possible d'en faire.
Un esprit infini n'a toutefois pas besoin d'un tel développement pour
appréhender l'ensemble de cet algorithme.
Il semble qu'après analyse, la réalité
indépendante, dans le système de Leibniz, est parfaitement apte
à se plier à la négation des notions spatiotemporelles que
semble impliquer le formalisme quantique relativiste. Bien plus il
apparaît que la description métaphysique que Leibniz fait du monde
en expulsant toute référence à la réalité
empirique, expulse par la même occasion l'espace et le temps.
3.3.3. Un fonctionnement spirituel fondamental
Théorie de la substance et théorie de
l'information
Si nous souhaitons faire de la monadologie le fonctionnement
sous-jacent du monde quantique comme de l'ensemble de la réalité,
nous devons faire abstraction de ses éléments les moins
admissibles pour les plus sceptiques des physiciens et des
épistémologues. La référence que Leibniz fait
couramment à Dieu est probablement la plus choquante pour ceux-ci. Un
tel usage de l'être infiniment parfait dans le système leibnizien,
est tout simplement inadmissible pour les athées, et peut même
s'avérer insatisfaisant pour les plus rigoureux des croyants et des
agnostiques. Cela est particulièrement gênant pour la
cohérence du système dans la mesure où c'est Dieu qui
garantit l'harmonie préétablie. D'autant plus qu'insister
à ce sujet introduirait des débats superflus dans notre
discussion portant sur la réalité. Pour satisfaire aux objections
fondées sur ce point, voyons comment la théorie de la substance
peut être modifiée pour se passer de ce parti pris
théologique. Le but de la présente section n'est pas d'expulser
Dieu du système leibnizien, car ce serait le trahir au-delà de
l'acceptable, mais de montrer que la théorie de la substance, qui fait
un appel trop exprès à Dieu tout en étant une partie
essentielle du système, peut conserver une cohérence interne en
faisant abstraction de la question de l'existence de l'être
suprême. Les preuves métaphysiques que Leibniz apporte au sujet de
l'existence de Dieu sont d'une pertinence qu'on ne peut écarter, de
même que l'usage qu'il fait de ce concept, cependant, comme tout le monde
n'est pas prêt à ce type de concessions, notre présente
entreprise semble justifiée. A cette occasion nous tenterons
d'éclaircir plus que nous ne l'avons fait la communication des
substances.
Le fonctionnement basique du monde, dans la
métaphysique leibnizienne, est l'entre-expression dont font preuve les
monades. Il ne s'agit donc pas d'une action proprement dite au sens physique
car aucune ne modifie les autres en quelque manière que ce soit. Au
contraire l'harmonie préétablie garantit à toutes les
substances une concordance parfaite calculée à l'avance. Cette
harmonie a pour conséquence, en ce qui concerne la réalité
empirique, de nous donner l'impression d'une influence mécanique des
corps entre eux à une certaine échelle, et d'une interaction
entre entités épistémologiquement
indéterminées à une échelle inférieure. Mais
pour ce qui est de la réalité indépendante, les substances
sont de la pure information et l'ensemble des règles qui rendent compte
de leurs rapports mutuels peut alors constituer une théorie de
l'information. Au sein de cette théorie, l'harmonie
préétablie devient logiquement équivalente à une
explication de l'interaction entre les monades par des transferts
d'information. Mais ces transferts doivent être conçus comme
antérieurs à toute matérialité, bref c'est une
communication sans support qui peut être envisagée pour
décrire les relations entre substances. L'ordre dans lequel est
habituellement définie toute communication est donc inversé, au
lieu de n'être envisagée que comme véhiculée par la
matière, l'information est conçue comme première et c'est
alors elle qui sert de support au monde physique. Ne pouvant être
expliquée par une communication de type physicaliste, l'entre-expression
leibnizienne peut être basée sur des transferts d'information
entre substances, indépendamment de tout véhicule.
Une perception, conçue comme fondamentale, n'a rien de
paradoxale si nous tirons, comme Leibniz, toutes les conséquences du
cogito cartésien. Phénoménologiquement, lorsque
quelque chose rentre en contact avec mon épiderme, en premier me
parvient une information qui, seulement dans un deuxième temps, est
interprétée comme signifiant la présence d'une
entité physique. Seul un renversement de cet ordre d'apparition des
phénomènes permet de supposer que c'est par des moyens physiques
que fut véhiculée l'information initiale. Nous n'avons cependant
pas la moindre expérience d'une entité physique qui ne se soit
pas toujours manifestée dans un premier temps comme une simple
perception. Supposer un véhicule matériel à toute forme
d'information parvenant à la consciente dénote d'un parti pris
ontologique qui ne découle pas rigoureusement de données
empiriques. Le fait que la matière puisse servir de support à une
communication ne peut pas être exclusivement interprété
comme signifiant que l'information doit lui être postérieur. Il
est tout à fait envisageable d'en conclure que la matière est
perméable à une information qui lui indépendante ;
cette option gagne en crédibilité si l'on remarque qu'une
même information peut demeurer parfaitement identique en étant
transférée d'un support physique à un autre. Limiter la
communication à la seule communication humaine, par l'anthropocentrisme
que cela implique, nous ferme la possibilité d'une théorie de
l'information à objectivité forte. Toute information que l'humain
est capable de communiquer nécessite un support matériel, mais
cela ne signifie pas que toute information subit ce type de contrainte. Et la
physique quantique va dans ce sens car elle permet de construire des moyens de
communication efficaces sans pour autant que l'usage du concept de corps
matériel ne soit tout à fait légitime à son
sujet.
Les substances ne connaissent cependant pas uniquement la
perception, elles sont également définies par une
appétition qui peut sembler très étrangère à
une quelconque théorie de l'information. Rappelons que, si elle
correspond, pour des être de notre complexité, à ce que
couvre habituellement un tel terme, concernant la substance simple en
général, l'appétition désigne la tendance naturelle
dont fait preuve tout être pour atteindre un plus haut degré de
perfection. Cette perfection, chez Leibniz, est définie par le principe
d'économie et consiste donc en une optimisation des moyens par rapport
aux fins. Une telle idée de la perfection est non seulement concevable
dans une théorie de l'information, mais elle lui est même
très liée. Si l'on conçoit le sens comme le but de la
communication et son contenu quantitatif comme son moyen, on peut dés
lors définir le degré de perfection d'une information par
l'optimisation du sens par rapport au contenu utilisé, autrement dit par
une maximisation du qualitatif, c'est-à-dire sa variété,
et une minimisation du quantitatif. Ce qui permet alors d'expliquer, dans cette
théorie de l'information, qu'une substance, malgré son
appétition, peut tendre vers une moindre perfection, c'est qu'elle peut
recevoir une certaine quantité d'information qui n'augmente que dans une
moindre mesure son contenu qualitatif. Dans ce cas le rapport du qualitatif sur
le quantitatif, qui détermine la perfection de la substance, est bien en
diminution. De plus, au sein de notre théorie, on peut retrouver le
principe de la théorie de la substance qui suppose que lorsque les
perceptions d'une monade gagnent en distinction, les perceptions d'autres
doivent tendre vers plus de confusion. En effet, lorsqu'une monade gagne en
perfection, son contenu augmentant qualitativement, la perception qu'en a une
autre monade doit perdre symétriquement en qualité car elle rend
de moins en moins bien compte de la variété croissante de la
première monade. Donc, lors du transfert mutuel d'information qui
s'effectue perpétuellement entre deux monades, l'une des deux doit bien
agir et l'autre pâtir, aux sens métaphoriques définis dans
la théorie leibnizienne de la substance.
