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Francis Ponge et Bernard Heidsieck: exemples d'un parti pris du banal en poésie contemporaine

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par Delphine Billard-Kunzelmann
ENS-lsh Lyon - DEA stylistique 2004
  

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Francis Ponge et Bernard Heidsieck : exemples d'un parti pris du banal en poésie contemporaine

Introduction

On observe à la lecture des textes poétiques de ces deux auteurs du XX ème siècle un parti pris du réel, de la réalité prise dans ce qu'elle offre de plus ordinaire, commun, banal. Chez Ponge, il s'agit de donner la parole à ces « objets taciturnes, qui ne vivent que dans l'attente de leur plus juste expression » (1948) 1(*) en les isolant de tout contexte. Chez Heidsieck le parti pris est moins « objectiviste » (vs. humaniste), mais il se donne aussi le but de faire voir, entendre la vie de tous les jours. En effet, il y a dilution du banal objet dans un contexte. Leur point commun a priori ? Refuser d'idéologiser le réel, encore moins de le rendre idéal.

La double question qui se pose est : quelles motivations ont dirigé ce choix d'une part et d'autre part les motivations chez ces deux auteurs sont-elles comparables ?

Le contexte du XX ème siècle est évidemment à placer au centre de ce questionnement et nos deux auteurs s'inscrivent délibérément en position de rupture par rapport aux recherches du XIX ème siècle : le caractère égocentrique et anthropocentriste des thèmes, les registres lyrique et élégiaque. En bref, tout ce qui faisait une poésie hautaine et fière qui, soit détournait avec horreur le regard de la basse matérialité, soit la dramatisait à la manière de Victor Hugo dans une visée politique. On observe ainsi dans ce siècle la naissance d'un regard neuf posé sur l'objet, la chose, le banal. Georges Perec traite des Choses, écrit qui lui vaudra d'ailleurs le prix Renaudot en 1965. Il écrira également un texte intitulé Je me souviens, les choses communes. Et la lecture de L'Anthologie arbitraire d'une nouvelle poésie d'Henri Deluy2(*) qui « arbitrairement » rend compte de trente poètes entre 1960 et 1982, nous révèle des titres de poèmes pour le moins singuliers : Objet d'Anne-Marie Albiach3(*), ou Ménagerie quotidienne de Alain Lance4(*), ou Les Objets contiennent l'infini5(*), ou encore de James Sacré Bocaux, bonbonnes, carafes et bouteilles (comme)6(*).

Francis Ponge et Bernard Heidsieck sont du XX ème siècle et se revendiquent comme tels, même si Ponge aime à rappeler que sa naissance en 1899 lui permet d'avoir eu un pied dans ce XIX ème siècle qu'il remettra de nombreuses fois en cause.

Derrière le « parti pris de la banalité » se présente et s'affirme un parti pris poétique. Faisons de la poésie un outil de lecture du réel et non plus une vision fantasmée de cette réalité qui décevait tant les Romantiques. Parlons de ce que nous croyons connaître et que nous avons toujours sous-estimé. D'une part, on y verra peut-être de la beauté, d'autre part on pourra sortir la poésie de l'ornière des élites en parlant des choses que tout le monde connaît. De fait, une communication sera peut-être possible avec une plus grande partie de la population. Faisons de la poésie ouverte et compréhensible.

Ainsi nos deux poètes n'ont pas suivi la seule « fonction poétique » pour « faire » de la poésie -- et j'emploie « faire » à dessein à la place d' « écrire » -- non pas telle que la définissait d'ailleurs Jakobson, mais telle qu'elle a été comprise par certains poètes, mais ils ont voulu privilégier « la fonction conative » d'une poésie communicante. Le registre lyrique, en effet, à notre sens n'entre pas dans le schéma de communication établi par Jakobson. Au contraire, il se caractériserait par une attitude anti-communicative dans la mesure où il s'agit d'un discours qui prend son locuteur pour destinataire, donc une poésie dont la fonction resterait uniquement « émotive ». En effet, la fonction poétique qui caractérise le fait que, dans un raccourci nécessaire, le texte parle et non le locuteur, n'est donc plus privilégiée. Nous avons affaire à une poésie discursive, communicante. C'est moins le « noème » qui désigne chez Jakobson une pensée immanente que l'intention et le but du message qui importent chez l'un et l'autre de nos poètes.7(*) Ceci dit, nous insistons bien sur l'idée que certains poètes ont privilégié l'unique « fonction poétique » et que ce n'est pas le fait de Jakobson car lui-même insiste sur la nécessité de se référer à d'autres fonctions : « Toute tentative de réduire la sphère de la fonction poétique à la poésie, ou de confiner la poésie à la fonction poétique, n'aboutirait qu'à une simplification excessive et trompeuse. » C'est dans ce sens qu'il faut lire la visée de Ponge : « compte-tenu des mots » ne doit pas être séparé de « parti pris des choses ».

Donc leur point commun est bien de partir du réel sans l'idéaliser, mais en le prenant tel qu'il nous apparaît.

Des différences encore apparaissent. Ainsi si Ponge reste fermement attaché à la page, au support papier, Heidsieck n'en fait qu'un auxiliaire nécessaire à la poésie sonore (mais à des fins pratiques).

Ponge prend les objets un par un et les examine avec passion, les dotant d'une identité. Heidsieck les dilue dans des contextes de vie.

Ponge a un but révélé, même s'il le récuse à plusieurs reprises, mais tout à fait identifiable : sauver l'homme de lui-même ; de son égocentrisme, son nombrilisme puisqu'il s'agit d'ouvrir l'homme à autre chose que lui-même.

Heidsieck veut se poser contre la poésie du XIX ème siècle et renouveler le genre par les techniques nouvelles du XX ème siècle sans l'idée de sauver particulièrement l'homme.

Ponge ne manque pas de préciser que les sujets qu'il aborde sont l'objet d'une admiration voire d'un véritable amour tandis que Heidsieck reste relativement neutre sur le plan affectif.

Mais tous deux ont pris comme thème commun le banal. Et non seulement ils revendiquent ce sujet en usant de ce terme, mais ils en changent le sens : le banal, victime du processus qu'est la banalisation devient sous leur plume et dans leur bouche synonyme d'extra-ordinaire, de prodige. Tout simplement parce que le regard du spectateur s'est posé sur lui ou l'oreille de l'auditeur en a amplifié le son. La poésie devient alors vecteur, outil de « re-connaissance ».

D'autres différences sont décelables, notamment sur le plan d'une sensibilité attribuée au banal. Ponge revendique chez les objets ou choses un droit à la parole, dénonce l'injustice d'un manque de considération. Les « Escargots », en 1936, sont justifiés ainsi : « Justice pour l'escargot ! Cet animal vaut mieux que son pesant de morve. »8(*) Ici c'est un sentiment d'injustice qui nourrit le désir de l'étudier, une volonté de réparer une erreur humaine.

Quant à Bernard Heidsieck, il place ailleurs son devoir : ce ne sont pas des choses ou des objets qui sont traités sous le vaste sujet du banal, mais des situations banales, ordinaires, de tous les jours. Le but n'est pas de réparer une erreur humaine mais de rendre compte de situations.

Autre différence encore, quand Ponge examine ses objets de l'extérieur et de l'intérieur, il n'en reste pas moins à distance de ce qu'il appelle des « objets ». Il s'agit de choses « objectées », placées devant lui. Heidsieck au contraire s'imprègne du banal, non seulement en l'incorporant à ses textes tels que ses enregistrements et « biopsies » le lui ont livré, laissant une place non négligeable au hasard, mais en s'en imprégnant lui-même par des lectures-performances qui le poussent à choisir l'expression « poésie action » à partir de 1963.

Nous traiterons donc ces différents aspects selon le plan suivant :

I] Le concept du banal selon Ponge puis Heidsieck

II] Les buts du banal en poésie

I] Le concept du banal selon Ponge puis Heidsieck

1) Ponge et la (ou les) notion (s) d'objet/chose

Un relevé des occurrences du mot « banal » et de ses dérivés nous révèle que Ponge emploie donc rarement le mot « banalité » mais ce qui demeure assuré, c'est son désir marqué de parler de la « beauté non reconnue », de « la faiblesse d'arguments », de « la modestie »9(*), dans « Je suis un suscitateur » en 1942. « Ceux qui n'ont pas la parole, c'est à ceux-là que je veux la donner », ajoute-t-il car «[r]abaisser les puissants m'intéresse moins que glorifier les humbles ». Dans Entretiens de F. P. avec P. S.10(*) , Ponge dit vouloir chercher ses sujets dans les « objets les plus indifférents possibles »11(*), il parle d' « un naïf programme »12(*) : on retrouve ce menu dans une note accompagnant le texte « Pierre Charbonnier »13(*) :

N'importe quel objet ou motif. Parce que tout s'agence sans nous dans la nature. Et tout donc et n'importe quoi nous intéresse, de ce point de vue. Nous choisirons même plutôt ce dont le caractère désert, étranger n'est pas particulièrement reconnu d'habitude. Tout ce que l'on a sordidement d'habitude le sentiment d'avoir annexé, conquis, domestiqué, surpris : les choses les plus « communes », les paysages les plus « simples ». 

Et pourquoi pas le chat ? se demande Ponge lors d'un entretien avec Jean Ristat en mars 1976. Parce que le chat est déjà trop poétique. « Je pense qu'il vaut mieux choisir des objets beaucoup plus communs, qui ne sont pas poétiques, montrer qu'ils sont aussi intéressants que n'importe quels autres. »14(*) Cette neutralité devient condition du choix de ses sujets.

Il est donc question d'un paradoxe puisque Ponge se veut poète de l'épidictique, de l'éloge, au sens étymologique du terme « paradoxe », à savoir : « éloge d'un objet que nul ne songe à louer, parce qu'il ne le mérite pas. »15(*)

On observe ainsi, dans un premier temps, que Ponge oscille sans arrêt entre ces deux termes « choses » et « objets » comme s'il ne faisait pas de distinction entre eux. En ouvrant Le petit Robert, il se dessine effectivement dans le sens large une corrélation directe entre les deux. Ainsi un « objet » se définit comme « Toute chose (y compris les êtres animés) qui affecte le sens et spécialement la vue. » Donc un objet n'est pas seulement inanimé et contredit la première partie de la célèbre citation : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme (...) ? »

Ponge veut traiter n'importe quel objet ou chose sans critère d'animation ou d'absence d'animation, (l'homme compris ramené à cet état ou des parties d'homme : « Ebauche d'une main ») à la condition d'avoir affaire à notre espace commun, de tous les jours, à notre « quotidienneté », à notre espace banal. Certes, on observe une prédilection de Ponge pour les objets solides et non liquides ou gazeux. Mais il s'en explique en parlant d'un premier état de sa réflexion :

Si mon esprit s'est appliqué d'abord aux objets solides, sans doute n'est-ce pas par hasard. Je cherchais un étai, une bouée, une balustrade. Plutôt donc qu'un objet liquide ou gazeux devait bien me paraître propice un caillou, un rocher, un tronc d'arbre, voire un brin d'herbe, et enfin n'importe quel objet résistant aux yeux par une forme aux contours définis, et aux autres sens par une densité, une compacité, une stabilité relatives également indiscutables. Les sens de l'homme et la densité relative de son corps font ici, serait-ce inconsciemment, office de critère.16(*)

(Et ici Ponge prend le mot « objet » dans son sens visuel.)

Cependant ce n'est pas Le petit Robert qui a servi de référence à Ponge, mais Le Littré. Qu'en est-il de la distinction entre « objet » et « chose » ?

« chose » signifie dans un premier sens : « Désignation indéterminée de tout ce qui est inanimé ». Il semble que Ponge ait oscillé entre les sens 10 et 11 qui apportent les nuances respectives suivantes : « peu de chose, chose inutile et sans valeur » et « grand'chose, quelque chose qui a de l'importance ».

« objet » signifie « Tout ce qui se présente à la vue » et en deuxième sens « Tout ce qui affecte les sens ». Une troisième signification ajoute cette nuance : « Tout ce qui est en dehors de l'âme. Par opposition à sujet qui exprime ce qui est en dedans de l'âme : l'objet et le sujet ». Une quatrième acception nous apprend : « chose dans un sens indéterminé » et une cinquième « Tout ce qui se présente à l'esprit, tout ce qui l'occupe ». Dès lors, il semble bien qu'il y ait un rapport à la vue et un rapport sensuel de l'objet avec celui qui le considère.

A priori les choses et les objets ne font pas vraiment l'objet d'une distinction chez Ponge.

C'est la raison pour laquelle, nous nous sommes interrogé sur les différents emplois des mots « objet » et « chose » en nous demandant quelles « choses » du Parti pris des choses sont-elles désignées comme des « objets » ?

Il y a en première place « Le cageot » : « cet objet » est « agencé », utilitaire puisqu'il est d'entrée de jeu désigné par sa fonction : « vouée au transport »17(*). Or il s'agit d'une chose créée par l'homme et c'est important car elle est « agencée ». Le deuxième est « Le Pain » qui doit rester « moins objet de respect que de consommation ».18(*) Le troisième est « La Crevette ». Ce dernier peut sembler étonnant par son classement dans la catégorie des « objets ». Mais Ponge s'explique à ce propos en multipliant les références à la vue. En effet, tout un champ lexical se dessine : « gibier de contemplation », « vue », « hallucination », « aperçoit », « vision », « surimpression », « yeux », « vision », « représentations », « trouble de la vue », « se montre », « l'oeil », « aperçoit », « regards », « illusion », « reflet », « ombre », « formes », « forme », etc. Et Ponge d'insister sur ce caractère d' « Objets pudiques en tant qu'objets ». Il s'en explique en faisant la distinction entre chose et objet.

