Histoire de l'objet banal dans
l'histoire picturale
de la
première moitié du
XXème siècle
Francis Ponge et Bernard Heidsieck se placent au coeur d'une
histoire de la banalité et de l'objet banal propre au XX ème
siècle. On ne peut parler de leur monde référentiel sans
penser à toute une réflexion sur le thème de la
banalité qui prend sa source dans l'art moderne, dans la sociologie,
dans la philosophie dans la musique et la littérature. Pourquoi la citer
en dernier ? Parce que l'on observe -- et nous rejoignons sur ce point
Bernard Heidsieck -- un retard notable de la poésie en l'occurrence,
dans les recherches expérimentales sur le banal et le quotidien. Nous
nous intéresserons ici à l'influence possible du monde artistique
dans la mesure où non deux auteurs se déclarent eux-mêmes
très proches de ce monde. Leurs écrits nous le prouvent.
Cependant, dans cette étude, nous allons surtout nous intéresser
à l'atmosphère du début du XXème siècle face
à l'objet et non à l'influence directe de tel ou tel peintre
même s'il en sera malgré tout question de façon
indirecte.
A) Platon et Aristote
Dans un premier temps, nos deux poètes se placent dans
des conceptions poétiques qui s'opposent à la définition
de la mimésis selon Aristote.
Aristote défend la thèse suivante : c'est
parce que l'on sait qu'on a affaire à une imitation qu'elle nous procure
du plaisir. Imitation n'implique pas illusion. Il exprime en ces termes un
exemple de ce plaisir :
Nous avons plaisir à regarder les images les plus
soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la
réalité, par exemple les formes d'animaux parfaitement ignobles
ou de cadavres1(*)
Le plaisir trouve sa source dans le fait qu'on sait que ce
n'est pas du réel, mais une copie.
Par contre, chez Platon, c'est l'inverse : imitation
implique illusion. Donc l'art se réduit à son contenu car tout le
reste est supposé invisible. En effet, selon lui l'art mimétique
est pernicieux car il s'agit d'un remplacement compensatoire qui imite ce qu'il
ne peut reproduire. Mieux vaut la chose elle-même que son imitation ou
son apparence. Ainsi Socrate dans La République s'amuse de ses
auditeurs et leur fournit le contre-exemple du miroir :
un miroir dans la main (...) tu auras vite fait de produire un
soleil, avec ce qu'il y a dans le ciel, vie de produire une terre, vite de te
produire toi-même et aussi bien le reste : animaux, objets
fabriqués, plantes et tout ce dont on parlait à
l'instant.2(*)
Cela va même plus loin dans la mesure où selon
Platon les choses elles-mêmes qui sont éphémères ne
sont que l'application des « formes intelligibles »
éternelles. Nous sommes très proches de la distinction implicite
de Ponge qui choisit dans les choses banales leur aspect le plus banal, en un
traitement non de la chose elle-même mais quasiment de
l' « idée » de la chose. Si l'on
considère dès lors un objet réel comme objet
esthétique et donc sorti de sa fonction usuelle, selon Kant, c'est moins
l'objet qui est la source de ce regard particulier que notre propre
attitude.3(*)
Le travail mené par Heidsieck sur des
prélèvements du réel appelés
« biopsies » semble prendre au pied de la lettre cette
conception de Platon : pourquoi copier le réel quand nous avons les
moyens, avec le magnétophone (qu'un ami de Dufrêne lui fera
découvrir en 1959), de le prélever à sa source ?
Cependant la notion de « mimésis »
comprise chez Aristote non pas comme copie du réel--ainsi que
l'entendait Platon--mais comme ce qui « désigne ce mouvement
même qui, partant d'objets préexistants, aboutit à un
artefact poétique ; et l'art poétique est l'art de ce
passage. »4(*),
c'est-à-dire création, transposition en figures de la
réalité, cette notion caractérise bien évidemment
Heidsieck non seulement dans sa période précédente mais
aussi celle des années qui suivent les biopsies et aussi Ponge. En
effet, comment interpréter autrement leur traitement du banal que comme
agencement chez Heidsieck--il y a un véritable travail sémantique
et rythmique en plus de ses enregistrements--et chez Ponge comme
création à partir des choses devenues objet (nous reviendrons sur
ce point) de nouveaux objets cette fois-ci poétiques.