On peut remarquer qu'un pur transfert d'information n'est pas
vulnérable aux critiques que peut connaître un modèle
mécaniste de communication entre les substances. En effet, l'information
présentant la particularité de pouvoir être
dupliquée à loisir, il est parfaitement envisageable qu'une
information soit transmise d'une monade à une autre sans que la
première n'ait à perdre quoique ce soit. Aussi, de la même
manière qu'un support matériel peut recevoir de l'information
sans être augmenté physiquement, la monade réceptrice peut
être considérée comme modifiée par le transfert
d'information, mais pas pour autant augmentée substantiellement.
Grâce à la théorie de l'information qui
vient d'être construite, nous pouvons proposer une nouvelle description
métaphysique de la réalité indépendante,
fidèle à l'esprit de Leibniz mais tout de même
amendée dans une importante mesure car elle abandonne l'harmonie
préétablie. L'univers est un réseaux de monades, celles-ci
sont en nombre infini et toutes connectées entre elles. Puisqu'elles ne
sont toutes que des points de perceptions et qu'elles communiquent toutes entre
elles, toute monade reçoit et transmet perpétuellement de
l'information pure à toutes les autres.
Théorie de l'information et formalisme
quantique
Voyons maintenant si la théorie de la substance,
modifiée sous la forme de la théorie de l'information que nous
avons construite, n'entre pas en contradiction avec le formalisme quantique. En
conséquence des sections précédentes, nous prendrons pour
acquis la nature composée des entités quantiques et l'accord du
système leibnizien avec l'abandon de l'espace tridimensionnel que
suscite la théorie quantique.
Nous avons déjà remarqué que les
entités considérées en physique quantique peuvent
davantage être considérées comme des outils
épistémiques concernant la réalité empirique que
des objets ontologiques peuplant la réalité indépendante.
Cela s'accorde non seulement bien avec la phénoménalité
qui caractérise tous les agrégats dans le système
leibnizien, mais les objets du formalisme quantique montre alors des
caractéristiques informationnelles inédites dans le monde des
corps. Un corps matériel est une perception confuse de l'infinité
des monades qui le peuplent et qui ne possèdent aucun caractère
corpusculaire ni matériel. A ce titre une particule constitue un bon
intermédiaire entre le monde des corps et celui des âmes, en se
montrant plus corpusculaire qu'une monade mais moins qu'un objet macroscopique.
Les champs de la théorie quantique relativiste s'avèrent
d'ailleurs encore plus appropriés pour rejoindre l'idée d'une
pure information car, quelques soient les notions corpusculaires que l'on
maintient dans la théorie, ils décrivent des probabilités
d'observation concernant diverses variables et ces données semblent plus
fondamentales que ces notions. Le fait même que le nombre et la nature
des particules d'un système ne sont que des informations contenues dans
des champs rejoint l'idée leibnizienne d'une information plus
fondamentale que la matière.
Nous avons vu que d'Espagnat suggère que la
théorie quantique des champs pourrait signifier que le monde n'est pas
atomisable mais qu'il est fondamentalement un. Il n'entend pas seulement cela
concernant l'atomisme philosophique, il étend cette négation
à toute théorie qui supposerait une multitude d'entités
composant le réel et qu'il appelle
« multitudinisme ». Notons cependant que
d'Espagnat envisage ce type de théorie avec une idée trop proche
d'un atomisme classique et qu'il ne traite pas un atomisme de type
informationnel comme celui de Leibniz. Il refuse la réalité aux
particules de la même manière que nous leur avons refusé la
substantialité, parce qu'elles sont expliquées par les
entités plus fondamentales que sont les champs quantiques. Mais les
substances de Leibniz sont des points d'informations et sont aussi
nécessaires à la réalité que les unités
à toute quantité. Il est nécessaire de prendre toute la
mesure de la quantité qui apparaît dans toute formulation de la
physique quantique : si la réalité est quantifiable dans une
certaine mesure, c'est qu'elle doit être multiple. Ce qui nous refuse
alors une connaissance de fait concernant la réalité
indépendante, c'est que nous ne pouvons quantifier l'infinité
qu'elle contient ; au contraire la finitude qui nous est accessible est
celle de notre perception particulière, et c'est donc elle qui
définie la réalité empirique. C'est pourquoi toute
entité dégagée empiriquement ne pourra jamais
prétendre à un statut ontologique.
Les champs quantiques, bien qu'encore plus
éloignés du régime des corps, constituent pourtant eux
aussi des agrégats mais des agrégats de points d'information,
cela ne leur suppose donc aucune corporéité. En
considérant sa remarquable efficacité prédictive et
descriptive concernant de très petites portions de la
réalité, la théorie quantique des champs constitue, selon
la définition que nous en avons donnée dans le cadre de notre
théorie de l'information, une perception particulièrement
distincte. Cela peut également se constater dans la structure
mathématique du formalisme quantique, celle-ci permet de couvrir une
étendue inédite de phénomène grâce à
un nombre assez limité d'outils, quoiqu'ils soient chacun d'une grande
complexité. Il faudrait cependant qu'une théorie fixe une
infinité de variables à l'infinité des points du
réel si elle souhaitait atteindre une perception parfaitement distincte
et décrire la réalité indépendante.
