3.2. Considérations structurelles
3.2.1. Le système de Leibniz et les deux types de
réalité
Métaphysique leibnizienne et
réalités
Il peut paraître étrange de tenter de comprendre
le système de Leibniz à l'aide d'une grille de lecture qui lui
est bien postérieure et qui a de plus été construite dans
un tout autre but. Leibniz devait sûrement disposer d'un découpage
analogue à celui des réalités empirique et
indépendante lorsqu'il a construit son système, mais l'objectif
de la présente section n'est pas de spéculer sur le point de vue
que Leibniz aurait eu s'il avait dû s'expliquer au sujet d'une telle
dualité. Bien plus nous allons tenter ici de dégager comment le
système leibnizien peut s'articuler, de la manière la plus
cohérente, avec les deux types de réalité que d'Espagnat
dégage et dont nous avons vu l'utilité pour traiter de la
physique quantique. Si nous voulons comparer le système de Leibniz et la
théorie quantique, nous devons en effet leur trouver des grilles de
lecture communes.
Voyons tout d'abord quelles places doivent occuper les deux
types de réalités dans la métaphysique leibnizienne,
à quoi doivent correspondre les réalités
indépendante et empirique dans le système ontologique de Leibniz.
S'il accorde bien une place essentielle à la perception dans sa
théorie de la connaissance, Leibniz lui donne également un
rôle capital dans sa métaphysique et dans sa description
ontologique du monde. On pourrait alors conclure qu'une telle
référence à la perception, comme les
références faites aux observateurs dans la théorie
quantique et dans la théorie de la Relativité, signifie que la
métaphysique leibnizienne n'est qu'à objectivité faible.
Cependant le système leibnizien donne un statut ontologique stable et
indépendant de l'homme à la perception, il en fait même le
principe d'action de base dans la réalité. Puisqu'il ne partage
pas le dualisme cartésien, Leibniz fait de la perception une
réalité en soi dans le monde physique, il en fait même la
réalité fondamentale de ce monde.
Pour éclairer ce point, nous devons préciser les
définitions que nous avons données des réalités
indépendante et empirique. Une description de la réalité
indépendante doit rendre compte des existences et de leur nature,
abstraction faite des modalités cognitives de celui qui l'énonce.
Au contraire une connaissance de la réalité empirique ne peut
manquer de faire référence à ces modalités et doit
donc porter sur les phénomènes plus que sur les choses en soi. Si
Leibniz introduit dans sa description des existences fondamentales une
théorie de la perception, cela n'implique pas un idéalisme qui
exclurait la dualité en question, car il n'est pas fait
spécifiquement référence à la perception humaine
mais à celle que connaissent toutes les substances. Au contraire Leibniz
utilise explicitement une distinction assez classique entre choses en soi et
phénomènes, quoique la différence entre les deux ne soit
pas basée sur l'usuelle présence d'influences sensibles. La
réalité en soi, chez Leibniz, concerne les substances
individuelles, conçues comme des âmes, leurs modalités
d'interaction et notamment le flux de perception que connaît chacune
d'elles. Les rapports structurels d'entre-expression que connaissent les
monades sous forme de perception mutuelle, comme le fait que toute monade doit
percevoir toute les autres dans une certaine mesure et qu'à la
perception distincte de l'une doit correspondre celle confuse de l'autre, sont
indépendants du contenu contingent de ces perceptions et peut donc
satisfaire à une objectivité forte. La réalité
empirique concerne quand à elle la perception que peut avoir une
substance particulière, ou une classe de monades ayant plus ou moins le
même degré de perfection, et c'est là que l'on trouve la
réalité des entités composés que sont les corps par
exemple. L'objectivité faible de d'Espagnat concerne alors les
agrégats que tous les humains observent en raison de leur ressemblance
contingente mais qui ne disposent que d'une réalité
phénoménale et empirique.
Il nous faudra cependant vérifier que les
spéculations que nous avons tentées, avec d'Espagnat, à
propos de la réalité indépendante, n'entrent pas en
contradiction avec la partie du système de Leibniz que nous avons
associé à cette réalité. La causalité
étant d'emblée phénoménale chez Leibniz, son
abandon pour la réalité indépendante ne pose donc aucun
problème. La spontanéité de la substance étant
définie de manière individuelle et algorithmique, cela a pour
conséquence d'autoriser une définition à
objectivité forte de la prédestination leibnizienne. Une monade
évolue selon une suite d'états prédéterminée
en totale autonomie et cette définition a priori ne peut pas
souffrir des critiques que nous avons évoquées concernant les
définitions à objectivité forte de la causalité.
Pour ce qui est de l'atomisme et de l'abandon des concepts d'espace
tridimensionnel et de temps, nous laissons leur analyse à des sections
ultérieures car il s'agit de points plus complexes et plus
problématiques.
Le système de Leibniz n'est un idéalisme que
dans la mesure où il place la perception, et les fonctionnements
spirituels en général, à une place ontologiquement
centrale. La distinction réaliste classique entre ce qui est dû
à notre sensibilité et ce qui revient en propre aux existants
peut donc être conservée mais il faudra cependant prendre garde
à ne pas ranger toute assertion faisant référence à
des modalités perceptives dans la réalité empirique.