B) Avant le surréalisme
Cette période qui précède le
surréalisme est à lire dans ses grandes lignes comme la sonnerie
du glas de l'objet. En effet, dès 1910, Kandinsky peint sa
première aquarelle abstraite composée de traits et de taches de
couleur uniquement. Il en vient alors à affirmer ni plus ni moins que
les objets nuisent à sa peinture et qu'il faut éliminer l'objet,
cet obstacle. Il faut libérer sa « nécessité
intérieure »5(*). C'est-à-dire qu'il faut se libérer du
monde extérieur, et lui substituer cette base qui lui est totalement
contraire. Malévitch peint des carrés noirs sur fond blanc et
vice-versa.
Kupka, peintre abstrait originaire de Bohême, dit
vouloir faire une peinture qui parte d'éléments
inventés.
Le retour de l'objet sur le devant de la toile semble
s'amorcer grâce aux collages cubistes de Braque et de Picasso. Aragon
ainsi n'est pas insensible à ce travail mené sur le banal et sur
l'inversion des valeurs entre les mots et les objets. En effet, il souligne que
« les peintres ici se mettent à employer vraiment les objets
comme des mots »6(*) répugnant à imiter ce qui pouvait
être prélevé directement à sa source : le
réel.7(*) Se trouve
ainsi refusé le réalisme en tant que mimésis et nous ne
sommes pas loin de la répugnance de Platon à l'égard de
cette imitation du réel, même si les motivations ne sont pas les
mêmes puisque Platon récusait le mensonge de la mimésis.
Ainsi Aragon souligne encore cet intérêt des cubistes pour le
banal :
Pour les cubistes, le timbre-poste, le journal, la boîte
d'allumettes, que le peintre collait sur son tableau, avaient la valeur d'un
test, d'un instrument de contrôle de la réalité
même du tableau. C'est autour de l'objet directement emprunté au
monde extérieur, qui -- pour employer le vocabulaire des cubistes -- lui
donnait une certitude, que le peintre établissait les rapports
entre les diverses parties de son tableau.8(*)
En 1918, Kurt Schwitters, ce peintre de Hanovre rencontre
à Berlin Jean Arp et Raoul Hausmann qui appartiennent au mouvement Dada
et leur demande de le faire entrer dans le mouvement. Mais sa demande est
refusée par Richard Huelsenbeck. Qu'à cela ne tienne, Schwitters
fonde son mouvement appelé « Merz ». Il va ainsi se
démarquer du « dadaïsme » dans l'assemblage
qu'il fait d'éléments prélevés dans le réel.
Là où les dadaïstes en général fragmentent
leurs éléments, il se sert de matériaux trouvés,
ramassés au hasard de ses balades à Berlin9(*) et collés tels quels sur
une surface. De ses compositions où la peinture recouvre partiellement
ces « biopsies » de la réalité il demeure
quelque chose de leur réalité. L'objet est choisi,
nettoyé, introduit dans le tableau avec amour, respect et presque
adoration. Cet infra-ordinaire, cet insignifiant se trouve animé alors
d'une nouvelle vie par un ajustement adéquat, ce que Naum Gabo10(*) salue chez ce poète de
la beauté insoupçonnée et disséminée. Il
apprend à voir la beauté dans l'insoupçonnable.
c) Le surréalisme
Le surréalisme naît d'une expression
d'Apollinaire qui qualifie sa pièce Les Mamelles de
Tirésias (1917) de « drame
surréaliste ». Le surréalisme vise à
dépasser la réalité, c'est-à-dire la
représentation du monde par la raison, à la recherche d'un
au-delà dissimulé dans les ténèbres de
l'inconscient.
L'art se définit comme tout objet
détourné de sa fonction utilitaire. Les choses sont donc
explorées mais dans leurs relations avec l'inconscient. Les
surréalistes se proposent d'examiner les rapports inconscients
noués avec les objets. Il y a un autre monde, disait Eluard. Cela reste
lié au romantisme et au symbolisme et André Breton se
réclame de Rimbaud et de Lautréamont. Donc l'objet est en
position gagnante, prédominante. Il est au centre de leurs recherches
mais il en perd pour autant parfois son identité d'objet.