3.4. Le monde macroscopique
3.4.1. La phénoménalité du
macroscopique
Le statut du corps matériel
La décohérence est le principe de la physique
quantique qui est couramment utilisé pour expliquer que nous observions
des corps macroscopiques bien déterminés et localisés
malgré le fait qu'ils soient composés d'entités quantiques
ne présentant pas ces caractéristiques. Elle connaît sur ce
point un bien plus large consensus que sur celui de savoir si elle
résout le problème de la mesure. Exceptés les plus
fervents partisans des théories à variables cachées,
l'ensemble de la communauté des physiciens s'accorde en
général pour considérer la mécanique quantique
comme la description de la réalité à la fois la plus
précise et la plus fondamentale fournie par la science. La
décohérence permet alors, selon ce point de vu, d'expliquer les
apparences corpusculaires que revêt le monde macroscopique. Notamment
elle montre comment un système d'un très grand nombre de
particules enchevêtrées, comme un corps de la mécanique
classique, connaît des états de superposition très
réduits et peut donc en général être assez bien
localisé pour nous donner l'illusion de l'être parfaitement.
Comprise ainsi de manière très conventionnelle, les relations de
la physique quantique avec le monde macroscopique montre une forte analogie
avec l'idée leibnizienne de la phénoménalité des
corps matériels.
Comme nous l'avons vu, le problème de la mesure n'en
est pas pour autant rigoureusement résolu. Si on s'en tient à la
décohérence seule, quoique les états de superposition
tendent à disparaître pour les grands systèmes, ils ne
disparaissent pas vraiment et un corps matériel n'est donc jamais
correctement localisé au sens strict. Une solution conventionnelle fait
intervenir le principe de réduction du paquet d'ondes pour expliquer
qu'un système macroscopique se détermine en une position bien
précise. Nous avons déjà vu les limites et les
problèmes de ces deux options pour ne pas nous en contenter. La
considération des réalités indépendantes et
empiriques peut cependant nous aider éclaircir ce point. Si nous
limitons le champ d'application du concept d'espace à la stricte
réalité empirique, rechercher une localisation précise
pour un corps dans la réalité indépendante perd alors tout
son sens. Il est vrai que, par sa formulation même, le problème de
la mesure ne se pose que dans la réalité empirique. Si on se
limite à celle-ci, considérer qu'un corps a l'apparence d'une
localisation est équivalent à affirmer qu'il en a une
précise. Nous pouvons aussi bien nous contenter de l'absence apparente
de superposition quantique que nous suggère la
décohérence, que faire intervenir la conscience de l'observateur
pour réduire le paquet d'ondes en une localisation précise. Dans
les deux cas la présence localisée d'un corps macroscopique reste
purement phénoménale.
En termes leibniziens les corps matériels sont
phénoménaux car ils doivent leur réalité à
celui qui les observe. C'est dans les perceptions particulières d'une
monade que des perceptions confuses correspondant à des corps
matériels peuvent être trouvées ; autrement dit
ceux-ci n'appartiennent là encore qu'à la réalité
empirique. La décohérence explique alors la confusion qui tend
à s'emparer de toute perception d'un grand nombre d'entités
quantiques. Cela rejoint parfaitement le principe leibnizien qui veut que toute
perception générale ne soit que la réunion confuse de
nombreuses perceptions plus distinctes enveloppées. L'exemple que prend
Leibniz couramment est celui du son de la mer qui réunit
confusément les bruits de toutes vagues et de toutes gouttes d'eau
qu'elle contient. Nous pouvons alors proposer un autre exemple fondé sur
la décohérence : la perception d'un corps matériel
réunit confusément les perceptions particulières et plus
distinctes de toutes les particules qui le composent. Le principe de
réduction du paquet d'ondes ne pose pas davantage de problème
car, si l'infini est ontologiquement partout concernant la
réalité indépendante, ce doit être la finitude de
l'observateur qui, déterminant la réalité empirique, fixe
des données finies concernant les systèmes physiques. Mais cette
finitude, qui seule autorise, comme nous l'avons vu, une quantification
humaine, n'appartient qu'à la réalité empirique telle
qu'elle est créée par notre particularité. Une
hypothétique vision parfaitement distincte de la réalité,
parce que sans borne, ne pourrait, au cours d'une tentative toute aussi
hypothétique de description de la réalité
indépendante, obtenir que des quantités infinies.
Joindre le système de Leibniz avec les conclusions de
la physique quantique permet donc de construire une
phénoménalité des corps matériels qui s'articule
autour de la dualité entre réalité indépendante et
réalité empirique et où les processus de mesure ne posent
alors plus problème.
Force, énergie et mouvement
La dynamique leibnizienne, comme la physique classique,
n'admet pas uniquement des corps matériels pour décrire le monde
macroscopique, Leibniz y ajoute la force et l'électrodynamique
l'énergie. Ces deux notions sont sensiblement similaires, si ce n'est
que Leibniz ne connaissait pas l'énergie moléculaire. Si on
corrige ce point, son principe de conservation de la force est identique
à celui de conservation de l'énergie. L'abandon de la
conservation du mouvement pour l'adoption de celle de l'énergie justifie
amplement le passage d'une mécanique de type cartésienne à
la dynamique leibnizienne.
Dans la théorie de la substance de Leibniz, ces forces
qui parcourent les corps n'ont guère plus de réalité que
la matière. Si on peut estimer que la force qui habite toute
matière donne des indices concernant la spontanéité dont
cette dernière doit fondamentalement faire preuve, rigoureusement il n'y
a pas transfert de la moindre énergie entre les substances. Il s'agit
là encore d'une perception confuse du commerce purement informationnel
qu'elles connaissent réellement.
La similitude avec la physique quantique est alors beaucoup
plus limitée car celle-ci remet bien moins explicitement en question la
réalité de l'énergie. Cependant, nous pouvons remarquer
que l'énergie électrodynamique est associée aux bosons que
sont les photons, ce qui permet d'expliquer le comportement des champs
magnétiques macroscopiques par des transferts de bosons à
l'échelle quantique. Mais comme tous les bosons, les photons sont des
particules comme les autres et leur réalité est rendue tout aussi
ambiguë que les particules associées aux phénomènes
corpusculaires qui sont les quarks et les leptons. Les champs quantiques
peuvent de nouveau être vus comme bien plus fondamentaux que toute
particule, et appuyer par là même la
phénoménalité de l'énergie.
Le mouvement que connaissent les entités
macroscopiques, en étant une conséquence directe de transferts
d'énergie, peut être dit tout aussi phénoménal. Qui
plus est, là où une mécanique
cartésienne/newtonienne substantifie l'espace et donne donc
également un statut ontologique au mouvement, nous avons vu que le
système leibnizien s'accorde avec l'abandon d'un paradigme spatial que
suggère la physique quantique pour la réalité
indépendante. La théorie quantique et la théorie de la
substance tendent tout deux à faire du temps et de l'espace des
apparences concernant seulement le monde macroscopique. Cela signifie que le
mouvement, qui ne peut s'inscrire que dans un cadre spatiotemporel, ne peut
concerner que la réalité empirique.
