GUILLEMOT Lucas
NATURALISME ET PHILOSOPHIE
DE L'ESPRIT
Le problème de la
« naturalisation » de l'intentionnalité
Mémoire de Maîtrise de Philosophie
Sous la Direction de Monsieur Pierre LIVET
Université de Provence, juin 2002.
TABLE DES MATIERES
RESUME
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3
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INTRODUCTION
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4
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1. LE NORMATIVISME : WITTGENSTEIN ET LES WITTGENSTEINIENS
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15
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2. LE MATERIALISME ELIMINATIF : P.S. CHURCHLAND
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39
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3. LE NATURALISME EVOLUTIONNISTE
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59
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CONCLUSION
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83
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BIBLIOGRAPHIE
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87
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INDEX DES NOTIONS
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88
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INDEX DES AUTEURS CITES
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92
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GLOSSAIRE
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93
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RESUME
Dans le prolongement de la conception religieuse qui
perçoit l'esprit comme une entité continuant de subsister
après la mort de l'individu, Descartes fait de l'âme une
réalité indépendante de toute substance matérielle.
Or, il est scientifiquement établi que l'altération de certaines
parties du cerveau conduit à une altération des fonctions
représentatives et cognitives. Les travaux de philosophie analytique
prennent la mesure de ces découvertes et reformulent le problème
de l'esprit en substituant au concept d'âme la notion de
propriétés mentales d'une substance matérielle. Cette
reformulation ne résout pourtant pas le problème de leur statut
scientifique et ontologique. Plusieurs courants de pensée s'affrontent.
Les partisans du normativisme font valoir que les énoncés du
langage ordinaire ne peuvent sans perte de sens se réduire à des
énoncés formulés au moyen du langage scientifique. Les
tenants du matérialisme éliminatif souhaitent éliminer les
propriétés mentales au profit de propriétés
physico-chimiques, ainsi que les énoncés du langage ordinaire au
profit d'énoncés du langage scientifique de la neurophysiologie.
Entre ces deux positions, un naturalisme évolutionniste respectueux du
sens des énoncés du langage ordinaire et sensible à une
explication évolutionniste de l'intentionnalité des états
mentaux semble la position intermédiaire la plus fondée.
INTRODUCTION
a) La distinction de l'âme et de l'esprit
Avant d'entrer dans le détail de cette question
complexe, tant par les nombreux débats qu'elle a suscités et
continue de susciter, que par la terminologie qui est employée par ses
détracteurs aussi bien que par ses défenseurs, nous allons
procéder à quelques remarques d'ordre général qui
auront pour effet, en tout cas nous l'espérons, de clarifier la
façon dont nous comptons aborder le problème de la
« naturalisation » de l'esprit.
Nous pouvons tout d'abord distinguer le concept d'esprit d'une
certaine façon de concevoir l'âme, alors même que les deux
notions ont souvent été employées l'une pour l'autre. Dans
cette conception chrétienne notamment, l'âme a une sorte
d'existence indépendante du corps et du cerveau, et continuerait de
subsister après la mort de l'individu, en se réincarnant
quelquefois même dans un autre corps selon certaines traditions,
l'hindouisme par exemple. Mais il ne s'agit pas de cela ici ; tout au
contraire, l'esprit tel que nous allons l'étudier, est dans une
dépendance au corps et au cerveau, en tout cas à une substance
physique, il ne subsiste pas et ne pourrait être sans elle. Si on admet
son existence, ce qui est d'ailleurs problématique, comme nous le
verrons, il sera simplement considéré comme une
propriété de celle-ci. L'esprit ne serait donc pas une substance
séparée de la substance matérielle, mais une
propriété d'une substance matérielle particulière
(la substance étant conçue comme le support des
propriétés).
b) L'esprit est une propriété d'une
substance
Le débat ne porte plus en effet sur la distinction
entre une substance physique et une substance mentale, et sur leur mode de
relation ; tout le monde ou presque semble s'accorder sur la thèse
selon laquelle il n'y a qu'une sorte de substance, la substance physique. Si
dualisme il y a, c'est un dualisme des propriétés. En bref,
à la question « peut-on réduire la substance mentale
à la substance physique ? », on vous répondra
oui ; et aux questions « peut-on réduire les
propriétés mentales à des propriétés
cérébrales ? », et « peut-on
réduire les propriétés mentales à des
propriétés physiques ? », certains
répondront oui et d'autres non.
Si l'on peut affirmer que la substance mentale n'est qu'une
substance physique, il est moins évident que l'on puisse dire que toute
la substance mentale n'est que la substance cérébrale, comme nous
le verrons.
c) Propriétés mentales,
propriétés sémantiques et substance
D'autres encore soutiennent que l'esprit et les
propriétés sémantiques peuvent s'attribuer à des
substances physiques autres que les cerveaux ou les personnes, à des
livres ou à des textes par exemple. Montesquieu n'a-t-il pas
parlé d'un « esprit des lois » ? On peut
néanmoins contester que les propriétés que nous attribuons
à ce type d'objets soient des propriétés mentales, bien
qu'on puisse peut-être dire qu'elles appartiennent au domaine de
l'esprit ; on parlera plutôt les concernant de
propriétés sémantiques. Mais les propriétés
sémantiques comme les propriétés mentales sont de toute
manière des propriétés d'une substance physique ; et
il s'agira de telles propriétés lorsque nous parlerons
d' « états mentaux ».
Nous n'attribuons pas les propriétés mentales
à des ordinateurs ou à des organismes dépourvus d'appareil
cérébral. Si la substance à laquelle nous les attribuons
n'est pas le cerveau, mais la personne, la présence d'un cerveau dans la
substance considérée semble néanmoins être une
condition nécessaire à l'attribution desdites
propriétés. Il nous paraît difficile d'attribuer des
propriétés mentales à une substance si elle n'est pas
dotée d'un appareil cérébral. Il y a néanmoins des
exceptions.
La première est l'animisme : il est courant dans
certaines sociétés d'attribuer une âme à certains
objets (à des arbres par exemple). La seconde est la stratégie
qui consiste à attribuer des propriétés intentionnelles
ou sémantiques à des objets, dans un premier temps et pour les
besoins de l'explication, quitte à réviser cette attribution par
la suite.
Il est en tout cas courant en philosophie de l'esprit de
soutenir que le cerveau a des propriétés mentales ; nous
verrons en quoi cette position est fondée, ainsi que les réserves
que nous pourrions émettre à ce sujet.
d) Première définition de l'esprit
Adoptons néanmoins une première
définition très sommaire de l'esprit : l'esprit
désigne l'ensemble des propriétés mentales d'une substance
physique, que l'on peut appeler la personne ou l'agent. Mis à part les
difficultés déjà rencontrées, l'usage du terme de
« propriétés » peut déjà
être discuté car il présuppose que les états mentaux
sont des états réels, et non de simples attributions d'un
observateur / interprète. Nous conserverons néanmoins cette
définition parce que leur réalité n'est pas mise en doute
dans notre psychologie ordinaire et quotidienne.
Maintenant qu'il est sommairement défini, nous pouvons
nous intéresser à la façon dont on a tenté
d'expliquer ou de décrire ce phénomène.
e) Naturalisation de l'esprit et explication
causale
On peut concevoir la naturalisation comme un certain type
d'explication ou de tentative d'explication de l'esprit ou de la
présence constatée de phénomènes mentaux,
c'est-à-dire d'états ayant pour la plupart d'entre eux un
certain contenu (« il va pleuvoir » étant le
contenu de la proposition « il croit qu'il va pleuvoir »).
Elle vise alors à expliquer les phénomènes mentaux ou
propriétés mentales par leurs causes et par leurs effets, comme
on le fait pour n'importe quel autre phénomène naturel, en
intégrant les phénomènes mentaux comme un maillon
nécessaire de la chaîne causale, sans lequel l'explication de nos
comportements semble devoir être insuffisante ; c'est en tout cas de
cette façon que Joëlle PROUST la définit :
« ...il s'agit d'établir si une notion comme celle de
représentation, ou de conscience, généralement
considérées en philosophie comme des notions
irréductibles, voire constitutives du domaine sémantique, peuvent
en fait recevoir une explication de type ordinaire, c'est-à-dire
être expliquées causalement comme n'importe quel
phénomène naturel » 1(*). Dans cette optique, les représentations sont
conçues à la fois comme des causes de nos comportements et/ou
comme des effets/conséquences provenant de la sélection naturelle
ou d'un apprentissage.
f) Naturalisation et réduction
Mais les tentatives de naturalisation sont confrontées
à une double exigence : elles ont à la fois besoin des
phénomènes mentaux pour expliquer nos comportements, mais il
semble qu'elles doivent en même temps les réduire à des
phénomènes physiques pour que la causalité entre les
premiers phénomènes et les seconds soit possible. Une
naturalisation de l'esprit ne pourra-t-elle être autre chose qu'une
tentative de « réduire l'intentionnel à du
physique », comme semble le penser Joëlle PROUST ? 2(*)
Comme l'expose très clairement Pierre JACOB dans
l'Introduction aux sciences cognitives3(*) : « Traditionnellement - depuis
Descartes -, le problème de l'influence causale des états mentaux
a revêtu la forme d'un « trilemme » qu'on peut
aujourd'hui formuler de la manière suivante :
(A) (a) Il existe des entités (processus,
phénomènes, états, etc.) matérielles ou physiques
révélées tant par le sens commun que par les
sciences « physiques » (ou sciences de la
nature)
(b) Il existe des entités (processus,
phénomènes, états, etc.) mentales
révélées tant par l'introspection ordinaire que par les
sciences cognitives.
(B) Principe d'interaction causale : seules les
entités qui obéissent à des principes tels que la
conservation de l'énergie - donc les entités physiques - peuvent
exercer une action causale.
(C) Les entités mentales interagissent causalement tant
entre elles qu'avec les entités physiques. »
Il s'agit d'un « trilemme » car nous ne
pouvons pas soutenir les principes (A), (B) et (C) en même temps,
à moins de faire des états mentaux des entités inefficaces
causalement, ou efficaces seulement en tant qu'ils sont physiques.
On peut se demander quelles conséquences nous devons
tirer de cette formulation du problème. Ne pouvons-nous faire autre
chose que réduire les entités mentales à des
entités physiques pour expliquer la causalité qu'il semble y
avoir entre les premières et les secondes ? Nous verrons que cette
réduction n'est pas suffisante car elle ne rend pas compte de certains
faits.
Même si l'on acceptait ce point de vue, devrons-nous
privilégier un réductionnisme fort ou un réductionnisme
faible ? Il faudrait encore préciser ce que nous entendons par
réductionnisme. Jusqu'ici, il s'agissait d'ontologie, mais c'est une des
ambiguïtés de ce qu'on appelle la naturalisation de l'esprit,
qu'elle puisse être comprise à la fois comme un
réductionnisme ontologique (il s'agit de réduire des
entités mentales à des entités physiques) et/ou comme un
réductionnisme conceptuel (il d'agit de réduire principalement
nos explications en termes mentaux à des explications en termes
physiques) ; Pascal ENGEL définit d'ailleurs les deux thèses
du naturalisme de la manière suivante : « l'une est
ontologique et dit qu'il n'y a pas d'états, de propriétés,
d'évènements, ou de processus mentaux au-delà des
entités physiques identifiées par les sciences physiques... ou,
tout au moins par des sciences naturelles comme la
biologie. » ; « la seconde thèse est
méthodologique. Elle requiert que le langage et les concepts mentaux
usuels soient expliqués ou réduits en termes de concepts
considérés comme valides dans les sciences physiques ou
naturelles. »1(*).
Nous nous intéresserons plus particulièrement au naturalisme
méthodologique, la naturalisation de l'esprit devant être ici
comprise comme la mise en pratique de cette méthodologie
vis-à-vis des propriétés mentales plutôt que
sémantiques1(*).
h) Aspects épistémologiques, ontologiques
et conceptuels du problème
Nous paraissons avoir affaire à trois types de
problèmes, le premier est un problème
épistémologique : décrire ou expliquer les
états mentaux par leur causes et par leurs effets est-il
pertinent ? Cela rend-il compte de ce qu'ils sont ?
Ces questions dépendent en fait du second
problème qui est d'ordre ontologique : y a-t-il des états
mentaux réels (des croyances et des désirs par exemple) ?
Ces états mentaux sont-ils causalement responsables de nos
comportements, voire d'autres états mentaux ?
Le troisième problème est un problème
d'ordre conceptuel, mais néanmoins fondé sur une prise de
position métaphysique (à savoir qu'il y a des états
mentaux ou qu'il n'y en a pas) : s'il n'y a pas réellement des
états mentaux tels que les croyances responsables de nos comportements,
a/ nos explications usuelles perdent-elles tout intérêt, toute
pertinence, toute valeur informative ? b/ nos explications usuelles
doivent-elles être remplacées par d'autres explications causales,
comme semble le présupposer le matérialisme
éliminatif ?
i) Les sciences de référence :
sciences naturelles ou psychologie ?
Si la réduction est ontologique, on peut se demander
dans quelle science devront être choisies les entités
destinées à remplacer les entités mentales ; et si la
réduction est simplement conceptuelle, dans quelles sciences devront
être choisis les termes non intentionnels qui remplaceront ou en tout cas
définiront les termes intentionnels. Ces dernières questions
peuvent paraître absurdes étant donné que la réponse
que nous pouvons y apporter semble contenue dans la notion même de
naturalisation : ce ne peut être que dans les sciences de la
nature ; il s'agirait alors d'une naturalisation stricto sensu.
En admettant cette réponse déjà problématique, nous
voyons qu'elle n'est pas satisfaisante étant donné son
degré d'imprécision. Ce qu'on appelle les « sciences de
la nature » est un vaste ensemble regroupant trois sciences
fondamentales : la physique, la chimie et la biologie ; et nous
pouvons déjà remarquer que le vocabulaire de la biologie
(« fonction », « adaptation »...) ne
paraît pas réductible à celui de la physique. La
réduction ontologique des entités mentales à des
entités physiques paraît au premier abord nécessaire
à l'explication causale, ainsi que la définition des concepts
intentionnels par des concepts non-intentionnels, au risque de
circularité.
Quoiqu'il en soit, il ne semble pas que cette acception soit
la seule en usage, et on peut parler de « naturalisation de
l'esprit » concernant toute tentative d'explication causale de
celui-ci : la psychologie cognitive prétend aussi donner une
explication de ce type en postulant de états intermédiaires ou
subdoxastiques entre les états cérébraux proprement dits
et les représentations.
La question de savoir à quelle science nous devons
emprunter ses entités ou ses termes non intentionnels pour expliquer la
capacité représentationnelle se pose donc bel et bien, comme nous
l'indique aussi la définition de Pascal ENGEL, lorsqu'il évoque
l'expression « naturaliser
l'intentionnalité » qui peut selon lui signifier soit
que « ...la philosophie de l'esprit et de la connaissance doit
cesser d'être purement a priori ou « conceptuelle »,
soit ...qu'elle doit laisser la place à ce que l'on concevra, selon les
cas, comme une « psychophilosophie », une
« biophilosophie », ou une
« neurophilosophie ». » 1(*)
Le problème de la naturalisation de l'esprit n'est donc
pas simplement une interrogation sur la matérialité des
états mentaux ou sur la réduction des états mentaux
à des états cérébraux, bien que ces questions ne
puissent être évitées ; il est avant tout celui de
l'explication ou de la définition/description des concepts mentaux par
des concepts scientifiques.
Une des difficultés auxquelles nous sommes
confrontés est la prétention hégémonique d'une
science particulière ou d'une autre qui pense avoir seule
compétence pour expliquer ce type de phénomène, et pense
aussi pouvoir accaparer ce champ de recherche. On peut regretter que Pascal
ENGEL, qui souligne ce problème dans sa définition, ne juge pas
nécessaire de le traiter plus avant dans son livre.
Le fait de tenter de naturaliser l'esprit en se servant des
entités ou du vocabulaire et des concepts de telle ou telle science
dépend donc en partie d'une décision du philosophe naturaliste,
qui adopte le point de vue selon lequel les concepts et les entités de
l'une seront plus pertinents ou plus explicatifs que les concepts ou les
entités de l'autre. Cette décision devra en tous les cas
être justifiée.
j) L'articulation des niveaux d'explication
scientifique
Certains auteurs, dont Henri ATLAN dans A tort et à
raison1(*) ont
aussi tenté de concilier, ou tout du moins d'articuler des explications
se situant à différents niveaux, en reconnaissant la pertinence
explicative de chacun de ces niveaux ; mais nous verrons que sa
façon de concevoir l'explication est problématique.
Ces querelles et ces tentatives d'articulation qui ne sont pas
sans importance, partagent néanmoins le postulat commun que nous
saisirions la réalité de la capacité
représentationnelle ou de l'esprit en en fournissant une explication
causale. En plus de savoir si cette démarche rend compte de ce que sont
les états mentaux, on peut se demander s'il appartient au philosophe de
les expliquer.
k) Le normativisme
Une autre conception, dite normativiste, prétend
expliquer ou plus exactement interpréter - et nous verrons que ce sont
deux choses bien différentes - nos comportements tout autrement :
les notions intentionnelles comme celles de croyances ou de
représentations seraient essentiellement caractérisées par
le fait qu'elles puissent être vraies ou fausses, correctes ou
incorrectes ; il ne serait pas pertinent de les expliquer causalement.
Cette conception dite normativiste privilégie une interprétation
de nos comportements par les raisons plutôt qu'une explication par les
causes.
Etant donné qu'il s'agit de philosophie analytique, ce
sont principalement des énoncés censés expliquer nos
comportements qui sont analysés par les partisans comme par les
détracteurs de la naturalisation de l'esprit ; ces
énoncés étant d'ailleurs souvent extraits des explications
ou interprétations communes ou usuelles par lesquelles nous commentons
les comportements de nos semblables.
l) Obstacles internes et interprétations
concurrentes
Nous voyons donc qu'il y a au moins deux obstacles à
toute tentative de naturalisation de l'esprit : des obstacles internes
quant à la question de savoir quelle science de référence
choisir pour le naturaliser, et des obstacles provenant d'une
interprétation concurrente de nos états mentaux et comportements.
Nous devrons observer comment les différentes tentatives de
naturalisation de la capacité à former des représentations
surmontent ces difficultés. Mais il y en a d'autres au moins aussi
importantes.
m) Esprit et intentionnalité
Jusqu'à présent, nous avons assimilé les
états mentaux à l'intentionnalité ; selon Joëlle
PROUST, l'intentionnalité est un terme qui a été repris
à Brentano « pour désigner la propriété
distinctive des états mentaux de porter sur des états de chose,
de les représenter. »1(*). Mais comme nous le montre SEARLE,2(*) il semble que l'on puisse
soutenir que l'intentionnalité n'appartient pas à tous les
états mentaux; si nos croyances et nos désirs renvoient toujours
à quelque chose (c'est-à-dire ont un certain contenu), ce qui est
le propre de l'intentionnalité, l'état de trouble ou
d'inquiétude ne renverraient pas pareillement à quelque chose.
Tous les états mentaux ne seraient donc pas intentionnels.
n) Esprit-conscience ou
esprit-représentation ?
D'autre part, l'esprit a été conçu
tantôt comme conscience tantôt comme capacité
représentationnelle, la conception choisie par Joëlle PROUST
étant l'esprit - représentation. Il nous semble aussi que cette
piste est plus intéressante que celle de l'esprit - conscience, et cela
est justifié par la réflexion suivante : « On peut
considérer que les états conscients, pour autant qu'ils jouent un
rôle dans la vie mentale, constituent une variété
d'états représentationnels. »3(*).
Le problème qui nous préoccupe est la
naturalisation de l'esprit et des états mentaux, et pas seulement celui
de la naturalisation de l'intentionnalité, et il nous faudra voir si la
naturalisation de la seconde suffit à décrire les premiers,
puisque tous les états mentaux ne semblent pas intentionnels.
o) La conception digitale de la
représentation
Une autre difficulté peut être
évoquée : elle touche à une certaine conception de
la représentation qui vise à ne tenir pour telles que les
représentations digitales (cette thèse est soutenue par FODOR).
Le problème de la naturalisation se trouve ainsi déplacé
des états mentaux en général à la naturalisation de
la représentation digitale, et l'on a l'impression d'avoir
résolu le premier problème en traitant simplement le second.
Tout en incluant cette réflexion sur les
représentations digitales et les attitudes propositionnelles à
une réflexion plus large sur la représentation en
général, nous essaierons de reposer ce problème
soulevé et principalement traité par des philosophes analytiques
en l'éclairant par des références externes à la
philosophie analytique. Notre démarche sera une démarche
d'intégration des analyses et des résultats de cette
dernière ; mais nous tenterons aussi un dépassement, voire
un déplacement relatif du problème et de la façon dont il
a été initialement posé.
p) Deux approches analytiques
complémentaires
Nous nous proposons d'aborder le problème de la
naturalisation de l'esprit selon deux approches à notre avis
complémentaires que nous nous efforcerons de garder à l'esprit
tout au long de notre développement. Etant donné que les
états mentaux sont avant tout présents par nos concepts usuels et
nos explications communes, la première approche consistera à
examiner les énoncés dans lesquels figurent des concepts faisant
référence à des états mentaux,
énoncés qui sont censés expliquer nos comportements. La
seconde approche visera à examiner les tentatives de naturalisation,
qu'elles soient comprises comme des tentatives de réduction,
d'explication causale des états mentaux eux-mêmes, ou comme des
tentatives de description/définition de l'intentionnalité en ne
se servant que de concepts scientifiques.
q) Normativisme, matérialisme éliminatif
et naturalisme évolutionniste
Comme toute entreprise de naturalisation semble compromise par
les objections formulées par le normativisme, nous nous attacherons donc en premier lieu
à répondre à des représentants de ce courant, qui
est, nous le rappelons, anti-naturaliste ; nous définirons le
concept d'explication, et montrerons en quoi le normativisme lui même
nous renvoie au naturalisme.
D'autre part, pour qu'il puisse y avoir causalité entre
des états intentionnels et des états physiques, comme les
comportements par exemple, indépendamment de la difficulté de
l'interactionnisme soulevée par P.JACOB, il semble nécessaire que
les états mentaux soient des états réels. Si les
états mentaux sont simplement des états attribués à
un système par un interprète, le problème de leur
causalité ne se pose pas, la réalité des états
mentaux étant une condition nécessaire mais non suffisante de
leur efficacité causale. En effet, s'il s'avère que les
états mentaux sont irréels, ils ne peuvent être causes de
quoi que ce soit.
Peut être sous la poussée du béhaviorisme,
et sans doute en vertu de la croyance selon laquelle il est inobservable,
l'esprit a pu être considéré comme une chimère. Le
matérialisme éliminatif partage cette
position ainsi que ceux qui considèrent que les états mentaux ne
sont que des états attribués à un système par un
interprète, bien que les raisons qu'ils avancent pour justifier cette
thèse ne soient pas celles que nous venons d'indiquer.
Nous nous efforcerons donc en second lieu de réfuter
les thèses et les arguments du matérialisme éliminatif,
qui se propose d'éliminer les entités mentales ainsi que les
concepts et les énoncés de notre psychologie populaire qui y font
référence, pour les remplacer par les entités et les
concepts des nouvelles sciences de la cognition, au premier rang desquelles se
trouve la neurophysiologie.
Enfin , nous recentrerons la question de l'esprit sur la
question des états mentaux, puis examinerons en quoi pourrait consister
une naturalisme évolutionniste, en tentant
notamment de décrire ou de définir ce qui semble être l'une
des caractéristiques principales des états mentaux, et en
n'utilisant que des concepts issus des sciences naturelles.
1. LE NORMATIVISME : WITTGENSTEIN ET LES
WITTGENSTEINIENS
Le plus illustre
représentant du normativisme est WITTGENSTEIN. Il semble s'opposer
à toute naturalisation, qu'elle soit conçue comme une tentative
d'explication causale de l'esprit ou comme une tentative de réduction.
Pascal ENGEL, dans Philosophie et psychologie qualifie sa conception
de la façon suivante : « la démarche de
Wittgenstein est donc strictement opposée à celle d'un
Fodor. »1(*).
Remarquons néanmoins que WITTGENSTEIN ne répond
pas directement à FODOR, étant donné que les écrits
de celui-ci sont postérieurs aux écrits de celui-là.
Certains écrits de WITTGENSTEIN semblent répondre à une
vision cartésienne dualiste : « Il semble, à
première vue (et la raison de cette impression ne nous apparaîtra
qu'un peu plus tard) que nous nous trouvons confrontés à deux
mondes de nature toute différente : le monde mental et le monde
physique. Certes on peut imaginer le monde mental sous une forme gazeuse ou
plutôt, dirons-nous, éthérée. Mais souvenons-nous
ici du rôle étonnant que l'on a pu attribuer en philosophie
à l'élément gazeux, à la matière
éthérée. En général, lorsqu'un substantif
n'est pas utilisé pour désigner ce que l'on appelle d'ordinaire
un objet, nous ne manquons pas de nous convaincre qu'il désigne une
sorte d'objet éthéré... »2(*).
Comme nous l'avons déjà exposé dans notre
introduction, DESCARTES pensait qu'il existait une substance mentale distincte
de la substance physique : « ...je connus de là que
j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de
penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend
d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire
l'âme par laquelle je suis ce que je suis est entièrement
distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à
connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne
laisserait pas d'être tout ce qu'elle est. »3(*).
Mais si plus personne ou presque ne soutient qu'il existe une
substance mentale distincte de la substance physique, comme nous l'avons
souligné dans notre introduction, on peut se demander quel est l'enjeu
et l'intérêt du problème soulevé par
WITTGENSTEIN : pourquoi vouloir actuellement réfuter la conception
cartésienne ? WITTGENSTEIN vise t-il DESCARTES et les
cartésiens ? Il vise alors une cible qui n'existe pas, puisqu'il
n'y a plus de philosophes de l'esprit cartésiens. En fait, selon
l'interprétation de HACKER, qui se base peut-être sur le passage
du Cahier bleu cité plus haut, il y aurait une persistance du
mythe cartésien, qui a simplement pris une autre forme :
« le mythe cartésien, comme tous les grands mythes, est
insidieux. Il peut prendre de nombreuses apparences. Même ceux qui
pensent s'être libérés du cartésianisme
perpétuent certains aspects cruciaux de ce conte. On est ainsi
frappé de voir que les philosophes, psychologues et neurophysiologistes
contemporains, qui disent rejeter le dualisme esprit/corps, admettent en fait
la structure conceptuelle fondamentale véhiculée par l'image -
tableau cartésienne. Ils rejettent l'idée de substance
immatérielle, mais ils ont tendance à identifier
l'esprit au cerveau (ils parlent parfois de
« cerveau-esprit ») ou le mental avec le neuronal -
suggérant que les états mentaux ne seraient que des
états du cerveau. » 1(*).
Quel que soit l'adversaire que WITTGENSTEIN prétendait
réfuter, il semble qu'avec DESCARTES on chosifiait l'esprit (en en
faisant une substance), alors que maintenant on spiritualise la chose (le
cerveau). Dans les deux cas, il s'agit d'une confusion conceptuelle, mais ce
n'est pas la même chose de dire que l'esprit est une chose ou une
substance mentale (ce que soutient DESCARTES), et de dire que l'esprit est une
chose physique, ce que soutiennent les physicalistes. Dans le premier cas, on
explique l'esprit par la catégorie de substance, mais on admet son
autonomie, en tout cas son indépendance - une substance ou une chose est
ontologiquement indépendante d'une autre substance ou chose - alors que
dans le second cas, on procède à une réduction de l'esprit
à autre chose, et l'on peut soutenir qu'il n'est qu'une
propriété d'une substance physique. Celui qui affirme que la
seconde conception est cartésienne, fait lui-même une confusion
conceptuelle entre la catégorie de substance et la catégorie de
propriété; DESCARTES n'a d'ailleurs jamais soutenu cela.
Sur la « chosification » de l'esprit, nous
pouvons nous référer au passage de Philosophie et
psychologie2(*) de
ENGEL, qui interprète WITTGENSTEIN de la façon suivante :
« d'une manière générale, Wittgenstein insiste
sur le fait que les concepts mentaux n'appartiennent pas à la
catégorie de substance mais à celle des propriétés
de substance : ce ne sont pas des choses, des épisodes, des
événements, mais les propriétés que nous attribuons
à des individus ou à des personnes ».
Ceux qui prétendent réduire l'esprit au cerveau,
ne prétendent pas nécessairement que l'esprit est une substance,
ce que pensent aussi WITTGENSTEIN et les wittgensteiniens :
« ... des expressions comme « l'esprit pense »,
« le cerveau pense » ou « Untel a des
pensées » sont des non-sens logiques ou grammaticaux (au sens
wittgensteinien) parce que l'on suppose que l'esprit et le cerveau sont des
« choses qui pensent », ou qu'ils ont des pensées.