« Chose » (terme qui n'est pas nommé mais qui va de soi ici) relève de la « réalité » (et l'on pense au De natura rerum de Lucrèce), « objet » relève de la « contemplation ». La crevette est objet car elle est difficile à percevoir par la vue tant elle se déplace rapidement, d'où cette mention de la « cinétique » et non de l' « architecture ».19(*) Ainsi même « Le cageot » est décrit comme objet et non chose peut-être non pas parce qu'il est de fabrication humaine mais parce qu'il « luit » et qu'il est en « bois blanc », d'où un rapport à la vue non négligeable, puisque, en effet, Ponge veut nous le « faire voir » cet objet qui traîne à nos pieds et qui n'est pas élevé à hauteur de notre regard. Idem pour « le pain » qui offre une « surface (...) merveilleuse (...) une impression quasi panoramique ». Le texte insiste sur les superpositions de couches et donc son aspect multidimensionnel.

Parmi celles désignées comme des « choses », nous avons la mer qui est « une chose simple », puis l'eau20(*), le coquillage (dans « Notes pour un coquillage ») est « une petite chose » que l'on peut « démesurer »21(*). Le « Galet » n'est pas « une chose facile à bien définir »22(*) et bizarrement il devient « objet » quand il est question de l' « introduire réellement dans nos yeux » pour permettre sa « contemplation ».23(*) Quand il est question de son rapport « en réalité » à la « nature », il redevient « chose »24(*). Et enfin, quand il question, cette fois pour le galet, de parler de sa forme (« leur dos forme un parterre incommode »), alors il s'agit de « ces objets du dernier peu »25(*). Il en est de même dans une lettre adressée à Bernard Grothuysen où le galet est tour à tour « objet » quand il est question de « perception sensible », et de « chose » quand il est question de langage, « mille compositions de qualités logiques ».26(*)

On pourrait à ce moment reconnaître par l'emploi du mot « objet » une sous-catégorie des choses. En effet, quand il s'agit de « choses » naturelles, au sens où elles sont l'objet de la création de la nature, en un rapprochement avec les « choses-rerum » de Lucrèce, Ponge emploie le mot « chose ». On ne peut perdre de vue en effet que Ponge avait envisagé comme titre de ce qui s'intitulera Le Parti pris des choses « l'approbation de la nature » et c'est à lire comme un rappel du titre de Lucrèce.27(*) Par contre quand elles s' « objectent » à la vue et la contemplation et qu'elles sont de fabrication humaine comme le cageot et le pain, il s'agit d'objet. Même la crevette se ramène par là à un objet dans la mesure où cette nécessité de la voir et de la contempler se veut la raison d'en faire un texte, donc de l' « objecter ».

On est en droit de se demander dès lors : qu'en est-il des choses (ou objets) qui ne sont désignées ni par l'un ni par l'autre des deux termes ? Ainsi le premier texte intitulé « La Pluie » ne comporte aucune mention de l'un ou de l'autre. La pluie n'est désignée ni comme « chose » ni comme « objet ». Et pourtant le premier verbe du PPC, donc extrait de ce texte est « regarder »28(*) : « La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. » Ponge a-t-il hésité à la désigner comme « objet » sachant qu'elle est phénomène naturel et donc davantage « chose » ? Alors pourquoi ne pas l'avoir désignée comme « chose » si elle est « res naturae », chose de la nature ? Il semble que Ponge ait laissé planer le doute et ait décidé de ne pas prendre parti. Pourtant il la décrit sous la forme de petites gouttes différenciées selon leur taille : « Ici elles semblent de la grosseur d'un grain de blé, là d'un pois, ailleurs presque d'une bille ». Puis il ajoute plus loin : « Chacune de ses formes a une allure particulière ». La forme est vraiment au coeur de la description de la pluie décomposée en gouttes. Il semblerait que la pluie soit donc à classer dans les objets.

Ainsi dans Proêmes, « Introduction au « Galet » », il est question pour Ponge de reprendre et d'expliquer cette nuance. Il parle des « objets » quand il s'agit de « contemplation » et de « contemplation d'objets précis » car ils s'opposent à l'informe, à l'indéfini. Quant aux « choses », Ponge en parle clairement quand il évoque le De natura rerum dans le but de faire également une « cosmogonie » : plonger dans « l'épaisseur des choses » , en retirer des « qualités », « faire des discours entièrement composés de déclarations inédites », mais « fixer son attention sur », « observer », « décrire », « contempler » les « objets ».29(*) Donc c'est un but de traduction de nos perceptions des « choses » mais c'est un but de contemplation qui occupe les « objets ». Et c'est bien le sens de l'emploi du mot dans natare piscem doces : « Le poète ne doit jamais proposer une pensée, mais un objet, c'est-à-dire que même à la pensée, il doit faire prendre une pose d'objet ». Finalement, quand Ponge parle de faire parler les choses, il s'agit de faire parler l'homme qui ressent les choses. On est très proche de la théorie de Merleau-Ponty qui déclare que la perception des choses se fait par les sens humains et Ponge le reconnaît dans « Raisons de vivre heureux » : « on ne peut aucunement sortir de l'homme ».

On pourrait penser à la lecture du titre Pièces (1962, mais les textes ont été composés entre 1924 et 1959) que ce recueil dès lors aurait pour but de s'opposer au choses du Parti pris des choses (1942) et donc de traiter cette fois plutôt des objets dans la mesure où ces « pièces » comprises dans le sens n°12 du Littré de « différentes parties d'un appartement » vont être l'objet de description de leur contenu. Le titre peut aussi être lu comme les pièces d'un puzzle, ou comme le démontre Jean-Marie Gleize dans sa Lecture de Pièces de Francis Ponge, comme les pièces d'un échiquier, ou le « palimpseste » d'une poésie « mise en pièces » (en effet, de nombreux textes sont inachevés)30(*) ou même de « pièces de théâtre », en un « théâtre de la banalité »31(*). Ce puzzle constituerait le bazar à objets ou le dictionnaire des objets, le PPC constituant le dictionnaire des choses 32(*) ou s'il s'agit d'un théâtre de l'objet, c'est bien le regard et même l' « observation »33(*) qui serait au centre de ce recueil. En effet, on observe une majorité d'objets traités et très peu de choses.

Il est certes question en troisième position du recueil de « La Robe des choses » mais en fait elles deviennent des « objets » car elles sont placées dans un rapport à la lumière 34(*) (celle des « ampoules » d'une scène de théâtre ?) ; l'expression « parti pris » est citée et on peut la lire comme une référence explicite au premier recueil de 1942. Ce texte semble vouloir faire le lien entre deux réalités que Ponge en fait n'oppose pas mais qu'il complète.

Puis « objet » réapparaît en compagnie de « bibelot » pour un retour sur « La Crevette » devenue « dans tous ses états ». Il est fortement question de la vue puisque c'est « l'objet le plus pudique qui soit au monde, celui qui met le mieux la contemplation en défaut ». Dès lors, l'entreprise de Ponge est d'en faire vraiment un « objet » de vision et donc de rompre la « [p]udeur de l'objet en tant qu'objet », à savoir nous le décrire avec audace, « dans tous ses états ».35(*) Dans « La Maison paysanne », Ponge évoque des « objets bruts en bois dans les marrons à la Rembrandt », or ce sont des objets et non des choses car ils sont l'objet d'un perception visuelle.36(*) Mais quand Ponge évoque « quelques choses », il s'agit de désigner des « choses » extérieures à la maison et qui appartiennent au domaine de la nuit. Elles sont donc par voie de conséquence invisibles. Par contre, quand il est question de « Paysage »37(*), alors Ponge parle de « la réalité même des choses » ce qui nous ramène au sens phénoménologique du terme traité par Lucrèce. Dans « La Danseuse », il est à nouveau question de « la robe des choses » par jeu de mots simplement avec le texte précédent puisque Ponge évoque « les choses » qui tournent bien « quand sa robe tourne en tulipe »38(*). Donc il n'est pas question de sens de la vue mais d'objectifs atteints par la danseuse. Dans « L'édredon », Ponge parle du désir de « contempler quelque chose » et il n'emploie pas le mot « objet » car il s'agit de « plumes » qui sont cachées à la vue. Donc elles restent indéterminées.

Un autre objet est désigné par ce terme : « La Lessiveuse ». Aussitôt, fidèle à sa définition implicite, Ponge parle de « l'étincelle de la considération » à faire jaillir.39(*) Ensuite c'est « La Cruche » qui est appelée « objet ». Certes cette appellation intervient lors de sa description, mais il semble que ce soit son côté utilitaire qui en justifie ce nom. C'est un « objet médiocre », « un objet utile », un « objet de basse-cour. Un objet domestique », un « objet médiocre », « un objet dont il faut nous servir quotidiennement »40(*). Ponge insiste même, dans cette distinction qui s'opère entre les deux mots, pour que la cruche ne soit pas mélangée avec les « choses ». Bien sûr cela signifie qu'elle risque de se casser en entrechoquant une chose, mais il semble que l'insistance de Ponge veuille dire que cet ustensile est à classer parmi les « objets ».

Ce rapport de l'objet à la lumière et donc à la vue réapparaît dans « Le volet, suivi de sa scholie » où il est question de « l'apparition du monde extérieur, de tout le train des objets dans son flot » au moment de l'ouverture du volet. « L'assiette » est également un « objet de tous les jours », « un objet qui prête à vivre plus qu'il n'offre à réfléchir ». Or c'est sa beauté qui ravit Ponge, cette beauté nacrée, née de la mer en un rapprochement ni plus ni moins avec Vénus. Encore une fois, c'est le sens de la vue qui est sollicité. Quant aux roses dans « La parole étouffée sous les roses », elles sont des « choses » et comme il est question de leur « robe » on ne peut que penser à l'expression « la robe des choses ».

Le soleil lui-même, pourtant directement lié à la nature est classé parmi les objets quand il est question de sa clarté éblouissante : « éblouissante (...) tenant à la nature du Soleil (...) au coeur même de notre objet »41(*). Plus loin il ajoute : « Qu'est-ce que le soleil comme objet ? -- C'est le plus brillant des objets du monde. » Mais Ponge est obligé de reconnaître que devant l'impossibilité de « contempler » le soleil, il ne peut le classer parmi les objets. Il n'obéit pas à la « condition même du regard »42(*) Et pourtant Ponge hésite puisqu'il le désigne plus loin comme « cet objet éblouissant »43(*). Il est donc « objet » et condition d'être des « objets » : « Le soleil est l'objet dont l'apparition ou la disparition produit, dans l'appareil du monde comme sur chacun des (autres) objets qui le composent, le plus d'effet et de sensation. »44(*) De ce fait, il est objet car il est objet de regard ou du moins il le permet sur le monde. Mais, en même temps : « Pourquoi le soleil n'est-il pas un objet ? Parce que c'est lui-même qui suscite et tue, ressuscite indéfiniment et retue les sujets qui le regardent comme objet »45(*). Cette image de la nuit et du jour conserve au soleil son statut d'objet seulement lorsqu'il est visible.

Par contre il se pose un problème avec « L'abricot » et « La figue » définies toutes deux comme des « choses », l'une à cause de sa forme, l'autre à cause de son remodelage possible. Qu'est-ce que cela signifie ? Ne sommes-nous pas dans le domaine de la vue ? Cela n'est pas sûr. En effet, il semble que nous soyons non pas dans la contemplation de l'objet mais dans l'appréhension tactile de la forme, d'où le recours au mot « chose ».

On déduit de cette brève étude portant uniquement sur Le Parti pris des choses et Pièces, que Ponge semble faire une distinction dans ses emplois des deux termes. Dans un premier temps, on ne peut nier que « objet » désigne une sous-catégorie de « chose ». De plus, il ressort que lorsqu'il s'agit de sonder l'épaisseur, la diversité des choses et donc de leur donner la parole, Ponge préfère le mot « chose ». Il s'agit sans doute de vouloir faire le lien avec Lucrèce. Cet aspect formel de mondes en épaisseur, de déformation des choses pour les appréhender tactilement renvoie au terme « chose ». Mais quand il est question de vue et de mise en lumière, alors Ponge emploie le mot « objet ». Ainsi le soleil est objet en tant qu'il est source de lumière et permet de faire voir les objets. Donc, par transfert il est lui-même objet. Mais dans la mesure où il est impossible de le regarder fixement (de même que la mort, selon La Rochefoucauld), il quitte sa désignation d'« objet ». Certes, on peut dire comme Christian Jacomino46(*) que les objets de fabrication humaine, appelés « objets » pour cette raison, sont les préférés de Ponge. Mais c'est surtout la mise en lumière des choses devenues alors « objets » par ce procédé de description qui intéresse Ponge. Peu importe qu'ils soient d'origine humaine ou naturelle. Il semble que c'est la « considération » ou plutôt le manque de « considération » qui soit la cause des préférences de Ponge. Donc quand il est question du « Cageot » placé au rang d'objet, et il faut comprendre ce processus de hiérarchisation dans le choix des termes de Ponge, il faut lire un vrai souci de le mettre en lumière pour qu'il « luise bien de l'éclat » mais rempli de respect -- et non de vanité -- dû à la « considération » et la « contemplation ».