3.4.2. Dynamique et mécanique quantique
L'efficacité de la physique classique
Si le système de Leibniz relègue les corps
matériels et leur commerce au rang de phénomènes, il leur
attribue tout de même une efficacité indéniable. La
description métaphysique et ontologique du monde ne peut se faire en
terme mécaniste, ni ses objets ni son fonctionnement ne correspondent
à rien de physique. Mais, pour ce qui est de la compréhension des
objets qui nous entourent et que nous percevons à notre échelle,
la mécanique est le moyen le plus efficace de compréhension des
évènements. Et cette compréhension a un sens pratique de
sorte que l'on peut légitimement penser que Leibniz devait
déjà avoir à l'esprit une dualité du type
réalisme et positivisme. Bien qu'à la différence de
nombreux physiciens de notre temps il laisse les questions ontologiques
à la métaphysique, c'est bien la physique et l'empirisme qui
seuls peuvent assurer la bonne marche de la science dans une optique
positiviste. Autrement dit, le réalisme est métaphysique et
concerne la réalité indépendante, tandis que le
positivisme traite des phénomènes et porte sur la
réalité empirique. Le cloisonnement qui sépare ces deux
types de réalité et qui nous voile le réel fondamental,
explique que le positivisme arrive toujours plus facilement à ses fins
que le réalisme.
Si Leibniz reprend donc une mécanique de type
cartésienne, il la modifie pour en faire une dynamique. Nous avons
déjà remarqué les erreurs que présente le
modèle leibnizien par rapport à son concurrent newtonien, mais
aussi qu'elles ne remettent pas fondamentalement en cause ses grands principes.
Ainsi Leibniz a-t-il vu juste en distinguant la force du mouvement. Cela permet
de mettre en accord, peut-être pas les lois qu'il énonça
précisément, mais les principes de la dynamique de Leibniz avec
ceux de la physique classique arrivée à maturité. Celle-ci
traite comme des phénomènes hétérogènes les
objets de type corpusculaire et les entités de type ondulatoire. Ces
deux genres de phénomènes correspondent assez bien, moyennant
quelques ajustements qu'il n'y a pas lieu de traité ici, à la
distinction que fait Leibniz entre les corps et la force qu'ils se
communiquent. Le fonctionnement des corps et celui des ondes font chacun
l'objet d'une théorie physique différente, et cette
séparation fait également preuve d'une grande efficacité,
bien que la physique quantique réunisse phénomènes
corpusculaires et phénomènes ondulatoires dans un formalisme qui
décrit par les mêmes principes le comportement de toutes les
entités microscopiques. Dés le commencement de
l'expérience quantique et la création de ses premiers outils, les
pères fondateurs entreprirent avec succès de refonder les lois de
la physique classique sur la base de ces nouveaux acquis (c'est à cette
occasion que la théorie quantique reçut la dénomination de
`'mécanique''). Cependant, encore aujourd'hui, ce sont les
équations de Newton, concernant la mécanique, et celles de
Maxwell, pour l'électrodynamique, que l'on utilise encore pour
prédire le comportement des entités macroscopiques
correspondantes.
On peut donc remarquer que l'efficacité qu'accorde
Leibniz à une physique classique est similaire à celle que la
science moderne lui conserve également. Lorsque Leibniz suggéra
que la réalité fondamentale ne devait pas obéir au type de
fonctionnements que la physique décrit, la réforme qu'il proposa
n'alla pas jusqu'à la remise en cause totale de celle-ci. De la
même manière les déconcertantes découvertes de la
naissante physique quantique ne pouvait pas rendre caduque l'efficacité
prédictive des théories physiques classiques. Dans les deux cas,
seule les conclusions ontologiques qui pouvaient être traditionnellement
tirées de ces théories furent mises en échec.
Un fonctionnement hétérogène à
l'échelle microscopique
L'autre point sur lequel s'accordent le système
leibnizien et la physique quantique est directement lié à
l'efficacité strictement phénoménale dont fait preuve la
physique classique. Il s'agit du fait qu'à une échelle
inférieure au macroscopique, des règles très
différentes de la mécanique et de l'électrodynamique
doivent être construites pour expliquer le fonctionnement de la
réalité. Pourtant, ce sont par des voies radicalement
différentes que la théorie de la substance et la théorie
quantique en viennent à la nécessité d'un tel
fonctionnement hétérogène pour rendre compte des
détails de la matière.
C'est par des considérations métaphysiques que
nous avons précédemment traitées que Leibniz en vient
à la conclusion que les substances simples qui constituent la
réalité fondamentale ne peuvent obéir à des
principes physiques. La logique doit faire déduire
l'indivisibilité et l'inétendue de ces substances et aucun
commerce ne peut alors être pensé entre eux dans un paradigme
mécaniste. Le cogito nous fournit la seule véritable
expérience d'une substance ontologiquement constituée et il faut
dés lors imaginer toute substance à son image. De plus, une
âme a le mérite de connaître changement et
multiplicité sans être étendue ni divisible. La
théorie de la communication entre les substances que Leibniz construit
alors est radicalement différente d'une mécanique ou d'une
physique mais permet tout de même de rendre compte des apparences
corpusculaires que nous connaissons.
Le cheminement de la physique quantique est radicalement
différent car il est essentiellement empirique. Les schèmes de
pensée corpusculaires qui imprégnait l'essentiel de la
communauté des physiciens trouvèrent leurs limites lors de la
construction même du formalisme quantique. Des grilles de lecture issues
de la physique classique furent d'emblée appliquées aux
phénomènes microscopiques qui se présentèrent aux
scientifiques, mais leur échec ne fit que mettre mieux en
évidence l'originalité qui caractérise cette nouvelle
classe de phénomènes. Si de nombreux physiciens font encore
preuve d'une certaine réticence en tentant, notamment par des
théories à variables supplémentaires, de maintenir des
notions classiques pour décrire les entités quantiques, le point
de vu orthodoxe tire comme conclusion des particularités de la
théorie quantique que les principes de la physique classique doivent
être remplacés par des notions originales et propres à la
microphysique, pour garantir sa cohérence interne.
