1.4.3. Dieu
Les attributs de Dieu et la création
Bien que celui-ci soit infiniment parfait, il y a solution de
continuité entre Dieu et toutes les monades. Les
propriétés des monades doivent donc être sensiblement
similaires à celles de Dieu. Comme ce dernier est sans borne, chaque
monade doit bien plus en constituer une imitation imparfaite car on ne peut
rien imaginer qui soit dans un être fini mais qui ne soit pas en
même temps dans l'être infini, l'imperfection étant entendue
comme un manque. Un être est donc à l'image de Dieu dans une
certaine proportion, qui est le degré de perfection propre à
chaque monade. Il est alors inévitable que la création divine
s'articule autour des attributs de Dieu. L'entendement, ou
connaissance, de Dieu correspond à la faculté perceptive
qui est dans chaque monade tandis que sa volonté est l'analogue
de la faculté appétitive de la monade. La puissance
divine correspond quand à elle au sujet ou à la base dans la
monade, autrement dit à ce qui connaît perception et
appétition ; la puissance en Dieu a en fin de compte son
équivalent dans la réceptivité de la créature.
C'est dans l'entendement de Dieu que l'on trouve toutes les
idées et notamment les vérités éternelles,
ou vérités nécessaires, c'est là que doit
être cherchée leur réalité puisque celles-ci n'ont
rien de substantielle. Le principe de contradiction est la règle de cet
entendement, non pas que cet entendement soit limité par ce principe,
mais parce que l'entendement parfait de l'être suprême ne peut
manquer d'obéir au principe qui fonde le bon exercice de la raison.
Suivre le principe de contradiction permet au contraire à la
connaissance divine d'être purement positive et de ne comprendre aucune
négation. L'entendement divin est donc plus précisément la
source des essences, ou possibles, car il contient tout ce
qui n'implique pas contradiction.
La volonté divine arrive ensuite et n'a donc aucun
pouvoir sur le contenu de l'entendement divin, elle ne choisit pas les
vérités nécessaires, pas plus qu'elle ne
décrète les possibilités. Non pas, là encore, que
cette volonté soit bornée de façon extrinsèque mais
une volonté parfaite doit être réglée par un
entendement tout aussi parfait, c'est-à-dire qui n'admet rien de
contradictoire et qui contient d'emblée toutes les vérités
éternelles ; une volonté parfaite n'étant pas une
liberté de tout choisir, mais une liberté qui s'attache à
tout faire selon le suprême bien. La volonté divine choisit donc
parmi les essences, elle est le critère qui élit certains
possibles à l'existence et par conséquent elle est la source des
existences. Et cette volonté est soumise au principe de raison
suffisante ce qui signifie qu'elle choisit toujours le meilleur parmi les
possibles, c'est-à-dire ceux qui font montre de la plus grande
perfection.
Mais la puissance de Dieu est première, car elle est la
source de tout, de l'entendement et de la volonté donc des essences
comme des existences. De plus c'est elle qui maintient le monde une fois
celui-ci créé.
Nous avons donc un entendement divin qui contient les
essences, chacune d'elles étant une monade possible qui a
déjà, en tant que possible, la multiplicité qui fait son
originalité et qui contient la suite de ses évènements
futurs potentiels. Cette suite d'évènements est une suite de
perceptions et comme le degré de distinction de celles-ci
détermine sa perfection potentielle, le degré de perfection d'une
monade est déjà contenu dans son idée. La volonté
divine choisit alors parmi ses monades potentielles celles qui seront
élues pour exister. Elle choisit selon le meilleur qui est la plus
grande perfection possible dans le monde créé. Dieu n'a donc
qu'à discriminer selon la suite des évènements de chaque
monade que son entendement lui fait connaître. Certains possibles sont
cependant incompossibles, c'est-à-dire que s'ils sont
individuellement possibles, leur combinaison implique contradiction. De telles
combinaisons sont donc impossibles et la volonté de Dieu doit alors
choisir un monde entièrement compossible, cela explique la
présence du mal dans le monde et l'inexistence de certains biens
potentiels, le mal étant nécessaire pour un plus grand bien de
même que tous les biens ne sont pas compatibles. C'est enfin la puissance
divine qui permet au choix divin de se concrétiser et de se
maintenir.
Cette perfection potentielle que contient déjà
chaque être lorsqu'il n'est qu'à l'état de possible,
puisque cette perfection est discriminante pour exister, est la
tendance propre de chaque monade à exister. Mais comme elles
tendent ainsi toutes à l'existence, elles s'entre-empêchent dans
la mesure où elles ne sont pas toutes compatibles. De plus aucune
d'elles n'a de toute façon la perfection nécessaire pour exister
de son propre chef car ce ne sont que des êtres contingents. Il n'y a
donc que la volonté divine pour favoriser certains possibles plus que
d'autres selon son inclination au meilleur que nous avons explicitée.