La plupart des critiques aboutissent à une équivalence entre « objet » et « texte » dans la mesure où Ponge s'évertue à faire prendre à ses textes des poses d'objet. Certes, on ne peut le nier tout en reconnaissant chez Ponge l'égalité de statut entre les différents états d'un texte qui dès lors sont autant d' « objets » paradoxalement de l'objet. Ceci dit, cette affirmation confirme notre définition de l' « objet » qui emprunte à la vue ses critères. Ainsi dans le PPC, cette mise en avant de l'objet-texte trouve son application dans l'aspect formel des « buissons typographiques » des « Mûres » : « Aux buissons typographiques constitués par le poème sur une route qui ne mène hors des choses ni à l'esprit, certains fruits sont formés d'une agglomération de sphères qu'une goutte d'encre remplit ». Tout se mêle : les buissons de fruits, donc comparé-objet, sont mêlés, fondus au comparant-texte : « typographiques », « poème », « goutte d'encre », en une métaphore où le comparé et le comparant, le point de départ de la métaphore et son point d'arrivée se mélangent et s'échangent leur statut. Qui est à l'origine de qui ? On aboutit donc à un objet hybride, une agglomération des deux notions d'objets qui finissent par mûrir après les « efforts patients » du poète, en un résultat homogène. L'objet-texte se nourrit de l'objet-référent.

Certes, ce combat en faveur des choses et notamment des « bibelots », au sens d'objets de moindre importance, est également à lire comme lutte contre cet « aboli bibelot d'inanité sonore » de Mallarmé, ce « réicide », dans le sens où lutter contre la poésie lyrique, surtout après ce maître de la rue de Rome, doit passer en toute logique par une réintroduction du « bibelot » et cette fois c'est de la rue Lhomond que viendra la « réification » de la poésie. Cette poésie de l'éloge se lit dès les titres du PPC qui se révèlent pour la plupart encomiastiques : « Ode inachevée à la boue », etc.

Enfin, il est certain qu'on ne peut ignorer non plus l'étymologie de « choses », comme le souligne Jean-Pierre Bobillot qui lit ce mot comme « causes ». Ainsi ce Parti pris des choses serait la « cause des causes », au sens de prendre fait et cause pour. Evidemment « chose » se voit justifié et « objet » de même puisqu'il faut y lire aussi ce souci de la poésie de considérer les « objections, objecteurs de langage » que sont les choses, donc les « objets ».47(*)

Il nous reste à relire avec attention « My creative method » qui de manière très indirecte semble donner un semblant de distinction. En effet, il est question dans un texte daté du 27 décembre 1947 de la distinction entre idées et choses, les unes étant l'objet d'une profonde déception pour Ponge tandis que les choses sont le « prétexte », à savoir l'objet du texte pongien, l'avant-texte. Il semble inclure dans ces choses : « Les objets, les paysages, les événements, les personnes du monde extérieur » car ils « me donnent beaucoup d'agrément au contraire ».48(*) Ces choses ne deviennent objets que lorsque Ponge en a corrigé les fausses interprétations :

Ainsi ces choses : mon oeuvre, ma personnalité, je puis les considérer maintenant comme tout autre chose, et écouter (répondre à) l'appel a minima qu'elles objectent aux explications qui en ont été données. Il faut que je corrige leurs fausses interprétations (ou définitions).49(*)

C'est là que de choses on passe à objets. Ces objets doivent aboutir à l'objet littéraire :

créer des objets littéraires qui aient le plus de chance (...) de s'opposer (s'objecter, se poser objectivement) avec constance à l'esprit des générations, qui les intéressent toujours (comme les intéresseront toujours les objets extérieurs eux-mêmes), restent à leur disposition, à la disposition de leur désir et goût du concret, à l'évidence (muette) opposable, ou du représentatif (ou présentatif).

Il s'agit d'objets d'origine humaine, faits et posés spécialement pour l'homme (et par l'homme), mais qui atteignent à l'extériorité et à la complexité, en même temps qu'à la présence et à l'évidence des objets naturels. 50(*)

Donc, s'objecter signifie se placer en position de combat contre le regard commun, et l'objet-texte en constitue l'arme.

Nous ne pouvons clore (momentanément) cette étude distinctive sans convoquer Jean-Paul Sartre qui établit une étonnante distinction entre « choses » et « objets ». En effet, il définit les objets comme la donnée humanisée des choses :

Voilà donc une mère de famille et un trapéziste pétrifiés. Ce sont des choses. Il a suffi pour obtenir ce résultat de les considérer sans ce parti pris d'humain qui charge de signes les visages et les gestes des hommes. On s'est abstenu de leur coller sur le dos les étiquettes traditionnelles « Haut » et « Bas », de leur supposer une conscience, de les considérer, enfin, comme des poupées sorcières. En un mot, on les a regardés avec les yeux des behaviouristes. Et tout à coup les voilà rentrés dans la Nature ; le gymnaste, entre le singe et l'écureuil, devient un produit naturel ; la jeune mère est un mammifère supérieur qui a mis bas.

A présent, nous avons compris qu'un objet quelconque apparaîtra comme une chose dès qu'on aura pris soin de le déshabiller des significations trop humaines dont on l'a paré alors.51(*)

Il est évident que nous n'aboutissons pas à cette conclusion et qu'il semble plus évident qu'une notion de vue intervienne.

2) Humilité et banalité dans la banalité

Les critères du banal, nous nous contenterons de les énoncer : banalité dans la banalité dans la mesure où aucun des objets ou choses, selon le traitement poétique qui leur est donné, ne sort des critères banals de l'objet ou de la chose en question. Ponge semble défendre la banalité jusque dans ses aspects les plus subtils. En effet, non seulement il choisit ses sujets d'étude parmi les objets les plus banals, les plus « humbles », les plus quotidiens comme nous venons de le montrer dans la partie précédente, mais il les choisit eux-mêmes comme étant les représentants les plus banals de leur catégorie.

Citons « L'Orange » qui est une « vulgaire », banale, ordinaire orange et non une orange sanguine par exemple ou un représentant particulièrement beau ou parfait de forme. « Le Papillon » n'est jamais qu'un papillon, représentant banal de nos jardins. Aucune mention n'est faite de son espèce, de ses couleurs particulières.

Les objets qui meublent comme « La Table » dont il sera question plus loin n'est pas décrite en tant que bel objet ou objet particulier, fruit d'un héritage paternel par exemple. Ce n'est pas la nostalgie qu'il évoque, c'est sa fonction seule qui est digne d'éloges. L'objet n'est donc pas salué dans sa fonction symbolique mais dans sa fonction utilitaire.

« Le Verre d'eau » n'est pas beau en tant que résultat esthétique du travail particulier, unique et délicat d'un artisan, ou en tant que reflet d'une histoire familiale précédente. Il est beau en tant qu'objet générique qui contient de l'eau. Encore une fois, c'est sa fonctionnalité qui lui donne ses lettres de noblesse, comme si l'aspect fonctionnel devenait l'unique critère de l'aspect esthétique et que cette vue si importante chez Ponge -- on se souvient du premier verbe du PPC « regarder » et d'ailleurs du dernier mot-clef qui conclut « Le Galet » : « description » -- ne servait pas à montrer le caractère original de tel ou tel objet mais à décrire implicitement son manque d'originalité, son caractère représentatif de l' « espèce » en question.

Nous sommes très proches de l'analyse sociologique menée par Jean Baudrillard dans Le Système des objets. En effet, il explique que « ce système des objets » correspond aux processus par lesquels les gens entrent en relation avec ces objets et de la systématisation des conduites humaines. Cette analyse est évidemment très « vingtiémiste » dans la mesure où elle s'inscrit dans le constat au vingtième siècle d'une prolifération d'objets et de gadgets typique de la civilisation urbaine. Par conséquent, les rapports des êtres humains à l'égard de ces objets changent.

Cette seule constatation donne un sens au PPC ou à Pièces. En effet, pour quelle raison Ponge s'est-il investi d'une mission de « suscitateur » à l'égard des choses ? Tout laisse à penser, d'après cette étude, qu'elles se sont imposées à lui comme évidentes dans leur présence. Les choses nous entourent de plus en plus et nous les considérons de moins en moins.

Or, il est étonnant que, ce parti étant pris, Ponge ait fait le choix d'objets totalement fonctionnels et absolument pas symboliques d'une part, d'objets qui obéissent, quand ils sont « objets » au sens admis couramment par chacun, au critère de Baudrillard de « RANGEMENT » et non d' « AMBIANCE »52(*). Ce critère de choix de « La Table », « L'Appareil de téléphone », « La Radio », « L'Assiette », « La Barque », « Le Bateau », « La Bougie », « La Bouillotte », « Le Cageot », « La Cruche », « Le Savon », « L'Edredon », « Le Fauteuil », « Les Gants », « La Lessiveuse », « La Montre », « Les Poêles », « Le Pot d'étain », « La Serviette-éponge », « L'Ustensile », « La Valise », « Le Volet » confirme l'absence de tout « objet bourgeois » pour reprendre la terminaison de Baudrillard : pas de lampe, pas de miroir (il rappelle ainsi que ce que nous retenons de Louis XIV c'est la galerie des glaces et ce n'est pas un hasard). Donc Ponge appartient à la nouvelle génération qui choisit l'objet de série et non l'objet particulier doué de valeur affective.

La configuration du mobilier est une image fidèle des structures familiales et sociale d'une époque. (...) En même temps que changent les relations de l'individu à la famille et à la société change le style des objets mobiliers. (...) L'individu n'est plus strictement relatif à la famille à travers eux.53(*)

Ces objets de Ponge sont choisis selon le critère de leur « ordinarité », leur absence d'ornementation et leur neutralité. Prenons l'exemple du « Fauteuil »54(*). Il est certes choisi comme « trône bourgeois » tout en étant le contraire d'un « trône » dans la mesure où seules ses qualités fonctionnelles nous sont données : « siège confortable », « proche du divan et du lit de repos », il a « deux bras et quatre pieds »... Aucun critère de beauté n'est retenu. Seule sa fonctionnalité est traitée.

On soulignera également l'absence d'horloge, de pendule, austère figure hiératique du meuble chargé d'histoire. Non, il sera question de la montre uniquement, objet moderne et non personnalisé par les années de vie familiale.

Nous sommes donc chez Ponge par ce choix d'objets dans l'anti-« buffet » rimbaldien qui non seulement est personnalisé en un tutoiement familier mais qui voudrait aussi raconter bien des histoires. Les objets de Ponge ne racontent pas d'histoire et pourtant Ponge souhaite les sortir de leur mutisme : paradoxe ? Ce n'est plus le « confident tel qu'il fut vécu dans la quotidienneté traditionnelle »55(*).

Par contre, il faut distinguer dans le traitement du banal le singulier et le général. Or, il est vrai que Ponge oscille sans arrêt entre l'article indéfini et l'article défini. Henri Maldiney en fait une étude dans Le Vouloir dire de Francis Ponge.56(*) Il montre en effet l'hésitation de Ponge à définir le banal dans sa généricité, comme « notion » ou comme représentant particulier d'un genre de choses. Ainsi « My creative method » nous présente cet idéal de toucher l'idée de l'objet :

Dire que ce n'est pas tellement l'objet (il ne doit pas nécessairement être présent) que l'idée de l'objet, y compris le nom qui le désigne. Il s'agit de l'objet comme notion.57(*)

Il s'agit donc de l'objet comme « idée » au sens presque platonicien de l'objet et non dans sa singularité. Ainsi il est question en effet de la « notion de la chèvre »58(*), de même il est question de la « notion de pré »59(*). Mais très vite de notion on passe à la chèvre ou au pré devenu une chèvre ou à un pré particulier. Nous allons voir que c'est de l'influence des peintres que Ponge passe ainsi du notionnel au particulier en convoquant une part de sa propre expérience face à un cas particulier. Certes, le but est d'aboutir à cette autre notion qu'est le texte-objet ou objet-texte, mais le recours à l'expérience et à l'émotion particularise l'objet et le rend unique ou support de la notion.

Les peintres (1940-1961) : autre leçon de la banalité

C'est une question de regard qui se pose au centre de sa poésie. Elle prend pour objet des choses que l'homme ne fait que voir et ne regarde plus. Donc c'est la banalisation de ce regard qui est remise en cause par la poétique des choses de Ponge. Cette question du regard provient de l'intérêt des peintres pour le PPC lors de sa parution en 1942. En effet, Bernard Vouilloux montre que le terme même de « parti » est emprunté aux beaux-arts :

Parti. [...] Terme de beaux-arts. De parti pris, se dit d'une manière raisonnée et déterminée de traiter une difficulté, un accessoire du sujet. Ces draperies sont traitées de parti pris. / Prendre un parti, disposer les ombres et les lumières par grandes masses ; ne point les éparpiller.60(*)

Ainsi Ponge explique que c'est la question du regard et de la vision qui fait le lien entre les oeuvres des peintres et les siennes :

On m'a beaucoup dit que ces textes étaient soumis [...] à la vision, c'est-à-dire que la bougie, la cigarette, l'huître, etc., comme je les traite, auraient pu aussi bien être des tableaux que des textes.61(*)

Les peintres sont ainsi pris à témoin et sont cités en exemple parce qu'ils rejoignent Ponge dans leur éloge du « commun ». Qu'il s'agisse de Chardin dès 1940, ou de Braque en 1946, de Charbonnier en 1948, l'éloge du simple par opposition à l'anthropomorphisme est au centre de cet art engagé :

Ce qui m'assure aussi bien de la profondeur où s'est livré le combat, du niveau auquel la victoire est atteinte, la cause gagnée, c'est le choix des sujets dans cette peinture.