Le système de Leibniz et la physique quantique
s'accordent donc bien pour limiter le champ d'application des concepts de la
physique classique au monde macroscopique. Ils n'aboutissent pourtant pas
à cette conclusion de la même manière. Leibniz
déduit cela de la logique et de l'expérience métaphysique
de notre conscience, tandis que la physique quantique la déduit bien
malgré elle de l'analyse de ses objets expérimentaux. L'analogie
entre leurs conclusions s'arrête pourtant là car si la
théorie de la substance éjecte toutes les notions physiques pour
les placer tout entières dans le phénoménal, la
théorie quantique revendique encore le statut de physique car elle
maintient toujours un certain dualisme de type cartésien. En effet le
but de la physique quantique demeure, en général et même
chez les physiciens d'obédience positiviste, l'étude d'une
réalité différente de notre expérience psychique
interne. L'abandon du concept de corps matériel doit modifier le
dualisme cartésien esprit/matière en esprit/quelque chose, mais
le principe de base reste maintenu, il s'agit d'étudier une
réalité extérieure. Les difficultés que
présente le problème de la mesure aux physiciens
témoignent d'ailleurs bien de leur désire d'exclure tout
référence spirituelle de la science. De plus, rappelons que si
Leibniz recherche directement les existences fondamentales en tentant de
dépasser notre expérience particulière par la
considération des vérités nécessaires, la physique
quantique poursuit une entreprise empirique dont on peut penser qu'elle ne peut
logiquement pas atteindre ces existences. Pourtant, comme il sied à la
rigueur leibnizienne, nous pouvons juger que les découvertes empiriques
de la théorie quantique tendent à valider l'abandon des notions
de physique classique qu'opère la théorie leibnizienne de la
substance ; alors qu'elles contredisent le type de
généralisation ontologique qu'en fait Descartes.
3.4.3. Le passage au macroscopique
Le monde quantique comme intermédiaire
Les substances composées tirant leur
réalité de celui qui les observe, il peut être admis qu'une
telle substance soit définie comme un corps à une échelle,
composée d'agrégats non corpusculaires à une autre et en
dernière analyse être constituée d'une infinité de
substances simples. A ce titre il est envisageable de considérer la
physique quantique comme portant, non pas sur le monde des corps ni sur celui
des âmes, mais sur un niveau intermédiaire de
réalité. La réalité indépendante correspond
au niveau de réalité des substances simples ; et les objets
du monde quantique, parce qu'ils sont malgré tout des agrégats,
appartiennent à la réalité empirique au même titre
que les corps macroscopiques. On peut cependant considérer que la
réalité empirique à l'échelle quantique nous donne
davantage d'indices structurels concernant la réalité
fondamentale que le monde des corps macroscopiques.
Parmi ces indices on trouve l'abandon du concept de corps
matériel. Si celui-ci peut encore être utilisé pour le
monde quantique avec un très lourd coût
épistémologique, il ne revêt plus la même
évidence qu'en ce qui concerne l'expérience quotidienne à
l'échelle humaine. Introduire des entités plus fondamentales est
une concession inévitable que doit faire toute reformulation de la
théorie quantique maintenant des particules matérielles bien
constituées. Quelque soit la manière dont on puisse tourner le
formalisme quantique, il semble que celui-ci suggère
inévitablement qu'à une éventuelle échelle
inférieure le concept de corps matériel devrait être rendu
complètement caduque. Il s'agit alors d'une conséquence qui
rejoint bien ce qu'une théorie de la substance comme celle de Leibniz
peut établir concernant la réalité indépendante,
à savoir l'absence de données corpusculaires et
matérielles en ce qui la concerne.
L'espace tridimensionnel classique du monde des corps doit
également être abandonné pour le monde quantique, au profit
d'un espace abstrait multidimensionnel. Cela peut être vu comme un indice
de l'abandon radical du paradigme spatial que l'on peut envisager pour la
réalité indépendante. Nous avons vu que d'Espagnat tient
cela pour une conclusion, certes spéculative mais fort convaincante, que
l'on peut directement tirer du formalisme quantique. C'est également,
comme nous avons tenté de le dégager, une conséquence
logique de la théorie leibnizienne de la substance. Même un espace
multidimensionnel ne peut être admis concernant la réalité
indépendante car l'espace de Hilbert, qui sert de cadre à la
description d'un système microscopique, possède un nombre de
dimensions égal à celui des observables que l'on choisit de
considérer. Ainsi l'espace de Hilbert ne peut satisfaire à une
objectivité forte.
Parce que les particules de la physique quantique ne peuvent
être considérées comme fondamentales et que ce sont
certaines d'entres elles qui correspondent aux phénomènes
électromagnétiques, la physique quantique semble également
nous indiquer l'abandon d'un paradigme énergétique pour la
réalité indépendante. De même le mouvement ne semble
porter que sur la réalité empirique car, en ce qui concerne le
monde quantique, il est en général impossible de trouver une
véritable trajectoire pour une particule. Aussi, l'abandon de l'espace
signifie inévitablement celui du mouvement, et cela peut être vu
comme un bon indice de l'échec total de tout modèle
mécaniste en ce qui concerne les substances simples.
En constituant une perception plus distincte et donc plus
parfaite, la théorie quantique peut être considérée
comme plus proche du réel que la physique classique ou le sens commun.
En toute rigueur elle ne nous fournit pourtant pas de connaissances sur la
réalité indépendante, et cela rejoint la vision que
d'Espagnat a du formalisme quantique comme une description appropriée de
la réalité empirique. De même, certains des principes de la
physique quantique, comme le maintien de certaines notions corpusculaires,
d'une conception encore trop mécaniste de l'action et d'un paradigme
géométrique, restent inappropriés pour décrire les
substances simples et relèvent donc d'une certaine confusion et
imperfection. D'une manière analogue à la hiérarchie des
êtres de Leibniz, on peut échelonner les différentes
perceptions dont est capable une monade selon leurs degrés de
distinction. Une perception infiniment distincte correspond à une
connaissance parfaite des substances individuelles et de leur contenu, et elle
est uniquement accessible à un être infiniment parfait. Le niveau
de distinction apporté par la physique quantique est alors situé
entre cette perception infiniment parfaite et le niveau usuel de confusion qui
est celui de l'existence humaine en général et de sa conception
physicaliste classique. Il demeure que la perfection dont est susceptible le
point de vu de la physique quantique reste infiniment éloigné de
la perception la plus distincte qui soit. A partir de cette
échelonnement, nous pouvons donc imaginer une infinité de points
de vu intermédiaires plus distincts que la théorie quantique. On
peut supposer autant d'hétérogénéité entre
ces points de vu, que nous en avons constater entre la microphysique et le sens
commun. Autrement dit il est tout a fait envisageable que la science, en
explorant plus profondément encore les détails de la
réalité, construise des théories très
différentes de la physique quantique, encore plus
éloignées de notre expérience du macroscopique et
fournissant davantage d'indices
sur la réalité indépendante.