Seules des références à des perceptions
particulières devront être comprises comme nous interdisant une
description de la réalité indépendante.
La théorie leibnizienne de la connaissance
Maintenant que nous avons statué sur les places
respectives des réalités indépendante et empirique dans la
métaphysique leibnizienne, voyons dans quelle mesure une connaissance de
la réalité en soi peut être jugée accessible dans le
système de Leibniz.
Dans un premier temps, d'un point de vue formel, Leibniz
utilise un langage qui semble témoigner d'une prétention à
décrire le réel tel qu'il est, donc la réalité
indépendante. Il faut noter que le type de prudence sceptique,
coutumière concernant toute entreprise systémique en philosophie
depuis le dix-neuvième siècle, est assez étranger aux
discours des philosophes du dix-septième siècle. Mais cela ne
signifie pas pour autant qu'ils ne fassent pas preuve d'esprit critique
concernant les limites de la connaissance humaine. Quand au système de
Leibniz, si le principe de raison signifie que l'on peut rendre compte
totalement de tout existant, cette possibilité n'est réellement
accessible qu'à un entendement infini. La perception individuelle de
toute être humain est inévitablement emprunte d'une certaine
confusion qui l'empêche de rendre dernièrement raison de tout
existant particulier. Concrètement donc, Leibniz n'accorde à
toute connaissance humaine sur des faits qu'une pertinence parcellaire et une
incomplétude liée à l'imperfection individuelle de tout
esprit. Cependant, Leibniz nous accorde la possibilité d'accéder
à une compréhension totalement adéquate des
vérités nécessaires, c'est-à-dire concernant les
essences ; seul à leur propos, puisque cela ne produit pas une
régression à l'infinie, il est possible de clore la
réduction en vérités identiques nécessaire à
une connaissance claire et distincte. Nous pouvons d'ores et déjà
imaginer une manière d'articuler les réalités
indépendantes et empiriques dans la théorie leibnizienne de la
connaissance : une connaissance de la réalité
indépendante nous serait accessible concernant les possibles seuls,
tandis que seule la réalité empirique est l'objet d'une
connaissance humaine portant sur des existants.
Ce pose alors un problème d'ordre métaphysique
si l'on se demande comment doit se comprendre le concept de
réalité indépendante concernant des potentialités.
Mais les possibles, dans le système leibnizien, ne sont pas de simples
virtualités, ils ont bien une certaine réalité, quoique le
seul possible soit moins réel que l'existant. Comme nous l'avons
déjà noté, la connaissance adéquate dont nous
sommes susceptibles concernant les essences ne porte pas sur leur détail
mais sur leurs relations structurelles et ces relations correspondent aux
vérités nécessaires auxquelles nous pouvons accéder
par la logique et les mathématiques. Bien que l'on ne puisse nier
l'objectivité qui caractérise ces vérités, il est
difficile de dire s'il s'agit d'une objectivité forte ou d'une
objectivité faible. Nous pouvons répondre à cette question
en faisant appel à la hiérarchie des êtres que Leibniz
construit dans son souci de continuité. Les âmes sensitives,
inférieures aux esprits humains, si elles possèdent
mémoire et entendement empirique, n'ont pas la conscience
d'elles-mêmes nécessaire à la connaissance de ces
vérités nécessaires. Par contre Dieu, infiniment plus
parfait que les humains, dispose de tout temps de la connaissance la plus
parfaite de toute chose et donc également des vérités
éternelles. Il semble alors que, dans le système de Leibniz, si
les vérités nécessaires sont bien indépendantes de
toute constante humaine, leur maîtrise par les humains, et les
modalités de cette maîtrise, sont cependant une conséquence
de leur degré particulier de perfection, de leur position dans la
hiérarchie des êtres.
Cela est encore plus évident si l'on rappel le fait,
affirmé par Leibniz à plusieurs reprises, encore une fois par
fidélité à son principe de continuité, que, si l'on
pouvait dévoiler tous les replis d'une monade, on y découvrirait
le détail de toutes les monades, possibles comme existantes. Autrement
dit, potentiellement, toutes les substances possèdent une perception
parfaite de toute la réalité indépendante. Cependant, en
raison de l'imperfection de chacune, aucune monade n'a une perception de cette
réalité indépendante qui soit assez distincte pour
prétendre à la conscience et à la connaissance. La
référence que nous sommes ici obligés de faire au fait que
l'imperfection de toute substance particulière joue dans sa connaissance
de la réalité, signifie que cette connaissance porte sur la
réalité empirique et pas directement sur la réalité
indépendante. Nous devons tout de même remarquer, ce qui rejoint
le point de vue de d'Espagnat, que la continuité que nous venons
d'évoquer entre perception confuse et inconsciente de la
réalité indépendante et connaissance plus distincte de la
réalité empirique, laisse à penser que celle-ci doit bien
nous fournir quelques indices structurels sur ce réel voilé. Il
est en effet plus fidèle à la philosophie de Leibniz d'imaginer
une continuité sous-jacente entre ces deux réalités, bien
que cette distinction puisse conserver son utilité et sa pertinence une
fois que l'on a pris conscience de cette continuité.
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