Mais la pensée n'est pas une chose, et une pensée n'est pas une
chose qu'on pourrait avoir, comme on a du tabac dans sa tabatière. Une
pensée est plutôt un attribut de quelqu'un. »1(*).
On ne peut qu'être d'accord avec WITTGENSTEIN, sauf
peut-être sur la proposition « Untel a des
pensées » : pourquoi Untel n'aurait-il pas des
pensées ? Il ne les a pas comme il a du tabac dans sa
tabatière, mais il les a.
Les wittgensteiniens, dont HACKER, font une double erreur
lorsqu'ils disent que la thèse selon laquelle l'esprit peut être
réduit ou identifié au cerveau est une thèse
cartésienne : premièrement, DESCARTES n'a jamais soutenu une
telle chose. Bien au contraire, il soutiendrait plutôt une
irréductibilité de l'esprit au cerveau et une indépendance
de la sphère mentale par rapport à la sphère de tout ce
qui est corporel ou physique. Deuxièmement, les wittgensteiniens
postulent que le cerveau est une chose/substance. Cela dépend des
critères ontologiques que l'on adopte pour identifier une chose, mais il
est certain que le cerveau du point de vue de son activité n'est pas
indépendant ni séparable du corps; il est plus une partie d'une
substance corporelle qu'une substance lui-même.
Nous pouvons donc remarquer que si l'interprétation
d'ENGEL est correcte, WITTGENSTEIN soutient que les concepts mentaux
n'appartiennent pas à la catégorie de substance, et nous pouvons
ajouter à cela que les naturalistes font de même.
Remarquons d'autre part que WITTGENSTEIN semble soutenir un
dualisme ontologique : il y aurait d'un côté le monde mental,
et de l'autre le monde physique (voir extrait cité plus haut).
C'est cette distinction entre deux mondes qui sous-tend la
distinction entre raisons et causes. Lorsque nous posons la question
« pourquoi ? » dans l'énoncé
« pourquoi a-t-il tué son voisin ? », on peut y
répondre en termes de raisons, ou en termes de causes ; si l'on
posait la question à l'assassin, il pourrait nous répondre :
« parce qu'il m'a exaspéré », et il parlerait
de ses raisons. Si l'on pose la question à un neurologue chargé
de l'examiner, il nous répondra peut-être : « parce
qu'il a une lésion cérébrale qui fait qu'il n'a plus le
contrôle de lui-même », et ce sera alors une
réponse en termes de causes.
Nous ferions encore une confusion conceptuelle ou erreur de
catégorie lorsque nous parlons de naturalisation ou d'explications
causales de l'esprit, puisque cela revient à appliquer le concept de
cause qui est un concept du monde 1 (physique) au monde 2 (mental). Les
normativistes comme WITTGENSTEIN « nient qu'on puisse appliquer au
domaine des raisons des explications qui relèvent proprement du domaine
causal. »1(*).
Remarquons que cette objection ne s'applique à la naturalisation que
dans la mesure où on la conçoit comme une explication causale.
Il n'est en effet pas évident que les
propriétés mentales puissent faire l'objet d'une naturalisation,
qu'elle soit entendue comme une explication, ou comme une définition de
concepts (intentionnels, moraux) en termes d'autres concepts dits
naturels ; cela n'est pas évident parce que tous les concepts ne se
prêtent pas à ce type de traitement. Il est par exemple
problématique de vouloir fonder la morale ou le droit, et donc le
concept de viol par exemple sur des explications naturelles : nous
considérons en effet qu'il n'y a pas de viol dans la nature. Ce
traitement aurait donc pour effet de faire disparaître un concept dont
nous avons besoin, voire de justifier certains actes immoraux. La question se
pose néanmoins différemment pour les concepts faisant
référence à des entités mentales, car il n'est pas
acquis qu'ils soient des normes. Mais laissons de côté cette
digression.
La distinction entre raisons/motifs et causes est
fondée notamment sur le mode d'accès que nous avons aux unes et
aux autres : « ...nous avons un accès direct et
immédiat à nos motifs »... « ...les causes ne
peuvent pas être connues immédiatement. » 2(*), ainsi que sur la distinction
entre les deux mondes. Alors que je connais la raison de mon action, je n'en
connais pas nécessairement la cause. Alors que l'énoncé de
la cause serait une explication, « l'énoncé du motif
est plutôt comme le dit Waismann, une sorte d'interprétation que
nous donnons de l'action. »3(*).
Les interprétations dont il est question, pour qu'elles
ne soient pas totalement arbitraires, sont basées sur des
critères. Il nous faut revenir à ce que dit
WITTGENSTEIN : « si d'un point de vue médical,
l'angine est une inflammation causée par un bacille bien défini
et que nous nous demandions : « Pourquoi dites-vous qu'un tel a
une angine ? » la réponse : « parce que
j'ai trouvé le bacille de l'angine dans son sang » nous
apporte un critère ; on pourra le nommer
« critère de définition de l'angine ». Si par
contre, on nous répond : « Parce que sa gorge est
enflammée », ce sera le symptôme d'une
angine... Ainsi ce ne peut être qu'une tautologie de dire que quelqu'un a
une angine parce qu'on a découvert le bacille de l'angine... Mais ce
sera formuler une hypothèse que de dire que quelqu'un a une angine quand
il a la gorge enflammée ». 1(*). Selon ENGEL, les critères ne sont pas
uniquement des comportements, mais « certains comportements peuvent
être des critères »2(*).
Néanmoins, l'extrait cité par Pascal
ENGEL3(*) :
« Quel est le critère de la douleur chez quelqu'un ?
Quand il s'agit de moi le fait que je l'éprouve, quand il s'agit de
quelqu'un d'autre, ce qu'il fait et dit » prête
à confusion, car ce que fait et dit l'autre, n'implique pas
nécessairement qu'il ait réellement cette douleur qu'il
prétend avoir : il peut nous tromper, et son comportement est
toujours susceptible d'être interprété de plusieurs
façons. Le critère pourrait aussi nous induire en erreur, bien
qu'il soit une « hypothèse » fondée. On peut
néanmoins se demander si un comportement et le bacille de l'angine sont
à mettre sur le même plan épistémique, car ils ne
possèdent pas le même degré de fiabilité.
Pour en revenir à la distinction entre raisons et
causes que WITTGENSTEIN souhaite opérer en vue d'une
interprétation du comportement, nous pouvons prendre l'exemple du
cycliste qui tend le bras à gauche pour indiquer qu'il va tourner. Il
semble bien que seule l'invocation des raisons permet de comprendre le
mouvement du cycliste comme une action, et le physiologue qui nous parlerait de
ce mouvement nous en parlerait comme un mouvement, et passerait à
côté du sens de l'action. Il est certain que le fait d'invoquer
des raisons nous permet de comprendre l'action de l'agent en tant qu'action,
mais elle ne nous permettrait pas de l'expliquer à cause de la
pluralité des raisons; nous ne pourrions pas inférer les raisons
du comportement. A cet argument, nous pouvons répondre que, de la
même manière qu'il peut y avoir une pluralité de raisons,
il peut y avoir une pluralité de causes, et le fait que nous invoquions
celle-ci lors de l'explication d'un phénomène n'invalide pas sa
valeur explicative. Pour accepter l'argument selon lequel l'invocation de
raisons n'a pas valeur explicative, il faudrait accepter qu'il y ait un partage
strict entre les raisons et les causes, et que le domaine des raisons ne puisse
empiéter sur celui des causes et inversement. La discussion suivante va
éclairer le fait que ce n'est pas le cas. Reprenons l'exemple
donné par ENGEL : « Supposons qu'un professeur
décide de croire qu'il y a 78 étudiants dans sa salle de cours en
tirant au hasard le nombre 78 d'une urne contenant, disons, 1000 papiers
portant les chiffres de 1 à 1000. A moins d'un hasard étonnant,
sa croyance sera fausse, et il ne sera pas justifié à croire,
dans de telles circonstances, qu'il y a 78 étudiants dans la salle.
Etant donné la méthode de tirage au sort qu'il a utilisée,
il sera au contraire justifié à croire la négation de
cette proposition, c'est-à-dire Il est faux de croire qu'il y a 78
étudiants dans cette salle, parce qu'il est hautement improbable
qu'il puisse tirer de l'urne le papier indiquant le nombre exact des
étudiants dans la salle. » 1(*). Si l'on accepte que « être
justifié à croire » et « avoir des raisons de
croire » signifient à peu prés la même chose, ce
qui ne semble pas une concession considérable, il s'ensuit qu'on ne
peut « séparer radicalement les considérations causales
des considérations sur la justification »2(*) ou sur les raisons. Cela
constitue le premier argument. Le second est que WITTGENSTEIN « admet
que dans certains cas, la raison d'une action peut être sa
cause. Par exemple il admet que certaines émotions, comme la peur qui me
fait sursauter, ou la colère qui me fait vociférer, sont bien des
causes de mes actions. »3(*). Il n'y a donc pas d'impossibilité logique
à ce que la connexion entre les raisons et les actions soit en
réalité causale. Si cela est exact, il nous faut accepter une
version plus faible de l'argument que l'on peut alors formuler de la
manière suivante : les raisons ont une valeur explicative si et
seulement si elles sont des causes. Etant donné que la distinction entre
raisons et causes n'est pas stricte, et que certaines raisons peuvent
être des causes, et en vertu du fait qu'un énoncé causal
est explicatif, un énoncé invoquant des raisons peut être
explicatif.
Mais ici surgit une première difficulté,
WITTGENSTEIN affirmant ceci : « Je voudrais que vous compreniez
bien que notre travail ici ne consiste pas à réduire n'importe
quoi à toute autre chose, ou à expliquer quoi que ce soit. La
philosophie est par nature « purement
descriptive. » »1(*). Nous verrons qu'un naturaliste peut partager cette
idée. Si l'on en croit HACKER, l'un des commentateurs de WITTGENSTEIN,
« Au sens où les sciences expliquent les
phénomènes - c'est-à-dire, par des hypothèses
causales et des inférences hypothético-déductives à
partir de lois et de conditions initiales - il ne peut y avoir d'explication en
philosophie. Les seules formes possibles en philosophie sont des explications
par description - à savoir par description de l'usage des
mots. »2(*).
Nous irions encore plus loin en ce sens : il ne nous semble pas qu'une
explication puisse se satisfaire d'une description. WITTGENSTEIN affirme que la
philosophie décrit mais n'explique pas. Si l'on accepte qu'un
énoncé invoquant des raisons est une description ou une
interprétation, en tout cas n'est pas de l'ordre de l'explication, et
qu'un énoncé invoquant des causes est une explication, comment se
fait-il que nous puissions expliquer un comportement en invoquant des raisons
(dans le cas où celles-ci sont des causes) ? A cet argument
pourrait être rétorqué que les raisons n'ont un pouvoir
explicatif qu'en tant qu'elles sont des causes. Mais à quel ordre de
discours appartiendront alors les énoncés invoquant des raisons
qui sont des causes ?
Devront-ils être rangés dans les descriptions ou
dans les explications, dans la philosophie ou dans les sciences ?
Nous en revenons au problème de savoir comment des
états mentaux, qui sont du domaine de l'esprit, peuvent être des
causes de notre comportement, ce dernier étant un
phénomène physique.
C'est pour résoudre ce problème, que
WITTGENSTEIN, n'a ni dissous ni solutionné, que certains naturalistes
ont voulu tenter une réduction ou une identification de l'esprit au
cerveau, ou plus exactement des propriétés mentales aux
propriétés cérébrales. Le normativisme nous renvoie
en fait au naturalisme qu'il prétendait réfuter, parce qu'il
n'explique pas comment les raisons peuvent être des causes ; ce
point valide aussi la démarche qui consiste à appliquer au
domaine des raisons et à celui de l'esprit des explications relevant
proprement du domaine causal, ce que les wittgensteiniens jugeaient absurde.
Le naturalisme comme explication des états mentaux par
des causes est donc possible, même dans un cadre strictement
wittgensteinien, puisqu'on considère que dans certains cas, les
états mentaux peuvent être des causes de nos comportements.
Un autre argument proposé par les normativistes pour
tenter de montrer que les états mentaux ne peuvent être des causes
de nos comportements est celui qui consiste à soutenir que la notion de
causalité présuppose l'idée de loi et de
nécessité : une fois que j'ai A, j'ai nécessairement
B. Or, je peux croire que ceci est un verre d'eau, et je peux avoir le
désir de le boire (=A), mais cela ne conduit pas
nécessairement à le boire (=B), si je désire par exemple
battre le record de résistance à la soif. Nous reprenons cet
exemple à ENGEL 1(*). Il n'y a pas de nécessité entre cette
croyance, ce désir, et ce comportement. Un des tests couramment
utilisé pour savoir si nous sommes en présence d'une relation de
causalité est l'utilisation des contrefactuels, c'est-à-dire
qu'on suppose qu'un certain événement n'a pas eu lieu.
Dans notre cas, on peut supposer que la croyance que ceci
est un verre d'eau et le désir de le boire n'existent pas
ou n'ont pas lieu. S'ensuit-il que je ne boirais pas le verre d'eau ?
Autrement dit, le fait que je boive ce verre d'eau peut-il être
causé par un autre événement que ceux
proposés ? Je peux effectivement boire de l'eau sans avoir le
désir de boire de l'eau dans le cas où ce serait bon
pour ma santé par exemple. Je peux aussi croire que c'est du vin
et boire de l'eau par erreur (mais dans ce cas, c'est encore ma croyance
qui est causalement efficace).
La question se pose en fait à un autre niveau :
puis-je boire quelque chose que je crois ne pas être un
liquide ? Pourtant, si j'affirme que l'on ne boit que ce que l'on
croit liquide, alors il faudra aussi attribuer aux animaux qui boivent la
croyance que ce qu'ils boivent est liquide. Or, il ne va pas de soi que les
animaux ont des croyances, ni qu'il soit justifié d'un point de vue
scientifique de leur en attribuer. Le problème se pose donc dans les
termes suivants : il semble que l'on puisse soutenir contre les
normativistes qu'il y a une relation nomique (= ayant valeur de loi) entre la
croyance que ceci est un liquide et le comportement de boire,
étant donné que si je ne crois pas que ceci est un
liquide, il ne semble pas que je puisse avoir ce comportement. Mais si
cette forme d' « explication » a valeur de loi, il n'y
a pas d'objection à ce que l'on puisse l'étendre à tous
les êtres vivants ayant ce comportement ; l'objection principale
à cette dernière affirmation est que l'on ne voit pas figurer ce
vocabulaire intentionnel dans les explications scientifiques. Autrement dit,
les biologistes se fixant pour but d'expliquer le comportement de la girafe en
train de boire l'expliquent d'une toute autre manière ; et certains
qualifieraient même d'anthropomorphisme cette attribution de croyances
à une girafe. Cependant, une explication causale d'un autre type
serait-elle pertinente et plus explicative ? Qu'est-ce que nous
expliquons lorsque nous disons que la girafe boit de l'eau parce qu'elle croit
que ce qu'elle boit est un liquide ?
Nous avons perdu en cours de route l'objection qui nous
conduisait à affirmer que la relation entre la croyance que ceci est
un liquide et le comportement de boire ne peut être nomique, parce
que, ayant cette croyance, il n'y a pas de nécessité à ce
que je boive. Laissons cette discussion de côté pour l'instant.
Une des autres objections d'importance soulevée par les
normativistes, est celle qui consiste à dire que lorsque l'on fait de la
croyance ou de tout autre état mental une propriété du
cerveau ou d'un état cérébral, on commet ce que l'on peut
appeler avec KENNY le « sophisme de l'homoncule » 1(*) (l'homoncule étant un
petit sujet ou un petit homme). La conclusion de cet argument s'énonce
ainsi : les états mentaux tels que les croyances ne peuvent
s'attribuer qu'à des personnes et pas aux cerveaux ou à d'autres
parties de cette personne. ENGEL cite WITTGENSTEIN : « il n'y a
que d'un être humain ou de ce qui ressemble à (ou se comporte
comme) un être humain vivant que l'on peut dire : il a des
sensations, il voit, il est aveugle, il entend, est sourd, est conscient ou
inconscient. » Puis ENGEL résume l'objection de la
façon suivante : « cela n'a tout simplement pas de sens
de parler de croyances, de connaissances, ou de règles tacites, parce
que tous ces termes renvoient à une grammaire d'états,
prédiqués non pas de l'individu mais de sous-systèmes de
l'individu qui ne peuvent, par définition, avoir ces
caractéristiques. »2(*). Avant d'examiner la réponse qu'il y fait,
développons l'argument avec le wittgensteinien DESCOMBES. Nous le
citons : « ...c'est là le point difficile de toute
philosophie mentale : comment peut-on transférer les attributions
d'un sujet personnel à une partie de ce sujet ? »3(*). Cela revient à ne pas
faire de « différence entre les capacités mentales de
M. Dupont et les capacités mentales du cerveau de M. Dupont. »
1(*). Il nous invite
à comparer les énoncés suivants :
« - J'écris une lettre
- Je fais écrire une lettre par mon
secrétaire
- J'écris une lettre de ma main
- Ma main écrit une lettre
- Mon cerveau fait écrire une lettre par ma
main
- Mon cerveau écrit une lettre »
Il qualifie les trois derniers énoncés de
« figures de style de plus en plus obscures »2(*), et conclut ainsi :
« ...le cerveau ne devient le sujet d'attribution de nos
activités mentales qu'à la faveur d'une figure (la partie pour le
tout). »3(*), ou
encore « c'est seulement par figure qu'on peut représenter la
partie ou la faculté comme ce qui agit. »4(*).
ENGEL répond à ces objections de la façon
suivante : « On pourrait simplement répondre à ces
critiques que si on les prenait à la lettre, il faudrait fermer tous les
départements de psychologie cognitive, de neuropsychologie, de
psychologie animale ou de psycholinguistique. Peut-être faut-il le faire,
mais en général, ce genre de décision revient aux savants
eux-mêmes. » 5(*).
Nous ne trouvons pas cette réponse satisfaisante. Tout
d'abord, il ne s'ensuit pas de l'objection du sophisme de l'homoncule qu'on
doive fermer tous les départements de psychologie cognitive, mais
simplement que les scientifiques qui font usage de ce type d'attributions le
justifient. S'agit-il d'une méthodologie, d'une étape dans le
raisonnement, ou devons-nous prendre ces attributions de
propriétés à la lettre ? D'autre part, la seconde
partie de l'argument nous prive d'un droit de regard sur les recherches et les
résultats de nos « savants », et par
là-même, de toute recherche de nature
épistémologique. N'est-ce pas précisément sur ce
genre de problème que la collaboration entre philosophes et psychologues
(ou scientifiques en général) peut s'avérer
fructueuse ? ENGEL prolonge son argument ainsi : « Et quant
à la pratique qui consiste, face à un phénomène
complexe et relevant d'un niveau d'organisation global, à le
décomposer en sous-systèmes plus simples, quitte à
utiliser pour décrire ces sous-systèmes des
caractéristiques du système global, elle est monnaie courante en
science, et elle a une valeur heuristique certaine. Les neurobiologistes qui
parlent de « populations » de neurones, par exemple, ne
prêtent pas aux neurones les propriétés des populations
humaines, et pourtant, l'analogie peut être utile, et il peut être
fécond de comparer les propriétés macroscopiques d'un
processus aux propriétés d'un processus décrit à un
niveau microscopique. Tout le monde comprend que quand on dit que l'oeil
« voit » ; ou qu'un sous-système de la vision
« voit », ce n'est pas au même sens que celui
où un individu en condition de vision normale
« voit » ce qui l'entoure. Ce n'est pas parce que ce genre
de terme s'applique par définition à l'individu total qu'il
serait interdit de décomposer les processus en question, et d'envisager
la contribution que les parties apportent à
l'ensemble... »1(*).
Nous sommes plus réservés qu'ENGEL sur ce point
à cause des dérives fréquentes des scientifiques qui en
arrivent à débiter des absurdités du type :
« Nous pouvons ainsi considérer la vision tout entière
comme la quête continuelle des réponses aux questions que le
cerveau se pose... », ou « Les neurones présentent
des arguments au cerveau » 2(*). Ces énoncés n'ont aucune valeur
heuristique et engendrent une confusion totale dans l'esprit du lecteur.
Pourquoi ne dirais-je pas alors de mon oreille qu'elle marche, court, se
lève, s'endort ? Quelle est la contribution que mon oreille apporte
au fait de marcher ? Il peut effectivement être intéressant
de « décomposer » certains « processus et
d'envisager la contribution que les parties apportent à
l'ensemble »3(*), mais ce n'est pas ce que nous faisons lorsque nous
découpons le tout en parties et transférons simplement les
propriétés du tout aux parties ; nous nous interdisons ainsi
de saisir les propriétés spécifiques des parties.
Si le transfert des propriétés du tout de la
personne à une partie de cette personne est contestable, le fait de
vouloir décomposer l'esprit en parties, comme le préconise FODOR,
est encore plus problématique. Considérer l'esprit comme
séparable en parties ou domaines relativement autonomes et
étanches (=les modules) amène à penser l'esprit sur le
modèle de la chose matérielle/physique. Cette hypothèse
s'est pourtant révélée fructueuse et a permis des
résultats significatifs en psychologie. Nous ne pouvons donc
l'écarter simplement à cause de son
étrangeté : en effet, si l'on comprend de quoi il s'agit
lorsqu'on utilise l'expression « les parties du cerveau »,
cela est moins évident de l'expression « les parties de
l'esprit », l'esprit n'étant pas un objet étendu et par
là semblable au cerveau.
Pour en revenir au « sophisme de
l'homoncule », il existe une objection au normativisme qui nous
apparaît comme étant plus probante que celle qui nous a
été exposée par ENGEL. Le problème de cette
objection est qu'elle suppose que nous ayons déjà fondé le
naturalisme. Nous nous contenterons donc simplement de la présenter pour
l'instant : les concepts de personne, de sujet, ne figurent pas dans les
explications scientifiques naturelles. On peut en effet soutenir que la
personne, le sujet ou l'individu sont des fictions. Il est légitime de
se demander ce qui reste identique dans la même personne étant
donné que ses éléments biologiques et physiques sont en
changement et en renouvellement permanent. A cause du fait que le concept de
personne et d'autres concepts apparentés ne figurent pas dans les
explications scientifiques naturelles, et semblent plutôt être des
concepts à expliquer que des concepts qui expliquent, on peut se
demander : 1/ si un énoncé dans lequel figurent ces notions
est une explication, 2/ si ce concept nous renvoie à une entité
réelle qui serait susceptible d'avoir des propriétés
mentales. Autrement dit l'objection consiste en ceci : les normativistes
nous ont affirmé qu'il est plus correct d'attribuer les
propriétés mentales à la personne qu'au cerveau, mais nous
nous rendons compte que l'entité que nous appelons
« personne » est plus évanescente et moins certaine
que l'entité que nous appelons « cerveau »,
notamment parce qu'elle n'est pas qu'une entité physique ou un corps (on
ne peut en effet identifier une personne à son corps). Et comme le
naturalisme veut réduire les concepts et les entités figurant
dans ses explications à des entités physiques dans la mesure du
possible, n'est-il dans cette optique préférable de faire des
propriétés mentales des propriétés du cerveau, ou
du corps, plutôt que des propriétés de la personne ?
Est-il finalement plus correct d'attribuer les propriétés
mentales au cerveau plutôt qu'à la personne ? Non, pour les
raisons que nous avons invoquées, et surtout parce que le concept de
personne ou celui d'agent peut être reconstruit en mettant en rapport le
cerveau, le corps, les relations entre ces deux entités, et les
relations qu'entretiennent ces deux entités avec le monde
extérieur.
Remarquons bien que dans les deux cas ce qui fonde l'argument
est ce qui est en usage dans un certain langage : nous n'attribuons pas
dans notre langage usuel des croyances à des cerveaux, nous ne faisons
pas usage dans le langage scientifique naturel du concept de personne. Dans un
cas comme dans l'autre, on écarte une certaine hypothèse en vertu
d'un principe : dans le premier cas, le principe qui va servir à
écarter l'hypothèse est : « cela se dit-il dans
notre langage usuel ? », dans le second, c'est :
« cela se dit-il dans notre langage scientifique
naturel ? »
Mais ne s'agit-il pas en fin de compte dans les deux cas d'une
norme, qui va servir à déterminer ce qui est correct et ce qui
est incorrect ? Cela est sans conséquence pour le normativisme,
mais il n'en est pas de même pour le naturalisme qui prétendait
fournir une explication sans faire usage de normes ; il apparaît
qu'il en est une lui-même.
Une seconde objection peut être formulée
vis-à-vis du normativisme : on ne peut prédire de nouveaux
faits à partir de la norme qui ne nous dit pas ce qu'on va faire
à part suivre la norme. Mais il semble qu'elle puisse aussi être
faite sous une forme différente au naturalisme : étant
donné qu'il faut nous servir des concepts déjà
présents dans les explications scientifiques (et cela est une norme
comme nous l'avons souligné), comment le scientifique fera-t-il pour
introduire un nouveau concept ?
On peut tout d'abord remarquer que le naturalisme est une
démarche philosophique, et que la norme selon laquelle il faut se servir
des concepts déjà présents dans les explications
scientifiques s'impose non au scientifique lui-même, mais au philosophe
naturaliste. Le scientifique peut toujours introduire de nouveaux concepts
à condition qu'ils aient subi un traitement ou qu'ils soient l'objet
d'une élaboration scientifique (le concept étant
expérimentalement vérifié par exemple).
Cependant, cette question est presque secondaire par rapport
au fait qu'un naturalisme ne semble pas pouvoir se passer de normes.
Quoiqu'il en soit, nous en revenons au débat et
à l'opposition classique entre ce qui est normatif et ce qui est
naturel. Et la conception normativiste des états mentaux conçoit
les choses ainsi : « Des activités telles que
« comprendre », « raisonner »,
« juger », ou même « percevoir »,
que l'on qualifie traditionnellement de « cognitives »
parce qu'elles impliquent un type de connaissance, sont (...) essentiellement
« normatives », parce qu'elles sont sujettes à une
évaluation en tant que vraies ou fausses, correctes ou incorrectes,
valides ou invalides, rationnelles ou irrationnelles, c'est-à-dire
relèvent de quelque chose dont on peut rendre raison... »
1(*) et « les
philosophes considèrent le plus souvent que la question de savoir si
quelqu'un a jugé ou raisonné dépend de l'existence de
normes ou de critères, de raisonnement ou de jugement correct, et que
ces normes et critères ne peuvent être analysés en termes
empiriques et causaux, relatifs à l'environnement biologique ou social
des individus ou relatifs aux capacités psychologiques dont ils
disposent. C'est pourquoi ils ont le sentiment, quelles que soient les
descriptions de ces activités qu'une « science de
l'esprit », ou même une quelconque enquête qui
prétendrait analyser leurs soubassements causaux, pourrait donner, que
ces descriptions manqueront la dimension normative essentielle de ces
activités, et confondront le normatif avec le
naturel... »1(*).
On voit donc que le normativisme dépend en partie du
conceptualisme ou de la conception aprioriste de l'esprit. Les normativistes
sont d'ailleurs la plupart du temps conceptualistes. Etant donné que
nous avons déjà répondu à certains de leurs
arguments concernant la distinction entre les raisons et les causes et
« la thèse selon laquelle les notions normatives ou celles qui
appartiennent à la sphère des « raisons » et
des justifications ne sont pas réductibles à des notions
naturelles qui appartiennent à la sphère des
causes ... »2(*), il nous reste à souligner les
difficultés que peut rencontrer le conceptualisme. Les arguments
développés par ENGEL à ce propos semblent assez
convaincants. Il commence tout d'abord par exposer le conceptualisme :
« ...selon la perspective « conceptuelle »
ou aprioriste, si l'on découvrait que telle ou telle
propriété mentale est identique à telle ou telle
propriété physique, cette découverte ne pourrait pas
changer le sens que nous donnons aux concepts mentaux exprimant cette
propriété. C'est ainsi, par exemple, que le philosophe
américain Norman Malcolm a soutenu que même si nous
découvrions que les rêves sont certaines configurations neuronales
dans le cerveau, nous ne parlerions plus, en parlant de ces configurations, de
rêves. Nous parlerions d'autre chose. Le sens du mot
« rêve » selon Malcolm, est entièrement
déterminé par les critères usuels (introspectifs,
comportementaux) que nous associons à ce mot. » 3(*).
La difficulté de cette thèse est la
suivante : « supposez par exemple que notre concept de vision,
ou celui d'image mentale, puissent rester non affectés par ce que
peuvent nous apprendre la neurophysiologie de la vision ou la psychologie des
images mentales, paraît tout aussi absurde que soutenir que notre concept
courant de matière pourrait rester non affecté par des notions
telles que celles d'antimatière ou de trou noir »1(*).