Physique et métaphysique
Traiter ainsi la physique quantique comme portant sur un
niveau de réalité intermédiaire entre le monde des corps
et celui des âmes nous amène à poser la question des
rapports de la métaphysique et de la physique. Leibniz attribue leurs
rôles de manière assez simple et schématique, la
considération des simples revient à la métaphysique tandis
que celle des composés est laissée à une physique pure.
Cependant, dans l'échelonnement des perceptions que nous venons de
proposer, une connaissance de la réalité indépendante, et
donc des substances simples qui la peuplent, a été
considérée comme accessible uniquement à un esprit
infiniment parfait. Se pose alors la question du statut de la théorie de
la substance de Leibniz comme celui de la théorie de l'information que
nous avons proposée. La différence qui sépare la
connaissance métaphysique que Leibniz nous juge accessible et une
perception infiniment distincte de la réalité indépendante
est celle qui existe entre une théorie qui définie les
propriétés générales des monades et de leur
interaction et une parfaite connaissance du contenu de toutes ces monades. On
retrouve donc ici la distinction qui sépare les vérités
nécessaires des vérités de fait. Et cette
différence est véritablement qualitative car les premières
se fondent expressément sur le principe de contradiction tandis que les
secondes demande le principe de raison suffisante. Les connaissances qui
correspondent à une théorie de la substance sont du type de
celles accessibles en logique et en mathématiques ; elles sont
dérivées, non pas des perceptions irrémédiablement
confuses que nous avons des autres substances, mais de la connaissance de nous
même, en cela que nous sommes une âme et qu'il est par
conséquent possible de dériver les propriétés de la
monade de cette connaissance. Au contraire, pour atteindre une parfaite
connaissance de fait de toutes les substances, il faudrait être un sujet
qui n'est que des perceptions distinctes de toute chose, ce que nous ne sommes
pas.
En d'autres termes, la théorie de la substance n'est
pas à une position précise de cette échelle des
perceptions, comme toutes les vérités logiques et
mathématiques, les propriétés de l'âme sont
dérivées de la structure nos perceptions, aussi confuses
soient-elles. Bien que Leibniz ne juge les vérités
nécessaires accessibles qu'aux seules monades ayant le niveau de
distinction humain, comme nous le montre les Méditations
métaphysiques de Descartes, même d'une perception
complètement illusoire et erronée de la réalité, je
peux déduire la vérité éternelle qu'est
l'unité de mon âme. Et Leibniz estime toutes les
propriétés de l'âme déductibles de cette
manière. Une théorie de la substance mérite alors bien le
terme de métaphysique car, excepté la mienne, ce n'est pas sur
les existences qu'elle porte mais, comme toutes les vérités
nécessaires, sur les possibles. Au contraire les sciences physiques,
à l'instar de la physique quantique, recherchent des
vérités de fait et portent donc sur les existences. A ce compte
la physique doit composer avec les perceptions, empruntes inévitablement
d'un certain degré de confusion, que nous pouvons avoir des autres
substances. C'est sur ce point que peut s'observer une progression,
suscitée par l'appétition dont fait preuve toute monade, vers une
perception plus distincte, suivant la hiérarchie
précédemment définie. La physique quantique constitue
alors une connaissance de fait qui possède un certain degré de
distinction à une certaine échelle, mais, en dernière
instance, porte de manière infiniment confuse sur les substances
simples.
Accessoirement cela nous amène à nuancer une
antinomie classique et particulièrement répandue parmi les
scientifiques, celle de l'empirique et du métaphysique. Elle semble
pourtant justifiée par le fait que la métaphysique, dans le
système de Leibniz, en étudiant la structure du possible,
s'oppose à une méthode empirique consistant à ne prendre
en considération que les seules existences. Cependant un tel
raisonnement fait abstraction de l'existence que prend en considération
le métaphysicien, à savoir sa propre conscience réflexive.
L'expérience psychique personnelle, parce que siège de la
subjectivité, est éjectée de la plupart des discours
scientifiques ; même une théorie à objectivité
faible se doit d'éviter un tel particularisme et rechercher ce qui est
commun à toute subjectivité. Mais il s'agit tout de même
d'une expérience réelle et, comme Descartes l'a montré, il
s'agit de la plus irréfutable de toute. Notre propos n'est pas de rendre
accessible aux assertions métaphysiques le type de preuves empiriques
dont est capable la physique ; parce que ne portant pas sur des existences
extérieures, cette possibilité leur est fermée. De plus,
la physique ne pourra jamais atteindre empiriquement l'objet du
métaphysicien, à savoir la substance simple. Il s'agit
plutôt de montrer que la métaphysique ne porte pas sur de la pure
virtualité et qu'elle ne doit pas être éjectée a
priori de toute entreprise de compréhension rationnelle du monde.
Seule notre expérience psychique personnelle peut nous faire
connaître la perception et l'appétition, qui sont des notions
essentielles pour le système de Leibniz mais également pour de
nombreuses sciences empiriques comme la biologie ou la psychologie.
Finalement, bien qu'employant des modes différents et
que l'imperfection intrinsèque de toute créature le masque
souvent, c'est bien toujours la même réalité qui est
étudiée. Comme la métaphysique traite de ce que pense
Dieu, c'est-à-dire les possibles, et la physique de son choix, autrement
dit les existences, si chacun se borne à la place qui est la sienne, une
fructueuse complémentarité peut être envisagée. La
physique ne pouvant pas atteindre le degré de distinction
nécessaire pour se prononcer sur les existences fondamentales, c'est
à la métaphysique de définir ce qu'il est possible
à leur propos. Aussi, puisque statuant sur les seuls possibles, la
métaphysique n'est pas en mesure de déterminer lesquels existent
parmi ceux-là (excepté bien ma propre existence que je peux
affirmer avec certitude), cela incombe à la physique, quoiqu'elle ne
puisse déterminer les existences que dans le strict cadre de la
réalité empirique. Une fois les rôles attribués, la
physique est alors en mesure de suppléer à la métaphysique
en lui fournissant d'éventuels contre-exemples, tandis que cette
dernière est susceptible de fixer un cadre axiomatique à la
physique comme le font en général la logique et les
mathématiques.
A partir de là nous pouvons constater que la physique
quantique, pas plus que la physique classique, ne fournit de données qui
entrent en contradiction avec le système leibnizien. Pourtant, certains
systèmes concurrents, comme les plus matérialistes ou ceux qui
substantifient l'espace, peuvent voir comme un contre-exemple la théorie
quantique. D'un autre côté on peut remarquer que c'est lorsque ses
partis pris ontologiques ne dépassent pas ce que fixe un système
métaphysique comme celui de Leibniz, que la physique quantique se montre
la plus efficace. A ce sujet on peut prendre pour exemples les modèles
à variables supplémentaires, qui peinent à décrire
le monde quantique en maintenant des notions déjà
expulsées par la théorie de la substance.