Il s'agit des objets les plus communs, les plus habituels, terre à terre. C'est à eux que nous devions nous réadapter. Voilà qui rend bien compte de la profondeur de notre trouble. Nous sommes de nouveau jetés nus, comme l'homme primitif, devant la nature. Les canons de la beauté grecque, les charmes de la perspective, l'historiographie, les fêtes galantes, il n'en est vraiment plus question. Ni même de décoration.62(*)

La banalité est donc source de génie et Ponge s'explique à ce propos plus loin :

Ces pêches, ces noix, cette corbeille d'osier, ces raisins, cette timbale, cette bouteille avec son bouchon de liège, cette fontaine de cuivre, ce mortier de bois, ces harengs saurs, il n'y a aucun honneur, aucun mérite à choisir de tels sujets. Aucun effort, aucune invention, aucune preuve ici de supériorité d'esprit. Plutôt une preuve de paresse, ou d'indigence. Partant de si bas, il va falloir dès lors d'autant plus d'efforts, de talent ou de génie pour les rendre intéressants. Nous savons que nous risquons à chaque instant la médiocrité, la mièvrerie, la platitude, la préciosité. Mais certes leur façon d'encombrer notre espace, de venir en avant, de se faire (ou de se rendre) plus importants que notre regard, le drame que constitue leur rencontre, leur respect, leur mise en place, voilà un des plus grands sujets qui soient.

Nous avons à faire attention tout près. D'ailleurs dans un monde où l'homme (et il a raison) a souvent l'oeil à une lunette ou à un microscope, il est important que quelques-uns le remettent à sa place dans la nature, ne cessent de lui représenter le monde où il doit se déplacer chaque jour.63(*)

Il faut « transfigurer le quotidien » dit Ponge un peu plus loin. Mais l'atelier c'est aussi l'exhibition du travail en cours. Quand Ponge décrit l'atelier du peintre, on ne peut que penser à Courbet dont l'oeuvre picturale deviendra le symbole du mouvement réaliste. Ponge d'ailleurs suivra cette leçon en exhibant à son tour sa « table » et la position particulière qu'il adopte pour écrire. Car la poésie, c'est aussi un « atelier de fabrication » au sens grec de « poïen » et l'artiste en mots est un « faber ». Et cette notion est comprise dans le banal. En effet, elle s'oppose à l'idée romantique du poète inspiré qui trouve le vers parfait, la formule divine. Ses entretiens participent aussi dans leur fréquence à expliciter son oeuvre, à en expliquer la composition dans son mode et son contexte. Ponge dévoile ainsi de plus en plus les circonstances de rédaction de tel texte. Comme s'il ne lui manquait plus que les photos ou le film de sa composition. Il faut exhiber le « poète à l'étude ». Et tant pis si cela se fait rétrospectivement. L'hommage rendu à Denis Roche est à lire en ce sens. Son travail photographique est très intéressant en ce qu'il exhibe non l'oeuvre mais le dispositif pour aboutir à son oeuvre : en un atelier du photographe.

Parmi les peintres dont Ponge fait l'éloge, il y a Hélion et son atelier :

Hélion travaille dans un atelier immense, sorte de gymnase désaffecté aux murs duquel sont accrochés des objets hétéroclites, du caractère le plus familier (nous dit-il) : torchons, carpettes, parapluies, vieilles chaussures. Ce sont ceux qui font le sujet de ses natures mortes, ou dont il entoure, honore à son idée ses nus.64(*)

Or, Ponge émet des réserves envers le travail du peintre, alors que comme lui il semble s'intéresser exclusivement aux objets de la vie courante. On lit en effet une critique à peine déguisée sous le plume de Ponge à l'égard du traitement de ces objets. En effet, Hélion ne les traite pas comme des objets en fonction. Ponge a souvent le souci de décrire l'aspect à la fois esthétique et utilitaire de l'objet, en ce sens que sa fonction est source de beauté aussi et source d'inspiration pour celui qui l'observe. Or chez Hélion, rien de tel :

Il s'agit d'une peinture dans la connaissance, non dans l'expérience ; d'objets conçus par l'esprit, non observés. D'une peinture conceptuelle. (...)

Pourtant, le plus récent souci d'Hélion paraît être de nacrer, d'enrober de salive ou de sperme ses emblèmes graphiques, dans l'espoir de les rendre vivants. Autant jouir sur des statues. Nous avons vu pareille tentative récemment dans Les Justes de Camus. Les concepts ne se fécondent pas.65(*)

Il semble qu'à ce stade, en 1948, Ponge oscille entre deux attitudes : traiter l'objet en général sans en rendre compte dans sa singularité par rapport à l'objet pris dans sa généralité. Il faudra attendre 1950 et Nioque de l'avant-printemps pour que Ponge mène une véritable réflexion sur le singulier, l'individualité de l'objet.

Déjà s'amorce durant cette période l'idée que les objets sont l' « objet » d'un rapport intime avec le peintre. Il s'agit d' « individualiser » les objets comme s'il s'agissait de personnes. Ce ne sont plus des abstractions : « le Cageot », « Le Savon », etc. C'est-à-dire pris dans leur généralité. Le banal se personnalise en un contexte précis. Cette leçon semble se dessiner dans l'esprit de Ponge de ses rapports aux peintres qui choisissent tel objet de leur quotidien pour sujet. Cet objet n'est pas l' « idée » de cet objet, c'est l'unique serviette, l'unique éponge, l'unique pinceau qui les a aidés. Ponge se détache des abstractions du Parti pris des choses où certes l'idée s'amorçait déjà mais restait très floue dans son esprit. Il est vrai que « La Serviette-éponge » était individualisée en un lieu, en une sensation, mais les autres objets sont des porte-parole syndicaux des objets qu'ils représentent et non des individus entrés en relation unique avec le poète. D'où l'aspect politique du Parti pris des choses à une époque où Ponge est le représentant syndical aux éditions Hachette.

Hymne à la matière (1950-1963 : « A la rêveuse matière »)

Le rapport devient donc beaucoup direct dans cette période qui suit cette prise de conscience.

Le 2 avril 1950, Ponge écrit un texte liminaire à Nioque de l'avant-printemps que l'on peut lire comme un hymne à la matière et à la banalité. En effet, il s'agit de la description d'une maison paysanne et de son environnement. Comme la plupart des maisons, elle est tournée vers le Sud. Evidemment on peut y lire la réactivation des origines méditerranéennes de Ponge qui s'assimilerait ainsi à cette maison. Elle est protégée par des « communs » qui brisent le vent de droite, c'est-à-dire venant de l'Ouest. Or ce vent est assimilé à de « frais soucis », des « rembrunissements bleuâtres », peut-être les soucis de « frais » puisqu'au mois de novembre 1949, Ponge était menacé de saisie. Or ce sont les « communs » qui le protègent, or ce nom est ambigu puisqu'il désigne les bâtiments réservés aux services mais connaissant le travail de Ponge sur les mots, on ne peut s'empêcher de voir le sujet de ses poèmes : le banal est une protection. Ce qui importe est le « Mais » qui inaugure le dernier paragraphe. Ponge vient de développer la froideur des tempêtes, la nécessité de chauffer avec du bois : « un peu de la chaleur de cette braise venant du bois allumé par l'industrie de l'homme, afin de compenser les coryzas et les rhumatismes ». Or qu'est-ce qui vient corriger ce tableau instable où la couleur bleue de la tempête domine ? C'est la terre brune : « Mais là-dessous, le corps allongé, nourricier, de la terre brune ».66(*)

Le 10 avril 1950, le « Proême capital » qui apparaît en quatrième partie de Nioque de l'avant-printemps redéfinit l'humilité de Ponge et le devoir moral qu'il s'est donné : donner la parole aux muets, contre le bavardage des hommes :

le reste : les muets, la nature muette, les campagnes, les mers et tous les objets et les animaux et les végétaux. Pas mal de choses, on le voit. En fin tout le reste.

C'est cette seconde partie parfaitement en dehors des hommes, qu'il est de ma raison de représenter, à quoi je donne la voix.

Que je voudrais (qui se fasse entendre par ma voix), faire parler aussi haut que les hommes.

(...)

Je ne m'intéresse qu'à vous.

Vous dévoue entièrement ma vie, mes paroles.

Exercées dès longtemps, dès ma jeunesse, à cela.67(*)

C'est une véritable mission qu'il se donne et s'est donnée depuis le début. Mais cette mission s'est nuancée. Un sentiment de véritable humilité se dessine. Ce n'est plus un sens politique qui l'anime mais une vraie conscience individuelle. Ainsi il s'agit d'une maison particulière, d'objets particuliers, avec lesquels il va se mettre à « parler » comme le souligne ce « vous » qui marque un rapport direct avec l'objet particulier. Ponge d'ailleurs insiste sur la nécessité de dater et situer dans un lieu d'écriture dorénavant ses travaux pour qu'un travail de recherche puisse être mené. En 1958, dans un des états de Comment une figue de paroles et pourquoi, Ponge donne une origine géographique à cette figue, une réalité, ainsi qu'à la petite église dont il est question dans l'amalgame métaphorique entre la figue, « sapate » et son intérieur qui comporte comme un autel scintillant :

Il y a aussi des figuiers, amis d'une autre sorte, rampante, grasse, à raquettes, figuiers de barbarie (ou de berbérie) dans une partie du jardin, à Villeneuve-les-Avignon, des demoiselles X... (à l'intérieur du fort Saint-André).

Et où je parle d'une église de campagne, c'est de cette petite église rustique, près de Bombanville, non loin de la propriété du père de Paul Perrotte (René Perrotte), qui était maire de Caen à l'époque : 1912-1913-1914-1915).68(*)

De même, dans les premières pages de La Fabrique du Pré datées du 11 août 1960, Ponge revient sur les référents du Carnet du Bois de pins, Le Galet et enfin sur celui du Pré. On constate immédiatement que ce sont des référents réels et spatialement identifiés. Ils sont uniques. On en déduit que Ponge n'a pas écrit ces textes à partir de points de départ abstraits. Mais il est parti de lieux réels :

J'ai revu mon bois de pins (nous sommes à cinq minutes en voiture de La Suchère) : inchangé. Par contre, celui où j'avais conçu Le Galet a disparu.

Ce que j'avais envie d'écrire, c'est Le Pré : un pré entre bois (et rochers) et ruisseau (et rochers).69(*)

Ponge revendique l'unicité de ses référents. Ce n'est pas l'idée du « pré » dont il parlera, mais ce pré qui se trouve en bordure du Lignon, à Chambon sur Lignon, à côté de Chantegrenouille. Cette information est placée en exergue du texte selon une volonté de donner une sorte de « généalogie », d'origine du Pré. Les données géographiques sont très précises comme si Ponge invitait son lecteur à se rendre sur place pour constater la réalité de ce pré :

En haut (à l'endroit où nous étions, l'endroit où nous nous trouvions, d'où nous le dominions d'où je l'ai vu, pour la première fois vu, conçu), nous nous trouvions parmi des buissons secs : des bruyères surtout, aiguilles de pins, quelques fougères sans doute, parmi les rochers et les fûts d'arbres.

Et tout en bas de nous coulait une rivière (le Lignon) derrière une haie irrégulière, en bordure, de petits arbres et de rochers, et il y avait des rochers aussi, encore, dans le lit du ruisseau.

Entre les deux, le pré. Une théorie de promeneurs l'empiétait, au bord de l'eau.70(*)

Il est important de souligner le fait qu'il s'agit de plus en plus, dans cet après 1950, d'une rencontre particulière où surgit une émotion ressentie par Ponge. Que ce soit dans les Cahiers critiques de la littérature n° 2 daté de décembre 197671(*) ou dans fig. 572(*) qui rapporte une partie de l'entretien qui s'est tenu entre Jean Daive et Francis Ponge le 5 et 6 octobre 1984, Ponge fait mention de cette rencontre avec des promeneurs et fait de cet événement l'origine du Pré. Ponge l'écrit lui-même dans une note du 11 août 1970 du dossier « Livre Skira. Texte de présentation » (Archives familiales) : « en 1960 [...] dans les environs de Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire. C'est de cette seconde émotion qu'est né mon travail sur Le Pré ». Donc le banal est aussi le lieu de l'unique. Le lieu est si important que Ponge revient, entre le 11 octobre 1960 et la nuit du 11 au 12 novembre 1963, sur l'émotion née d'un pré unique qu'il va entreprendre de décrire :

Le pré qui m'a ému ou Le pré, où je l'ai conçu.

Il s'agissait d'un pré de montagne, mais non d'une grande courbure, d'un grand pré convexe sous un grand ciel. Nous {étions dans | abordions en surplomb} la vallée {d'une rivière | d'un petit fleuve} assez rapide, {roulant | coulant} entre de gros ou moins gros rochers dans son lit, et {les | à partir duquel les} pentes de la montagne s'élevaient assez rapidement

à partir de {son | ce} lit d'ailleurs limité à la vue à droite et à gauche par les sinuosités de son thalweg laissant toutefois aux promeneurs une assez large avenue { horizontale | territoriale} : ce pré, justement.73(*)

Ce premier paragraphe ne présente pas la nature de l'émotion, mais très logiquement nous donne la seule description du lieu.