Remarquons simplement que la neurophysiologie et la
psychologie sont mises sur le même plan épistémologique
alors qu'elles ont un statut scientifique différent ; mais cela
importe peu pour notre argument étant donné que les
conceptualistes considèrent les découvertes empiriques de ces
deux sciences comme non-pertinentes pour ce qui concerne les états
mentaux. Quoiqu'il en soit, il semble difficile de soutenir ce point de vue
puisqu'il est prouvé que des lésions de certaines parties du
cerveau affectent certaines de nos capacités mentales. Mais ce fait ne
suffit pourtant pas à valider la thèse de la localisation des
capacités mentales dans le cerveau, puisque de la privation de la
langue, privation qui altère la capacité langagière, nous
ne tirons pas la conséquence que la capacité langagière
doit être localisée uniquement dans cet organe.
Ce n'est néanmoins pas être
téméraire que d'affirmer avec ENGEL que « certains
travaux en neurosciences semblent - mais la question reste ouverte de savoir
si c'est vraiment le cas - de nature à modifier la conception usuelle
que nous avons de certains phénomènes mentaux (comme les travaux
de Jouvet sur les rêves, ou comme les travaux sur les cerveaux
divisés et sur la vision aveugle)... » 2(*). Etant donné que les
raisons peuvent être des causes comme nous l'avons montré, et que
le domaine des raisons peut se prêter à une naturalisation
comprise comme une explication par les causes de nos états mentaux, il
ne semble pas qu'il y ait d'objection de principe à ce que les sciences
étudiant les conditions ou les causes de la capacité
représentationnelle puissent informer notre conception usuelle du
mental. D'autre part, considérer que la caractéristique
essentielle des représentations est de se prêter à une
appréciation de type normatif comme le soutiennent les normativistes /
wittgensteiniens soulève une difficulté : si effectivement
la croyance que Chirac va gagner les élections
présidentielles pourra être dite vraie ou fausse le jour du
résultat de celles-ci, et si la croyance que Madelin va gagner aux
élections présidentielles peut être
considérée comme irrationnelle vu les circonstances, il n'est pas
sûr qu'il puisse en être ainsi de tous les états mentaux. Si
je rêve que Chirac gagne aux élections
présidentielles et que Chirac ne gagne pas, pourra-t-on dire de mon
rêve qu'il est faux ? Si l'on peut soutenir que la fonction de la
croyance est d'être vraie, et c'est un point important sur lequel nous
reviendrons, il ne semble pas en être de même du rêve. Nous
corrigeons, modifions, révisons nos croyances en fonction du
réel, mais nous ne corrigeons pas nos rêves, en partie parce que
nous n'avons pas de prise sur leur contenu. Et même si nous entreprenons
de corriger le rêve que nous avons fait cette nuit, par exemple que
Madelin gagne les élections présidentielles, nous ne
voyons pas le sens de cette correction. De même, si je rêve que
Madelin fait une bonne action pour moi, cela ne va pas faire que je
vais voter pour lui, alors que si je crois qu'il a fait une bonne action
pour moi, cette croyance jouera en sa faveur lors de mon vote. Nous
pourrions objecter à ces considérations que le rêve est un
cas particulier d'état mental qui ne se caractérise pas par sa
normativité. Qu'en est-il de l'image mentale ? Lorsque je me
représente le Père Noël tel qu'il est couramment
représenté, (avec une barbe blanche, un costume rouge, etc...),
peut-on dire que mon image mentale est correcte ou incorrecte, vraie ou
fausse ? Il semble juste de dire que si je me représente le
Père Noël avec un costume vert à carreaux, les cheveux
longs, et des lunettes de soleil, mon image mentale du Père Noël
est fausse. Mais si je crois que cette représentation n'est pas
conforme à celle que l'on se fait généralement du
Père Noël, et que c'est ma fantaisie qui me le fait
représenter ainsi, pourra-t-on dire de mon image mentale qu'elle est
fausse ? Oui, dans la mesure où je la dénomme
« Père Noël » et que cet objet n'est pas
susceptible de se conformer à la description usuelle et commune du
Père Noël. Mais si je crée par imagination une image mentale
de quelqu'un et que je lui donne un nom dont la description n'est pas rigide,
en bref si j'abolis toute référence au réel, il ne sera
plus fondé de dire que cette représentation est correcte ou
incorrecte. Le rapport que la croyance établit avec le monde ou le
réel n'est pas le même que celui que le rêve établit
avec le monde ou le réel. La relation du rêve au réel est
comparable à celle de l'oeuvre d'art, qui n'a pas pour fonction de se
conformer au réel. Et apprécier une oeuvre d'art - par exemple
L'Odalisque d'Ingres - en fonction de sa conformité au
réel, relève d'une incompréhension de ce qu'est une oeuvre
d'art. Les représentations issues de l'imagination n'ont pas la
caractéristique essentielle d'être normatives. Ces
dernières réflexions nous donnent l'occasion de nous pencher sur
la relation des états mentaux avec le monde extérieur.
Mais nous devons auparavant examiner une question
préalable. Il nous semble qu'il y a deux idées bien distinctes,
celle qui consiste à soutenir que l'esprit n'est qu'au-dehors et ne doit
être cherché que dans le monde, et celle qui consiste à
soutenir qu'il y a des états mentaux devant être en relation avec
quelque chose au-dehors, et se définissant en partie par cette relation
sémantique. DESCOMBES a tendance à confondre ces deux
idées.
Reprenons l'expression que DESCOMBES emprunte1(*) à Montesquieu ;
ce dernier nous parle d'un « esprit des lois ». Est-il
justifié d'attribuer ce que nous appelons un esprit à autre chose
qu'à une personne ? Comment pouvons-nous attribuer cette
propriété à deux objets aussi différents qu'une
personne et un texte de loi ? Cette question en soulève une autre
formulée par DESCOMBES : « où placez-vous
l'esprit ? » 2(*). Toujours selon cet auteur, il a deux réponses
à cette question : dedans, « dans un flux interne de
représentations », ou dehors, « dans les
échanges entre les personnes »3(*), « dans le monde »4(*).
Nous pouvons faire une première remarque : dans
notre langage usuel, nous aurions plutôt tendance à attribuer les
états mentaux à des personnes et accessoirement aux cerveaux de
ces personnes. Et si l'on nous demande où localiser l'esprit, nous le
plaçons dans la tête plutôt que dans les livres. Pourtant,
toujours selon DESCOMBES, « l'idée selon laquelle le mental
est intérieur à la personne n'est pas une évidence
première, elle est une thèse exigeante. »5(*). Peut-être, mais placer
l'esprit dans les livres nous semble une thèse tout aussi exigeante.
L'objection de DESCOMBES à la localisation de l'esprit uniquement dans
les têtes est typiquement wittgensteinienne : « tout le
vocabulaire des verbes sémantiques s'applique sans peine aux ouvrages de
l'esprit. Il n'est pas difficile d'imaginer un bibliothécaire qui nous
aide dans notre enquête en pointant du doigt des volumes sur le rayon
tout en disant : ce livre soutient telle proposition, ce livre
enseigne telle doctrine, voici un autre livre qui montre que
le premier est dans l'erreur, voici un livre qui a
réfuté tous ses compagnons dans le
rayon. »6(*);
DESCOMBES présente aussi ce qui pourrait être une objection
à cette thèse : « on dira peut-être que,
dans ce cas, le vocabulaire est transféré d'un domaine primitif
d'application à un domaine dérivé. »7(*), et y répond de la
façon suivante : alors que la dérivation du lexique des
personnes aux livres n'apparaît pas absurde, la dérivation du
lexique des personnes aux cerveaux l'est : « il ne semble pas
possible d'appliquer ces mêmes verbes aux cerveaux, pour dire : ce
cerveau enseigne des doctrines platoniciennes, mais ce cerveau a
été réfuté par un autre
cerveau. » 1(*).
Il y a plusieurs points sur lesquels nous pouvons revenir.
Tout d'abord nous n'avons pas besoin de répondre à la
première objection, car, dans la mesure où elle est valable, elle
n'invalide que la conception selon laquelle l'esprit est identique au
cerveau ; elle n'infirme pas les thèses naturalistes pour
lesquelles la question de l'explication ou de la description des
propriétés sémantiques se pose de manière semblable
quelle que soit la localisation que l'on donne à celles-ci, ou le type
de matériau physique qui les instancie. Remarquons aussi qu'elle
n'atteint le naturalisme qu'à condition que nous ayons
déjà adhéré au conceptualisme, ou à ce
qu'ENGEL appelle la conception aprioriste de l'esprit. DESCOMBES le signale
d'ailleurs lui-même : « ces considérations de
vocabulaire ne sauraient bien entendu établir quoi que ce soit du point
de vue philosophique. »2(*). Et si DESCOMBES soutient que le naturalisme suppose
l'identification de l'esprit au cerveau (donc une propriété du
tout de la personne à une propriété d'une partie de cette
personne), il se trompe, car il ne s'agit pas tant d'identifier le premier au
second que de réduire les propriétés sémantiques ou
mentales à des propriétés physico-chimiques, d'expliquer,
de décrire ou de tenter de définir les premières par les
secondes.
Même si l'esprit est « dehors », il
n'y a pas de contradiction à ce qu'il puisse se prêter à
une naturalisation ; il pourrait simplement être
considéré comme une propriété d'autres substances
que le cerveau ou la personne. La question du type de
« matérialité » de l'esprit est distincte du
fait de penser qu'il y a des états psychologiques internes :
« ...il n'est pas nécessaire d'être
immatérialiste en philosophie de l'esprit pour récuser
l'idée d'une science des états psychologiques
internes »3(*).
Au contraire de DESCOMBES, la tentative de réduire les états
mentaux aux états cérébraux peut apparaître comme un
processus d'objectivation et un effort de rendre public et manifeste ce qui
était privé et caché.
Il n'en reste pas moins que réduire ou identifier
l'esprit au cerveau, c'est d'une certaine manière être
internaliste, puisque cela semble impliquer l'abolition de toute relation
sémantique. Mais ne peut-on soutenir encore une fois que les
états cérébraux ont des propriétés
sémantiques, et que ce sont non pas ces états
cérébraux qui entretiennent une relation avec le monde
extérieur ou relation sémantique, mais seulement les états
cérébraux en tant qu'ils possèdent ces
propriétés sémantiques ?
Cette discussion nous fournit l'occasion de nous
intéresser à l'idée selon laquelle les états
mentaux dépendent pour leur définition des conditions
extérieures, ce qui est généralement appelé, si
nous l'avons bien compris, l'externalisme. Les wittgensteiniens, dont
DESCOMBES, s'opposent à l'idée que ce qu'on appelle les
états mentaux soient purement internes à un sujet.
Il y a en fait deux façons de concevoir les
états mentaux : soit on les considère comme isolés ou
détachés du monde extérieur, soit on les considère
comme dépendants de ce dernier : la première position est
connue sous le nom d'internalisme, la seconde sous le nom d'externalisme. ENGEL
résume de façon claire « l'argument
externaliste » :
(a') Les états mentaux et leurs contenus intentionnels
sont toujours individualisés en relation à des objets et
propriétés externes à un sujet (de manière
« externaliste »)
(b') or la psychologie cognitive ne s'occupe que de contenus
et de propriétés internes aux sujets,
individualisés de manière « internaliste »
(c') par conséquent la psychologie cognitive ne porte
pas sur les contenus mentaux et intentionnels comme tels. »1(*).
Nous pouvons déjà faire remarquer aux
normativistes qu'il leur faut choisir entre un holisme et un externalisme tel
qu'il est formulé ci-dessus, puisqu'un holisme affirme qu'un état
mental ne peut être individualisé, en vertu de son
caractère holistique. Brièvement, les états mentaux
seraient donc « individualisés essentiellement de
manière externe ».2(*) Quand on veut réduire les états mentaux
à des états cérébraux, ce que veulent faire
certains tenants d'une naturalisation de l'esprit, on se situerait selon
DESCOMBES dans le cadre de l'internalisme. Cette dernière conception
repose sur ce que nous pourrions appeler avec DESCOMBES un
représentationnisme, dont la thèse peut être
formulée de la manière suivante : « le sujet
n'est pas directement en rapport avec les choses, mais avec des
représentations de choses. »3(*). Cela nous amène à la
« séparation du monde et de la sphère du
mental. »4(*).
DESCOMBES en vient à distinguer une philosophie du mental d'une
philosophie de l'esprit, la philosophie mentale étant «
une pensée qui assure d'abord l'autonomie du mental en le
détachant du monde extérieur
(matériel)... »1(*). Toute philosophie mentaliste
« réhabilite la théorie des idées
représentatives (tout en insistant sur le fait que pour elle, ces
idées n'ont rien d'idéal, que ce sont des entités
cérébrales). »2(*).
Etant donné que le « cognitivisme est la
réhabilitation de la théorie représentationniste de
l'esprit »3(*),
c'est essentiellement contre lui et contre FODOR (l'un de ses plus
éminents représentants) que sont dirigés les arguments de
DESCOMBES. Grossièrement, le problème est de savoir si les
états mentaux font référence à l'état
interne du sujet (et ce sera alors un état étroit), ou à
l'état externe de son environnement. Reprenons l'exemple de
l'état consistant à être jaloux, que DESCOMBES
emprunte à PUTNAM : « Dans l'emploi ordinaire (...) on
usera d'une expression qui nous impose d'admettre l'existence de plusieurs
personnes. Le schéma X est jaloux de Y au sujet de Z est de
forme triadique : ce drame psychologique familier réclame trois
personnages. »4(*). Donc, « l'état du jaloux
(X) n'est pas un état de jalousie, au sens ordinaire du mot,
s'il n'y a pas rival (Y) dont il est jaloux et quelqu'un (Z)
qui fournit le motif de cette jalousie. Du coup, l'état de X
dépend de ce qui se passe autour de lui, et nous sortons de la
sphère mentale qu'il s'agissait d'isoler. »5(*). Peut-on concevoir la jalousie
comme un état étroit ? Cela est possible si l'on imagine
« quelqu'un qui passerait par une crise de jalousie à
l'égard d'un rival peut-être imaginaire et à propos d'un
objet d'amour qui, lui aussi, pourrait ne pas exister. »6(*). On pourrait par exemple
considérer que le personnage d'Aurélia dans la nouvelle
du même nom 7(*) est
un objet d'amour qui n'existe pas pour le protagoniste principal qui est aussi
le narrateur, et introduire dans l'histoire un personnage lui aussi imaginaire
dont ce protagoniste serait jaloux.
Il y a une absurdité à dire que « le
contenu mental d'un sujet » « peut être décrit
abstraction faite du monde... » 8(*) et, « il n'est pas possible que la
description d'une pensée fasse entièrement abstraction de toute
relation sémantique au milieu. »9(*) ; l'argument est le
suivant : « supposons que l'homme de Cro-magnon soit
frappé par la foudre, qu'il soit placé par la décharge
électrique dans un état neuronal identique à celui de
quelqu'un qui se souvient qu'il doit aller à la banque. ».
Devra-t-on dire qu'il a la pensée qu'il doit aller à la
banque ? La conséquence de l'argument est
dévastatrice : « ...un bon sauvage, vivant innocemment
sur son île du Pacifique, aurait la capacité inexplicable de
penser une pensée qui devrait lui être
impensable. »1(*).
Vouloir considérer la jalousie comme un état
interne du sujet, c'est « substituer une expérience à
une relation »2(*). Ces arguments de DESCOMBES nous paraissent tout
à fait valables.
Le suivant est moins convaincant : « ... un
état ne peut être à la fois intentionnel et
interne : s'il est interne, il n'est pas évaluable
sémantiquement, mais s'il n'est pas évaluable
sémantiquement, il n'est pas interne. »3(*). Encore une fois, DESCOMBES
confond l'état et les propriétés de l'état, et
l'état n'est pas tant interne que physique. On peut tout à fait
concevoir un état cérébral avec des
propriétés intentionnelles ; et l'évaluation
sémantique porterait alors non pas sur l'état mais sur les
propriétés de l'état. Et le monde extérieur peut
très bien être conçu comme une condition nécessaire
à la survenance des propriétés mentales, celle-ci pouvant
être définie comme suit : « une
propriété M d'un objet survient ou est survenante
sur une propriété P de cet objet, s'il ne peut y avoir de
changement de M dans cet objet sans qu'il y ait un changement de P dans cet
objet. » 4(*).
La survenance n'implique pas seulement que les
« propriétés morales ou mentales covarient
avec des propriétés physiques », mais aussi que
« ce qui est survenant dépend de (est déterminé
par) ce sur quoi il survient ; et les propriétés survenantes
(en l'occurrence les propriétés mentales) sont
irréductibles aux propriétés sur lesquelles elles
surviennent. »5(*).
DESCOMBES fait comme si nous étions obligés de
soutenir soit l'internalisme, soit l'externalisme, et que nous ne pouvions
prendre aucune position intermédiaire. Il n'y a pas d'objection de
principe qui nous interdirait d'adopter une telle position, surtout que
DESCOMBES n'envisage même pas cette possibilité, tous ses
arguments étant dirigés contre l'internalisme. Il existe bien une
théorie que l'on appelle la théorie du « double
aspect » interne et externe des contenus mentaux qui nous est
signalée par ENGEL1(*). Mais nous préférons personnellement
nous passer de la métaphore intérieur/extérieur qui nous
paraît à plusieurs égards trompeuse.
Une autre difficulté ne peut pour autant être
négligée : « pour qu'une théorie puisse
formuler des lois psychologiques, dans le sens où une science naturelle
formule des lois, il faudrait qu'elle puisse se donner un système
psychique clos, de façon à définir des états
internes à ce système. »2(*).
On peut reformuler ce problème comme étant celui
du holisme : « les croyances n'ont pas seulement un contenu
propositionnel. Ces contenus ont une certaine structure : ils sont
composés de concepts, en sorte que l'on ne peut être dit
avoir une croyance donnée si l'on n'a pas les autres concepts auxquels
ceux-ci sont liés. Par exemple, je ne peux pas être dit croire
que cet homme est marié si je n'ai pas le concept
d' « homme », ni celui de
« mariage »... » ; et
« ...jusqu'où devons-nous aller, dans la spécification
des autres croyances, et des autres concepts, pour pouvoir attribuer à
un individu donné, la croyance individuelle que cet homme est
marié ? »3(*). Ce holisme empêcherait qu'il y ait des lois
psychologiques comparables à celles des sciences naturelles. Nous allons
rappeler un passage déjà cité : « on ne
peut attribuer par exemple à un agent la croyance que ceci est un verre
d'eau que si on peut aussi lui attribuer des croyances à propos des
verres, à propos de l'eau, peut-être aussi des désirs de
boire, ou même de ne pas boire. Il ne semble pas y avoir de limites
précises assignables à de telles attributions. C'est pourquoi,
notamment, une croyance ou un désir humain ne sont pas liés
nécessairement à un type d'action spécifique : ma
croyance que ceci est un verre d'eau peut, avec mon désir de le boire,
me conduire à le boire ; mais cette croyance et ce désir
peuvent également s'associer à l'action de ne pas le boire, si
par exemple j'ai aussi le désir de battre le record de résistance
à la soif. »4(*).
Comme nous l'avons précédemment souligné,
il n'y a pas de nécessité que je boive alors que j'ai la croyance
que ceci est un verre d'eau et le désir de le boire. Malgré le
fait que cette nécessité soit absente, on peut néanmoins
parler de « lois psychologiques ». Celles-ci ne sont
dénuées de toute valeur que lorsqu'on les compare avec les lois
des sciences naturelles. Cette comparaison masque l'aspect prédictif des
généralisations de notre psychologie populaire (dont nous
exposerons les thèses un peu plus loin), généralisations
qui sont ceteris paribus, c'est-à-dire « moyennant
des conditions spécifiques » ou
« provisos »1(*). Il reste vrai qu'en général
« un mari jaloux surveille sa femme »2(*), et que quelqu'un qui a la
croyance que ceci est de l'eau et le désir de boire a
le comportement de boire. ENGEL compare judicieusement les
généralisations de la psychologie avec celles que l'on trouve en
géologie et qui sont du type « les rivières
à méandres ont une forte érosion de leur rive
supérieure ».3(*) La vérité de cet énoncé
n'est infirmée que par certaines exceptions. Il ne suffit pas aux
pourfendeurs des lois psychologiques de dire qu'elles sont des lois avec
exceptions, il faut encore qu'ils nous montrent que les lois des sciences
naturelles sont toujours vraies sans exceptions.
On peut aussi remarquer que même si les lois de la
psychologie populaire sont normatives (c'est-à-dire que si je crois que
ceci est de l'eau et que j'ai le désir de boire, il est rationnel que je
boive), il n'est pas pour autant justifié de leur refuser le statut de
lois, étant donné que nous appelons certaines de nos normes
juridiques des lois. Le terme de lois n'est en aucun cas réservé
aux lois causales, et vouloir qu'il en soit ainsi serait en contradiction
manifeste avec les thèses wittgensteiniennes selon lesquelles la
signification d'un mot est fixée par son usage.
Nous avons considéré en quoi l'ouverture de
l'esprit au monde (externalisme) ou des états mentaux à d'autres
états mentaux - sans qu'on sache très bien lesquels, ni où
s'arrêter (holisme) -, pouvait être un obstacle à toute
naturalisation de l'esprit. Nous n'en avons pas conclu à une
impossibilité d'ordre logique de toute tentative de ce genre, et nous
avons montré l'incohérence de la position normativiste qui se
trouve dans l'obligation de choisir l'un ou l'autre argument (externalisme ou
holisme), parce qu'elle ne peut soutenir les deux à la fois, pour les
raisons que nous avons évoquées.
Il nous reste maintenant à aborder un dernier
point : qu'est-ce qu'une explication ? Pour ATLAN on peut distinguer
une « explication scientifique » d'autres
« explications » de type animiste, mystique, ou
métaphysique, et il y aurait cinq grands schèmes explicatifs
possibles : le causaliste physique, le finaliste physique, le
probabiliste, le causaliste animiste, le finaliste animiste4(*). Seuls les trois premiers
seraient scientifiques ; « or il s'agit dans tous les cas
d'interprétations, c'est-à-dire de projections de schèmes
explicatifs abstraits sur les perceptions de nos sens... »1(*).
D'autre part, et c'est ce qui est important pour notre propos,
il affirme que « dans le cas d'événements naturels,
(...) l'interprétation scientifique n'apporte pas beaucoup plus, au
fond, que l'interprétation animiste magique du point de vue de son
pouvoir explicatif, c'est-à-dire en tant que rattachement de
l'événement à une chaîne causale : la foudre
interprétée comme décharge d'électricité ou
colère du dieu reste ce qu'elle est, intégrée dans les
deux cas à une chaîne causale et donc par là
« expliquée ». Comme on l'a vu, ce n'est que si l'on
cherche à agir sur certains de ses aspects (ceux
précisément ayant trait aux propriétés
électriques qu'on peut y reconnaître) à l'exclusion de
certains autres (des effets sur un psychisme ou une organisation sociale
conditionnés par des interprétations animistes) que l'explication
scientifique est plus efficace. »2(*); et « autrement dit, c'est par son
efficacité que l'interprétation scientifique est
supérieure aux autres (...), et non par son pouvoir explicatif
« pur » si l'on peut dire, c'est-à-dire celui qui
fait appel à l'expérience intérieure de
« soulagement »... »3(*). ATLAN nous parle aussi de la
« confusion » entre « deux sortes
d'expérience de l'explication », qui sont
« l'efficacité technique et le sentiment intérieur de
compréhension »4(*). Puis il nous dit qu' « il n'y a plus
vraiment d'explication scientifique ».
Bien qu'il soit probable que « le besoin
d'explication du réel est, au fond,
antiscientifique »5(*), la position d'ATLAN nous semble être un bon
exemple de confusion entre l'expérience de l'explication, qui est de
l'ordre de la compréhension, et l'explication elle-même. Il ne
suffit pas d'intégrer un phénomène à une
chaîne causale (par exemple penser qu'un dieu est cause de la foudre),
pour que ce dernier phénomène soit expliqué ; sinon
il faudrait admettre aussi que l'invocation d'une vertu dormitive de l'opium
explique le fait que cette substance ait une forte tendance à nous
ensommeiller. Cette invocation peut effectivement produire en nous une
« expérience intérieure de soulagement »,
mais elle n'est en aucun cas une explication, car il faudrait dire que chaque
fois que nous faisons cette expérience, nous sommes en présence
d'une explication. Or il semble bien que nous puissions éprouver ce
sentiment ou cette expérience simplement si l'on nous met en
présence d'un énoncé prenant la forme d'une explication,
mais cette forme ne suffit pas à faire de lui une explication.
Pour saisir ce qu'est une explication, nous allons citer
plusieurs passages de l'ouvrage d'HEMPEL intitulé Eléments
d'épistémologie : « les explications
scientifiques doivent,..., satisfaire à deux conditions
systématiques que nous appelons l'exigence de pertinence dans
l'explication et l'exigence de testabilité. »1(*). Il nous donne ensuite un
exemple de raisonnement non-explicatif, puis développe son
idée : « Considérez en revanche l'explication
physique de l'arc-en-ciel. Elle montre que ce phénomène se
produit par suite de la réflexion et de la réfraction de la
lumière blanche du soleil dans des gouttelettes d'eau sphériques,
comme celles qui sont en suspension dans les nuages. Elle fait voir, en
recourant à certaines lois de l'optique, qu'on peut s'attendre à
voir apparaître un arc-en-ciel dans deux cas : quand des
gouttelettes d'eau sont pulvérisées ou qu'elles forment une brume
et qu'une forte lumière blanche venant de derrière l'observateur
les illumine. Donc, même si nous nous trouvions n'avoir jamais vu
d'arc-en-ciel, l'information que fournit cette explication physique nous
donnerait de bonnes raisons d'attendre ou de croire que, certaines conditions
étant remplies, un arc-en-ciel apparaîtra. Nous désignerons
cette caractéristique en disant que l'explication physique satisfait
à l'exigence de pertinence dans l'explication :
l'information fournie par l'explication donne de bonnes raisons de croire que
le phénomène s'est produit ou se produit en fait. Cette condition
doit être satisfaite pour que nous soyons autorisés à
dire : « voilà l'explication - le phénomène
en question devrait bien sûr être attendu dans ces
conditions ». »2(*). Mais « cette exigence constitue, pour une
explication valable, une condition nécessaire mais non pas
suffisante. »3(*). Il continue ainsi : « ... les
énoncés sur lesquels repose l'explication physique de
l'arc-en-ciel ont effectivement des implications vérifiables
variées : celles-ci concernent, par exemple, les conditions dans
lesquelles on pourra voir un arc-en-ciel et la gamme des couleurs ;
l'apparition de ce phénomène dans les embruns d'une vague se
brisant sur des rochers ou au-dessus d'un jet d'eau de jardin. Ces exemples
illustrent une seconde condition que doivent remplir les explications
scientifiques, que nous appellerons l'exigence de
testabilité : les propositions qui constituent une explication
scientifique doivent pouvoir se prêter à des tests
empiriques. »1(*). Il dit aussi que « ... les deux exigences
que nous venons d'examiner sont liées : si l'on propose une
explication qui satisfasse à l'exigence de pertinence, elle satisfait
aussi à celle de testabilité. (La converse n'est
évidemment pas valable.). »2(*).
Nous voyons néanmoins que HEMPEL s'intéresse
avant tout à l'explication scientifique. Les critères nous
permettant de la distinguer ne pourront donc pas nécessairement
s'appliquer à nos explications ordinaires, qui produisent des
énoncés dans lesquels figurent des concepts mentaux,
c'est-à-dire à celles que nous fournissons dans notre vie de tous
les jours. Elle nous permettra néanmoins d'examiner si la naturalisation
peut prétendre au statut d'explication.
Les obstacles majeurs à une naturalisation de l'esprit
étant levés, il ne nous reste plus qu'à examiner les
démarches allant dans ce sens, en ne perdant pas de vue la question de
savoir si un naturalisme peut se passer de toute référence
à des normes.
2. LE MATERIALISME ELIMINATIF : PS. CHURCHLAND
WITTGENSTEIN et ses disciples nous ont affirmé que la
philosophie a une valeur interprétative (des actions en tant qu'actions
par exemple) que les sciences en général ne nous fournissent pas,
parce qu'elles se situent du côté de l'explication ; cela
conduit tout wittgensteinien qui se respecte à éliminer les
sciences pour les questions relatives au domaine de l'esprit et des raisons.
D'autre part, les wittgensteiniens visent entre autres choses
à réfuter que les états mentaux puissent être
réduits à des états du cerveau ou intégralement
expliqués par leurs causes et par leurs effets. Dans ce cadre, toute
« explication » considérant que les
phénomènes mentaux sont des causes de nos comportements est
mythologique, et toute recherche portant sur des éventuelles causes de
nos états mentaux est vouée à l'échec. Les
matérialistes qu'on appelle
« éliminativistes » partagent cette thèse
avec les normativistes.
Comme son nom l'indique, le matérialisme
éliminatif veut procéder à une élimination des
entités mentales, et cette démarche se distingue d'une
réduction ou d'une identification. En effet, parce que les
entités mentales ne seraient qu'une fiction, il veut procéder
à leur élimination, ainsi qu'à celle des concepts mentaux
usuels y faisant référence, au profit d'entités
matérielles et de concepts ne renvoyant qu'à des entités
matérielles, ces derniers étant extraits de la
neurophysiologie.
Avant d'exposer le plus clairement possible les
différentes thèses auxquelles s'oppose le matérialisme
éliminatif, qui sont appelées les thèses de la psychologie
populaire, nous devons nous arrêter sur quelques points.
Tout d'abord, il nous faut dire que le matérialisme
éliminatif est un naturalisme au sens où il vise à
remplacer le vocabulaire intentionnel usuel que nous utilisons pour
« expliquer » nos comportements, par des concepts et des
explications issues de la neurophysiologie. Il nous faudra donc examiner si une
élimination peut être une explication, et si elle n'en est pas
une, quelle explication nous fournit le matérialisme éliminatif.
Rappelons qu'il correspond à la seconde branche de la définition
du naturalisme proposée par ENGEL : « ...la
philosophie de l'esprit et de la connaissance...doit laisser la place à
ce que l'on concevra, selon les cas, comme une
« psychophilosophie »,
une « biophilosophie », ou une
« neurophilosophie ». » 1(*). Dans le cas qui nous
intéresse, il s'agirait plutôt d'un projet de
« neurophilosophie », car les entités
destinées à remplacer les entités mentales dans nos
explications usuelles sont des états cérébraux ou
neuronaux.
Cela n'est légitime que dans la mesure où le
matérialisme éliminatif prétend nous parler des
propriétés mentales, étant donné que les
propriétés sémantiques semblent pouvoir être
instanciées par d'autres états physiques que les seuls
états cérébraux. Pour la suite de notre
développement, il est important de souligner que nous sommes en
présence d'une philosophie cérébraliste qui se
préoccupe plus du mental que de l'esprit.
Disons maintenant quelques mots sur le matérialisme.
André MACE, dans son introduction consacrée au
recueil de textes intitulé La matière soutient
l'idée suivante à propos de celle-ci : « Il
semble tout d'abord que nous utilisons ce terme pour isoler un type d'objets
que nous appelons « matériels », par opposition
à d'autres objets dits «immatériels », comme par
exemple, des choses simplement imaginées, des fantasmes, ou des choses
comme ce que certains appellent des âmes, des dieux,
« Dieu », des monstres, entendant par là des
êtres à la fois bien réels et
immatériels. » 1(*). Il dit aussi : « on remarque
immédiatement qu'il existe une sorte de compétition entre ces
deux types d'objets. Il y a, en effet, une prétention sous-jacente au
fait de différencier l'immatériel et le matériel,
prétention qui consiste à poser en même temps que l'une de
ces deux catégories est la mesure de la réalité :
soit les objets matériels sont les seules véritables choses
existantes, réelles, soit, inversement, « Dieu », le
« Concept », sont des réalités plus
véritables encore. »2(*).
Le matérialisme, quel qu'il soit, soutient la
thèse suivant laquelle la matière est la mesure de la
réalité, celle affirmant qu'il n'existe d'autres entités
que les entités matérielles.
Plutôt que de chercher à faire des états
mentaux des objets matériels, comme pourrait le faire un
réductionnisme, le matérialisme éliminatif
préfère leur dénier toute réalité, et
éliminer ces états de notre ontologie, et les concepts et
expressions qui renvoient à ces états de notre vocabulaire
usuel.
Avant de revenir aux thèses et aux arguments du
matérialisme éliminatif, tâchons d'exposer clairement les
thèses auxquelles il s'oppose ; elles sont rassemblées sous
l'expression de « psychologie populaire » ou
« psychologie du sens commun ». On peut les résumer
ainsi avec ENGEL : « nous expliquons le comportement de nos
semblables (et de nous-mêmes) en leur attribuant des états mentaux
doués de contenus, en particulier des « attitudes
propositionnelles », telles que les croyances, désirs,
craintes ou souhaits. Que les attitudes propositionnelles aient des contenus
veut dire que les contenus sont sémantiquement évaluables,
c'est-à-dire ont des conditions de vérité (par exemple la
croyance que cette pomme est bonne est vraie si et seulement si cette
pomme est bonne). Nous supposons aussi que ces attitudes propositionnelles ont
des pouvoirs causaux sur d'autres attitudes (par exemple la croyance que
cette pomme est bonne peut causer le désir de manger cette
pomme) et sur le comportement (manger la pomme). Enfin nous supposons que
ces attitudes propositionnelles forment la base de lois et de
généralisations largement vraies, qui permettent d'expliquer et
de prédire les comportements. « Largement », car ces
généralisations sont vraies mutatis mutandis : si X
désire manger une pomme, et si X croit que cette pomme est bonne, il
mangera la pomme, sauf si d'autres croyances (par exemple la croyance qu'elle
est souillée) interviennent pour contrecarrer son
action. »1(*).
Nous pourrions ajouter qu'en plus de vouloir expliquer les
comportements de nos semblables par des états mentaux, nous les
considérons généralement comme réels, et pas comme
de simples attributions fictives que nous projèterions sur nos
congénères parce qu'elles nous permettraient d'expliquer leurs
comportements. Le matérialisme éliminatif nous dit au contraire
que ces états ne sont pas réels, et que nos
« explications » du type « la croyance que
cette pomme est bonne peut causer le désir de manger cette
pomme » sont fausses. Remarquons que pour dire qu'elles sont
fausses, il faut avoir une théorie de la vérité. Quelle
est la théorie de la vérité du matérialisme
éliminatif ? Mais il faut surtout considérer que ce qu'on
appelle la psychologie populaire est une théorie, et c'est sur ce
postulat que sont fondées l'idée générale qu'il
faut la réfuter, et l'idée particulière qu'il faut
l'éliminer. Cette objection est présentée par ENGEL
dans Introduction à la philosophie de l'esprit 2(*). Si l'on refuse ce postulat,
il n'y a plus lieu d'avoir une telle attitude vis-à-vis de la
psychologie populaire.
Le matérialisme éliminatif ne partage pas la
thèse selon laquelle nous devrions identifier les états mentaux
aux états cérébraux. ENGEL nous le dit
clairement : « ...l'éliminativisme n'est pas,
justement, un partisan de la théorie de l'identité du mental et
du cérébral. »1(*). Le matérialisme éliminatif ne
« prêche » pas la réduction du mental au
cérébral, il prêche son élimination ou sa
disparition... »2(*). Il n'est pas non plus un réductionnisme et
ne prétend d'ailleurs pas l'être. Pour comprendre ce qu'est un
réductionnisme, regardons un peu ce que nous en dit ATLAN :
« la pratique réductionniste consiste à séparer
un tout en ses constituants, avec l'espoir de trouver dans les
propriétés des constituants de quoi expliquer celles du
tout. »3(*).
Mais le matérialisme éliminatif ne veut pas
réduire un état mental tel que la croyance à ses
constituants car, pour que le tout soit réductible à ses parties,
il faut que le tout existe, et comme le dit ENGEL : « il n'y a
pas de réduction possible s'il n'y a rien à
réduire. »4(*). Or, selon le matérialisme éliminatif,
la croyance n'est qu'un mot, et il n'existe aucune entité ou état
qui serait la référence de ce concept. Parler de croyance,
d'intention ou de désir n'aurait pas de sens, et vouloir réduire
les états mentaux à leurs constituants serait comme vouloir
réduire un elfe, une sorcière, ou toute autre entité
fictive à ses constituants.
ENGEL résume ainsi les thèses du
matérialisme éliminatif : « selon... le
« matérialisme éliminatif », les états
mentaux ordinaires de la psychologie du sens commun ou
« populaire », tels que « croyance »,
« désir », ou « douleur », ne
désignent tout simplement rien, et ne sont qu'un mythe que nous
projetons sur les structures propres à notre comportement (en ce sens le
béhaviorisme peut être aussi un éliminativisme) ou nos
structures neuronales, tout comme des termes tels que
« sorcière » ou « possession
démoniaque » ne désignent rien et ne sont que des
projections fictives. Selon l'éliminativisme, une science future de
l'esprit qui aura pu expliquer causalement en termes d'un vocabulaire
neurophysiologique et ultimement physique l'ensemble de nos comportements,
montrera que l'ensemble de notre psychologie populaire est une théorie
fausse, au même titre que la théorie phlogistique ou la
théorie de la génération
spontanée. »5(*).
Il y a plusieurs choses à dire sur cet extrait de
texte ; on peut déjà remarquer que si les termes de
« elfe », « sorcière », ou
« possession démoniaque », n'ont aucune
référence, les « explications » dans
lesquelles ils figureront, (du type « c'est cette sorcière qui
m'a rendu malade ») n'auront aucune valeur explicative, car elles ne
satisfont qu'à la forme de l'explication causale (cf p.32).
ENGEL nous donne une raison de considérer que des
notions comme celles de « sorcellerie » et de
« croyance » ne peuvent être mises sur le même
plan : la dernière « paraît beaucoup plus
enracinée dans nos explications communes », et « ce
n'est pas le même arrière-plan de principe qui les
gouverne ».1(*)
Nous ne voyons pas en quoi le fait que la notion de croyance
soit « plus enracinée dans nos explications
communes », c'est-à-dire est plus employée que l'autre,
établit quoi que ce soit de sa réalité. De même, si
nous employions constamment la notion de « sorcellerie »
pour « expliquer » certains événements dans
le monde, il ne faudrait pas pour autant en inférer que cette notion
fait référence à des propriétés
réelles.
On peut aussi objecter qu'il y a une différence entre
attribuer des croyances à quelqu'un pour expliquer son comportement, et
postuler des causes telles que des elfes pour « expliquer »
certains phénomènes physiques. La première attribution
peut être considérée comme rationnelle, alors que la
seconde serait considérée comme irrationnelle. Cela ne prouve
peut-être rien quant à la réalité des entités
postulées, mais c'est néanmoins une distinction que nous faisons.
Il y a en fait une difficulté à mettre sur le
même plan une croyance et une sorcière, la seconde n'étant
pas conçue comme une propriété d'une substance physique,
mais comme une substance physique pourvue de certaines
propriétés. Pour que l'objection du matérialisme
éliminatif soit plus intelligible, il faudrait la reformuler
ainsi : les propriétés mentales attribuées au
cerveau (telles que les croyances), sont à mettre sur le même plan
que les propriétés magiques de la sorcière, elles sont
fictives et n'ont aucune référence dans la
réalité ; ces entités ne peuvent par
conséquent avoir les propriétés causales qu'on leur
prête. En vertu de ce que nous avons dit précédemment,
l'énoncé « c'est cette sorcière qui m'a rendu
malade » serait donc faux.
Pourtant, si je dis de ma voisine grippée qui s'habille
toujours en noir, a un nez crochu, et qui l'autre jour m'a malencontreusement
éternué dessus, « c'est cette sorcière qui m'a
rendu malade », cet énoncé pourra être
considéré comme vrai.
La réponse que le matérialiste pourrait faire
à cette objection est que nous ne surnommons notre voisine
« sorcière » que parce qu'elle ressemble à
une sorcière. Mais nous ne faisons pas appel à ses
propriétés magiques pour « expliquer »
qu'elle nous ait rendu malade ; nous invoquons simplement un fait
matériel (l'éternuement) pour expliquer notre contamination. Le
matérialiste éliminatif pourrait donc nous dire que
l'énoncé « c'est cette sorcière qui m'a rendu
malade » n'est faux qu'en tant qu'il fait référence ou
renvoie à des propriétés magiques de cet objet que l'on
dénomme « sorcière », et que ce n'est que par
figure que l'on emploie ce terme pour désigner notre voisine. En fait la
valeur de vérité de ce genre d'énoncés a fait
l'objet de discussions. FREGE aurait plutôt tendance à soutenir
que ce type d'énoncé ne peut recevoir de valeur de
vérité, étant donné que celle-ci dépend de
l'existence de l'entité à laquelle il est fait
référence. Autrement dit, du fait de l'inexistence des
propriétés magiques, les propositions dans lesquelles elles
figurent ne pourraient être dites vraies ou fausses.
Pour accepter l'argumentation du matérialisme
éliminatif, il faut assimiler les propriétés mentales
à des propriétés magiques (c'est-à-dire à
des propriétés dont les objets sont dénués, mais
qui sont attribués à ceux-ci par des
observateurs/interprètes). Cela ne va pourtant pas de soi. Peut-on
mettre sur le même plan les énoncés
suivants : « cette croyance que ceci est de l'eau
a fait qu'il a bu » et « cette sorcière m'a rendu
malade » ?
Même en admettant que nous considérions les
propriétés mentales comme des propriétés magiques,
cela ne nous oblige qu'à réviser notre ontologie, et pas
nécessairement nos concepts et nos explications.
Le matérialisme éliminatif part du
présupposé que l'absence de référent d'un concept
prive ce concept de tout sens. Autrement dit, il ne tient pas compte de la
distinction fregéenne entre le sens et la référence :
« on peut... concevoir un sens sans avoir pour autant avec certitude
une dénotation. ». FREGE donne deux propositions à
l'appui de cette thèse : «le corps céleste le plus
éloigné de la terre »1(*) et « Ulysse fut déposé sur
le sol d'Ithaque dans un profond sommeil. »2(*).
D'autre part, si nous étendons le raisonnement du
matérialisme éliminatif à d'autres objets que les seuls
états mentaux, devrons-nous dire « sers-moi un verre de
molécules d'H2O » ? Il semble que nous
appellerions « eau » toute substance présentant les
mêmes qualités phénoménales que ce que nous avons
pour habitude de désigner ainsi : nous ne désignons pas en
fait par le terme d'« eau » une certaine composition chimique.
En fait, par le concept d' « eau », nous
désignons plutôt un ensemble de qualia ou qualités
phénoménales (transparence, liquidité...), et/ou ce qui
répond à une certaine fonction dans notre vie de tous les jours,
c'est-à-dire à un ensemble d'actions que nous pouvons normalement
faire avec une telle substance (boire, se laver...). Si les
expressions « H2O » et
« eau » ont le même sens, comment se fait-il que
cette question nous paraisse bizarre et incongrue ?
Devrons-nous dire aussi « J'ai un mouvement de
molécules » plutôt que « J'ai
chaud » ? Nous ne pouvons sans absurdité décider
que nous devons remplacer nos énoncés et nos concepts usuels par
des énoncés et des concepts scientifiques, en justifiant
simplement cette entreprise par le fait que certaines expressions auraient le
même référent. Autrement dit, nous venons d'établir
la proposition suivante : le fait que deux phénomènes
relèvent d'un même niveau d'organisation n'implique pas que nous
devons les faire relever d'un même niveau de description, ou que nous
devons confondre leur description ; (cette proposition ne pourra
être comprise que plus tard, lorsque nous aurons explicité les
concepts qui la composent).
De plus, il n'est absolument pas établi que des termes
comme « chaleur » et « mouvement de
molécules » aient la même dénotation ou
référent, le premier énoncé renvoyant à une
réalité phénoménale, le second à une
réalité physique, et ce dernier état étant le plus
souvent une cause de l'autre. On pourrait en effet très bien imaginer
qu'il puisse y avoir mouvement des molécules sur la terre sans qu'aucune
chaleur ne soit ressentie - pour la bonne raison qu'il n'y aurait pas
d'organismes sensibles à ce phénomène physique - la
chaleur étant une sensation plutôt que tel ou tel mouvement de
telles ou telles molécules.
Nous voyons donc que l'élimination de nos concepts
mentaux et de nos énoncés usuels ne peuvent se faire sur la base
de la postulation d'une équivalence entre les référents,
parce qu'ils n'ont pas le même sens ; d'autre part, nous ne pouvons
pas non plus dire qu'ils ont le même référent, car il
faudrait alors considérer qu'une cause et un effet puissent
désigner un même phénomène.
Le problème est néanmoins de savoir si nous
pouvons dire de l'état cérébral X qu'il est une
cause de l'état mental Y. Si nos remarques visant à
montrer que les énoncés tels que « mouvement de
molécules » et « chaleur » n'ont pas le
même référent, et sont problématiques, la
non-équivalence de signification, quant à elle, est
établie par le fait que les concepts ne sont pas interchangeables ou
substituables.
D'autre part, le matérialisme éliminatif, dans
la mesure où il veut nier l'existence des états mentaux pour ne
considérer comme réels que les états
cérébraux ou neurophysiologiques, peut être compris comme
un internalisme au sens où il semble se priver de toute relation
sémantique. Il s'expose donc aux critiques que nous avons
déjà pu faire à l'internalisme.
Ce qui fait la différence entre un état comme la
douleur, et un simple état cérébral ou corporel, c'est que
dans le premier cas la douleur est une sensation et se réfère au
monde extérieur (ou au monde intérieur) où quelque chose
fait mal, alors que dans le second cas, il s'agit simplement d'un état
interne de l'organisme. La conception qui vise à ne faire de la douleur
qu'un état interne de l'organisme (que celui-ci soit
« mental » ou qu'il soit cérébral) est dans
l'incompréhension de ce à quoi sert une douleur. La fonction de
la sensation de douleur est en effet d'indiquer qu'un phénomène
réel à l'extérieur ou à l'intérieur de
l'organisme est en train de menacer l'intégrité de celui-ci pour
que l'organisme puisse réagir (en fuyant, évitant, combattant
l'objet menaçant).
L'internaliste que constitue le matérialiste
éliminatif pourrait nous rétorquer que nous pouvons ressentir une
douleur sans qu'il y ait de phénomène réel externe ou
interne causant cette douleur ; autrement dit, elle pourrait n'être
qu'une hallucination tactile ou kinesthésique.
Nous pourrions lui répondre qu'il s'agit d'un
dysfonctionnement du mécanisme de la douleur. De la même
manière, ce n'est pas parce qu'il arrive au train de dérailler
que le train n'est pas fiable ; d'ailleurs nous le prenons et nous nous en
servons. Le déraillement et l'hallucination sont des dysfonctionnements
anormaux et relativement exceptionnels, qui ne remettent pas en cause la
fiabilité du mécanisme. Le cas de l'hallucination
kinesthésique est un déraillement qui ne remplit plus la fonction
d'indiquer un objet réel menaçant l'intégrité de
l'organisme, fonction qui est normalement celle de la douleur, et qui permet
à ce dernier de prendre les dispositions qui s'imposent pour assurer sa
survie et son intégrité.
Ne tenir compte que du référent interne pour
statuer sur la réalité des entités mentales est absurde,
comme nous l'a fait remarquer DESCOMBES par ses objections à
l'internalisme.
Ce n'est pas en effet parce que l'une des
caractéristiques principales des états mentaux est leur
intensionnalité qu'il faut les priver de toute référence
à quelque chose de réel, ce « quelque chose »
pouvant être aussi bien à l'extérieur qu'à
l'intérieur de l'organisme. L'intensionnalité se
caractérise de la façon suivante: si X croit que a
est F, et si a = b, il ne s'ensuit pas que X croit
que b est F. Autrement dit, ce n'est pas parce qu'il peut y
avoir une opacité référentielle de nos états
mentaux qu'il faut supprimer systématiquement tout
référent externe. N'oublions pas que la plupart de nos
états mentaux sont des états intentionnels, et qu'il faut bien
qu'ils soient la représentation de quelque chose. Et le fait que ce
« quelque chose » puisse être inexistant ou illusoire
n'invalide pas la thèse selon laquelle les états mentaux ont pour
fonction de représenter une réalité, qu'elle soit
intérieure ou extérieure, et de nous informer sur cette
réalité.
Pour mieux comprendre cette question de la révision de
notre ontologie et du remplacement des énoncés renvoyant à
des entités absentes dans les sciences de la nature par des
énoncés renvoyant à des entités figurant dans les
explications scientifiques naturelles, nous voudrions introduire le concept de
niveau d'organisation. Ce concept apparaît et semble avoir
été initialement élaboré par Henri LABORIT dans
La nouvelle grille notamment 1(*). Avant d'expliciter cette notion par la lecture
d'ATLAN, nous voudrions critiquer la définition que LABORIT fait du
réductionniste qu'il présente ainsi : « ...le
« réductionniste » est celui qui s'enferme dans un
seul niveau d'organisation. »2(*).
Cela nous paraît justement ne pas être le cas,
parce que le réductionniste s'efforce d'étudier deux niveaux
d'organisation pour pouvoir réduire l'un à l'autre ; il
prend justement en compte le fait qu'il y ait deux niveaux, et sa
démarche implique l'idée d'une irréductibilité
possible du premier niveau au second.
Il est par contre probable que la définition de LABORIT
s'applique plus aisément à ce que nous appelons le
matérialisme éliminatif.
La compréhension de ce qu'est un niveau d'organisation
chez ATLAN ne manquera pas de nous paraître évidente, une fois
cités certains passages : « En effet, c'est maintenant le
même objet - un organisme - qui est à la fois un objet physique
(atomique), chimique (moléculaire), biologique (macromoléculaire,
cellulaire), physiologique, psychique, linguistique, social. »
3(*).
Ces différents niveaux d'étude du même
objet sont ce qu'il appelle les niveaux d'organisation, ce qui n'est pas sans
poser un problème d'importance que nous reformulerons un peu plus
loin : « et ceci pose d'ailleurs une question à laquelle
il n'est peut-être pas possible de répondre de façon
certaine : dans quelle mesure la séparation en différents
niveaux d'intégration dans un système intégré
existe-t-elle « objectivement », ou bien est-elle
dépendante des techniques d'observation, d'expérimentation et
d'analyse par lesquels nous avons accès à ces différents
niveaux ? »1(*)
Le matérialisme éliminatif remet en cause le
niveau d'organisation psychique en doutant de son existence objective, et
privilégie ou affirme la supériorité explicative des
niveaux atomique, chimique et biologique (et peut-être aussi
physiologique). Selon lui, nous n'aurions pas à postuler des
entités telles que les croyances et les intentions, parce qu'elles ne
figurent pas dans les explications des niveaux
« inférieurs » que nous venons de citer ; nous
devrions éliminer de notre ontologie ce niveau d'organisation fictif (ce
que l'on a appelé ailleurs le niveau de description) et les
propriétés qui y sont afférentes, ainsi que les concepts y
faisant référence.
Pourtant, et c'est ce qui est paradoxal, le
matérialisme éliminatif qui refuse en principe le niveau
intentionnel, suppose en fait un pré-découpage intentionnel,
comme nous le montre le passage suivant de ENGEL : « L'objection
la plus évidente à la position éliminativiste en
épistémologie est qu'elle semble s'autoréfuter. Car si
l'épistémologie naturalisée doit remplacer
l'épistémologie traditionnelle, elle doit bien, d'une
manière ou d'une autre, porter sur la connaissance. Si elle ne le fait
pas, et si elle doit être remplacée par la psychologie, ou la
neurophysiologie, quelles sont, parmi toutes les régularités
causales qu'étudient ces disciplines, celles qui concernent le domaine
du connaître proprement dit ? L'étude des réflexes
moteurs, ou celle du comportement émotionnel, semblent, peut-on
présumer, moins directement porter sur une connaissance que
l'étude des processus de la vision ou de l'audition. Mais au nom de quoi
fera t-on cette distinction, sinon parce qu'on dispose d'un critère de
ce que c'est que
« connaître » ?...Comment, en d'autres termes,
parler de connaissance sans présupposer au moins une définition
minimale de cette notion ? »2(*). Le matérialisme éliminatif est en
fait obligé de procéder à un pré-découpage
intentionnel, c'est-à-dire de se servir des catégories
déjà existantes de la psychologie populaire pour comprendre
à quoi les différentes réactions neurophysiologiques qui
ont pu être observées correspondent ; il n'aurait autrement
qu'un ensemble de données physico-chimiques anarchiques. En effet, comme
le remarquent RENCK et SERVAIS : «... plus on se
débarrasse d'une terminologie dite intentionnelle..., plus on risque de
se retrouver avec un ensemble désorganisé de
données. »1(*).
Comme le développe Bernard ANDRIEU dans La
neurophilosophie, le matérialisme éliminatif se distingue
d'un « physicalisme radical et simpliste »,2(*), parce qu'il prend en compte
des réseaux neuronaux. Il s'agirait donc d'une explication complexe et
respectueuse des différents niveaux d'organisation. Quels
sont-ils ? Chez CHANGEUX et DEHAENE, il s'agit 1/ du niveau cellulaire, 2/
du niveau circuit, 3/ du niveau méta-circuit3(*). Il en est de même
pour P.S.CHURCHLAND, qui distingue aussi des niveaux d'organisation :
respectivement, le comportement / le circuit / l'assemblée cellulaire /
la synapse / la cellule / la membrane4(*).
Mais comme le remarque très justement ANDRIEU, cette
« complexité... permet d'éviter l'accusation de
réductionnisme pur et simple ; mais cette hiérarchie
n'articule pas l'écart entre le corps et l'esprit autrement que sous le
mode matérialiste... » 5(*). On peut aussi remarquer qu'il n'y a pas dans les
niveaux d'organisation de P.S.CHURCHLAND un niveau des représentations
internes. Par conséquent, contrairement à ce que nous disait
DESCOMBES, et conformément à ce que nous avions souligné,
« l'élimination se définit avant tout par une
volonté arbitraire de refuser toute référence à une
philosophie mentaliste. »6(*).
Mais ne pouvons-nous dire à ce moment-là que
nous n'avons pas à postuler les entités théoriques que
semblent être les masses et les électrons, parce qu'elles ne
figurent pas dans les explications des niveaux
« supérieurs » (en se situant évidemment hors
des niveaux d'organisation définis par le matérialisme
éliminatif) ? Cette réflexion nous est venue à la
suite de la lecture d'un passage d'ENGEL : « mais pourquoi les
croyances et les désirs ne seraient-ils pas, comme les masses et les
électrons, des entités théoriques postulées pour
rendre compte de l'observation ? »7(*), et d'un passage de JACOB
extrait de Autrement 8(*), où il s'interroge sur la
réalité des électrons. Les électrons sont-ils
finalement des entités plus certaines que les croyances et les
intentions ?
De plus, comme nous l'avons déjà fait remarquer,
l'attaque du matérialisme éliminatif ne s'adresse pas qu'à
un ensemble d'entités inexistantes que nous devrions éliminer de
notre ontologie, mais aussi aux différentes sciences étudiant
d'autres niveaux d'organisation que ceux décrits par P.S.CHURCHLAND, qui
perdraient du fait de cette inexistence, leur objet et leur
légitimité. Il y aurait en effet chez P.S.CHURCHLAND, un projet
de « dissolution de toutes les sciences humaines dans les
neurosciences. » 1(*). C'est en tout cas de cette façon que le
décrit ANDRIEU : « ...il s'agirait d'abandonner ces
sciences humaines désuètes face aux progrès
réalisés par les sciences de la vie dans l'analyse et
l'explication de la nature humaine. Ou plutôt les sciences humaines ne
devraient leur avènement et leur développement qu'en raison de
l'insuccès provisoire de la biologie, de la phrénologie, de
l'anthropométrie, de la raciologie, de l'histoire naturelle ou encore de
la neurologie. »2(*).
Au-delà de ces questions sur la réalité
ontologique de certaines entités postulées aussi bien par les
sciences physiques que par la psychologie, le matérialisme
éliminatif formule en fait une critique de la scientificité de la
psychologie (qui fait comme la psychologie populaire l'hypothèse
d'entités mentales) et de ses méthodes, parce qu'elle fait
appel, dans ses explications, à des entités non physiques, et
qu'elle ne semble pas pouvoir énoncer de lois autres que ceteris
paribus.
Il est pourtant tout à fait légitime que la
psychologie mette en oeuvre d'autres méthodes étant donné
qu'elle étudie un niveau d'organisation différent (il nous reste
encore à établir qu'il s'agit non pas simplement d'un niveau de
description, mais d'un niveau d'organisation).
Laissons pour l'instant de côté cette question
des lois à laquelle nous avons déjà répondu dans
notre première partie.
S'agissant des explications de la psychologie, nous allons
voir que la norme de ne faire figurer dans nos explications que des concepts
faisant référence à des entités strictement
physiques et présentes dans les sciences naturelles peut être
transgressée, car la présence de concepts faisant
référence à des entités mentales dans ces
explications, ne paraît pas impliquer pas qu'elles soient
dénuées de tout pouvoir explicatif ; de même, il
semble que nous puissions construire des énoncés absurdes ne
contenant que des concepts scientifiques naturels, et qui seraient de ce fait
dénués de toute valeur explicative.
D'autre part, « comme l'a noté Fodor ..., il
y a un sens où, si l'on tient la physique pour la science la plus
fondamentale, toutes les propriétés, y compris celles
qui sont non intentionnelles, sous lesquelles nous décrivons un objet
quelconque apparaissent comme
« épiphénoménales ». Par exemple, la
propriété d'être une montagne est une
propriété qui entre dans des explications causales : elle
explique pourquoi par exemple le Mont Blanc a des neiges à son
sommet, pourquoi les alpinistes veulent le grimper, ou pourquoi il fait sombre
si tôt dans les vallées (quel que soit le détail de ces
explications). Mais les pouvoirs causaux du Mont Blanc, selon l'analyse
physicaliste présente, sont déterminés eux-mêmes par
les propriétés physiques de la montagne : sa hauteur, les
roches qui le composent, etc ... Il s'ensuit que la propriété
d'être une montagne est causalement inerte ou
épiphénoménale par rapport à ces
propriétés physiques... »1(*).
Si on laisse pour l'instant de côté le
problème de l'efficacité causale des propriétés non
physiques que l'on peut appeler fonctionnelles, il y a ontologiquement une
difficulté quant à considérer qu'il n'y a de
propriétés que physiques. Il semble bien qu'au cas par cas,
chaque propriété fonctionnelle se révèle finalement
être une propriété physique, mais la description de
certains phénomènes par ses propriétés
fonctionnelles semble posséder une autonomie, une validité qui
lui est propre.
Mais s'agit-il de la description abstraite d'un processus qui
n'a de réalité que physique et déterminée, ou
s'agit-il d'une propriété réelle et relativement autonome
?
S'il ne s'agit pas d'une propriété réelle
(étant entendu qu'il n'y aurait de propriété réelle
que physique), mais d'une description, elle ne peut avoir d'efficacité
causale. Or nous verrons qu'il y a une objection probante à la
thèse selon laquelle les propriétés mentales seraient
irréelles et inefficaces causalement.
Pour y voir un peu plus clair, reprenons un exemple à
Pierre JACOB : la propriété d'être un antalgique peut
se prêter à au moins deux propriétés
chimiques : l'acide acétylsalicylique et le paracétamol.
Nous aurions plutôt tendance à appeler l'acide
acétylsalicylique et le paracétamol des substrats, mais
JACOB emploie l'expression de « propriétés
chimiques » pour les désigner parce qu'ils ont la
propriété chimique d'« être composés de
molécules d'un certain type chimique ».1(*)
La propriété d'être un antalgique est donc
une propriété disjonctive au sens où elle peut être
instanciée par au moins deux propriétés chimiques
distinctes : « ...une substance est un antalgique si elle est
composée de molécules chimiques qui agissent causalement sur la
douleur - comme l'acide acétylsalicylique (pour l'aspirine) et le
paracétamol (pour le Doliprane). »2(*). Autrement dit :
« plusieurs molécules distinctes peuvent conférer
à une substance la propriété F d'être un
antalgique. »3(*).
Si l'on reste dans la logique du matérialisme
éliminatif (et nous verrons que l'argument est transposable au
problème qui nous occupe), l'énoncé « mon mal de
tête a cessé car j'ai pris un antalgique » devra
être remplacé par « mon mal de tête a cessé
car j'ai pris de l'acide acétylsalicylique », parce que la
propriété d'être un antalgique n'est pas une
propriété physico-chimique, et qu'elle relèverait par
conséquent d'un niveau d'organisation et de description illusoire. (Il
est entendu que l'antalgique et l'acide acétylsalicylique
désignent des causes dans ces énoncés.) Nous
devrions donc renoncer à l'explication suivant laquelle la prise d'un
médicament ayant la propriété d'être un antalgique
est cause de la cessation de mon mal de tête.
Pourtant, nous voyons bien que cet énoncé n'est
pas trivial et non-informatif, puisqu'il écarte d'autres
alternatives : « mon mal de tête a cessé parce que
j'ai fait de la relaxation », « mon mal de tête est
parti tout seul sans que j'aie pris aucun médicament »...
Cet argument montre simplement que l'énoncé
« mon mal de tête a cessé parce que j'ai pris un
antalgique » ne semble pas dénué de toute valeur
descriptive. Mais s'agit-il d'une explication ?
De la même manière qu'il y a une
réalisabilité multiple de la propriété d'être
un antalgique, il pourrait y avoir une réalisabilité multiple des
propriétés mentales telles que les croyances et les
désirs ; et les énoncés dans lesquels ces derniers
concepts figurent, du type « il a bu le contenu de ce verre parce
qu'il croyait que c'était de l'eau », pourraient avoir une
valeur explicative du fait qu'ils écartent d'autres possibilités,
et ne sont ni faux ni non-informatifs.
Mais cet argument n'établit pas pour autant la
réalité de ces propriétés disjonctives ou
fonctionnelles. Il s'agit de savoir si l'invocation de ces
propriétés renvoie à un niveau de description qui serait
simplement une autre façon de décrire les mêmes
propriétés physico-chimiques, ou si elle renvoie à un
niveau d'organisation relativement autonome.
Reprenons l'argument de JACOB : « ...même
si l'on concède qu'une propriété fonctionnelle de second
ordre est causalement inefficace vis-à-vis des effets normaux des
propriétés de premier ordre qui rentrent dans sa
définition, sans l'intermédiaire d'un processus de formation de
croyances, elle n'en a pas moins une efficacité ou un rôle
explicatif. En disant que la douleur d'un malade a été
supprimé par l'ingestion d'un antalgique, - conformément à
la définition logique d'une propriété fonctionnelle -, on
affirme que la douleur du malade a été supprimée par l'une
des molécules susceptibles de supprimer la douleur. Sans nommer la
molécule, on fournit une explication du fait que la douleur du malade a
disparu. Cette explication est bel et bien une explication causale : elle
écarte d'autres explications rivales possibles - que, par exemple, le
malade est guéri ou qu'il est mort. Comment le fait d'invoquer une
propriété causalement inerte peut-il entrer dans une explication
causale ? Tout simplement - en vertu des caractéristiques logiques
des propriétés de second ordre - en nous indiquant qu'il
existe une propriété causalement efficace de premier ordre
sans la nommer. »1(*).
Il nous faut prêter une attention particulière
à ce passage important. Examinons tout d'abord la seconde partie de
l'argument : selon JACOB, il semble que la question de l'explication soit
distincte de celle de la causalité réelle des
propriétés qui y figurent. Autrement dit un énoncé
pourrait être explicatif bien que les concepts qui le composent ne
renvoient pas à des propriétés causalement efficaces.
La question porte sur le critère que nous adoptons pour
la détermination de la réalité de certaines
propriétés. Si l'on accepte que la réalité de
certaines propriétés est établie par le fait qu'elles sont
causalement efficaces (et nous ne voyons pas d'autres manières
d'établir cette réalité), il faut soutenir la thèse
selon laquelle un énoncé pourrait être explicatif bien que
les concepts qui le composent ne renvoient pas à des
propriétés réelles. Mais cela nous amènerait
à ne plus pouvoir distinguer des énoncés comme
« cette croyance que ceci est de l'eau a fait qu'il a bu »
et « cette sorcière m'a rendu malade ». Nous irions
ainsi à l'encontre du but que nous nous étions fixé, et
nous ferions les apologistes du matérialisme éliminatif qui veut
renvoyer dos à dos ces deux énoncés.
Nous aurions donc plutôt tendance à soutenir
qu'il ne suffit pas qu'un énoncé soit informatif pour lui
accorder le statut d'explication. Un énoncé tel que
« mon mal de tête a cessé parce que j'ai pris un
antalgique » est une description informative mais pas une
explication, car dans celle-ci doivent figurer des propriétés
réelles et causalement efficaces. Nous ne pouvons donc assimiler la
propriété mentale que constitue la croyance à la
propriété d'être un antalgique sous prétexte
qu'elles seraient toutes les deux des propriétés fonctionnelles.
Comme nous allons le voir par l'examen de la première
partie de l'argument de JACOB, l'efficacité causale de la
propriété d'être un antalgique dépend de la croyance
que ceci est un antalgique. Les énoncés tels que
« mon mal de tête a cessé parce que j'ai pris un
antalgique » et « mon mal de tête a cessé
parce que j'ai cru que ceci était un antalgique » ont
un statut différent : le premier tient sa valeur de la description
informative qu'il nous fournit, alors que le second semble pouvoir
prétendre au moins au statut d'explication ordinaire, si ce n'est
scientifique, notamment à cause du fait que la psychologie scientifique
prétend expliquer nos comportements par nos croyances. Nous voudrions
simplement montrer ici que les propriétés mentales semblent
être causalement efficaces.
Là encore, nous nous référons à
JACOB : au début de l'extrait de texte que nous venons de citer, il
affirme « qu'une propriété fonctionnelle de second
ordre est causalement inefficace vis-à-vis des propriétés
de premier ordre qui entrent dans sa définition, sans
l'intermédiaire d'un processus de formation de
croyance ... ».1(*)
Nous pouvons déduire de ce passage qu'une
propriété fonctionnelle est causalement efficace vis-à-vis
des propriétés qui entrent dans sa définition si et
seulement si il y a un processus de formation de croyances. Autrement dit, il
semble que ce soit la croyance qui rende la propriété
fonctionnelle de second ordre causalement efficace.
Ce qui fonde cette affirmation est le passage suivant :
« être un antalgique n'est pas la cause directe de la
suppression de la douleur d'un organisme dépourvu de la capacité
cognitive de former le concept d'antalgique. Cependant, de même qu'une
propriété de premier ordre peut avoir des effets secondaires, de
même une propriété fonctionnelle de second ordre peut
exercer une action causale sur un dispositif cognitif capable
d'acquérir le concept de la propriété fonctionnelle -
comme l'attestent les effets placebo - : le fait de
tenir une substance pour un antalgique peut provoquer une
diminution ou une suppression de la douleur chez une créature capable de
former des croyances... »1(*). Cet argument est extrêmement
intéressant et rarement envisagé dans les discussions sur
l'efficacité causale des croyances et des états mentaux en
général. Il semble que nous puissions l'élargir à
d'autres états mentaux : « ...il est établi que le
chagrin d'un deuil ou la dépression grave affaiblissent le
système immunologique pendant plusieurs mois, et que les maux de
l'esprit peuvent devenir maladies du corps... ; l'hypnose peut
déclencher des perturbations physiologiques et somatiques ;
l'auto-éducation de la volonté peut conduire à
contrôler les battements du coeur (yogisme). Plus encore, le
phénomène le plus intensément psycho-culturel, la foi,
peut provoquer mort ou guérison ; ainsi les tabous,
envoûtements, malédictions peuvent tuer, les miracles peuvent
guérir, et les placebo sont efficaces sur un tiers des
malades. ».2(*)
Pour continuer en ce sens, on peut citer un exemple
médical spécialisé du neurologue Antonio R. DAMASIO, qui
fait plus que constater la corrélation entre un certain état
mental et un état général d'immunité du
corps. : « ...le stress mental chronique, un état
affectant de nombreux systèmes cérébraux, au niveau du
néo-cortex, du système limbique et de l'hypotalamus, semble
conduire à la surproduction d'une substance chimique, le peptide
dérivé du gène de la calcitonine ou CGRP, au sein des
terminaisons nerveuses figurant dans la peau. Par suite, ce peptide recouvre de
façon excessive la surface des cellules de Langherans qui sont
apparentées au système immunitaire et ont pour fonction de capter
les agents infectieux et de les présenter aux lymphocytes, de telle
sorte que le système immunitaire puisse éliminer ces microbes de
l'organisme. Lorsqu'elles sont complètement recouvertes de CGRP, les
cellules de Langherans sont moins fonctionnelles et ne peuvent plus jouer leur
rôle de gardien. Le résultat final est que le corps devient
vulnérable aux infections, puisqu'une porte d'entrée majeure pour
les agents infectieux est désormais moins bien
défendue... » 3(*).
Soit, mais comment constatons-nous qu'il y a
« stress mental chronique » si ce n'est par des
perturbations physiologiques ? D'autre part, le fait que l'on puisse
établir une corrélation entre le « stress mental
chronique » et des états du corps n'implique pas qu'il y ait
nécessairement une relation de cause à effet entre le premier et
les seconds. Ne peut-on soutenir au contraire que le stress mental est
causé par un état du corps ? Même dans la mesure
où nous acceptons que le stress mental cause la production d'une
substance chimique ayant pour effet des modifications des états du corps
qui atteignent son immunité, les réflexions de DAMASIO ne nous
disent pas de quelle façon se produit cette causalité
entre l'esprit et le corps.
Nous pensons néanmoins que ce n'est pas parce que nous
ne savons comment expliquer ces phénomènes qu'il faut renoncer
à les comprendre et à tenter de les expliquer. Il est en effet
dommageable à la science de faire de ces faits encore inexpliqués
des faits inexplicables. Ils sont extrêmement intéressants, et
l'on pourrait croire qu'ils constituent le dernier bastion d'arguments contre
le matérialisme pur et dur et la causalité strictement physique,
ainsi que le résidu non-intégré et non-intégrable
de ces théories. Cela est en fait en partie faux, puisque toute
propriété mentale est une propriété d'une substance
physique. Il nous paraît néanmoins erroné de nier que des
états mentaux puissent être des causes de certains états
physiques de notre organisme, ou d'écarter cette hypothèse en
classant les faits que nous venons de citer comme des cas particuliers ou des
exceptions, notamment parce que la connaissance des croyances d'autrui nous
permet dans une certaine mesure de prédire ses comportements.
Quoiqu'il en soit de l'explication de ces faits, nous voyons
bien qu'il est avéré que les états mentaux en
général peuvent être des causes des
phénomènes physiques (et donc de nos comportements). Bien que
nous devions nous arrêter sur cette question, notamment pour
réfuter le matérialisme éliminatif, il ne nous appartient
pas ici de résoudre le problème de la causalité mentale,
qui ne constitue qu'un aspect de notre problème. Nous reviendrons
néanmoins un peu sur cette question dans notre troisième
partie.
Nous pouvons maintenant en revenir à une critique plus
directe des ambitions du matérialisme éliminatif.
Considérons son projet d'élimination des entités
mentales : que nous dit le matérialisme éliminatif sinon que
nous ne devons pas croire à l'existence de certaines
entités ?
Le matérialiste éliminatif devra t-il
croire en l'existence des entités neurophysiologiques
destinées à remplacer nos entités mentales ? De son
point de vue, il n'est pas plus juste de croire aux unes qu'aux autres, et le
matérialiste éliminatif, s'il est conséquent avec
lui-même, ne pourra pas croire en la vérité de la
thèse qu'il soutient, ni en la fausseté de la thèse
adverse.
S'il peut y avoir une certaine légitimité du
projet d'élimination des entités mentales, rien ne justifie la
décision selon laquelle seule la neurophysiologie doit servir de science
de référence à l'entreprise de naturalisation de l'esprit,
ni même le fait que nous devrions remplacer nos concepts usuels par les
concepts uniquement issus de la neurophysiologie. Nous avons déjà
montré l'absurdité qu'il y a à vouloir modifier notre
langage usuel en fonction de ces derniers, et il serait bien plus raisonnable
de demander aux scientifiques de ne pas employer dans leurs explications des
concepts faisant référence à de telles entités,
s'il n'est pas démontré qu'elles existent ou qu'il est
nécessaire de les postuler, mais nous ne nous situerions plus alors dans
le cadre d'un matérialisme éliminatif.
Nous ne voyons pas non plus pour quelles raisons nous ne
devrions faire référence qu'à des concepts de la
neurophysiologie lorsque nous voulons expliquer nos comportements. Pourquoi
devrions-nous suivre le matérialisme éliminatif dans cette voie
nous conduisant à une cérébralisation excessive ?
La psychologie scientifique nous fournit elle aussi une
naturalisation de l'esprit tout à fait acceptable, et le fait qu'elle
postule des entités mentales ne suffit pas à lui ôter toute
valeur prédictive ou explicative (bien que cette dernière soit
problématique), notamment parce qu'il semble que les entités
mentales soient causalement efficaces, comme nous avons déjà pu
le montrer par l'exemple de l'effet placebo. Certains maux semblent
bel et bien cesser après l'ingestion d'un médicament causalement
inefficace. Si la référence à l'effet placebo,
c'est-à-dire en fait aux croyances, ne possède pas une valeur
explicative, elle est une description valable de la réalité qui
nous permet certaines prévisions : nous pouvons prévoir
qu'environ 30% des malades verront leurs maux cesser après l'ingestion
d'un médicament causalement inefficace.
Etre naturaliste n'implique pas que le discours philosophique
ne doive emprunter des concepts qu'aux sciences de la nature (ce serait en ce
cas un naturalisme stricto sensu) ; il doit fournir des
explications ou descriptions dans lesquelles ne figurent que des concepts
scientifiques, mais il peut aussi bien les emprunter à la psychologie
par exemple. Et, dans une certaine mesure, le naturalisme peut ne pas
être matérialiste, et ne l'est effectivement pas, lorsque l'on
fait appel aux concepts psychologiques. On pourrait en effet très bien
imaginer qu'il ne figure dans nos explications scientifiques que des termes
faisant référence à des entités
immatérielles. Et l'emprunt que le philosophe, formulant des
énoncés philosophiques, ferait à ces sciences et à
leurs énoncés scientifiques pour construire son discours
philosophique pourrait, sans contradiction, être taxé de
naturalisme. Il nous semble donc que le naturalisme est avant toute chose une
norme qui nous prescrit de ne nous servir que des entités
postulées dans les sciences et des concepts faisant
référence à ces entités dans nos explications,
descriptions ou définitions.
Concernant le matérialisme éliminatif, nous
voyons que le fait de ne faire référence qu'à des concepts
désignant des entités neurophysiologiques n'est rien d'autre
qu'une idéologie affirmant que les seules véritables choses
existantes et réelles sont les objets matériels, et qui fait
comme si l'on pouvait, sans perte d'information, expliquer nos comportements en
nous passant de toute référence à des
représentations. Mais, ce faisant, le matérialisme
éliminatif n'a pas conscience qu'il est lui-même un
phénomène de l'esprit, en tant que théorie, et il est
intéressant de remarquer avec HEIDEGGER que « le
matérialisme n'est absolument rien de matériel. Il est
lui-même une forme de l'esprit. »1(*). Nous ne sommes pas tout
à fait d'accord avec le fait que le matérialisme ne
serait « absolument rien de matériel », mais
cette objection reste néanmoins valide dans la mesure où une
théorie ne nous semble pas être quelque chose d'exclusivement
matériel.
Remarquons aussi que le matérialisme éliminatif
ne rend pas compte de l'effet placebo, et cette dernière
remarque nous amène à tirer la conséquence suivante :
l'élimination n'est pas une explication, et « expliquer un
phénomène n'est pas expliquer sa dissolution. »
2(*).
D'autre part, nous pouvons aussi nous demander quel est le
statut de la philosophie dans le matérialisme éliminatif. S'il
est déjà problématique dans le cadre d'un naturalisme,
notamment à cause du fait que la philosophie risque de se subordonner
aux sciences de son époque, il l'est encore plus, nous semble-t-il, dans
le cadre du matérialisme éliminatif, car elle pourrait ne pas
bénéficier d'un niveau autonome de description ou
d'explication.
Nous savons que le matérialisme éliminatif a
pour objet d'éliminer les entités et les concepts faisant
référence à d'autres entités que celles
établies par les neurosciences, et nous nous demandons si les
énoncés naturalisés de la philosophie, c'est-à-dire
les énoncés n'utilisant que les concepts désignant ces
entités, sont des énoncés philosophiques, ou s'ils ne sont
pas en fin de compte, des énoncés scientifiques. Autrement dit,
selon le matérialisme éliminatif, il ne semble pas qu'il puisse y
avoir d'autres explications ou description que celles utilisant des concepts
scientifiques naturels. Mais quel est alors le statut du discours
philosophique ? Doit-il être éliminé ? En ce cas
le matérialisme éliminatif devra aussi être
éliminé, car il ne constitue pas un discours scientifique, et si
l'on peut lui accorder une légitimité qui pourra être
refusée à un discours philosophique classique,
c'est-à-dire non-naturaliste, il n'est pas plus ni mieux établi
que tout autre naturalisme (et sans doute même moins bien, au regard de
toutes les difficultés qu'il rencontre).
Les problèmes philosophiques doivent-ils toujours
être reformulés en faisant usage de concepts scientifiques ?
Le travail de la philosophie ne doit-il consister qu'en une reformulation des
énoncés comportant des concepts usuels en des
énoncés ne comportant que des concepts scientifiques ?
Remarquons que s'il en est ainsi, elle s'interdit toute vulgarisation des
théories scientifiques, étant donné qu'il s'agit de la
démarche inverse. Or la vulgarisation ne constitue t-elle pas une forme
d'explication ? Le langage ordinaire est-il à ce point imparfait
pour qu'il doive en permanence faire l'objet d'une reformulation ?
Si la philosophie est encore de la philosophie, et qu'elle ne
peut utiliser dans ses énoncés que des concepts scientifiques, il
faut qu'il y ait une différence entre les énoncés
scientifiques (qui utilisent eux aussi des concepts scientifiques) et les
énoncés philosophiques, (la distinction entre les
énoncés philosophiques et les énoncés scientifiques
se situant peut-être dans l'articulation de concepts identiques) sinon la
philosophie n'existe plus et est éliminée. Cela conviendrait
peut-être aux matérialistes éliminatifs, mais ne ferait pas
l'affaire des philosophes naturalistes.
Les énoncés naturalisés que la
philosophie nous soumet sont-ils des explications ?
C'est pour tenter de répondre à ces
différentes questions qu'il nous faut maintenant créditer un
naturalisme évolutionniste, en examinant la description ou
définition qu'il se propose d'accomplir à l'aide de concepts
provenant uniquement des sciences naturelles.
3. LE NATURALISME EVOLUTIONNISTE
Avant d'entrer dans le détail d'un naturalisme
évolutionniste, nous nous proposons de nous interroger sur l'usage
qu'une science fait de concepts ou d'entités mentales. Pour
éclairer les questions relatives aux relations qu'entretiennent les
états mentaux et les comportements, nous pouvons faire une incursion
dans la science du comportement : l'éthologie. Comment cette
branche de la biologie explique-t-elle les comportements animaux et
humains ? Cette réflexion sur l'éthologie est
intéressante, parce que si les concepts mentaux sont
considérés par les éthologistes comme des concepts
scientifiques, il n'y a plus lieu de les naturaliser. Il faut donc que nous
montrions que ce n'est pas le cas.
Dans leur livre intitulé
L'éthologie1(*), RENCK et SERVAIS la présentent ainsi :
« l'éthologie a dans ses objectifs et sa pratique, une
approche mécaniste, mais elle ne défend pas de dogmes, en
principe, quant au degré de vie psychique chez l'animal ou aux
opérations qui en procèderaient - simplement, Niko Tinbergen a
souligné la difficulté de les explorer et de les justifier
objectivement. ». Beaucoup d'éthologistes font preuve de
réserve, voire s'opposent à l'attribution d'états mentaux
aux animaux parce qu'il y a des « risques d'interprétation
erronée dès lors qu'on vise à identifier, chez un animal,
des états mentaux et des raisonnements que l'on veut tenir pour causes
de ses comportements ».2(*) Dès lors, la plupart des éthologistes
se sont rangés au « canon de Morgan » qui proposait
« qu'on ne rattache plus le comportement animal à des causes
vagues telles que l'intelligence ou le raisonnement si une
interprétation plus simple s'avérait
suffisante... »3(*). Cela rappelle étrangement la démarche
béhavioriste, mais les éthologistes et les béhavioristes
se distinguent par le fait que chez les seconds les comportements se mettent en
place essentiellement par voie d'apprentissage, alors que chez les premiers,
ils sont issus de la sélection naturelle, certains comportements pouvant
être innés. Ils se distinguent aussi sur d'autres points que nous
n'aborderons pas ici parce qu'ils ne concernent pas directement notre
problème.
Dans leurs explications, les éthologistes rejettent les
états mentaux, et cela vient peut-être du fait que l'on veut
considérer ceux-ci comme des causes du comportement, alors que les
éthologistes semblent se préoccuper davantage de leurs
conséquences ou effets, et du rôle qu'ils jouent pour la survie de
l'espèce. L'étude éthologique serait-elle plus
fonctionnelle que causale ?
Définissons d'abord ce que nous entendons
par « études fonctionnelles » : ce sont
des études qui visent « à peser les
bénéfices et les coûts associés
à un comportement ou à un ensemble de comportements constituant
une stratégie comportementale. ».1(*) Nous pouvons voir en fait
que l'on ne peut considérer l'étude fonctionnelle comme
étant indépendante de l'analyse causale, étant
donné que l'étude fonctionnelle porte sur des
conséquences, c'est-à-dire sur des effets. La
détermination des causes du comportement est néanmoins
extrêmement complexe : « nous sommes bien en peine de
mettre en évidence quoi que ce soit de vraiment spécifique dans
l'organisation d'un crabe qui le mène à se conduire comme tel,
hors de son organisation d'ensemble. »2(*) ; « les
systèmes biologiques responsables du comportement sont moins des
réalités localisables que l'effet de processus multiples,
diffus. » 3(*) ; et encore : « ...les ponts
établis entre l'éthologie, la neurobiologie, l'endocrinologie, et
la génétique ont considérablement étendu notre
vision des déterminants immédiats des comportements, à
défaut de leur « cause », qui souvent
entremêle les stimulations de l'environnement et les dispositions
internes du moment chez l'organisme. »4(*).
L'invocation de gènes pour expliquer les comportements
semble tout autant poser problème, et bien qu'on ait pu
« amener par des greffes de tissu cérébral de caille,
des poussins à vocaliser et à hocher la tête à la
manière des cailles. » 5(*), nous sommes encore dans l'ignorance concernant la
« manière » dont « les greffons imposent
leur programmation », et « nous ne sommes donc pas plus
près avec cette expérience, de reconnaître en quoi un
ensemble de neurones induit une conduite spécifique. ».
6(*)
Si les gènes sont « impliqués dans la
genèse des comportements », certains « aspects du
comportement nécessitent pour leur plein développement des
interactions avec l'environnement social, biologique ou
physique. »7(*).
Il y a une différence entre :
« supposer une influence génétique » et
« reconnaître quel gène est impliqué et surtout
de quelle manière il intervient » 8(*). Dans le premier cas, nous
sommes dans ce que nous pourrions appeler le génétisme, alors que
dans le second nous sommes en présence d'une véritable
démarche scientifique. RENCK et SERVAIS résument très
justement cette question en une phrase : « soutenir la
primauté de l'acquis ou du génétique dans la mise en place
des comportements s'apparente à se demander : « quelle
est, dans un applaudissement, le son produit par une
main ? »1(*). Cela invalide sans doute aussi la démarche
qui consisterait à faire des seuls états mentaux des causes de
nos comportements.
Nous voyons donc que la détermination des causes du
comportement est loin d'être aisée.
Indépendamment du fait de concevoir les états
mentaux comme des causes, leur simple attribution à des animaux est
considérée par beaucoup de chercheurs en éthologie comme
de l'anthropomorphisme, qui peut être défini comme
l' « attribution de caractéristiques humaines aux
animaux. »2(*). Mais « est-ce anthropomorphique
d'attribuer une personnalité à un chimpanzé, des
émotions à un chien, ou des intentions à un
dauphin ? Ce n'est évidemment une erreur que si les animaux
considérés ne possèdent ni personnalité, ni
intention, ni émotion. »3(*).
Ne fait-on pas une pétition de principe lorsque l'on
suppose a priori que les animaux n'ont pas d'états mentaux ?
Autrement dit, l'attribution d'états mentaux à des animaux
est-elle anthropomorphique ?
Il y a une différence entre supposer a priori que les
animaux n'ont pas d'états mentaux et tester l'hypothèse selon
laquelle ils en possèdent.
Mais peut-être cherchons-nous du mauvais
côté en voulant à tout prix obtenir comme résultat
de notre analyse des causes du comportement.
En effet, les explications visant à faire des
états mentaux des causes de nos comportements paraissent
déboucher sur le problème quasi-insoluble de la causalité
mentale, et les explications scientifiques cherchant les causes physiques de
nos comportements semblent devoir en partie y renoncer, étant
donné l'enchevêtrement de celles-ci, comme nous l'ont
déjà fait remarquer RENCK et SERVAIS. Cet enchevêtrement
est une des raisons qui justifierait que nous renoncions à la notion de
causalité pour analyser les états mentaux. Faut-il alors
privilégier une étude fonctionnelle des états mentaux par
rapport à une étude causale ? Mais comme nous l'avons vu,
celle-ci n'est pas totalement indépendante de celle-là.
Il nous paraît donc justifié de laisser de
côté cette question de la causalité supposée des
états mentaux sur les comportements, étant donné qu'elle
ne concerne pas directement le problème qui nous occupe. Remarquons
aussi que ceux qui refusent d'attribuer des états mentaux aux animaux ne
prennent pas nécessairement conscience que nous n'avons pas plus de
raisons d'attribuer de tels états aux individus de notre espèce
qu'aux animaux ou à d'autres entités.
Indépendamment de la question de savoir si les animaux
ont réellement des états mentaux, et si ceux-ci doivent
être décrits en termes de cause ou de fonction, il peut être
fructueux d'en attribuer à diverses entités. L'insertion
d'états mentaux dans les descriptions que nous faisons des comportements
des animaux peut avoir une valeur heuristique, indépendamment de
l'existence et de la possession réelle de ce niveau d'organisation par
les entités en question.
Cette démarche de mettre en exergue le caractère
heuristique de ce niveau de description est recommandé par Daniel
DENNETT sous le nom de « stratégie intentionnelle »
ou « posture intentionnelle » ; celle-ci « doit
s'appliquer, même lorsque nous avons affaire à des
créatures dont le comportement est moins que rationnel, ou
apparemment non rationnel comme des animaux. »1(*), et « ...elle n'a
pas à être vraie d'états réels de
l'organisme, mais seulement d'états que l'on pose, à titre
instrumental, pour des fins de l'explication du
comportement. »2(*).
La démarche de DENNETT « consiste à
prendre le contre-pied du canon de parcimonie, et à supposer que les
comportements observés doivent en principe être
susceptibles d'une interprétation d'ordre supérieur, et
d'essayer, à partir de là, de prédire les séquences
comportementales qui devraient s'ensuivre. Si les données empiriques
confirment ces prédictions, les animaux étudiés seront
promus à la possession de facultés supérieures. Sinon, ils
en seront déchus. (...) C'est une stratégie que Dennett prescrit
non seulement pour l'attribution de croyances à des humains, mais aussi
à des systèmes artificiels, tels que des
ordinateurs... » 3(*). Nous voyons donc que nous pouvons attribuer des
états mentaux à d'autres entités que les seuls humains, et
que cette démarche a un sens et un intérêt, même si
nous ne considérons pas que les états mentaux sont des causes.
DENNETT est en effet plus normativiste que causaliste, mais il n'hésite
pas pour autant à recourir à la science et aux données
empiriques pour éclairer les problèmes que posent les
états mentaux, au contraire des wittgensteiniens et normativistes
classiques comme DESCOMBES.
Mais bien que la posture intentionnelle puisse avoir une
valeur heuristique, elle ne nous dit rien sur l'existence et la
réalité des états mentaux, et se situe d'emblée
dans une conception non-naturaliste, puisqu'au lieu de tenter de décrire
ou de définir des états mentaux par des concepts scientifiques,
elle cherche à faire accepter et à introduire des concepts
intentionnels dans des explications scientifiques, en leur accordant une
légitimité qui leur est déniée. L'utilisation de
concepts mentaux dans les explications scientifiques est néanmoins
très débattue au sein de la communauté des
éthologues, ce qui fait que ces concepts n'ont pas encore acquis un
statut scientifique ; les entreprises de naturalisation ne sont donc pas
menacées par cette éventualité.
Rappelons aussi que le problème qui nous occupe n'est
pas tant celui de l'explication de nos comportements, mais celui de
l'éventuelle réduction, explication, ou description de nos
états mentaux eux-mêmes, et c'est pour cette raison que nous
pouvons en fait laisser de côté pour l'instant cette question de
la modification de nos énoncés comportant des états
mentaux, et visant à expliquer nos comportements, car elle dépend
en fait de la pertinence d'une telle naturalisation.
Nous avons montré que la réalité d'une
croyance, d'une intention, d'un désir ou de tout autre état
mental ne peut être mise sur le même plan que la
réalité d'un elfe ou d'une sorcière, et nous pouvons
maintenant nous demander quel type de réalité peuvent avoir les
états mentaux.
Il est en effet possible de soutenir un réalisme
modéré concernant les états mentaux, comme nous y invite
ENGEL. Celui-ci « peut être caractérisé ... par
des analogies, plus qu'il ne peut être véritablement
défini. »1(*). Ce réalisme modéré ne peut
être assimilé à une identification de l'esprit au cerveau,
ou à une identification des propriétés mentales à
des propriétés physiques ou neurophysiologiques. Celle-ci se
heurte en effet à deux objections : « la première
a trait à la relation d'identité elle-même. Si cette
relation est entendue en son sens strict, elle doit être
symétrique : si a=b, alors b=a. Mais d'une manière ou d'une
autre, la théorie est supposée montrer que le terme
physique des énoncés d'identité est plus
important, explicativement, que le terme mental.. » La
seconde tient à la relation d'identité elle-même qui
« doit respecter la « Loi de Leibniz » où
le principe d' « indiscernabilité des
identiques » : toutes les propriétés vraies de
x doivent être vraies de tout ce qui est identique à
x (...) Mais si c'est le cas, une propriété mentale, par
exemple une sensation de rouge, ou une pensée obscène, ne peut
être identique à une propriété physique de mon
cerveau, car les états de mon cerveau ne sont pas rouges, ni
obscènes, et inversement ces états ont des
propriétés spatiales, chimiques, électriques, que l'on ne
peut attribuer à des états mentaux. » 1(*).
Les propriétés mentales ne pourront pas non plus
être réduites à des propriétés physiques, ce
que nous verrons tout à l'heure. Il faut accepter l'idée d'un
niveau d'organisation ontologiquement irréductible, et possédant
une réalité propre, parce que s'il est fondé de dire que
les états mentaux d'autrui peuvent être des causes de son
comportement, notre description ou interprétation des comportements
d'autrui en termes d'états mentaux ne peut jamais être une cause
de son comportement. Afin d'examiner celle-ci, revenons sur les analogies
proposées par ENGEL : « soit, par exemple, un centre de
gravité. C'est un point mathématique, un objet abstrait, et pas
une entité physique. Mais s'ensuit-il qu'il n'y ait pas de
centres de gravité, que ce soit une pure fiction ? Non. Le statut
de tels objets abstraits n'est pas tout à fait à mettre sur le
même plan que celui des nombres ou des objets mathématiques, car
un centre de gravité se définit par rapport à un objet
physique. » 2(*). Il en est de même de la croyance ou d'autres
états mentaux qui sont ici conçus comme des
propriétés d'un ou de plusieurs états du cerveau. D'autres
analogies peuvent être fructueuses : « Dennett compare
encore les croyances à des entités telles que des voix
ou des fatigues. »3(*). La voix est en effet « un
ensemble de sons, doués de caractéristiques physiques, sans que
pour autant il y ait un ensemble défini de ces caractéristiques
physiques à laquelle se réduise la voix. » 4(*).
Il en est de même des buissons de QUINE « que
l'on taille de manière à leur donner la forme
d'éléphants, mais dans lesquels les détails anatomiques de
feuilles et des branches diffèrent dans chaque cas » ; on
peut remarquer avec ENGEL que : « toutes ces analogies sont
destinées à suggérer que aussi indéterminées
que soient ces trames ou structures ... il existe cependant une structure ou
trame réelle qui est là. » 5(*).
Pareillement, « divers schèmes de mesures
peuvent être utilisés, par exemple en degrés Celsius et en
degrés Fahrenheit pour la température. Mais le fait que divers
schèmes alternatifs soient possibles n'implique pas qu'il n'y ait pas
quelque chose à mesurer, la température, qui est parfaitement
réel. (...) En d'autres termes, la pluralité des schèmes
d'interprétation d'une structure physique quelconque n'implique pas
l'irréalité de la structure en question. » 1(*). Ces différentes
analogies nous permettent de mieux saisir le type de réalité que
pourraient posséder les états mentaux.
ENGEL évoque aussi la métaphore de RAMSEY qui
consiste à se représenter les croyances comme des
« cartes de l'espace environnant qui nous servent à nous
diriger » et continue comme suit : « cette analogie
contient en germes toutes celles que nous avons rencontrées. D'un
coté, les croyances ont une certaine fonction (de direction), de
l'autre, en tant que « cartes », elles représentent
quelque chose. Ceci prend en compte le profil fonctionnel et le contenu
représentatif. D'un autre côté une carte n'a pas besoin de
représenter de manière exacte un territoire, elle peut être
à diverses échelles, utiliser diverses notations conventionnelles
(couleurs) pour représenter des montagnes, des villes, etc. En ce sens,
il n'y a pas lieu de supposer que ces cartes sont des représentations
internes « réelles » : dans une large mesure,
l'usage que l'on fait d'une carte dépend de la manière dont on
l'interprète. La carte peut ne représenter rien de réel.
Mais la carte n'est pas pour autant une fiction : même si c'est une
carte de l'île au Trésor, elle est réelle dans notre
esprit, et demeure telle, comme le dit RAMSEY, « quelle que soit la
manière dont nous la compliquons ou en complétons les
détails. » »2(*). Notons bien que toute carte, et donc par
assimilation toute croyance, est censée représenter un
territoire, qu'il soit réel (la France), ou imaginaire (l'île au
Trésor).
Les expressions « naturalisation de
l'esprit » ou « naturalisation de
l'intentionnalité » peuvent être comprises comme le
programme visant à « réduire l'intentionnel à du
physique », ce à quoi nous invitait Joëlle PROUST dans
Comment l'esprit vient aux bêtes3(*). Cela peut être interprété
de deux façons : c'est juste si l'on considère que
l'état mental ou intentionnel a été réduit en tant
qu'état à un état physique ; mais c'est faux si l'on
considère que les propriétés mentales ou intentionnelles
ont été réduites à des propriétés
physiques.
De plus, cette définition est incomplète car on
peut comprendre la naturalisation de l'esprit ou de l'intentionnalité
comme autre chose qu'une simple réduction. Mais faisons pour l'instant
comme si nous la jugions correcte, et examinons le programme
réductionniste.
Rappelons la définition proposée par ATLAN que
nous mentionnons à nouveau pour la clarté de notre
exposition : « la pratique réductionniste consiste
à séparer un tout en ses constituants, avec l'espoir de trouver
dans les propriétés des constituants de quoi expliquer celles du
tout »1(*).
Il ne s'agit pas pour autant de supposer des
micro-unités mentales qui seraient censées expliquer
l'émergence des propriétés mentales. Cette démarche
pourrait au premier abord apparaître comme un réductionnisme. Mais
il faut concevoir les propriétés intentionnelles ou mentales
comme une émergence ou survenance à partir de constituants non
intentionnels. Analyser le mental en le
« découpant » simplement en parties mentales ne nous
en apprend pas plus sur les propriétés mentales que si nous
cherchions à analyser les propriétés gustatives d'un cake
en supposant qu'elles sont la résultante de l'assemblage de ses morceaux
ou parties. Les propriétés gustatives d'une partie ou d'un
morceau de cake sont la même chose que les propriétés
gustatives du tout du gâteau, et cela même s'il peut y avoir une
légère variation entre les propriétés gustatives
des parties de celui-ci. Une « analyse » des
propriétés gustatives du cake consiste notamment à mettre
en évidence non pas les parties, mais les ingrédients qui le
constituent ; les parties du gâteau étant déjà
un tout du point de vue de leurs propriétés gustatives. Cela peut
être remarqué par le fait que goûtés un à un,
les ingrédients du gâteau (farine/sucre/beurre) n'ont pas les
mêmes propriétés gustatives que le gâteau, alors que
les différentes parties du gâteau ont quasiment les mêmes
propriétés gustatives que le gâteau (sauf exception).
La division en parties est une pseudo-analyse qui repose sur
l'erreur consistant à faire des propriétés du tout des
propriétés des « parties », qui peuvent
elles-mêmes être fictives : la définition du psychisme
par FREUD en termes de relations entre Ca, Moi et Surmoi est un bon exemple de
ce type de pseudo-analyse qui amène à produire une
pseudo-explication.
Nous avons bien conscience que nous ne devons pas analyser de
la même manière les propriétés gustatives et les
propriétés mentales, étant donné que les
premières se satisfont d'une analyse en termes d'ingrédients,
alors que les secondes réclament une analyse en termes d'entités
ou constituants présents dans les sciences de la nature, et de concepts
scientifiques naturels, si l'on se situe dans le cadre d'une naturalisation
stricto sensu.
Une véritable analyse du mental consistera donc
à considérer des relations entre différents états
ou constituants physiques pour expliquer ensuite la production des
propriétés mentales par les interactions de ces états
physiques ou constituants. La pratique réductionniste appliquée
à l'esprit ou au mental devra donc considérer l'esprit comme un
tout séparable en des constituants. Le réductionnisme pourra
être dit « fort » ou « faible ».
Dans le premier, « s'exprime une métaphysique
matérialiste » alors que le second est
« limité à une pratique sans laquelle la
démarche scientifique ne pourrait pas exister »1(*). Toujours selon ATLAN,
« le premier est intenable car il est contredit dès qu'on
dépasse un certain seuil de complexité, alors même qu'on
reste dans le cadre du fonctionnement de systèmes physico-chimiques
artificiels. Le second est correct mais dans le cas d'une machine trivial, car
il ne dit pas grand chose de plus au-delà du constat que le
fonctionnement de la machine est limité par les contraintes qu'imposent
les constituants. Le réductionnisme fort admet que l'analyse qui
sépare le tout en ses parties suffit à la
compréhension des propriétés du tout, dans une
reconstruction mentale où celle-ci découle, en quelque sorte
automatiquement, des propriétés des parties. Or, ce n'est que
dans des organisations simples, où les parties sont associées les
unes aux autres de façon additive et linéaire, telle qu'une
propriété du tout peut être conçue
immédiatement, par le bon sens, comme une addition des
propriétés des parties, que le postulat réductionniste
peut se vérifier. ... Autrement dit on rencontre ... de grandes
difficultés à prédire le comportement du tout à
partir des propriétés des parties, comme dans le cas d'une
cellule qui serait réduite à ses molécules ou d'un cerveau
à ses neurones. » 2(*). Les « parties » telles qu'ATLAN
les entend sont en fait assimilables logiquement aux constituants ou
ingrédients dont nous avons précédemment parlé.
Le réductionnisme fort semble donc, par ce qui vient
d'être dit, infondé scientifiquement.
De plus, l'argument de la probable réalisabilité
multiple des fonctions (et des états mentaux lorsqu'ils sont
conçus comme des fonctions) pose problème à un
physicalisme radical : « pour accomplir une même fonction
à un niveau global d'organisation, une machine ou un programme peut
utiliser des substrats physiques très différents obéissant
à des lois physiques différentes (valves, ressorts et
mécanique d'horlogerie, diodes, semi-conducteurs, molécules
enzymatiques, cellules nerveuses). Inversement, une même machine
électronique (un ordinateur programmable), obéissant au niveau de
ses composants aux mêmes lois physiques, pourra être
programmée à accomplir des tâches extrêmement
diverses décrites en termes d'instructions logiques n'ayant que des
rapports extrêmement lointains avec l'état physique des
composants. »1(*).
Il y aurait en fait une irréductibilité à
la fois du niveau d'organisation et du niveau de description :
« c'est pourquoi chaque niveau, alors même qu'il existe des
langages de traduction (tels que les compilateurs) permettant de passer
d'un niveau à l'autre jusqu'à celui du langage-machine, est,
dans une certaine mesure, irréductible, en fait sinon
en droit, aux niveaux précédents. »2(*).
S'agissant de la réduction d'un langage scientifique
à un autre langage scientifique, ainsi que de la réduction des
entités auxquelles les concepts de ces langages se
réfèrent, est-elle possible sans perte d'information ? En
parlant de la psychologie, de la neurophysiologie, de la biochimie, de la
mécanique quantique et de la réduction des unes aux autres, ATLAN
fait la remarque suivante : « en fait ces réductions ne
manquent pas de poser beaucoup de problèmes, et elles posent beaucoup
plus des hypothèses de travail, bases de programmes de recherche, que de
véritables théories complètes et cohérentes.
Celles-ci devraient permettre un cheminement causal inverse du physique au
psychique tel que la composition d'une symphonie ou la découverte d'une
loi scientifique puissent être décrites de façon suffisante
dans le langage de la neurophysiologie, puis que cette description soit
traduite complètement dans le langage de la biochimie et enfin
celui-ci, lui aussi complètement, en formules de mécanique
quantique. »3(*).
A cette réflexion fait suite une mise en garde :
« le fait qu'il n'en est rien, mais que, pourtant, il ne peut pas y
avoir de science sans postuler qu'il doive en être ainsi, et qu'enfin ce
postulat, si l'on y croit, porte avec lui un danger de dogmatisme et d'illusion
au moins aussi grand que la théologie et le spiritualisme, c'est ce que
je voudrais essayer d'exposer ici. »1(*). Sans doute nous parle-t-il ici de ce qu'il appelle
le « réductionnisme fort ».
D'autres penseurs comme WITTGENSTEIN nous mettent en garde
contre la tentation réductionniste et la fascination que ce type d'
« explication » peut exercer : « certains
types d'explications exercent une attraction irrésistible. A un moment
donné, l'attraction d'un certain type d'explication est plus grande que
tout ce que vous pouvez concevoir. En particulier, une explication du
type : « Ceci est en réalité seulement
cela. » »2(*). Un peu plus loin, il revient sur ce type
d'énoncé : « ces phrases ont
particulièrement la forme de la persuasion, qui disent :
« Ceci est en réalité
ceci .» »3(*). Cela revient à affirmer comme il le dit
auparavant que « le meilleur parfum n'est qu'acide
sulfurique »4(*), même s'il le formule comme une question.
Le réductionnisme faible est par contre une pratique
scientifique ou méthodologie acceptable et sans doute recommandée
à titre d'hypothèse de travail. Mais il n'est pas
nécessairement évident que le philosophe doive se prêter
à une telle pratique.
Appliqué aux propriétés mentales, il pose
en effet un certain nombre de problèmes : ontologiquement, il
semble difficile de soutenir que les propriétés mentales doivent
se réduire à leurs constituants, et cela pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, la propriété mentale peut être judicieusement
comparée à la propriété non-physique qu'a une
automobile de braquer. Et comme l'affirme ENGEL à qui nous reprenons
cette analogie : « on ne peut assimiler la
propriété qu'a une auto de braquer avec les états
particuliers du moteur. Si la voiture braque, c'est parce qu'une
quantité de pièces entrent en interaction par rapport auxquelles
le braquage est une propriété « survenante ».
Cela ne veut pas dire que les pièces qui sous-tendent le fait de braquer
n'existent pas. Au contraire, sans elles il n'y aurait pas de braquage. Mais
les états physiques de la voiture ne sont pas nécessairement la
même chose que les propriétés dont nous avons besoin pour
caractériser ses performances. »5(*).
Le réductionnisme vis-à-vis des
propriétés mentales est aussi problématique en ce qu'il ne
sait pas à quels constituants réduire les états mentaux,
ni même à quels constituants et à quelle activité
physique ou neuronale de ces constituants correspond tel ou tel état
mental, à moins de procéder à un
pré-découpage intentionnel (cette objection semble
s'appliquer au matérialisme éliminatif aussi bien qu'à
toute tentative de réductionnisme); en effet, comme le dit ATLAN :
« le fait d'affirmer que le comportement du cerveau dans ses
activités de penser est la conséquence de l'état
d'activité de ses neurones et que toute pensée ou sensation qui
peut être décrite sous la forme d'un de ces états est une
affirmation évidente mais vide tant que nous ne connaissons pas
cette description. »1(*).
En admettant que nous connaissions les différents
constituants physiques de nos états mentaux (sans doute variables du
fait de la plasticité du cerveau), cette connaissance étant une
condition nécessaire mais non suffisante à la réduction de
ceux-ci, et que nous acceptions l'analogie que nous a proposé Pascal
ENGEL, nous devrions concevoir l'esprit ou les propriétés
mentales comme une organisation survenant de l'agencement de différents
constituants physiques. Il ne s'ensuit pas pour autant que nous devions
réduire cette survenance à ses constituants physiques,
étant donné qu'il semble qu'elle puisse pareillement survenir sur
d'autres constituants physiques, en vertu de la probable
réalisabilité multiple des états mentaux.
Etant donné que le concept d'organisation est un
concept issu des sciences de la nature, cette façon de décrire
les propriétés mentales ou l'esprit, satisferait aux exigences
d'une naturalisation stricto sensu. Nous reviendrons sur cette
question importante tout à l'heure.
Plutôt que de réduire, expliquer ou
décrire chaque entité mentale à/par une entité
physique, les philosophes naturalistes se sont proposé de
s'intéresser uniquement à ce qui caractérisait tous les
états mentaux, à savoir l'intentionnalité. Mais quelques
philosophes, dont certains sont naturalistes, ont soutenu que tous les
états mentaux ne sont pas intentionnels. SEARLE, qui définit
l'intentionnalité comme « la propriété en vertu
de laquelle toutes sortes d'états et d'événements mentaux
renvoient à ou concernent ou portent sur des objets et des états
de choses du monde », affirme que
« l'Intentionalité n'appartient pas à tous les
états ou événements mentaux, mais seulement à
certains d'entre eux. » 2(*). Alors que les croyances ou les désirs
renverraient toujours à quelque chose, l'état de trouble ou
d'inquiétude ne renverrait pas pareillement à quelque
chose.1(*)
Nous voudrions au contraire défendre l'idée que
tout état mental a pour fonction d'indiquer ou de nous informer sur
quelque chose, un « territoire », autrement dit
possède la propriété d'intentionnalité, et que
lorsque ce n'est pas le cas, il s'agit d'un dysfonctionnement de l'état
mental, comme nous l'avons soutenu dans notre seconde partie avec l'exemple de
la douleur. Nous pouvons tout d'abord compléter notre réflexion
en montrant que les états que SEARLE pense être non-intentionnels
sont en fait intentionnels. Sans rentrer dans le détail de cette
question, on peut considérer que le trouble ou l'inquiétude sont
des émotions, et à ce titre peuvent être conçues
comme des perceptions. En tant que perceptions, elles sont
nécessairement intentionnelles puisqu'il faut qu'il y ait quelque chose
qui soit perçu. SEARLE aurait donc raison de nous demander :
« de quoi les états d'inquiétude et de trouble sont-ils
la perception ? ». On peut répondre à cette
question avec DAMASIO que « la perception des émotions ne
porte sans doute pas sur des entités psychologiques fugitives, mais
qu'elle correspond à la perception directe d'un paysage
particulier : celui du corps. »2(*). Autrement dit, les états d'inquiétude
et de trouble seraient des perceptions des états du corps :
« en gros, la perception d'une émotion donnée
correspond à l'information sensorielle provenant d'une certaine partie
du paysage corporel à l'instant t. Elle a un contenu
spécifique (c'est l'état du corps) ... »3(*).
S'il n'est pas évident que l'émotion ne soit que
perception d'un état du corps, il paraît probable que
l'émotion implique une perception d'un état de choses
intérieur et/ou extérieur. Nous aurions plutôt tendance
à soutenir que l'émotion est avant tout une perception d'un
état de choses extérieur qui se manifeste ensuite sous la forme
d'un état du corps.
Résumons ce que nous avons acquis : nous
comprenons à peu près ce que pourrait être un état
mental lorsque nous le concevons comme une carte ayant, comme toute carte, la
propriété d'intentionnalité qui consiste à indiquer
ou à représenter un certain territoire. Nous avons vu que la
naturalisation conçue comme une réduction se heurtait à un
certain nombre de difficultés, qu'il s'agisse d'un réductionnisme
fort comme d'un réductionnisme faible. La réduction ontologique
des propriétés mentales à leurs constituants ne peut avoir
lieu car nous n'avons pas une connaissance suffisante de ceux-ci,
c'est-à-dire de ce qui pourrait être la référence de
nos croyances par exemple, et la réduction dans notre langage ordinaire,
comme à l'intérieur même des sciences, entre un niveau de
description et un autre, ne peut se faire sans perte d'information. La
tâche que nous nous proposons maintenant d'accomplir est une
description/définition de l'intentionnalité en utilisant des
concepts issus des sciences naturelles, dont celui de fonction fait partie.
Nous voudrions auparavant examiner ce que recouvre
l'expression « causes de l'intentionnalité ». Il
semble qu'il y ait deux principaux schèmes explicatifs causaux
concernant l'intentionnalité des états mentaux : le premier
postulé comme pouvant être à l'origine de celle-ci est
l'apprentissage par le conditionnement opérant, le second par la
sélection naturelle. Quant aux états cérébraux, il
semble qu'ils soient plutôt une condition des états mentaux qu'une
cause de ceux-ci. Joëlle PROUST, dans son livre Comment l'esprit vient
aux bêtes, s'emploie à réfuter la première
affirmation. Nous nous attacherons plutôt à la seconde en
examinant si l'intentionnalité des états mentaux des organismes
peut être conçue comme une fonction sélectionnée par
le processus biologique que l'on appelle l'évolution. Mais auparavant il
nous faut justifier le fait que nous ne nous servions pas du concept
d'organisation pour décrire et éventuellement définir les
états mentaux. L'organisation est en effet un concept bien établi
en biologie, comme on peut le voir par la lecture de La logique du
vivant 1(*), qui
consacre un chapitre entier à cette notion. Définir ou
décrire l'esprit en termes d'organisation consisterait à le
concevoir comme un tout immatériel survenant sur des constituants
physiques, tout immatériel à cause du fait que des relations
entrent en compte dans sa définition. Il est intéressant de se le
représenter ainsi, mais cela ne rendrait pas compte de la
propriété possédée par cette organisation
spécifique désignée par le terme d'
« esprit ». Autrement dit, si nous définissions
simplement les propriétés mentales comme une organisation, nous
nous priverions de cette propriété singulière qui
paraît les caractériser, et que nous avons jusqu'à
présent appelée l'intentionnalité, qui est la
propriété de porter, d'indiquer, ou de représenter (nous
distinguerons ces concepts plus tard), des états de choses du monde. Le
seul concept usité dans les sciences de la nature (notamment en
biologie) pouvant peut-être rendre compte de cette relation est celui
d'information.
Nous allons traiter le détail de cette question dans le
cadre du problème général que nous nous posons :
l'intentionnalité est-elle une fonction issue du processus biologique
que l'on appelle l'évolution ? Mais il nous faut auparavant
examiner cette question : que nous apporte une analyse de
l'intentionnalité en termes de fonction ?
Cette idée de concevoir le fait de se
représenter comme une fonction apparaît notamment chez Joëlle
PROUST : « ... le concept de fonction permet... de
déterminer la capacité représentationnelle comme une
fonction biologique parmi d'autres. » 1(*).
Ici intervient le problème de la scientificité
des énoncés téléologiques : en effet,
« c'est le maillon considéré comme le plus faible, le
plus éloigné de recevoir un traitement scientifique, à
savoir le caractère téléologique, finalisé, des
attributions intentionnelles, qui allait offrir aux naturalistes en philosophie
l'un des instruments conceptuels les plus pertinents pour conférer aux
contenus mentaux le statut scientifique « le plus
strict ». » 2(*). Et « un organisme recueille une
information, forme des croyances, désire et planifie son action
pour atteindre certaines fins. »3(*). Ces dernières
réflexions peuvent paraître paradoxales parce qu'il semble qu'on
veuille réintroduire la notion de finalité dans les explications
scientifiques, ce qui serait le contraire d'une démarche naturaliste,
qui présuppose, nous le rappelons, que nous ne nous servions que de
concepts scientifiques dans nos descriptions des phénomènes. Mais
il s'agit bien en fait d'une naturalisation au sens où l'on cherche
à rendre compte du concept de fonction en extirpant de celui-ci toute
idée de finalité. Il y a en effet deux façons de
comprendre la téléologie : « on entend en effet
par là tantôt une explication qui invoque les buts ou les fins
d'un processus à titre de facteur causal expliquant ce processus,
tantôt une explication en termes de fonction, qui ne présuppose
nullement l'hypothèse selon laquelle la structure
considérée aurait un but ou un objectif particulier. Ne retenons
donc pour le mot « téléologique » que le
sens où l'on cherche à déterminer la fonction d'une
structure ; et demandons-nous si les explications
téléologiques ne peuvent pas être formulées en des
termes non-téléologiques, sans rien perdre du contenu de ces
explications. »4(*). Notre démarche sera donc une démarche
téléologique au sens second.
Rappelons comment une analyse du comportement en termes de
fonction était caractérisée par RENCK et SERVAIS :
elle consiste à observer les conséquences d'un comportement, et
à en « peser les bénéfices et les coûts
... »1(*). De
la même façon, pour NAGEL, cité par Joëlle PROUST l'
« explication téléologique en biologie se borne
à « indiquer les conséquences qu'ont pour un
système biologique donné une partie constitutive ou un
processus » appartenant à ce système
... »2(*). La
difficulté est que concevoir l'explication téléologique
comme une simple étude des conséquences de fait d'une structure
semble rendre impossible la détermination de sa fonction. La fixation de
la fonction ne semble pas en effet dépendre uniquement des
conséquences de fait auxquelles a donné lieu une
structure : « le coeur est censé faire
circuler le sang, un marteau est censé permettre d'enfoncer des clous,
le perçoir percer des matériaux, un mot du langage peut avoir une
contribution sémantique déterminée. Il se peut que le
coeur échoue à faire circuler le sang, le marteau à
enfoncer un clou, le perçoir à percer, le mot du langage à
communiquer son sens. Mais on ne dit pas dans ces circonstances, que
l'élément ou la structure considérés ont perdu leur
fonction, on dit qu'ils ont mal fonctionné...Lorsque l'on compare un
énoncé causal et un énoncé fonctionnel, on voit en
effet que le premier s'intéresse aux corrélations statistiquement
pertinentes entre des faits, tandis que l'énoncé fonctionnel pose
une relation normative indifférente aux corrélations statistiques
entre la structure fonctionnelle et ses effets. »3(*).
Relevons pour l'instant simplement les remarques
d'HEMPEL : pour lui, le raisonnement de NAGEL qui procède à
une analyse téléologique est faux, et n'est pas une explication.
Selon HEMPEL, l'analyse fonctionnelle peut être formulée comme
suit, en ayant présent à l'esprit que l'on cherche à
expliquer « l'occurrence d'un trait I dans un
système S »4(*) :
« (1) A t, S fonctionne
adéquatement dans un contexte de type C (C est un ensemble de
conditions internes à S et externes).
(2) S fonctionne adéquatement dans un contexte de
type C seulement si une condition nécessaire donnée
N, est satisfaite.
(3) La présence du trait I en S
aurait pour effet de satisfaire la condition N.
(4) Donc, à t, le trait I est
présent dans S. »1(*).
Or, selon HEMPEL, ce raisonnement n'est pas valable, notamment
à cause de l'étape (3) qui poserait problème. Nous
n'entrerons pas dans le détail de cette objection à laquelle
NAGEL nous semble répondre de façon satisfaisante2(*). Le problème le plus
important soulevé par HEMPEL dans le raisonnement (1-4) est qu'il
« pèche en ce qu'il n'existe aucun moyen de passer
déductivement de (1-3) à (4). Etant donné I, on
peut déduire que N est satisfait ; mais si N est
satisfait, on ne peut déduire logiquement que I est
présent dans S. »3(*). La condition N pourrait en effet
être satisfaite par d'autres traits (J, K...).
Remarquons que si l'on ajoute l'énoncé « s'il n'y a que
I qui satisfasse N » à (4), le raisonnement est
correct.
Pour mieux comprendre ce raisonnement, examinons
l'énoncé suivant : « la fonction de la
chlorophylle des plantes est de leur permettre d'effectuer la
photosynthèse ». Selon Joëlle PROUST, « cet
énoncé affirme que ce qui explique la présence de la
chlorophylle dans les plantes (soit un certain type de systèmes ayant
tel et tel type de constituants et d'organisation), c'est qu'elle fournit l'un
des moyens (en présence d'eau, de soleil et de gaz carbonique)
nécessaires à la photosynthèse et à la production
d'amidon, dont on suppose qu'il est indispensable à la
survie-reproduction de la plante. »4(*).
Le fait qu'il est possible que la fonction que remplit la
chlorophylle ait pu être remplie par d'autres substances, n'implique pas
que cette substance (la chlorophylle) n'ait pas la fonction de permettre la
photosynthèse. On peut même peut-être inférer du fait
de sa présence que cette substance a en fait été
sélectionnée par l'évolution, parce qu'elle était
la plus apte à remplir cette fonction.
Mais à ce type de raisonnement semble s'appliquer une
objection soulevée par RENCK et SERVAIS : ce raisonnement serait
circulaire parce qu'il reviendrait en fait à la thèse suivante
qui a été dénommée le « paradigme de
Pangloss » : « ... si un trait existe, il
possède forcément une valeur adaptative »5(*). Procède-ton à
ce raisonnement circulaire lorsque l'on dit que « si la chlorophylle
est présente, c'est qu'elle remplit une certaine
fonction » ?
Il ne semble pas, car sa fonction (permettre la
photosynthèse) semble déterminée, et l'hypothèse
consistant à dire que la chlorophylle a cette fonction et que cette
fonction contribue à la survie-reproduction de la plante a sans doute
été mise à l'épreuve et vérifiée.
Néanmoins, la remarque de RENCK et SERVAIS sur le
raisonnement erroné selon lequel « si un trait existe, il
possède une valeur adaptative », est intéressante parce
qu'elle nous permet de comprendre que tout trait existant à un moment
t n'est pas le résultat d'une adaptation, ou n'a pas une valeur
adaptative du fait qu'il existe. Notre appendice, par exemple, ne semble plus
avoir de fonction ni de valeur adaptative ou bénéfice quelconque,
bien qu'il soit toujours présent dans notre organisme, et que
l'évolution ne l'ait pas encore éliminé.
Remarquons que si nous voulons comprendre la valeur adaptative
de la propriété d'intentionnalité, c'est-à-dire
à la fois sa fonction et les conséquences
bénéfiques auxquelles sa présence donne lieu, il faut
préalablement fixer sa fonction ; dans le cas contraire, notre
démarche se conformerait bien maladroitement au « paradigme de
Pangloss ». Autrement dit, il ne faut pas postuler que si
l'intentionnalité existe, c'est qu'elle possède une valeur
adaptative. Il nous faudra examiner cette hypothèse.
Revenons pour l'instant à notre thèse :
l'intentionnalité pourrait avoir pour fonction de nous informer sur des
états de choses du monde, cette information nous permettant d'adapter
notre comportement à ces états de choses, ou à ce
« territoire ».
Avant d'aborder certains aspects de la théorie de
DRETSKE qui cherche à résoudre cette question, nous pouvons
exposer en quelques mots la façon dont Edgar MORIN expose le concept
d'information : « l'information a toujours besoin d'une
organisation néguentropique pour avoir existence et effet. Une
inscription n'existe comme information que si elle est lue
... »1(*), et
« ... l'information n'est pas une chose inscrite dans un signe, mais
une relation active qui n'existe que dans et par un processus computationnel /
organisationnel. »2(*).
Nous n'avons pas ici pour ambition d'exposer dans le
détail l'intégralité de la théorie de DRETSKE, mais
simplement de nous arrêter sur certains points pouvant éclairer
notre problème, et de répondre aux objections qui lui ont
été faites, dans la mesure où elles seraient susceptibles
d'affecter la thèse que nous défendons. Edgar MORIN et DRETSKE se
distinguent notamment sur la nécessaire présence d'un
interprète pour que l'on puisse parler d'information : si l'on en
croit ENGEL, l'information est pour DRETSKE, « une notion naturelle,
une « ressource objective », dont l'existence est
indépendante de l'activité d'un interprète qui impose des
significations à des événements. C'est de plus une notion
nomologique, formulée en termes de lois exemplifiées par des
événements naturels. »1(*). ENGEL nous fournit l'exemple suivant :
« le fait qu'il y ait des boutons rouges sur la figure de Jojo
véhicule l'information que Jojo a la rougeole parce qu'il y a une
régularité nomologique (non-unique) entre les boutons et la
rougeole, et le fait qu'un tronc de sequoia ait un ensemble donné
d'anneaux véhicule l'information que le sequoia a tant d'années,
parce qu'il y a une corrélation nomologique entre le nombre d'anneaux et
l'âge de l'arbre, etc... » 2(*). Il s'ensuit que « la notion d'information
sera donc une propriété d'un certain signal et de ce que
ce signal indique objectivement. »3(*). Il semblerait que le nombre
d'anneaux ne puisse indiquer (au sens de DRETSKE) l'âge de
l'arbre que s'il n'y a pas d'autre fait que le nombre des cycles de croissance
qui puisse être causalement responsable de la production de ces anneaux.
Il y a une difficulté dans cette façon de concevoir les
choses : tout d'abord, lorsque l'on dit « il n'y a pas d'autre
fait qui puisse être causalement responsable de la production de ces
anneaux », on dit en fait que nous n'en connaissons pas, et on fait
comme si aucun lien de causalité nouveau ne pouvait être
découvert. Nous ne voyons pas en effet quelle nécessité il
pourrait y avoir à ce que seuls les cycles de croissance puissent donner
lieu à tel ou tel nombre d'anneaux (il pourrait en effet y avoir une
maladie X causalement responsable de la formation de ceux-ci).
Grossièrement, le projet de DRETSKE est de
décrire et définir des états tels que la croyance comme
des états informationnels. ENGEL en parle en ces termes :
« si l'on résume l'analyse de la croyance de Dretske, on dira
qu'un agent a une croyance que p (a) s'il y a un état neuronal
S de l'agent véhiculant l'information i et qui joue un
rôle approprié d'indication dans l'organisation fonctionnelle de
l'agent, et si (b) à la fin d'une certaine période
d'apprentissage de S, S acquiert le contenu sémantique
que p. »4(*). Autrement dit : « ... la croyance
qu'il y a une mouche dans son environnement immédiat s'identifie
à une structure interne de la grenouille ayant acquis une fonction
d'indication et véhiculant le contenu sémantique qu'il y a une
mouche dans l'environnement immédiat. »1(*).
Parmi les nombreuses difficultés que pose ce type de
théorie, nous pouvons en relever une toute simple : la
définition qui nous est donnée ne nous permet pas de faire la
différence entre une sensation/perception et une croyance, la
sensation/perception pouvant elle aussi être définie comme une
structure interne ayant acquis une fonction d'indication et véhiculant
le contenu sémantique qu'il y a une mouche dans l'environnement
immédiat.
ENGEL affirme que « la difficulté principale
d'une analyse de la croyance en termes de la notion de contenu informationnel
est que les contenus des croyances sont individualisés de manière
plus fine que les contenus informationnels. »2(*). En fait, DRETSKE
distinguerait un contenu de croyances et un contenu informationnel, ceux-ci
différant « quant à leur « ordre
d'intentionnalité » »: « un état
S doué d'un contenu a une « intentionnalité de
premier ordre » si et seulement si : (a) tous les F
sont G, (b) S a le contenu que t est F, (c)
S n'a pas le contenu que t est G. Une
intentionnalité de second ordre est exemplifiée quand (a) est
remplacé par la condition (a') selon laquelle c'est une loi naturelle
que les F soient G ; on a une intentionnalité de
troisième ordre s'il est (a'') nomologiquement nécessaire que
les F soient G. »3(*).
DRETSKE paraît donc résoudre la difficulté
exposée par ENGEL.
Parmi les autres objections que l'on a fait à ce type
de théorie, il y a celle-ci : on ne pourrait assimiler
l'information que véhicule une certaine structure physique (la
température fournie par le thermomètre, ou l'âge de l'arbre
fourni par le nombre d'anneaux) avec l' «information » qui
serait véhiculée par une croyance, pour la bonne raison que cette
dernière peut véhiculer un contenu intentionnel faux, et qu'une
information ne peut avoir cette propriété : en effet,
« un signal r véhicule l'information que s
est F seulement si s est F. »4(*). Tout contenu
intentionnel ne serait donc pas une information, puisqu'une croyance peut
véhiculer que s est F alors que s n'est
pas F. Si l'on reformule avec l'exemple d'ENGEL5(*), la grenouille apprendrait
que tous les objets noirs passant alentour ont la propriété
d'être des mouches, et croit donc que cet objet noir passant
alentour est une mouche, alors que cet objet noir passant alentour n'en
est pas une.
Il y a plusieurs façons de répondre à
cette objection. On peut dire que le contenu intentionnel que tout objet
noir passant alentour est une mouche est une information parce que
c'était vrai jusqu'à ce que l'expérimentateur introduise
un objet noir passant alentour qui n'est pas une mouche, c'est-à-dire
modifie artificiellement l'environnement de la grenouille, d'après
lequel elle avait acquis cette information. Dans ce cas de figure, s'il n'est
pas vrai en général que tout objet noir passant alentour est une
mouche, cela est vrai dans l'environnement de la grenouille. On peut remarquer
au passage qu'une information n'a de rôle pour la survie de l'organisme
que si elle porte sur lui-même ou sur son environnement (il n'y aurait en
effet pas d'intérêt a ce que la grenouille possède une
information concernant l'environnement d'un autre organisme). Dans le second
cas de figure, qui est plus vraisemblable, il existe dans l'environnement
naturel de la grenouille des objets noirs passant alentour qui ne sont pas des
mouches ; et le contenu intentionnel peut donc dans certains cas
être considéré comme faux et non-informationnel. Mais cela
n'est pas une objection à la thèse que nous avançons, car
nous ne soutenons pas que tout contenu intentionnel est une information, mais
simplement que tout contenu intentionnel a pour fonction d'être
informationnel. Si la grenouille a le contenu intentionnel que tout objet
noir passant alentour est une mouche, ce contenu peut être faux et
non-informationnel la plupart du temps, et alors la grenouille ne parviendra
pas à se nourrir et mourra ; il peut aussi remplir sa fonction
informationnelle, même si tout objet noir passant alentour n'est pas une
mouche. Comment cela peut-il se faire ? On peut postuler que si la
grenouille a un tel contenu, c'est que cela lui est avantageux et qu'il y a
sans doute en proportion plus d'objets noirs passant alentour qui sont des
mouches que d'objets noirs passant alentour qui n'en sont pas, en vertu de la
sélection des états mentaux porteurs d'information
opérée par l'évolution. Il est tout à fait
plausible que le contenu intentionnel, même s'il n'est pas
systématiquement informationnel, est adapté ou s'adapte à
l'environnement de l'organisme qui le possède. Le fait que l'information
ait pour propriété d'être analytiquement vraie n'implique
donc pas que le contenu intentionnel n'ait pas pour fonction d'être
informationnel. Les états mentaux peuvent être dits
informationnels seulement s'ils remplissent la fonction qui est la leur. La
fonction informationnelle serait donc une norme vers laquelle tendraient les
états mentaux, par les bénéfices que cette information
apporte à l'organisme ; mais tous les états mentaux n'y
souscriraient pas : une défaillance ou un dysfonctionnement
occasionnels du système représentationnel sont toujours
possibles.
Mais ici surgit une première difficulté :
du fait que le nombre d'anneaux nous indique l'âge de l'arbre, nous
n'inférons pas qu'ils ont pour fonction d'indiquer l'âge de
l'arbre, et il serait sans doute erroné de procéder à une
telle inférence si nous n'avons aucune raison de le faire. En quoi
serions-nous fondés à passer du fait que le nombre d'anneaux
indique l'âge de l'arbre au fait que le nombre d'anneaux ait pour
fonction d'indiquer l'âge de l'arbre ?
La réponse pourrait être la suivante : nous
ne voyons pas en quoi nous serions fondés à croire que
l'indication de l'âge de l'arbre puisse apporter une quelconque
contribution à la survie de cet organisme. Alors qu'il semble bien que
les états mentaux en tant qu'ils sont porteurs d'une information
permettent dans beaucoup de cas à l'organisme de maintenir son
homéostasie.
A ceux qui nous diraient que nous commettons une erreur de
raisonnement assimilable au « paradigme de Pangloss », nous
pouvons répondre que l'assignation d'une telle fonction ne va
évidemment pas de soi, mais que nous ne devons l'écarter a priori
que lorsque son absurdité est flagrante. Par exemple, nous pourrions
supposer que l'arbre produit chaque année un anneau parce qu'il a
l'espoir qu'il sera épargné lorsque les bûcherons viendront
l'abattre et constateront son âge avancé et respectable. Cette
expérience de pensée consiste à considérer quel
bénéfice l'arbre pourrait trouver à la production de tels
anneaux, et nous ne voyons pas quelle autre contribution la production de
ceux-ci pourrait apporter à la survie de l'arbre (il n'y aurait en effet
aucun bénéfice à ce qu'il soit informé de son
âge). Mais nous devons écarter cette hypothèse absurde
parce que la production d'anneaux ne peut remplir une telle fonction,
étant donné que nous ne pouvons être informés
précisément de l'âge de l'arbre qu'une fois qu'il a
été tronçonné. Il n'est par contre pas absurde
d'affirmer que l'intentionnalité de nos états mentaux contribue
pour une large part à notre survie, et aurait été
sélectionnée par l'évolution pour cette raison.
Ici encore, nous pouvons nous référer à
DAMASIO et à ses réflexions sur les émotions :
« par elle-même, la réponse émotionnelle peut
remplir quelques utiles fonctions : par exemple, elle peut permettre de se
dissimuler rapidement à la vue d'un prédateur, ou de montrer
à un concurrent que l'on est en colère. Le processus ne
s'arrête pas avec les changements corporels qui caractérisent une
émotion cependant. Il se poursuit - en tout cas, on en est certain chez
les êtres humains - et son stade suivant correspond à la
perception de l'émotion en rapport avec le
phénomène qui l'a déclenchée, autrement dit
à la prise de conscience qu'il existe un rapport entre un
phénomène donné et un état du corps marqué
par une certaine émotion. »1(*). En plus de confirmer ce que nous venons de dire sur
la fonction pouvant être assurée par nos états mentaux,
nous voyons que les émotions ne sont pas simplement des états du
corps (ce qui suffit à en faire des états intentionnels), mais
que la perception de l'émotion à son stade le plus avancé
semble aussi établir l'existence d'un rapport entre un certain
phénomène et l'émotion considérée. De
là à dire que l'émotion puisse aussi avoir pour fonction
d'indiquer ou de nous informer d'un phénomène réel
extérieur, il n'y a qu'un pas qu'il nous semble justifié de
franchir. Nous pouvons néanmoins émettre une réserve quant
au fait que le type de rapport que nous établissons avec le
phénomène en question soit d'ordre conscient, comme le soutient
DAMASIO. La peur peut en effet nous faire fuir ou éviter un obstacle
avant même que nous n'ayons pris conscience du danger.
Nous voyons donc qu'un état mental tel que
l'émotion peut avoir une valeur informationnelle ; mais avons-nous
pour autant déterminé sa fonction ?
Ici surgit ce qu'on appelle le problème de
l'indétermination fonctionnelle. ENGEL l'expose de la façon
suivante : « De même la grenouille qui tire sa langue en
direction des mouches : a t-elle un dispositif interne qui commande
à la capture de mouches ou bien la capture d'objets noirs
passant alentour ? Si on lui envoie des balles de plomb, le
dispositif « fonctionne » identiquement. Il est
indéniable qu'il malfonctionne, puisque la grenouille aura une
indigestion, mais relativement à quel contenu informationnel ?
». 3(*) Nous
voyons ici que ce qui est appelé
l' « indétermination fonctionnelle » est en
fait l'indétermination du contenu informationnel de la fonction. Nous
allons tenter de montrer dans ce qui suit que le contenu informationnel est en
fait déterminé.
Si la fonction du dispositif interne de la grenouille est de
commander à la capture des F (ou objets noirs passant
alentour), c'est qu'il n'y a pas ou peu d'F qui ne
possèdent pas la propriété g (être
nutritif), car l'évolution ne sélectionne une fonction que si
elle a des conséquences bénéfiques, et il n'y a pas de
bénéfice à ce qu'une grenouille ingère des
F-g, c'est-à-dire des F privés de la
propriété g. On peut donc en déduire que si
l'évolution n'a pas fait en sorte que le dispositif interne de la
grenouille distingue les Fg de F-g, c'est parce que la
plupart des F présents dans l'environnement de la grenouille
sont des Fg, ou qu'il y a suffisamment de Fg en proportion
parmi les F ingérés par la grenouille pour satisfaire la
condition N (nourrir la grenouille). Dans ce contexte, il n'y a pas de
sens à distinguer la fonction de commander à la capture des
Fg de la fonction de commander à la capture des F-g,
puisque la plupart des F ont la propriété g et
que l'ingestion de F en masse suffit à satisfaire la condition
N, étant donné qu'il y a proportionnellement plus de
Fg que de F-g à l'intérieur des F.
On peut donc considérer que le contenu informationnel
de la fonction du dispositif interne de la grenouille est
déterminé et consiste à commander la capture des
F. En effet, si le contenu informationnel de la fonction du dispositif
interne de la grenouille commandait à la capture des F ayant la
propriété g, alors la grenouille ne pourrait pas prendre
des F-g pour des Fg.
Remarquons aussi que si l'environnement de la grenouille se
modifie, au sens où la proportion de F-g deviendrait
supérieure à la proportion de Fg, il est probable que
l'évolution ferait en sorte que les grenouilles distinguant un trait
spécifique des Fg soient sélectionnées. Si aucune
n'en devenait capable, l'espèce de grenouille en question serait
menacée de disparition.
Il n'y a donc pas d'objection à ce que les états
mentaux aient pour fonction d'être informationnels, ni à ce que
nous puissions déterminer le contenu informationnel de cette fonction,
comme il semble que nous ayons réussi à le faire pour le contenu
informationnel de la fonction du dispositif interne de la grenouille.
Il convient maintenant de revenir sur la sélection de
cette fonction et de nous interroger sur le concept d'évolution. Voyons
ce que nous en dit François JACOB : « la théorie
de l'évolution se résume essentiellement en deux propositions.
Elle dit d'abord que tous les organismes, passés, présents ou
futurs, descendent d'un seul, ou de quelques rares systèmes vivants qui
se sont formés spontanément. Elle dit ensuite que les
espèces ont dérivé les unes des autres par la
sélection naturelle des meilleurs reproducteurs. »1(*). La seconde est celle qui
nous intéresse, mais nous pouvons remarquer qu'elle nous renvoie en fait
au concept de sélection naturelle. F.JACOB cite à ce propos le
DARWIN de L'origine des espèces : « c'est
à la « conservation des variations favorables ... et à
la destruction de celles qui sont nuisibles que j'ai appliqué le nom de
« sélection naturelle » ou de « survivance
du plus apte ». Les variations indifférentes, ni utiles ni
nuisibles, n'étant pas effectuées par la
sélection » peuvent demeurer ou non. » 1(*).
Remarquons que cette définition de la sélection
naturelle évoque le fait que certaines variations puissent être
« indifférentes », c'est-à-dire
« ni utiles ni nuisibles », et ne fait donc pas de tout
trait un trait ayant valeur adaptative, inférence dénommée
le « paradigme de Pangloss ».
Etant donné que nous avons montré en quoi
l'intentionnalité pouvait être « utile »
à la survie de l'individu et de l'espèce, nous pouvons la
considérer comme une « variation favorable » qui
aurait été conservée par la sélection naturelle qui
« est à chaque instant et dans l'univers entier occupée
à scruter les moindres variations ; rebutant celles qui sont
mauvaises, conservant et additionnant celles qui sont bonnes ; travaillant
inlassablement et sans bruit, partout et toutes les fois que l'occasion s'en
présente, à l'amélioration de chaque être
organisé, dans ses rapports tant avec le monde organique qu'avec les
conditions inorganiques. »2(*).
Deux objections peuvent encore nous être faites : la
première est que d'une certaine manière, tout recours à la
fonction dans nos descriptions ou définitions
dématérialise l'esprit, par le fait que différentes
structures matérielles peuvent accomplir une même fonction.
Remarquons que c'est une chose de dire que la fonction peut se
réaliser dans différentes structures matérielles ou
physiques, et que c'en est une autre de dire que la fonction n'a besoin
d'aucune structure matérielle ou physique pour se réaliser. Si le
« fonctionnalisme conduit à séparer l'esprit du
cerveau » 3(*), donc à une
« décérébralisation »4(*), le fonctionnalisme et le
matérialisme sont tout à fait compatibles, sous la forme d'un
matérialisme non-réductionniste par exemple. Autrement dit, nous
ne soutenons pas que les propriétés mentales se réduisent
à telles ou telles propriétés physiques, mais
défendons l'idée déjà exposée que toute
propriété mentale est une propriété d'une substance
physique, qui n'est pas nécessairement le cerveau. Comme le dit
DESCOMBES : « on ne confondra pas le fait pour la pensée
d'être rattachée à un cerveau et le fait d'être
rattachée à un système vivant. »5(*).
La seconde objection, déjà en partie
traitée dans notre première partie, est que nous confondrions le
descriptif et le normatif dans notre « description »
des états mentaux. DESCOMBES le formule ainsi : « un tel
partage de la description et de l'évaluation est pleinement
justifié, et il l'est par le précepte suivant : on ne doit
pas introduire, dans notre description de la réalité, des
éléments qui n'appartiendraient pas à cette
réalité elle-même, mais plutôt à
notre réalité... » 1(*), et « l'opposition
du normatif et du descriptif signifie que nous tenons à distinguer ce
que la chose est en elle-même et ce qu'elle est pour nous. »
2(*). Peut-être
devons-nous donc renoncer à l'utilisation du concept de description pour
qualifier notre entreprise ; nous aurions en fait simplement fourni une
définition fonctionnelle des états mentaux. Mais il faudra alors
dire la même chose des sciences naturelles lorsqu'elles emploient des
concepts normatifs (celui d'homéostasie par exemple). Remarquons
néanmoins avec DESCOMBES que « les normes en question sont
celles du système dont on s'occupe et non celles de
l'observateur » 3(*), et que «... le point de vue qui nous
permet d'étudier le système ne s'occupe pas de la
rationalité que présente ce système pour nous,
mais de la rationalité qu'il présente pour
soi. »4(*). Pareillement, les états mentaux de la
grenouille (si elle en a) sont informationnels pour elle et pas pour nous, et
il en est de même des états mentaux que nous avons : ils sont
informationnels pour soi. On peut considérer le système
étudié non pas simplement comme un système matériel
isolé de son environnement, mais comme un système
intégré dans ce dernier : « le système adaptatif
tient compte de son milieu, faute de quoi il est condamné
à périr ou à décliner. »5(*). On ne peut pour autant
opposer les « sciences naturelles » et les « sciences
de l'artificiel », les premières portant sur le système
matériel isolé de son environnement, les secondes portant sur le
système adaptatif intégré à son milieu ; en
effet, il n'y a pas de démarcation stricte entre les deux, la biologie
étant une science naturelle qui étudie aussi bien l'aspect
matériel que l'aspect adaptatif/fonctionnel du système
(c'est-à-dire aussi l'environnement dans lequel il s'intègre).
Les concepts de milieu ou de biotope nous le montrent, ainsi que les
expérimentations étudiant l'influence du milieu ou de
l'environnement sur le plein développement des dispositions de
l'organisme.
Nous avons donc tenté d'étudier les
propriétés mentales du système comme pouvant
elles-mêmes être adaptées par l'information qu'elles lui
procurent. Nous n'avons néanmoins fait qu'une partie du travail en
montrant que notre tentative de naturalisation de l'esprit n'est pas absurde,
du fait des bénéfices que l'organisme peut tirer des informations
véhiculées par ses représentations. Il faudrait encore
montrer comment lesdites représentations peuvent orienter ou modifier le
comportement, c'est-à-dire nous intéresser de plus prés
à la question de la causalité mentale ; mais cela est un
autre problème qui nécessiterait une réflexion à
part entière.
CONCLUSION
Qu'avons-nous exactement accompli lorsque nous arrivons
à la conclusion que l'intentionnalité des états mentaux
peut être décrite ou définie comme une fonction
informationnelle sélectionnée par l'évolution ?
S'agit-il d'une explication de la capacité
représentationnelle et de l'intentionnalité ?
Joëlle PROUST prétendait en effet que le naturalisme consistait
à « ...établir si une notion comme celle de
représentation, ou de conscience, généralement
considérées en philosophie comme des notions
irréductibles, voire constitutives du domaine sémantique, peuvent
en fait recevoir une explication de type ordinaire, c'est-à-dire
être expliquées causalement comme n'importe quel autre
phénomène naturel » 1(*), ou à « réduire
l'intentionnel à du physique » 2(*).
Nous n'avons pas procédé à une
explication telle que la définit HEMPEL, nous n'avons pas non plus
réduit l'intentionnel à du physique, ni même décrit
ou défini l'intentionnalité des états mentaux sans faire
usage de concepts normatifs, ce qui aurait d'ailleurs été
inutile, puisque le naturalisme est lui-même une norme qui prescrit de
n'employer dans nos énoncés décrivant la capacité
représentationnelle que des concepts usités dans les sciences.
Nous n'avons pas procédé à une
explication de l'intentionnalité des états mentaux, car faire
uniquement usage de concepts scientifiques dans nos énoncés ne
garantit en rien que les énoncés ainsi produits soient des
explications scientifiques étant donné que nous pouvons articuler
ces concepts de manière absurde.
Nous pouvons néanmoins dire que des
énoncés tels que « la croyance que ce liquide
est de l'eau a fait que x l'a bu » sont
considérées comme des explications par la psychologie populaire,
car le fait de connaître les croyances de quelqu'un nous permet dans une
certaine mesure de prévoir son comportement ; d'autre part, si
nous demandons à quelqu'un (a) « pourquoi x a t-il bu
le contenu de ce verre ? » il nous répondra : (b)
« parce que x croyait que c'était de
l'eau » ; et si nous réitérons la question,
il nous répondra sans doute sur un ton agacé :
« mais je viens de vous l'expliquer ! ». La
signification du concept d'explication ne se restreint pas à la
définition qu'en donne HEMPEL, qui nous parle uniquement de ce qu'est
une explication scientifique. Il s'ensuit de ces considérations que nos
explications usuelles ne perdent pas tout intérêt et toute
pertinence, et que nous n'avons pas à remplacer l'énoncé
(b) par un énoncé du type : « parce que
x avait l'état neuro-cérébral z que
c'était de l'eau ».
Nous n'avons pas non plus réduit l'intentionnel
à du physique. Nous avons simplement délimité les
propriétés mentales en affirmant qu'elles étaient des
propriétés de la personne ou de l'agent, la seule
réduction qui puisse nous être attribuée étant celle
consistant à soutenir que toute propriété mentale ou
sémantique est propriété d'une substance physique (mais
s'agit-il d'une réduction ?), ce qui se distingue de la
thèse affirmant que les propriétés sémantiques sont
des propriétés physiques, et de la thèse consistant
à soutenir que toute propriété mentale est une
propriété d'une substance cérébrale.