3.5. Conclusion
Au terme de la présente mise à l'épreuve,
le système leibnizien a su montrer son adaptabilité. En effet, de
tous les éléments de la problématique quantique, nous n'en
avons pas trouvé qui mette réellement la métaphysique de
Leibniz en difficulté. De nombreuses précisions ont cependant
été nécessaires et nous espérons avoir
été assez clair sur ces points. Les apports de la physique
quantique n'auront pourtant pas été exempts d'enseignement car
ils nous ont obligés à analyser avec une rigueur
renouvelée la théorie leibnizienne de la substance. Des
thèmes, peu présents dans le système leibnizien pour des
raisons contingentes, comme la réalité de l'espace-temps ou la
possibilité d'agrégats non-corpusculaires, auront pu être
traités plus à fond grâce aux questionnements
suscités par les particularités de la théorie quantique. A
cette occasion, pour satisfaire aux exigences d'une communauté
scientifique très différente de celle des savants du
dix-septième siècle, nous avons pu modifier la théorie de
la substance en une théorie de l'information qui ne présente pas
plus de caractéristiques assimilées à la mécanique
et qui se dispense un maximum des axiomes théologiques de Leibniz.
Au cours de notre étude nous avons pu tracer une
démarcation encore plus précise entre le monde des corps et celui
des âmes. Et c'est cette délimitation, parce qu'elle rejoint celle
séparant la métaphysique de la physique, qui sauvegarde les
conclusions ontologiques de Leibniz de n'importe quelle découverte
empirique. En limitant la métaphysique aux stricts possibles et en
construisant sa théorie de la substance sur une méthode
métaphysique et logique rigoureuse, Leibniz s'assure qu'il ne
déborde pas sur la considération des existences et donc sur le
champ d'étude de la physique. Si son système contient une
dynamique qui est une description du monde des corps et des règles qui
le régissent, excepté quelques considérations
structurelles définissant un cadre de possibles, cette dynamique n'est
pas déduite de la métaphysique mais d'observations empiriques.
Leibniz attribue à deux voies et à deux méthodes
distinctes l'observable et l'inobservable. Sont seulement observables les
entités physiques et strictement inobservables les âmes, et il n'y
a pas de risque que les corps virent dans l'inobservables, puisqu'ils sont
exclusivement phénoménaux, ou que les âmes deviennent
directement des objets sensibles.
La physique, si elle prend soin de respecter elle aussi un tel
cloisonnement, peut s'assurer une efficacité exceptionnelle et
éviter des paradoxes et des difficultés comme celles que l'on
peut attribuer à la mécanique quantique. En effet, comme toute
les sciences naturelles, la physique quantique ne présente presque plus
d'aspects problématiques lorsqu'elle se borne à une optique
positiviste où on ne se soucie que de prévisions
expérimentales. Toutes les questions soulevées par la
révolution quantique peuvent alors être attribuées à
l'idée de la science, d'inspiration réaliste, qui pouvait
imprégner le monde scientifique à ce moment là. Seule la
croyance dans le grand livre de l'univers que la science pourrait
décoder a été remise en question par la physique
quantique, pas l'efficacité scientifique en générale. Ce
qui s'est réellement retrouvé en échec dans l'histoire de
la physique moderne, et nous nous approchons significativement des conclusions
de Bitbol à ce sujet là, c'est le type de
généralisations ontologiques que s'était autorisée
avant cela la physique à partir de la nature de ses objets
épistémiques. C'est bien parce que Leibniz avait
déjà remis ces généralisations en cause que son
système ne souffre guère des découvertes sur ce point
là que l'on peut attribuer à la physique quantique. Pour peu que
l'on n'admette qu'un système métaphysique comme celui de Leibniz
pour parler rigoureusement de la réalité indépendante,
l'abandon d'un paradigme corpusculaire, mécaniste et spatiotemporel ne
pose pas le moindre problème puisqu'il ne concernait que la
réalité empirique. Mais cela ne dénigre pourtant pas la
nouveauté de la théorie quantique car même Leibniz ne
pouvait soupçonner que, par des voies empiriques, la science pourrait en
venir à abandonner un tel paradigme même au sujet de la
réalité empirique.
Nous pouvions nous en douter avant, et c'est ce qui a
d'ailleurs motivé notre entreprise, la confrontation entre le
système de Leibniz et la physique quantique n'a pas abouti à
l'abandon de l'un pour l'autre. Au contraire les deux en ressortent grandis, et
nous avons donc pu à cette occasion affiner notre compréhension
du réel. Nous pouvons en effet nous estimer mieux armés pour
analyser le contenu de la physique quantique concernant la
réalité empirique, ainsi que celui d'autres domaines
scientifiques. De même, le cadre de la connaissance structurelle et
métaphysique, qui nous est accessible concernant la
réalité indépendante et que fixe déjà le
système leibnizien, a pu être davantage perfectionnée.
Postface
Maintenant que nous avons réuni un exposé
détaillé du système leibnizien et de la
problématique quantique, ainsi qu'une confrontation construite des deux,
nous estimons avoir confirmer l'utilité de notre étude. Nous
avons déjà affirmé l'intérêt que nous portons
pour l'oeuvre de Leibniz dés le début et son étude
approfondie comme le succès de sa mise à l'épreuve nous
conforte grandement dans cette idée. Bien compris, le système
leibnizien est d'une exceptionnelle intemporalité, il offre une
description métaphysique du monde qui, pour peu que l'on dépasse
son langage comme les contraintes du logos humain en général,
reste difficilement réfutable. Il n'est pas non plus question de le
prouver car, comme toute connaissance métaphysique rigoureuse, elle est
fondée sur la seule expérience de notre âme et celle-ci ne
peut faire l'objet que d'une vérification empirique personnelle. La
seule réserve que nous ne pouvons nous empêcher de faire,
puisqu'elle s'applique à toute entreprise systémique sans
exception, c'est que toute la métaphysique leibnizienne se fonde sur une
foi évidente dans l'efficacité de la méthode logique et
sur la certitude rationnelle qu'elle permet. Comme seule celle-ci permet
d'apporter la preuve de quoique ce soit, il est hors de question de prouver que
les principes logiques de Leibniz, ou n'importe quels autres, s'applique
effectivement à la réalité fondamentale. Sur ce point, il
nous est juste donné de constater la remarquable efficacité dont
fait preuve cette rationalité pour expliquer les
phénomènes, et encore plus pour les prévoir.