En 1936 a lieu une exposition à Paris sur les
« objets surréalistes » où sont
présentés des objets naturels ou trouvés,
transformés par leur assemblage avec d'autres objets (les ready-made de
Marcel Duchamp) et des objets créés comme les
« tableaux-reliefs » de Picasso. On pourrait penser que ce
regard posé sur l'objet a été de nature à
influencer Ponge. Mais il s'agit, comme le dit Breton, d' « objets
à fonctionnement symbolique ». Donc le propos n'est pas de
forcer le regard du spectateur à s'arrêter sur un objet usuel,
mais à réfléchir sur le sens plus ou moins caché de
telle association.
Que ce soit Le Taxi pluvieux de Dali11(*) présenté lors de
l' « Exposition internationale du surréalisme » en
1938 à la galerie des Beaux-Arts qui représente une femme
trempée couverte d'escargots vivants ou cet « objet usuel
promu à la dignité d'objet d'art par le simple choix de
l'artiste » qui définit le « Ready-made »
dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme et
prend pour illustration « se servir d'un Rembrandt comme planche
à repasser », et nous comprenons que le surréalisme se
veut provocation et obligation de poser un nouveau regard non pas sur cet
« objet usuel » pour en faire ressortir l'esthétisme
ou le mettre en position d'être considéré, mais pour servir
de faire-valoir à l'artiste qui aura pensé à tel
agencement. On pourrait dire que c'est du banal transformé en
contre-banal. Ne rien devoir au réel semble leur credo.
Il faut également rappeler que Duchamp est issu de la
méthode Guillaume, ou du moins traite ses objets comme le fait cette
méthode datant du début du siècle, de l'école Jules
Ferry. Elle consiste à préparer les élèves à
la méthode du dessin industriel en partant d'objets quotidiens. Ce
programme date de 1883. (On ne peut s'empêcher de penser à l'image
de Guy Degrenne enfant dessinant ses premiers modèles de fourchettes).
Ainsi les ready-made sont aussi à comprendre comme une volonté de
retirer leur modèle de la circulation et de les réduire au
silence. Le plus étonnant est que l' « objet
d'art » est lui-même reproduit à une échelle
quasi -industrielle. Ainsi « Fontaine » a été
reproduit 688 fois. Le modèle est presque plus artistique -- parce que
unique-- que la reproduction dans la mesure où c'est l'art qui
s'industrialise. Evidemment nous sommes toujours dans cette dimension
provocatrice.
Nous sommes dans la droite ligne du test de Castle
cité par Athur Danto12(*). Il créa un objet (en 1960 appelé
« Stool sculpture ») qui, bien qu'étant une chaise,
ressemblait à une sculpture abstraite en bois. Il la présenta
à un jury composé d'experts d'une exposition de sculpture qui
accepta l'objet. Sa stratégie consistait à dire que tout le monde
admettait la sculpture comme de l'art. Donc si un jury ne pouvait distinguer un
meuble d'une sculpture, c'est qu'il ne pouvait exister de différence
entre un meuble et une oeuvre d'art.
Donc Duchamp a mis en application ce questionnement sur ce qui
fait une oeuvre d'art, ses critères.
Il s'est interrogé aussi sur un autre d'entre
eux : l'esthétique. Ainsi une lettre adressée à Hans
Richter datée de 1962 nous livre son but fondamental :
Lorsque j'ai découvert les ready-made je pensais
décourager l'esthétique (...) Je leur jetais le porte-bouteilles
et l'urinoir à la tête comme un défi, et maintenant ils les
admirent pour leur beauté esthétique.13(*)
Donc deux buts fondamentaux occupaient l'esprit de Duchamp,
refuser l'industrialisation et l'esthétique dans le domaine de l'art.
Nous verrons que nous sommes dans une tout autre conception avec le pop art,
malgré les points communs, qui demeurent du domaine du visuel. Dans tous
les cas, Marcel Duchamp ne transfigure ni le quotidien ni ses
représentants. En effet, si son choix s'est porté sur des objets
de la vie quotidienne, c'est pour leur banalité, pour leur
caractère quelconque. Son travail n'a pas consisté à
travailler en faveur de ces objets, mais il a consisté à
exploiter leur statut banal à ses propres fins.