Ponge reviendra sur cette question de l'unicité de ses référents dans un entretien de 1972 où il insiste sur cette notion de mémoire très importante à ses yeux :

je sais exactement [...] à quels endroits, et depuis mon enfance, je peux dire exactement le lieu, et à peu près le temps où j'ai eu ces impressions, elles se sont sédimentées en moi ; de là résulte toute chose. [...] Nos origines font partie de notre originalité. C'est une telle idée, un tel sentiment si vous voulez, qui fait parfois que je pense qu'un texte est arrivé.74(*)

La question des origines est très importante aux yeux de Ponge : sa propre origine et l'origine de ses souvenirs qui donnent une identité aux choses, une unicité.

Hymne à nouveau aux objets (1955-1973)

Il s'agit dans cette dernière période de souligner leur fonction, de les étudier « en fonction » et donc de bien insister sur cette utilité du banal. Et pour atteindre l'essence des choses il faut faire-valoir leur propriétés.

Ainsi de «  L'Ardoise » texte écrit le 17 novembre 1961, il est dit :

Elle sèche bientôt revient à [sa] condition évidente. D'humide à humble, de pierre ou tablette ou tuile d'attente, terne et dure. Qu'elle le reste. Elle perd ses voyelles et redevient muette. C'est alors qu'elle me touche surtout.75(*)

En octobre 1973, Ponge termine La Table. Or il insiste et conclut d'ailleurs par cette idée que la table est par essence indispensable à l'homme, qu'elle est devenue un besoin. Cet objet mérite ainsi cet éloge tardif, de fin d'oeuvre, mais suffixe par excellence, elle ponctue ainsi l'oeuvre entreprise :

TABle indispensable (j'en dépends, j'en suis dépendant, j'en suis le sujet (comme on est sujet d'un monarque) comme on est l'esclave d'un maître76(*)

Apparaît alors une nouvelle acception du mot « objet » qui prend ses lettres de noblesse de son opposition dénotative avec le mot « sujet » pris dans le sens de « être le sujet de ». Etre un objet devient être un monarque. On pourrait dire que la conclusion de cet éloge « paradoxal » des choses banales provient d'un besoin physique, d'un désir de remodelage en mots. Ponge s'explique à ce propos dans « L'art de la figue » dans un entretien avec Jean Ristat dans lequel il est question du « marqueur » comme relais important pour la « préhension » de l'objet et du coup du texte car « tout commence par la sensation »77(*).

Ce « marqueur » est le bout des doigts d'un point de vue matériel et ce sera l'encre du stylo d'un point de vue formel. Comme un « appendice de mon propre corps ».78(*) Cet éloge du sensible s'inspire de Condillac comme moyen de connaissance. Idem pour connaître la chose mise en mots, il faudra un modelage et remodelage par les mots, d'où les brouillons. D'où un attachement de Ponge à la forme, même si le texte ne prendra pas la forme de la figue, comme le ferait Apollinaire dans ses Calligrammes. Mais la forme des lettres est importante en un « désir de revenir à une espèce de pictogramme ».

2) Bernard Heidsieck

2.1) D'abord une question de thème

Le banal apparaît comme le point de départ de tout poème, le thème immanquablement choisi pour construire un poème. Mais ce banal n'est pas celui d'objet, mais de situations concrètes empruntées à des situations de communication et au quotidien qui rythme notre vie.

Dès Sitôt dit, paru en mars 1955, apparaissent quelques thèmes qui nourriront la poésie de Heidsieck : le refus de la poésie ancienne et archaïque. Il est question, dès le poème liminaire intitulé « Limpide », d'opposer à « la mécanique des vains mots », « le mur de ton vrai corps » en une évidente mise en opposition de la vanité d'un langage mécanisé par les figures de style à la réalité. Dans la dernière section de ce même poème, il fait achopper « dialogue » à « paysage de pures flammes ». La conclusion est que « tout se dit ».79(*) Ou plus exactement tout doit se dire. Se dessine déjà une critique sous-jacente de la poésie du XIX ème siècle comme « paysage de pures flammes » auquel il faut opposer le thème du « tout ».

Mais Heidsieck renie ce recueil jugé trop « poétique », trop conventionnel au regard de ce que nous présente la poésie ancienne.

La rupture se fait avec le premier Poème-Partition intitulé « N » qui veut commencer par une négation en une table rase de la poésie ancienne. D'où ce « N » qui correspond à un « nicht, niente, niet, nul, non, négatif, no, nothing ». Le premier thème banal est le rien, le nul, les négations que symbolise cette lettre. Il se veut le poème de la « table rase », de la rupture radicale avec le précédent poème Sitôt dit. Bernard Heidsieck s'en explique dans un courrier daté du 14 octobre 2006 :

C'était volontairement rompre avec l'usage précédent, abondant, des métaphores, et le ramener, rythmiquement, à ras le sol par l'utilisation fréquente de locutions passe-partout. C'était quelque part une tentative de sortie d'une gangue (facile) d'images pour me rapprocher d'une concrétude immédiate.80(*)

Pour la première fois, Heidsieck conçoit un poème en vue d'être « projeté à haute voix », même si finalement, il ne sera lu en public qu'une fois en 1981 à la Galerie Donguy. Donc, contrairement à Sitôt dit, il apparaît une certaine gratuité, désinvolture, jubilation libératoire dans la mesure où il se veut le poème de la « coupure nette et la volonté d'avancer dans ce brouillard neuf ». Il s'agit en effet de sortir de la « poésie poétique » encore présente dans le premier recueil, de la poésie passive où le lecteur devient dans ce contexte des années cinquante de plus en plus hypothétique. Heidsieck décrit en effet cette période comme oscillant « entre l'inflation d'images des dernières flammèches du Surréalisme (à vomir), et l'apparition de la poésie blanche, à l'inverse. » D'où cette nécessité devenue consciente à travers ce Poème-Partition « N » de la rendre « active » et donc de la sortir du livre pour la « rebrancher sur la Société, son environnement immédiat ».

-1955 automne/1956 hiver : Poème-Partition « R » comme « Rythme ». Selon Bernard Heidsieck, il s'agit de son « premier « poème-partition » : mon premier poème sonore »81(*). Ce poème s'inscrit dans le rejet de Sitôt dit jugé trop traditionnel. C'est la raison pour laquelle il s'intitule « R ». « R » comme rythme parce qu'il fallait arracher le poème à la page où trop de passivité le caractérisait afin de le rendre « actif » et de révolutionner la poésie. Il devait être « une danse, un roulé-boulé, dans l'instantanéité de sa « lecture » ».82(*)

A partir de là, les thèmes du banal seront essentiellement la communication avec le Poème-Partition « Q » comme « Questionnement » (mai 1956), le Poème-Partition « D4P », art poétique pour François Dufrêne (août-décembre 1962) où on entend trois bandes « se chevauchant et s'imbriquant au point de se rejoindre et confondre dans le souci et le but de se résumer dans l'aventure même de la communication. »83(*). Il s'agit aussi d'un programme et d'une revendication pour le poème. D'abord, il se doit de communiquer avec le monde :

 mû, par le désir d'être en prise concrète avec le monde, d'y injecter sa propre pulsation. Ou de le tenter. Ne serait-ce que l'espace de sa seule durée. La société ainsi, pour interlocuteur, complice et matière première. 84(*)

Ainsi à partit de 1959 le magnétophone permettra de remplacer par des prélèvements directs de vie (surtout urbaine) les agencements de sons qui devaient reproduire la réalité.

Ensuite, il doit refuser de refuser le monde, donc il doit refuser toute attitude attentiste :

Il y a même une certaine commodité, sinon complaisance, à se retrancher, par exemple, derrière le mythe d'une révolution attendue, restant à faire, pour en ignorer les indices quotidiens, refuser de voir ou rejeter ses modifications radicales ou insensibles de chaque jour.85(*)

Ensuite encore, tout homme doit avoir le sentiment d'appartenir à la société « car enfin, jouer à la fois les autruches et les censeurs ressort plutôt de la quadrature du cercle ».

Le thème de la communication se poursuit avec « Quel âge avez-vous ? », biopsie 5 (mars 1966). Deux voix se superposent qui donnent à entendre des bribes de conversation au bureau sur les conditions de travail. « Une poule sur un mur » est déclinée avant que se fasse entendre les voix de bureau. Se superposent des questions, des affirmations positives, négatives, des critiques de tous ordres et il arrive que les questions et les réponses soient audibles. Enfin la question du titre se fait entendre restant sans réponse.

Le banal apparaît dilué dans une réalité, un contexte que l'on découvre au fur et à mesure de l'écoute de la bande. Ces prélèvements de bribes de notre quotidien font partie intégrante du poème. Des sonneries de téléphone, des voix, des voix automatiques qui indiquent un changement de numéro de téléphone. Entre mai 1973 et 1979, Heidsieck travaille à la composition de Canal Street. Ce texte est à lire comme le quasi « art poétique » de Heidsieck. En effet, ce travail de longue haleine se caractérise par plusieurs phases qui finissent par superposer trois types de réflexion. Le premier consiste à faire des « planches-collages » (cinquante), le deuxième à associer à chacun un texte, le troisième consiste à enregistrer les textes. Enfin leur « lecture » en public aboutit à des performances et à ce qu'il a appelé à partir de 1963 « poésie action ». Chaque planche prend pour thème les mots, les difficultés de la communication. Ce sont les mots « pour ne rien dire » (premier Canal Street), ou les questions qui s'enchaînent sans discontinuer et auxquelles s'ajoute la deuxième bande sonore qui demande en instaurant un rythme « qu'est-ce que tu deviens » (deuxième Canal Street), les « mots derviches-tourneurs » (troisième Canal Street), le « sac à noeuds » de la communication, du « précise ta pensée » (quatrième Canal Street), qui comme la premier se termine sur le mot même de « communication », etc.

Nous retrouvons ce thème dans la plupart des oeuvres de Heidsieck, en un leitmotiv d'un constat d'impossibilité.

Par contre le thème du quotidien semble faire son apparition et s'installer davantage dans les biopsies et les passe-partout, à condition d'ajouter à ce raccourci le Poème-partiton « K » intitulé aussi « Le Quotidien ».

Le banal chez Bernard Heidsieck est bien au centre de ses recherches poétiques car il est non seulement présent dans les thèmes mais dans la voix qui est projetée sur scène. En effet, même dans son tour du monde autour de Vaduz, Heidsieck ne charge pas de subjectivité ses textes mis en action devant un public. Seuls ceux qui rendent compte de la communication le sont. Les textes eux-mêmes par leur mode de transmission au public doivent rendre compte de cette banalité qui leur sert de jalon.

D'ailleurs si Heidsieck ne prend pas parti dans ses textes, on peut malgré tout se demander si Respirations et brèves rencontres n'est pas le seul de ses textes à montrer la possibilité d'une communication. Tous ces souffles, toutes ces respirations enregistrées du vivant des « interlocuteurs » de Heidsieck, mais morts au moment de la composition des textes, semblent réussir la situation de communication que leur impose l'auteur. Ce dernier d'ailleurs donne l'impression d'un « réel » échange avec eux. Donc il apparaît que sans vouloir se départir de son optimisme, souvent évoqué, Heidsieck mène malgré tout un constat sur la communication assez pessimiste : la communication n'est peut-être qu'un leurre social, et elle ne devient peut-être possible qu'avec la projection que nous nous faisons de notre interlocuteur. Heidsieck mène certes un dialogue, mais un dialogue fantasmé avec Ghérasim Lucas, etc.

Mais si cette communication semble impossible c'est aussi la faute de la langue présentée dans ses aspects les plus compliqués : le banquier a son propre jargon (Poème-partition b2b3), de même que l'économiste (Le Quatrième plan), ou du scientifique (La Pénétration, mécano-poème), sans oublier le nutritionniste (Bilan ou mâcher ses mots), ou le politique (Coupez n'est pas jouer), et même les sociologues dont une série est citée à titre de preuves au début du Carrefour de la chaussée d'Antin ; quant au dictionnaire, Derviche/Le Robert nous montre la quasi impossibilité de le connaître intégralement. D'ailleurs le texte de Heidsieck ne nous donne absolument pas les sens de ces mots qu'il ignore mais il les place dans un discours tout à fait déroutant qui laisse place à une grande incertitude quant à ce que Heidsieck veut en faire.

Comment, faute de moyens de communication simples, voulez-vous permettre un échange. Quant aux locutions de tous les jours, de nombreux textes de Heidsieck en montrent les limites. Idem au niveau des moyens de communication, puisque le téléphone, moyen moderne et sûr, est la proie de difficultés insurmontables (Ruth Francken a téléphoné). La communication ne se fait pas.

Que reste-t-il ? Le cri : celui qui vient interrompre le banquier, notamment ceux des enfants qui viennent interrompre le scientifique. Malheureusement, souvent c'est La Convention collective qui a le dernier mot. (Elle dit : « Lorsqu'une fête légale, toutefois, tombe un vendredi ou un mardi, le samedi qui suit cette fête, ou le lundi qui la précède, ne sont pas considérés comme jours ouvrables »)86(*)

Poète de la ville et non des campagnes comme le souligne Henri Chopin, Heidsieck nous projette directement dans le banal grâce à partir de 1959 au magnétophone. Avant cela, c'est le rythme, la répétition et toutes sortes de procédés stylistiques relevés par J.-P. Bobillot87(*) qui rendront compte du réel. Ensuite, le travail sur les mots, le souffle et le rythme toujours présents verront se superposer à eux des sons de la vie urbaine : bruits de pas de piétons, klaxons d'automobiles, cris d'enfants, bruits de voix, ajoutant une ancre supplémentaire qui nous rattache au réel. D'où le commentaire suivant que Heidsieck fait à propos de Carrefour de la Chaussée d'Antin :

 J'ai voulu faire de ce point particulièrement `chaud' de Paris une sorte de topologie sonore. Cela m'a conduit très naturellement à aller y faire des enregistrements sur place de différents éléments qui composent ce carrefour : ordinateurs de banques, juke-boxes, cafés, bruits de voitures et roucoulements de pigeons, haut-parleurs de grands magasins et bruits de la foule. Tout cela est donc du hasard sélectionné ! Et qui ne se veut nullement illustratif, une sorte de simple illustration sonore du carrefour. Tout cet ensemble est en effet intimement mixé au texte qui jalonne, de bout en bout, ce tour de piste du carrefour. 88(*)

Cette mise en scène du réel, cette « concrétude », pour reprendre un terme de Heidsieck est à comprendre comme le désir non pas de rendre compte du banal quotidien, mais dans celui de nous imprégner en dernier stade de son travail, par la dimension « active » de sa poésie : la « performance », condition ultime de réussite de son travail.