Nous avons par contre soutenu que « ...la
philosophie de l'esprit ou de la connaissance doit cesser d'être purement
a priori ou « conceptuelle » »1(*), en tout cas qu'il n'y a pas
d'objection de principe à ce qu'elle s'informe des données
scientifiques portant sur son objet (l'esprit), et modifie ou révise ses
propres théories en fonction de ces dernières.
Nous avons donc accompli une tâche modeste consistant
à ne caractériser l'esprit qu'en faisant usage de concepts
normatifs et de concepts non-normatifs issus des sciences naturelles. Il s'agit
pourtant bel et bien d'un naturalisme qui ne perd pas pour autant sa valeur du
fait qu'il se destine uniquement à la production d'énoncés
descriptifs et informatifs portant sur l'intentionnalité des
états mentaux.
Il est maintenant temps de répondre à deux
questions : pourquoi avons-nous choisi de ne faire usage que de concepts
issus des sciences naturelles ? La philosophie ne se subordonne-t-elle pas
à la science lorsqu'elle se fixe pour règle de n'user dans ses
descriptions que de concepts scientifiques ?
A la première question, nous pouvons répondre
que nous n'avons pas utilisé de concepts psychologiques dans notre
définition de l'intentionnalité des états mentaux, non
parce que nous considérerions la psychologie comme une sous-science,
mais parce qu'elle utilise des concepts intentionnels dans ses explications, et
que nous ne pouvons pas définir l'intentionnalité par des
concepts intentionnels ou subdoxastiques, c'est-à-dire
quasi-intentionnels, sous peine de circularité.
La réponse à la seconde question semble pouvoir
être trouvée chez Joëlle PROUST qui la formule un peu
différemment : « Cet emprunt ne compromet-il pas la
valeur philosophique de la réflexion, qui devient assujettie à la
validité d'un champ de savoir extérieur à
elle-même ? » Elle y répond comme suit :
« cette objection serait fondée si les concepts en question
étaient purement et simplement transférés tels quels dans
le raisonnement philosophique. Tel n'est pas le cas. L'intégration d'un
concept d'origine psychologique ou neurophysiologique à des
considérations philosophiques ne se fait pas sur le mode de l'emprunt
pur et simple. L'activité proprement philosophique consiste à
retravailler le concept issu de la théorie empirique pour
mettre au jour ses conditions générales d'application, et le lien
qu'il entretient avec un réseau d'autres contraintes
philosophiques. » 1(*). Nous pouvons lui répondre que c'est
là justement tout le problème, car on peut alors soutenir qu'il
ne s'agit plus du concept de la théorie empirique. Nous ferions donc
dans ce cas usage dans nos énoncés de concepts qui ne sont pas
uniquement scientifiques, mais qui sont en fait devenus des concepts
philosophiques. Or n'était-ce pas là précisément ce
que le philosophe naturaliste voulait éviter en préconisant de ne
se servir que de concepts scientifiques ? Joëlle PROUST pressent sans
doute cette objection puisqu'elle dit un peu plus loin : « le
concept est le même, mais il est éclairé
différemment. » 2(*). Il peut lui être rétorqué que
le fait qu'il entretienne de nouvelles relations et soit lié à un
réseau de contraintes philosophiques suffit à ce qu'il ne soit
plus tout à fait le même.
Nous pouvons aussi remarquer que la démarche consistant
à ne se servir, dans les énoncés philosophiques, que de
concepts scientifiques, avait sans doute pour objet de se prémunir du
vocabulaire et des entités en bref, des excentricités
métaphysiques (au sens kantien du terme3(*) ) des philosophes, mais que respecter le naturalisme
ne nous garantit pas que nous y échappions. Et cela tout simplement,
soit parce que le philosophe peut retravailler le concept en
métaphysicien, soit parce qu'il peut changer le sens des
différents concepts scientifiques en les articulant en
métaphysicien.
Il s'ensuit de tout cela que le naturalisme présuppose
des normes dans la définition de l'esprit qu'il nous soumet et est une
norme lui-même, dont nous avons explicité le contenu. Nous avons
vu aussi qu'il se permet en partie de transgresser la règle qu'il s'est
lui-même fixé, en modifiant le sens des concepts qu'il emprunte
aux sciences. Le fait que le naturalisme fasse nécessairement
référence à des normes l'invalide t-il ?
Pas nécessairement. Nous pouvons en effet soutenir
qu'il s'agit d'une démarche pertinente : il n'est pas
négligeable de dire que les états mentaux ont été
sélectionnés pour leur fonction d'être informationnels et
pour la contribution que celle-ci apporte à la survie de l'individu et
de l'espèce. Mais cette fonction informationnelle fait aussi qu'ils
doivent se prêter à une appréciation en termes de normes
c'est-à-dire comme pouvant être vrais ou faux, corrects ou
incorrects, rationnels ou irrationnels. Les simples considérations
causales ne suffisent donc pas à caractériser les états
mentaux ; autrement dit l'approche naturaliste et l'approche normative
sont complémentaires. Il nous faut donc accepter que nous ne puissions
procéder qu'à un naturalisme modéré qui ne se cache
pas de faire usage de normes.
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Animisme (5)
Anthropomorphisme (22, 61)
Attitude propositionnelle (12, 40, 41)
Behaviorisme (42, 59)
Biophilosophie (10, 39)
Canon de Morgan (59)
Carte mentale (64, 65)
Causalité (7, 21, 36, 61)
Analyse causale (60)
Causalité mentale (7, 13, 54, 82)
Causes (17, 18, 19, 20, 21, 27, 60, 61, 62)
Cerveau (16, 17, 21, 23, 25, 28, 30)
Cognitivisme (32)
Comportement (59, 60, 61)
Concepts (34)
Concepts mentaux ou intentionnels (17, 59, 62)
Concepts naturels (84)
Concepts normatifs (84)
Concepts philosophiques (84, 85)
Concepts scientifiques (26, 55, 57, 84, 85)
Conceptualisme (9, 27)
Confusion conceptuelle (16, 17, 23, 24, 30)
Conscience (6, 12)
Contenu informationnel (76, 79, 80)
Contenu intentionnel (77)
Contenu propositionnel (41)
Contenu sémantique (76)
Contrefactuel (21)
Corps (25) (voir aussi Etats du corps)
Critère (18)
Croyance (11, 22, 28, 42, 55, 64, 76)
Douleur (45, 46)
Dualisme (4, 15, 16)
Effet placebo (53, 56, 57)
Emergence (voir Survenance)
Emotion (70, 78, 79)
Enoncé (11, 13, 23, 24, 51, 53, 56, 57, 74)
Enoncé causal (36, 51, 53, 73)
Enoncé fonctionnel (73)
Enoncé naturalisé (44, 58)
Enoncé téléologique (72)
Entité (25, 64)
Entité mentale (7)
Entité physique (7)
Environnement (77, 78, 80) (voir aussi Milieu)
Erreur de catégorie (voir Confusion
conceptuelle)
Esprit (4, 5, 12, 16, 17, 21, 29, 30)
Définition (6)
Etats du corps (70, 79)
Etats cérébraux (16, 17, 40)
Etats mentaux (voir aussi Réalité) (5, 12,
16, 17, 42, 43, 46, 59, 61, 62, 69, 70, 80, 82, 85)
Ethologie (59)
Evolution (71, 74)
Théorie de l'évolution (80)
Expérience de pensée (78) (Voir aussi
Contrefactuel)
Explication (36, 37, 52, 53)
Explication causale (10, 22, 42, 52, 53)
Explication ordinaire ou usuelle (9, 38, 53)
Explication scientifique (22, 36, 37, 62)
Externalisme (30, 31, 32, 33, 34, 35)
Finalité (72)
Fonction (62, 71, 72, 73, 74, 81)
Etudes fonctionnelles (59, 60, 72)
Fonction informationnelle (75, 77, 78, 80)
Fonctionnalisme (81)
Génétique (60)
Génétisme (idéologie
génétique) (60)
Holisme (32, 34, 35)
Homéostasie (78, 82)
Identité (voir Relation)
Image mentale (27, 29)
Indétermination fonctionnelle (79)
Indication (70, 75, 76, 78)
Information (70, 75, 77)
Intensionnalité (46)
Intentionnalité (11, 12, 69, 70, 71, 78, 81, 83)
Internalisme (30, 31, 32, 33, 34, 45)
Interprétation (18)
Langage
Langage usuel (25)
Langage scientifique (25, 26, 67)
Lois (21, 22, 35) (voir aussi Relation nomique)
Loi de Leibniz (63)
Lois psychologiques (34, 35, 41)
Lois des sciences naturelles (34, 35)
Matérialisme (40, 56, 81)
Matérialisme éliminatif (13, 39, 40, 41, 42, 47,
55, 56)
Mental (16, 17)
Métaphysique (85)
Milieu (82) (voir aussi Environnement)
Modules (25)
Naturalisation (6, 8, 9, 10, 18, 65)
Naturalisme (21, 26, 56, 83, 84, 85)
Naturalisme évolutionniste (14, 58)
Naturel (27)
Nécessité (21, 76)
Neurophilosophie (10, 39)
Neurosciences
Neurophysiologie (55)
Niveau de description (44)
Niveau d'organisation (44, 46, 63)
Normativisme (11, 13, 15, 21, 26, 27, 35, 62)
Normatif, Normes (26, 27, 28, 50, 81, 82, 84, 85)
Ontologie (8, 40, 44, 46, 47, 49)
Opacité référentielle (46)
Organisation (69, 71)
Organisme (46, 77, 78)
Paradigme de Pangloss (74, 78)
Partie (24, 25, 31, 65, 66)
Perception (70)
Personne (22, 23, 25, 29, 84)
Philosophie (20, 24, 57, 84)
Discours philosophique (56, 57)
Philosophie analytique (11)
Philosophie de l'esprit (23, 32, 84)
Physicalisme (16, 48, 67)
Placebo (voir Effet placebo)
Prédiction (56, 55)
Propriété (16) (voir aussi Tout et
Partie)
Propriétés cérébrales (21)
Propriétés disjonctives (51)
Propriétés fonctionnelles (50, 52)
Propriétés gustatives (65, 66)
Propriétés magiques (43, 44)
Propriétés mentales (5, 21, 25, 31, 43, 44, 55, 63,
66, 68, 81, 84)
Propriétés physiques ou chimiques (31, 50)
Propriétés sémantiques (5, 31, 40)
Psychologie (49, 84) (voir aussi Lois psychologiques)
Psychologie cognitive ( 23)
Psychologie populaire (40, 41, 42)
Psychologie scientifique (56)
Psychophilosophie (10, 39)
Qualia (44)
Raisons (17, 18, 19, 20, 21, 27)
Réalisabilité multiple (51, 67)
Réalisme
Réalisme modéré (63)
Réalité des états mentaux (8, 13, 64)
Réduction (7, 8, 13, 16, 65, 70)
Réductionnisme (7, 8, 63, 66, 67, 68, 69)
Définition (41, 42, 65)
Réductionnisme conceptuel (8)
Réductionnisme faible (8, 66, 68)
Réductionnisme fort (8, 66, 67, 68)
Réductionnisme ontologique (8, 9, 70)
Réductionniste (46, 47)
Référence (43, 44)
Référent (44, 45, 46)
Relation (25)
Relation causale (voir Causalité)
Relation d'identité (63)
Relation nomique (22, 75) voir aussi Lois)
Représentation (6, 12)
Représentation digitale (12)
Représentationnisme (32)
Rêve (27, 28, 29)
Science (9, 10, 84)
Discours scientifique (57)
Sciences humaines (49)
Sciences naturelles (9, 82, 84)
Sélection naturelle (71, 80)
Sens ou signification (44, 45)
Non-sens (17)
Sophisme de l'homoncule (22, 23, 25)
Stratégie intentionnelle (5, 62)
Substance (4, 5)
Substance cérébrale (5)
Substance mentale (4, 5, 15, 16)
Substance physique ou matérielle (4, 5, 15)
Survenance (33, 34, 65, 69)
Survie (74, 77, 78, 80)
Symptôme (18)
Téléologie (72)
Tout (24, 25, 31, 65, 66)
Usage (voir Langage usuel)
Variation (80, 81)
Vocabulaire
Vocabulaire intentionnel (22, 48) (voir aussi Concepts
mentaux)
Vocabulaire scientifique (42) voir aussi Concepts
scientifiques)
Vrai et faux (voir Normatif)
INDEX DES AUTEURS CITES
Andrieu Bernard (48, 49)
Atlan Henri (10, 36, 41, 46, 47, 65, 66, 67, 69)
Churchland P.S. (48, 49)
Damasio Antonio.R (54, 70, 78, 79)
Darwin Charles (80)
Dennett D. (62, 64)
Descartes René (7, 15, 16, 17)
Descombes Vincent (23, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 46, 48, 62, 81,
82)
Dretske F. (75, 76)
Engel Pascal (8, 9, 10, 15, 16, 17, 19, 21, 22, 23, 24, 25, 27,
28, 30, 31, 34, 35, 39, 40, 41, 42, 47, 49, 63, 64, 68, 69, 75, 76, 77, 79)
Fodor J. (12, 15, 24, 32, 50)
Frege Gottlob (43, 44)
Freud Sigmund (66)
Hacker P.M.S (15, 17, 20)
Heidegger Martin (56)
Hempel Carl.G (37, 38, 73, 83)
Jacob François (80)
Jacob Pierre (7, 13, 49, 50, 52, 53)
Kant Emmanuel (85)
Laborit Henri (46, 47)
Mace André (40)
Malcom Norman (27)
Morin Edgar (75, cité en bas de page 54, 55)
Nerval Gérard (cité en bas de page 33)
Proust Joëlle (6, 7, 11, 12, 65, 71, 72, 74, 83, 84, 85)
Renck Jean-Luc (48, 59, 60, 61, 72, 74)
Servais Véronique (48, 59, 60, 61, 72, 74)
Searle John.R (11, 69, 70)
Waismann (18)
Wittgenstein Ludwig (15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 39, 68)
GLOSSAIRE
Etats mentaux : les états
mentaux sont des états représentant des états de choses,
ils ont donc la propriété d'intentionnalité.
Intentionnalité : relation
qu'entretiennent certains états (dits intentionnels) avec des
états de choses ou états du monde. Exemple
d'intentionnalité : le mot « chat »
représente le concept de chat et les différents objets
appelés « chats ». Le mot
« ryidfyfgh » ne représente rien et n'est donc pas
pourvu d'intentionnalité.
Par analogie avec les mots, les états mentaux sont
dotés de la propriété d'intentionnalité.
Matérialisme
éliminatif : position philosophique qui
considère les états mentaux comme n'ayant aucune
réalité, et qui préconise donc d'éliminer les
entités mentales et les concepts mentaux de nos explications ou
descriptions du réel au profit de concepts et d'entités
neurophysiologiques.
Naturalisme / naturalisation : en
philosophie de l'esprit, il s'agit de la position philosophique visant à
rechercher les causes des états mentaux ou de celle consistant à
définir ceux-ci à l'aide de concepts scientifiques naturels
(c'est-à-dire empruntés aux sciences naturelles).
Normativisme : en philosophie de
l'esprit, il s'agit de la position philosophique adoptant un point de vue
normatif sur les états mentaux, visant donc à les
considérer uniquement comme corrects ou incorrects, rationnels ou
irrationnels, vrais ou faux... Le normativisme s'oppose au naturalisme.
Proposition :
énoncé ou phrase dans sa relation avec le monde
extérieur ; plus exactement énoncé susceptible
d'être vrai ou faux.
Substance /
propriété : ce sont deux catégories
fondamentales avec lesquelles il semble que nous pensions le réel. Cette
division est présente dans notre langage. Dans l'énoncé
« cette lampe est rouge », la lampe est
considérée comme une substance. Pour ce qui est de leur
existence, les propriétés sont dépendantes des substances.
* 1 (p. 10-11 / Comment
l'esprit vient aux bêtes / éd. Gallimard.)
* 2 (p.62 / Comment l'esprit
vient aux bêtes / éd. Gallimard).
* 3 (p.321 / Introduction
aux sciences cognitives / Le problème du corps et de l'esprit
aujourd'hui / éd. Gallimard - Folio essais)
* 1(p.9 / Introduction
à la philosophie de l'esprit / Engel / éd. La
découverte).
* 1 Nous considérons
en effet que l'intentionnalité des propriétés
sémantiques est dérivée de l'intentionnalité des
propriétés mentales et renvoyons à l'argument de
Joëlle PROUST qui nous apparaît convaincant :
« Le fait qu'un ordinateur puisse être
interprété de manière intentionnelle est lié
au fait qu'il a été conçu pour émuler des suites
d'états intentionnels ; mais cette intentionnalité est
dérivée de son concepteur et de ses utilisateurs successifs.
Il en va de même des phrases d'une langue : elles ne sont pourvues
de contenu représentationnel que pour autant qu'elles sont
utilisées par un système qui les charge
d'intentionnalité. » (p.33 / Comment l'esprit vient aux
bêtes / Proust)
* 1 (p.52 / Philosophie et
psychologie / Engel / éd.Gallimard -Folio essais).
* 1 (A tort et à
raison / Atlan / éd. du Seuil)
* 1 (p.8 / Comment l'esprit
vient aux bêtes / Proust / éd. Gallimard)
* 2 (p.15 /
L'Intentionalité / Searle / éd. de Minuit)
* 3 (p.14 / Comment
l'esprit vient aux bêtes / Proust / éd. Gallimard)
* 1 (p.177 / Philosophie et
psychologie / Engel / éd. Gallimard Folio-essais)
* 2 (p.114 / Le cahier
bleu / Wittgenstein/ éd. Gallimard - coll.TEL)
* 3 (p.55 / Discours de la
méthode / Descartes / éd. Nathan )
* 1 (p.26 /
Wittgenstein / PMS.HACKER / éd. du Seuil / traducteur
J.L.FIDEL)
* 2 (p.171 / Philosophie et
psychologie / Engel - nous indiquerons dorénavant cet ouvrage par
P&P étant entendu qu'il s'agit toujours de la
même édition)
* 1 (p.171 /
P&P)
* 1 (p.12 / P&P
)
* 2 (p.166 / P&P
)
* 3 (p.168 /
P&P)
* 1 (p.82 / Le cahier
bleu / Wittgenstein / éd. Gallimard)
* 2 (p.168 /
P&P)
* 3 (p.169 /
P&P)
* 1 (p.117-118 /
P&P)
* 2 (p.118 /
P&P)
* 3 (p.180 /
P&P)
* 1 ( p.70 / Le cahier
bleu / Wittgenstein / éd. Gallimard)
* 2 (p.15-16 /
Wittgenstein / Hacker / Editions du Seuil / coll. Points-essais)
* 1 (p.190 /
P&P)
* 1 (p.238 /
P&P)
* 2 (p.238 - 239 /
P&P)
* 3 (p.254 / La
denrée mentale / Descombes / éd. Minuit, que nous noterons
dorénavant DM )
* 1 (p.248 / DM /
Descombes)
* 2 (p.254 / DM)
* 3 (p.255 / DM)
* 4 (p.253 / DM)
* 5 (p.239 /
P&P)
* 1 (p.239-240 /
P&P)
* 2 (p.77-78 /
Wittgenstein / Hacker / éd. du Seuil)
* 3 (p.240 /
P&P)
* 1 (p.60-61 /
P&P)
* 1 (p.61 /
P&P)
* 2 (p.111 /
P&P)
* 3 (p.4 / Introduction
à la philosophie de l'esprit que nous noterons
dorénavant IPE / Engel / éd. La découverte )
* 1 (p.5 / IPE)
* 2 (p.5 / IPE)
* 1 (p.74 / DM)
* 2 (p.10 / DM)
* 3 (p.10 / DM)
* 4 (p.12 / DM)
* 5 (p.14 / DM)
* 6 (p.14-15 /
DM)
* 7 (p.15 / DM)
* 1 (p.15 / DM)
* 2 (p.15 / DM)
* 3 (p.278 / DM)
* 1 (p.268 /
P&P)
* 2 (p.269 /
P&P)
* 3 (p.20 / DM)
* 4 (p.20 / DM)
* 1 (p.23 / DM)
* 2 (p.33 / DM)
* 3 (p.97 / DM)
* 4 (p.276 / DM)
* 5 (p.276 / DM)
* 6 (p.276 / DM)
* 7 (Aurélia
/Les filles du feu / Gérard de Nerval / éd. Gallimard /
Folio)
* 8 (p.302 / DM)
* 9 (p.307 / DM)
* 1 (p.311 / DM)
* 2 (p.276-277 /
DM)
* 3 (p.278 / DM)
* 4 (p.38 / IPE)
* 5 (p.87 / Comment
l'esprit vient aux bêtes / Proust / éd. Gallimard)
* 1 (p.36 / IPE)
* 2 (p.286 / DM)
* 3 (p.96 / IPE)
* 4 (p.190 /
P&P)
* 1 (p.52 / IPE)
* 2 (p.52 / IPE)
* 3 (p.52 / IPE)
* 4 (p.99 / A tort et
à raison, que nous noterons dorénavant ATR / Atlan
/ éd. du Seuil)
* 1 (p.214 / ATR)
* 2 (p.233 / ATR)
* 3 (p.233 / ATR)
* 4 (p.233-234 /
ATR)
* 5 (p.134 / ATR)
* 1 (p.74 / Eléments
d'épistémologie / Hempel / Librairie Armand Colin / 1972)
* 2 (p.75 / Eléments
d'épistémologie / Hempel / Librairie Armand Colin)
* 3 (p.75 / idem)
* 1 (p.76 / Eléments
d'épistémologie / Hempel)
* 2 (p.76-77 /
idem)
* 1 (p.52 /
P&P)
* 1 (p.11 / La
matière / Introduction de André Macé / GF /
Flammarion)
* 2 (p.11-12 /
idem)
* 1 (p.50 / IPE)
* 2 (p.62-63 / IPE)
* 1 (p.57 / IPE)
* 2 (p.57 / IPE)
* 3 (p.65 / A tort et
à raison / Atlan / éd. du Seuil)
* 4 (p.57 / IPE)
* 5 (p.29 / IPE)
* 1 (p.63 / IPE)
* 1 (p.104 / Sens et
dénotation / Ecrits logiques et philosophiques / Frege /
éd. du Seuil)
* 2 (p.108 / idem)
* 1 (La nouvelle grille /
Laborit / éd.Gallimard / Folio-essais)
* 2 (p.43 / La nouvelle
grille / Laborit / éd. Gallimard / Folio-essais)
* 3 (p.57 / ATR)
* 1 (p.75 / ATR)
* 2 (p.349-350 /
P&P)
* 1 (p.272 /
L'éthologie / Renck et Servais / éd. du Seuil / coll.
Points-sciences)
* 2 (p.9 / La
neurophilosophie / Andrieu / PUF / coll. Que sais-je ?)
* 3 (p.31 / idem)
* 4 (p.95 / idem)
* 5 (p.33 / idem)
* 6 (p.21 / idem)
* 7 (p.56 / IPE)
* 8 (Autrement n°102 /
article : A quoi pensent les philosophes ? L'analyse en
philosophie : réduction ou dissolution ? / Jacob / Novembre
1998)
* 1 (p.24 / La
neurophilosophie)
* 2 (p.120 / idem)
* 1 (p.30 / IPE)
* 1 (p.345 /
Introduction aux sciences cognitives / Le problème du corps et
de l'esprit aujourd'hui, que nous noterons dorénavant ISC-PCE
/ article de P.Jacob / éd.Gallimard / Folio-essais)
* 2 (p.345 /
ISC-PCE)
* 3 (p.345 /
ISC-PCE)
* 1 (p.348-349 /
ISC-PCE)
* 1 (p.348-349 /
ISC-PCE)
* 1 (p.348 /
ISC-PCE)
* 2 (p.73 / 3.La
connaissance de la connaissance / La méthode / Morin /
éd. du Seuil)
* 3 (p.168-169 / L'erreur
de Descartes / A.R.Damasio / éd. Poches - Odile Jacob)
* 1 (p.257 / Conférence
ajoutée au livre Le principe de la raison / Heidegger /
éd. Gallimard / cité par Atlan dans ATR p.67)
* 2 (p.122 /
Eléments d'épistémologie / Hempel)
* 1 (p.30 /
L'éthologie / Renck et Servais / éd. du Seuil)
* 2 (p.52 / idem)
* 3 (p.53 / idem)
* 1 (p.102-103 /
L'éthologie)
* 2 (p.116 / idem)
* 3 (p.116 / idem)
* 4 (p.118 / idem)
* 5 (p.127 / idem)
* 6 (p.127 / idem)
* 7 (p.137 / idem)
* 8 (p.150 / idem)
* 1 (p.146 /
L'éthologie)
* 2 (p.261 / idem)
* 3 (p.261 /
idem)
* 1 (p.64 / IPE)
* 2 (p.64 / IPE)
* 3 (p.104 / IPE)
* 1 (p.116 / IPE)
* 1 (p.26 / IPE)
* 2 (p.116 / IPE)
* 3 (p.116 / IPE)
* 4 (p.116 / idem)
* 5 (p.117 / idem)
* 1 (p.117 / IPE)
* 2 (p.119 / IPE)
* 3 (p.62 / Comment
l'esprit vient aux bêtes / Proust / éd. Gallimard)
* 1 (p.65 / ATR)
* 1 (p.58 / ATR)
* 2 (p.69-70 /
ATR)
* 1 (p.72-73 /
ATR)
* 2 (p.73 / ATR)
* 3 (p.54-55 /
ATR)
* 1 (p.55 / ATR)
* 2 (p.57-58 /
Leçons et conversations - chapitre : Leçons sur
l'esthétique / Wittgenstein / éd. Gallimard / coll.
Folio-essais)
* 3 (p.62 / idem)
* 4 (p.57 / idem)
* 5 (p.118 / IPE)
* 1 (p.71-72 /
ATR)
* 2 (p.15 /
L'Intentionalité / Searle / éd. de Minuit)
* 1 (p.16 / idem)
* 2 (p.11 / L'erreur de
Descartes / Damasio / éd. Poche Odile Jacob)
* 3 (p.12 / idem)
* 1 (La logique du
vivant / François Jacob / éd. Gallimard / coll. TEL)
* 1 (p.101 / Comment
l'esprit vient aux bêtes / Proust / éd. Gallimard)
* 2 (p.100 / idem)
* 3 (p.100 / idem)
* 4 (p.101-102 /
idem)
* 1 (p.102-103 /
L'éthologie / Renck et Servais / éd. du Seuil)
* 2 (p.103 / Comment
l'esprit vient aux bêtes / Proust/ éd. Gallimard)
* 3 (p.215 / idem)
* 4 (p.102 / idem)
* 1 (p.103 / Comment
l'esprit vient aux bêtes)
* 2 (p.103 / idem)
* 3 (p.104 / Comment
l'esprit vient aux bêtes)
* 4 (p.102 / idem)
* 5 (p.289 /
L'éthologie / Renck et Servais / éd. du Seuil / coll.
Point-Sciences)
* 1 (p.344 / La
méthode 1- La nature de la nature / éd. du Seuil / coll.
Point-essais)
* 2 (p.133 / La
méthode 2 / La vie de la vie / éd. du Seuil / coll.
Point-essais)
* 1 (p.123 / IPE)
* 2 (p.123-124 /
idem)
* 3 (p.124 / idem)
* 4 (p.129 / IPE)
* 1 (p.130 / IPE)
* 2 (p.127 / IPE)
* 3 (p.128 / IPE)
* 4 (p.124 / IPE)
* 5 (p.135 / IPE)
* 1 (p.185 / L'erreur de
Descartes)
* 3 (p.135 / IPE)
* 1 (p.21 / La logique du
vivant)
* 1 (p.188 / La logique du
vivant)
* 2 (Darwin cité par F.
Jacob / p.189 / La logique du vivant)
* 3 (p.213 / DM)
* 4 (p.213 / DM)
* 5 (p.213 / DM)
* 1 (p.199 / DM)
* 2 (p.199 / DM)
* 3 (p.199 / DM)
* 4 (p.200 / DM)
* 5 (p.203 / DM)
* 1 (p.10-11 / Comment
l'esprit vient aux bêtes)
* 2 (p.62 / idem)
* 1 (p.52 / Philosophie
et psychologie / Engel)
* 1 (p.345 / Comment
l'esprit vient aux bêtes)
* 2 (p.345 / idem)
* 3 La métaphysique est
définie par KANT comme la : « connaissance
spéculative de la raison tout à fait isolée et qui
s'élève complètement au dessus des enseignements de
l'expérience par de simples concepts... » (p.18 / Critique
de la raison pure / Préface de la seconde
édition / Kant / Quadridge - Presses Universitaires de France). Il
serait intéressant de voir dans quelle mesure cette définition
s'applique au « conceptualisme ».
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