Nous verrons que c'est essentiellement dans les années
1940-1945 que Ponge va s'intéresser aux peintres. Ainsi Braque
après une période cubiste qu'il partage avec Picasso s'est
intéressé à partir des années 30 aux
intérieurs et notamment aux Ateliers entre 1949 et 1956. Des
objets hétérogènes sont ainsi intégrés dans
des toiles, constituant une source d'inspiration et de réflexion pour
Ponge. Parallèlement, il intègre des éléments de la
nature comme du sable et de l'herbe dans ses toiles-paysages (sur la côte
normande de Varengeville), « voulant se mettre à l'unisson de
la nature ».
Matisse peint des objets familiers de son atelier comme s'ils
étaient aussi importants que des modèles (Fauteuil
rocaille, 1946, Nice, musée Matisse), entre 1943 et 1949 puis entre
1946 et 1949 ce sont des intérieurs qui mettent en valeur les objets
dans ces pièces : Le Silence habité des maisons,
1947, collection particulière.
Quant à Picasso, hormis la dimension peinture
engagée, on observe une focalisation sur le quotidien, l'objet de tous
les jours qui ne sont pas pour déplaire à Ponge : La
Cuisine (en deux versions), 1948, Paris, Musée Picasso, ou La
Joie de vivre (1947, Antibes, Musée Picasso) ou La
Chèvre (1950) qui présente un panier en osier et d'autres
objets hétéroclites.
Fautrier, après une période de figuration
expressionniste, fait surgir des visages, des corps et des paysages sur des
feuilles de papier qu'il couvre de couleurs et d'enduit blanc
atténuée ensuite : série des Têtes
d'otages à partir de 1945. Elles sont terre malaxée,
poussières, plâtres, graffiti de murs rongés.
En parallèle à un retour à l'abstrait
figuratif évolue Jean Dubuffet qui se distingue de cette tendance, et
ainsi est remarqué par Ponge. Il fonde en 1945 le concept de l'
« art brut » : « les productions de toute
espèce (...) présentant un caractère spontané et
fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l'art coutumier
ou des poncifs culturels, et ayant pour auteurs des personnes obscures,
étrangères aux milieux artistiques
professionnels. »
A partir de 1942 ses peintures se rapprochent de la
simplicité des dessins d'enfants ou des graffiti (série des
Marionnettes de la ville et de la campagne et du Métro
aux couleurs boueuses et aux maladresses volontaires.) Les
Texturologies et Matériologies (1957-1960) sont des
étendues de matières épaisse, sans repères comme
des fragments de réels, ce qui n'est pas pour déplaire à
Ponge qui s'intéresse alors à la matière : mastic,
goudron,gravier, charbon et même poussière. On appelle d'ailleurs
les peintres Fautrier et Dubuffet des peintres du matiérisme dans la
mesure où ils mettent en valeur le matériau pour
lui-même.
Quant Jean Hélion, également cité par
Francis Ponge, il passe après une période très abstraite
à la figuration à partir de 1939. Ainsi ses sujets sont pris dans
le banal quotidien dans un désir de « répondre à
l'appel de la nature ». Il en fera un manifeste dans A
Rebours (1947) qui montre le passage de l'abstraction à la peinture
de nu. Après la guerre, il se lance dans des peintures de série
mêlant archétypes et observations sur le vif (Les Journaliers,
Pains, Citrouilleries) et la plus grande banalité se mêle
à la monumentalité.
D) Le pop art.
Rauschenberg introduit dans ses peintures des matériaux
hétéroclites : parapluies, enseignes, annuaires, chaises,
etc. Tout y passe. On aboutit ainsi à des animaux empaillés, des
ventilateurs, des montagnes en bouteilles de coca-cola, des pneus, des
objets-sculptures en fil de fer...Ainsi dans une interview pour La
Quinzaine littéraire du 1er novembre 1968, il répond
à Raphaël Sorlin en lui déclarant :
Mon oeuvre est une sorte de journal intime où je note
tout ce qui m'arrive. (...) Quand j'exécute une série de dessins
je constate que chacun est le reflet fidèle de ce qui m'est
arrivé dans la journée. Il ressemble à une page de
quotidien, avec ses illustrations, des titres plus ou moins gros, et le nom du
journal.
Quant à l'objet, c'est son moulage qui lui est
préféré. Le but est de le rendre plus modeste, sa copie
suffit à en rendre compte. Jusqu'aux moulages d'excréments...