2.2) La banalité à vivre

Le banal ne se contente donc pas d'être un sujet d'étude, ou un sujet de description, ou un sujet de définition. Heidsieck ne définit rien, ne décrit rien. Il n'entre absolument pas dans les attentes de la poésie habituelle ou encore, malheureusement unanimement et banalement comprise.

Le banal n'est pas seulement « prétexte » d'écriture, il est rendu dans son « être-là ». On pourrait dire qu'il est le début, le milieu et la fin du travail. Début en tant que « biopsies » parfois menées au hasard de ce banal jamais complètement prévisible. D'où cette énorme difficulté à en rendre compte, car il est une donnée fluctuante et non maîtrisable. Milieu car le poète doit s'imprégner par la sémantique (qu'il opposera à François Dufrêne) de ce banal : comment le mettre en sons, en rythme, en cris, voire en mots complets ou tronqués. Et enfin, « fin », pour autant qu'elle soit possible car les textes qui rendent vraiment compte d'une boucle fermée sont rares, dans la transmission à un public. Seule cette imprégnation finale du public qui permet une réciprocité du texte, du lecteur-Heidsieck et du public teste l'efficacité du poème. Cette trinité de la banalité pose un point quasi final à sa perfectibilité. Il s'agit bien d'une poésie centrifuge, happante, inclusive, grâce à ces petites saynètes de mise en situation du banal. Certes, ce banal est une sorte de concentré de banal dans la mesure où l'engagement du poète n'est pas à démontrer. Il choisira ce qui produit du son et du sens, en une accumulation de divers procédés qui ont pour but de créer un monde de banalité.

Donc on ne peut pas parler comme Ponge d'une « transfiguration » du banal mais d'une « phono-signifiance » du banal, à la fois comme mise en sons et comme compte-rendu sonore. Nous verrons qu'il s'agit aussi d'une sublimation.

III] Les buts de Ponge et de Heidsieck

1) Heidsieck

1.1) Sublimer le banal

Pourquoi cette poésie sonore devenue poésie-action ? Deux poétiques aux yeux de Heidsieck se dessinent, presque complémentaires. Il s'agit d' « exorciser le banal »89(*) et de « procéder à de successifs exorcismes »90(*), ou de sublimer ce banal. Ce choix que se donne Heidsieck est exprimé dans 91(*) la citation suivante : « Cet éventail physique ou symbolique des soucis, automatismes et repaires quotidiens » se doivent d'être « métamorphosés en bouées de sauvetage ou tremplin. Et par là-même, et par ricochet, à les exorciser ou les sublimer. » Ainsi reprenons l'exemple de la bombe dans le Mécano-poème « pénétration » : cette bombe nous est présentée par Heidsieck dans sa cruelle banalisation. Le poème sert à

[l]a situer, Elle, la Bombe, dans le cadre de l'activité quotidienne et banale de chacun. (...) Puisque cette menace est un lot commun. A défaut donc de trancher dans le vif d'un tel sujet, le rôle du poème se limite à en rappeler l'existence. (...) Efficace ? (...) Comme il se doit. Comme il se peut. 

Ainsi « sublimer » le banal signifie également se réveiller et sortir du constat amer et passif d'une banalisation :

Par ces temps où chacun se lamente par habitude sur l'abêtissement généralisé, j'ai voulu dire que la poésie (le cinéma) se révélait « aussi » comme un prodigieux instrument de réveil et de lucidité. 92(*)

Le poème doit donc se donner la mission de faire voir le banal ; d'en rappeler l'existence pour en faire prendre conscience et le sortir de sa banalisation. Par exemple, Heidsieck prend le thème de la bombe dont il critique cet aspect. Il s'agit du Mécano-poème « la pénétration » dans Partition V.93(*) La poésie doit donc « capter », au sens d'attraper, de prendre, de surprendre « la vie même, dans le cours et l'instant précis de sa manifestation. »94(*) Il ajoute

C'est dans un tel contexte que le regard actuel, amicalement ou cliniquement posé sur les choses, les êtres ou les événements, semble les découvrir ou redécouvrir. Qu'il s'annexe le pire et le meilleur, le rare et le tout venant, l'acte isolé comme le phénomène sociologique, comme pour s'y acclimater ou mieux les sublimer. 

« sublimer » le banal, c'est l'accepter non dans sa négativité, mais en faire un tremplin du progrès, donc pour un banal qui rende possible des mutations de pensée. Cet objectif est possible par le jeu d'arrangements qui offrent un regard neuf, ou une oreille neuve sur le thème en question. Il est délocalisé, puisque placé contre une autre bande qui va en révéler ce qu'il a de banalisé.

En effet, le « poème-éponge », le « poème-serpillère »95(*) doivent rendre compte de la vitesse du monde, du rythme haletant de la vie et non plus se cacher derrière les traditions poétiques :

Il s'agit, après tout, de piéger et de se piéger, de se piger et de piger tant soit peu ce qui nous arrive, nous cerne, nous englobe et nous façonne. Il s'agit tout au moins de la tenter. En somme, au minimum, de se déchloroformer. Vaille que vaille. Et tout cela, dans un grand branle-bas d'allées et venues, de mouvements, d'expériences, de coulées centripètes, centrifuges.96(*)

Donc double objectif : ramasser le quotidien et non pas le nettoyer mais nettoyer notre façon d'envisager ce banal. Que faut-il « sublimer » ? Ces banalités bancaires dans Derviche/Le Robert, des banalités navrantes ou dites navrantes de la conversation, dans Canal Street, de la voix de la speakrine des appels-radio d'un taxi dans Partition V, des informations enregistrées à partir d'une émission de l'O.R.T.F. en 1966, de la nécessité de rappeler un correspondant au téléphone (Partition V), de la déclaration d'amour d'une poinçonneuse à un client régulier dans une station de métro (La Poinçonneuse), de la liste intégrale des présidents du conseil de la 3ème, 4 ème, 5 ème Républiques, « comme exemples de prises à bras-le-corps d'une part très concrète de quotidien », etc.

La poésie par son entreprise se rend moderne et le poème « redevient oral, audible et visible, actif pour tout dire, et pour ce, utilise maintenant la technique adéquate que commande précisément l'époque radicalement autre dans laquelle nous pénétrons, fondée, même si les premiers balbutiements s'en font seuls encore sentir, sur des modes de transmission visuels et oraux, donc directs, rapides, physiques et instantanés. »97(*)

Heidsieck parle à partir des biopsies de tenter de faire des « ready-made » de poésie à partir des résidus du quotidien : prélever du réel et l'agencer dans un texte poétique, le mettre en perspective pour en dégager un nouveau message, un nouvel objectif. C'est aussi le sortir de son caractère utilitaire, un peu à la manière de Duchamp afin de lui donner, non un aspect esthétique -- Duchamp refusait ce critère artistique -- mais pour créer un nouvel objet. On peut reconnaître chez Heidsieck en effet un travail de cet ordre.

Heidsieck se fait donc expérimentateur du langage, et ses textes se présentent comme une sémiotique en action.

1.2) Faire entrer en communication la poésie

Heidsieck revendique le banal et en fait une ligne de force de sa poésie. Il s'explique sur ce thème dans Notes convergentes98(*) : le poème est à la recherche d'un contact.

 Afin, mû par le désir d'être en prise concrète avec le monde, d'y injecter sa propre pulsation. Ou de le tenter. Ne serait-ce que l'espace de sa propre durée. La société ainsi, pour interlocuteur complice et matière première. Et d'en finir donc, avec, à son égard, cette gamme d'attitudes nobles, de refus et condamnations, de diatribes systématiques et sans appel. Ou pour le moins de créer une rupture dans leur cascade. 

Donc le monde n'est pas seulement un décor dans ce théâtre qu'est la vie. Il doit faire partie intégrante du poème. Heidsieck stigmatise en effet cette « commodité, sinon complaisance » qui consiste à « jeter l'anathème, enfin, en vrac, sur les évidences journalières d'un monde qui de toute évidence à chaque instant reste à faire ou à refaire. »,

 il incombe à la poésie, donc, aussi, de participer à cette course, aussi folle soit-elle sinon pour cette raison même. De vivre au rythme ambiant. Perpétuellement tendue. Et de jouer dans ce tourbillon un rôle de garde-fou, d'électro-choc ou d'anti-somnifère. 

La banalité du monde comprise comme acceptation de son inexorabilité est refusée par Heidsieck. Il s'agit de lutter contre ce sentiment d'attentisme global. Il s'agit de refuser de refuser le monde : le prendre en compte comme il est sans entrer dans la démarche banale de le rejeter sans chercher à le corriger.

Il y a même une certaine commodité, sinon complaisance, à se retrancher, par exemple, derrière le mythe d'une révolution attendue, restant à faire, pour en ignorer les indices quotidiens, refuser de voir ou rejeter les modifications radicales ou insensibles de chaque jour. A jeter l'anathème, enfin, en vrac, sur les évidences journalières d'un monde qui de toute évidence à chaque instant reste à faire ou à défaire, et fort d'un échantillon de constats désastreux, de leur opposer, à titre d'excuse pour n'y point toucher, ne pas s'y tremper, quelque absolu inflexible, mais pétrifié, ou un passé dans l'impossibilité de resurgir.99(*)

Sentiment d'appartenance à la société et refus de le nier.

« D'où ses tentatives pour redevenir orale. Donc audible plus que visible. » La poésie doit retourner à sa source sonore pour se faire au sens propre entendre. Car le poème doit prendre ce risque de s'extraire de la page et doit s'incarner en un

cri écartelé mais déchirure-charnière puisque, avec l'un et l'autre, un nouveau cycle, centrifuge, cette fois s'est ouvert à la poésie. Le poème se retourne à 180 degrés et s'ouvre au monde. Il est à réinventer. La force des mots avec lui. Leur sens. Celle, en somme, ou celui de la communication. Simplement. 100(*)

Le poème s'incorpore à la lettre dans la diction pour affronter le public. Heidsieck rappelle à plusieurs reprises le choc ressenti à l'écoute de la musique de la première oeuvre de musique électronique qu'il entendait : Les Chants des adolescents de Stockhausen et la prise de conscience immédiate d'un grand retard de la poésie sur la musique et la peinture. Il s'agissait, au début de 1955, des concerts du Domaine Musical, sous la direction de Pierre Boulez, les oeuvres de Varèse, de Stockhausen, de John Cage... Le tourbillonnement de cette musique lui donne l'idée de faire tourbillonner de la même façon les mots dans une salle de « concert » de mots. Il faut arracher la poésie à la page, il faut en faire des « partitions ». Le premier de ses poèmes-partitions, le Poème-Partition « N » est à cet égard symptomatique dans sa présentation même puisqu'il est imprimé sur du papier à bandes horizontales noires et blanches. Quant au Poème-Partition « V », il s'est voulu hommage à Edgar Varèse, compositeur franco-américain dont Heidsieck découvrait à l'époque « avec passion et admiration folles »101(*) la musique. Là encore une proximité musicale se dessine puisque le début du texte fait écho exact avec sa fin, signifiant la boucle de la journée qui peut ainsi se répéter indéfiniment mais également une sorte de « thème » musical. Une poésie nouvelle apparaît donc qui se donne pour but de prendre à rebours la « poésie blanche » et le Surréalisme. La première représentée par « la vacuité, la blancheur, l'iconoclasme radical de l'autre (un mallarméisme exténué) », la seconde caractérisée par une « inflation des images (...) (un surréalisme aggravé) »102(*).

2) Ponge

2.1) Transfigurer le banal 103(*)

« commencer à ressentir religieusement la réalité quotidienne »104(*), tel est, pourrait-on dire, le credo de Ponge. Refuser la mission salvatrice de la religion surtout chrétienne et faire une passation de pouvoir au commun des objets.

Il multiplie ainsi les critiques acerbes et ironiques à l'égard du christianisme, religion de la douleur, de l'exaltation des souffrances. A ce message « martyrophile », il oppose la pleine jouissance du réel, les pieds sur terre, ou plutôt sur la table et la main sur la porte ou modelant la figue. De nombreux symboles chrétiens sont ainsi détournés : « le pain » devient tout un monde au lieu de permettre de « casser la croûte » avec les « copains »105(*) même si on termine sur la nécessité de « la briser » et non « briser-là ».