Cette faveur divine se manifeste par des fulgurations continuelles,
effet de la puissance de Dieu, s'accommodant à son entendement et
à sa volonté.
Preuves de l'existence de Dieu
Il peut paraître étrange d'aborder les preuves de
l'existence de Dieu après avoir traiter ses propriétés et
son oeuvre mais cette ordre logique tient à ce que ces preuves a
priori se basent sur son concept tandis que celles a posteriori
partent des propriétés des choses créées.
Leibniz commence à prouver l'existence de Dieu par la
preuve traditionnelle de Saint Anselme et de Descartes sur les perfections
divines mais en la corrigeant. Ainsi, puisque Dieu est infiniment parfait, il
doit posséder toutes les perfections et chacune d'elles sans borne. Tout
ce qui est positif étant susceptible de perfection, l'existence peut
être conçue comme une perfection car elle est essentiellement
positive. L'être sans borne doit donc exister. L'existence est
conçue comme déjà contenue dans le concept de Dieu, il
s'agit d'ailleurs de la seule idée qui contiennent ainsi sa propre
existence de manière expresse. Mais cette preuve est incomplète
car elle nécessite que l'on montre préalablement que cette
idée existe. Une idée existe par le fait qu'il s'agit d'un
possible, donc elle doit être fondée sur le principe de
contradiction ; c'est cela qu'il faut préalablement prouver pour
que cette preuve de Dieu soit logiquement viable. Dieu a donc se
privilège de pouvoir exister par le seul fait d'être possible, il
est l'être nécessaire dont l'existence est contenue dans son
essence. La contradiction signifie l'affirmation d'un être et de son
contraire ou, autrement dit, l'affirmation et la négation
simultanée du même être. Le concept de l'être
infiniment parfait, puisque la perfection est radicalement positive, ne peut
contenir la moindre négation, mais seulement des affirmations sans
borne, il ne peut donc être contradictoire. Dieu est alors possible et
existe donc nécessairement. Cette preuve est dite a priori dans
le sens où c'est l'analyse du seul concept de Dieu qui permet de prouver
son existence.
En reprenant la terminologie de la tendance propre à
chaque être, il est possible de redoubler cette preuve. Tous les
possibles tendent à l'existence, mais ils n'y parviennent pas à
cause de leur imperfection. Ils ne se suffisent pas à eux-mêmes et
s'entre-empêchent de surcroît. Mais l'être suprême,
s'il est possible, puisque infiniment parfait, ne peut manquer de rien pour
accéder à l'existence. De même ne trouvera-t-il rien
à son niveau capable de l'empêcher d'exister car il dépasse
infiniment tous les autres êtres. Si tous les êtres tendent
naturellement à exister, l'être sans borne ne peut logiquement
manquer d'accomplir cette tendance. Tous les possibles sont toujours dans un
état intermédiaire entre la puissance et l'acte, excepté
Dieu dont l'infini perfection lui accorde se privilège d'être
toujours un pur acte.
Leibniz y suppléait deux preuves a posteriori,
basées sur la considération des choses créées. La
première est fondée sur la contingence. Toute être
créé est contingent dans le sens où il ne contient pas la
raison de son existence car son essence n'est que possible et jamais
nécessaire, cette raison est donc à rechercher dans un autre
être hors de lui. Dans le monde créé, où il n'y a
que des êtres contingent, et il est donc impossible d'y trouver un
être qui rende raison de lui-même, c'est-à-dire qui ne soit
pas conditionné par une cause antérieure. La recherche de la
raison dernière d'un contingent se fait alors sans fin, en parcourrant
une infinité d'être contingents, en remontant indéfiniment
le circuit de la causalité. Mais aucun contingent ne pourrait être
réel s'il n'y avait que des êtres contingents, il faut au moins un
être nécessaire, qui contiennent sa propre réalité,
pour qu'il puisse exister des contingents. Explicité
mathématiquement, les êtres contingents constituent une
série infinie mais cette série doit elle-même avoir une
raison, cette dernière devant être conçue comme hors de la
série, elle ne peut être contingente mais nécessaire.
Autrement dit, selon le principe de raison suffisante, toute chose doit avoir
une raison pour être ainsi plutôt qu'autrement et, comme le
principe de contradiction ne peut être cette raison, il faut imaginer
quelque autre puissance capable discriminer entre les possibles. Le hasard ne
satisfaisant pas non plus au principe de raison suffisante, on ne peut imaginer
qu'une volonté pour opérer cette discrimination.