Même le lit en 1955 est examiné dans Bed
14(*). Claes
Oldenburg quant à lui a imité des morceaux de viande, des
poissons préparés, des petites cuillères, des cornets de
glace. L'objet d'arrivée mystifie l'objet de départ. L'apparence
n'est qu'une supercherie. Donc cette conception de l'objet est très
anti-platonicienne dans sa démarche, le but étant de combler le
vide entre l'art et la réalité.
En effet, il faut se souvenir des trois lits qui servent
d'exemples dans La République où Platon distingue le lit
comme « forme » ou « idée », le
lit fabriqué par un menuisier, et enfin le lit peint, imitation de celui
du menuisier qui, lui, avait imité le lit comme forme. L'art est bien
relégué au troisième plan et comme copie de copie. Or, le
Pop Art va faire apparaître le lit de Rauschenberg, celui d'Oldenburg,
puis celui de George Segal. D'où la question de savoir ce qui distingue
une oeuvre d'art et un objet.
Dès 1961, Andy Warhol et Roy Lichtenstein se
distinguent comme les fondateurs du pop art. En effet, tous deux basent leur
travail sur la représentation du quotidien, de la société
de consommation, non pour en faire une critique mais pour les
« transfigurer » et leur donner une dimension artistique.
Cette conception de l'art remporta (et remporte encore) un immense
succès dans la mesure où les gens qui n'étaient pas
forcément des familiers des galeries d'exposition ont vu leur propre
monde, celui de tous les jours, mis en valeur, élevé au niveau
d'oeuvre d'art. Ce parti pris de la banalité, et même de la plus
fruste des banalités s'est placé en position de contre :
contre l'art alors quasi officiel qu'était l'expressionnisme abstrait
aux Etats-Unis. En prônant ainsi cet art libéré,
l'accès au statut d'oeuvre d'art n'a, de manière
étonnante, rencontré quasiment aucune difficulté. C'est
même le monde l'art qui a décrété que
Boîte Brillo était une oeuvre d'art.
Ainsi, Jerrold Morris, marchand d'art à Toronto tenta
d'organiser en 1965 une exposition des fameuses
« sculptures » de Warhol, à savoir Boîte
Brillo qui étaient en contre-plaqué ce que les vraies
boîtes Brillo étaient en carton. (Il s'agit d'éponges
ménagères). Or les douaniers prétendirent qu'il s'agissait
de marchandises et qu'elles étaient donc soumises à une taxe.
Même Charles Comfort, alors directeur de la Galerie nationale du Canada
se rangea du côté des douaniers à la seule vue des photos.
Dès lors, pour pousser encore plus loin la provocation, Warhol
préleva simplement dans un supermarché ses boîtes de potage
Campbell pour en faire une oeuvre d'art. Aucune distinction cette fois ne
transparaissait entre le réel et l'objet d'art.
Comme le souligne Arturo Danto :
L'art rachetait des signes auxquels tout un chacun accordait
une importance extrême puisqu'ils définissaient sa vie
quotidienne. (...) Les boîtes de soupe Campbell empilées
exemplifient ces valeurs humaines fondamentales que sont la chaleur, la
nourriture, l'ordre et la prévisibilité. Le tampon Brillo
symbolise notre combat contre la crasse et le triomphe de l'art domestique.
(...) Warhol exaltait le monde dans lequel il avait grandi et qu'il avait
perdu. 15(*)
En effet, il apparaît cette distinction historique que
Michaël Baxandall a mise en valeur en parlant d'une « critique
d'art inférentielle », à savoir une explication
historique des oeuvres d'art. Les gens voyaient aussi une part de nostalgie
à l'égard de ces produits qui leur rappelaient leur enfance. Donc
entre l'interprétation « lisible », selon la
distinction de Roland Barthes, valable encore aujourd'hui et
l'interprétation « scriptible », valable pour des
personnes spécifiques, comme celles gagnées par la nostalgie, les
oeuvres de Warhol avaient trouvé une double place.