L'autre point à souligner est la lecture approfondie du De natura rerum de Lucrèce qui lui inspire une méfiance à l'égard de tout ce qui leurre :

Au temps où, spectacle honteux, la vie humaine traînait à terre les chaînes d'une religion qui, des régions du ciel, montrait sa tête aux mortels et les effrayait de son horrible aspect, le premier, un homme de la Grèce, un mortel, osa lever contre le monstre ses regards, le premier il engagea la lutte. (...) Il a parcouru par la pensée l'espace immense du grand Tout, et de là, il nous rapporte vainqueur la connaissance de ce qui peut ou ne peut pas naître, de la puissance départie à chaque être et de ses bornes inflexibles. Ainsi la superstition est à son tour terrassée, foulée aux pieds, et cette victoire nous élève jusqu'aux cieux.106(*)

Cet être extraordinaire qui a prouvé la non existence des dieux est évidemment Epicure.

Ce texte est à mettre en rapport avec « La Mounine » car ce texte daté de 1941 exprime dans la vision d'un ciel tourmenté « jour bleu cendres », comme un mercredi des Cendres dans la liturgie catholique, le refus du Carême et de sa pénitence alimentaire.

Une science très positiviste se dessine contre la religion, c'est-à-dire basée sur des expériences directes entre l' « écrivant », le « décrivant » et l'objet de cette expérience directe. Cette science doit partir d'une émotion, « d'un sanglot » a priori « sans cause apparente »107(*) pour aboutir à l' « explication de [s]a profonde émotion », donc pour aboutir, et c'est là que le raisonnement souffre dans sa cohérence, à « une loi esthétique et morale importante ». C'est ce qui fait dire à Lionel Cuillé que « l'ambition scientifique est une des stratégies par lesquelles Ponge légitime son travail d'écriture, cette démarche critique semble paradoxalement, de manière curieusement très romantique, fascinée par l'ambition du poète comme « multiplicateur de progrès » (Rimbaud) ».108(*) Par ailleurs, il insiste sur l'idée que le discours pseudo-scientifique ou scientifisant finalement veut avant tout se placer contre tout discours religieux, « contre l'obscurantisme ».109(*)

La poésie est donc avant tout un moyen d'expression de ce mépris à l'égard de Dieu. C'est la volonté exprimée de défaire les sens tout faits, les lieux communs et Dieu est un lieu commun qui a besoin d'être examiné :

Ni Dieu ni Maître.

Le Maître serait-il le Logos, le langage, les mots.110(*)

En 1952, alors que Ponge commence à se faire reconnaître de son siècle, il participe à un enregistrement radiophonique en compagnie de Reverdy et de Breton. C'est le moment de définir de la manière la plus synthétique possible ses pensées poétiques et c'est aussi le moment qu'il choisit pour exposer ses griefs contre la religion chrétienne :

Non seulement les religions (et en particulier la religion J.-Ch.) me paraissent en cause, mais l'humanisme tout entier : ce système de valeurs que nous avons hérité à la fois de Jérusalem, d'Athènes, de Rome, que sais-je ? et qui a ceinturé récemment la planète. Selon lui, l'homme serait au centre de l'univers, lequel ne serait, lui, que le champ de son action, le lieu de son pouvoir. 111(*)

L'accusation rejoint bien le thème central de sa poétique. L'homme n'a pas à avoir cette place de choix car il ne la mérite pas. Cette vision anthropocentriste a fait déjà trop de dégâts pour la poursuivre. La modestie est à gagner pour l'homme en passant par la considération du monde concret, seule rédemption possible de l'homme à ce stade de son histoire. D'où cette « Ode inachevée à la boue » où la Bible se trouve stigmatisée comme imposture sur la condition de l'homme :

Certain livre, qui a fait son temps, et qui a fait, en son temps, tout le bien et tout le mal qu'il pouvait faire (on l'a tenu longtemps pour parole sacrée), prétend que l'homme a été fait de boue. Mais c'est une évidente imposture, dommageable à la boue comme à l'homme.112(*)

L'ironie de ce texte est à lire dans l'ordre des victimes puisque la boue apparaît avant l'homme.

2.2) Banalité contre une certaine conception de l'homme par l'homme

Ponge explique sa place en tant que poète comme celui qui doit partir de ce constat de mort de Dieu, de l'homme, de l'anéantissement. Mais son constat n'est pas aussi pessimiste qu'il y paraît au premier abord. Il faut partir de cette « mort de Dieu », de cette « destruction des valeurs », de cet « extrême amaigrissement de l'individu (homme) »113(*) pour mieux permettre de « renaître (Que le monde renaisse, la moindre chose.) »114(*) Or pourquoi cet état des choses ? Ponge l'explique par la disproportion de l'ego humain :

L'homme de G. Richier, sorte de King Kong (jamais plus sauvage) réveillé dans la forêt actuelle (primitive) par l'orage actuel (primitif), prêt à étreindre le monde, à l'étrangler..., a maigri... (nouvelles désillusions depuis 1944), s'est exténué dans sa destruction des valeurs (Nietzsche), sans rien se mettre sous la dent. Laminé de plus en plus par son désespoir, sa solitude, son sentiment exaspéré de la personne humaine, de la liberté, de etc., sa volonté de puissance (Socrate, Descartes, Pascal, Nietzsche, Sartre, Camus).115(*)

Ponge fait l'analyse de la société et de l'individu et place ce dernier comme responsable du chaos humain. L'homme est faible tout en se croyant plus fort que tout, ce qui le rend facile à asservir à des idéologies, des religions et le conforte dans sa volonté de puissance. Mais la leçon de Ponge est tout autre. Il s'agit méthodiquement de faire comprendre à l'homme qu'il usurpe une place qui n'est pas la sienne. Il s'agit d'acquérir une liberté de pensée qui passe par la remise en question des idées reçues, des idéologies de masse et lui donne une vision plus humble de sa condition. Cette prise de conscience, Ponge choisit de la faire passer par son traitement des choses, objets « taciturnes » mais riches d'enseignement et de beauté. En prenant comme support de réflexion l'oeuvre de Giacometti, Ponge salue chez lui la non personne. Cette sculpture en effet met en valeur le « je » de chacun réduit à sa plus simple expression et de fait dénué de toute individualité :

Pourquoi l'iconographie d'A. Giacometti me plaît-elle si fort ? Parce qu'après elle, je suppose qu'on sera près d'en avoir fini avec le Je.116(*)

Dans un texte quasiment contemporain, daté du 24 novembre 1951, Ponge identifie les responsabilités et expose ainsi le but de sa poésie :

Non seulement, à mon sens, la religion judéo-chrétienne, mais « l'Humanisme » tout entier est en question : ce corpus de valeurs nées à la fois à Jérusalem, à Athènes, à Rome, par lequel l'homme s'est trouvé placé au centre d'un univers qui ne serait pas le champ de son action ou le lieu de son « pouvoir ». Cette conception de la supériorité de l'homme me semble, à la vérité, l'avoir conduit quelque part hors du monde, dans une sorte d'aliénation. La pseudo-civilisation qui vient d'achever récemment de ceinturer le globe mourra aussi d'un de ces schismes qui suivent immanquablement les périodes dogmatiques, celles qu'en littérature on appelle classiques. Voilà ce contre quoi, plongeant dans le trente-sixième dessous, chaque poète authentique aujourd'hui par sa seule présence agit. Nous cheminons au niveau des racines, nous menons la vie noire des vers dont chacun remue des tonnes de terre végétale. Voilà où nous devons enfoncer la lyre qui n'est plus à placer au fronton des superstructures, mais doit pourrir dans l'infraordinaire. Nous naissons muets dans un monde muet. Nous : je parle de moi-même à l'instant même devant ce micro. Car nous naissons en réalité au milieu d'un brouhaha insensé, celui des paroles de l'ancien ordre, des rengaines de la mélodie mondiale, celui que font ici-même, par exemple, les publicistes et les concierges de la littérature.117(*)

Dans les années 50 apparaît une idée qui rejoint beaucoup les pensées de Ponge contre le comportement actuel de l'homme. Il s'agit de l' « abhumanisme », élaborée par Jacques Audiberti et Camille Bryen qui publient en 1952 L'Ouvre-boîte, un dialogue qui défend l'idée que l'homme doit être considéré comme faisant partie de la nature, au contraire de l'humanisme qui plaçait hiérarchiquement au centre du monde l'homme

En 1954, Ponge reprend le texte du « Murmure » et en opère une relecture. Il revient alors sur la nécessité de remettre l'homme à sa place. Il explique par ce biais des textes comme « Notes premières de l'homme »118(*) en 1942-1943 et « L'homme à grands traits »119(*), « De la bouche »120(*) ou encore « Première ébauche d'une main » en mai 1949121(*), qui représentent des descriptions de l'homme souvent tronquées, incomplètes. En effet, le but de Ponge est d' « amenuiser » l'homme et de lui donner une mesure plus juste. Le ramener à l'utilité d'une main par exemple est un moyen de désacraliser la vision que l'homme porte sur lui-même :

Un coup violent donné à l'Homme, à sa prétention intellectuelle :

voilà le Murmure :

un coup de poing pour ramener l'homme à une juste conscience de sa petitesse - fonctionnante grâce à quoi tout se remettra à fonctionner.

C'est par un processus en réduction parfois que tout se remet à fonctionner (soliculus). Théocrite.122(*)

Le 12 septembre 1954, Ponge place vraiment l'homme au centre et même en but ultime de ses préoccupations puisque dans « Constance d'une de mes idées de l'objeu (préface ou introduction à l'objeu) », il termine par le classement suivant :

Il y a profit à ce traitement :

1° pour l'objet (dénudé)

2° pour le poème (parfait)

3° pour l'homme (détaché, réjoui, remis dans la disponibilité de nature).123(*)

En plaçant en troisième position l'homme on comprend qu'il s'agit en fait de l'unique but de Ponge, en tout cas celui qui occupe dans la hiérarchie la place la plus importante. Mais à la condition triple énoncée entre parenthèses : qu'il soit disponible, ouvert, dans un état de nature, c'est-à-dire avant la pernicieuse dégradation opérée par les habitudes sociales.

Mais ce n'est pas n'importe quel homme. C'est une question de mesure et non plus de démesure. En février 1962, à l'occasion de l'exposition L'Objet au Musée des arts décoratifs en mars 1962, Ponge reprend une expression de Braque : « Le peintre pense en formes et en couleurs ; l'objet, c'est la poétique »124(*) pour en faire le titre de sa préface. Pourquoi les objets sont-ils utiles à l'homme ? Moins par leur caractère utilitaire que parce qu'ils sont l'accusatif de l'homme. Ce dernier existe, fait des choses parce qu'il y a des objets que sa main manie :

Le rapport de l'homme à l'objet n'est du tout seulement de possession ou d'usage. Non, ce serait trop simple. C'est bien pire.

Les objets sont en dehors de l'âme, bien sûr ; pourtant, ils sont aussi notre plomb dans la tête.

Il s'agit d'un rapport à l'accusatif.125(*)

On y reconnaît d'ailleurs l'une des définitions du Littré donnée au début de cette étude : les objets sont ce qui est en dehors de l'âme.

Les objets opèrent une sorte de résistance à l'homme qui lui donne l'impression d'exister. Ils sont l'application de la vie de l'homme.

Conclusion

Comme Ponge, Heidsieck se place contre toute poésie formelle, en faveur du vivant, du quotidien, de la dénonciation de ce banal dont ils nous disent qu'il faut prendre conscience. Certes les moyens utilisés sont très différents, Ponge reste dans la page, même s'il joue de cela, et Heidsieck s'en détache avec horreur quand il découvre la phono-technè. Mais le quotidien, l'interrogation sur le langage, la Communication restent au coeur de leur parti pris respectif. Ainsi que leur jeu, leur volonté de jouir des manques du langage, de leur manque aussi, car tous deux se montrent particulièrement humbles face à leurs lacunes et en jouent. Nous avons affaire à deux exorcistes pragmatiques et sémiotiques qui comme tout un chacun se heurtent à la langue, à son propre usage en un jeu communicationnel. « [L]ittéralement et dans tous les sens ». Cependant des différences se dessinent. On observe les mêmes images : Ponge parle des paroles comme de « vieux chiffons (...) à remuer, à secouer, à changer de place », Heidsieck parle de la poésie sonore, sa poésie comme d'une poésie serpillière. Où est la distinction ? En ce que Ponge part d'un constat amer et négatif, vécu personnellement comme un obstacle, Heidsieck ne porte pas de jugement, mais en fait le constat. Les jeux de paroles enregistrées dans notre banal quotidien servent alors de vivier pour nous faire prendre conscience de ces phénomènes. Certes Ponge ensuite, après Proêmes en fait également un jeu, une jubilation, pour l'objet devienne objeu, puis objoie. Il se révèle chez Ponge un parti pris de l'homme qui prend à rebours l'ancien parti pris nombriliste de l'homme. Les objets sont sources de considération philosophique. En effet, la poésie de Ponge qui place les objets au centre de l'univers humain et non plus le contraire vise à replacer l'homme dans un contexte de finitude, alors que les objets sont d'une certaine manière éternels. La ressource fondamentale du De natura rerum de Lucrèce est au coeur de la poétique de Ponge et sert à passer ce message. « De la nature morte », « de la banalité » pourraient être de nouveaux titres plus adéquats mais ils cachent le souci constant de Ponge, même s'il le récuse à certains moments de sa carrière poétique : l'homme. Heidsieck reste a priori au niveau du constat, de la biopsie et ne prononce pas de morale, là où Ponge ne s'en prive pas. Mais ils ont en commun le même sujet unique finalement qui reste l'homme. Mais un homme face au quotidien.

Bibliographie

1. Oeuvres de Francis Ponge

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-OEuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2002, t. II.

-Pages d'atelier 1917-1982, coll. « nrf », Gallimard, 2005.