La seconde preuve a posteriori est basée sur
l'Harmonie préétablie. L'action des monades les unes sur
les autres n'est pas concevable et leur accord doit donc consister dans une
concordance préalablement instaurée entre elles. Mais cet accord
n'a pu être prévu que par un être dont l'entendement
connaît la suite entière de tous les évènements de
toutes les monades ; un être intelligent donc, et infiniment
intelligent puisque son intelligence doit porter sur tout les détails du
monde. De même, seule une volonté a pu être à
l'origine de cette harmonie car elle témoigne d'un souci
d'économie qui relève du principe du meilleur,
caractéristique de la volonté. Enfin il faut une puissance
infinie pour avoir ainsi égard à toutes les monades et toutes les
régler en accord avec toutes les autres pour toute la durée du
monde. Et puisque qu'il n'y a qu'une seule harmonie pour toutes les monades et
que tout est lié dans l'univers, c'est qu'il doit s'agir de la
même intelligence, de la même volonté et de la même
puissance, et qu'un seul être, présentant toutes ces
caractéristiques, doit être à l'origine du monde. Cette
Harmonie préétablie, déduite par des principes
logiques, nécessite Dieu car elle manifeste l'infinité des
attributs d'un créateur du monde.
Les Esprits et la Cité de Dieu
Nous avons déjà vu que les esprits, ou
âmes raisonnables, ont un statut particulier dans la hiérarchie
des êtres, mais ce statut est encore plus spécial sur la question
du rapport des monades à Dieu. En effet toutes les substances sont un
miroir vivant de l'univers, et comme celui-ci témoigne des
qualités de son créateur, elles représentent
également toutes Dieu dans une certaine mesure. Mais les esprits le
représentent infiniment mieux, ils représentent davantage Dieu
que l'univers là où les autres monades représentent
davantage l'univers. Cela tient à la raison qu'ils ont en partage, qui
leur permet d'accéder à une connaissance rationnelle et
théorique de la structure du monde, connaissance inaccessible par les
voies empiriques auxquelles sont réduites les âmes sensitives.
L'accès qu'a l'âme humaine à la connaissance
d'elle-même, aux vérités éternelles, aux principes
intemporels et à la connaissance de Dieu, lui permet de saisir, dans une
certaine mesure, le système du monde. Les esprits deviennent par
là architectoniques car ils sont alors capables d'imiter Dieu dans ses
capacités ordonnatrice et créatrice ; ils peuvent diriger
dans leur département de la même que Dieu le fait dans le monde,
à mesure de la connaissance finie dont ils sont susceptibles à
l'égard du fonctionnement de la création divine.
Cette capacité qu'ont les âmes humaines d'imiter
Dieu en reproduisant, imparfaitement certes, ses facultés
créatrices par leur entendement et leur volonté, les mettent dans
un commerce tout particulier avec lui. Parce qu'ils possèdent les
mêmes facultés, bien qu'infiniment moins
développées, de part leur capacité à choisir selon
la raison, les esprits sont susceptibles de comprendre, dans une certaine
proportion, l'intelligence et la bonté de la création divine. Et
cette raison les élève à la connaissance de Dieu, leur
fait approcher les vérités éternelles et les principes qui
sont les règles de l'entendement de Dieu, et la considération du
bien qui est celle de sa volonté. Tout cela dote les esprits de
qualités morales inédites parmi le monde des créatures, de
par leur rapprochement exceptionnel avec le créateur. Ces
qualités leur permettent de rentrer en société avec Dieu
et de former avec lui la Cité de Dieu. Et le créateur,
parce que cela est nécessaire pour l'application de sa justice divine, a
conçu les esprits de sorte que la connaissance d'eux-mêmes et le
souvenir de leur actions, constitutifs de leur moralité, se conservent
jusqu'à la fin du monde, quoique parfois confusément, dans le
sommeil et la défaillance comme dans la mort.
Dieu est architecte à l'égard de tout
l'univers et de toutes les monades, il est comme l'inventeur à sa
machine, réglant tout en faisant montre de sa sagesse et de sa puissance
afin d'instituer le règne de la nature dont le fonctionnement
est celui des causes efficientes et dont le commerce des corps fait partie. Il
est aussi monarque, ou législateur, à
l'égard des esprits qui sont en société avec lui. Dieu
institue avec eux le second règne qui est celui de la
grâce et qui correspond à celui des causes finales. C'est
pourquoi il n'y a que dans le règne de la grâce que se manifeste
la bonté de Dieu ; non pas qu'elle ne soit pas partout, au
contraire, mais seuls les esprits sont capables de saisir cette bonté et
de la rechercher en vertu des qualités morales qui sont les leurs.
Ces deux règnes, celui de la nature et celui de la
grâce, se rencontrent dans une harmonie qui n'est pas sans rappeler
l'Harmonie préétablie. La justice divine qui
s'opère selon la grâce s'effectuant par les voies naturelles de
l'autre règne de la même manière que le corps se
déplace selon ses propres lois aux occasions des
évènements de l'âme. Il y a même plus qu'analogie
puisque le règne de la nature correspond au monde physique et aux causes
efficients tandis que le règne de la grâce correspond au monde
moral et aux causes finales. Toutes les monades connaissant en dernière
instance la finalité de par la faculté appétitive qu'elles
ont, ce qui laisse les esprits dans un statut spécial qui les
élève au règne de la grâce, ce qui leur accorde ce
statut privilégié de citoyens de la république divine,
c'est la compréhension qu'ils ont des lois de la Cité de
Dieu et la considération du bien qui en découle. Dieu dirige
en effet ses sujets à la mesure de sa perfection, l'inclination qu'il a
pour le bien lui faisant ériger des lois qui s'y conforment
parfaitement. Ainsi les esprits sont-ils toujours récompensés ou
châtiés à la mesure exacte de la bonne volonté dont
ils ont fait preuve. Et cette récompense ou ce châtiment
s'opère toujours correctement selon l'ordre naturel, sans que Dieu n'est
jamais à intervenir spécialement ; ce dernier ayant tout
prévu par avance, pour que la suite des évènements que
doit connaître chaque esprit s'accorde avec se qui se passe dans le monde
des corps, c'est-à-dire avec toutes les autres monades. C'est parce
qu'ils appartiennent au règne de la grâce que les esprits peuvent
connaître la bonté de Dieu, mais ils peuvent l'observer dans le
règne de la nature car, bien que selon la rigueur métaphysique
tout se qui arrive dans un esprit résulte de sa constitution
intrinsèque, c'est par le biais de la nature que Dieu dispense le bien
selon les mérites individuels.
Si Dieu préfère les esprits de part leur plus
grande perfection intrinsèque, il ne les a pas seuls créés
et tous créés à cause de l'incompossibilité qu'ils
connaissent et qui est liée à leur imperfection. Sa bonté
n'a seulement pu créer que le meilleur, qui nécessite des
âmes inférieures aux esprits afin de dispenser à ces
derniers un maximum de bonté. Le principe du meilleur est donc mis en
exercice pour que récompenses et châtiments soient
dispensés de manière optimale, bien qu'il faille parfois que
cette justice ne soit pas rendue immédiatement. Il demeure qu'il n'y a
aucun monde possible qui puisse connaître meilleure justice. La
perfection de la monade dans le règne de la nature correspondant
à la félicité de l'âme humaine dans celui de la
grâce, cette félicité doit correspondre à une
perception plus distincte qui rende raison d'une perception plus confuse ;
celle-ci étant à chercher dans la passion subie par une autre
monade et donc dans une imperfection.
La justice divine semble cependant ambiguë par le fait
qu'elle juge de la bonne volonté des esprits alors que Dieu est
censé connaître par avance toute la suite des
évènements de toute monade, chaque acte libre d'une esprit
étant soumis à une nécessité ex hypothesi
que Dieu saisit car il l'a instauré. Mais la liberté des esprits
est maintenue par le fait que cette nécessité leur est
inaccessible, qu'ils ne peuvent déterminer, avec la valeur de la
nécessité, les évènements futurs d'un être.
Si les justes sont pour ainsi dire élus par l'omniscience divine
dés leur création, il demeure impossible aux esprits de s'assurer
de cette élection. Comme nous l'avons déjà vu
précédemment, l'inclination vers l'apparence du bien dont est
susceptible un esprit ne rentre pas en opposition avec la volonté
divine, elle est en est bien plus l'instrument et elle n'est donc jamais nier
par la toute puissance de Dieu. Ainsi les saints ne sont pas saints parce
qu'ils sont aimés de Dieu, mais ils sont aimés de Dieu parce
qu'ils sont saints. La suite des actes libres menant à cette
sainteté étant tout de même contenue dans cette substance
individuelle depuis sa création.
Leibniz satisfait, semble-t-il, à l'exigence d'un bon
système, en montrant la validité du sien par la cohérence
interne et l'exhaustivité dont il témoigne. La seule
expérience nécessaire pour le comprendre et pour en
éprouver la validité est l'expérience interne, de notre
propre âme et des phénomènes quelconques qu'elle
connaît, car un tel système ne demande pas plus que le
cogito pour définir la monade, et l'expérience du
composé pour appréhender le corps. Les principes logiques y ont
non seulement une place, puisqu'on y traite de leur réalité, mais
ils sont également rigoureusement respectés ; ils forment
même une ossature essentielle et fondatrice. C'est donc un système
construit par la rigueur logique puis soumis à l'expérience
commune que Leibniz nous propose, bien qu'il faille souvent dépasser
l'intuition immédiate afin de pleinement en saisir la portée. De
même aucun sujet philosophique ne semble omis bien que notre
exposé ne soit pas rentré dans les détails de chacun.
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