3.3.2. La théorie de la substance et le monde
quantique
Les agrégats à l'échelle
quantique
Si on ne peut identifier les substances simples de Leibniz et
les particules élémentaires de la physique quantique, cela ne
nous dispense pas de traiter du statut que peuvent avoir ces dernières
dans le système leibnizien. A coup sûr, les objets de la physique
quantique doivent être des substances composées. Si la
théorie quantique conçoit les particules comme des entités
bien constituées, c'est que le degré de confusion avec lequel
elle nous fait connaître la réalité à cette
échelle masque l'infinité qui doit peuplée chacune de ces
particules ; de la même manière que la confusion de notre
perception familière nous masque celle qui occupe les objets de notre
vie quotidienne. Voir les particules comme des agrégats permet notamment
de leur donner un sens sans statuer sur leur nature éventuellement
corpusculaire. Leur nature matérielle étant
phénoménale, même si Leibniz n'avait pas de son temps
d'exemple concret pour réfléchir à ce point, il n'aurait
sûrement pas refusé l'idée que certains agrégats
n'aient pas une apparence complètement matérielle et
corpusculaire ; du moins l'admettre ne nuit pas à la
cohérence de son système. Quoiqu'il en soit nous aurons
l'occasion de revenir sur ce point.
Il faut cependant nous demander de quel type sont les
agrégats observables à l'échelle quantique. Leibniz
distingue en effet la matière première de la matière
seconde ; la première correspondant aux amas de monades
inorganisés tandis que la seconde désigne les composés
vivants. La question peut paraître étrange car la biologie ne
définit le vivant que sur des critères s'appliquant à
partir de l'échelle moléculaire. Mais la définition que
Leibniz donne de la vie, si elle est sûrement bien moins applicable
pratiquement, n'est pas limitée à une échelle
particulière. Comme nous l'avons vu, le système leibnizien
accorde la vie à toute les monades et donc à tous l'univers,
cependant tous les corps ne sont pas vivants. Une monade préside
à toutes les monades dont elle rend raison le plus adéquatement,
l'ensemble de ces substances constituant alors son corps. Un corps vivant est
donc défini par Leibniz comme étant dirigé par une
âme qui possède alors une perception plus distincte de ce corps et
à travers celui-ci une perception un peu moins confuse de tout le reste
de l'univers. Tous les ensembles de monades ne possèdent pourtant pas de
monade dominante. Leibniz établit donc que l'analyse des détails
de tout corps inorganique doit aboutir sur des entités vivantes à
un moment ou à un autre. Il s'agit alors de savoir si les particules de
la physique quantique pourraient être ces entités organiques
rencontrées lors de l'étude de la matière.
Concernant les entités macroscopiques que nous
côtoyions, bien que le système leibnizien accorde un fonctionnent
final à toute monade, c'est par l'apparition d'une certaine
finalité dans le monde des corps que nous semblons capable de
repérer les entités vivantes. En effet, plus un corps est
organisé et complexe, plus il est soumis à son
entéléchie et plus nous pouvons alors remarquer les attributs
spirituels de cette dernière. Il semble alors difficile de statuer sur
la question de savoir si les particules peuvent être des organismes
vivants au sens de Leibniz car les difficultés
épistémologiques de la physique quantique, comme la
différence d'échelle exceptionnelle, nous ferment une analyse
assez pointue de leur comportement. Nous pouvons seulement espérer
dégager quelques indices à partir de la description qu'offre le
formalisme quantique de ses objets. Il est indéniable qu'une particule
élémentaire présente une cohérence interne
exceptionnelle, cela a d'ailleurs sûrement concouru à ce que la
physique soit tentée d'en faire des entités ontologiquement
constitutives, mais cela n'exprime pas pour autant la moindre finalité
discriminante. Seule l'indéterminisme dont fait preuve une particule
lors d'une mesure, qui la soustrait à une pure nécessité
et qui peut donner l'impression d'un choix, peut servir à
spéculer sur sa nature spirituelle. Un tel phénomène ne
suffit cependant pas à construire un véritable argument
concernant le genre d'agrégats auquel appartiennent les entités
quantiques. Cette question reste donc en suspens, bien que cela ne pose pas de
problème pour la suite de cette étude dans la mesure où
cette question reste finalement assez périphérique.
L'abandon de l'espace et du temps
Une des particularités les plus problématiques
du formalisme quantique reste l'espace abstrait dans lequel il doit être
conçu. Un espace de Hilbert avec un nombre variable de dimensions reste
seul capable de décrire les systèmes physiques à
l'échelle quantique. Comme ce type d'outils mathématiques est
bien postérieur au système de Leibniz, il est assez
évident que celui-ci n'ait pu se prononcer sur la dépendance
éventuelle de son système à l'égard d'un paradigme
tridimensionnel.