Laurence Aloway est l'inventeur du terme « pop
art » qu'il définit en ces termes :
Nous découvrîmes que nous nous
référions à une culture vernaculaire persistant
au-delà de tout intérêt spécial ou de savoir-faire
particulier que chacun d'entre nous pouvait avoir dans le domaine de l'art, de
l'architecture, du design, ou de la critique d'art. La zone de contact
était la culture urbaine de masse : les films, la publicité,
la science-fiction, la musique pop. (...) Nous ne détestions pas la
culture commerciale, comme il est de règle chez la plupart des
intellectuels, mais l'acceptions comme un fait, nous la discutions de
manière détaillée et la consommions avec enthousiasme. Un
des résultats de nos discussions fut de faire sortir la culture pop du
domaine de l' « évasion », du « simple
divertissement », de la « détente » et de
la traiter avec tout le sérieux avec lequel on aborde l'art.16(*)
Il est bien question, comme le souligne Arthur Danto d'une
« transfiguration de l'art », d'une « adoration
de l'ordinaire »17(*). Ainsi qu'il s'agisse des objets ou des icônes
du quotidien, comme Marilyn Monroe ou Elvis Prestley, le pop art transforme en
art notre conscience collective, alors que l'expressionnisme abstrait
s'intéressait à des processus symboliques proches du
Surréalisme. Donc il apparaît un véritable parti pris du
réel chez les artistes du pop art, sans remise en question ou critique
de ce réel.
Nous reconnaissons un objectif tout à fait comparable
à la lecture de Comment une figue de paroles et pourquoi de
Ponge ou dans d'autres de ses oeuvres. Il est en effet question
également d'une transfiguration des choses, des objets, contre la
religion dite « officielle ».
e) Le nouveau réalisme
Les objets sont au coeur du travail de certains
néo-réalistes. C'est le cas notamment de Arman qui
récupère des objets standardisés ou des détritus
pour constituer des Accumulations (assemblage d'objets
standardisés que Deschamps pratique de façon plus
décorative avec des tissus et des pièces de vêtement) ou
des Poubelles (détritus domestiques placés dans une
boîte transparente).
En 1959, Spoerri invente des
« Tableaux-pièges » qui sont selon lui des
« situations trouvées au hasard fixées telles quelles
sur leur support du moment ». On trouve par exemple des reliefs de
repas sur une table. En 1960, Raysse réalise des
Etalages-Hygiène qui sont des manipulations d'objets en
plastique. Ces recherches sont une manière, qu'elles soient assemblage,
accumulation ou empaquetage, de s'approprier l'objet neuf ou de rebus qui se
présente comme un matériau constitutif d'oeuvre d'art.
Il convient pour finir de revenir sur François
Dufrêne plus connu pour sa contribution au lettrisme aux
côtés d'Isidore Isou dès 1946 que pour son travail
artistique nouveau-réaliste. Si nous revenons sur ce point, c'est qu'il
nous semble reconnaître dans ces recherches plastiques des points de
convergence avec la poésie de Heidsieck. En effet, parallèlement
à ses recherches sur la musique concrète vocale et la
déconstruction du langage, période durant laquelle il crée
en 1953 le « crirythme ultralettriste », il devient l'ami
de Yves Klein et fait la connaissance en 1954 de Raymond Hains et de
Villéglé. Ces derniers le fascinent et il adhère à
leurs expériences d'éclatement typographique, les
« ultra-lettres ». Ainsi en 1957, il découvre les
« dessous » des affiches que les passants arrachent, et
dévoile plusieurs couches de papiers collés. Il présente
ses « Dessous d'affiches lacérées » aux
Biennales de Paris de 1959 et de 1961. Or ces prélèvements de la
vie quotidienne sont ensuite assemblés, superposés et
agencés. On peut retrouver chez Heidsieck des convergences dans le
travail d'assemblage de prélèvements, d'enregistrements de la vie
réelle. Certes, l'action de lacérer le réel, comme une
colonne Morris par exemple n'a pas la même violence et Heidsieck ne se
donne pas pour but de procéder à des déchirures du
réel, mais la démarche qui repose également sur une part
de fortuit (Braque ne disait-il pas le fortuit nous révèle
l'existence ?) est comparable.
Pour tenter de poser un point final à cette
étude, nous la conclurons en montrant que le banal est une donnée
essentielle au XXème siècle. Elle n'est certes pas nouvelle, mais
le traitement de l'objet par contre l'est. Ainsi si Francis Ponge et Heidsieck
n'ont pas subi l'influence directe du Pop Art ou du Nouveau Réalisme,
dans la mesure où ces courants artistiques sont postérieurs
à leurs découvertes, on ne peut nier une forme d'influence
malgré tout perceptible dans les nouvelles réflexions artistique
sur la place de l'objet qui naissent à la fin des années 1910 et
qui d'ailleurs coïncident avec les recherches poétiques novatrices
d'Apollinaire.
Bibliographie
1. Ouvrages de références
antiques
Aristote, Poétique, 48 b 9-12 (trad. Dupont-Roc
et Lallot), Ed. du Seuil, 1980.
Platon, La République, X, 596 d-e, OEuvres
complètes, t. I, (trad. Léon Robin), Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1950.
Dupont-Roc R., Lallot J., Aristote, La Poétique. Le
texte grec avec une traduction et des notes de lecture, Paris, Le Seuil,
1980.
2. Ouvrages de références
philosophiques
Kant, La Critique de la faculté de juger, Seuil,
1981.
3. Ouvrages de références
picturales
Alloway Laurence, « The Development of British
Pop », in Lucy R. Lippard, Pop Art, Londres, Thames ans
Hudson, 1985.
Aragon Louis, Les Collages (1965), coll.
« Savoir », Hermann, Paris, 1980.
Danto Arthur, L'Art contemporain et la clôture de
l'histoire, coll. « Poétique », Seuil, 2000.
Danto Arthur, Après la fin de l'art, coll.
« Poétique », Seuil, 1996.
Duchamp Marcel, « Letter to Hans Richter,
1962 », in Hans Richter, Dada : Art and Anti-Art,
Londres, Thames and Hudson, 1966.
Kandinsky Wassily, Du Spirituel dans l'art, 1912,
rééd. Gallimard, 1988.
Schwitters Kurt, Merz, Ed. Gérard Lebovici,
1990.
* 1 Aristote,
Poétique, 48 b 9-12 (trad. Dupont-Roc et Lallot), Ed. du Seuil,
1980, p. 43.
* 2 Platon, La
République, X, 596 d-e, OEuvres complètes, t. I,
(trad. Léon Robin), Gallimard, « Bibliothèque d la
Pléiade », 1950, p. 1206.
* 3 Kant, La Critique de la
faculté de juger.
* 4 R. Dupont-Roc, J. Lallot,
Aristote, La Poétique. Le texte grec avec une traduction et des
notes de lecture, Paris, Le Seuil, 1980, p. 20.
* 5 Wassily Kandinsky, Du
Spirituel dans l'art, 1912, rééd. Gallimard, 1988.
* 6 Louis Aragon, Les
Collages (1965), coll. « Savoir », Hermann, Paris,
1980, p. 53.
* 7 Ibid., p. 46-47.
* 8 Ibid., p. 29.
* 9 Tristan Tzara raconte
lui-même : « J'ai vu Schwitters ramasser dans la rue de
vieilles ferrailles, des roues de montres cassées, des objets
hétéroclites et absurdes que même les boueux auraient
dédaignés, pour les employer à la confection d'oeuvres
d'art. », cité dans K. Schwitters, Merz, Ed.
Gérard Lebovici, 1990, p. 317.
* 10 Ibid., p. 328.
* 11 En 1936 ce dernier
réalise Un Plateau d'objets (collection Charles Ratton).
* 12 Arthur Danto,
Après la fin de l'art, coll.
« Poétique », Seuil, 1996, p. 55.
* 13 Marcel Duchamp,
« Letter to Hans Richter, 1962 », in Hans Richter,
Dada : Art and Anti-Art, Londres, Thames and Hudson, 1966, p.
313-314.
* 14 Rauschenberg,
Bed, 1955, New Yok, Metropolitan Museum of Art, collection Mr. &
Mrs. Castelli.
* 15 Arturo Danto,
Après la fin de l'art, Paris coll.
« Poétique », Seuil, 1996, p. 64.
* 16 Alloway Laurence,
« The Development of British Pop », in Lucy R. Lippard,
Pop Art, Londres, Thames ans Hudson, 1985, p. 29-30, cité par
Arthur Danto, L'Art contemporain et la clôture de l'histoire,
coll. « Poétique », Seuil, 2000, p.188.
* 17 Ibid., p. 193.
|
|