A la lumière de ce que nous avons apporté, il
est très intéressant de voir comment s'articule le système
de Leibniz par rapport à certaines antinomies classiques en philosophie
et en science. La métaphysique leibnizienne n'admet que des âmes
comme constituantes fondamentales de la réalité et, à ce
titre, on peut considérer le système leibnizien comme un
idéalisme assez proche de celui de Berkeley. Mais la dualité
entre choses en soi et phénomènes est non seulement
présente chez Leibniz mais elle y est essentielle. Seule cette antinomie
permet d'expliquer l'hétérogénéité qui
sépare les conclusions métaphysiques de Leibniz au sujet des
substances simples de notre expérience coutumière des
composés. Le système leibnizien présente donc certaines
caractéristiques de l'idéalisme, mais aussi des traits typiques
du réalisme ; et cela correspond bien à l'habitude
leibnizienne de systématiquement synthétiser toute opposition.
Cela est rendu possible par le fait que Leibniz fait de la spiritualité
une chose en soi et même la seule chose en soi, les corps
matériels comme toute chose physique étant alors à ranger
dans les phénomènes. A ce propos on peut donc légitiment
penser que Kant doit beaucoup à Leibniz lorsqu'il place la
considération de la chose en soi dans celle du sujet moral.
Il est possible de remarquer que certaines parties du
système de Leibniz, bien que traitées dans son exposé,
n'auront guère étés utilisés dans le reste de notre
étude. On est alors en droit de se demander si leur maintient
était bien nécessaire. A ce sujet, rappelons
l'interdépendance dont font preuves les différentes parties de
l'oeuvre de Leibniz et le fait que l'omission de l'une d'elle pourrait nuire
à la cohérence de tout le système. D'un autre
côté nous n'avons utilisé, pour notre mise à
l'épreuve finale, que les éléments du système qui
s'y prêtés, c'est-à-dire ceux dont l'objet est assez proche
de celui de la physique quantique pour qu'une comparaison soit possible. De
plus, maintenir les éléments du système leibnizien qui
n'ont pas servi dans sa confrontation avec la physique moderne permet au
lecteur le plus exigent de vérifier que nous n'avons omis aucune des
parties qui s'y prêtaient dans cette mis à l'épreuve.
L'autre thème de notre étude, la physique
quantique, peut également tirer de grands bénéfices de
l'analyse que nous en avons fournie car nous espérons avoir mis en
évidence ce que d'Espagnat affirme, à savoir que toute entreprise
rationnelle de compréhension du réel ne peut rigoureusement pas
ignorer les apports de la théorie quantique sur ce sujet. Puisque, dans
une optique leibnizienne, nous cherchons plus a dégager ce qui est vrai
dans toute théorie que ce qui est faux, nous ne nous sommes pas attarder
sur les théories philosophiques qui sont mises grandement en
difficulté par la physique quantique. Il est pourtant assez
évident, si l'on prend en compte les limitations au sujet des
propriétés des deux types de réalité que l'on peut
considérées comme résultant de la théorie
quantique, que nombre de systèmes métaphysiques moins prudent que
celui de Leibniz doivent être mis en échec par la mécanique
quantique. Nous n'avons fait que l'évoquer, mais cela est très
significatif pour ce qui est de la substantialité de l'espace ou au
sujet des théories les plus matérialistes. Il a été
retenu ici un système métaphysique dont nous nous doutions a
priori qu'il puisse survivre efficacement à une confrontation avec
la théorie quantique, ce choix étant motivé par l'objectif
de fournir une conclusion un maximum positive et affirmative. Réfuter
toute théorie métaphysique erronée est une entreprise qui
ne peut que rester inachevée alors que montrer l'échec de
certaines n'est de toute façon pas très constructif.
Nous devons avouer, et un lecteur attentif l'aura
sûrement déjà remarqué, en lame de fond de la
présente étude, c'est la sauvegarde et la
légitimité du discours métaphysique en
général qui nous préoccupe tout particulièrement. A
cet égard le système leibnizien constitue un exemple d'une
construction métaphysique qui garde sa pertinence et montre son
utilité même face à des découvertes scientifiques
très originales et qui lui sont postérieures de plusieurs
siècles. Un telle légitimation a été, selon nous,
rendue nécessaire par les bouleversements philosophiques qu'a connues la
pensée rationnelle occidentale et qui ont eu tendance à
discréditer toute entreprise à visée métaphysique.
On peut estimer que cet objectif a été atteint dans une certaine
mesure grâce aux points essentiels sur lesquels le système
leibnizien rejoint la théorie quantique. Nous avons en effet pu
constater que plusieurs conclusions de la physique quantique peuvent être
vues comme de bons indices de ce que Leibniz avait pu déduire
métaphysiquement à propos de la réalité
indépendante.
Le système leibnizien ne portant pas exclusivement sur
les existences fondamentales, mais aussi sur les composés, nous ne
pouvons considérer la présente conciliation de ce système
avec la physique quantique comme lui attribuant une totale validité.
Pour être exhaustif sur cette question il faudrait entreprendre d'autres
mises à l'épreuve fondées sur d'autres domaines
scientifiques dont les conclusions présentent quelques analogies avec le
système leibnizien. Bien que nous laissions cela à des
études ultérieures, nous pouvons d'ores et déjà
évoquer la biologie, et notamment le caractère très
informationnel de la génétique, et l'informatique, qui peut nous
donner une définition de l'intelligence assez proche de celle de
Leibniz.
Bibliographie
Leibniz, Discours de métaphysique
et autres textes, Flammarion.
Leibniz, Système nouveau de la
nature et de la communication des substances, Flammarion.
Leibniz, La monadologie,
annotée par Emile Boutroux, Delagrave.
B. d'Espagnat, Le réel
voilé, Fayard.
E. Klein, La physique quantique,
Flammarion.
I. Desit-Ricard, Une petite histoire de
la physique, Ellipses.
Et divers documents électroniques obtenus sur
Internet :
F. Laloë, Connaissons-nous vraiment
la mécanique quantique ?
H. Zwirn, Mécanique quantique et
connaissance du réel.
M. Bitbol, En quoi consiste la
`Révolution Quantique' ? Paru dans : Revue Internationale
de Systémique, 11, 215-239, 1997.
M. Bitbol, Le corps matériel et
l'objet de la physique quantique. In : F. Monnoyeur (ed.),
Qu'est-ce que la matière ? Le livre de poche.
|
|