Tout de même il faut noter que le système
leibnizien survit particulièrement bien à un tel changement de
paradigme. Là où les systèmes cartésien et
newtonien substantifient l'espace pour lui accorder une existence autonome et
ontologique, Leibniz la lui refuse et fait seulement de l'espace l'ordre de
coexistence des possibles. Dans le système leibnizien, les
éléments de la réalité indépendante sont les
substances qui, inétendues, se passent aisément de données
spatiales. Au contraire, Leibniz affirme que l'espace apparaît, comme les
corps, avec la multiplicité des monades, et qu'il a donc un
caractère essentiellement phénoménal. La dualité
entre les phénomènes et les choses en-soi est déjà
très explicite chez Leibniz, et l'espace, puisqu'il ne peut
prétendre à la substantialité, est clairement à
ranger dans le premier genre. Aussi, dans le système leibnizien, la
mécanique nécessite bien un espace tridimensionnel classique,
mais celle-ci demeure tout aussi phénoménale que cette espace. Le
type d'action que Leibniz suppose pour les éléments constitutifs
du réel est qualitativement très différent d'un mouvement
de partie ou d'un transfert d'énergie, il s'agit d'un accord
prédéterminé entre entités spirituelles. Tout type
d'espace peut même être abandonné car la métaphysique
leibnizienne admet une infinité de substances mais rien quand à
leur disposition, bref seule une pure multitude est supposée. La monade
connaît en réalité une infinité de variables, qui
sont autant de perceptions qu'il y a de monades dans le monde, et qui
participent toutes à la perception globale que cette monade a de
l'univers. D'une manière, certes assez kantienne mais entièrement
déductible du système leibnizien, il est possible d'en conclure
qu'un paradigme spatial et tridimensionnel n'est propre qu'au degré de
distinction que connaissent les monades conscientes. Autrement dit le
système de Leibniz, non seulement s'accorde avec l'idée que
l'espace ne soit un concept approprié que pour la réalité
empirique, mais il peut même être considéré comme
appuyant cette idée.
Nous avons vu qu'en raison de la nécessité
d'adapter la théorie au paradigme relativiste quadridimensionnel,
l'abandon de l'espace pour la réalité indépendante
implique également celle du temps. Celui-ci pose tout fois plus de
problèmes car sa remise en cause menace la cohérence interne de
tout système de description des évènements. Le temps est
pourtant défini par Leibniz, de la même manière que
l'espace, comme relatifs à une multiplicité, mais cette fois une
multiplicité dans la monade de sortes que si la réalité
indépendante ne connaît toujours qu'un état pour chaque
monade, seule notre mémoire peut faire coexister plusieurs instants. Si
le temps est la succession de tous les états du monde, cet ordre n'a de
sens que là où ces différents état peuvent
être conçus simultanément, dans la rétention dont
sont susceptibles certaines monades. Une telle référence aux
perceptions particulières de quelques monades, à savoir celles
qui disposent de mémoire, suffit à limiter le champ d'application
du concept de temps à la réalité empirique. D'un autre
côté, parce qu'ils sont prédéterminés, tous
les états que connaîtra une monade, c'est-à-dire toutes ses
perceptions, sont déjà en elle, mais d'une manière
enveloppée et inconsciente. Dans ce cas là, ce qui correspondra
à la succession de ces états, c'est le dévoilement
progressif des perceptions de la monade. Mais ce n'est que pour la substance en
question qu'il y a dévoilement, car, pour un point vu objectif au sens
fort, toutes ces perceptions sont là et toutes en même temps et de
tout temps ; un paradigme temporel devient alors étranger à
un tel point de vu. Cela rejoint d'ailleurs l'analogie mathématique
qu'il est possible de faire à propos de la spontanéité de
la monade : un algorithme est une formulation, atemporelle mais plus
fondamentale, du développement temporel qu'il est possible d'en faire.
Un esprit infini n'a toutefois pas besoin d'un tel développement pour
appréhender l'ensemble de cet algorithme.
Il semble qu'après analyse, la réalité
indépendante, dans le système de Leibniz, est parfaitement apte
à se plier à la négation des notions spatiotemporelles que
semble impliquer le formalisme quantique relativiste. Bien plus il
apparaît que la description métaphysique que Leibniz fait du monde
en expulsant toute référence à la réalité
empirique, expulse par la même occasion l'espace et le temps.
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