2. Entretiens de Francis Ponge

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-« L'art de la figue », entretien avec Jean Ristat, Digraphe, n°14, avril 1978.

-Sollers Philippe, Entretiens avec Philippe Sollers (1967), Gallimard/Seuil, 1970.

3. Oeuvres sur Francis Ponge

-Bobillot J.-P., « Notes pour un Ponge ou D'un s/ça/voir qui ne serait pas de m/êtrise », Action poétique, Ponge, 26 fois & Québec aujourd'hui et autres, Hiver/printemps 1998-1999.

-Cuillé Lionel, L'Herméneutique littérale : subversion du discours chrétien, modélisation scientifique, et religion de la Parole dans l'oeuvre de Francis Ponge, thèse de doctorat, Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines, dir. Jean-Marie Gleize, 2003.

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-Poème-Partition « R », coll. « Jeudigris », Ed. Cahiers de Nuit, 1994.

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5. Oeuvres sur Bernard Heidsieck

-Bobillot J.-P., Bernard Heidsieck, Poésie action, Jean-Michel Place, 1996.

6. Ouvrages divers

-Albiach A.-M., Objet, coll. « Figurae », Orange Export Ltd, 1976.

-Baudrillard, La Structure des objets, Denoël/Gonthier, 1968.

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-Danto Arthur, La Transfiguration du banal Paris, coll. « Poétique », Ed. du Seuil, 1989 pour la traduction française et la présentation de J.-M. Schaeffer. Titre original : The Transfiguration of the commonplace, Harvard University Press, 1981.

-Deluy Henri, L'Anthologie arbitraire de la nouvelle poésie, Flammarion, 1983.

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-Lance Alain, Ménagerie quotidienne, Orange Export Ltd, 1971.

-Lucrèce, De la Nature, trad., intr. et notes par H. Clouard, Garnier-Flammarion, 1964.

-Royet-Journoud Claude, Les Objets contiennent l'infini, coll. « NRF », Gallimard, 1983.

-Sacré James, Bocaux, Bonbonnes, carafes et bouteilles (comme), coll. « CRIR é LIR », Ed. Le Castor Astral & Le Noroît, 1986.

-fig. 5, Editions fig. & fourbis, 1991.

* 1 « Prière d'insérer pour « le peintre à l'étude » », L'Atelier contemporain, OC, t. II, p. 612.

* 2 Henry Deluy, L'Anthologie arbitraire d'une nouvelle poésie, Flammarion, 1983.

* 3 Anne-Marie Albiach, Objet, coll. « Figurae », Orange Export Ltd, 1976.

* 4 Alain Lance, Ménagerie quotidienne, Orange Export Ltd, 1971.

* 5 Claude Royet-Journoud, Les Objets contiennent l'infini, coll. « NRF », Gallimard, 1983.

* 6 James Sacré, Bocaux, Bonbonnes, carafes et bouteilles (comme), coll. « CRIR é LIR », Ed. Le Castor Astral & Le Noroît, 1986.

* 7 Jakobson, Essais de linguistique générale, coll. « Points », Ed du Seuil, 1980, p. 218-220.

* 8 [L'escargot], Dans l'Atelier du Parti pris des choses, OEuvres complètes, Galld., Bibl. de la Pléiade, 1999, t. I, p. 58.

* 9 F. P., Nouveau nouveau Recueil I , OEuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2002, t. II, p. 1171.

* 10 Seuil, Gallimard, 1970.

* 11 Ibid., p. 122.

* 12 Ibid., p. 121.

* 13 L'Atelier contemporain, OEuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2002, t. II, p. 571.

* 14 Entretien avec Francis Ponge, « C'est très jeune que j'ai commencé à ouvrir le dictionnaire », Digraphe, décembre 1988, n°46, p.12-13.

* 15 Nous reprenons le constat de Paul J. Smith, « Ponge épidictique et paradoxal », Francis Ponge, CRIN 32, 1996, p. 36-37

* 16 « La Seine », OC, t. I, p. 246.

* 17 Le Parti pris des choses, OC, t. I, p. 18.

* 18 Ibid., p. 23.

* 19 Ibid., p. 48.

* 20 Ibid., p. 32.

* 21 Ibid., p. 38.

* 22 Ibid., p. 49.

* 23 Ibid., p. 52.

* 24 Ibid., p. 53.

* 25 Ibid., p. 55.

* 26 [à propos du « Galet »], OC, t. I, p. 67-68.

* 27 Pour un Malherbe, Gallimard, 1965, p. 186.

* 28 Le regard est en effet au centre de la poétique de Ponge beaucoup plus que les autres sens. Claude Evrad le montre dès l'intitulé de son premier chapitre : « L'Ecriture du regard », Francis Ponge, Ed. Pierre Belfond, 1990.

* 29 « Introduction au « Galet » », Proêmes, OC, t. I, p. 201-205

* 30 J.-M. Gleize, Lectures de...Pièces de Francis Ponge, Les mots et les choses, coll. « Dia », Belin, 1988, p. 9.

* 31 Ibid., p. 32.

* 32 Nous reprenons ainsi ce que Ponge appelle son « dictionnaire encyclopédique » dans My creative method et qui en sixième phase devient distinction entre Nature et objets.

* 33 J.-M. Gleize montre en effet la forte présence de la métaphore du « spectacle » du banal non dans son aspect spectaculaire, théâtral mais le mot « dramatique » est cité à plusieurs reprises : « l'apparition de la plus banale forme aussitôt vous saisit » précédé de « ces extraordinaires dramatiques quoique ordinairement inaperçus événements sensationnels ». « La Robe des choses », Pièces, OC, t. I, p. 696.

* 34 Pièces, OC, t. I, p. 695.

* 35 Ibid., p. 703/709.

* 36 Ibid., p. 713.

* 37 Ibid., p. 721.

* 38 Ibid., p. 723.

* 39 Ibid., p. 737.

* 40 Ibid., p. 751-752.

* 41 Ibid., p. 776.

* 42 Ibid., p. 781.

* 43 Ibid., p. 782.

* 44 Ibid., p. 788.

* 45 Ibid., p. 790.

* 46 Christian Jacomino, « Temps et création (à propos de Francis Ponge) », NRF, n° 407, 1er décembre 1986, p.50-63.

* 47 Jean-Pierre Bobillot, « Notes pour un Ponge ou D'un s/ça/voir qui ne serait pas de m/êtrise », Action poétique, Ponge, 26 fois & Québec aujourd'hui et autres, Hiver/printemps 1998-1999, p.153-154.

* 48 « My creative method », Le Grand Recueil, Méthodes, OC, t. I, p. 517.

* 49 Ibid., p. 519.

* 50 Ibid., p. 520.

* 51 J.-P. Sartre, « L'homme et les choses », Critiques littéraires (Situations, I), NRF, Gallimard, 1947, p. 311.

* 52 Baudrillard, Le Système des objets, Denoël/Gonthier, p. 24.

* 53 Baudrillard, La Structure des objets, Denoël/Gonthier, 1968, p. 19-22.

* 54 « Le Fauteuil », Textes hors recueil, OC, t. II, p. 1387-1388.

* 55 Baudrillard, La Structure des objets, Denoël/Gonthier, 1968, p. 33.

* 56 Maldiney Henri, Le Vouloir dire de Francis Ponge, « La Parole tenseur de l'être au monde », Ed. Encre marine, 1993, p. 125-135.

* 57 « My creative method», Méthodes, Le Grand Recueil, OC, t. I, p. 33.

* 58 « La Chèvre », Pièces, OC, t. I, p. 806.

* 59 La Fabrique du Pré, OC, t. II, p. 457.

* 60 Vouilloux Bernard, Un Art de la figure, Ponge dans l'atelier du peintre, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 21.

* 61 Philippe Sollers, Entretiens avec Philippe Sollers (1967), Gallimard/Seuil, 1970, 89.

* 62 « Braque ou l'Art moderne comme événement et plaisir », OEuvres complètes, t. I, p. 139.

* 63 « Hommage à Chardin », Pages d'atelier 1917-1982, p. 235-236.

* 64 « Hélion », L'Atelier contemporain, OEuvres complètes, t. II, p. 575.

* 65 « Hélion », L'Atelier contemporain, OEuvres complètes, t. II, p. 577.

* 66 Nioque de l'avant-printemps, OC, t. II, p. 957.

* 67 Ibid., p. 973-974.

* 68 Comment une figue de paroles et pourquoi, OC, t. II, p. 766.

* 69 La Fabrique du Pré, OEuvres complètes, t. II, p. 437.

* 70 Ibid., p. 437-438.

* 71 « Entretien avec Francis Ponge et textes écrits », [31 mai 1976], Cahiers critiques de la littérature, n° 2, décembre 1976, p. 4-32.

* 72 fig. 5, Editions fig. & fourbis, 1991, p. 27-45.

* 73 Ibid., p. 477.

* 74 « La Chèvre », Textes hors recueil, OC, t. II, p. 1415-1416.

* 75 Pages d'atelier 1917-1982, coll. « nrf », Gallimard, 2005, p. 345.

* 76 La Table, OC, t. II, p. 944.

* 77 Ibid., p. 114.

* 78 « L'art de la figue », entretien avec Jean Ristat, Digraphe, n°14, avril 1978, p. 112-113.

* 79 Heidsieck, Sitôt dit, éditions Pierre Seghers, Paris, 1955, p. 7.

* 80 Courrier de Bernard Heidsieck daté du 14 octobre 2006.

* 81 « Note explicative de Bernard Heidsieck », Poème-Partition « R », coll. « Jeudigris », Ed. Cahiers de Nuit, 1994, p. 1.

* 82 Ibid., p. 5.

* 83 Notes convergentes, coll. « & », Ed. Al Dante, 2001, p. 25.

* 84 Ibid., p. 26.

* 85 Ibid., p. 27.

* 86 Poème-Partition V, Le Bleu du ciel, 2001, p. 110.

* 87 J.-P. Bobillot, Bernard Heidsieck, Poésie action, Jean-Michel Place, 1996.

* 88 Interview par Le coin du Miroir, op. cit., p. 48.

* 89 Ibid., p. 77.

* 90 Notes convergentes, p. 46.

* 91 Partition V, p. 75.

* 92 Bernard Heidsieck, Notes convergentes, coll. « & », Al Dante, 2001, p. 130.

* 93 Partition V, Ed. Le bleu du ciel, 2001.

* 94 Ibid., p.100.

* 95 Ibid., p. 120.

* 96 Ibid., p. 118.

* 97 Notes convergentes, Axe n°3.

* 98 Notes convergentes, Al Dante, coll. « Critique », 2001, p. 26-29.

* 99 Notes convergentes, Al Dante, coll. « Critique », 2001, p. 27.

* 100 Notes convergentes, Axe n°3, Anvers 1976.

* 101 Courrier daté du 25 septembre 2006.

* 102 J.-M. Gleize, À Noir, coll. « Fiction & Compagnie », Deuil, 1992, p. 115.

* 103 Nous empruntons ce titre à Arthur Danto qui lui-même l'empruntait à Sandy Stranger, personnage du roman de Muriel Spark, (Le Bel Age de Miss Brodie) censée avoir écrit un ouvrage portant ce titre.

* 104 « De la nature morte et de Chardin », L'Atelier contemporain, OC, t. II, p. 664.

* 105 Nous rappelons l'étymologie de ce terme : « cum + panis ». Les « copains » sont ceux avec qui on rompt le pain.

* 106 Lucrèce, De la Nature, trad., intr. et notes par H. Clouard, Garnier-Flammarion, 1964, p. 20-21.

* 107 Ibid., p. 424.

* 108 Lionel Cuillé, L'Herméneutique littérale : subversion du discours chrétien, modélisation scientifique, et religion de la Parole dans l'oeuvre de Francis Ponge, thèse de doctorat, Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines, dir. Jean-Marie Gleize, 2003, p. 8.

* 109 « La Mounine », OC, t. I, p. 425.

* 110 « Première et seconde méditations nocturnes », Nouveau nouveau recueil, II, OC, t. II, p. 1182-1183.

* 111 « Entretien avec Breton et Reverdy », Méthodes, Ibid., p. 687.

* 112 « Ode inachevée à la boue », OC, t. I, p. 731.

* 113 Ibid., p. 617.

* 114 Ibid.

* 115 « Joca Seria », L'Atelier contemporain, OC, t. II, p. 617.

* 116 « Joca Seria », L'Atelier contemporain, OC, t. II, p. 636.

* 117 « Préface aux Pratiques », Pages d'atelier 1917-1982, coll. « nrf », Gallimard, 2005, p. 286-287.

* 118 « III. Notes premières de l'homme », Proêmes, OEuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1999, t. I, p. 223.

* 119 « L'homme à grands traits », Méthodes, OEuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1999, t. I, p. 616.

* 120 « De la bouche », « L'Homme à grands traits », Méthodes, OEuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1999, t. I, p. 620.

* 121 « Première ébauche d'une main », Pièces, Oeuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1999, t. I, p.765.

* 122 Ponge, [Réflexions sur les genres littéraires] Justification de la préciosité », Pages d'atelier 1917-1982, « nrf », Gallimard, 2005, p. 319.

* 123 Pages d'atelier 1917-1982, coll. « nrf », Gallimard, 2005, p. 325.

* 124 Georges Braque, Le Jour et la Nuit. Cahiers 1917-1952, coll. « Blanche », Gallimard, 1952, p. 11.

* 125 « L'objet, c'est la poétique », L'Atelier contemporain, OC, t. II, p. 657.






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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand