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L'optimisme de Leibniz

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par Jérémy Lebègue
Université Sorbonne Paris 4 - Maitrise 2005
  

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MaItrise de Philosophie, Université de Paris Sorbonne, année 2004-2005

L' <<optimisme>> de Leibniz

***

Par Mr. L.J.
Et
Sous la direction de M.Fichant

INTRODUCTION

Si de manière générale il est possible de distinguer deux types d'optimisme, le premier correspondant a un optimisme reposant sur le sentiment, l'expérience d'une vie calme, sans malheurs et revers de fortune et un second, réfléchi, systématique et philosophique, c'est sans conteste a la deuxième sorte d'optimisme que nous avons affaire avec Leibniz. En effet, méme si le caractère de Leibniz n'est pas étranger a l'élaboration de son système philosophique puisqu'il est sans doute le rationaliste qui a donné le plus de crédit a la raison - en tout cas si l'on regarde ses prédécesseurs - en formulant notamment le grand <<principe de raison>> et, comme il est possible de le sentir lors de la lecture de ses principaux textes, en ayant, dans tout ce qu'il traite, le souci de rendre raison de toutes choses, il faut dire que son <<optimisme>> repose sur la pensée, l'ordre, plus généralement sur les principes de son système et que ce qui transparaIt chez lui c'est la raison et non le sentiment, et si c'est ici parler un peu trop de manière catégorique, du moins pouvons nous dire que la raison a chez lui l'ascendance sur le sentiment. Si la première forme d'optimisme peut être dite insuffisante, c'est bien parce qu'elle repose et dépend de la contingence des évènements, la créature intelligente qui laisse dépendre sa confiance dans le cours des choses, son idée de la perfection du monde, son point de vue sur la bonté de l'univers de l'expérience sera très certainement amenée a changer d'opinion en fonction de ce qui lui arrivera personnellement. Or, on le voit parfaitement, dans un tel cas l'optimisme, mais aussi son contraire le pessimisme, seront d'<< humeur>> plus que de raison. Il est donc impossible pour un philosophe guidé par la raison de fonder solidement une doctrine de cette facon. Sous sa première forme, affective, l'optimisme est donc voué a l'incertitude et au relativisme. Cependant, sous une forme philosophique, et plus que jamais avec Leibniz, l'optimisme se trouve être fondé par la raison: lorsqu'on aborde la lecture des textes de Leibniz, il s'opère peu a peu ce a quoi méme Leibniz veut aboutir lorsqu'il établit les thèmes principaux de sa métaphysique, c'est-à-dire une élévation, un changement de regard sur le monde dü a un exercice réflexif et a un décentrement du point de vue subjectif, notamment eu égard a ce qui est directement un obstacle a toute pensée optimiste, l'existence du mal dans le monde. Cette progression lors de l'étude de la philosophie de Leibniz et des thèmes qui font que l'on a attribué a l'origine le terme méme d'<< optimisme>> pour désigner sa philosophie1 a pour

1 Le terme füt employé pour la première fois par des jésuites dans leur Mémoires pour 1 'histoire des sciences et des arts, en 1737 et plus particulièrement dans le compte rendu qu'ils firent de la Théodicée de Leibniz afin d'en faire ressortir l'idée principale et depuis vulgarisée a souhait que le monde actuel est le meilleur des mondes possibles, c'est-à-dire un optimum qui réalise le plus de bonheur qu'il est possible de concevoir compte tenu de la particularité du monde. Ils écrivirent d'ailleurs a ce sujet: <<En termes de l'art, il l'appelle la raison du meilleur, ou plus savamment encore, et théologiquement autant que géométriquement, le système de l'optimum ou l'optimisme.>> En 1762 le terme est adopté par l'Académie francaise et il sera désormais employé pour

conséquence une évolution, une modification de l'état d'esprit, de la disposition de celui qui pense le système : cette évolution consiste dans la transformation de la manière d'appréhender l'univers, dans laformation ou dans le renforcement (notamment parce que les raisons de cet état sont fournies et compréhensibles) d'un état d'esprit que nous appelons <<optimiste >. La philosophie de Leibniz, tout en étant optimiste, a pour effet de procurer une disposition optimiste. Cependant ce sont ici deux choses différentes car il faut non seulement établir, par l'étude de la philosophie de Leibniz, d'oü sont tirées les raisons d'une telle doctrine mais également comment l'optimisme parvient a s'implanter dans la créature rationnelle, autrement dit, comment celle-ci y a-t-elle accès: serait-ce a l'aide de la seule raison ou bien avec l'aide d'une autre source de vérités telle que la foi? La foi, elle aussi doit être questionnée puisque dans le système leibnizien, et on peut méme dire dans la particularité de l'optimisme, il est souvent question de thèmes qui peuvent a priori sembler ne pas être du ressort de la raison car ce n'est pas seulement a la logique, aux mathématiques, a la morale mais également a la théologie et méme a la Révélation que Leibniz fait appel : initialement, il faut méme voir que la question de l'optimisme est intimement liée a celle de l'existence de Dieu et de sa nature ou essence. La question du rapport entre la raison et la foi semble donc être un préalable avant toute discussion car ce qui pose problème, c'est la prétention de la raison dans les questions d'ordre théologique. Ne revient-il pas en effet a la foi seule d'affirmer la bonté de Dieu, la perfection de son ouvrage ? La raison peut-elle aussi discourir sur ce qui est au premier abord objet de foi ? L'optimisme lui-même n'est-il pas uniquement du ressort de la foi ? Il s'agira de clarifier la position de Leibniz et notamment de voir en quoi la conciliation qu'il opère est nécessaire pour l'objet de sa philosophie et aussi pour nous qui souhaitons mettre a jour son <<optimisme >. Par conséquent nous devrons montrer dans un premier temps que la raison peut s'accorder avec la foi et possède une plein légitimité eu égard aux sujets discutés en théologie, de la méme manière que Leibniz entreprend de le faire dans le Discours sur la conformité de la foi avec la raison avant d'exposer sa Théodicée: <<Je commence par la question préliminaire de la conformité de la foi avec la raison, et de l'usage de la philosophie dans la théologie, parce qu'elle a beaucoup d'influence sur la matière principale que nous allons traiter (...). > 1 Il nous faudra également montrer dans un second temps que l'<<optimisme > de Leibniz procède a partir de la considération de l'idée de Dieu, par conséquent totalement a priori, ce qui supposera l'établissement de son existence et l'explicitation de son essence pour

désigner toute opinion qui se représente le monde comme une wuvre bonne, préférable au néant malgré la présence du mal en son sein et oü il se réalise un surcroIt de bonheur par rapport au malheur.

1 Leibniz, Discours de la conformité de lafoi avec la raison, § 1 in Essais de Théodicée, Paris, GF, 1969

5inalement voir que le problème de l'optimisme se résout dans l'étude du mécanisme de la création du monde selon que Dieu se propose de résoudre, en ayant en vue le bien de sa création, un problème de maximum et de minimum d'oü il doit résulter, nous verrons pourquoi, un optimum. Nous 5inirons par l'étude des créatures rationnelles en tant que l'optimisme peut être pensé comme disposition et comme le résultat sur les esprits de l'action divine en tant que l'optimum choisit, c'est-à-dire ce monde, est également un optimum pour le développement et l'expansion du bonheur des esprits, créatures privilégiées de Dieu. Cette dernière étude sera menée dans l'optique d'une compréhension des conséquences d'une telle disposition mais également dans l'établissement des moyens pour l'atteindre, ce qui sera aboutir a la caractérisation 5inale de l'<< optimisme >> leibnizien.

* **

PREMIERE PARTIE

Nécessité d'établir la conformité de la foi avec la raison avant toute discussion

A - La raison en théologie, la polémique en question, justifications.

Vouloir traiter de l'optimisme de Leibniz, c'est obligatoirement passer par l'établissement de thèmes métaphysiques chers a son système et par là même cruciaux pour qui souhaite en déterminer l'essence: la liberté (quels sont les réquisits qui font qu'une personne peut être dite << libre>>? Les choses peuvent elles être dites << libres >> ?), la nécessité (comment s'exerce-t-elle? Peut-on la concilier avec la liberté? Sa distinction en <<nécessité hypothétique>> et <<nécessité absolue ou géométrique >>) l'origine du mal (y a-t-il une <<substance>> du mal, un principe ou n'est il pas plutôt une privation d'être? Qui est la cause du mal ? Dieu ? L'homme ?).

C'est aussi se rendre compte que le 1 7e siècle, dans lequel s'insère Leibniz (né en 1646 et mort en 1716), est fait de religiosité et qu'on y débat sans cesse autour de questions théologiques : la prédestination (chaque individu semble destiné avant tout temps et hors de la considération des bonnes et mauvaises actions, a la damnation ou au salut, ce qui pose des problèmes quant aux raisons de Dieu dans l'élection de ses créatures et laisse entrevoir une sorte de fatalisme), la prédétermination (elle résulte de la prescience de Dieu et de sa toute puissance et correspond a une nécessité éternelle des évènements; il est question ici des causes qui déterminent les créatures dans leurs actions et est posée en ces termes: comment la détermination de tout acte par des raisons antérieures peut elle se concilier avec la liberté au présent qui exige que l'acte accompli soit du ressort de la créature, du sujet ?), la grace (elle concerne aussi la manière dont Dieu choisit ceux qui bénéficieront de son aide et qui, parce qu'ils sont aidés, verront la vérité comme personne et ce qui doit être fait pour réaliser le dessein de Dieu), le péché originel (qu'a-t-il pour cause? Sa raison d'être et sa place dans la détermination de Dieu a créer), la querelle du pur amour (peut-on aller vers Dieu, l'aimer sans être intéressé par les bienfaits dont il peut être la source, l'amour de Dieu doit-il être nécessairement désintéressé ?), la Trinité (cette question pose le délicat problème de l'un et du multiple, de la consubstantialité, donc de l'unité divine malgré sa désignation dans les Ecritures en trois personnes distinctes: le Père, le Fils et le Saint Esprit), la transsubstantiation (la présence de Jésus-Christ dans l'eucharistie, c'est-à-dire la transformation de la substance du pain et du vin en celle de son corps et de son sang).

Cela étant, le 1 7e siècle est aussi l'ère du rationalisme et de la mise en avant du pouvoir de la raison, de ses prétentions a connaItre ce qui est dit << être >>. Avec Leibniz, la raison est plus que jamais mise en première ligne, plus que jamais celle-ci prétend encercler le domaine de l'être et du connaissable, elle conquiert tout domaine oü la vérité peut être trouvée a force de

réflexions. La philosophie de Leibniz est un asservissement de tout ce qui est ou peut être au pouvoir de rationalisation de l'esprit. Pour Leibniz, le domaine de l'être est en droit, et en fait, analysable selon la méthode rationnelle que nous divulgue le principe de raison suffisante. La formulation par Leibniz du principe de raison - qu'Heidegger nous dit être la première et véritable formulation, la <<naissance>> du principe de tous les principes après le <<temps d'incubation>> qui lui a été nécessaire afin de se révéler a la pensée - est l'élément déclencheur et le point central de la philosophie de Leibniz: si le principe de raison sert a Leibniz pour l'édifice de son système et pour rendre compte de ce qui est, il nous sert (a nous) pour montrer que la <<raison>> du principe de raison (le principe de raison a-t-il une raison?) est l'exigence même de raison qui se fait jour dans la pensée alors même que cette exigence est demeurée enfouie pendant des millénaires. Que dit le principe de raison? Ceci: <<rien n'est sans raison >>, il assimile ainsi l'être et la raison - la raison pouvant être dite distributive des perfections, on parle d'être tel ou tel ou encore être dite existentielle auquel cas il s'agit de la possibilité d'être ou de ne pas être. A. Robinet écrit dans ce sens:

<<Il y a deux modalités de la raison suffisante [il fait du principe de la raison nécessaire et de la raison suffisante deux principes distincts] : l'une qui concerne l'ordre distributif du tel ou tel; l'autre qui décide de l'existence ou de la non-existence du tel ou tel. >>1

et Heidegger:

<<D'une facon générale, c'est-à-dire en règle générale, tout étant possède une raison, quelle qu'elle soit, de ceci qu'il est et qu'il est tel qu'il est. >>2

Le principe de raison suffisante encadre donc tout le domaine du réel mais sa force réside également en ce que le domaine du simplement possible c'est-à-dire de ce qui est pensable sans contradiction est lui aussi tenu par l'appel du principe de raison a fournir la raison des choses possibles en tant que telles. L'exigence du principe de raison est posée au moyen d'une double négation << rien ne ... sans ... >>, l'existence d'exception, c'est-à-dire de choses qui seraient sans raison, n'est même pas pensable, tout ce qui est possède une raison d'être plutôt que de ne pas être et d'être ainsi plutôt que autrement. La philosophie de Leibniz est un Panlogisme, tout est

1 A. Robinet, Justice et terreur - Leibniz et leprincipe de raison, Paris, Vrin, 2001, p.131 2M. Heidegger, Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1962, p.49

rationnel et intelligible a celui qui sait correctement percevoir la série des raisons ainsi que leur enchaInement, tout est logique et déductible des premiers principes:

<<Pour caractériser cette métaphysique d'un seul mot, écrit Couturat, c'est unpanlogisme >>1

Nous disions que le principe de raison était le point central de la philosophie de Leibniz, de sa métaphysique; il est en effet présent dans chaque raisonnement que Leibniz fait, dans chaque idée maItresse, il est comme le garant de la véracité des assertions faites. Il sert ainsi a la démonstration de l'existence de Dieu, a la compréhension de son essence, a l'explication du mécanisme métaphysique qui s'exerce dans la création de l'univers mais aussi a la compréhension de la création elle-méme, du rapport entre elle et Dieu et nous informe en tant qu'il prétend nous amener a une justification suffisante des actes divins. Le principe de raison est le maître incontesté du système leibnizien.

Cependant, alors méme que la raison prétend pouvoir résoudre ces questions difficiles touchant Dieu et la création (en s'exprimant a travers le principe de raison), une autre puissance faisant autorité lui refuse toute légitimité et prétend que les questions auxquelles elle certifie pourtant avoir droit d'accès sont pour elles hors de portée et méme contraire a son mode de recherche, qu'elle ne saurait trouver de vérités si elle se lance sur ce chemin réservé. Il s'agit ici de la confrontation de la foi avec la raison et plus généralement de la philosophie avec la théologie, de la science avec la Religion.

En effet, ces questions ne sont elles pas du ressort de la foi? Comment la raison pourrait-elle prétendre fournir des connaissances sur des questions oü la Révélation a déjà établi son autorité? Pour qu'il en soit ainsi, il faudrait que la raison en ait les moyens et c'est, selon Leibniz, le cas. Nous l'avons dit, c'est le principe de raison et par suite la raison elle-méme qui s'immisce au sens propre du terme, elle intervient dans un domaine déjà régit par la foi, donc dans un domaine qui est la compétence d'un <<autre>> et se présente comme investigatrice sur chaque question qui avant son <<entrée>> relevait d'une autre puissance, d'un autre mode d'accès aux choses, c'est-à-dire de la foi. Nous en voulons pour preuve (avec Leibniz) le fait méme que le principe de raison soit indissociable de la preuve de l'existence de Dieu, cela tient au fait qu'aucun des êtres créés ne possèdent en lui-même sa raison d'exister, par conséquent cette raison doit se trouver dans un être nécessaire, raison de toutes choses.

1 L. Couturat, La logique de Leibniz, Alcan, 1901, Préface p.11

<<Or nous n'avons point besoin de la foi révélée, pour savoir qu'il y a un tel principe unique de toutes choses, parfaitement bon et sage. La raison nous l'apprend par des démonstrations infaillibles ; (...). >>1

Comment, dès lors que la raison nous mène a Dieu, refuser qu'il soit légitime a celle-ci de s'attacher aux questions de même ordre ? A regarder la philosophie de Leibniz, on ne peut s'y opposer. Cependant, cette incursion de la raison pose le délicat problème du rapport entre la foi et la raison et on a vite fait de penser a un rapport conflictuel (dans la définition de la foi, on voit déjà en quoi elle et la raison ne saurait s'entendre: adhésion ferme de l'esprit, toute subjective - alors que la raison est <<l'enchaInement des vérités>> selon Leibniz, menant a l'objectivité - mais aussi forte que celle qui constitue la certitude, elle est cependant incommunicable par la méthode démonstrative). La foi est du domaine de la croyance, la raison du domaine du savoir, de la connaissance.

Pourtant, la foi est loin d'être en total contradiction avec la raison, M. Blondel écrit d'ailleurs a ce sujet:

<<Mais ce n'est pas a dire que la foi <<s'oppose>> au savoir ou a la raison: la foi n'est ni antiraisonnable ni a-raisonnable; elle ne méconnaIt ni ne renie le savoir: elle se fonde sur des raisons qui sont telles que la raison, une fois consultée, s'achève en une attestation de confiance dont il serait ridicule et presque odieux d'établir les preuves par un raisonnement en forme. >>2

Il y a donc certains sujets qui sont sans aucun doute fondés en raison mais non sur des raisonnements logiques car, dans leur cas, une simple confiance ferme est suffisante et l'expression sous forme démonstrative, inutile et blessante pour la foi.

1 Leibniz, Essais de Théodicée, Discours de la conformité de lafoi avec la raison §44, Paris, 1969, GF

2 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. <<Foi >>, Paris, 1926, PUF

- Le Discours sur la conformitéde lafoi avec la raison.

1/ La foi et la raison, deux sources de vérités.

Il s'agit maintenant d'examiner comme il se doit la position de Leibniz au sein de cette polémique tout en gardant a l'esprit le fait que Leibniz va s'opposer a Bayle. Le début du Discours sur la confor,nité de la foi avec la raison, texte précédant a juste titre la Théodicée, nous invite a voir qu'en bon conciliateur, Leibniz n'est ni pour les seuls partisans de la foi, ni pour les seuls partisans de la raison. En effet, Leibniz fait de la foi et de la raison deux sources de vérités, or comme les vérités ne sauraient se contredire entre elles, il en sera de méme pour la raison et la foi ; il les définit ainsi:

<<L'objet de la foi est la vérité que Dieu a révélée d'une manière extraordinaire, et [que] la raison est l'enchaInement des vérités, mais particulièrement (lorsqu'elle est comparée avec la foi) de celles oü l'esprit humain peut atteindre naturellement, sans être aidé par les lumières de la foi. >>1

La raison est donc ici définie comme puissance capable d'accéder a la vérité et ce quelque soit le type d'objet auquel elle peut avoir affaire. Si vérité il y a a trouver dans un domaine quelconque, la raison peut s'y exercer sans se voir reprocher des prétentions qui lui sont contraires. La suite du texte nous conforte dans cette direction en ce qu'elle établie une distinction et méme une opposition entre la raison définie plus haut et une raison productrice de vérités que nous pourrions appeler <<mixtes>> étant le fruit des data de l'expérience et de la réflexion de la raison. Leibniz définit donc initialement une raison <<pure et nue >>, distincte de l'expérience, trouvant par elle-méme des vérités c'est-à-dire par la seule faculté de réflexion et par conséquent différente de la raison que Leibniz rapproche de la foi, elle-méme fondée sur l'expérience, c'est-à-dire sur ceux qui ont vu les miracles et sur les Ecritures saintes transmis a travers les siècles (la foi naissant a l'occasion de ces deux motifs).

On voit clairement ici que Leibniz entend aussi bien défendre les droits de la raison que ceux de la foi car il reconnaIt leur autorité individuelle. Cependant, étant donné que c'est la raison qui, dans la polémique générale est prise a mal du fait de son <<intrusion>> dans un domaine réservé jusqu'alors a la théologie et a la foi, tous partis confondus, Leibniz s'attache dans les

1 Discours, §1

paragraphes du Discours a justifier davantage le droit de la raison dans les matières qu'il va être contraint d'aborder étant donné sa Théodicée.

2/ La distinction entre ce qui est au-dessus de la raison >> et ce qui est contre la raison>> montre qu'aucune vérité n'est contraire a la raison, par conséquent la raison peut s'occuper des vérités de la foi.

Pour ce faire, Leibniz met en rapport une double distinction1: la première correspond a la célèbre séparation entre la <<nécessité hypothétique>> et la <<nécessité absolue ou géométrique>> (par cette distinction Leibniz pense d'ailleurs que toute polémique sur la liberté, la détermination se trouve résolue), l'hypothétique concernant les choses dont le contraire est logiquement possible, concevable sans contradiction dans la pensée (ainsi il est contingent que César ait franchit le Rubicon, le contraire est tout a fait possible), l'absolue ayant pour domaine ce qui ne peut être autrement qu'il n'est, ni ne pas être du tout, c'est-à-dire dont la pensée de la non-existence ou de l'existence différente implique contradiction (ainsi il est nécessaire géométriquement que 2+2=4 et contradictoire que 2+2=5). La deuxième distinction s'accorde avec la première, elle consiste a séparer ce qui est<<au-dessus de la raison>> et ce qui est <<contre la raison >>. Le parallélisme avec la première distinction consiste en ceci: ce qui est <<au-dessus de la raison>> écrit Leibniz, c'est ce qui <<est contraire seulement a ce qu'on a coutume d'expérimenter ou de comprendre>> et ce qui est <<contre la raison >>, c'est, nous dit Leibniz, ce qui est << contre les vérités absolument certaines et indispensables >>2, autrement dit, ce qui est contre la raison, ce sera ce qui est logiquement impossible, ce qui implique contradiction, ce sera <<tout sentiment qui est combattu par des raisons invincibles, ou bien dont le contradictoire peut être prouvé d'une manière exacte et solide. >>3

L'établissement du droit de la raison par rapport aux matières sensibles qui font le quotidien des théologiens passe par l'affirmation qu'aucune vérité n'est contraire a la raison, par conséquent il ne reste plus que des vérités accessibles a la raison et celles qui dépassent les habitudes de manipulation (mais qui ne lui sont pas contraires), ce qui n'est pas sans remède. Par conséquent, la raison, en modifiant son mode d'approche peut tout a fait s'occuper de ce qui relève uniquement de la foi selon les objecteurs (nous verrons comment par la suite). A ce sujet Leibniz écrit:

1 Discours, §2 et 23

2lbidem, §23 3lbidem, §60

<<Une vérité est au-dessus de la raison quand notre esprit, ou même tout esprit créé, ne la saurait comprendre1 ; et telle est, a mon avis, la sainte Trinité, tels sont les miracles réservés a Dieu seul, comme, par exemple, la création; tel est le choix de l'ordre de l'univers, qui dépend de l'harmonie universelle et de la connaissance distincte d'une infinité de choses a la fois. Mais une vérité ne saurait jamais être contre la raison; et bien loin qu'un dogme combattu et convaincu par la raison soit incompréhensible, l'on peut dire que rien n'est plus aisé a comprendre ni plus manifeste que son absurdité. >>2

3/ Le rôle de la raison : contrôler et défendre les mystères révélés.

Quelle doit donc être l'attitude de la raison face aux mystères de la foi ? La deuxième partie de la citation nous indique que la raison a un role de crible, celle-ci est chargée de montrer l'absurdité d'un dogme lorsqu'il est effectivement problématique pour toute pensée qui raisonne selon les règles de la logique vulgaire. Si la raison n'a pas la puissance nécessaire pour une explication minutieuse du mystère, elle peut tout du moins les expliquer suffisamment pour les faire croire, le bon raisonnement ne détournant pas de la foi, mais au contraire, y conduisant. La raison a donc essentiellement une attitude défensive par rapport aux mystères, elle ne peut les prouver mais peut les défendre contre les objections afin de montrer qu'il est raisonnable de les croire. Leibniz procède d'ailleurs a une distinction dans les termes que nous venons d'employer car ils sont selon lui source de confusion en philosophie et en théologie:

<<(...) ils confondent expliquer, comprendre, prouver, soutenir. (...). Les mystères se peuvent expliquer autant qu'il faut pour les croire ; mais on ne les saurait comprendre ni faire entendre comment ils arrivent; (...). Il ne nous est pas possible non plus de prouver les mystères par la raison; car tout ce qui se peut prouver a priori ou par la raison pure, se peut comprendre. Tout ce qui nous reste donc, après avoir ajouté foi aux mystères sur les preuves de la vérité de la

1 St Bonaventure distingue <<comprendre>> et <<appréhender >>. <<Comprendre>> consiste a embrasser un objet dans sa totalité, chose impossible pour un esprit fini et << appréhender >> consiste a entrer en contact avec la chose, l'objet se manifestant a nous d'une certaine manière sans que son mystère puisse être sondé en profondeur. Selon Leibniz, <<pour comprendre quelque chose, il ne suffit pas qu'on en ait quelques idées ; il faut les avoir toutes de tout ce qui y entre, et il faut que toutes ces idées soient claires, distinctes, adéquates>> (Discours, §73). C'est ce qui fait dire a Leibniz qu'en réalité nous ne possédons que peu d'idées car la plupart du temps nous ne poussons pas assez loin leur décomposition afin de voir si il n'y a pas en elles quelques inconséquences.

2Discours, §23

4/ L'objection de Bayle pour appuyer son rejet de l'implication de la raison en théologie: la raison détruit plus qu'elle n'édifie de vérités. La réponse de Leibniz appuyée par la pensée d'Origène.

Ici la philosophie se montre davantage la servante de la théologie que sa maItresse mais c'est sous-estimer le rôle protecteur de la raison, qui, dans sa position défensive, continue cependant a fortifier et a édifier le temple de la vérité. Cet argument répond a Bayle pour qui la raison est davantage capable de réfuter et de détruire que de prouver et d'édifier, surtout lorsqu'elle s'occupe des questions relevant d'ordinaire de la théologie. Afin d'appuyer la thèse selon laquelle l'usage de la raison doit être rejeté en théologie, Bayle fait appel a de multiples autorités en la matière2. Il fait successivement appel aux Ecritures, au Nouveau Testament, aux Pères de l'Eglise (St. Augustin a travers Arnaud), aux scolastiques, a Luther et a Calvin. Tous disent plus ou moins la méme chose, du moins concernant notre sujet: on ne saurait soumettre les mystères au <<tribunal de la raison>> sans par là méme se montrer téméraire dans la volonté de comprendre ce que Dieu a pourtant décidé de ne pas révéler a ses créatures. Selon eux, l'attitude a adopter serait un aveu d'impuissance afin d'éviter a la raison de s'égarer dans des polémiques sans fin. A cela, Leibniz répond premièrement que l'objection faite par Bayle pour blamer la raison (la raison serait essentiellement destructrice) est, a l'inverse de ce qu'il paraIt, a son avantage, car en réalité << lorsqu'elle détruit quelque thèse, elle édifie la thèse opposée >>.3 Ce qui est en jeu ici est la thèse selon laquelle il peut exister ou non des objections insolubles pour la raison concernant une vérité, méme de la foi. Bayle le nie. Deuxièmement, selon Leibniz, le recours de Bayle a ces autorités ne suffit pas a prouver <<l'insolubilité des objections contraires a la foi >> par conséquent la raison doit pouvoir lever les objections faites contre les mystères.

Leibniz fait, de son côté, appel a Origène, Père le l'Eglise grecque, afin de le rapprocher des objecteurs que Bayle a cité (pour montrer leur point commun) mais pour mieux aussi l'en démarquer. En effet, Origène a montré que le christianisme était raisonnable, c'est-à-dire fondé en raison, mais que pour autant il était préférable pour les chrétiens de croire les dogmes sans

1 Discours, §5

2lbidem, §45 à49 3#bidem, §80

les examiner (le rapprochement est ici fait en ce que Origène <<souhaite>> l'ignorance des croyants -il la conseille- comme les opposants font de l'ignorance une condition de l'homme). Il justifie son propos en assurant que la raison, loin d'être opposée au christianisme, y conduit assurément et va même jusque le fonder en tant que Religion; la raison est dite conduire a la religion chrétienne pour qui parvient a mener a terme les réflexions nécessaires a la compréhension des dogmes (la compréhension apportant la foi), mais une restriction est apportée: les réflexions nécessaires pour parvenir, par ce chemin, a la foi, sont longues et difficiles. C'est un fait que dans les plus anciennes philosophies, l'atteinte de la sagesse, de la vertu, spécialement dans la philosophie antique, nécessite un mode de vie particulier, un mode de vie paisible oü il est possible de méditer a souhait sans avoir soucis des vicissitudes extérieures, sans avoir de responsabilités contraignantes, provoquant sans arrêt l'interruption des recherches intellectuelles. Ici, Origène ne dit rien d'autre que cela: le court ordinaire des choses fait que peu de personnes ont la possibilité de s'adonner longuement a la réflexion nécessaire a la compréhension des dogmes principaux, et la capacité de chacune d'entre elles étant plus ou moins limitée, cette voie d'accès leur est quasiment fermée. Origène écrit:

<<S'il était possible que tous les hommes négligeant les affaires de la vie s'attachassent a l'étude et la méditation, il ne faudrait point chercher d'autre voie pour leur faire recevoir la religion chrétienne. >>1

Face a cette difficulté de taille, Origène pense donc qu'une foi toute nue portant au bien demeure suffisante pour les chrétiens en général. Leibniz le suit d'ailleurs lorsqu'il écrit:

<<Cependant tout le monde n'a pas besoin d'entrer dans des discussions théologiques; et des personnes, dont l'état est peu compatible avec les recherches exactes, doivent se contenter des enseignements de la foi, sans se mettre en peine des objections (...). >>2

Selon Origène, la conversion est le moyen que Jésus Christ a donné a l'homme pour lui permettre de revenir vers Dieu facilement, sans faire d'efforts spirituels et pour se délivrer des vices dans lesquels il se vautre. Il pousse même la réflexion en demandant quel chemin est préférable pour l'homme en général, le chemin oü l'on est tiré des vices en croyant les dogmes sans examen, en croyant qu'il y a un paradis pour les bons et un enfer pour les méchants ou

1 Origène, Défense de la religion chrélienne, Livre 1, chapitre 2 2Discours, §40

bien celui oü la conversion vient après l'examen du fondement des dogmes ? Origene ne cache pas ses doutes quant au deuxième chemin:

<<Il est certain qu'à suivre cette méthode, il y en aurait bien peu qui en viendrait jusqu'oü leur foi toute simple et toute nue les conduit, mais que la plupart demeureraient dans leur corruption.>>

5/ La polémique avec Bayle sur l'existence ou non d'objections insolubles contre la vérité. Les règles de la dispute en matière de défense des mystères.

Entrons maintenant un peu plus dans la polémique sur l'existence d'objections insolubles qui oppose Leibniz et Bayle. Sachant qu'une objection se trouve être un raisonnement comportant un ou plusieurs arguments formulée dans le but de s'opposer voire de détruire une these, quelles solutions pouvons nous envisager lorsqu'une telle dispute se crée et que de part et d'autre se trouve un défenseur combattant pour la sauvegarde de sa these et un objecteur oeuvrant pour montrer que ses arguments vont contre la these défendue ? Deux solutions s'offre à nous: ou bien l'objection faite est correcte et fait alors office de démonstration car elle repose sur les regles les plus simples de la logique (contre la these), si tant est qu'elle possède une forme correcte (ce qui nécessite l'examen de l'argument en détail), auquel cas la these ne peut plus être raisonnablement maintenue puisque sa contradictoire est démontrée et qu'il est impossible que la these et l'antithèse soient vraies en même temps; ou bien, c'est le contraire, l'objection est non fondée et repose sur une mauvaise argumentation et manière de raisonner, bien souvent parce que la raison est corrompue, mêlée de préjugés en tout genre et de passions qui faussent le jugement, dans ce cas la these ne souffre pas des erreurs qu'on prétendait lui opposer sous le nom d' <<objections >> et ainsi reste intacte.

Leibniz nous donne donc ici un critère qui nous permet de décider entre un article de foi authentique, révélé et un article de foi donc la pensée pleine nous amène à le qualifier d'absurde, c'est-à-dire, cette fois-ci, réellement contre la raison.

De plus, hormis le fait que pour défendre les mystères, ceux-ci doivent être susceptibles de quelques explicitations pour la pensée, il est nécessaire que l'on puisse répondre aux objections dont ils sont l'objet car dire que celles-ci doivent être insolubles, comme Bayle le prétend, c'est la même chose <<que si l'on disait qu'une raison invincible contre une these n'est pas une

raison légitime de la rejeter. Car quelle autre raison légitime pour rejeter un sentiment peut-on trouver, si un argument contraire invincible ne l'est pas ? Et quel moyen aura-t-on après cela de démontrer la fausseté et même l'absurdité de quelque opinion? >>1

Autrement dit, la sauvegarde d'une these implique que l'on ait pu répondre a l'objection en en montrant tant soit peu la contradiction (il faut donc que l'on admette que la défense est possible, que la raison peut résoudre les objections) et son rejet implique au contraire que la these ait fait les frais d'une objection invincible (là encore cela suppose que la raison puisse discuter des raisons qui font la these et formuler des objections pertinentes ou pas). Il faut nécessairement admettre que les objections puissent être résolues, qu'il existe une méthode, un critère avec lequel on peut a la fois décider si une raison (objection) peut vaincre une these, donc la faire rejeter ou si elle est fausse, donc sans poids contre la these, afin de pouvoir continuer a trouver des vérités, notamment dans le domaine qui pose problème ici pour Bayle, celui de la foi. Le cas inverse (si il fallait accepter l'insolubilité des objections) serait faire triompher la raison mais de telle sorte que la foi en serait détruite car son domaine devrait être rejeté au rang de bavardage sans aucun rapport quel qu'il soit avec la vérité et par conséquent avec la raison.

De manière générale écrit Leibniz:

<<(...) il ne se peut faire qu'il y ait une objection invincible contre la Vérité. Car si c'est une démonstration fondée sur des principes ou sur des faits incontestables, formée par un enchaInement des vérités éternelles, la conclusion est certaine et indispensable, et ce qui y est opposé doit être faux; autrement deux contradictoires pourraient être vraies en même temps. Que si l'objection n'est point démonstrative, elle ne peut former qu'un argument vraisemblable, qui n'a point de force contre la foi, puisqu'on convient que les mystères de la religion sont contraires aux apparences. >>2

En conclusion de ce point on peut dire que dans une dispute, celui qui soutient une these vraie avec de bons arguments contre des objections possède des <<preuves>> ; mais celui qui soutient une these, renversée par des arguments contraires et invincibles, celui là voit ses arguments se changer en <<objections>> contre la nouvelle these qui vient de lui être démontrée. Quoi qu'il en soit, Leibniz établit une regle d'or:

1 Discours, §58 2lbidem, §3

<<Il faut toujours céder aux démonstrations, soit quelles soient proposées pour affirmer, soit qu'on les avance en forme d'objections. >>1

Pourquoi cela? Tout simplement parce que, dans la défense des mystères, et surtout dans la défense des mystères, la raison (celui qui défend les dogmes) ne doit en aucun cas rester campée sur ses positions, elle ne doit pas ignorer les vérités nécessaires et éternelles qui peuvent lui être portées dans une argumentation se voulant objection contre le dogme <<de peur que les ennemis de la religion ne prennent droit là-dessus de décrier et la religion et ses mystères >>.2 En effet, la pire des attitudes serait de soutenir un mystère sans en avoir de bonnes raisons, c'est-à-dire en ignorant l'objection qui vient de lui être faite et qui l'a montré comme étant un faux article de foi et en refusant par conséquent d'abdiquer face a la démonstration adverse avec pour seul motif l'entêtement. La mauvaise foi en matière de défense des mystères peut donc causer de grands torts a la religion et aux dogmes sur lesquels elle repose. Adopter une telle attitude, c'est donner plus de raisons aux infidèles et aux athées de se conforter dans leur discours.

6/ La raison ne saurait comprendre>> totalement les mystères, elle doit les accepter comme des faits, leur pourquoi>> demeure caché. La conformité de la foi avec la raison est par conséquent ramenée a une absence de difformiti >>. Polémique avec Bayle sur le sens des expressions au-dessus de la raison >> et contre la raison >>.

La définition du comportement a adopter lorsqu'on se fait le défenseur de la foi et de ses objets ayant été établie, il convient de revenir sur ce qui a entraIné cette discussion, a savoir la question d'établir si les mystères, vérités de la foi, sont au-dessus de la raison et si oui, s'il est tout de même possible a la raison de se les approprier d'une quelconque manière.

A cela nous avons déjà esquissé une réponse avec Leibniz qui nous dit qu'aucune vérité ne saurait être contraire a la raison et aussi incompréhensible qu'elle puisse être, ne saurait être au-dessus de la raison a tel point de ne pouvoir en dire mots. Si il est possible de dire que les mystères surpassent notre raison, il est en revanche démesuré de dire qu'ils sont contraires au mode d'enchaInement des vérités propre a la raison. Les mystères ne sont donc pas contre la

1 Discours, §25 2lbidem, §22

raison pour la bonne raison que les raisonnements produits pour leur défense ne vont pas contre la vérité. Il faut donc conclure que méme si la conformité des mystères avec la raison n'est pas totale puisque la raison ne saurait parvenir a une complète compréhension sans en méme temps nier la nature du mystère, il n'en demeure pas moins vrai qu'elle ne saurait se ramener a une <<difformité>> qui nous conduirait a une opposition de la foi et de la raison dans ce domaine. Raison et foi sont pour Leibniz des dons de Dieu, par conséquent, <<leur combat ferait combattre Dieu contre Dieu >>1, ce qui est absurde et blessant pour qui souhaite uvrer pour la gloire de Dieu.

Cependant, la distinction dont il est question ici, a savoir 1 'être au-dessus de la raison et 1 'être contre la raison ne va pas de soi, Leibniz se trouve encore ici en confrontation avec Bayle. Celui-ci ne convient pas de la distinction et émet des doutes sur le sens du mot <<raison>> dans les deux expressions. Pour Bayle, les deux expressions peuvent ne pas avoir le méme sens suivant ce qu'on entend par <<raison >>. Dans la première assertion, <<les mystères ne sont pas au-dessus de la raison >>, <<raison>> renvoie a la raison de l'homme (<< la raison in concreto >>) alors que dans la deuxième, <<les mystères ne sont pas contraires a la raison >>, il s'agit de la raison en général (la raison in abstracto >>) ou raison universelle se trouvant en Dieu. Or, a supposer que l'on prenne le mot <<raison>> dans le deuxième sens dans les deux assertions, il sera également vrai que les mystères ne sont pas au-dessus ni contraires a la raison; mais, si il s'agit de deux sens différents dans les deux expressions, Bayle dit ne pas voir oü se trouve la solidité de la distinction et ce d'autant plus qu'à tout ça, vient s'ajouter l'opinion de gens très orthodoxes avouant ne pas être capables de connaItre la conformité entre les mystères et la raison. <<Or ce qui nous paraIt n'être pas conforme a notre raison nous paraIt contraire a notre raison: tout de méme que ce qui ne nous paraIt pas conforme a la vérité nous paraIt contraire a la vérité (...). >>2 Si on accepte ça, il est clair qu'on ne peut que déprécier la raison, en faire une raison faible et affirmer en conséquence que les mystères sont au-dessus de ses capacités et méme contraires a son mode d'enchaInement des vérités.

Avec son aisance habituelle Leibniz répond en clarifiant bien ce qui peut être dit <<au-dessus de la raison>> (et pourquoi) et << contre la raison>>:

1 Discours, §39 2lbidem, §63

<<Les mystères surpassent notre raison, car ils contiennent des vérités qui ne sont pas comprises dans cet enchaInement; mais ils ne sont point contraires a notre raison, et ne contredisent a aucune des vérités oü cet enchaInement nous peut mener. >>~

Par conséquent, dans les deux assertions, il s'agit bien pour Leibniz de la raison humaine et non de la raison en général. La question de la conformité des mystères a notre raison, posée comme problématique par Bayle et les orthodoxes auxquels il fait appel, se voit conciliée par Leibniz, comme c'est souvent le cas, par une clarification des termes en jeu et dans notre cas du terme <<conformité>>: il nous fait voir que si l'on prend le terme de <<conformité>> dans le cadre d'une défense toujours réussie du dogme, alors on peut dire qu'il y a effectivement conformité de la raison avec le dogme; mais si il faut entendre <<conformité>> par <<une explication du comment>> du mystère, alors la conformité ne saurait nous être connue et il faudrait admettre l'opposition de la raison et des mystères évangéliques.

Pour Leibniz, si Bayle voit des difficultés dans ces questions c'est notamment parce qu'il souhaite que l'on rende raison des miracles de la méme manière que l'on rend raison de faits ordinaires naturellement explicables par les seules forces des créatures (autrement dit les faits qui ne sont pas extraordinaires, qui ne sont pas des miracles et qui peuvent s'expliquer par les lois de la nature). Or, l'ambition de Leibniz, et de tout défenseur de la foi selon lui, n'est en aucun cas de justifier totalement les miracles car la compréhension nous passe pour le moment, méme si il est raisonnablement permis d'en espérer une pleine vision dans une autre vie. Tout ce qui nous est possible de faire a l'aide de la raison, c'est de défendre les mystères contre les accusations afin de montrer que les miracles ne sont pas hors d'ordre, c'est-à-dire qu'ils sont compris dans le dessein de Dieu. Face a notre finitude originelle, il s'agit de se contenter de l'explication, certes imparfaite, que nous pouvons donner des miracles évangéliques. Leibniz nous dit que <<l'intelligence analogique >>2 du mystère est suffisante, du moins n'est elle pas totalement dénuée de sens et affirme méme qu'il n'est pas nécessaire que l'explication soit totale, c'est-à-dire qu'elle aille jusqu'au comprendre et au comment pour la simple et bonne raison qu'un mystère épuisé dans sa signification est un << mystère >> démontré ne relevant plus par conséquent de la foi mais entièrement de la raison. Or de deux choses l'une, l'explication détaillée du miracle est impossible pour des entendements finis et c'est méme une chose tout a fait contraire pour qui se fait défenseur et conciliateur de la foi et de la raison:

~ Discours, §63 2lbidem, §54

<<On blâmera donc ceux qui voudront rendre raison de ce mystère et le rendre compréhensible, mais on louera ceux qui travailleront a le soutenir contre les objections des adversaires. >>1

L'impossibilité de rendre raison totalement des mystères et le respect de leur nature nous pousse ici au contentement: <<Il nous suffit un certain ce que c 'est; mais le comment nous passe, et ne nous est point nécessaire. (...). Nous n'avons pas besoin non plus, comme j'ai déjà remarqué, de prouver les mystères a priori ou d'en rendre raison ; il nous suffit que la chose est ainsi sans savoir lepourquoi que Dieu s'est réservé. >>2

Bayle fait également des difficultés selon Leibniz par ce qu'il <<porte trop loin l'être au-dessus de la raison >>3. Pour lui ce qui est au-dessus de la raison ne saurait être a la fois expliqué, compris par la raison et on ne saurait non plus répondre aux objections faites contre les mystères. Sachant cela, Leibniz est d'accord pour dire que la compréhension des mystères est impossible pour nous mais il soutient qu'on puisse apporter une explication suffisante, ne serait-ce que des termes, afin que ce que nous supportons ne soit pas sans signification, c'est-àdire absurde. Il en va de méme pour les objections formulées: il est obligatoire de pouvoir y satisfaire sinon la conséquence sera le rejet de la thèse défendue (selon les règles de la dispute dont nous avons fait état plus haut).

Par conséquent, pour Leibniz: <<Nous pouvons atteindre ce qui est au-dessus de nous, non pas en le pénétrant, mais en le soutenant. >>4

Voilà ce qu'il faut retenir de cette polémique entre Leibniz et Bayle: au final les vérités de la foi, si incompréhensibles qu'elles soient pour nous, ne le seront jamais assez au point qu'on n'en puisse rien comprendre. Celui qui se fait le défenseur de la foi et des mystères n'est en aucun cas en position d'infériorité par rapport a son adversaire. Sa tâche est simple: expliciter aussi bien que faire se peut le mystère qu'il défend et répondre comme il se doit aux objections en en négligeant aucune mais en gardant bien a l'esprit que c'est a celui qui attaque une thèse de fournir le gros de l'argumentation, car le défenseur ne se met pas en peine de prouver les mystères, il se contente d'en maintenir la possibilité. En effet, méme si le défenseur n'est pas contraint de rendre raison de sa thèse, il doit pourtant, selon la règle d'or de toute dispute qui se veut intelligente et censée, satisfaire, quand ses objections sont fondées, son adversaire et

1 Discours, §59 2lbidem, §56 3lbidem, §66 4lbidem, §72

répondre en conséquence ou bien s'avouer vaincu. La réponse qu'il fait pour soutenir le dogme doit consister en une explicitation des termes mais celle-ci ne saurait être le complet étalage de sa thèse et de tout ce qu'elle implique autrement le dogme serait démontré et compris. Or cela le défenseur ne le peut ni ne le doit. Le défenseur n'est donc pas obligé, pour soutenir le dogme, d'établir sa thèse de A a z, d'en montrer l'évidence de manière claire et distincte car l'évidence, il ne la cherche pas; c'est au contraire a l'adversaire de montrer l'évidence des ses attaques et des arguments qu'il emploie si il veut que sa critique porte ses fruits, il doit les formuler selon les règles de la logique et montrer que ses preuves sont contraires aux raisons que le défenseur a de soutenir le dogme, sans ça, le défenseur n'aura de compte a rendre a personne. Tout le travail d'argumentation est donc du coté de l'attaquant, le défenseur n'ayant qu'à maintenir la possibilité du mystère sans qu'il soit obligé a autre chose, comme d'établir qu'il est vraisemblable par rapport a l'état du monde.

Leibniz écrit en ce sens: << Quand on se contente d'en soutenir la vérité, sans se mêler de la vouloir faire comprendre, on n'a point besoin de recourir aux maximes philosophiques, générales ou particulières, pour la preuve; et lorsqu'un autre nous oppose quelques maximes philosophiques, ce n'est pas a nous de prouver d'une manière claire et distincte que ces maximes sont conformes avec notre dogme, mais c'est a notre adversaire de prouver qu'elles y sont contraires. >>1

Par cette méthode de contrôle et de vérification, Leibniz se fait le défenseur de la foi, sa volonté d'insérer la raison dans les spéculations théologiques n'est donc pas un caprice mais bien une exigence de la raison elle-même et un devoir pour qui entend faire de la religion une communauté unifiée. La raison peut être dite <<facteur d'unité>> car elle est un moyen de concilier les différents dogmes et les différentes confessions, elle combat non pas la foi comme les détracteurs peuvent le penser mais la superstition, les églises. Leibniz présuppose ici une religiosité de la raison, toute pure et non entachée de polémique, de passions, une foi innocente. La raison est le principe d'une religion universelle et parfaite car il est donné a chacun de raisonner correctement:

<<Il n'y aurait rien de si aisé a terminer que ces disputes sur les droits de la foi et de la raison, si les hommes voulaient se servir des règles les plus vulgaires de la logique et raisonner avec tant

1 Discours, §77

soit peu d'attention. Au lieu de cela, ils s'embrouillent par des expressions obliques et ambiguës, qui leur donnent un beau champ de déclamer, pour faire valoir leur esprit et leur doctrine (..). >>1

7/ La conformité fait a certains égards figure de subordination: la raison subordonne la foi du fait de l'exigence supreme du principe de raison. La foi doit aussi avoir ses raisons.

Si il s'agit pour Leibniz de la conformité de la foi avec la raison et non de la conformité de la raison avec la foi, c'est qu'en un sens, la raison est première. F. Brunner écrit:

Leibniz considère que <<si la vérité de la foi est incontestable, il suit de la nature de la foi véritable que son analyse par la raison est possible, du moins a ceux qui cherchent la vérité avec une attention soutenue et dans la crainte de Dieu; s'il n'en était pas ainsi, selon lui, on ne pourrait distinguer la religion chrétienne et l'erreur; la religion serait arbitraire et nous n'aurions point d'avantage sur les infidèles et sur les sectes (...). >>2

Ainsi donc, même si Leibniz fait état d'une <<foi divine >>3, sorte de conscience plus ou moins obscure de la présence effective de Dieu, foi qui semble ne pas avoir de motifs mais au contraire, être pure adhésion non délibérée a Dieu et a ce qu'il commande, une foi allant<< audelà de l'entendement >>, s'emparant de la volonté et du cWur, <<sans qu'on ait besoin de penser aux raisons, ni de s'arrêter aux difficultés de raisonnements que l'esprit peut envisager >>, il n'en demeure pas moins que la foi, au sens propre du terme, ne saurait être du ressort de la volonté. En effet, elle n'échappe pas a l'exigence du principe de raison et suppose donc des raisons puisqu'elle est <<assentiment a >>, <<mouvement vers >>. Elle n'est certes pas un acte entièrement intellectuel puisqu'elle s'empare de la volonté et du cWur mais il est certain que si la créance était une chose volontaire, elle serait arbitraire. On ne peut croire sans raisons, il doit toujours y avoir des raisons qui font que l'on est amené a croire certaines choses et non d'autres, une foi sans motifs est une pure chimère (on doit même pouvoir rendre compte de la foi divine en en faisant un don de Dieu, une grace qui trouve sa raison dans le dessein que se propose le Tout Puissant, dans l'harmonie universelle) comme l'indifférence face a deux

1 Leibniz, Essais de Théodicée, Discours de la conformité de lafoi avec la raison §30, Paris, 1969, GF 2F . Brunner, Etudes sur la signification historique de laphilosophie de Leibniz, Paris, Vrin, 1950, P.240

3 Leibniz, Essais de Théodicée, Discours de la conformité de la foi avec la raison §29, Paris, 1969, GF. On la distingue au 17e siècle de la << foi humaine >> qui est le fait de croire d'après le témoignage des hommes.

possibilités, qui même si elles nous semblent également possibles n'en exercent pas moins des impressions différentes sur notre constitution et par conséquent déterminent notre volonté avec plus ou moins de force, plus pour le parti que nous déciderons de suivre et moins pour celui que nous rejèterons.1

La foi est donc ici également encerclée par le principe de raison. C'est ici oü nous nous apercevons que la conformité entre la foi et la raison peut a certains égard faire figure de subordination de la foi a la raison puisque la raison semble englober la foi du fait de son ambition d'infiltrer tout le réel, tout le pensable, tout ce qui peut être source de vérité. Même face a l'incompréhensible (pour nous) Leibniz nous dit qu'il ne faut pas <<renoncer a la raison pour écouter la foi >>2 nous montrant a quel point il fait de la raison le principe de tout, nous montrant par là que la raison peut toujours expliquer suffisamment les vérités de la foi3. Rien n'échappe ala raison, ce qui ne tombe pas naturellement sous son joug en vient tout de même a être contrôlé par elle sous la forme, nous l'avons dit, d'un soutien, mais la frontière entre soutenir et prouver le dogme, nous dit F. Brunner4, tend a s'effacer car ce qui était objet de foi devient peu a peu, objet de la raison.

D'ailleurs, il est a noter que ce que Bayle appelle le <<triomphe de la foi >> n'est finalement pas la victoire de la foi sur la raison au sens oü la raison ne pourrait pas s'approprier ce qui est objet de foi. Au contraire, pour Leibniz le <<triomphe de la foi>> est en réalité le<<triomphe de la raison démonstrative contre des raisons apparentes et trompeuses, qu'on oppose mal a propos aux démonstrations. >> 5 Il s'agit donc du triomphe de la raison réussissant a défendre les mystères contre les objections non fondées des adversaires. Leibniz écrit a ce propos:

<<Ainsi la foi triomphe des fausses raisons, par des raisons solides et supérieures, qui nous l'ont fait embrasser: mais elle ne triompherait pas, si le sentiment contraire avait pour lui des

1 La pensée qu'il puisse y avoir une situation dans laquelle, deux solutions s'offrant a nous, notre volonté reste indéterminée, est chimérique pour Leibniz. Il existe toujours d'infimes perceptions non conscientes qui nous poussent a choisir un parti plutôt qu'un autre. Le fait que ces perceptions soient inapercues a conduit certains (Descartes par exemple) a concevoir une liberté d'indifférence, c'est-à-dire une volonté capable de se déterminer elle-même dans des situations oü il ne nous semble pas possible de choisir avec raisons. Le recours de Leibniz a la théorie des <<petites perceptions>> est ici encore une exigence du principe de raison, pour toute action raison peut être rendue, au contraire, on ne peut << vouloir vouloir >>.

2Leibniz , Essais de Théodicée, Discours de la conformité de lafoi avec la raison §38, Paris, 1969, GF

3 F. Brunner écrit: <<L'objet de la foi constitue un ensemble de faits échappant a la raison accidentellement et non essentiellement.>>

4F. Brunner, Etudes sur la signification historique de laphilosophie de Leibniz, Paris, Vrin, 1950, P.247 5Discours, §43

raisons aussi fortes, ou méme plus fortes que celles qui font le fondement de la foi, c'est-à-dire, s'il y avait des objections invincibles et démonstratives contre la foi. >>~

Si la foi est ici dite triompher de la raison, c'est uniquement parce qu'il faut dissocier la raison unie a de vraies démonstrations, la raison alliée aux règles de la logique de celle qui se fourvoie dans des objections pleines de préjugés et d'erreurs. Il faut donc dire que la foi, lorsqu'elle est alliée a la raison bien pensante, triomphe des fausses raisons, non par ses propres forces mais parce que la raison parvient a contrecarrer les attaques en questions a force de raisons correctement construites, les mémes qui ont fait embrasser cela méme qui est défendu.

8/ La subordination n'est pas une négation du subordonné, la foi demeure intacte même enveloppée par la raison. La raison est un chemin vers Dieu.

Nous pouvons voir qu'il s'exerce une subtile relation entre la raison et la foi: malgré la capacité de la raison bien pensante a défendre la foi et ses mystères, il faut dire que la raison ne peut en aucun cas parvenir a remplacer la foi et par là méme parvenir a une complète compréhension de ses objets. Dans son entreprise de défense, la raison ne pénètre pas l'essence du mystère, elle possède des arguments réfléchis qui lui ont fait embrasser le mystère et qui lui permettent, en cas d'objections, de satisfaire aux démonstrations qui entendent montrer le contraire de ce qu'elle défend. Comme nous l'avons dit plus avant, la raison ne cherche pas l'évidence en matière de défense de la foi, elle cherche davantage et méme uniquement la sauvegarde de celle-ci. Malgré sa grande force, la raison, pourtant très dominatrice chez Leibniz, laisse la foi demeurer intacte, non seulement parce qu'elle assure sa défense (et qu'elle ne l'attaque pas) mais aussi parce qu'elle la laisse subsister, vierge de tout contenu visant a une rationalisation complète. Le but de la raison est de rester a sa place de protectrice, elle ne doit pas, sous prétexte qu'elle remporte les disputes contre les objecteurs, s'enorgueillir et penser qu'elle peut investir totalement la foi et ses objets comme si elle les fondait intégralement, sous peine de faire preuve de témérité et de n'avoir par la suite plus aucun crédit aux yeux des théologiens et des croyants et de donner des raisons de décrier la raison a ceux qui pensent qu'elle ne doit pas <<s'occuper>> de théologie. La raison fait donc ici figure de

~ Discours, §42

gardienne, protégeant ce qui est difficilement intelligible des agressions extérieures provenant d'ambitions non fondées, des passions, de la déraison.

Brunner écrit d'ailleurs a ce sujet: <<Il est légitime de soutenir le dogme, mais a condition qu'en lui-même il n'en soit pas affecté. Le dogme, a supposer que son objet soit réel, se soutient véritablement d'en haut et non d'en bas, et la foi peut s'appuyer sur des raisons humaines, mais non pas se nourrir d'elles. >>1

Brunner affirme clairement l'indépendance absolue de la foi et de ses dogmes, même a l'égard de la raison. Cette indépendance résulte d'une double exigence, sensible dans la citation que nous venons de reporter:

- Le défenseur de la foi et de ses mystères, même si il a parfaitement le droit de se mêler des polémiques d'ordre théologiques et de défendre les dogmes qu'il sait être révélés car fondés sur de bonnes raisons, ne doit cependant pas nuire aux dogmes eux-mêmes en les réduisant a des formules rationnelles de part en part. En d'autres termes, il doit les laisser mystérieux, c'est-à-dire tels qu'ils sont, les défendre, non les conquérir (le défenseur, fort de ses anciennes réussites pourrait en effet vouloir encercler totalement le dogme et le prouver a force de démonstration, mais il tenterait là quelque chose d'impossible pour tout esprit créé non relevé et se placerait davantage du côté des opposants au dogme que de celui oü l'on entend simplement le sauvegarder tel qu'il est; la raison n'est donc jamais vierge de dérapages et de vaines prétentions).

- Face a cela, il faut considérer le dogme en lui-même. Sa nature est telle que la raison ne peut, quelque soient ses prétentions, le comprendre dans sa totalité, si bien que sa raison d'être ne peut être prouvée par les seules forces de la raison. Lorsque Brunner dit que le dogme <<se soutient d'en haut>> il souhaite par là signifier que le mystère a sa raison dans l'entendement divin, siège des vérités éternelles. Par conséquent, les raisons <<d'en bas >>, c'est-à-dire les raisons que l'homme allègue dans la défense du dogme ne sont que des raisons subsidiaires mais qui ne s'écarte pas pour autant de la vérité. Cependant, si les mystères sont fondés dans l'entendement de Dieu et dans l'harmonie universelle, les raisons humaines nous font déjà goüter légitimement a la justification totale de tout ce qui est mais qui ne sera pleinement effective que dans l'autre vie. Voilà pourquoi il est dit que la foi peut s'appuyer sur des raisons humaines parce que celles-ci, grace a la force de la raison humaine, peuvent soutenir son

1 F. Brunner, Etudes sur la signi~ication historique de laphilosophie de Leibniz, Paris, Vrin, 1950, P.248-249

fondement en montrant comment il est possible que les dogmes entrent dans le dessein de Dieu sans introduire de l'arbitraire dans la création, mais la foi en elle-même ne peut <<exister>> uniquement d'après ces raisons, elle suppose un fondement autrement intelligible, un fondement transcendant la raison humaine. C'est d'ailleurs pour cela que la religion, comme les dogmes semblent être acceptés par Leibniz comme des faits, la raison venant s'y ajouter pour les défendre et suivant ce qui résulte des disputes, les déclarer comme révélés ou non.

Par conséquent, même si pour Leibniz il n'y a que la création, l'incarnation et quelques autres actions de Dieu qui soient vraiment des miracles et que les autres ne sont miracles que comparativement et relativement a nous - de la même manière que nos actions peuvent être miraculeuses aux yeux des bêtes si il était en leur pouvoir de faire réflexion sur elles - il n'en demeure pas moins vrai qu'on puisse douter que la seule raison suffise a faire prendre conscience des vérités de la foi, car comme nous l'avons montré, elle ne doit pas et de toute facon ne peut pas épuiser le contenu de la foi, uniquement intelligible dans l'entendement de Dieu (tout ce qui est a sa raison d'être dans l'entendement de Dieu car tout est fondé en raison, même les miracles).

Ainsi donc, ce qui nous semblait auparavant être une subordination de la foi a la raison du fait de l'extrême exigence du principe de raison se révèle être une relation complexe entre deux partenaires oü la subordination n'est certes pas absente mais oü le subordonné n'est pas pour autant nié. Dans le cas présent, la raison semble tout d'abord vouloir s'approprier tout le pensable, tout le possible et le domaine de la foi ne fait pas exception a la règle mais il se révèle que son entreprise relève davantage de la défense que de la démonstration, de la protection que d'une volonté de prouver son objet. Brunner écrit:

<<Dans ces conditions, l'intelligence ne supprime point le mystère, elle ne le ruine point, ne le réduisant point au niveau de la raison. Elle s'élève au contraire jusqu'au mystère, jusqu'à percevoir comme naturel, dans sa surnature, le mystère lui-même. Si la foi nous apprend quelque chose de Dieu, l'âme qui veut posséder Dieu doit passer par la foi. Et la foi reste intacte et mystérieuse, parce que l'intelligence en la dépassant, l'enveloppe sans la détruire et fonde sa réalité. >>1

1 F. Brunner, Etudes sur la signi~ication historique de laphilosophie de Leibniz, Paris, Vrin, 1950, P.258

Cette belle citation vient conforter ce que nous disions:

- Premièrement, le mystère n'est pas nié dans l'entreprise de défense car il n'est pas réduit a la sphere de la raison, il conserve donc son côté <<surnaturel>> même si il n'est pas hors de la sphere de la raison qui peut des lors fonder sa réalité en maintenant sa possibilité. - Deuxièmement, la foi reste donc intacte en elle-même et inaccessible a toute tentative de rationalisation totale, elle est simplement - et c'est ici que réside le lien, la relation subtile dont nous parlions plus haut entre la raison et la foi - englobée par l'intelligence (désignant ici l'ensemble des capacités de l'esprit ayant pour objet la connaissance), englobée dans le sens d'une subordination qui ne dénature pas mais qui au contraire protege et fonde pour permettre a ce qui est protégé de perdurer. C'est en somme une aide qu'apporte la raison, sa force étant mise au service de la foi. Elle est en quelque sorte la carapace qui protege le cWur. C'est d'autant plus crucial que la théologie est sans cesse, comme nous le dit Leibniz, sujette a des débats oü l'on fait plus cas de la défense de sa these que de la recherche de la vérité. La raison bien pensante étant pour Leibniz source de vérité, il entend l'incorporer dans les questions de foi pour là encore fonder et édifier un temple a la vérité et a la gloire de Dieu, car loin de nous éloigner de Dieu, la connaissance nous ramène a lui.

Nous pouvons dors et déjà conclure sur un point: contrairement a Descartes, Leibniz ne dissocie pas Religion et science, raison et foi. Selon lui, il est possible d'établir une connexion entre les vérités humaines et la foi puisque celle-ci gagne a contempler les desseins de Dieu par elle-même ainsi que ceux que la raison découvre dans la science par ses propres moyens. La raison humaine est l'occasion de monter vers la raison divine afin d'y contempler la vérité et l'harmonie de toute chose, d'autant plus qu'en vertu de l'univocité de l'être, Dieu et l'homme sont considérablement rapprochés dans leur être: les vérités nécessaires mettent l'homme en rapport avec l'entendement de Dieu, donc avec Dieu lui-même. L'univocité de l'être, notamment théorisée par Duns Scot, fait qu'il n'y a plus entre l'homme et Dieu qu'une différence entre le fini et l'infini : la différence réside des lors dans la perfection de l'être, Dieu étant l'être souverainement parfait alors que l'homme est limité originellement, et non dans une différence de nature, comme si il ne nous était pas permis de concevoir l'homme comme un petit Dieu, c'est-à-dire comme un être possédant entendement et volonté. Le rapprochement de l'entendement de l'homme a celui de Dieu nous permet de dire que grace a sa raison, l'homme peut aller vers Dieu. En effet, les assertions faites a son sujet ne pourront pas être dénuées de sens car Dieu et l'homme sont tous deux mu par le bien, infailliblement pour Dieu, selon les apparences (de bien) pour l'homme. De même les notions de <<justice >>, de <<choix>>

ne sont pas des chimères pour Dieu, la théologie de Leibniz nous révèle un Dieu proche de l'homme dans sa manière de raisonner, d'agir, voilà pourquoi il est permis a l'homme de s'avancer vers Dieu par quelque chemin sür oü la pensée aura pied.

- Cette remarque nous mène au troisième point de la citation de Brunner: il s'agit du rabaissement de la distinction entre nature et surnature. Brunner nous dit effectivement que l'intelligence, en s'appropriant le mystère (sans pour cela le nier), le rend en quelque sorte <<terrestre>> en le rabaissant a la sphère de la raison juste ce qu'il faut pour permettre de comprendre qu'il n'est pas contradictoire: la raison percoit comme naturel le mystère dans sa surnature. Les mystères sont donc comme <<naturalisés>> et mis en adéquation avec notre raison afin que celle-ci puisse les saisir sans en dire des choses insensées. Nous voyons encore ici la délicate relation qui semble osciller entre subordination et respect total de l'essence du mystère. Il faut cependant conclure que la raison bien pensante laisse le mystère tel qu'il est mais que son entreprise de défense nécessite qu'elle le saisisse par certains aspects qui ne sont ni contraires au mystère ni non plus réducteurs de son essence. Par la raison, nature et surnature sont donc rapprochées comme l'homme et Dieu le sont en vertu de l'univocité de l'être qui leur donne une <<commune nature>> (méme si celle-ci diffère en grandeur intensive) et de la commune <<soumission>> au principe de raison, de sorte qu'il est permis de dire que plus l'homme se rapproche de Dieu, plus le <<surnaturel>> lui devient <<naturel >>, et qu'à l'inverse, plus l'homme sombre dans l'abIme de l'ignorance, plus ce qui est <<naturel>> lui paraIt démesure, << surnaturel >>, hors d'ordre.

Le rapprochement entre le créé et l'incréé permet a Leibniz de faire de deux ordres distincts une seule et méme expression de l'harmonie universelle, l'intimité est telle que celui qui s'adonne aux réflexions, guidé par le seul principe de raison, et par la raison elle-méme, pourra sans aucun doute percer en compréhension le court des choses et prendre conscience de la continuité qui peut se trouver entre les différents points de vue que la foi et la raison représentent.

A.Vinet écrit a ce sujet: <<La gloire paraIt un sommet pour qui la voit du fond de l'abIme; la nature paraIt surnaturelle pour qui est au-dessous de la nature >>.1

1 A. Vinet, Philosophie religieuse, Lausanne, 1918

Autrement dit, tout est miracle et grace pour l'homme séparé de Dieu, tout est <<naturel>> a l'homme relevé.

Leibniz distingue donc la foi de la raison mais sans les opposer, il en fait deux moyens, deux sources de vérités valant chacune pour elle-méme mais étant donné l'importance que donne Leibniz a la raison, il faut voir chez elle une certaine tendance a vouloir compenser la foi qui n'exprime pas la vérité sur le méme mode que la raison. Cependant, cette tendance de la raison, lorsqu'elle est correctement pensée et correctement comprise chez celui qui se fait le défenseur de la foi et le conciliateur de la foi et de la raison, ne va pas a l'excès, c'est-à-dire jusqu'à pousser la défense a être un moyen de prouver l'indémontrable et d'asservir contre raison le domaine de la foi. Au final la conformité de la foi avec la raison est aussi une conformité de la raison avec la foi puisque la foi n'est pas contraire a la raison, ses objets sont accessibles a la raison (et méme fondés en partie sur elle) sous la forme d'une attitude protectrice et défensive contre une raison pleine de vaines prétentions et la raison bien pensante se conforme également a la foi en la préservant telle qu'elle est, en ne prétendant pas la réduire a l'exclusivité de la raison, en se faisant par conséquent son alliée plus que son adversaire, en se faisant chemin, voie vers Dieu.

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DEUXIEME PARTIE

L' <<optimisme>> déduit de l'idée de Dieu

On définit généralement l'optimisme comme une opinion d'après laquelle le monde est une uvre bonne malgré <<l'existence>> du mal en son sein; bonne, c'est-à-dire préférable au néant, et oü le bonheur a l'ascendance sur le malheur. Nous donnons ici la définition commune car originellement, l'<< optimisme>> ne correspond pas tout a fait a la définition que nous venons de donner. Même si Leibniz n'emploie pas le terme même d'<< optimisme>> pour désigner son système philosophique, le terme a historiquement été employé pour la première fois par des jésuites dans un compte rendu de la Théodicée de Leibniz, donc pour caractériser sa philosophie et plus particulièrement pour en exprimer son idée, si ce n'est principale, du moins son idée la plus connue et la plus, souvent a tort, banalisée: le monde actuel est le meilleur des mondes possibles qui puisse jamais exister comparaison faite avec les autres mondes tout aussi possibles a l'origine des temps, il est celui oü se réalise le maximum de bien possible (la définition est sensiblement différente a cause de l'introduction de la notion de << monde possible >>).

La définition classique de l'optimisme étant posée, il convient de se demander de quel droit il est permis de penser que notre monde est le meilleur, quel crédit accorder a une telle doctrine? Assurément, il faut des raisons pour affirmer une telle chose, d'autant plus que l'humanité expérimente sans cesse des maux aussi divers les uns que les autres. Si Leibniz parvient a nous fournir des raisons qui nous font penser que sa philosophie est un optimisme, d'oü les tire-t-il? Précisons que pour les rationalistes, connaItre, c'est connaItre par idée, l'expérience ne saurait être essentielle pour connaItre ce qui est. Leibniz se situe, en bon conciliateur, entre Locke, pour qui l'expérience est le ce sans quoi la pensée ne pourrait être, et Descartes qui fait de l'expérience un auxiliaire. Pour Leibniz l'expérience est nécessaire mais insuffisante, elle n'est que l'occasion de découvrir les vérités nécessaires et universelles que nous portons en nous de manière innée sans même le savoir, c'est-à-dire sans en être conscient. Leibniz nous montre sa position dans ce débat sur l'innéisme des idées et des principes de la pensée, par exemple, lorsqu'il se fait fort d'être l'inventeur du principe de raison: le principe de raison est comme les autres principes fondamentaux de la pensée, une sorte d'instinct intellectuel, de tendance opératoire qui guide nos réflexions sans même que l'on prenne conscience du principe lui-même, il est effectif a la pensée uniquement si l'on fait réflexion sur les opérations de l'esprit. Leibniz établit donc une sorte de virtualisme des vérités et principes logiques régissant le progrès de la pensée en matière de connaissance que l'expérience nous permet de découvrir mais qu'elle ne crée pas pour autant.

Pour en revenir aux raisons de l'optimisme, il nous faut affirmer que l'expérience toute seule ne saurait fournir de raisons suffisantes pouvant nous faire admettre l'effectivité de ce que la doctrine de l'optimisme énonce, a savoir la supériorité de notre monde sur les autres mondes possibles en matière de perfection, de bonté etc. En effet, l'expérience n'est source que de vérités contingentes, elle ne saisit que le particulier et son domaine se limite souvent a la sphère du paraItre, aussi ne peut elle nous donner accès aux autres mondes possibles, ce qui pourtant nous permettrait de faire des comparaisons. Par conséquent, dans le cas d'une justification des raisons de l'optimisme, l'expérience ne peut nous être d'une très grande utilité et ne peut certainement pas servir de principe explicatif. Cependant, dans l'hypothèse oü l'expérience serait capable d'étendre ses bornes aussi loin, au point d'avoir une vision de notre monde qui soit intégrale et détaillée de chacune des choses qui existent, on peut raisonnablement se demander si elle aurait tout de méme la capacité suffisante pour émettre un jugement sur l'univers qui soit complet? En effet, la perfection du monde ne saurait se résumer a la seule quantité de perfection qui s'y trouve, le monde est également un optimum au point de vue qualitatif et pas seulement quantitatif, notamment parce qu'il s'y méle des intentions, une finalité qui sont l'objet d'une conscience guidée par le bien et parce qu'il est aussi question des êtres qui vivent dans ce monde et de leur bonheur. Nous pouvons entrevoir ici un problème essentiel, celui de savoir si un entendement fini, tel que celui de l'homme est capable d'avoir une juste représentation de l'harmonie universelle qui se trouve dans l'univers, question qui trouvera sa réponse a un autre moment de notre étude.

Quel autre moyen avons-nous a notre disposition si l'expérience ne peut fournir les raisons de l'optimisme? Là encore, il faut faire appel au principe de raison et de manière générale aux principes de la pensée logique qui sont, pour Leibniz, sources des vérités nécessaires (le principe de contradiction, le principe d'identité et d'autres principes que Leibniz formule, grand inventeur de principes qu'il est).

Ces remarques introductives nous permettent déjà et nous invitent méme a donner l'une des caractéristiques principales de l'optimisme de Leibniz, a savoir le fait qu'il ne soit pas constatable empiriquement et uniquement d'après les relevés des sens mais plutôt le fruit d'une démonstration, objet de la raison, démonstration pouvant tout de méme être appuyée, mais comme après coup, par l'expérience, de la méme manière qu'une vérité ou qu'un principe logique est effectif de tout temps a la pensée mais qu'il arrive a la conscience a force de réflexion sur les opérations de l'esprit ou par une expérience venant corroborer ce qu'énonce un principe fondamental. La perfection du monde, idée stipulée dans la définition

classique de l'optimisme doit donc être démontrée par la raison, c'est-à-dire de manière a priori, il nous faut donc partir d'un principe, des raisons de cet optimisme et ensuite, de ce principe, aller au monde lui-même afin de le voir sous un angle différent (en ayant fait sien l'optimisme et ce qu'il stipule, tout en possédant les raisons de son affirmation) et de trouver en son sein des confirmations aux preuves a priori apportées. Ainsi l'expérience peut être dite trouver sa justification métaphysique après coup, c'est-à-dire, encore une fois, lorsque les raisons de l'optimisme ont été mises a jour par la pensée logique et métaphysique et que l'expérience se voit insérée dans un cadre explicatif plus grand et englobant ses données (décentralisation de l'expérience). Nous assistons ici a un aller-retour, le point de départ est un Principe suprême explicatif de l'ordre de l'univers et de son état optimal, Principe suprême supposé avec raison par la pensée car la raison de l'optimisme ne saurait être trouvée par des entendements finis au sein même de l'univers. L'introduction d'un Principe suprême résulte de la définition de l'optimisme établi plus haut qui nous dit que le monde est une << Wuvre >>, bonne de surcroIt, ce qui nous fait présumer que celui-ci doit être façonné par un être dont la puissance, la sagesse et la bonté sont infinies étant donné la tâche dont il s'agit ici: créer le meilleur des mondes possibles et y réaliser les maximum de bonheur pour les créatures qui en sont susceptibles et qui vivent en son sein. Par conséquent, l'optimisme doit être établi a priori a partir de Dieu. C'est d'autant plus vrai qu'en droit, la voie a priori est suffisante pour connaItre les choses parfaitement puisqu'elle répond a l'exigence du principe de raison et que tout ce qui est possède a priori sa raison d'être tel ou d'être autrement plutôt que de ne pas être du tout. En droit, l'optimisme est donc tout a fait justifiable même si en fait, cette manière de connaItre est impossible pour l'homme et qu'il faut en quelque sorte que la voie aposteriori prépare la voie déductive qui est la seule véritablement explicative et métaphysique. Pour l'homme toujours déjà encré dans le sensible, la seule manière de démontrer l'optimisme pris comme optimum du monde (il ne peut y avoir de monde meilleur que celui là) est d'accomplir par la pensée régressive un retour a Dieu et a son idée, et de là, suivant les mêmes principes qui l'ont conduit a Dieu, redescendre vers la création, toujours guidé par l'idée de Dieu et des principes qu'il possède et qui lui permettent d'acquérir des vérités, mais cette fois-ci avec une compréhension sans égale que la seule vue du sensible ne saurait lui apporter. Ici, Leibniz ne fait pas exception a la règle:

<<Comme dans toutes les grandes métaphysiques du 1 'le siècle, l'idée de Dieu joue chez Leibniz un role tout a fait central. La philosophie leibnizienne se développe suivant deux voies, qui se rejoignent précisément dans l'affirmation d'un Dieu, dont l'essence même est

d'exister. En vertu de cette nécessité d'existence, Dieu fonde toute réalité, le possible comme l'actuel. Dès lors, tout peut se déduire de lui, et tout ramène a lui l'esprit avide de comprendre la raison des choses. La voie a priori dérive les effets des causes, les conséquences des principes. Elle trouve donc son point de départ en Dieu, qui est le Principe suprême. La voie aposteriori remonte des effets aux causes, des conséquences aux principes. Elle trouve son achèvement dans l'affirmation de l'Etre divin. >>1

L'idée de Dieu est donc le point de départ pour nous qui souhaitons éclaircir l'<< optimisme>> de Leibniz et qui par là même sommes amenés a expliciter l'origine du monde, son pourquoi et son comment.

A - L'idée de Dieu

Avant de rentrer dans notre sujet principal, l'optimisme de Leibniz, nous nous devons d'expliciter quelque peu l'idée de Dieu en général et les particularités que Leibniz lui a apporté afin que notre futur propos en soit plus clair.

Ainsi, analyser l'idée de Dieu implique que nous établissions son existence, la nature de son essence et de ses attributs et enfin son action dans le monde. Définir ces trois réquisits, c'est déjà se situer dans le contexte bien précis d'un Dieu unique, créateur et providentiel, par conséquent, c'est se démarquer de conceptions qui, par exemple, font du divin une modalité d'être totalement désengagée dans la création du monde et qui, suivant cette idée, font de Dieu, ou des dieux, des êtres sans aucuns rapport ou presque avec le monde et les êtres animés qui l'habitent. C'est ainsi qu'Epicure voyait le divin, une <<race>> d'être désengagée, parfaitement heureux, indifférent au sort de l'humanité, il concevait l'idée même de création comme incompatible avec l'idée du divin, la nature bienheureuse des dieux leur interdisant tout efforts pénibles. Aristote pensait lui aussi que Dieu n'avait pas grand rapport avec le monde. En effet, le divin chez Aristote repose sur une <<théologie astrale>> d'essence scientifique et non religieuse, il ne faut donc pas confondre la doctrine aristotélicienne avec les cosmogonies religieuses qui expliquent la formation de l'univers et des astres. Chez Aristote, les astres sont des Dieux visibles en mouvement, ils nous donnent une image du principe supérieur invisible. Il existe un premier moteur, principe de tout mouvement dans l'univers qui n'est pas mu lui-même donc immobile, a savoir Dieu, dont la

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.7

<<tâche>> consiste a mouvoir les astres du monde supralunaire continuellement, c'est ainsi qu'il se communique a nous, par l'image d'un mouvement éternel. La particularité du Dieu aristotélicien est très bien définie par Pierre Aubenque dans ces quelques lignes:

<<Le dieu d'Aristote est un Dieu lointain, mais il n'est pas caché; c'est un Dieu a la fois présent et absent, séparé de nous, mais se donnant a nous en spectacle, et compensant son éloignement de notre monde par l'exemple toujours visible de sa splendeur. >>1

Ce n'est pas ici notre propos d'établir les différentes conceptions du divin au court des âges, remarquons simplement pour notre sujet que Leibniz s'inscrit dans l'optique religieuse d'un Dieu créateur, unique et providentiel, c'est-à-dire directement lié a sa création. Mais l'encrage de Leibniz dans le christianisme ne va pas de soi, car le Dieu de Leibniz est-il finalement le Dieu des chrétiens? Cette question est posée par Jalabert alors qu'il remet en cause l'orthodoxie de Leibniz d'après les thèmes métaphysiques de sa philosophie et leurs conséquences, notamment en ce qu'ils nous invitent a pencher en faveur du spinozisme qui on le sait est un panthéisme contraire a la Religion et a l'affirmation principale d'un Dieu transcendant. Au final, pour Jalabert le Dieu de Leibniz est effectivement celui des chrétiens car il s'agit d'un Dieu transcendant et personnel, c'est-à-dire proche de l'homme non seulement au sens oü, par sa providence, il prend grand soin de sa création, mais également au sens oü il est << comme >> un grand homme, assertions tout d'abord blasphématoire puisque Dieu ne saurait être réduit dans son être a n'être qu'un homme dont les perfections seraient poussées a l'infini mais qui, après réflexions, n'a quelque chose de choquant que pour celui qui pense mal l'essence de Dieu et en fait un Dieu dont la transcendance est synonyme de domination, de froideur et qui se représente la relation entre Dieu et l'homme davantage comme une relation entre Maître et servant, qu'une relation entre Père et fils (une des tâches de Leibniz est d'ailleurs d'atténuer la distance qui sépare Dieu de ses créatures en affirmant que la différence entre eux n'est qu'une différence entre le fini et l'infini, une différence de degré dans l'être et non une différence de nature, si bien qu'il contribue a la conception de l'univocité de l'être ici extrêmement étendue au point de rapprocher Dieu de notre entendement). En réalité, ce qui fait s'opposer Leibniz et l'orthodoxie catholique (et qui suscite la question posée par Jalabert), c'est l'idée selon laquelle Dieu se devait de créer le meilleur des mondes possibles. En effet, cette seule idée implique que Dieu est déterminé par

1 P. Aubenque, Le prob1ème de 1 'être chez Aristote, Paris, PUF, 1692, P.348

sa bonté dans son choix lorsqu'il crée le monde, ce qui est aller contre l'indéterminisme traditionnel. Pour Leibniz, nous y reviendrons, la volonté divine ne saurait être indifférente dans ce qu'elle se propose de créer, en affirmant cela, Leibniz prend position entre un nécessitarisme aveugle comme l'est la philosophie de Hobbes pour qui tout ce qui est représente le seul possible (par conséquent, Dieu n'a pas choisi, il a créé le seul monde possible) et un indéterminisme comme celui de Descartes pour qui entendement et volonté ne font qu'un chez Dieu et qui se représente donc la réflexion avant la création et la création comme un seul et unique moment ou plutôt comme le seul fait d'une volonté dont les décrets sont absolus alors que pour Leibniz, même si il est exclu de concevoir l'exercice de la volonté sur l'entendement (phase réflexive) lors de l'appel des possibles dans l'entendement et la détermination a créer le meilleur système de compossibles comme deux moments distincts dans le temps, en revanche il est possible de concevoir entre eux une priorité de nature, ce qui permet entre autre de montrer que la création n'est pas arbitraire mais qu'il y a bien examen des possibilités multiples, donc choix fondé en raison. Au final, pour Leibniz, même si Dieu n'obéit pas a un fatum, il agit selon la représentation du bien, du vrai, de la justice parce qu'il est lui-même vérité, bonté et justice, en effet, qui d'autre que lui pourrait être Raison et Bonté? Par conséquent, il est absurde de dire qu'en créant selon la représentation du bien, Dieu aliène son indépendance car il ne fait que créer selon ce qu'il est et ce que lui disent sa raison et sa bonté.

Le cadre de la discussion étant établi, nous pouvons aborder le premier point nécessaire a l'étude de l'idée de Dieu: l'existence de l'être absolument parfait.

1/ L'existence de Dieu

S'il est besoin de prouver l'existence de Dieu dans un système comme celui de Leibniz, cela tient au fait qu'il prétend proposer une théologie rationnelle oü, comme dans les Religions, Dieu a une place tout a fait centrale. En effet, comme nous l'avons dit, Dieu est le principe de toute chose, la raison première et dernière de toute chose suivant que l'on pense a priori ou bien a posteriori. La raison nous invite a démontrer l'existence du divin afin d'avoir un fondement solide et réel qui puisse garantir ses assertions en matière de théologie. Dieu n'est donc pas appréhendé avec le cWur ici mais avec la raison et Leibniz, comme ses prédécesseurs et contemporains dont la métaphysique est orientée théologiquement, ne souhaite en rien réduire le champ d'influence de la foi, au contraire son but est de rapprocher

les hommes de Dieu et de son culte, mieux de les y mener et de combattre aux côtés des croyants, en renforcant leur foi par des raisons. Par conséquent lorsque Heidegger écrit : <<un Dieu, qui doit au préalable se faire prouver son existence, ne serait en fin de compte qu'un Dieu fort peu divin, et (...) la preuve de son existence aboutirait tout au plus a un blaspheme. >>1, il ne souhaite pas signifier que Dieu peut se passer de démonstration puisqu'il est Dieu mais qu'une démonstration de son existence par la raison est une atteinte a la Religion et a la foi, c'est une atteinte a la toute puissance de Dieu et a sa transcendance, c'est un blaspheme en tant que Dieu semble mis au rang d'objet purement théorique alors que le cheminement vers Dieu devrait venir exclusivement du cWur, de la foi et de l'amour. C'est ici une polémique importante et Leibniz, peut être plus que quiconque, est dans la ligne de mire. En effet, on reproche au Dieu des philosophes d'être trop éloigné de celui des croyants, mais ce n'est ici rien d'autre, encore une fois, que la polémique sur l'opposition ou non de la foi avec la raison. Ce qui est reproché a la théologie rationnelle c'est sa tendance a faire de Dieu un objet d'argumentation rationnelle et par conséquent proposer une voie différente de celle de la croyance. Pour certains, Pascal entre autres, il n'est pas possible d'aimer ce qui est objet de démonstration, que serait en effet un amour dont les raisons nous sont données, autrement dit, donner a l'homme les raisons pour lesquelles il doit aimer Dieu, c'est nier l'amour véritable que porte le croyant a Dieu, c'est faire de l'amour quelque chose qui est du ressort de la raison et non du sentiment. Pour Pascal le Dieu des philosophes ne procure pas de joie et est étranger au sentiment. Nous ne reviendrons pas sur la position de Leibniz sur la polémique de la conformité de la foi avec la raison mais nous pouvons cependant indiquer que quelque soit la force de l'objection de Pascal, il nous faut affirmer que Leibniz n'entend en rien faire du Dieu des philosophes un Dieu différent de celui des Ecritures et de la Religion, bien au contraire, il a parfaitement conscience que la raison ne peut tout expliciter intégralement, preuve en est certains passages oü il réserve certaines vérités a la foi, aux <<yeux de la foi >>2, préservant ainsi une part de croyance même si celle-ci n'est pas sans raison. La théologie de Leibniz participe donc a la fois de la science et de la croyance. Il est effet, a la lecture des textes de Leibniz, impossible de penser que Leibniz puisse subir pleinement la difficulté soulignée par Pascal, il sera d'ailleurs a propos pour nous qui allons traiter de l'optimise de Leibniz, de montrer que cette part obscure, intouchable mais respectée par Leibniz qui concerne la foi pourra être prise pour un obstacle dans la

1 Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, P.286 2Leibniz, Causa Dei, §144

démonstration de l'optimisme, pour une limite même dans la volonté de prouver ce que l'optimisme stipule, mais nous y reviendrons.

Nous pouvons donc voir que plusieurs sortes de preuves de l'existence de Dieu ont été établies a travers l'histoire de la pensée: la célèbre preuve ontologique, nommée ainsi depuis la critique kantienne théorisée par St. Anselme, sous certains aspects reprise par Descartes, complétée par Leibniz, les preuves dites cosmologiques mais aussi la preuve par les vérités éternelles reprise par Leibniz a la suite de St Augustin et de Malebranche. Remarquons avant d'entrer dans le détail des différents types de preuves qu'il est d'ors et déjà possible de distinguer deux manières de prouver l'existence de Dieu, a savoir en partant de son idée et en étudiant sa nature, son essence ou en partant du monde, autrement dit du relatif, du contingent qui présuppose l'existence de l'Absolu.

Commencons par la preuve ontologique, preuve a priori. Elle est exposée par St. Anselme dans son Proslogion et possède une valeur fondatrice. En effet, elle réunit la foi et la raison et représente dans l'histoire de la pensée le cadre de toute réflexion philosophique sur Dieu chez de nombreux philosophes, notamment chez Bonaventure, Thomas d'Aquin, Descartes, Spinoza, Leibniz ou même chez Kant. L'argument ontologique de St. Anselme ne constitue pas a proprement parler une preuve de l'existence de Dieu, du moins ne se veut-il pas tel. Il s'agit davantage pour St. Anselme d'une réflexion sur ce qu'il est possible de savoir sur Dieu: existence, nature de la substance divine et dénombrement de ses principaux attributs. Il faut noter que cette <<preuve>> fait référence, touj ours chez le même auteur, a la grandeur de Dieu, plus qu'à son être même. En effet, Dieu est définit comme grandeur suprême et toute la déduction rationnelle a partir de lui repose sur cette notion, Dieu est <<quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand >>1. Or ce qui est tel ne pouvant être uniquement dans la pensée, Dieu existe réellement, c'est-à-dire hors de la pensée de celui qui se le représente. Pour St. Anselme, <<être en réalité>> est quelque chose de plus grand que d'<< être simplement dans la pensée >>, l'idée de l'être tel qu'il ne peut y en avoir de plus grand implique donc que celui-ci existe en dehors de la pensée car un être qui existe réellement mais qui pourrait ne pas exister est moins grand qu'un être qui existe parce qu'il ne peut pas ne pas exister. Si l'être le plus grand qui soit possible ne possédait pas une existence nécessaire, alors il ne serait pas en conformité avec sa définition. Précisons, en

1 Anselme de Cantorbery, Proslogion, Paris, GF, 1997

guise de commentaire, que dans le Proslogion, St. Anselme entend mettre la foi en accord avec la raison, la foi étant pour lui ce qui nous éclaire sur les grandes vérités philosophiques et théologiques et l'occasion pour la lumière naturelle de nous faire saisir la relation qui se joue entre l'essence divine et son existence. Cependant, dans un autre texte, le Monologion, St. Anselme présente ses arguments en faveur de l'existence de l'être le plus parfait sans avoir recours aux Ecritures, il établit l'existence de Dieu avec l'aide de la seule raison, en un acte relevant de la seule intelligence nous révélant ainsi que la foi n'est pas la seule puissance a pouvoir nous démontrer l'effectivité de l'être tel qu'il ne peut y en avoir de plus grand. Quoi qu'il en soit, peu importe la voie empruntée, foi ou raison, elles font toutes les deux font référence a l'idée d'un Dieu dont l'existence est une suite de son essence. Face a l'objection classique selon laquelle cette preuve n'établit en rien l'existence de Dieu hors de notre pensée, Descartes répondra, puisqu'il reprend la preuve ontologique a sa manière, que si notre pensée n'impose en effet aucune nécessité aux choses, elle exprime, lorsqu'elle est pensée vraie, la nécessité des choses. Jalabert écrit a ce sujet:

<<Sans avoir l'intuition de l'essence divine, sans apercevoir dans cette intuition l'aséité de Dieu, notre pensée éclairée par la vérité, c'est-à-dire par Dieu, concoit par une idée la souveraine perfection et comprend qu'à cette nature parfaite une existence réelle actuelle appartient nécessairement. >>1

Cependant, chez Descartes la preuve ontologique n'est pas similaire a celle de St. Anselme. L'apparition de l'idée innée de Dieu n'est plus le fait d'une illumination par la substance infinie, c'est la lumière naturelle chez Descartes qui, même si elle est d'origine divine, est seule responsable de l'acte d'intellection qui, guidé par l'attention et la méthode du doute, fait se dévoiler l'idée de Dieu, mise dans notre âme par Dieu lui-même lors de la création. Le maître mot de Descartes dans ces matières est <<intuition>> et avec lui cette intuition devient humaine et non pas uniquement le privilège de l'être tout puissant. Plus particulièrement, la preuve ontologique cartésienne part de l'idée de Dieu mais n'en cherche pas la cause comme c'est le cas pour les deux autres preuves que Descartes apporte. En effet, la preuve de l 'existence de Dieu par l 'idée du parfait énonce ceci : nous avons en nous plusieurs idées, la question qui se pose lorsqu'on applique la méthode cartésienne, le doute méthodique, consiste alors a se demander si a chacune des ces idées il faut y faire nécessairement

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.72

correspondre un objet qui soit extérieur a notre pensée. La réponse de Descartes est la suivante: il n'y a qu'une seule idée qui nous oblige a le faire, l'idée d'un être parfait, l'idée de Dieu. La démonstration s'effectue de la manière suivante: toute idée doit avoir une cause et cette cause doit avoir au moins autant de réalité que ce qu'exprime l'idée même, par conséquent, pour l'idée de Dieu, nous ne pouvons en être nous-mêmes la cause car comment un être imparfait pourrait il trouver en lui assez de réalité, assez de force pour former l'idée de perfection infinie? Il faut donc que cette idée ait été mise par Dieu en notre âme dès l'origine, ce qui est prouver l'existence de Dieu hors de notre pensée. La même <<méthode>> est utilisée pour la preuve de l 'existence de Dieu par la contingence du moi, c'est-à-dire qu'ici encore il faut rechercher la cause de l'idée de Dieu en nous qui se trouve être le fait que la création toute entière (et tout ce qui y est contenu) ne possède pas en elle-même sa raison d'être et qu'elle est donc causée par une cause extérieure et transcendante qui est, elle, causa sui.

La preuve ontologique chez Descartes part donc de l'idée de Dieu mais n'en cherche pas la cause, au contraire, il s'agit d'en développer les implications: dans l'idée de l'être souverainement parfait se trouve enveloppée l'idée de son existence car l'existence étant une perfection et la non-existence une imperfection, on doit conclure que Dieu, l'être possédant toutes les perfections, existe nécessairement.

Avant de voir la position de Leibniz sur la preuve ontologique, remarquons que Malebranche s'oppose a Descartes. Selon lui l'homme ne saurait avoir l'idée de l'infini en lui car son entendement étant fini, il ne peut posséder en lui une modalité infinie. Cette thèse de Malebranche tient a la particularité de sa doctrine de la vision en Dieu. En effet selon cette doctrine la créature n'est pas a elle-même sa propre lumière, quand la créature pense, elle pense par les idées de Dieu et voit toutes choses en Dieu, par conséquent lorsqu'elle pense a Dieu, elle voit Dieu même si elle n'en saisit pas toute l'essence. Dieu est donc l'objet immédiat interne de la créature lorsque celle-ci le concoit en pensée. Précisons quelque peu la pensée de Malebranche: Si celui-ci en vient a théoriser une telle doctrine cela tient a plusieurs raisons dont la première se trouve être que les créatures, lorsqu'elles apercoivent un objet extérieur, ne l'apercoivent pas par lui-même mais par l'intermédiaire d'une idée correspondante ; la seconde raison étant que Malebranche refuse tout autre mode de représentation des choses extérieures que celui qui consiste a faire dépendre totalement l'intellection et la sensation de Dieu. Dans La recherche de la vérité, Malebranche nous expose les diverses manières qu'il est possible de concevoir lorsqu'il s'agit de se représenter

les choses extérieures, il nous donne six possibilités et pour chacune d'elles pose la question de l'origine des idées, par exemple est ce que les idées sont produites par notre âme ou bien sont elles produites en même temps que notre âme lors de la création. Malebranche s'attache a déconstruire les unes après les autres les diverses conceptions pour finir par nous révéler sa propre penser dans la sixième hypothèse: nous voyons les choses en Dieu. Exposer sommairement ici ces divers moyens ainsi que leur critique nous aidera a comprendre un peu mieux le propos de Malebranche1:

- Il n'est pas possible pour Malebranche que les idées viennent des corps car selon lui il n'est pas concevable, contre les péripatéticiens, que des corps envoient des <<espèces qui leur ressemblent>> sans par la même devenir moindre.

- Il n'est pas possible que l'âme produise d'elle-même les idées des choses auxquelles elle pense. Cette opinion résulte de l'idée selon laquelle l'âme est faite a l'image de Dieu et donc aurait la capacité de produire et d'anéantir les idées des choses (autrement dit les susciter par elle-même). Penser cela, selon Malebranche c'est dire que l'âme est capable de créer des êtres plus nobles et plus parfaits que le monde créé par Dieu (il fait des idées des êtres réels, plus nobles que les corps). C'est en fin de compte quelque chose d'illusoire de penser cela et il en est ainsi parce que les hommes, voyant qu'ils ont a l'esprit les idées des choses quand ils le veulent, s'imaginent que ces idées sont présentes selon leur bon vouloir, que leur volonté est la cause de leurs apparitions dans l'esprit.

- Il n'est pas vrai non plus que Dieu ait produit les idées en même temps que notre âme. Malebranche s'oppose ici a la théorie des idées innées. Cet argument n'est pas vraisemblable car il existe un autre moyen, beaucoup plus simple, pour expliquer comment l'âme voit les choses. La création des âmes avec toutes ses idées va contre la simplicité des voies de même qu'il n'est pas possible que Dieu produise les idées a chaque fois que nous pensons a un objet.

- Il n'est pas possible que l'âme voit l'essence et l'existence des objets uniquement en considérant ses propres perfections, c'est une chose réservée a Dieu seul. L'âme ne peut pas se représenter d'elle-même les choses, ce serait faire d'elle un monde intelligible bien plus noble que ce qu'elle est capable de concevoir, ce serait la mettre au-dessus de la création du monde et concevoir que l'âme n'a besoin que d'elle-même pour voir et connaItre les choses. Ce n'est donc ni en soi ni par soi que l'âme peut voir les choses, elle est dépendante d'une autre puissance.

1 Malebranche, La recherche de la vérité, Paris, Vrin, 1946, T.3, II

- En réalité l'âme voit toutes choses en Dieu. Celui-ci est en effet uni a chacune des âmes, il est directement présent a elles et représente en quelque sorte le <<lieu>> des esprits. Si Dieu a procédé ainsi a l'origine au lieu de créer une infinité d'idées dans chacune des âmes c'est essentiellement parce que Dieu s'est proposé de créer le monde en utilisant les voies les plus simples tout en se proposant de grandes choses (c'est ainsi qu'avec la seule <<étendue>> Dieu produit tout ce que nous pouvons <<voir>> dans la nature), Dieu est en effet plus parfait s'il crée des grandes choses par des voies simples que s'il crée de grandes choses par des voies multiples et compliquées.

Dieu ayant en lui les idées de toutes les choses qui sont créées, la spécificité de cette doctrine est donc que nous connaissons en Dieu et sentons par Dieu (nous voyons en Dieu mais nous n'avons pas en Dieu les sentiments, c'est Dieu qui agit sur nous dans ce cas précis), les sensations que nous avons sont le résultat ou l'effet des idées que Dieu imprime dans notre âme. Qu'en conclure sinon que l'origine de toutes nos idées est entièrement divine et soumise intégralement au bon vouloir de Dieu. Cette philosophie s'oppose donc a la fois aux empiristes pour qui les idées ont une origine extérieure, l'expérience et aux innéistes comme Descartes pour qui les idées sont en nous et nous invite a conclure que le monde matériel ne nous affecte pas, que nous ne pouvons même pas en démontrer l'existence car toutes les impressions que nous pouvons en avoir sont en réalité le résultat de l'action de Dieu sur nous qui imprime directement sur notre âme les sensations correspondantes liées au corps (Dieu joint la sensation a l'idée lorsque les objets sont présents), lui-même matériel et par conséquent tout aussi indémontrable puisqu'il ne saurait y avoir de lien entre notre âme qui est immatérielle et les choses matérielles.

Au final, chez Malebranche la connaissance rationnelle, mais aussi la connaissance sensible ont leur fondement en Dieu, il n'y a plus d'argument servant a démontrer l'existence de Dieu, plus de déduction a partir d'une idée innée, l'existence de Dieu est une évidence due a la théorie de la vision en Dieu et a l'appréhension de l'infini de manière directe.

Quelle est la position de Leibniz en ce qui concerne la preuve ontologique de l'existence de Dieu? Dans nombre de texte, Leibniz fait des reproches a Descartes sur l'insuffisance de sa formulation de l'argument mais également a Malebranche, surtout sur le fait qu'il fait intervenir sans cesse Dieu dans la création pour produire les idées correspondantes aux objets présents aux créatures, selon lui Malebranche aurait mal compris l'exigence de la simplicité des voies dans la création et Leibniz trouve son hypothèse de l'harmonie préétablie plus

digne de Dieu que celle des causes occasionnelles théorisée par Malebranche. Mais pour ce qui est de Descartes, Leibniz pense que l'argument ontologique est de manière générale imparfaitement établi, il convient donc de le compléter a la lumière des principes de la logique. Le reproche que fait Leibniz a Descartes dépend de sa conception de l'<< intuition >>, plus explicitement, Leibniz lui reproche de penser qu'il suffit de comprendre ce dont on parle pour avoir l'idée de la chose en question. En ce qui concerne Dieu, Descartes se fie a la prétendue évidence d'une intuition pour ensuite en déterminer l'essence. La théorie de la connaissance de Leibniz s'oppose a celle de Descartes en ce que pour Leibniz, il y a idée d'une chose lorsque ce qu'elle implique n'est pas contradictoire, c'est-à-dire lorsque ce qu'elle désigne est logiquement possible ou ne manifeste aucune absurdité. Or, la possibilité de l'idée d'un être parfait n'a pas été démontrée par Descartes selon Leibniz. Leibniz rejette le recours de Descartes a l'intuition, il lui demande de démontrer l'accord de la pensée avec l'être. Etablir qu'à notre notion d'être parfait, un possible correspond, c'est voir si ce concept n'enveloppe aucune contradiction. Prenons un exemple: l'idée du nombre le plus grand de tous ou de la figure la plus grande parmi toutes les figures. Plusieurs seraient d'avis que nous possédons l'idée du nombre des nombres car nous comprenons effectivement ce dont il s'agit, cependant, pour Leibniz nous n'avons pas une telle idée car elle implique contradiction: a une grandeur possible, il est toujours possible d'en rajouter une autre qui la fasse devenir supérieure a la première. Si l'idée du plus grand des nombres est contradictoire, il y a lieu de douter selon Leibniz si l'idée du plus grand de tous les êtres n'est pas elle-même sujette a contradiction:

<<De même quoique je sache ce que c'est que l'être et ce que c'est que le plus parfait, néanmoins je ne sais pas encore pour cela s'il n'y a une contradiction cachée a joindre tout cela ensemble (...). >>1

Malgré le fait que l'on sache parfaitement ce que c'est que l'être et ce qu'on entend par le plus parfait, on ne sait pas si l'union des deux peut former une idée qui soit possible au sens leibnizien, qui soit sans contradiction et qui par là même nous révèle la possibilité d'un tel être.

Leibniz inverse donc le rapport de force, c'est de la possibilité désormais que l'on peut déduire la clarté et la distinction, la possibilité << s'établit par l'analyse complète des notions;

1 Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes, <<Lettre a Elisabeth de 1678 >>, Paris, GF, 2001, P.156

si, décomposée en ses éléments simples, la notion ne laisse apparaItre aucune contradiction, on en conclut qu'elle est possible. Ainsi la possibilité s'établit d'une manière négative, par la constatation d'une non-contradiction, d'une <<non-impossibilité. >> >> 1 C'est donc l'impossibilité qui est en réalité démontrable. Dans l'article <<Que l'être tout parfait existe >>2, Leibniz nous expose les deux conditions pour qu'un tel être soit possible: l'idée de perfection ne doit pas être contradictoire, il doit donc exister des qualités susceptibles d'un suprême degré et toutes les perfections doivent être compatibles. Selon Leibniz et sa <<caractéristique universelle>> les perfections sont compatibles et peuvent par conséquent appartenir a un seul et même être, ce qui rend possible l'idée d'un être parfait.

Cependant, la possibilité de l'être tout parfait étant établie, il faut encore prouver son existence. Comme la simple évidence de son existence ne saurait suffire, il faut donc se demander si l'existence figure aux nombres des perfections et si oui, alors Dieu, l'être possédant toutes les perfections, existera. C'est ici un moment décisif, particulièrement important pour la compréhension de la spécificité du système leibnizien, notamment dans ce qu'il nous introduit directement dans une polémique sur la notion d'<< existence >>. Or, il est curieux au premier abord de voir que Leibniz ne définit pas la notion d'existence, mieux, il la dit indéfinissable pour la simple et bonne raison qu'elle est pour lui une notion simple et que la définir reviendrait a en compliquer la compréhension. Mais comment Leibniz peut il dès lors nous montrer que Dieu existe s'il ne nous dit pas auparavant ce que c'est que l'existence? Il nous le montre en introduisant une des idées chères a son système: la prétention de l'essence a l'existence proportionnellement a son degré de perfection. Nous étudierons plus tard et plus en détail le mécanisme qui s'exerce dans le passage de l'essence a l'existence, ici concentrons nous sur le fait que, pour établir que l'existence est une perfection, Leibniz fait appel au principe de proportionnalité entre l'essence et la prétention a exister. Nous pouvons remarquer que Leibniz n'énonce pas ce principe pour l'appliquer uniquement a l'essence divine, cette prétention concerne au contraire toutes les essences, donc y compris celles qui se trouvent dans l'entendement divin, il explique d'ailleurs pourquoi certaines essences parviennent a l'existence et d'autres non. C'est ici encore une formidable manWuvre pour rapprocher le créateur et le créé, le nécessaire et le contingent, l'infini et le fini. L'essence divine enveloppe donc une exigence d'existence et cette exigence est d'ailleurs première et la plus a même de faire exister son sujet puisque Dieu est l'être

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960 2Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes, Paris, GF, 2001, P.95

infiniment parfait et qu'une essence prétend d'autant plus a l'existence qu'elle possède de perfection. Il faut même dire qu'en Dieu, exigence d'existence et existence en viennent même a se confondre puisque rien ne peut empêcher Dieu d'exister. En Dieu, l'essence et l'existence actuelle son une seule et même chose alors que pour les possibles contingents, présents dans son entendement, l'essence peut être dite identique a l'existence virtuelle puisqu'une essence peut venir a l'existence si Dieu la choisit (les essences ne sont donc pas des purs riens, puisqu'elles ont une modalité d'être dans l'entendement de Dieu). Jalabert reproduit l'argumentation de Leibniz pour montrer que l'exigence de l'essence se confond avec son existence de la manière suivante:

<<Si l'existence était autre chose que l'exigence de l'essence, elle viendrait en quelque sorte s'ajouter a l'essence de la chose, dès que cette chose s'actualise. Dans ce cas, l'existence aurait elle-même une essence, qui lui serait propre et qui complèterait l'essence de la chose qui existe. Il faudrait se poser, a propos de l'essence de l'existence, la même question que pour les autres essences, et se demander si elle existe et pourquoi elle existe plutôt qu'une autre. >>1

Ce raisonnement nous invite a préciser davantage la pensée de Leibniz notamment en la mettant en parallèle avec la critique kantienne sur le caractère non-analytique de l'existence. Nous disions donc que la raison de l'actualisation de l'essence était sa prétention même a exister suivant son degré de perfection, or Kant n'admet pas le caractère analytique de l'existence, pour lui, l'affirmation d'existence est synthétique c'est-à-dire qu'elle est un donné issu de l'expérience, de la sensibilité; sans intuitions les concepts sont vides, or c'est précisément ce qui se passe avec l'affirmation de l'existence de Dieu. Kant refuse donc le passage de la simple possibilité logique a la possibilité d'exister commune il refuse tout autant de déduire l'existence de l'essence. Cependant, qu'il nous soit permis de dire que Leibniz se situe a un autre niveau car pour lui l'existence est un prédicat de l'essence. Par conséquent, qu'elle soit virtuelle (pour les possibles contingents dans l'entendement divin) ou actuelle, l'existence est contenue analytiquement dans l'essence et cette inhérence est d'ailleurs prise comme raison de l'existence des choses. L'exigence infinie de l'essence divine explique dans un premier temps l'existence de Dieu puisque Dieu existe nécessairement en vertu de son essence qui possède une exigence d'être infinie. Par suite,

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.89

l'exigence de toute essence fait que toutes prétendent a l'existence et contiennent en ellesmêmes la raison de leur existence possible: leur tension vers l'être. A cela, nous le verrons, s'ajoute le choix divin des possibles, mais nous pouvons d'ors et déjà voir que les essences ne sont pas passives dans l'entendement divin mais au contraire dynamiques et que par conséquent Dieu ne saurait faire abstraction de leurs revendications et choisir arbitrairement, sans examen, le système de compossibles qui parviendra a l'existence en acte. Au final, avec sa théorie de l'exigence d'existence des possibles, Leibniz veut nous faire comprendre la raison de l'existence nécessaire de Dieu, même si son aséité nous reste cachée.

Ce qui vient d'être dit sur la démonstration de l'existence de Dieu a été le fruit d'une déduction a priori a partir de son idée, nous sommes donc partis de l'idée de Dieu et avons établi que son existence était une suite logique de son essence. Il est temps d'aborder une seconde catégorie de preuve, de passer a ce qu'on appel une argumentation cosmologique de l'existence de Dieu. Ici, les preuves procéderont a partir de la considération des choses créées. Selon Leibniz cette seconde sorte de preuve est plus naturelle pour l'homme et a sa manière de raisonner. En effet, l'attention de l'homme est davantage portée sur le sensible, par conséquent le fait de partir du sensible pour remonter a l'inconditionné représente une démarche moins complexe pour l'homme commun qui n'est pas habitué a raisonner de manière a priori (c'est d'ailleurs un souci constant chez Leibniz de s'adresser a ses interlocuteurs en prenant en considération leur capacité a raisonner de manière a priori ou non, préférant la voie a posteriori si ceux-ci ne sont pas d'habiles penseurs comme Arnaud peut l'être lorsqu'il s'adresse a lui dans le Discours de metaphysique). La preuve primitive de l'existence de Dieu est donc cosmologique, elle a en effet la force d'être a portée de tous et ne nécessite pas a proprement parler de démonstrations rigoureuses comme pour la preuve ontologique, elle se contente d'une réflexion a partir du monde physique. De manière générale, la preuve cosmologique nous fait prendre conscience de la nécessité de supposer un être nécessaire étant donné le caractère contingent du monde physique. Cette preuve est en quelque sorte première a l'entendement humain et nous invite a la découverte de la preuve ontologique. Même si l'établissement des diverses preuves cosmologiques de l'existence de Dieu ne rentre pas tout a fait dans notre discussion sur l'idée de Dieu (bien qu'elle y conduise), il convient cependant d'en dire quelques mots.

Ici encore, c'est le principe de raison qui fonde la preuve cosmologique, elle prend une premiere forme a travers la preuve de l'existence de Dieu par l'exigence d'un premier

moteur. De la méme manière que St. Thomas le fait dans sa Somme contre les gentils1, Leibniz, dans le <<De arte combinatoria>> de 1666 s'appuie sur le principe aristotélicien selon lequel tout ce qui est mu est mu par autre chose. Ainsi, de deux choses l'une, ou bien ce qui meut est mobile ou bien immobile, s'il est immobile, alors il faut poser l'effectivité d'un moteur qui ne soit pas en mouvement et qu'Aristote nomme Dieu; si le moteur est lui aussi en mouvement, alors il faut remonter a l'infini la chaIne des moteurs, mais ne pouvant remonter cette chaIne a l'infini, il faut poser un premier moteur immobile.

Quelle utilité peut avoir une telle preuve dans le système leibnizien? Nous avons déjà dit qu'elle est un bon moyen pour le vulgaire d'accéder a une vérité essentielle sans pour cela supposer chez lui une quelconque spécialisation dans les matières logiques et métaphysiques, mais nous pouvons également dire que la preuve par le mouvement est un argument qui permet a Leibniz de combattre ceux qui pensent que l'explication mécaniste du monde est suffisante par elle-méme. Ici, Leibniz se fait le conciliateur de la science et de la religion. Si certains disent que la science éloigne de Dieu, c'est uniquement parce qu'ils ne poussent pas assez loin leurs réflexions et ne se rendent pas compte que le mécanisme méme suppose le finalisme. Leibniz pense donc qu'<< un peu de science éloigne de Dieu, mais que beaucoup y ramène>> et que ce qui éloigne de Dieu, c'est la physique nouvelle, celle de Descartes notamment, qui rejette les causes finales et qui explique tous les phénomènes par des lois mécaniques. Jalabert écrit a ce sujet:

<<Le mécanisme se passe en effet du recours a Dieu dans le détail de son analyse des phénomènes ; mais le vrai savant ne s'arrête pas là, il veut fonder en raison le mécanisme luiméme, et c'est dans la recherche de la raison ultime des phénomènes qu'il rencontre Dieu. >>2

Le danger du mécanisme est qu'il conduise a l'athéisme, or cela Descartes est loin de le vouloir. Cependant, il concoit le mécanisme comme auto suffisant parce que pour lui le finalisme, la finalité de Dieu est impénétrable pour l'homme. La particularité de Descartes est qu'il érige le mécanisme en ontologie après avoir opéré une scission entre la pensée et la matière, dès lors, l'unique <<fonction>> de Dieu et donc de la métaphysique est de fournir l'explication de l'origine de l'étendue et du mouvement. Face a cela, Leibniz pense que le mécanisme ne peut être auto suffisant, la physique appelle une métaphysique selon l'exigence méme du principe de raison car la sphère des causes efficientes n'est qu'une

1 St. Thomas d'Aquin, Sommes contre les gentils, I, 13, Paris, GF, 1999, P.165 et suivantes

2 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P9

sphère régissant les apparences et déjà dans cette sphère, de l'intelligible (puisque la matière n'est pas uniquement matérielle mais également spirituelle), et du finalisme se manifestent a celui qui possède l'Wil du savant. Jalabert conclut sur ce point:

<<Leibniz ne se contente pas de recourir a la métaphysique et a Dieu pour en fonder la vérité; il s'y réfère pour compléter l'explication du physicien et pour accéder a une vision plus réelle et plus profonde des choses. >>~

Une seconde preuve de type cosmologique, déjà en partie exposée avec Descartes plus haut, se trouve être la preuve par la contingence, elle énonce ceci: la matière mais aussi les substances ainsi que leurs états respectifs sont contingents, c'est-à-dire que tous n'ont pas la raison de leur existence en eux-mêmes. La contingence est aussi affirmée par Leibniz au sens précis et propre qu'il en donne, c'est-à-dire au sens oü la non-existence de la matière, des substances, de leurs états, est tout a fait concevable, autrement dit possible ou non contradictoire. En effet, toutes les choses qui n'ont pas leur existence enveloppée dans leur essence sont contingentes. Par conséquent, seul Dieu est nécessaire, toute autre essence étant soumise au calcul divin et a son choix dans la détermination du meilleur des mondes possibles.

Cet argument a lui aussi le mérite de nous élever par la réflexion jusqu'à l'origine radicale de toute chose en ce qu'il thématise un monde n'ayant pas sa raison d'exister en lui-même et nous invite donc a poser que la raison du monde est extérieure au monde lui-même, c'est-à-- dire dans un être transcendant.

Leibniz donne en réalité plusieurs moyens de prouver la contingence du monde, il fait une liaison comme nous venons de le voir entre le caractère fini de l'univers et des choses dont il est composé et le caractère contingent de l'existence mais il donne une seconde manière et cette fois-ci pose un lien entre la contingence et le choix, celui de Dieu lorsqu'il crée le monde. Dieu étant l'intelligence par excellence, il a dans son entendement une infinité de possibles qui peuvent potentiellement former des mondes possibles eux mêmes légions. La contingence du monde suppose le choix entre plusieurs possibilités et une intelligence infinie qui puisse aller a tous le possibles, par conséquent une volonté qui crée en connaissance de cause et dont la puissance n'est pas empêchée.

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960

Qu'il nous soit permis de faire ici une comparaison avec St. Thomas qui apportera un peu plus de lumière sur la notion de contingence chez Leibniz. Pour St. Thomas, la contingence repose sur l'expérience du devenir, sur la possibilité d'être et de n'être plus dans le temps, par conséquent, est contingent ce qui peut périr et nécessaire ce qui est éternel. Avec Leibniz, la contingence par excellence, n'a rien a voir avec le temps, bien plus, elle est affaire de logique et repose sur le principe de contradiction: une chose est dite contingente lorsque la pensée de son non-être n'implique pas de contradiction dans la pensée (par exemple il est contingent d'être en train d'écrire cette phrase parce que l'on peut tout a fait penser qu'elle aurait pu ne pas être écrite), sinon elle est nécessaire (il est nécessaire que deux et deux fassent quatre et non cinq).

Pour terminer sur les preuves de l'existence de Dieu, abordons la preuve par lafinalite, plus ou moins similaire a la preuve par la contingence, que Leibniz reprend avec sa théorie de l'harmonie préétablie. Ce qu'elle a de similaire avec la preuve par la contingence, c'est le fait qu'elle énonce également que le mécanisme de la sphere des causes efficientes ne possède pas sa raison d'être et soit par conséquent dépendant d'une autre sphere qui l'englobe et la dirige, celle des causes finales comme nous l'avons dit. L'harmonie préétablie fait état de plusieurs choses, elle montre que les substances sont plus ou moins guidées vers le bien lorsqu'elles agissent même si elles sont souvent abusées par les passions et le manque de réflexion; elle énonce également que le règne des causes finales s'accorde avec celui des efficientes, preuve en est ce que l'on vient de dire sur la tendance vers le bien mais également parce que l'ordre des causes finales est lui-même subordonné a la dynamique des possibles dans l'entendement divin (lesquels manifestent une tendance et forment un dessein, une réalisation). Enfin, le fait même que pour Leibniz et selon sa théorie de la substance, il n'y ait pas d'interaction entre les substances et entre les substances et leur corps nous montre que le mécanisme de l'action et de la passion se situe a une autre échelle, a savoir au niveau des raisons que Dieu a de faire agir cette substance et pâtir celle-ci, au niveau même des essences qui dans les idées de Dieu <<demande avec raison que Dieu en réglant les autres des le commencement des choses, ait égard a elle >>. 1 De plus, la force de cette preuve réside assurément en ce qu'elle nous fait supposer un être infiniment parfait ayant le pouvoir, la sagesse et la bonté nécessaire pour créer, faire se tenir et se réaliser l'harmonie universelle.

Jalabert écrit au sujet de la proximité entre la preuve par la contingence et celle par l'harmonie préétablie:

1 Leibniz, Monadologie, §51, Paris, Delagrave, 1998

<<La preuve par l'harmonie préétablie ne met pas l'accent sur l'existence des choses, mais sur leur ordre: elle fait a son tour appel a l'intelligence et a la volonté d'un être premier et absolu. Dans les deux cas le choix ne peut être qu'un choix infiniment sage. Les deux arguments ne diffèrent guère que par leur point de départ dans l'expérience: la contingence de l'existence et l'ordre. >>1

Terminons avec la preuve a priori par les vérités éternelles, présente dans toute la tradition chrétienne, notamment chez Augustin et Malebranche. Leibniz reprend cette preuve dite du <<Dieu-Vérité>> et fait de Dieu le garant de la vérité. En quel sens? Leibniz s'oppose ici a Descartes sur un point capital : pour Descartes les vérités éternelles sont des créatures, c'esta-dire qu'elles sont créées par Dieu. A la différence du Dieu de Leibniz, le Dieu de Descartes ne possède pas d'entendement, lieu des essences, tout dépend de sa volonté. Pour Leibniz, les vérités éternelles dépendent de Dieu parce qu'elles se trouvent dans son entendement, elles font parties de Dieu, de son essence, de sa possibilité. Sans Dieu, il n'y a plus rien de possible, plus de vérités puisque les vérités sont en Dieu, mais celles-ci conservent leur modalité d'être dans le sens oü elles sont incréées et qu'elles ont donc une existence quasiindépendante du vouloir de Dieu, elles ont la même origine que Dieu, l'éternité, leur raison d'être est Dieu lui-même tandis qu'avec Descartes, les vérités éternelles n'ont pas de modalité d'être ni non plus de raison d'être. Au sein du monde, la créature intelligente s'apercoit également qu'il existe des vérités nécessaires et en vient a se demander leur origine étant donné la contingence du monde dans lequel elle se trouve, il parvient sans peine a s'élever jusqu'au fondement du monde et en infère que tout, même la vérité, trouve sa raison en Dieu.

La place de cette preuve peut être dans les deux catégories de preuves relevées : a priori (de l'idée de Dieu a ses conséquences) ou a posteriori (a partir du monde). En effet, elle est considérée comme une preuve a priori étant donné la nature de la théorie de la vérité (les vérités ont leur fondement dans l'entendement divin) mais elle peut aussi être classée parmi les preuves cosmologiques étant donné que la preuve par les vérités éternelles constate l'effectivité d'un monde contingent et de choses contingentes mais qui ont pour autant une essence qui leur correspond dans l'entendement de Dieu, essence éternelle et nécessaire, et infère l'existence d'un être fondateur de ces vérités, Dieu.

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.117

2/ L'aséité divine : l'unité de Dieu, ses attributs

Quelle représentation Leibniz se fait-il de l'aséité divine? Nous avons vu avec la preuve ontologique qu'à l'essence de Dieu il appartient d'exister, cependant, il convient de préciser la position de Leibniz dans la conception de l'aséité puisqu'on distingue généralement deux conceptions de l'aséité : l'aséité <<positive>> et l'aséité <<négative >>. Les partisans de l'aséité positive disent de Dieu qu'il est <<causa sui >>, c'est-à-dire qu'il semble s'engendrer luimême. Le principe de son essence étant son existence même, il est permis de dire que l'essence a une priorité de nature sur l'existence. Ceux qui défendent une aséité négative pensent que Dieu n'a pas de cause, qu'il n'a tout simplement pas affaire avec ce que les créatures appellent <<relation causale >>. C'est ainsi que St. Thomas rejette l'aséité positive et se range donc au côté de l'aséité négative en affirmant que la simplicité de Dieu doit nous obliger a ne pas faire de distinctions en lui comme celle qui est faite entre son essence et son existence; de plus Dieu ne saurait avoir de cause ni même être cause de soi car être causé, c'est participer a l'être de la cause, or Dieu est l'Etre par excellence, il n'a donc pas de cause, il est inengendré (on ne peut même pas dire que son essence est la cause de son existence). Si Leibniz semble parfois se ranger au côté du thomisme puisqu'il fait de l'essence et de l'existence une seule et même chose en Dieu et qu'il concoit la substance divine comme l'être Un par excellence, les principes généraux de sa métaphysique nous indiquent le contraire. En effet, lorsque l'on dit que Dieu est <<cause de soi>>, le mot << cause >> ne possède pas le sens qu'il a pour les créatures, a savoir celui de production, de génération, il signifie que Dieu est lui-même sa propre raison d'être et la théorie de l'inhérence de l'existence dans l'essence nous le démontre parfaitement. Avec Leibniz, la causalité est intériorisée dans l'essence, et selon l'exigence du principe de raison, l'existence de Dieu doit elle aussi avoir une raison. Ne pouvant être extérieure a Dieu, la raison doit être interne a son être même, c'est-à-dire être contenue dans son essence en tant que l'essence de Dieu est celle qui exige infiniment l'existence. Le principe de raison fait qu'il nous est impossible de refuser a l'essence une priorité de nature sur l'existence, mais cette priorité ne nuit pas a l'unité de l'essence et de l'existence puisque l'essence de Dieu est d'être. A propos de l'exigence du principe de raison, Jalabert écrit:

<<Le rationalisme exigeant de Leibniz entraIne sur le plan de l'être une sorte de toute puissance des lois logiques. C'est en vertu d'une exigence logique et ontologique tout a la fois, que Dieu existe de toute éternité et nécessairement. >>1

Le dynamisme de l'essence explique la priorité de l'essence sur l'existence en Dieu, mais en Dieu, cette priorité de l'essence se confond avec l'existence étant donné l'exigence infinie de celle-ci, il ne peut donc pas être reproché a Leibniz d'introduire un dualisme en Dieu. jalabert conclut sur ce point:

<<L'existence est l'aspect dynamique de l'essence. Chez les êtres finis, c'est l'existence virtuelle qui s'identifie a l'essence, considérée sous sons aspect dynamique; mais en Dieu, l'existence en acte s'identifie a un dynamisme de l'essence, qui, en vertu de son caractère, se réalise sans obstacle. >>2

C'est donc l'unité qui est ici la marque de l'Etre par excellence (le débat sur l'aséité positive et négative portant sur l'exigence de sauvegarder l'unité de Dieu) et Dieu est a la fois un en tant qu'être mais également un en tant qu'infini. En Dieu, les perfections sont compatibles et sont parfaitement en adéquation avec l'unité divine. Chez Leibniz, si l'unité peut être de l'ordre de l'infini c'est parce qu'il n'y a pas de nombre infini possible, pas de quantité infinie, l'infini véritable est donc de l'ordre de la qualité, c'est la perfection absolue.

<<L'unité divine n'est pas l'unité arbitraire du nombre un; c'est l'unité concrète d'un Etre souverainement réel et vivant, c'est une unité substantielle. Notre habitude de compter et d'abstraire fait du nombre un le symbole de la pauvreté et de la sècheresse d'être ; mais il n'y a rien que l'on puisse compter en Dieu, car il est qualité pure. >>3

Cette citation nous invite a préciser que la distinction qui est communément faite pour distinguer les facultés de Dieu en entendement et volonté doit davantage être prise pour une distinction de convenance, elle n'est pas effective en Dieu comme si il y avait de la multiplicité en lui, de la composition, elle est en réalité une manière pour l'intelligence finie d'appréhender la substance suprême ; les facultés de Dieu sont des <<puissances dérivatives>>

1 j. jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.128 2lbidem

3lbidem, P.136

nous dit Jalabert, c'est-à-dire des manières d'être, des aspects de l'unité de la substance suprême. Il en va de même pour les attributs divins, toutes les distinctions verbales que l'on peut faire ne sont en réalité effective que sous l'angle de la relation, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit pour Dieu d'agir sur des objets. Cependant, avec Leibniz, nous ne pouvons dire que cette multiplicité en Dieu est uniquement le fait de notre esprit. Contrairement a ce que pense Descartes, les perfections divines ne sont pas uniquement distinguables dans les créatures finies, du moins ces distinctions ne sont elles pas sans fondement dans l'essence divine et Leibniz se fait fort de nous le montrer lorsqu'il affirme, tout en maintenant la distance entre le degré de perfection divine et celui de la perfection des créatures, que notre manière de raisonner est en adéquation avec la nature de ce qui est et que la différence de degré (notamment entre Dieu et les créatures) ne change rien a la nature des choses. Leibniz se refuse <<a considérer le passage a l'infini comme un saut dans l'inconnu >>1, il applique ici le principe scotiste de l'univocité de l'être qui nous enseigne les caractères de l'être en général, donc a la fois les caractères de Dieu et ceux des créatures raisonnables. Malgré le fait que ce soit l'absolu qui soit objet de nos recherches et de nos spéculations alors que nous ne pouvons saisir que le relatif, il faut affirmer que l'absolu exprimé sous l'angle du relatifn'en reste pas moins compréhensible: notre connaissance des perfections de Dieu est certes imparfaite car celles-ci ont un caractère absolu mais, exprimées sous l'angle du relatif leur absoluité n'en reste pas moins compréhensible. L'analogie entre les facultés de Dieu, ses attributs avec les facultés des créatures est donc réelle. Jalabert écrit:

<<C'est encore l'univocité de l'être qui conduit Leibniz a considérer Dieu comme une Monade et a lui attribuer les caractères généraux de l'essence monadique. (...). Mais cela signifie également que cette participation du fini a l'infini autorise une certaine compréhension de la Monade suprême, a la lumière des propositions essentielles de la monade créée, qui est faite a l'image de la divinité. Elle fournit la clé de la Théologie naturelle chez Leibniz. Elle ne se contente pas d'affirmer la dépendance des êtres relatifs et l'existence d'une analogie de principe dont il est impossible de tirer des conséquences. Elle est au contraire un principe fécond de métaphysique, qui nous permet de connaItre d'une certaine manière, exacte quoique imparfaite, les attributs divins. >>2

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.140 2lbidem, P.141

La perfection divine comprend des attributs métaphysiques relevant de la grandeur de Dieu, elle-méme s'exprimant a travers l'omnipotence et l'omniscience et des attributs moraux relevant de la bonté divine. L'omnipotence, c'est la perfection de la puissance, autrement dit c'est une capacité d'agir a laquelle rien ne peut s'opposer, c'est un acte pur sans limite (méme si chez Leibniz la puissance est << limitée >> par la volonté qui a pour objet le bien antécédemment et le meilleur conséquemment). La toute puissance de Dieu fait qu'il est par soi, totalement indépendant par rapport aux autres choses, a la fois dans son être (il est donc seul a pouvoir décider, rien d'autre ne peut l'influencer, nile déterminer que lui-même, il est naturellement et moralement libre) et dans son activité. Cette puissance fait que tout dépend de lui, les possibles (renfermés dans son entendement) comme les êtres en acte (qui dépendent de la puissance divine dans leur existence et leurs actions, ordinaires ou miraculeuses) puisque celle-ci prend pleinement son sens en étant puissance créatrice et en étant opératoire a tout instant (l'omniprésence est la présence de l'action divine sur sa création a travers la création continuée). Chez Leibniz, la perfection ne s'exerce pas aveuglément, l'entendement propose un objet a réaliser et la volonté donne l'ordre a la puissance de passer a l'acte ou non. On assiste a une coopération de l'entendement qui a pour objet le vrai, de la volonté qui a pour fin le bien et de la puissance qui va a l'être. Cependant, la puissance est ici ce qui est dirigée, notamment par la volonté, elle-méme éclairée par l'entendement, lieu des vérités et du possible. Si la puissance doit être contrôlée, c'est parce qu'elle est plus <<ample>> que la volonté, elle va a plus de choses que la volonté guidé par le bien (la puissance de Dieu va a tous les biens mais la volonté de Dieu, après réflexion, va au meilleur, suivant la logique des compossibles). Si Dieu est dit moralement indépendant, il ne décide pas de ce qui est bien ou mal, vrai ou faux par le seul décret arbitraire de sa volonté, en lui se trouve déjà le bien et le vrai, par suite il n'a plus qu'à les suivre sans que cela puisse nuire a son indépendance puisque ce qui le détermine, c'est son essence méme. L'omniscience est en un sens une forme de l'omnipotence puisque la connaissance est une puissance et une condition de l'omnipotence car Dieu ne pourrait créer sans avoir connaissance de tous les possibles (uniquement valable si on concoit, comme Leibniz, que Dieu ne peut créer arbitrairement le monde ; pour Descartes l'omniscience se réduit a la science de ce que Dieu crée). Cette omniscience s'étend a tous ce qui est possible, Leibniz parle ici de science <<de simple intelligence >>, science connaissant les possibles avant le décret de la volonté et qui s'oppose a la science <<de vision >>, science grace a laquelle Dieu connaIt, de manière intellectuelle et non sensible, ce qui a été réalisé par la connaissance méme de son décret. A cela, les partisans de la liberté d'indifférence, les molinistes ont

ajouté une science <<moyenne>> ayant pour objet les possibles contingents ou futurs contingents, science qui n'est pas utile chez Leibniz car avec les deux premieres sciences, la totalité du pensable est déjà circonscrite, aussi bien ce qui est nécessaire, que ce qui est contingent, aussi bien l'actuel que le possible et parce que la science <<moyenne>> des partisans de l'indifférence implique une conception des futurs contingents (et de la liberté) qui ne se trouve pas chez Leibniz. Les futurs contingents seraient en fin de compte des possibles indéterminés, pouvant se réaliser ou non suivant le passage a l'acte de certaines conditions. Or, chez Leibniz, même le contingent a sa raison a priori dans l'entendement de Dieu, et la liberté n'est pas l'indétermination face a diverses possibilités, c'est l'agir intelligent et spontané, déterminé par des motifs qui sont contenus dans la notion complete de l'individu en question de toute éternité. Cependant, en conciliateur, Leibniz accepte cette troisième science mais en redéfinit le sens: <<Ainsi, la science de pure intelligence sera prise dans un sens plus restreint, a savoir comme traitant des vérités possibles nécessaires, tandis que la science moyenne traitera des vérités possibles contingentes et la science de vision des vérités contingentes actuelles. >>1

En ce qui concerne les attributs moraux de Dieu, la bonté est en fait l'attribut moral par excellence, celui qui conditionne tous les autres, elle est la perfection de la volonté2 en tant que celle-ci est rendue droite par l'omniscience et efficace par l'omnipotence. La volonté est elle-même divisée en << antécédente >> et << conséquente >>, en <<productive >> et <<permissive >>. Il faut voir que l'objet de la volonté antécédente est le bien en tant qu'elle veut produire tout le bien possible et exclure totalement le mal de la création, cela résulte de la logique de l'exigence des essences suivant leur degré de perfection. Mais comme toutes les volontés antécédentes ne sont pas compatibles dans leur objet, la volonté conséquente intervient et choisit ce qui peut procurer le maximum d'effet suivant la sagesse et la puissance de Dieu. La bonté de Dieu se manifeste également pour Leibniz en ce que Dieu, lorsqu'il formule son décret, a en vue le bonheur des créatures rationnelles ou <<esprit >>. Certes il ne s'agit pas du but essentiel que Dieu se propose lorsqu'il crée le monde mais Leibniz nous dit que c'est l'un des principaux. La bonté de Dieu se manifeste donc dans la création d'un monde oü les esprits sont susceptibles d'être heureux et oü ils doivent l'être sous prétexte de ne pas être digne de leur créateur. Avec Leibniz, la bonté divine n'est plus essentiellement définie, comme elle l'est avec la tradition scolastique, par l'amour de soi, c'est-à-dire par l'amour que Dieu porte a ses perfections. Au contraire, la bonté de Dieu chez Leibniz est envisagée dans

1 Leibniz, Causa Dei, § 17 2lbidem, §18

son rapport aux créatures, même si celui-ci est d'accord pour dire que l'amour que Dieu se porte lui est essentiel. Mais le point important qui contrebalance cette <<difficulté>> réside dans la gloire de Dieu: comme Dieu aime ses perfections, il veut les manifester, les faire connaItre et aimer des créatures (le motif de gloire l'incite sans le nécessité a créer le meilleur) et pas seulement tirer sa gloire de la contemplation de ses propres perfections, il trouve donc son intérêt en étant <<proche>> des êtres qui sont capables de lui renvoyer son image, Dieu ne pouvant vouloir sa gloire sans vouloir le bonheur des esprits. C'est par les créatures intelligentes que Dieu peut réaliser le but de la création, sa gloire.

Les autres attributs moraux sont la justice et la sainteté, la justice étant une conséquence directe de la bonté et de la sagesse de Dieu. Toutes deux sont en rapport avec les créatures. La justice se distingue de la bonté en tant que la bonté est générale et pas seulement relative aux créatures alors que la justice intervient dans la particularité du gouvernement des esprits et représente un cas particulier de la providence divine. La sainteté est un attribut essentiellement divin car Dieu est pur de tout péchés et possède une perfection morale sans failles, il veut et fait le bien selon l'excellence de sa nature et n'a pas a dominer de mauvais penchants comme les créatures le doivent. La sainteté de Dieu se manifeste au final dans le fait qu'il exècre les péchés et veuille les éradiquer, surtout chez les créatures, en les sanctifiant par sa grace.

3/ La providence : l'action de Dieu dans l'univers

Nous aborderons plus particulièrement la providence de Dieu et son action dans le monde lorsque nous passerons a l'étude de l'optimisme proprement dit mais il est déjà possible d'établir les thèmes a travers lesquels elles s'expriment: la création continuée qui marque la dépendance des créatures a l'égard de Dieu mais qui pose le problème de la création et de son rapport au temps: comment un acte unique, hors du temps (autrement dit la création), peut il être continué? il faut dire avec Leibniz que le caractère intemporel de l'acte créateur équivaut a une création toujours renouvelée ou se faisant sans cesse, le temps n'est pas réel en Dieu, il est un cadre pour les créatures qui se représentent les choses dans le temps, mais au plan métaphysique, la création n'a ni début, ni fin si bien qu'au regard des créatures l'acte créateur peut être dit contemporain de tous les instants: <<La création continuée n'est que la création tout court, apercue a travers la temporalité du devenir

monadique. >> 1 La providence s'exprime également dans le concours divin aux actions des créatures ce qui pose le problème de la liberté des créatures mais également de la raison pour laquelle Dieu aide certaines créatures et pas d'autres. A cela Leibniz répond que le concours de Dieu est déjà compris dans l'essence des créatures et que donc celui-ci ne fait qu'actualiser ce que l'essence demande, mais globalement, Leibniz réserve le détail de la compréhension de ces questions a celui qui serait capable de percer a jour les desseins cachés de Dieu.

- La creation du monde : l'optimisme comme maximum et comme optimum

Nous entrons désormais au cWur de la philosophie de Leibniz et des thèmes qui vont pouvoir nous servir a appuyer l'idée selon laquelle sa philosophie est un << optimisme >>. Nous pouvons d'ors et déjà affirmer que cet optimisme se manifeste essentiellement sous deux aspects: en premier lieu dans la doctrine de la création avec l'idée selon laquelle la création est un problème de logique et de mathématique, de maximum et de minimum que Dieu se propose et dans un deuxième temps avec l'idée selon laquelle la création de l'univers est un optimum, objet de la bonté de Dieu et par conséquent quelque chose de tout a fait profitable pour les créatures qui sont l'objet de la providence divine et dont la félicité représente l'un des principaux desseins de Dieu. Puisqu'il en est ainsi, démontrer l'optimisme de l'univers compris comme meilleur monde possible suppose que l'on puisse connaItre le fonctionnement de la pensée divine, son mode de détermination et ce afin de pouvoir établir pourquoi le monde actuel est le meilleur des mondes possibles. Nous rencontrons ici encore la principale caractéristique de l'optimisme leibnizien, a savoir le fait qu'il soit objet de démonstration a priori et que cette démonstration parte de l'étude de l'idée de Dieu. Ce qui est ici en jeu, c'est la compréhension du processus qui se déroule dans la création de l'univers, il nous faut percer a jour le mécanisme métaphysique qui s'effectue en Dieu lorsque celui-ci se propose de créer, ce qui suppose l'établissement du mode opératoire de la pensée divine. A. Robinet ne dit rien d'autre lorsqu'il écrit que l'optimisme leibnizien est <<relayé par une lourdeur scolastique du fonctionnement de la pensée divine >>2. Cependant, méme si il est possible de distinguer ces deux voies, c'est-à-dire la voie <<logique>> et la voie <<théologique >>, méme si celles-ci représentent deux angles différents d'oü il est possible d'aborder la création, l'étude de la première qui correspond, comme nous

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.196

2 A. Robinet, Justice et terreur, Leibniz et leprincipe de raison, Paris, Vrin, 2001, P.3

le verrons au <<premier temps>> de la création, nous amène a l'introduction de la seconde, seule véritablement révélatrice de l'optimisme leibnizien et a l'image du créateur (c'est ici qu'intervient l'optimum). En effet, les deux voies sont solidaires et complémentaires et sont l'expression de l'essence divine qui se manifeste a la fois comme parfait géomètre et comme merveilleux monarque, oeuvrant pour le bonheur de sa Cité. Tâchons donc d'examiner ces deux voies et de montrer comment, en s'enchevêtrant, elles expriment l'<< optimisme>> leibnizien.

La voie logique s'exprime de la sorte: <<Tout possible enveloppe une exigence d'existence, et cette exigence est proportionnelle a sa quantité de perfection, c'est-à-dire de réalité positive. Comme tous les possibles ne sont pas compossibles, une sorte de conflit s'établit entre eux, et c'est finalement le système de compossibles le plus parfait qui l'emporte - le plus parfait, c'est-à-dire le plus rationnel, celui qui réalise a la fois le meilleur ordre et la plus grande richesse relative. >> 1 Entrer dans l'explicitation de cette voie suppose que l'on ait non seulement une idée de la nature des essences mais aussi de la théorie de la <<compossibilité>> et plus généralement du fonctionnement de la pensée divine, du mécanisme de sa volonté et de son mode de détermination. Mais précisons dès maintenant que l'affirmation: Dieu crée le meilleur des mondes, celui oü il se réalise le plus grand ordre et oü l'on trouve le maximum de richesses, suppose qu'il puisse y avoir un monde qui soit meilleur que tous les autres et qu'il puisse y avoir un maximum pour Dieu. Leibniz rentre notamment ici en polémique avec St. Thomas mais aussi avec Arnauld, Bayle2 et Malebranche pour qui il est toujours possible de concevoir un monde meilleur que celui qui est donné pour tel, et ce a l'infini, et pour qui définir un optimum revient a limiter la puissance et la liberté divine. Il examine cette objection au §3 de son Discours de Métaphysique:

<< Je ne saurais non plus approuver l'opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment, que ce que Dieu fait n'est pas dans la dernière perfection, et qu'il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout a fait contraires a la gloire de Dieu. >>3

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.203 2Leibniz , Essais de Théodicée, Paris, 1969, Garnier Flammarion, §223 3 Leibniz, Discours de Métaphysique §3

Pour ces <<modernes>> mais aussi pour St. Thomas, Dieu peut toujours créer un monde qui soit meilleur que celui qu'il a créé car il a la puissance nécessaire pour amener a l'existence un monde toujours plus parfait. St Thomas se démarque cependant des autres en ce qu'il refuse d'admettre un meilleur monde possible pour l'homme en vertu des conséquences du péché originel. Par conséquent, si le monde peut être dit parfait c'est parce qu'il dérive d'une cause qui est elle-même parfaite et non parce qu'il est intrinsèquement bon. Pour la scolastique thomiste, le monde est bon car c'est Dieu qui l'a créé, par conséquent la création d'un monde moins parfait que celui dans lequel nous évoluons n'aurait en aucun cas remis en cause la bonté de Dieu. Avec ces penseurs il faut dire qu'en lui-même le monde ne possède pas la raison de sa perfection, il n'est pas parfait en lui-même mais uniquement parce que c'est un être infiniment parfait qui l'a créé et que d'un être parfait il ne peut émaner quelque chose qui ne soit pas parfait ou du moins faut-il dire que Dieu ne peut se voir reproché d'avoir créé quelque chose qui ne soit pas totalement parfait, sachant qu'il aurait pu faire mieux (étant donné qu'il est le critérium de la bonté). Ici, aussi bien avec Malebranche (<< Dieu pouvait sans doute faire un monde plus parfait que celui que nous habitons >>1) qu'avec Thomas, c'est la grandeur (de Dieu) qui explique la perfection du monde et non la perfection du monde qui exprime l'action infiniment parfaite de Dieu. En vertu des perfections métaphysiques que possèdent Dieu (ici l'omnipotence), avec cette tradition nous sommes amenés a concevoir un Dieu non seulement indépendant dans son être mais également indépendant par rapport a tout supérieur au sens oü il est le maître qui définit luimême ce qui est bon sans égard aux choses elles-mêmes. A trop vouloir mettre en avant la puissance divine on fait de Dieu un être au-dessus de la vérité, de la justice et du bien et on rend par là même équivoque le sens de ces notions entre Dieu et ses créatures, c'est ce que Leibniz tâchera de conjurer en maintenant l'indépendance morale de Dieu mais en ne le faisant pas principe du bien et du mal. La bonté de Dieu est ici totalement indépendante et libre de toute référence aux créatures réelles ou possibles, la bonté n'a de rapport qu'avec Dieu et avec l'amour qu'il porte a ses perfections.

On peut voir que Spinoza dérive également la perfection du monde de celle de Dieu: <<les choses ont été produites par Dieu avec la suprême perfection: puisque c'est de la plus parfaite nature qui soit qu'elles ont suivi nécessairement. >>2 La perfection de Dieu nous oblige donc en quelque sorte a affirmer la perfection de ses ouvrages indépendamment des ouvrages eux-mêmes, peu importe finalement ce que Dieu crée, ce qu'il crée est parfait.

1 Malebranche, Traité de la nature et de la grace, Paris, Vrin, 1976, Discours I, § 14

2 Spinoza, Ethique, I Proposition 33, scolie 2, Paris, Seuil, 1999

Cependant, méme si Spinoza déduit la perfection des choses de l'essence divine, il n'en résulte pas pour autant que le monde soit le meilleur des mondes possibles car selon lui, il n'y a qu'un seul possible, celui que Dieu crée d'une puissance aveugle. Les choses sont dites découler de la nature divine comme les propriétés du cercle découlent de sa définition.

En ce qui concerne Leibniz, on peut dire que chez lui aussi la perfection divine est comme la garantie de la perfection de ses effets mais la différence réside dans le fait que le monde créé est le meilleur possible et constitue la raison de la détermination de Dieu a créer (détermination morale nous le verrons par la suite): c'est en lui-même que le monde est le meilleur et non parce que sa cause est parfaite en tous points de telle sorte qu'il est possible d'affirmer que c'est la nature du monde qui détermine la suite des choses avant méme le décret de Dieu. Affirmer qu'une chose est bonne parce que sa cause l'est (bonté conséquence) est acceptable mais insuffisant, Leibniz écrit, toujours au §3 du Discours de

Métaphysique:

<<(...) de quelque facon que Dieu aurait fait son ouvrage, il aurait touj ours été bon en comparaison des moins parfaits, si cela est assez; mais une chose n'est guère louable, quand elle ne l'est que de cette manière.>>

Et avant cela au §2: <<Aussi, disant que les choses ne sont bonnes par aucune règle de bonté, mais par la seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser, tout l'amour de Dieu et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu'il a fait, s'il serait également louable en faisant tout le contraire?>>

Avec Leibniz il est donc possible de déduire de la bonté divine la nécessité morale de la création. Autrement dit, la bonté divine est avec Leibniz directement en relation avec la création et il existe un lien analytique entre <<bonté de Dieu>> et <<création du meilleur >>. Lorsqu'il examine les possibles compossibles, Dieu apercoit ce monde meilleur et ne peut pas ne pas le choisir sans en méme temps agir imparfaitement et ainsi ruiner sa gloire. En créant, Dieu décide a la fois du monde et de lui-même puisqu'il ne peut<< espérer>> retirer de la gloire de son acte créateur si il ne crée pas le meilleur qui soit possible. Le Dieu de Leibniz a ce ceci de particulier que sa puissance est a la foi éclairée par l'entendement qui a pour objet le vrai et guidée par la volonté qui a le bien pour objet, par suite, il ne saurait créer des choses contradictoires ni non plus créer un monde qui ne soit pas le meilleur en bonté.

L'opposition de Leibniz avec la tradition scolastique mais également avec Spinoza ou encore Descartes tient au fait qu'il distingue entendement et volonté en Dieu, contrairement aux partisans du décret absolu de Dieu qui voient la liberté de Dieu comme primordiale et essentiellement de nature indifférente par rapport a ce qu'elle crée, cette indifférence les conduisant a penser que Dieu est l'auteur des vérités éternelles alors qu'elles sont << des suites de son entendement >> ne dépendant pas de sa volonté mais de son essence. Ceux là ramènent en réalité l'entendement a la volonté puisque la volonté est absolument première et décide de tout, même du vrai et du bien. L'indifférence est en effet la conséquence directe de l'idée selon laquelle Dieu peut touj ours créer un monde plus parfait: si il existe un monde plus parfait que celui-ci, quelle est la raison de la détermination de la volonté divine? S'il n'y a pas d'optimum pour Dieu, comment à-t-il pu se déterminer a en créer un si ce n'est en en choisissant de manière arbitraire? Pour Leibniz, un Dieu dont la volonté est indifférente (et c'est bien le cas ici puisque Dieu se trouve face a une infinité de mondes dont aucun ne peut être dit le dernier en perfection, il n'y a donc pas de raison pour qu'il choisisse le notre plutôt qu'un autre) est un Dieu dont on ne peut faire l'éloge car tout émane de lui de manière arbitraire, dès lors, comment fonder sur lui les notions de justice, de récompense, de châtiment puisque même ces notions deviennent arbitraires, c'est-à-dire sans fondement a partir duquel nous régler ? Le §3 du Discours de Métaphysique nous dit:

<<Car de croire que Dieu agit en quelque chose sans avoir aucune volonté, outre qu'il semble que cela ne se peut point [en vertu du principe de raison qui demande que tout ait une raison d'être et d'être ainsi et non autrement], c'est un sentiment peu conforme a sa gloire ; (...).>>

A un tel <<Dieu >>, Leibniz substitue un Dieu d'autant plus libre et d'autant plus puissant et digne qu'il se soumet a la raison et au bien (<< comme si ce n'était pas la plus haute liberté d'agir en perfection suivant la souveraine raison >>), un Dieu pensant sa création et touj ours déjà tourné vers elle, un Dieu qui ne fait rien dont il ne mérite d'être loué, un Dieu par conséquent différent de celui de Spinoza (qui préfère encore la théorie de la liberté d'indifférence que de concevoir un Dieu guidé par la représentation du bien) d'oü tout découle de la seule notion de puissance infinie (Spinoza ramène la volonté a l'entendement, il n'est pas question de volonté divine chez lui puisque tout se fait en vertu de la nécessité de la substance suprême a exister), un Dieu chez qui la perfection est dérivée de la puissance divine mais éclairée par la sagesse et guidée par la bonté dans le passage a l'acte du meilleur des mondes possibles. Leibniz ne donne donc ni la préséance au vrai (objet de

l'entendement) ni au bien (objet de la volonté) mais harmonise les deux et fait de Dieu le suprême harmoniste en tant qu'il conserve le dernier mot dans le processus de création. Nous pouvons ici faire une remarque qui apportera des précisions sur la nature de l'optimisme leibnizien: a la différence de l'optimisme de Spinoza (s'il nous est permis d'en déceler un), celui de Leibniz n'a rien d'absolu. En effet, avec Spinoza, si tout ce qui est doit être selon la seule nécessité de la substance divine a exister, si tout ce qui découle de Dieu en découle nécessairement et de manière géométrique comme le dit Leibniz, si Dieu est en réalité ce que nous appelons le <<monde >>, on voit clairement que ce qui est se trouve être la seule chose possible, et, comme elle ne saurait être autrement que parfaite puisqu'elle est Dieu et selon ce que nous venons de dire sur le caractère parfait des choses qui dérivent de Dieu, il faut affirmer que l'optimisme de Spinoza est un optimisme absolu: il n'y a rien de meilleur, rien de plus parfait que ce qui est puisque ce qui est, c'est Dieu. L'optimisme de Leibniz a ceci de particulier et en même temps de tout a fait honorable qu'il n'affirme pas l'entière perfection des choses créées, l'optimisme qui caractérise sa philosophie est <<relatif >>, non seulement parce que, étant donnée une chose (particulière), on peut en concevoir une plus parfaite mais également parce que l'optimisme leibnizien, nous le verrons plus tard, fait une place au mal dans la création alors que le panthéisme de Spinoza nous fait concevoir le mal comme une illusion, résultat de notre point de vue subjectif. Avec Leibniz, le mal n'est pas nié, il est au contraire intégré au système de compossibles, lequel se trouve être le meilleur mais relativement. Nous reviendrons sur le mal dans la création mais nous pouvons déjà affirmer que Leibniz, pris entre les exigences de la raison (le mal doit avoir sa raison d'être dans la création et cette raison ne peut qu'être, au final, source de biens supérieurs) et les évidences de l'expérience, refuse cependant d'admettre l'<< existence>> substantielle du mal et s'oppose ainsi aux manichéens qui en font un principe positif alors que Leibniz concoit le mal comme étant de l'ordre de la privation.

Pour montrer la fausseté de la pensée adversaire, mais pour en même temps en tirer quelque vérité comme a son habitude lorsqu'il examine une thèse opposée, Leibniz précise en quel sens il est possible de concevoir, malgré le fait que le monde créé soit le meilleur, quelque chose de meilleur que ce qui est donné. Pour que la thèse adverse puisse avoir quelque sens, il faut distinguer le monde et ses parties, du moins en pensée puisque Leibniz écrit: <<J'appelle monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes >> 1 faisant

1 Leibniz, Essais de théodicée, §8

du monde et de la totalité de ses parties une seule et même chose. Pourtant, si l'idée de meilleur monde possible n'est pas chimérique, c'est bel et bien parce que le monde est pris dans sa totalité et que pris de la sorte on ne peut en concevoir de plus parfait. Là oü il est possible de concevoir que Dieu aurait pu mieux faire, c'est lorsque l'on considère les parties du monde de manière isolées, sans les joindre. En effet, Leibniz nous dit qu'il est toujours possible de concevoir des créatures qui soient plus parfaites car il n'en existe pas d'absolument parfaites; en elles-mêmes, les parties du monde ne sont pas de la dernière perfection, si bien que dans l'entendement divin, il doit y avoir une partie plus parfaite que celle qui a été amené a l'existence en acte. Cependant, il n'est pas permis de faire le même raisonnement lorsqu'il s'agit du monde dans sa totalité englobante car selon Leibniz le monde est un infini, devant s'étendre a travers l'éternité et progressant sans fin.

Leibniz résume: <<Prenant toute la suite des choses, le meilleur n'a point d'égal; mais une partie de la suite peut être égalée par une autre partie de la même suite. Outre qu'on pourrait dire que toute la suite des choses a l'infini peut être dite la meilleure qui soit possible, quoique ce qui existe par tout l'univers dans chaque partie du temps ne soit pas le meilleur. Il se pourrait donc que l'univers allât touj ours de mieux en mieux, si telle était la nature des choses, qu'il ne f?t point permis d'atteindre au meilleur d'un seul coup. >>1

Par conséquent, si il est possible de dire que les parties du monde ne sont pas parfaites, c'est uniquement parce qu'elles sont prises a un moment du temps et que le monde étant en constant accroissement, les parties a un temps t ne peuvent avoir développées totalement leur perfection et être les meilleures possibles ; Leibniz nous dit d'ailleurs que <<ce qui trompe en cette matière, est, qu'on se trouve porté a croire que ce qui est le meilleur dans le tout est le meilleur aussi qui soit possible dans chaque partie. >>2 Leibniz écrit au sujet de la progression du monde dans une lettre de 1715 a Bourguet:

<<On peut former deux hypothèses, l'une que la nature est toujours également parfaite, l'autre qu'elle croIt toujours en perfection (...). Quoique, suivant l'hypothèse de l'accroissement, l'état du monde ne pourrait jamais être parfait absolument, étant pris dans quelque instant que ce soit, néanmoins la suite naturelle ne laisserait pas d'être la plus parfaite de toutes les suites possibles, par la raison que Dieu choisit toujours le meilleur possible.>>

1 Leibniz, Essais de théodicée, §202

2 ibidem, §212

J.F. Nourrisson résume parfaitement et la distinction apportée par Leibniz et l'absurdité de la thèse adverse lorsqu'il écrit:

<<En effet, si le monde était actuellement et totalement manifesté, il est clair qu'on pourrait concevoir et désirer une somme de biens supérieure a celle que ce monde contiendrait. Mais les progrès allant, comme nos conceptions et nos désirs, a l'infini ou a l'indéfini, les progrès du monde égalent ces conceptions mémes et ces désirs. Au reste, demander une réalisation de la plus grande perfection possible, ce serait aller tout ensemble et contre l'expérience et contre la raison. (...). Ce serait aller contre l'expérience car la réalité, qui chaque jour se déploie pour épancher de nouveaux trésors, vaut mieux manifestement que celle qui, tout d'un coup développée, demeure ensuite stérile. >1

Par conséquent, si Leibniz affirme que le monde créé est le meilleur des mondes possibles, ce n'est pas qu'il concoive que cet optimum est déjà effectif mais plutôt a réaliser, la notion de progrès fait donc sens puisque le monde s'insère dans une perspective infinie et que l'optimum, plus qu'un état de fait, représente davantage, en tout cas pour les créatures (parce que Dieu ne concoit pas le monde dans le temps, son point de vue lui dévoile le monde dans son essence) une tâche a réaliser. On peut méme affirmer que Dieu s'est donné une tâche infinie puisque la progression du monde en matière de perfection ne sera jamais achevée. Au final, si Leibniz soutient une doctrine optimiste, c'est non seulement parce que le monde existe effectivement et que Dieu ne pouvant créer quelque chose qui ne soit pas tout parfait, a nécessairement choisit le plus parfait possible; mais c'est également parce que si il était touj ours possible a Dieu de créer un monde plus parfait, il ne pourrait en choisir aucun, et ce serait aller contre la raison que de soutenir une telle chose: il faut donc déduire que ce monde possède un degré de perfection supérieur aux autres, penser le contraire nous conduirait a tomber dans l'objection faites par les adversaires eux-mémes (définir un maximum pour Dieu serait borner sa perfection) car se serait borner l'exercice des attributs fondamentaux de Dieu que sont sa bonté (Dieu ne pourrait pas créer le meilleur pour les créatures susceptibles de bonheur), sa sagesse (Dieu ne pourrait pas concevoir ce qui réaliserait le maximum de réalité) et sa puissance (Dieu n'aurait pas assez de puissance pour amener a l'acte cet optimum).

1 J.F. Nourrisson, Laphilosophie de Leibniz, Paris, Hachette, 1860, Chapitre 4, P.301

En vertu de la théorie chimérique de l'existence d'une volonté indifférente et de ses conséquences désastreuses pour la piété et pour la morale, touj ours guidé par le principe de raison, Leibniz affirme donc en conformité avec les Ecritures et contre la tradition thomiste et les <<modernes>> que Dieu crée le meilleur qui soit possible mais apporte une nuance supplémentaire: Dieu ne fait pas le meilleur lorsqu'il crée l'univers uniquement parce qu'il est Dieu mais il fait le meilleur compte tenu de son objet, c'est-à-dire qu'il compose avec le monde entendu comme pur possible. C'est ici un point fondamental qui démarque Leibniz d'un Descartes ou d'un Spinoza: existences et essences sont distinguées et les essences jouent un role crucial dans la détermination du meilleur. Nous en revenons ici, mais de manière différente, a ce que nous disions plus haut au sujet des deux voies servant a établir l'optimisme propre a la philosophie de Leibniz: tout se passe comme ci les essences et Dieu concourraient ensemble a la détermination de l'optimum, comment, c'est là ce que nous allons tenter de mettre àjour.

Nous avons déjà esquissé quelque peu la théorie des essences chez Leibniz se trouvant dans l'entendement et explicité leur tendance naturelle, leur prétention a l'existence, il nous faut cependant y revenir et pousser plus avant le mécanisme qui s'exerce dans la détermination du meilleur, en prenant en compte non seulement la nature des essences mais aussi les exigences que Dieu rencontre lorsqu'il examine les possibles et le système de compossibles formant le meilleur des mondes possibles. Comme nous l'avons dit, l'optimisme s'exprime en tout premier lieu dans le mécanisme des essences qui s'exerce lors de la création du meilleur des mondes possibles: c'est en vertu de l'exigence enveloppée dans chaque essence, cette exigence étant proportionnelle a la quantité de perfection que possède l'essence, c'est-à-dire de réalité positive, que l'on parvient a la détermination du maximum de réalité dans la création. Le mécanisme n'est certes pas si simple mais nous avons déjà montré que chez Leibniz l'essence possède son propre mode d'être et se trouve être indépendante de la volonté de Dieu au sens oü celui-ci ne la crée pas. Les essences tendent d'elles mêmes a l'existence, d'autant plus qu'elles possèdent de perfections; dès lors, on se rend bien compte qu'une fois affirmé cela, ce ne peut être que le meilleur, le plus parfait (dans l'ordre quantitatif) qui parvient a l'existence. Leibniz écrit:

<<Par là [étant donnée la nature des possibles et leur prétention a l'existence], on comprend de la manière la plus évidente que, parmi l'infinité des combinaisons et des séries possibles,

celle qui existe est celle par laquelle le maximum d'essence ou de possibilité est amené a exister. >>1

Ce premier aspect de l'optimisme - entendu comme détermination du maximum de réalité suivant la tendance des essences - nous conduit a l'idée selon laquelle l'optimisme de Leibniz serait issu de <<la priorité de l'essence >>. Il faut entendre par là que l'indépendance des essences pose problème lorsque, comme chez Leibniz, elles sont la matière même avec laquelle Dieu est amené a composer le monde. Affirmer que l'optimisme de Leibniz repose sur la thèse selon laquelle l'essence est prioritaire (c'est-à-dire que c'est elle qui détermine l'existence future ou non du meilleur des mondes possibles), c'est en même temps s'engager dans une polémique sur le rôle de Dieu dans la création, c'est prétendre élever les essences a la limite de l'indépendance totale. En effet, a regarder ce mécanisme de manière isolée et oü il n'est question que de maximum et de minimum (de réalité dans les essences), il semble que l'on puisse dire que le monde peut se réaliser sans que Dieu ait besoin d'intervenir. C'est l'impression que donne le début de l'opuscule intitulé <<De rerum originatione radicali>> qui fait état du mécanisme que nous tâchons de mettre a jour et qui nous révèle le premier des deux aspects de l'optimisme, a savoir la production des existences contingentes en vertu de la seule théorie de l'exigence des essences en fonction de leur degré de réalité. En effet, la causalité de l'essence dont nous avons fait état précédemment semble pouvoir suffire a expliciter l'existence du meilleur des systèmes de compossibles, si bien que le processus a partir duquel l'univers advient s'apparenterait a une lutt e entre des essences dont le seul critère de distinction serait d'ordre quantitatif, or, on le sait, Leibniz attache beaucoup d'importance au côté qualitatif de la création. Il s'agit ici d'élucider, lors du mécanisme logique qui s'exerce dans le premier temps de la création (là oü intervient la détermination du maximum), la part respective d'implication revenant aux essences, compte tenu de la particularité de leur nature, et celle revenant a Dieu.

Comme nous l'avons déjà dit, chez Leibniz les essences dépendent de l'entendement de Dieu au sens oü son entendement est le lieu oü se trouvent les possibles possibles avant tout décret et les possibles réels, compossibles. Les essences sont incréées et participent de l'éternité de Dieu, la volonté de Dieu ne décident pas de leur être comme le Dieu de Descartes peut en un sens le faire, elles possèdent leur propre modalité d'être et Dieu ne peut changer leur

1 Leibniz, 0pusculesphilosophiques choisis, Paris, Vrin 1962, P.85

<<nature >>, il est tenu de les respecter aussi bien quand il les pense que lorsqu'il les examine dans le but de former le système de possibles le plus parfait. Lorsque nous disons que les essences possèdent leur modalité d'être il faut entendre par là qu'en elles-mêmes, elles possèdent l'unité et représentent chacune une entité a part entière; distincts de tous les autres, il n'existe pas deux possibles identiques dans l'entendement de Dieu et chacun d'eux, en vertu de l'inhérence des prédicats dans la <<notion complète>> du sujet possèdent une <<histoire>> qui l'individualise absolument: ainsi l'essence de César se trouve dans l'entendement de Dieu avant même qu'elle parvienne a l'existence (on peut parler d'existence virtuelle) et comprend en elle-même tout ce qui peut et pourra être dit de César si celui-ci est inséré dans le système de compossibles. Dieu peut donc percer a jour toutes essences et lui seul est capable de voir parfaitement la composition de chaque essence. Par modalité d'être, il faut également entendre ce qui caractérise les essences en elles-mêmes, a savoir la manière dont elles se présentent a Dieu: a ce sujet, Leibniz est clair, les essences sont dynamiques. En effet, nous l'avons déjà dit, toutes les essences dans l'entendement de Dieu possèdent une certaine tendance, relative a leur perfection ou degré d'être, a l'existence. Pour bien comprendre ce qui se passe aux niveaux des essences, il faut prendre l'exemple de l'essence divine: l'essence de Dieu est celle qui possède le plus de perfection ou de degré d'être, par conséquent c'est aussi celle qui prétend le plus a l'existence. Comme nous l'avons dit précédemment lorsque nous avons examiné l'aséité divine, la prétention de l'essence divine a l'existence se confond avec l'existence elle-même puisqu'il n'y a rien qui fasse entrave a son déploiement. En revanche, en ce qui concerne les essences coéternelles a Dieu, leur prétention a l'existence s'exerce proportionnellement a leur degré de perfection qui reste infiniment inférieur a celui de Dieu, et, comme ces essences se trouvent être en nombre infini, il résulte de là qu'une essence ne peut se déployer uniquement au dépend d'une autre, c'est ce que Leibniz nomme l'<< entr'empêchement >>. De là, on comprend comment seul le maximum peut advenir a l'existence (si on s'arrête ici dans l'établissement du processus de création de l'univers) puisque seules les essences qui possèdent un degré de perfection élevé pourront prétendre a l'existence au point de faire passer leur virtualité a l'acte. Grua écrit a ce sujet nous révélant ce qui semble être la cause de l'existence:

<<La perfection ou essence exige l'existence, qui la suit en soi, mais non nécessairement, a savoir si rien de plus parfait ne l'empêche. >>1

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, Chapitre 8

Cet aspect mécanique (c'est un jeux de plus et de moins) de l'origine des choses soulève une difficulté de taille puisque si on se contente de cette théorie, on voit clairement que la création semble pouvoir se passer de Dieu, car, comme le dit Jalabert: <<La même causalité de l'essence, qui fait exister l'Etre nécessaire, paraIt expliquer également, en vertu d'une logique implacable, le meilleur des système de compossibles. >> 1 Dans ces circonstances, Dieu sert tout au plus de <<support >>, de <<récipient>> contenant les essences. Rien ne nous empêche donc au premier abord de penser que le mécanisme des essences qui s'exerce suffit a expliciter l'origine de la création du monde. C'est une difficulté qui se présente lorsqu'on examine la théorie des essences de Leibniz: on peut en effet être tenté de les concevoir comme indépendantes du vouloir de Dieu. C'est donc sur le rapport entre les essences et la volonté de Dieu que se joue le problème, pour le résoudre il est donc nécessaire de clarifier en quel sens il est possible de dire que les essences son indépendantes et de définir le role de Dieu dans ce même processus oü c'est le meilleur qui est recherché en vue de la création du monde.

Lorsqu'on regarde le texte intitulé <<De rerum originatione radicali >>, on voit qu'il est démontré comment le monde dérive de Dieu a travers un mécanisme métaphysique et sont expliquées les opérations par lesquelles il passe avant de parvenir a l'existence. Comme nous l'avons déjà dit, il est possible de dire que deux étapes sont nécessaires pour parvenir au meilleur des mondes possibles: l'étape du maximum, et celui de l'optimum, là oü se manifeste pleinement ce que nous entendons réellement par l'optimisme leibnizien. Il est cependant important de voir que ces deux aspects sont complémentaires et inséparables. Si nous en sommes venus a l'examen de cette difficulté c'est uniquement parce que nous avons examiné la première voie sans la lier a la seconde alors que c'est cette liaison qui est a même d'apporter la solution de la présente difficulté. En effet, Jalabert, comme bien d'autres commentateurs, commence par l'examen de cette première voie et tombe logiquement sur le problème du role de Dieu dans la création et même sur l'idée selon laquelle l'existence du monde serait nécessaire (puisqu'en vertu de la seule exigence des essences, il serait possible de déduire l'existence des essences qui comportent le plus de degré d'être) il écrit:

<<Sous l'un de ces aspects la production des existences contingentes s'apparente a la réalisation de l'existence nécessaire. Dans les deux cas, c'est l'essence, qui fait exister. (...).

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.106

En vertu de la théorie prédicative de la vérité, nous savons d'ailleurs que l'existence elleméme doit se déduire de l'essence de la chose. Puisqu'elle se déduit, l'existence est donc en un sens nécessaire, mais d'une nécessité que Leibniz déclare <<hypothétique >>, qui ne nuit pas a la contingence, et s'éclaire a l'examen du second aspect du mécanisme métaphysique (...).>> 1

Dans un premier temps Jalabert semble donc vouloir nous dire que la raison de l'existence des choses se trouve dans les choses elles-mémes, autrement dit que la raison de l'existence se trouve dans la possibilité qui elle-méme représente de l'être sous forme virtuelle, et pour cause : <<une fois accordée au possible une exigence d'existence, on ne peut refuser d'établir une proportion entre la quantité de virtualité et l'exigence d'exister. A tous les niveaux de la virtualité, le plus l'emporte sur le moins, en vertu du caractère <<inessentiel>> du négatif, du non-être. >>2 Par conséquent, cette seule voie pourrait suffire. Mais il n'en est rien, car l'étude de la deuxième voie nous invite a changer de regard sur les essences et leur role dans le mécanisme métaphysique dont il est question depuis le départ. L'idée est simple: l'univers ne peut se réaliser sans Dieu, l'essence dépend sinon totalement de Dieu, du moins essentiellement et ce méme jusque dans sa pré-tension. Acquiescer a l'idée selon laquelle les possibles passent naturellement a l'existence en vertu de leur lutte et de leur nature est quelque chose de tout a fait absurde car ce serait par là rendre la dualité essence-existence pourtant chère a Leibniz, tout a fait vaine, pire, Dieu ne serait plus nécessaire pour départager les possibles destinés a être amenés a l'acte et ceux destinés a rester de purs possibles. Il est préférable de dire avec E. Boutroux qu'il n'y a méme pas de combat entre les essences au sens propre du terme, donc pas de destruction ni de sélection naturelle des essences (de plus, la causalité est interne chez Leibniz) : Leibniz parle de combat idéal, combat des raisons dans l'entendement divin3. Si il y avait effectivement une lutte, il n'y aurait pas d'ordre dans la création, viendrait a l'existence qui en aurait les moyens (l'origine du monde serait donc basée sur l'injustice car les essences ne méritent pas a proprement parler leur perfection puisqu'elles sont ainsi de toute éternité) sans qu'il n'y ait aucune règle présidant a l'élection, ce qui est manifestement aller contre la raison4. Il faut donc dire que <<ce n'est pas en tant que possible qu'ils tendent a l'existence, mais en tant que la volonté de Dieu les y appelle. >>5

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.103

2lbidem, P.104

3 Leibniz, Essais de Théodicée, §201

4E. Boutroux, Laphilosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.128

5lbidem, P.143

Il est donc préférable de parler de choix des possibles et de loi sous laquelle les possibles qui veulent passer a l'acte doivent tomber. A quelles règles sont-ils donc soumis? Les possibles sont principalement soumis a deux exigences : la non-contradiction et la compossibilité c'esta-dire qu'ils doivent être compatibles avec l'essence du système le plus parfait. Dès lors, il est possible de dire que ce n'est pas de la nature des essences que découle le système le plus parfait, autrement dit l'harmonie universelle; au contraire, c'est cette méme harmonie qui fait figure de loi et qui subordonne les possibles, les obligeant a se plier a ses exigences qui finalement sont celles de Dieu. Dieu joue donc un role plus que crucial puisqu'il est celui qui exerce une volonté sur son entendement oü se trouvent les possibles qui, sans cet appel, resterait a l'état de purs possibles impuissants. Si Dieu n'était pas la source des existences, nous dit Leibniz au §36 du Discours de métaphysique, <<il n'y aurait aucune raison pour qu'un possible existât préférablement aux autres >>. C'est donc avec l'assistance de Dieu que le possible peut se développer et se réaliser car dans son état initial, il ne possède aucun degré d'existence: il tient non seulement sa prétention de Dieu qui fait appel a lui lorsqu'il exerce sa volonté antécédente, cherchant par là a déterminer le maximum de perfection mais aussi sa <<réalité>> de l'être méme de Dieu puisqu'il se trouve dans l'entendement divin qui lui est pleinement réel. Il faut tout de méme prendre garde de ne pas retomber dans les conséquences fâcheuses exposées plus haut qui sont le résultat d'une conception erronée de l'essence divine, a savoir celle de Descartes qui refuse d'admettre que Dieu se représente des essences lorsqu'il se propose de créer le monde. Il faut tout de méme dire que les essences participent a la création sinon nous retomberions dans ces erreurs. Boutroux écrit:

<<S'ensuit-il que la création soit une action absolument transcendante de Dieu, un phénomène absolument contingent? Si cette conséquence est légitime, nous n'existons pas, et l'action divine est tout. Si nous n'avons pas collaboré a notre propre création, nous n'avons pas de nature propre, et nous sommes simplement des produits. >>1

Boutroux refuse cette doctrine nous menant tout droit au panthéisme de Spinoza et affirme, avec comme soutient la théorie de la volonté divine propre a Leibniz que nous avons exposée (une volonté qui n'est pas arbitraire mais déterminée par le bien, le vrai, qui se représente donc des essences) que <<les possibles sont donc les créatures elles-mémes en germe. Ainsi, dans l'acte de la création, les créatures collaborent a l'opération divine. >>2 Leur collaboration,

1 E. Boutroux, La philosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.153 2Ibidem

répétons le, tient dans le seul fait que Dieu les prend en considération, il les examine suivant ce que l'on peut appeler la loi de la création des essences qui n'est rien d'autre que la possibilité et suivant la loi de la création des existences qui est la perfection consistant dans la plus grande quantité d'être. Dieu est cependant contraint, étant donné l'indépendance des essences qui signifie qu'aucun possible pris en lui-même n'en appel un autre, de les examiner et de les choisir sous l'angle de la compossibilité qui, du fait de l'indépendance radicale des essences, doit être entendue au sens de <<liaison possible>> et non de <<liaison nécessaire >>1, la seconde exigence étant que Dieu ne peut créer ensemble ce qui s'exclut en vertu du principe de contradiction.

Au final, l'existence des choses contingentes ne suit pas de leur essence mais dépend de la volonté divine ou de l'harmonie universelle (si les essences existent c'est parce qu'elles sont compatibles avec le système qui réalisent le plus de perfection) sans qu'il soit fait ici d'équivalence entre Dieu et l'harmonie universelle puisque l'harmonie universelle est la cause de la détermination du vouloir de Dieu. Seul Dieu donc possède le privilège d'avoir une existence qui soit une suite logique de son être car pour les créatures contingentes, l'essence ne fait que tendre a l'existence sans y parvenir si Dieu ne décide pas qu'elles doivent passer a l'acte après la confrontation avec l'exigence de compossibilité avec le meilleur système. En vertu de cette exigence nécessaire, on déduit que les essences existent, non pas en vertu de leur <<définition>> (comme si l'existence pouvait être déduite de leur nature) nous dit Grua mais par <<comparaison >>2 avec d'autres en vue du plus parfait. Le possible le plus parfait arrive a l'existence non par sa nature mais par le décret divin de faire le meilleur. Si certains textes de Leibniz présentent la prétention de l'essence a l'existence comme raison de celle-ci nous dit Grua, il faut en réalité voir que l'on y remplace la prétention a l'existence par la raison de l'existence qui est le plus de perfection et sans ajouter que Dieu est ici nécessaire pour coordonner tous les possibles suivant ce que demande l'essence du système le plus harmonieux et pour expliquer pourquoi il y a de l'être et non pas le non-être, autrement dit pourquoi il y a ce monde et pas un autre. Précisons également, afin de rentrer un peu plus dans la compréhension du mécanisme que <<si des incompossibles inégaux ont tous une raison d'exister, existera le moins empêché, donc le maximum, le plus parfait des compatibles. >> 3 On voit donc bien ici comment intervient le

1 E. Boutroux, Laphilosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.143

2 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, Chapitre 8 3Ibidem, P.3 19

maximum, au départ, une essence ne peut être créée toute seule, il faut qu'elle soit en bon <<rapport>> avec d'autres, que rien ne lui fasse obstacle, c'est-à-dire qu'elle doit être celle qui est la moins empêchée, celle qui réalise la plus grande quantité d'être comparaison faite avec celles que Dieu lui oppose lors du combat idéal qui se déroule dans l'entendement. Mais, l'exigence suprême reste la compossibilité avec le système optimal, en d'autres termes avec les attributs de Dieu, or c'est ici un point important, cette compossibilité ne peut être apercue que par une intelligence, Dieujoue donc un rôle actifdans le mécanisme. Jalabert écrit:

<<L'incompossibilité de tous les possibles rend nécessaire un choix intelligent [et intelligible] et nous oblige a admettre un entendement et une volonté dans l'Etre absolu. >>1

Il faut d'ailleurs préciser ici que la volonté est la mise en pratique des lois prescrites par l'entendement de Dieu et que tous deux sont liés. Dans le problème de savoir ce que gagne le monde a être créé si on considère qu'il l'est déjà dans l'entendement (le monde est déjà composé avant de passer a l'acte) et que la volonté est inutile ou tout au plus là pour réaliser la mathématique, si on considère que <<les essences paraissent contenir déjà en elles-mêmes de quoi arriver a l'existence, c'est qu'elles sont le produit de l'entendement divin, et que l'entendement de Dieu ne peut se séparer de sa volonté. La volonté divine est ce qu'il y a de réel dans les essences. >>2 C'est la volonté divine qui intervient lorsqu'il s'agit de procéder a l'ordonnance des possibles en système harmonieux.

Par conséquent, les possibles ne tendent pas d'eux-mêmes a l'existence, leur passage a l'acte est le résultat de leur intégration a la série maximale organisée par Dieu, autrement dit la vraie cause qui faut exister les essences se trouve dans les décrets que Dieu fait librement, le principal étant de vouloir faire le meilleur.

Clôturons ce point avec un beau passage de Jalabert résumant parfaitement tout ce que l'on vient de dire:

<<Le relatif ne peut être et agir qu'en fonction de l'absolu. Les essences relatives ne peuvent prétendre a exister que relativement a la sagesse divine, en tant qu'elles sont présentes a son entendement; elles ne peuvent triompher dans le conflit des possibles qu'en rapport avec la bonté divine et par un acte décisoire de sa volonté. (...). Le possible logique ne devient un

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.106 2E. Boutroux, La philosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.156

existant possible, que parce que Dieu le concoit comme possible; sa tendance a exister n'est que la volonté antécédente du Créateur, qui se porte a tout bien; tandis que sa réalisation est la volonté conséquente, qui est créatrice par elle-méme. >>1

La difficulté que nous venons d'examiner nous éclaire sur les deux voies que nous avons recensé et nous pouvons désormais apporter quelques détails supplémentaires, dans un premier temps sur la voie logique qui correspond au premier temps de la création, là oü s'exerce la volonté antécédente de Dieu et le jeu des maxima et des minima. Lorsqu'il appel les possibles dans son entendement, Dieu est guidé par un principe de détermination: pour chaque possible examiné, est prise en compte la dépense faite au cas oü il serait incorporé au meilleur système possible ainsi que son rendement, c'est-à-dire la richesse dont il pourrait être la source. Leibniz écrit dans le <<De rerum originatione radicali>>:

<<Il y a toujours, dans les choses, un principe de détermination, qu'il faut tirer de la considération d'un maximum et d'un minimum, a savoir que le maximum d'effet soit fourni avec un minimum de dépense.>>

Si pour tous possibles examinés, ne sont retenus que ceux qui sont producteur du maximum de richesses et de variétés et qui ne nécessitent pas de dépenses excessives, on voit bien comment Dieu, a partir de peu, fait se réaliser le maximum d'essence ou de possibilité. De manière générale, le temps, le lieu et la matière sont les données avec lesquelles Dieu compose, Leibniz parle de <<réceptivité ou capacité du monde >>, il s'agit de créer le maximum de réalité compte tenu des cadres que sont l'espace et le temps et la matière que représentent les essences. Dans ce contenant doit se loger la plus grande somme d'objets possibles et il en est du monde <<comme dans certains jeux oü il s'agit de remplir tous les espaces vides d'une table selon certaines règles. Si vous ne procédez pas avec une certaine adresse, vous finissez par vous trouver arrété devant des espaces inégaux aux jetons et vous serez forcé de laisser plus de vides que vous n'aviez le droit ou le désir d'en laisser. >>2 Par conséquent, on comprend pourquoi Dieu choisira davantage de donner au monde une forme sphérique puisqu'elle représente la forme oü il y a le moins de place perdue.

Au sein de la sphère se trouve donc un <<terrain >>, composé du lieu et du temps : il s'y exerce une stratégie, tout se passe comme si Dieu faisait une topographie du monde, le lieu donne le

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.106 2Leibniz, 0pusculesphilosophiques choisis, Paris, Vrin 1962, P.85

cadre oü il est possible de réaliser certaines choses, car chaque lieu peut recevoir telles ou telles choses mais pas n'importe lesquelles. Dieu est donc tenu de respecter le terrain sur lequel il compose le meilleur et relativement au temps, deuxième composante du terrain, il faut savoir qu'il y a un moment propice pour laisser éclore les choses, Dieu ne peut créer la chute d'Adam et l'incarnation de Jésus-Christ en un seul et méme temps (le temps étant ici compris comme étant le temps des créatures intelligentes) ou le second antérieurement au premier sans faire des choses contradictoires. De méme, on peut déduire de cela que Dieu ne saurait créer le monde complètement << réalisé >>, c'est-à-dire déjà tout parfait, au contraire, si Dieu ne peut créer tout tout de suite puisque le monde, étant donné sa particularité, l'en empéche (en effet, le monde limite l'action de Dieu en ce qu'il possède une capacité de réception limitée, Dieu ne peut donc pas porter le monde directement a l'infini c'est-à-dire a sa complète réalisation), on doit concevoir que la notion de <<progression>> n'est pas contradictoire lorsque l'on parle de l'Wuvre de Dieu.

Pour remplir ce monde, il faut donc qu'il soit composé d'une multitude de formes dont la variété doit être telle que l'on puisse remplir n'importe quels espaces afin d'éviter les vides, cet art nécessite par conséquent une méthode et une intelligence ordonnatrice supreme puisque son objet est un infini et qu'il s'agit par-dessus tout de produire le plus d'effets possibles en empruntant le moins de voies possibles et les plus simples. Selon cette méthode de rendement maximal orchestrée par Dieu oü il est question d'examen des possibles suivant leur convenance avec la capacité du monde, d'exigence de variété et d'ordre (l'une ne va pas sans l'autre car <<Une variété sans ordre est un état d'extrême confusion. Un ordre sans variété est parfaitement statique et finit par s'identifier a la mort >>1) et selon le mécanisme des essences parvenant a l'existence suivant qu'elles possèdent plus de perfection, on comprend comment la série des choses possédant le maximum de réalité parvient a l'existence.

Cependant, comme le dit F. Fédier, lorsqu'il s'agit, comme nous venons de le faire, d'examiner le rendement qui s'opère dans le mécanisme métaphysique afin de montrer que le meilleur des mondes possibles parvient comme cela a l'effectivité, il faut mettre au second plan la considération du bonheur des créatures. Méme si l'effet du meilleur des plans possibles sur les créatures est le plus de bonheur et de bonté possibles, la considération isolée du mécanisme sans qu'il ne soit fait état du dessein de Dieu de composer un monde oü il se

1 F. Fédier, Leibniz: deux cours: Principes de la nature et de la grace fondes en raison, Monadologie, Paris, Lettrage, 2002

réalise aussi le bonheur le plus haut conduit a penser que la perfection de l'univers est uniquement d'ordre logique et mathématique, par conséquent dénuée de caractère moral. C'est ici une objection de taille et non sans liens avec la dernière exposée (Dieu ne semble pas jouer un grand role dans le passage a l'acte des essences étant donné que la seule prétention des essences a l'existence semble pouvoir suffire a l'expliquer) et qui est soulignée par Couturat. En effet, celui-ci fait de la Théodicée de Leibniz une <<Logodicée >>, un système oü la bonté de Dieu ne transparaIt pas, un système froid oü tout se déduit de principes logiques, par conséquent, un système oü les créatures rationnelles, leur bonheur, ne sont pas pris en compte. Selon Couturat, la perfection de l'Wuvre de Dieu est mathématique parce que la perfection s'identifie a la quantité de réalité positive et elle est logique parce que Dieu crée un monde qui réalise le maximum d'effets a partir d'un minimum de principes. De ce point de vue on a vite fait de se représenter la création du meilleur des mondes possibles comme un problème de mathématiques ou comme un processus mécanique sans vie et sans dessein particulier, orchestré uniquement pour amener le maximum de perfection a l'être, sans considérations pour les êtres vivants. Certes l'ordre qui se compose dans l'entendement de Dieu selon le principe d'économie qui est une balance entre la fin et les moyens est digne de louange puisqu'il manifeste la perfection de son auteur et sa sagesse, mais c'est là le problème, il semble ne manifester que cela alors qu'on s'attendrait a ce qu'il laisse transparaItre la bonté de Dieu, elle qui est notamment orientée vers les créatures.

Certains textes de Leibniz nous invitent a abonder dans le sens de l'objection de Couturat, notamment le §5 du Discours de métaphysique oü Leibniz utilise cinq images pour exprimer la sagesse de Dieu et l'ordre du monde qui en découle, examinons ces images et tâchons d'en retranscrire la signification:

La première image est celle d'un excellent géomètre, Dieu est ici celui qui détermine le monde selon le principe de rendement tiré de la considération du maximum et du minimum; de là Dieu choisit une solution maximale.

La seconde image est celle d'un bon architecte, Dieu établit ici le meilleur rendement possible entre les données et leur utilisation (le terrain) et les multiples formes que l'édifice peut revêtir.

La troisième image est celle d'un bon père de famille, ici on s'attendrait a une comparaison avec Dieu pour montrer l'amour du père et l'action préservatrice qu'il exerce sur sa famille mais au lieu de ça Dieu est comparé a un père qui est capable de gérer les biens de la maison sans faire de gâchis, donc a un bon économe.

La quatrième image compare Dieu a un habile machiniste capable d'agencer des moyens efficaces pour une fin déterminée, Dieu est ici créateur d'une machine automatisée.

La cinquième et dernière image compare Dieu a un savant auteur, par conséquent Dieu et celui qui est capable de faire un minimum de décret faisant sens mais s'appliquant a quantité de choses, son << discours >> est ordonné, dans ses décrets s'expriment un maximum de pensée alors que ceux-ci sont en petit nombre.

On voit clairement que ces images n'expriment pas du tout la bonté de Dieu ni méme le rapport de Dieu avec ses créatures, tout est question de rendement maximal dans la production du meilleur monde possible, mais les créatures qui y vivent ne sont pas prises en compte, ce qui conforte la pensée de Couturat. Cependant, Leibniz dit lui-même que ces comparaisons ne doivent pas être prises au pied de la lettre et il y a nombre de textes qui viennent contrecarrer l'objection de Couturat et qui affirment au contraire que le bien, le bonheur des créatures est également pris en compte dans la création.

C'est dans le <<De rerum originatione radicali>> que Leibniz affirme la perfection morale du monde en plus de sa perfection métaphysique. Nous l'avons dit plus haut, c'est l'examen isolé de la première voie qui conduit a de telles erreurs de pensée, dans ses textes Leibniz met souvent en évidence le côté logique et mathématique de la création et le côté moral en aparté mais dans cette opuscule il établit comme il se doit sa pensée en affirmant qu'il ne faut pas confondre la perfection morale ou bonté avec la perfection métaphysique ou grandeur, il écrit >

<<(...) il faut prendre garde a cette conséquence de ce qui a été dit [il a été dit que le meilleur des mondes découlait de la prétention des essences a l'existence suivant leur degré de perfection, c'est la voie métaphysique], a savoir que le monde n'est pas seulement le plus parfait physiquement ou bien, si l'on préfère, métaphysiquement, parce qu'il contient la série des choses qui présente le maximum de réalité en acte, mais qu'il est encore le plus parfait possible moralement, parce que la perfection morale est en effet, pour les esprits eux-mémes, une perfection physique. D'oü il suit que le monde est non seulement une machine [on retrouve le côté mécanique] très admirable, mais encore qu'il est, en tant que composé d'esprits, la meilleure des républiques, celle qui leur dispense le plus de bonheur ou de joie possible, la perfection physique des esprits consistant en cette félicité. >>1

1 Leibniz, 0pusculesphilosophiques choisis, Paris, Vrin 1962, P.89

A la lumière de ce passage nous pouvons dire que le système de Leibniz est loin de ressembler a une Logodicée, il ne s'agit donc pas seulement d'une doctrine logique ou mathématique, quantitative et donc sans aucun caractère qualitatif et moral; au contraire, même si le monde est parfait métaphysiquement parce qu'il est celui qui actualise le plus de réalité, il est aussi celui qui est parfait moralement car il est l'Etat, la République la plus parfaite possible oü les esprits, créatures rationnelles susceptibles de bonheur, de plaisir mais aussi des contraires, ont, sinon la place centrale dans la création, du moins une grande importance aux yeux de Dieu. En effet, comme nous l'avons déjà dit, Dieu ne peut créer un monde oü les esprits seraient sacrifiés pour la perfection métaphysique de l'univers, ils sont au contraire ceux qui sont le plus a même de rendre hommage a l' uvre de Dieu, par conséquent Dieu ne peut que les <<favoriser >>, d'autant plus que de son acte créateur il est censé en retirer de la gloire: un monde dans lequel le bien des créatures est mis aux oubliettes risquerait d'être un monde placé sous le signe de l'échec divin, car comment Dieu retirait-il de la gloire de son uvre si les seules créatures vraiment capables de lui rendre ce dü ont été négligées lors de la détermination du meilleur des mondes possibles? Il faudrait nécessairement conclure a l'échec de l'entreprise divine, ce qui ne peut manifestement pas être le cas, Dieu se devant de créer le meilleur, non seulement au sens oü c'est le maximum de réalité qui est actualisé en fonction du cadre particulier que représente l'univers mais également au sens oü la création est aussi un optimum pour les créatures.

Il faut même dire que la perfection métaphysique n'est pas uniquement de l'ordre de la quantité car le maximum n'est pas seulement grandeur, il est aussi qualité. Même si il est vrai que la perfection du monde possède un aspect mathématique car il y a de l'infini partout, il faut être conscient qu'à côté de la quantité il y a aussi la qualité et que l'infini n'est pas de l'ordre de la quantité, comme nous l'avons déjà dit, mais bien de la qualité : Dieu est infini et pourtant il est un. Le nombre infini est contradictoire si bien qu'il n'est plus possible de soutenir que la perfection est d'essence quantitative.

Le §5 du Discours de métaphysique est très important pour la présente difficulté puisqu'il nous montre que le sort des esprits et déjà présent a l'esprit de Dieu lorsqu'il cherche a amener a l'existence le maximum de réalité suivant les considérations que nous avons abordé précédemment:

<<Or les plus parfaits de tous les êtres [Leibniz expose que la simplicité des voies est en balance avec la richesse des effets lors de la détermination du maximum], et qui occupent le moins de volume, c'est-à-dire qui s'empêchent le moins, ce sont les esprits, dont les

perfections sont les vertus. C'est pourquoi il ne faut point douter que la félicité des esprits ne soit le principal but de Dieu, et qu'il ne la mette en exécution autant que l'harmonie générale le permet.>>

Par conséquent, déjà dans le mécanisme métaphysique qui nous apparaissait tout a l'heure avec les cinq images comme étant dénué de références au bien des créatures, s'exerce ce que l'on peut appeler une providence divine a l'égard des créatures intelligentes. Les créatures sont elles-mémes l'objet du calcul divin, de la mathématique divine oü s'opère la détermination du maximum mais cela n'empêche pas que Dieu ait a l'esprit le dessein de rendre le monde propice au développement du bien des créatures autant que l'harmonie universelle le lui permet, car Dieu ne saurait faire d'entorse au meilleur des systèmes pour le bien des créatures. Ce §5 du Discours de métaphysique nous montre donc que la simplicité des voies, qui a lieu a l'égard des moyens, s'exerce également pour les créatures intelligentes, nous pouvons d'ailleurs préciser que selon Leibniz cette simplicité se manifeste, dans son rapport aux créatures, par l'hypothèse de l'harmonie préétablie. Leibniz la confronte a la théorie de Descartes qui explique l'influence de l'âme sur le corps comme un vécu que nous expérimentons au quotidien (via l'existence d'une glande faisant la jonction entre l'âme et le corps) mais qui au final demeure inexplicable (pour Descartes) et celle de Malebranche pour qui l'âme ne peut agir sur le corps ni sur d'autres âmes et le corps agir sur l'âme non plus que sur d'autres corps; il fait donc appel a Dieu (cause efficiente) pour expliquer la communication des substances et fait des créatures des causes occasionnelles: a l'occasion des modifications du corps ou de l'âme, c'est Dieu qui produit (miraculeusement selon Leibniz) dans l'âme ou dans le corps les modifications correspondantes. Avec l'harmonie préétablie de Leibniz, les créatures ne sont plus rattachées qu'à Dieu, il n'y a plus d'influences entre les esprits ni de manière générale entre les substances qui soient de l'ordre d'une causalité externe (le mécanisme de l'action et de la passion est interne et est lié a la théorie de la perception chez les substances), les rapports entre substances sont donc grandement simplifiés, la simplicité se trouvant également dans le fait qu'il n'existe qu'un seul lien, celui qui va de chaque substance a Dieu. Le §5 nous montre également que la variété, la richesse qui a lieu a l'égard des effets ou fins s'exercent aussi pour les créatures intelligentes. En effet, les esprits eux-mémes participent a la multiplication des effets de par leur nature de miroirs se représentant l'univers et Dieu luiméme. Leibniz écrit:

<<De plus toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l'univers, qu'elle exprime chacune a sa facon, a peu près comme une méme ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l'univers est en quelque facon multiplié autant de fois qu'il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de méme par autant de représentations toutes différentes de son ouvrage. >>1

Et: <<(...) toutes les âmes étant essentiellement des représentations ou miroirs vivants de l'univers suivant la portée et le point de vue de chacune, et par conséquent aussi durables que le monde lui-même. C'est comme si Dieu avait varié l'univers autant de fois qu'il y a d'âmes, ou comme si il avait créé autant d'univers en raccourci convenants dans le fond, et diversifiés par les apparences. Il n'y a rien de si riche que cette uniforme simplicité accompagnée d'un ordre parfait. >>2

Cette théorie de l'expression permet a Leibniz de démultiplier a l'infini la représentation de l'univers puisque chaque substance est un centre de perspective sur l'univers ou comme un monde en concentré et exprime, méme si c'est de manière confuse, tout ce qui se passe dans l'univers, passé, présent et futur. De plus, comme les substances s'entr'expriment, on peut dire que dans chaque représentation se trouve compris l'ensemble des autres substances et ce dans chaque substance, ce qui s'apparente a un jeux de miroirs se reflétant les uns les autres démultipliant ainsi l'univers et la représentation de sa perfection. Il est méme possible d'affirmer, pour aller contre l'objection formulée par Couturat, qu'en créant le plus parfait, Dieu favorise déjà les esprits et leur bonheur puisque ceux-ci éprouvent d'autant plus de plaisirs qu'il contemple la perfection du monde. En créant la série infinie des substances et plus particulièrement les esprits, Dieu réalise donc un merveilleux moyen de production de richesses, de variétés, en un mot, de perfection mais fait également preuve d'économie puisqu'il fait se refléter la diversité des substances dans chacune des substances créées et simplifie les rapports entre substances avec l'harmonie préétablie, qui, rappelons-le est une doctrine inventée par Leibniz d'après laquelle il n'y a pas d'action directe entre les substances créées mais uniquement un développement parallèle qui assure l'existence d'un rapport mutuel réglé d'avance par Dieu.

1 Leibniz, Discours de métaphysique, §9

2 Leibniz, <<Lettre a la reine Sophie-Charlotte du 8 mai 1704 >>, in Principes de la nature et de la grace, monadologie et autres textes, Paris, GF, 1996

Leibniz écrit: <<Or cette liaison [il parle de l'harmonie préétablie] ou cet accommodement de toutes les choses créées a chacune et de chacune a toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu'elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l'univers.

Et, comme une méme ville regardée de différents côtés parait tout autre, et est comme multipliée perspectivement; il arrive de méme, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque Monade.

Et c'est le moyen d'obtenir autant de variété qu'il est possible, mais avec le plus grand ordre, qui se puisse, c'est-à-dire, c'est le moyen d'obtenir autant de perfection qu'il se peut. >>1

Si au niveau mathématique (de la science), la perfection consiste dans l'homogénéité, la simplicité, l'unité, au niveau de l'être, la perfection consiste dans la richesse, la fécondité, l'activité et c'est encore de Descartes que Leibniz se distingue ici, car méme si celui-ci admet, en bon mathématicien, la réduction logique du divers a l'homogène, il ne méprise pas pour autant, comme Descartes peut le faire, le divers (en effet, pour Descartes le divers n'est qu'une apparence au sein de laquelle il faut trouver l'homogénéité, il réduit d'ailleurs tout le domaine de l'étant a de l'étendue ou a de la pensée). En métaphysicien, Leibniz effectue l'inverse d'une réduction, il souhaite montrer que dans le domaine de la vie, l'homogène doit engendrer le multiple, la variété en accord avec la loi de l'harmonie universelle.

Reprenons l'étude de l'objection, Grua écrit: <<Graduée, la perfection comporte donc une mesure métaphysique, science capitale car elle détermine l'existence du meilleur, du plus harmonique et beau, du plus parfait ou du plus possible d'essence. >>2

Il y a donc bien ici, comme l'a souligné Couturat, un maximum, une volonté de chercher << le terme supreme de chaque genre>> mais a la lumière des textes leibniziens, nous sommes en mesure d'affirmer que déjà dans ce mécanisme est présente la considération du bien des créatures car le maximum est aussi recherché en matière de bonheur pour les esprits et les esprits eux-mémes font partis du calcul qu'opère Dieu a l'origine de la création.

1 Leibniz, Monadologie, Paris, Delagrave, 1963, §56, 57 et 58

2 Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, P.338

Leibniz écrit : <<Il suit de la perfection suprême de Dieu qu'en produisant l'univers il a choisi le meilleur plan possible oü il y ait la plus grande variété, avec le plus grand ordre, le terrain, le lieu, le temps les mieux ménagés : le plus d'effet produit par les voies les plus simples ; le plus de puissance, le plus de connaissance, le plus de bonheur et de bonté dans les créatures que l'univers en pouvait admettre. Car tous les possibles prétendant a l'existence dans l'entendement de Dieu a proportion de leurs perfections, le résultat de toutes ces prétentions doit être le monde actuel le plus parfait qui soit possible. Et sans cela il ne serait pas possible de rendre raison pourquoi les choses sont allées plutôt ainsi qu'autrement. >>1

Dans ce texte, on voir clairement que Leibniz fait référence au principe de détermination du maximum et que le bonheur et la bonté des créatures y sont compris. Pourquoi donc l'objection de Couturat a-t-elle été formulée? D'oü vient l'erreur de ce reproche? Pour Jalabert, l'objection résulte d'une mauvaise compréhension de la bonté divine. En effet, celle-ci ne doit pas être prise dans un sens anthropomorphique, la bonté de l'homme consiste a aimer son prochain mais dans la tradition, la bonté de Dieu consiste dans l'amour que Dieu porte a ses perfections (Leibniz est d'accord avec cela). Bien entendu, personne n'oserait nier l'amour que porte Dieu a ses créatures car il dérive, comme on l'a vu de l'amour de soi, Dieu aime ses créatures parce qu'elles sont faites a son image. Le problème est que dans l'objection que Couturat formule, le jugement porté sur la création résulte d'un point de vue humain, l'homme ayant tendance a se représenter un Dieu pardonnant, rendant la faute impossible alors que Leibniz, lui, lorsqu'il porte un jugement sur la création, le fait en se placant au sein de l'essence divine et ne concoit pas le bien uniquement dans son rapport avec les créatures intelligentes mais dans son rapport avec l'univers tout entier. Même si Dieu possède une volonté de gloire qui enveloppe une volonté de bienveillance, elle ne s'y ramène pas, si bien que Dieu ne sacrifiera pas tout a l'intérêt des créatures raisonnables. Dieu a le souci de chaque être mais également de l'ensemble de la création et il concilie les deux en créant le meilleur. Cependant la commodité du monde (et par suite l'optimum) n'apparaIt pas a tous car le plan divin, pourtant le meilleur, n'est pas avantageux pour tous, d'oü l'existence de jugements négatifs, partiels et fondés sur un anthropomorphisme et un égocentrisme démesurés. Heureusement, la philosophie de Leibniz invite les créatures intelligentes a dépasser leur point de vue, c'est-à-dire, non pas a détourner les yeux du mal qui se trouve dans la création mais a le regarder comme un composante nécessaire, permise

1 Leibniz, Principes de la nature et de la grácefondes en raison, Paris, GF, 1996, § 10

puisqu'elle fait parti du meilleur que Dieu a créé et a s'élever a celui de Dieu d'oü l'harmonie universelle peut être contemplée et l'insertion de l'humanité dans le dessein de Dieu comprise.

A ce sujet Leibniz écrit, nous montrant par là le double point de vue, celui de l'homme égocentrique, étriqué et celui de l'homme savant, a priori : <<Mais dira-t-on, c'est le contraire que nous constatons dans le monde [point de vue a posteriori] : c'est pour les meilleurs, bien souvent, que les choses vont le plus mal, ce ne sont pas seulement des bétes innocentes, mais encore des hommes innocents qui sont accablés de maux, tués parfois méme avec une extreme cruauté, si bien que le monde, surtout si l'on considère le gouvernement humain, ressemble plutôt a un chaos qu'à l'Wuvre bien ordonnée d'une sagesse supreme. Que telle soit la première apparence, je l'accorde. Mais dès qu'on examine les choses de plus près [point de vue a priori], l'opinion contraire s'impose. Il est a priori certain, par les arguments mémes qui ont été exposés, que toutes choses et a plus forte raison les esprits recoivent la plus grande perfection possible. >>1

La deuxième source d'erreur qui amène a s'imaginer que la perfection du monde n'est que métaphysique, nous l'avons déjà dit, se trouve être que l'on pense en général que la perfection du monde, sa bonté, et plus particulièrement celle qui se trouve au sein de l'humanité, doivent être jugées d'après un critère quantitatif alors qu'il doivent l'être d'après un critère qualitatif. En effet, mesurer la perfection ou encore le bien selon la quantité revient a accepter l'idée selon laquelle le nombre est susceptible d'infinité, ce qui est contradictoire.

Expliquons maintenant un peu plus en détail comment la détermination de l'optimum intervient dans le processus de création. La clé de la compréhension réside dans l'harmonie des facultés de Dieu: entendement, puissance et sagesse, ses trois attributs permettent de démontrer l'optimisme de Leibniz. En effet, l'optimisme repose sur l'affirmation qu'en Dieu la puissance est coéternelle a l'entendement et a la volonté ; il s'exerce là encore un jeu entre ces facultés d'oü le meilleur ne peut qu'advenir. Il faut donc examiner la manière dont les attributs divins se concilient en Dieu méme. Comme nous l'avons dit précédemment, il existe dans l'entendement de Dieu une infinité de mondes possibles mais parmi tous ces mondes, un seul doit parvenir a l'acte, Dieu doit donc choisir parmi la multiplicité des mondes

1 Leibniz, 0pusculesphilosophiques choisis, << De rerum originatione radicali >>, Paris, Vrin 1962, P.89

possibles. Cependant, comme il ne saurait le faire arbitrairement, il doit exister une raison suffisante a son choix. Nous avons explicité ce choix dans un premier temps par la théorie des essences possédant une tendance a l'existence suivant leur degré de perfection, Dieu ne pouvant vouloir que ce qui est le plus parfait possible. Nous avons également parlé de la nature des essences en affirmant que celles-ci étaient des êtres virtuels, incomplètement réalisés, <<existant>> parce que l'entendement de Dieu est réel mais sous une forme enveloppée, demandant cependant a devenir pleinement sujet et substance. Nous les avons caractérisées comme étant indépendantes entre elles et s'affrontant idéalement dans l'entendement de Dieu pour l'existence suivant une jeu de plus et de moins (de perfection) mais également comme représentant des unités dont les <<parties>> sont logiquement compatibles selon le principe de contradiction, ce qui signifie que Dieu ne conçoit pas de choses contradictoires, chacune des essences possédant une cohérence sans faille (en effet, dans la nature interne d'un possible tout est lié, rien ne peut être changé, c'est pourquoi un possible est ou bien admis a l'existence ou bien rejeté entièrement, Dieu ne peut décomposer les <<parties>> d'un possible pour les allier a d'autres). Elles nous sont apparues comme étant également indépendantes de Dieu lui-même car leur nature préexiste a l'action divine, en d'autres termes, elles possèdent un mode d'être qu'elles ne tiennent pas de Dieu mais qu'elles possèdent de toute éternité. Dans tout cela, le role de Dieu nous est cependant apparu comme indispensable. Malgré le côté mécanique du processus qui se joue a l'origine des temps, lorsque Dieu lance un appel aux possibles dans son entendement, il ne faut pas concevoir ce processus comme quelque chose qui s'amorce et se réalise tout seul. Certes, lorsque l'on dit que le role de Dieu est de régler le passage des essences a l'existence, on tend a penser au premier abord que Dieu est uniquement sollicité en tant que puissance productrice et que le reste se fait sans son intervention, comme si Dieu intervenait uniquement pour le passage a l'acte du meilleur des mondes possibles. Cependant, il s'avère que ça ne peut être le cas car il s'agit bien ici de régler le passage des essences a l'existence, par conséquent, Dieu doit également intervenir en tant qu'intelligence, procédant a la création du monde selon la représentation d'une loi. Laisser le monde se réaliser selon la seule exigence des essences reviendrait a accepter un monde chaotique et a faire du processus de création un processus se faisant selon une nécessité métaphysique ou absolue. A cela il est préférable de substituer l'exigence d'un choix divin guidé par la sagesse et la représentation du bien, par conséquent de faire du processus de création un processus nécessaire (puisqu'en vertu de la manifestation des ses attributs et de sa volonté de gloire, Dieu ne peut pas ne pas créer), mais d'une nécessité morale, compatible avec la liberté. Jalabert écrit:

<<Il ne faut pas séparer la volonté des motifs, considérer les idées de l'entendement [les essences tendant a l'existence] comme des forces indépendantes exercant leur pression sur la volonté. (...). Plus la volonté est éclairée, et plus l'action est libre. Il est facile d'en conclure que la seule liberté parfaite est la liberté divine, car Dieu seul choisit touj ours en parfaite connaissance de cause et par suite choisit toujours le meilleur. >>1

Outre la comparaison de la liberté divine avec celle de la créature imparfaite opérée dans ce passage, on peut relever la nature de l'action divine ainsi que la liaison des facultés. L'activité de Dieu résulte de la volonté divine inclinée moralement au meilleur et éclairée par l'entendement, c'est un déterminisme moral qui s'opère <<par le moyen terme d'une volonté réfléchie>> nous dit Jalabert, c'est-à-dire que l'action divine est subordonnée a la représentation du bien fournie par l'entendement, non de manière arbitraire mais en adéquation avec la volonté de Dieu qui dans son essence est prédisposée a suivre cette représentation sans qu'il y ait pour autant un déterminisme absolu.

Or cette nécessité morale s'exprime a travers le principe de raison, dans une des ses formulations particulières, a savoir a travers le principe de la convenance qui implique l'intervention de la volonté divine. En effet, si la puissance de Dieu peut réaliser n'importe quel monde, la sagesse de Dieu l'incline sans la nécessité, si ce n'est moralement, a réaliser le meilleur monde possible. Il faut remarquer quelque chose de très important pour la suite, c'est que, comme le dit Jalabert, la puissance de Dieu est <<plus ample>> que son action volontaire, autrement dit la puissance de Dieu va ad maximum et sa volonté, par l'intermédiaire de la sagesse qui lui montre l'optimum (c'est-à-dire le meilleur qui doit être créé) ad optimum. C'est ici un point central puisqu'il signifie que le mondé créé par Dieu n'est pas absolument parfait, et pour cause: au final, lorsque la volonté, <<conséquente>> ou encore <<décretoire >> comme l'appel Leibniz, fait passer a l'aide de la puissance divine le meilleur des mondes a l'existence, Dieu ne crée pas tout ce qu'il peut, autrement dit, Dieu <<aurait pu mieux faire>> si il n'avait pas été nécessité moralement a suivre la représentation de l'entendement. Ce que nous venons de dire ne signifie en aucun cas que, prises en compte toutes les choses auxquelles Dieu lui-même doit se plier, le monde ne soit pas le meilleur des mondes possibles, au contraire, il l'est et ce précisément en vertu de l'alliance des facultés de Dieu. Alors pourquoi avoir affirmé cela? Expliquons nous.

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.149

Leibniz écrit: <<Et c'est ce qui est la cause de l'existence du meilleur, que la sagesse fait connaItre a Dieu, que sa bonté le fait choisir, et que sa puissance le fait produire. >>1

Dans ce paragraphe se trouve la théorie de l'optimisme de Leibniz sous la forme de l'affirmation de l'existence du meilleur: le monde actuel est celui qui représente, comme nous l'avons dit, le plus riche composé (il s'y trouve de la diversité dans les formes et dans les êtres), celui oü le terrain a été le mieux aménagé de sorte que Dieu a pu y mettre le plus grand nombre possible d'éléments et oü il peut se réaliser le plus merveilleux développement possible suivant une parfaite harmonie. Il est également fait état dans ce texte de la prépondérance de la sagesse divine. En effet, on y voit la bonté déterminée par elle et ce infailliblement et la puissance produire ce que la sagesse même de Dieu a proposé a la volonté. Or, ce que propose la sagesse de Dieu ce n'est pas la perfection absolue mais le <<meilleur >>, qu'est-ce donc qui <<empêche>> la création d'un monde absolument parfait, aussi bien pris dans sa totalité que particulièrement, lorsque l'on observe ses parties? Premièrement (bien que cette raison soit importante, elle n'est pas celle qui constitue a proprement parler notre propos), le fait même que le monde créé se doit d'être imparfait sinon il faudrait dire que Dieu aurait créé son sosie, ce qui, en vertu du principe de l'identité des indiscernables que Leibniz formule et qui stipule que deux êtres réels diffèrent touj ours par des caractères intrinsèques et non pas seulement de par leur position dans l'espace et dans le temps (distinguables en soi donc), serait absurde car si Dieu créait son double identique, il faudrait dire qu'ils ne font qu'un. Plus particulièrement, ce qui empêche la création d'un monde absolument parfait, c'est la limitation originelle des essences dans l'entendement divin. En effet, l'imperfection fait aussi partie de la <<nature>> de toutes les essences, on ne saurait les concevoir comme parfaites sans en même temps en faire des petits dieux, ce qui est contradictoire, car c'est par ce moyen même que l'on peut les distinguer de Dieu. Dieu ne peut pas remédier a cette imperfection, il ne peut composer et décomposer les essences pour en faconner de plus parfaites, nous l'avons dit, elles doivent être prises telles qu'elles sont. La création ne résout pas non plus le problème puisqu'elle ne fait pas disparaItre la limitation originelle, bien plus elle la laisse intacte. On peut même voir que cette imperfection originelle explique beaucoup de choses dans le système leibnizien, notamment l'origine du mal qui ne saurait être attribuée a Dieu car le mal étant pour Leibniz une privation d'être, un

1 Leibniz, Monadologie, §55, Paris, Delagrave, 1998

manque, une imperfection et Dieu étant l'Etre qui existe par excellence, possédant toutes les perfections au plus haut degré, il ne peut en être le principe. Il faut davantage dire que c'est la <<région des vérités éternelles>> qui est la <<cause idéale >> ~ du mal (comme du bien), idéale parce qu'il n'en a pas d'<< efficiente>> car on ne peut causer ce qui a proprement parler n'existe pas. Cette imperfection originelle est appelée <<mal métaphysique>> par Leibniz et provoque le <<mal physique>> ou souffrance ainsi que le <<mal moral>> ou péché, le physique en tant que les créatures sont susceptibles de peine dont la finalité peut être multiple (pour corriger ou éviter un mal présent ou futur), moral en tant que le péché résulte d'une disposition oü la créature se ferme a l'action providentielle de Dieu, se met dans la haine des choses mondaines et de Dieu. Une autre exigence avec laquelle Dieu est <<contraint>> de composer se trouve dans l'idée de <<compossibilité >>. L'entendement de Dieu se représente le système le plus parfait compte tenu de l'imperfection originelle des essences, de la considération de leur quantité de perfection, mais également compte tenu du fait que les essences ne peuvent pas toutes faire partie du même monde, non seulement parce que cela viendrait a dire qu'un seule monde est possible (la distinction essence-existence serait donc superflue), et nous sombrerions alors dans un nécessitarisme a la Hobbes mais également parce que les essences ne sont pas toutes compatibles entre elles. L'univers actuel n'est que la collection d'un certains nombres de compossibles, les autres possibles compossibles entre eux formant d'autres mondes possibles mais étant restés a l'état de pures possibilités a cause de leur incompossibilité avec l'essence du meilleur système. En effet, si certaines essences étaient actualisées dans le même monde, il y aurait des contradictions dans l'Wuvre de Dieu, ce qui est impossible, par exemple, si Dieu faisait passer a l'acte un César franchissant le Rubicon et un César ne le franchissant pas, la contradiction serait manifeste, par conséquent, dans l'entendement de Dieu certaines essences ne sont pas compatibles, si l'une advient, l'autre ne le peut, d'oü l'importance du choix divin et de la règle qu'il suit lorsqu'il examine ces possibles: a la fois la compossibilité entre essences mais aussi la compossibilité avec l'harmonie universelle autrement dit avec l'essence du meilleur des mondes qu'il se propose de créer en vertu de son infinie bonté.

Lors de se processus, la sagesse de Dieu lui présente donc ce qui doit être, il a ainsi accès a une connaissance distincte de l'essence et du degré de perfection de tous les possibles mais aussi et surtout accès a l'essence du meilleur des mondes et a la manière dont il doit le composer suivant la matière dont il dispose (les possibles) ; sa bonté choisit effectivement ce

1 Leibniz, Essais de Théodicée, §20

que lui propose l'entendement, car en tant qu'il est souverainement bon, il veut le meilleur d'une nécessité morale, c'est-à-dire qu'il suit le jugement de son entendement de manière infaillible (il est en effet préférable d'être guidé par une regle, ici le bien, la représentation du meilleur donnée par l'entendement que d'agir a l'aveugle); sa puissance a en quelque sorte pour role d'écarter ce qui empêcherait aux essences choisies de développer ce qu'elles contiennent ou impliquent, c'est-à-dire de réduire a l'impuissance les autres possibles qui ne sont pas compossibles avec le plan divin et ce même si ils possèdent un degré de perfection élevé. Il faut d'ailleurs préciser que si l'entendement de Dieu ne lui avait pas montré l'optimum, c'est-à-dire si il n'y avait pas eu de meilleur monde possible, Dieu n'en aurait produit aucun puisqu'il n'y aurait eu aucune raison pour qu'il le fasse. L'exigence suprême est la compossibilité avec le dessein de Dieu, tout le processus qui se déroule <<avant>> la création (priorité de nature) aussi bien que le fonctionnement de la pensée divine et la coordination des facultés se fait en fonction de etpour la réalisation de l'optimum, le meilleur doit être. C'est ce qui fait dire a Boutroux que la question du degré de perfection que présente le monde doit être traitée avant tout a priori en partant de l'idée des attributs de Dieu et en prenant soin de les prendre ensemble car les traiter séparément provoque des erreurs. Par exemple, on ne peut comprendre le <<sacrifice>> d'une créature si on ne regarde que la bonté de Dieu, par contre, si on lie les attributs de Dieu, il est possible d'expliquer ce <<sacrifice>> par la considération de l'harmonie universelle en tant que dans l'entendement divin, la créature demandait elle-même le sacrifice, en vertu de son essence et compte tenu la marche de l'univers.

On peut donc voir que lors du processus visant a déterminer le meilleur des mondes possibles, il s'exerce une sorte de <<compromis >>. En effet, il est possible de distinguer deux phases : la premiere correspond a la volonté de Dieu de créer tout le bien et toute la perfection possible en vertu de sa suprême bonté; la seconde est celle qui a proprement parler détermine l'optimum, elle correspond au compromis qu'établit la sagesse compte tenu de l'exigence de compossibilité et de la limitation originelle des essences, elle correspond a une volonté <<conséquente>> qui se détermine au meilleur et non a l'absolument parfait, Leibniz écrit:

La BONTE de Dieu << l'a porté antécédemment a créer et a produire tout bien possible ; mais [que] sa SAGESSE en a fait le triage, et a été cause qu'il a choisi le meilleur

conséquemment; et enfin [que] sa PUISSANCE lui a donné le moyen d'exécuter actuellement le grand dessein qu'il a formé. >>1

La sagesse de Dieu intervient donc au moyen de la puissance divine pour borner le premier dessein de Dieu qui est de réaliser toute espèce de bien possible, et ce en présentant a la volonté le meilleur des systèmes possibles étant donné les exigences auxquelles Dieu doit se plier. La volonté conséquente de Dieu porte au décret global, elle porte sur l'ensemble du meilleur des systèmes, sur la série des choses qui s'y trouve ainsi que sur leurs rapports, elle est la volonté qui procède par <<optimisation>> et qui résulte du concours de l'ensemble des volontés antécédentes en conflit dans l'entendement divin a la manière d'un combat entre des raisons pour amener telle chose a l'existence de telle facon et non telle autre. Ces volontés finissent cependant par se <<composer>> entre elles et donc par se modifier mutuellement. Elles sont loin d'être <<vaines >> nous dit Leibniz2 car elles possèdent un efficace, même si au final, leur effet n'est pas <<plein>> puisque d'autres raisons, supérieures ou tout simplement en conflit, viennent les limiter. De cette compétition entre les volontés antécédentes résulte la volonté conséquente <<de telle sorte que, quand les effets de toutes ne peuvent coexister, il en soit obtenu le plus grand effet qui puisse être obtenu par le moyen de la sagesse et de la puissance. >>3

Précisons que la volonté antécédente primitive porte sur le particulier mais qu'elle veut universellement la même chose pour chaque être particulier (elle veut par exemple le salut de toutes les créatures rationnelles), cette première volonté (composée de multiples volontés) ne fait pas de compromis, elle veut empêcher le mal et faire advenir uniquement le bien, elle est a la fois proche des essences et en même temps semble en être éloignée car elle ne prend pas encore en compte leur limitation qui inclue nécessairement l'idée d'imperfection et qui est la source du mal; Leibniz parle même d'une troisième sorte de volonté, intermédiaire', la <<moyenne>> qui est déjà plus proche de la réalité des exigences auxquelles Dieu doit se plier (compossibilité et imperfection des essences) et qui est proche de la volonté qui porte au

1 Leibniz, Essais de Théodicée, § 116

2Leibniz , Causa Dei, §27

3lbidem, §26

' Dans un opuscule intitulé << Conversation sur la liberté et le destin >>, Leibniz tient a clarifier une chose: il n'y a pas de <<priorité de temps >> dans les décrets de Dieu même si on peut parler de <<priorité de nature >> lorsque l'on parle de volonté antécédente, moyenne et conséquente. Cependant <<il faut considérer que Dieu ne forme aucun décret sans avoir en vue toutes les causes et toutes les suites dans tout l'univers, a cause de la connexion de toutes choses. De sorte que le meilleur serait de dire que Dieu ne forme qu'un seul décret, qui est celui de choisir cet univers parmi tous les autres possibles, et dans ce décret tout est compris sans qu'on ait besoin de chercher un ordre entre les décrets particuliers, comme s'il y en avait d'indépendants les uns des autres.>>

décret; elle commence a combiner bien et mal mais de manière particulière, sans avoir égard a l'ensemble des biens et des maux et compose avec ce que la sagesse de Dieu montre, c'esta-dire le fait qu'il ne soit pas possible d'amener uniquement le bien a l'existence, le mal étant une composante des essences étant donnée leur limitation originelle. Leibniz écrit:

<<La volonté antécédente primitive a pour objet chaque bien et chaque mal en soi, détaché de toute combinaison, et tend a avancer le bien et a empêcher le mal : la volonté moyenne va aux combinaisons, comme lorsqu'on attache un bien a un mal; et alors la volonté aura quelque tendance pour cette combinaison lorsque le bien y surpasse le mal; mais la volonté finale et décisive résulte de la considération de tous les biens et de tous les maux qui entrent dans notre délibération ; elle résulte d'une combinaison totale. >>1

Ainsi, plus on descend vers la volonté conséquente et plus Dieu respecte ce que son entendement lui montre. Cependant, on voit clairement que dans ce processus c'est la bonté de Dieu qui transparaIt, elle est celle qui inaugure le mécanisme, elle est comme la cause de la création, car Dieu veut créer, il veut répandre ses perfections, et dans son infinie bonté il irait presque jusqu'à commettre une absurdité, créer un monde infiniment et absolument parfait comme lui, il irait presque jusqu'à s'épuiser dans cette création tellement il veut le bien de sa créature, le Dieu de Leibniz est a l'image du père se sacrifiant corps et âme pour son fils. Cependant, ne pouvant réaliser un monde absolument parfait sans en même temps violer les lois de son entendement et sans par conséquent se détruire lui-même, il prend en considération la matière déjà composée d'êtres <<vivants >>, lui demandant l'existence et avec lesquels il se doit composer le monde ; car il n'est pas le Dieu tyran, il n'est pas le Dieu froid de Descartes. Sa sagesse lui montre qu'il peut réaliser le bien en composant le meilleur des systèmes, certes imparfait, sans que sa bonté ne soit en rien entamée, diminuée, il suit ce que lui recommande sa sagesse et sa puissance réalise, en conformité avec sa volonté, un monde dont la bonté, la beauté et la perfection sont optimales.

Il doit nécessairement en être ainsi car la bonté de Dieu est infinie, on ne peut en concevoir de plus grande comme on ne peut concevoir une sagesse et une puissance supérieures a celle de Dieu. A ceux qui pensent que l'optimum est indigne de Dieu nous ne pouvons que leur reprocher leur mauvaise compréhension de l'aséité divine et de ses attributs: Dieu ne peut

1 Leibniz, Essais de Théodicée, § 119

faire que le meilleur sinon il faudrait concevoir une limitation aux facultés divines. Leibniz écrit a ce sujet:

<<(...) Dieu fait le meilleur qui soit possible: autrement ce serait borner l'exercice de sa bonté, ce qui serait borner sa bonté elle-méme, si elle ne l'y portait pas, s'il manquait de bonne volonté; ou bien ce serait borner sa sagesse et sa puissance, s'il manquait de la connaissance nécessaire pour discerner le meilleur et pour trouver les moyens de l'obtenir; ou s'il manquait des forces nécessaires pour employer ces moyens. >>1

La volonté divine se détermine donc selon la représentation du bien, il existe un lien indissociable entre la bonté de Dieu et la création du meilleur. L'optimum sert ici de motif a Dieu en méme temps qu'il explicite la structure de la création. Mais cet optimum résulte d'un concours de Dieu avec les essences, d'un concours de l'infini avec le fini, du parfait avec l'imparfait, de ce concours il ne peut donc pas résulter le tout parfait. Expliquons nous. Les perfections de Dieu s'exercent ensembles (elles sont compatibles en tant que formes simples, distinctes les unes des autres, elles ne peuvent se contredire) si bien que la volonté de créer le meilleur intervient lorsque la puissance est déterminée par la lumière de l'entendement, de plus on ne saurait concevoir que dans la création de l'univers Dieu ne fasse pas le meilleur car ce serait borner ses perfections dans leur exercice.

Cependant, il faut dire, face a l'objection suivante: si Dieu avait réellement un amour infini pour le bien et une haine infinie pour le vice, il n'y aurait pas du tout de vice dans le monde, que : <<quoique chaque perfection de Dieu soit infinie en elle-méme, elle n'est exercée qu'à proportion de l'objet, et comme la nature des choses le porte (...). >>2 Comme nous l'avons dit, Dieu ne peut remédier a l'imperfection originelle des essences, source du mal, c'est donc bien en conformité avec la nature des essences et en fonction de ce que lui commande son entendement moyennant la volonté de faire le bien3 que Dieu réalise le meilleur possible. Mais l'optimum a un prix: le mal métaphysique. Il est en effet un coüt <<minimum>> nécessaire pour que le meilleur des mondes parviennent a l'existence et comme l'être est supérieur au non-être (c'est un postulat), il est préférable de créer un monde présentant des imperfections que de ne rien créer du tout. A partir de là suit le processus que nous avons mis a jour suivant la limitation originelle des essences.

1 Leibniz, Essais de Théodicée, § 117 2Ibidem

3 Ibidem, § 327: <<Il n'y a que Dieu qui ait toujours les volontés les plus désirables, et par conséquent il n'a point besoin du pouvoir de les changer.>>

L'optimisme de Leibniz se manifeste dans cette deuxième voie que nous nommions plus haut <<théologique >>1 a travers l'idée selon laquelle la bonté de Dieu (perfection de la volonté) est un attribut essentiel et est déterminée moralement a se répandre; elle englobe méme en un sens la première voie, la logique, puisque de tout temps Dieu est guidé par la représentation du bien. L'aboutissement du mécanisme qui s'exerce dans le processus de création de l'univers se trouve être le plus parfait des mondes possibles mais cette perfection est relative et non absolue puisque l'univers ne possède pas la supreme perfection, seul fait de Dieu, il se caractérise davantage par la plus grande perfection possible (pour lui), notamment parce qu'en son sein le mal (en tant qu'il trouve son origine dans l'imperfection des essences) est présent de manière irrémédiable. Le mal métaphysique est donc nécessaire, contrairement au mal physique et moral, il entre dans les différents mondes possibles a titre de composant nécessaire puisque, aussi bien pour le monde actuel que pour les autres mondes possibles dans l'entendement divin, les essences restent finies, limitées. Leibniz écrit:

<<On peut prendre le mal métaphysiquement, physiquement et moralement. (...). Or, quoique le mal physique et le mal moral ne soient point nécessaires, il suffit qu'en vertu des vérités éternelles ils soient possibles. Et comme cette région immense des vérités contient toutes les possibilités, il faut qu'il y ait une infinité de mondes possibles, que le mal entre dans plusieurs d'entre eux, et que méme le meilleur de tous en renferme; c'est ce qui a déterminé Dieu a permettre le mal. >>2

Le mal métaphysique est inévitable, il est la privation d'un bien métaphysique, il est donc indissociable du bien lui-même. Dans le concept méme de <<finitude>> qui caractérise les essences sont comprises les notions d'imperfection, de limitation et de privation. Par conséquent, ceux qui auraient préféré que Dieu ne crée pas de créatures imparfaites en créant le monde, auraient préféré en fin de compte que Dieu ne crée pas du tout. La création de ce monde n'est possible qu'à la condition de créer des créatures imparfaites puisqu'elles sont déjà, dans leur nature idéale, limitées. D'un point de vue logique, il faut d'ailleurs que cela soit ainsi car si la créature n'était pas imparfaite, si elle ne possédait pas quelques

1 Jalabert décrit de la sorte la voie théologique in Le Dieu de Leibniz, P.204: <<La bonté est un attribut essentiel de Dieu; en tant que telle, elle est nécessaire, et consiste dans l'amour que Dieu porte a ses perfections. Mais cette bonté divine est déterminée, quoique librement, a se répandre, a créer. Dieu veut tout bien d'une volonté antécédente; il veut le meilleur monde possible d'une volonté conséquente ou décrétoire.>>

2 Leibniz, Essais de Théodicée, §21

imperfections de toute éternité, c'est-à-dire avant même le péché, il faudrait dire qu'elle est Dieu lui-même.

On peut donc voir déjà que Dieu n'est pas cause du mal métaphysique (ce qui répond a une partie des objections sur l'effectivité du mal dans le monde), ce sont les créatures qui du fait de leur imperfection originelle sont par suite créées déficientes (dans leur mode de connaissance, dans leur capacité a voir le bien réel), il faut même dire que si l'origine du mal se trouve dans cette limitation essentielle des possibles, il n'y a pas a proprement parler de cause efficiente du mal, celui-ci a tout au plus une cause idéale (comme le bien) qui se trouve être l'entendement de Dieu car il est une privation totale d'être. Pour signifier que le mal n'a pas de cause, que son non-être n'est pas causé, ce qui serait absurde, la tradition scolastique a nommé la cause du mal comme étant une cause deficiente.

Puisque la constitution des possibles est ainsi de toute éternité, il faut dire que le mal est inséparable du bien mais qu'il est aussi sa condition: inséparable parce que le mal est coéternel au bien dans l'entendement divin et sa condition parce que la volonté conséquente qui (ne) tend (qu') au meilleur, admet le mal comme condition de la réalisation du bien qui se trouve dans le meilleur des systèmes possibles. Il sera a propos de voir par la suite que même dans la considération a posteriori du monde, le mal joue aussi ce rôle de condition, il rend possible et détermine un plus grand bien. Mais pour l'instant, il suffit pour notre propos de dire que le mal, le désordre qui se trouvent impliqués dans le meilleur des mondes possibles, n'entament en rien la perfection, aussi bien métaphysique que morale, de l'Wuvre de Dieu. L'inégalité au niveau de la répartition des biens et des maux dans le monde, comme l'imperfection des créatures représentent une nécessité que demande l'harmonie universelle. C'est en vertu de ces imperfections que Dieu peut réaliser l'infinité des degrés de l'être. Comme nous l'avons dit, la sagesse de Dieu demande a ce que l'univers soit riche et varié, composé d'une multiplicité de formes, or on voit clairement que si Dieu multipliait uniquement le parfait, il n'en sortirait pas de la diversité mais de la pauvreté: <<multiplier la même chose, si noble qu'elle puisse être, est une pauvreté>> écrit Boutroux dans son explication de la philosophie de Leibniz. On retrouve la même exigence dans la création des créatures dont le degré de distinction dans leur perception est inégal; là encore il s'agit de diversité exigée par la sagesse de Dieu, cela permet aux substances de se distinguer et en même temps de faire en sorte qu'il n'y ait pas de lacunes entre les degrés de perfections mais plutôt continuité de zéro a l'infini.

Au final, il faut dire que Dieu ne créant pas les essences, il n'est pas responsable de leur déficience originelle, il fait donc exister le mal, ou plutôt le permet, non pour lui-même car il n'est pas l'objet d'une volonté particulière, mais parce qu'il est compris dans le meilleur des plans que sa sagesse ne pouvait manquer d'élaborer. Cette permission ne doit donc pas poser problème comme si il était question de savoir si celle-ci est licite et digne de Dieu, elle doit être prise comme une composante nécessaire et comme quelque chose d'obligatoire, même, et surtout pour Dieu.

Il nous faut maintenant amorcer une descente en nous intéressant aux créatures qui seront plus particulièrement l'objet d'une troisième étude. Nous pouvons d'ors et déjà affirmer que la création du monde est aussi un optimum pour les créatures susceptibles de bonheur malgré le mal. Grua cite Leibniz:

<<Dieu, s'il est ce qu'il ne peut manquer d'être, a sans doute eu égard principalement a cette sorte de créatures capables de le connaItre et de l'aimer, lorsqu'il a formé les autres, et puisqu'il est lui-même un esprit, et que tout n'est fait que pour les esprits, je suis assuré que les esprits ont été bien coordonnés préférablement a toutes les autres choses, qu'ils passent infiniment en noblesse, puisqu'ils expriment la perfection de leur créateur d'une toute autre manière que le reste des créatures incapables de cette élévation. >>1

Ce texte nous révèle que les esprits représentent un souci particulier pour Dieu mais nous en apprend également un peu plus sur Dieu lui-même: Leibniz raisonne de manière logique, si Dieu est ce qu'il est, il n'a pu que faire en sorte de faconner le monde a la convenance des esprits. Pourquoi cela? Cela tient au fait même que les esprits sont les seules créatures capables de bonheur et de plaisirs et les seules a pouvoir rendre hommage a leur créateur qui, comme on l'a dit, crée pour répandre sa gloire et manifester ses perfections. Par conséquent, si seuls les esprits sont capables de bonheur et seuls a pouvoir manifester la gloire de Dieu, il est logique que Dieu se soit donné pour principal dessein de contenter les esprits et ait fait en sorte que le monde soit pour le mieux pour eux. Cela ne veut pas pour autant dire que Dieu sacrifierai tout le reste de la création au seul bonheur des esprits puisque les autres créatures sont également censées manifester la gloire de Dieu mais comme elles sont dénuées de

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, chapitre 11

réflexion, elles servent plus qu'elles ne témoignent de cette gloire et favorisent également le bonheur des esprits. Grua écrit:

<<Créant pour sa gloire, Dieu a tout constitué de la façon la plus parfaite par rapport aux créatures raisonnables, pour que tout leur plaise d'autant plus qu'elles entreront dans l'intimité des choses. >>1

Bonheur et connaissance sont ici rapprochées. La Confessio philosophi nous le montre encore plus parfaitement lorsqu'elle nous dit que les esprits sont les seuls a pouvoir être heureux car ils sont les seuls être conscient de leur bonheur: nul n'est heureux sans savoir qu'il l'est, or tout être conscient de son état est un esprit, donc nul n'est heureux qui ne soit un esprit2 . Ce rapprochement est d'autant plus sensible que le bonheur des esprits consiste a <<éprouver l'harmonie >>, c'est-à-dire a percevoir la tendance a l'unité qui se joue au sein méme de la diversité, a percevoir la perfection du monde, sa richesse, son unité en méme temps que sa diversité. De la méme manière que l'harmonie dans la perception consiste a percevoir la tendance a l'identité, l'harmonie de l'esprit se jouera dans la pensée de l'harmonie concentrée dans l'esprit, autrement dit dans la perception intuitive de l'harmonie universelle, par suite de Dieu. Le bonheur est donc inséparable du plaisir que l'on a de contempler Dieu et l'univers.

Ce qu'il nous faut ici retenir pour la suite, c'est que Dieu voulant retirer de sa création de la gloire il a nécessairement du, lors de la composition du meilleur de monde, accorder une attention toute particulière aux esprits qui sont les seuls a pouvoir manifester sa gloire. L'amour et la gloire de Dieu sont indissociables de la création du meilleur des mondes, en général mais aussi pour les esprits. Cependant, il ne faut pas tirer de conséquences hâtives, certes le monde a été créé de facon a convenir aux esprits mais cette convenance n'a pas été exclusivement mise en place pour satisfaire les désirs égoIstes des esprits: si Dieu privilégie les esprits, il ne peut le faire que relativement a ce que demande l'harmonie universelle et non intervenir miraculeusement pour sauver un esprit ou pour lui éviter un mal, Dieu est nécessité moralement a respecter le cours harmonique de l'univers. C'est ce que Grua dit lorsqu'il écrit :

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, chapitre 11 2Leibniz, Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.31

<<On peut dire que les esprits rendent gloire a Dieu par leur bonheur même, et que Dieu a fait le monde en vue de sa plus grande gloire, ou du plus grand bonheur des esprits, non absolu et universel, mais tel qu'il est collectivement possible. Ainsi, tout en prenant la tête des créatures, les esprits restent subordonnés a la gloire de Dieu. Leur bonheur collectif lui équivaut. Sa distribution est limitée par l'harmonie universelle qu'elle exige. >>1

Il faut donc se garder de deux choses : une gloire qui ne soit recherchée par Dieu sans même une manifestation de sa bonté (cette recherche serait vaine puisque les esprits ne reflèteraient pas l'harmonie mais un Dieu tyran) ou encore une bonté que ne soit définie que par rapport aux esprits et a leurs profits (ce serait prendre la bonté de Dieu dans un sens anthropomorphique et penser que Dieu pourrait sacrifier l'univers pour le bonheur d'un esprit).

Au terme du second moment de notre étude, nous pouvons voir que l'optimisme de Leibniz est l'objet d'une démonstration, il est considéré a priori et se construit a partir d'une réflexion sur l'idée de Dieu. Afin d'établir pourquoi la philosophie de Leibniz pouvait être dite << optimiste >>, nous avons été contraint de passer par l'établissement de l'essence de Dieu en explicitant notamment en quoi consistaient ses attributs. Une telle méthode s'est en réalité révélée être une description du mécanisme de la pensée divine mais également une analyse de la relation entre Dieu et les créatures possibles avant même la création de l'univers. C'est en effet une chose très importante que cette distinction que Leibniz opère entre les essences et les existences puisque l'univers résulte du <<concours>> entre Dieu, en ce qu'il se propose de créer le meilleur et les essences compte tenu de leur nature (elles sont incréées dans l'entendement divin, se révèlent ne pas être toutes compossibles lorsqu'il s'agit pour Dieu de les assembler pour composer le meilleur des systèmes et sont imparfaites). Ce mécanisme de la pensée de Dieu nous est apparu comme procédant selon deux voies ou deux temps, non distincts mais solidaires et interdépendants, deux temps qu'il est possible de distinguer mais qui ne sont en réalité qu'un seul en Dieu. Un premier temps, logique et mathématique oü entrait en considération la détermination d'un <<maximum>> dans l'optique de la création du meilleur des mondes, ce maximum ayant égard a la perfection des essences et a leur

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, P.375

prétention a l'existence mais également au fait méme que Dieu se propose de créer le plus riche composé, possédant variété et ordre selon des voies dont la simplicité ne diminue pas la richesse des effets ; un second moment, moral ou théologique, oü la bonté de Dieu entrait en considération dans la détermination cette fois-ci d'un <<optimum>> correspondant réellement a ce que nous appelons le <<meilleur >>. Cette bonté de Dieu est en effet la clé du mécanisme métaphysique qui s'exerce a l'origine, elle est cause dufiat de Dieu et méme avant cela, de la décision de créer et de se communiquer. Nous avons affirmé que cette bonté s'exercait sur l'univers tout entier: Dieu ayant égard au tout et aux parties, rien n'est laissé pour compte car aucune partie ne peut être jugée moins digne de la bonté de Dieu quelque soit son degré de perfection. La bonté de Dieu s'exerce sur tout mais en conformité avec ce que l'harmonie universelle réclame. Si Dieu a égard a tout lors de la détermination du meilleur des mondes possibles, le genre humain, une partie de l'univers qui rentre en compte dans le dessein de Dieu doit donc aussi être l'objet d'un optimum, autrement dit, l'optimum créé par Dieu doit pouvoir être profitable aux créatures susceptibles de bonheur, celles qui sont a méme de penser et d'éprouver l'Wuvre de Dieu. C'est ce que Leibniz entend démontrer, et c'est ce que nous avons esquissé en affirmant que la volonté qu'a Dieu de retirer de la gloire de son Wuvre était indissociable de la création du meilleur et plus particulièrement du meilleur pour les esprits et ce compte tenu du mal métaphysique qui s'exerce déjà a l'origine dans l'entendement divin au sein des essences. <<La gloire exclut le pouvoir de faire mieux, car elle consiste a montrer la perfection divine, elle suppose donc que Dieu agit de la facon la plus parfaite, choisit ce qui atteste le mieux sa gloire. >> 1 Il ne peut en être autrement sinon Dieu n'aurait pas créé l'univers. Face aux objections sur la bonté de l'univers dans son rapport aux esprits, il faut se garder de tomber dans un anthropomorphisme, comme si l'univers était uniquement fait pour les esprits que nous sommes; il faut au contraire affirmer, contre toutes objections et contre l'expérience méme qui recense une multitude de maux, que Dieu nous aime et qu'il peut se faire aimer de nous en retour suivant ce que demande l'harmonie universelle.

Mais qu'en est-il des créatures en tant que telle? Il est vrai que jusqu'ici nous avons procédés de démonstrations en démonstrations, c'est-à-dire totalement a priori afin de révéler que l'optimisme de Leibniz se montrait dans la doctrine de la création et dans le jeu méme des facultés de Dieu suivant les exigences auxquelles Dieu était confronté lors de la détermination du meilleur possible. Mais que dire des créatures encrées dans ce meilleur des

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, P.311

mondes possibles ? Quelle est, ou plutôt quelle devrait être leur disposition ? De l'optimisme comme théorie nous pouvons passer a l'optimisme comme état d'esprit, comme disposition des esprits et examiner comment la philosophie de Leibniz, dans ce que nous venons d'établir, procure aux créatures intelligentes un contentement que l'on peut nommer <<optimisme >>. Il sera également intéressant d'examiner les conséquences d'une telle disposition chez les esprits : quel regard sur le monde, que procure de manière générale cet optimisme? Mais aussi les modalités méme d'accès a cet optimisme, plus particulièrement dans ce qu'il affirme: notre monde est le meilleur des mondes possibles, seront aussi abordées : la raison suffit-elle pour accéder a ce que l'optimisme en tant que théorie stipule ou bien serait-il finalement question de foi?

* **

TROISIEME PARTIE

L'optimisme chez les creatures rationnelles

Il est temps d'examiner l'optimisme chez les créatures pris en tant que disposition, de voir ses conséquences et d'examiner comment l'optimisme peut par là même s'implanter dans les esprits.

A - L'exercice de la raison mène les esprits a l'optimisme entendu comme disposition.

Jusqu'ici nous avons mis en place la théorie de l'optimisme telle qu'elle a pu être extraite a partir de la considération du mécanisme s'exercant lors de la création de l'univers et plus particulièrement a partir de l'idée de Dieu et de la considération de l'exercice de ses facultés lors de la création du meilleur des mondes, notamment en ce qu'elles s'exercent ensemble. Nous avons, tout au long de l'étude précédente, procédé de manière a priori et selon une méthode progressive en considérant les choses du point de vue de l'essence divine, méthode nécessaire puisque l'optimisme de Leibniz est démontrable par la raison et non par les données de l'expérience qui viennent la plupart du temps se positionner a tort contre toute doctrine soutenant la perfection du monde. Avec Leibniz, il faut dire que l'optimisme domine l'expérience mais sans la nier, Leibniz s'attachant a montrer la raison des maux dans l'univers. Comme le souligne E. Boutroux, <<Au lieu de chercher Dieu par une méthode régressive [de la considération du monde a l'existence de Dieu], il [Leibniz] s'installe d'abord au sein de son essence et considère les choses de son point de vue: il va de Dieu aux choses, de l'infini au fini. >>1 Cette méthode nous a donc permis d'établir que l'optimisme de Leibniz se traduisait sous la forme d'un optimum, d'une création optimale, résultat du travail divin s'opérant <<avant>> le décret final et débouchant sur un état qu'il nous a fallu décréter comme étant le plus favorable, par suite le meilleur (dans son ensemble et particulièrement pour les esprits), eu égard a la nature de Dieu, a son dessein mais également considération faite de la nature de la <<matière>> avec laquelle Dieu s'est vu contraint de composer, a savoir avec des essences ontologiquement imparfaites.

Il s'agit désormais pour nous de prendre en considération l'optimisme mais tel qu'on le concoit au premier abord, c'est-à-dire comme état d'esprit, comme affection, mais comme affection réfléchie, car comme nous l'avons dit, l'optimisme de Leibniz est philosophique, construit d'après des raisons et sur la raison, il ne se laisse pas influencer par l'expérience. Nous devons par conséquent examiner, puisque nous sommes les créatures qui réfléchissons sur le monde et par qui l'optimum du monde fait sens, comment, en effet, depuis notre

1 E. Boutroux, philosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.7

condition d'être incarné, l'optimisme peut se manifester et se faire opinion et même doctrine en nous; comment, de plus, il est possible de le défendre contre les objections et apparences de l'expérience, autrement dit établir par quels moyens accessibles a l'homme qui se dit esprit il est possible de parvenir a la certitude que le monde dans lequel nous nous trouvons est le meilleur possible, ce qui est fonder l'optimisme en tant que disposition affective, regard sur le monde.

Il est donc possible de voir que tout ce que nous avons établi dans le second moment de notre étude a été tiré a priori de la notion de Dieu et non de l'expérience, plus particulièrement au moyen d'une faculté de connaItre, celle-la même avec laquelle on définit l'homme : la raison. C'est avec et selon la droite raison que Leibniz met en place son système, c'est avec l'aide de la seule raison qu'il entend faire surgir la vérité lorsqu'il examine la notion de Dieu et ses conséquences pour la création de l'univers. Pour nous qui souhaitons disserter sur l'optimisme, ce n'est pas autrement que nous devons procéder puisqu'il s'avère que montrer comment les créatures peuvent atteindre une disposition optimiste, c'est-à-dire être persuadées que le monde est le meilleur des mondes possibles et qu'il est aussi un optimum pour leur bien être, revient en quelque sorte a expliciter aussi bien la démarche propre de Leibniz que le mécanisme qui doit s'effectuer dans les esprits si ceux-ci veulent parvenir a un état d'oü l'harmonie universelle leur dévoile la perfection métaphysique et morale de l'univers. Le processus par lequel Leibniz aboutit a son <<optimisme>> est le même que chaque esprit doit parcourir pour atteindre la disposition affective que l'on nomme <<optimisme >>. Comment donc s'effectue l'atteinte, l'implantation, la découverte de ce qui est pour Leibniz la vérité et qui apparaIt pour nous source d'optimisme? D'après ce que nous venons de dire, il est clair que l'optimisme comme état d'esprit et par conséquent comme vision du monde résulte d'une réflexion sur Dieu, il est indissociable d'un travail de la raison pour connaItre Dieu, son essence. Par conséquent, il est possible de dire que la disposition de la créature sera différente selon qu'elle se représente un Dieu tel que celui que Leibniz décrit, un Dieu dont les perfections sont liées et s'exercent ensemble, un Dieu qui en conséquence agit en prenant en considération ce que sa nature demande, c'est-à-dire la création du meilleur ou bien un Dieu dont l'essence se trouve circonscrite par la seule notion de puissance infinie. Nous voyons ici qu'il s'agit évidemment de capacité a atteindre la vérité, a raisonner correctement sur les matières concernées et donc aussi de la propension a l'erreur et de ce qui peut être source d'erreur, par conséquent de ce qui peut masquer la vérité nous menant a

l'optimisme, a ce que Leibniz - qui prétend bien sür posséder la vérité sur ces matières - luimême théorise.

Nous ne souhaitons pas revenir ici sur la totalité des résultats de Leibniz que nous avons abordé précédemment, qu'il nous soit simplement permis de dire que l'optimisme de Leibniz dépend intégralement de la représentation qu'il se fait de Dieu: un Dieu dont la puissance va ad maximum et la bonté ad optimum, un Dieu louable car il ne fait rien sans raison, sans connaItre que ce qu'il fait est le meilleur possible, un Dieu qui suit par conséquent ce que sa sagesse lui montre comme devant être. Par là on comprend pourquoi Leibniz s'attache a montrer la fausseté des conceptions spinoziste et cartésienne de la divinité, ce qu'il veut, c'est précisément rapprocher les créatures de leur créateur et il y parvient en définissant un Dieu providentiel, un Dieu proche de l'homme dans les deux sens du terme, notamment parce qu'il le définit comme directement concerné par sa création, soucieux de sa perfection, de son bonheur mais également parce qu'il réduit la différence entre Dieu et les créatures a n'être plus qu'une différence de degré d'être, de degré de perfection et non dans une différence de nature, comme si la manière d'opérer de Dieu n'avait pas quelques similitudes avec celle des esprits lorsque ceux-ci agissent et progressent par la réflexion sur le chemin de la vérité (l'homme peut imiter l'action de l'entendement divin et la de la volonté divine). C'est donc en un sens pour détruire les obstacles menant a l'optimisme - qu'il ne définit pourtant pas - et a la confiance en Dieu que Leibniz montre l'erreur des diverses conceptions de Dieu auxquelles sa philosophie le confronte. Il montre ainsi que le <<despotisme divin>> est l'erreur des théologiens qui suppriment la bonté de Dieu en faisant de la volonté divine la source arbitraire de tout ce qui est et que l' <<anthropomorphisme>> est quant a elle l'erreur de ceux qui au contraire rabaissent la grandeur de Dieu, ce qui, nous le verrons, est la source d'un certain égocentrisme chez le créatures qui s'imaginent a tort que Dieu devrait intervenir auprès d'elles constamment pour supprimer la cause de leur maux, cette erreur, conjuguée avec l'idée selon laquelle tout est fait dans l'univers pour les créatures rationnelles ayant pour conséquence chez la créatures un penchant pour le pessimisme (puisque dans la réalité Dieu n'intervient pas comme elles pensent qu'il devrait le faire), qui a pour conséquence la haine des choses mondaines et de Dieu lui-même. Leibniz écrit:

<<Les théologiens rigides ont plus tenu compte de la grandeur de Dieu que de sa bonté; les relâchés ont fait le contraire: la véritable orthodoxie a également a cWur ces deux perfections.

L'erreur qui abaisse la grandeur divine pourrait être appelée anthropomorphisme, et despotisme celle qui enlève a Dieu sa bonté. >>1

Par conséquent, lorsque Leibniz nous donne sa conception de la nature de Dieu, il est possible ensuite de trouver pour notre propos ce que l'on peut nommer un <<fondement>> a l'optimisme des créatures. Ce qui procure a la créature un état d'esprit confiant et assuré c'est notamment la soumission de Dieu au principe de raison, principe qui sert, nous l'avons dit, a Leibniz dans la fondation méme de son système mais qui par conséquent sert aussi aux créatures lorsqu'elles veulent atteindre la vérité, comme elles peuvent le faire selon Leibniz si elles s'attachent correctement a suivre la raison. La soumission commune de Dieu et des créatures au principe de raison permet a Leibniz de montrer que les assertions qu'il fait et qui sont les composantes méme d'une << théorie de l'optimisme >> sous jacente chez lui ne sont pas rien, c'est-à-dire ne sont pas éloignées de la réalité, si bien qu'avec Leibniz, la raison peut disserter sur Dieu, sur sa nature, comme nous avons pu le faire précédemment, et les assertions avoir quelques rapports avec les vérités qui se trouvent dans l'entendement divin. Ce qui sert de fondement pour l'optimisme des créatures, c'est également l'alliance des perfections divines lors de la création de l'univers si bien que Dieu n'est ni un despote ni pour autant un Dieu au service de ses créatures, il est a la fois parfaitement sage, absolument bon et infiniment puissant, Leibniz le compare souvent a un habile géomètre et a un bon monarque, P. Burgelin écrit a la manière de Leibniz:

<<Le prince juste et sage, s'il a souci de sa magnificence, est d'abord celui qui établit l'ordre, se soumet donc a la raison et considère le bien de ses sujets, par opposition a la gloire ostentatrice du despote qui baptise juste ce qui convient a sa fantaisie égoIste, sans nul égard a ce tout dont il a la charge et dont l'ordre constitue pourtant sa gloire la plus authentique. >>2

Ce qui assure l'optimisme c'est aussi ce qui découle de la nature infinie de Dieu, a savoir que les attributs de Dieu s'exercent de la meilleure manière qui soit et ce infailliblement, Burgelin poursuit:

<<Si, pragmatiquement, le vouloir humain admet un certain décalage entre la perception du bien et l'action, dans son authenticité, la volonté est déterminée par l'entendement et l'idée

1 Leibniz, Causa Dei, §2

2P . Burgelin, Commentaire du discours de métaphysique de Leibniz, Paris, PUF, 1959, P.90

d'une volonté absolument non raisonnable se détruit elle-même. Si Dieu a donc une volonté, il faut lui appliquer le principe universel. Un Dieu voulant a nécessairement un entendement et des raisons de vouloir ceci plutôt qu'autre chose. Il veut le bien, c'est-à-dire ce que lui propose le soin de sa gloire, ce vers quoi sa bonté le porte, ce que sa sagesse lui montre digne de son vouloir. >>1

De manière générale, l'optimisme se fonde sur ce qu'on appel la théorie de l'<< univocité de l'être >> qui rend possible les affirmations précédentes : que Dieu est << soumis >> au principe de raison et qu'il possède lui aussi entendement et volonté comme ses créatures. A la manière suarézienne, Leibniz fait de l'être compris comme essence ou possible l'objet de la métaphysique, il pense l'être commun avant de considérer esprits et Dieu séparément. Ce qui est important avec cette théorie, c'est qu'elle révèle aux créatures que les notions de bien, de justice etc. s'appliquent a la fois a Dieu et a elles-mêmes. Dieu est donc lui-même, du fait de cette univocité, un esprit et de ce fait, est soumis aux mêmes lois logiques, métaphysiques et morales que les esprits créés, ce qui permet l'établissement d'une doctrine unique de la volonté, de la liberté, du choix et de la justice. Ceux qui, par souci d'affranchir Dieu de toute forme de nécessité, ont affirmé qu'il était indifférent eu égard aux notions de bien, de justice, de vérité, lui ôtant par là même le qualificatifde <<bon>> n'ont pas vu que leur facon de penser avait pour conséquences la destruction de la confiance en Dieu qui a pour vertu de nous apaiser mais également celle de son amour qui est pourtant la source de notre félicité. Les trois dogmes destructeurs sont pour Leibniz: <<que la nature de la justice est arbitraire, qu'elle est fixe, mais qu'il n'est pas sür que Dieu l'observe et enfin que la justice que nous connaissons n'est pas celle qu'il observe >>2 et ont donc pour conséquences d'éloigner les créatures de Dieu (elles n'ont plus de motif pour aimer Dieu) mais également de faire de Dieu un être tyrannique a la volonté capricieuse, si bien qu'il sera impossible pour les créatures de se régler sur sa volonté.

Pour autant, cette méthode : considérer l'essence de Dieu et voir comment le meilleur en découle, comprendre la création, voir comment le mal s'y insère, et au final posséder une disposition optimiste parce qu'on a la vision de l'harmonie universelle, suppose une certaine capacité chez les créatures, plus particulièrement la capacité de connaItre a priori tout cela et de ne pas se laisser vaincre par l'expérience des maux, par la vision de parties de l'univers qui

1 P. Burgelin, Commentaire du discours de métaphysique de Leibniz, Paris, PUF, 1959, P.91

2 Leibniz, Essais de Théodicée, § 177

peuvent sembler abandonnées de Dieu. Comme nous l'avons dit, sous sa forme philosophique, le problème de l'optimisme suppose en effet que l'homme puisse se détacher assez, par l'observation de tout l'univers (de l'harmonie universelle) et par la réflexion, de sa propre souffrance et de celle qu'il constate de manière générale dans l'univers, pour essayer de les juger selon la droite raison. Nous avons déjà justifié a priori le mal métaphysique et donné son origine: l'imperfection des essences dans l'entendement divin et nous avons également dit qu'il était la cause du mal physique et moral. Chez la créature limitée, la conciliation de l'existence du meilleur des mondes avec celle du mal s'opère par un retour a l'idée de Dieu et en comprenant qu'il est une composante du meilleur, une condition méme si l'on veut qu'il y ait création, passage a l'acte du meilleur des mondes. Refuser l'existence du mal, c'est en réalité refuser l'univers tout entier, refuser que Dieu crée. Si le monde est l'Wuvre de Dieu, écrit Burgelin, <<nous pouvons être persuadés a priori que cela ne saurait échapper complètement a l'expérience elle-méme. Plus donc nous serons éclairés, plus notre science progressera dans l'étude du monde, tant physique et morale. Mais dans notre situation concrète, avec le défaut de nos lumières et de notre information, la confusion de nos perceptions, l'égocentrisme de notre perspective sur le tout, cette excellence nous reste cachée et nous avons facilement tendance a la nier. >1

On voit clairement ici que l'accès a l'harmonie universelle suppose que l'on puisse passer outre notre conditionnement sensible et qu'à l'aide de la raison nous nous élevions a la contemplation du tout. Cependant, ce processus doit se faire dans le temps et suppose un travail constant de décentralisation, de désincarnation presque puisqu'il s'agit de quitter le point de vue limité, partiel qui est le notre afin de se positionner au sein du situs des situs, celui de Dieu, d'oü l'excellence est apercue sans que rien ne nous échappe et d'oü la plus parfaite des félicités ne saurait manquer de nous advenir. On peut méme voir ici que la félicité est indissociable de l'appréhension de l'harmonie universelle (Dieu qui comprend et voit comment tout est lié dans l'univers est donc suprémement heureux), par conséquent, on peut raisonnablement supposer que plus la créature développera sa capacité a connaItre le meilleur des mondes (plus sa connaissance se fera distincte a la manière de celle de Dieu), plus il sera heureux (puisqu'un être est d'autant plus heureux qu'il possède de perfection) et plus sa félicité et donc son optimisme en feront de méme (nous n'assimilons pas ici félicité et

1 P. Burgelin, Commentaire du discours de métaphysique de Leibniz, Paris, PUF, 1959, P.83

optimisme mais l'optimisme ne vas pas sans une certaine félicité et la félicité sans un certain optimisme), s'approchant a l'infini de la félicité divine.

Méme si Leibniz avoue dans plusieurs textes <<que dans le présent état nos sens nous sont nécessaires pour penser, et que si nous n'en avions eu aucun nous ne penserions pas>>1,en réalité il établit l'existence de quelque chose d'indépendant des sens: l'âme, l'esprit ou encore la substance et qui est seule apte a fournir la vérité par son pouvoir de réflexion et de démonstration, pouvoir que les sens ne possèdent pas, cantonnés a la sphère du particulier, et dont la capacité a rendre la raison dernière des choses est nulle. La vérité est affaire de raison et ne dépend pas des sens, par conséquent on voit clairement que l'optimisme des créatures ne saurait a la foi reposer sur ce que les sens nous apprennent (car la bonté du monde se démontre avant méme toute constatation et contre ces constatations si elles se positionnent contre la perfection du monde, par suite ce qui atteste la bonté de l'univers est utile mais pas essentiel pour l'établissement de la doctrine de l'optimisme) mais il faut déduire aussi que ce donné méme de l'expérience ne saurait non plus avoir quelque prétention contre ce que stipule l'optimisme: le croire est en réalité un manque d'attention, de réflexion, pire, se tromper sur ce qui est chez nous source de vérités et ce qui est au contraire source d'erreurs ou sujet a tromper2. Les sens sont donc source de préjugés et Leibniz ne nous conseille rien d'autre que d'exercer notre raison plutôt que de nous fier a nos sens lorsqu'il s'agit de juger la perfection du monde. Le recueillement de la pensée apportant la lumière, le philosophe de la Confessiophilosophi nous dit en effet:

<<(...) si l'on se tourne vers Dieu ou ce qui revient au méme, se détourne des sens et se recueille, si l'on tend a la vérité par un mouvement sincère de l'âme, les ténèbres s'ouvrent comme sous un trait de lumière imprévue, et la voie se présente en pleine nuit, au travers de l'obscurité épaisse. >>3

On voit ici que la solution des objections majeures qui pourraient intenter a l'optimisme de Leibniz peut être atteinte en opérant une réflexion a partir de (l'idée de) Dieu, celle-ci étant effectuée au moyen de la réflexion: la découverte de la vérité semble ici indissociable d'une

1 Leibniz, <<Lettre touchant ce qui est indépendant des sens et de la matière >> in Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994, P.243

2 Ibidem, P.239: <<(...) l'Existence des choses intelligibles et particulièrement de ce Moi qui pense et qu'on appelle l'esprit ou l'âme est incomparablement plus assurée que l'existence des choses sensibles ; et [qu'] ainsi il ne serait pas impossible, en parlant dans la rigueur métaphysique, qu'il n'y aurait au fond que ces substances intelligibles, et que les choses sensibles ne seraient que des apparences. Au lieu que notre peu d'attention fait prendre les choses sensibles pour les seules véritables.>>

3 Leibniz, Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.41

mise a l'écart de la sensibilité. Le texte assimile la recherche de la vérité par le travail des sens - ce qui est généralement la méthode employée par les êtres intelligents - a <<l'obscurité épaisse >> qui en découle et fait de la réflexion une lumière pouvant remédier a la confusion oü nous plongent les sens. Leibniz ne lance rien d'autre ici qu'un appel a utiliser davantage la raison, il écrit:

<<Je ne désespère point que dans un temps ou dans un pays plus tranquille les hommes ne se mettent plus a la raison qu'ils n'ont fait. >>1

Nous pouvons voir que chez Leibniz, optimisme et connaissance sont liés, la créature doit être capable de passer d'un conditionnement sensible, source de mauvais raisonnements a l'exercice de la raison seule. C'est en échappant a son point de vue incarné qu'elle peut connaItre le principe de toutes choses et de là progresser en compréhension, c'est-à-dire voir comment le tout (qui est le plus parfait possible) s'ordonne et comment le particulier (qui peut ne pas être le plus parfait possible et représenter une objection sensible pour celui qui se contente de l'examiner de manière isolée) s'y insère. Si optimisme et connaissance sont indissociables, il faut préciser qu'en réalité c'est l'optimisme qui passe par la connaissance, celle de Dieu puisqu'il a son fondement en lui2 mais également par la connaissance des principes qui gouvernent le monde et par suite par la connaissance de l'ordre, de l'harmonie de l'univers. La créature doit donc passer par un processus au court duquel elle développera sa capacité a percevoir l'harmonie, elle devra aller vers de plus en plus de distinction dans ce qu'elle se représente et ainsi vers plus de perfection. Ce développement est <<un progrès qui part de l'instinct pur, confus, inconscient, pour s'élever a la conscience de soi-même et des choses>> écrit Boutroux3 et ce progrès est en réalité un effort que font les créatures pour connaItre Dieu distinctement ainsi que les vérités éternelles qui font sa nature même. Toutes les créatures possèdent en elles-mêmes sans le savoir les lois d'après lesquelles Dieu régit le monde, le progrès consiste donc a actualiser, c'est-à-dire a prendre conscience de ces lois, ce qui suppose l'aide de la raison. Ce développement des perceptions se révèle être un moyen pour imiter Dieu. En effet, lorsque Leibniz parle de développer la perception des créatures, il faut comprendre que le but est la perception distincte, cette lumière <<qui nous fait ressembler

1 Leibniz, Nouveaux essais sur 1 'entendement humain, Paris, GF, 1990, P.305

2 Objet du second moment de notre seconde étude.

3 E. Boutroux, La philosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.181

en diminutif a la Divinité >>1. Par cette perception, nous ressemblons a Dieu, cette ressemblance se trouvant dans le mode de connaissance, dans la manière d'accéder a l'intelligence de l'ordre du monde mais également par la facon dont nous procédons pour gouverner ce qui nous touche. C'est dans cette imitation de Dieu nous dit Leibniz, que consiste notre perfection et c'est également dans celle-ci que nous pouvons trouver notre félicité puisqu'elle est source d'un plaisir sans comparaison.

Cette imitation est donc ce dont nous parlions plus haut, c'est-à-dire ce par quoi il faut passer pour pouvoir atteindre une disposition optimiste: le changement de point de vue s'opère dans une progression vers plus de distinction, dans le passage du confus au distinct, dans l'actualisation des lois ou vérités éternelles contenues dans chaque esprits, il est une condition sine qua non pour qui veut percevoir l'harmonie universelle, être convaincu de la perfection de l'univers et par suite être dans une disposition heureuse. Analysons cette conséquence: comment donc, a la suite de la perception de l'harmonie universelle, la félicité peut-elle advenir? Il nous faut entrer quelque peu dans le détail de l'argumentation de Leibniz. Le philosophe de la Confessio philosophi nous dit que le plaisir consiste dans le fait d'éprouver l'harmonie, c'est-à-dire de voir que le multiple, la diversité tend a l'unité et il fait de la félicité la possession de l'harmonie universelle (qui est en réalité Dieu) en soi, c'est-à-dire sa concentration dans l'esprit. Par suite la félicité est dite consister dans la contemplation de Dieu. Pour nous qui cherchons a établir comment les esprits peuvent parvenir a une disposition optimiste, nous avons dit qu'il leur fallait pour cela se <<transcender>> et établir leur regard sur l'univers en conformité avec celui que Dieu peut avoir, tout cela au moyen de la réflexion et avec comme guide la raison. A travers la doctrine de l'optimisme, la raison demande aux esprits d'aimer le monde, or comme le dit Leibniz, <<on aime un objet a mesure qu'on en sent les perfections >>2. Parvenu a la vision de l'univers, de son ordre, la perfection de celui-ci ne saurait échapper a l'esprit devenu <<petit dieu >>, par conséquent, il éprouve un plaisir a ce que l'univers existe et l'aime notamment parce qu'il voit maintenant qu'il s'y réalise le maximum de bien possible.

Au final, on découvre que Dieu fait le meilleur une fois qu'on a réussi a échapper au point de vue égocentrique, point de départ du fait de l'union de l'âme avec un corps organique mais cependant source des objections contre la bonté de l'univers. Dans plusieurs textes Leibniz

1 Leibniz, <<Lettre touchant ce qui est indépendant des sens et de la matière >> in Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994, P245

2 Leibniz, Essais de Théodicée, §278

fait du bonheur quelque chose qui repose sur la volonté de chacun et dénonce l'égocentrisme et l'anthropomorphisme de ceux qui pensent que Dieu n'a pas créé un monde acceptable parce qu'ils ne tirent leur objection que de l'expérience de maux isolés. Il écrit ainsi:

<<Si quelques-uns allèguent l'expérience, pour prouver que Dieu aurait pu mieux faire, ils s'érigent en censeurs ridicules de ses ouvrages, et on leur dira ce qu'on répond a tous ceux qui critiquent le procédé de Dieu, et qui de cette même supposition, c'est-à-dire des prétendus défauts du monde, en voudraient inférer qu'il y a un mauvais dieu, ou du moins un dieu neutre entre le bien et le mal. >> A tous ceux là il faut répondre: <<Vous ne connaissez le monde que depuis trois jours, vous n'y voyez guère plus loin que votre nez, et vous y trouvez a redire. Attendez a le connaItre davantage, et y considérez surtout les parties qui présentent un tout complet (comme font les corps organiques); et vous y trouverez un artifice et une beauté qui va au-delà de l'imagination. Tirons-en des conséquences pour la sagesse et pour la bonté de l'auteur des choses, encore dans les choses que nous ne connaissons pas. Nous en trouvons dans l'univers qui ne nous plaisent point; mais sachons qu'il n'est pas fait que pour nous seuls. Il est pourtant fait pour nous si nous sommes sages : il nous accommodera si nous nous en accommodons ; nous y serons heureux si nous le voulons être. >>1

A lui seul ce texte résume l'optimisme de Leibniz et sa réponse aux mécontents. Les arguments tirés de l'expérience pour montrer que Dieu n'a pas réussi a créer le meilleur et qu'il est la cause du mal dans l'univers n'ont pas de poids face a la démonstration fondée sur l'idée de Dieu de l'existence du meilleur des mondes car ils sont finalement le résultat de deux tendances présentes chez les être rationnels que Leibniz, par sa philosophie, souhaitent éradiquer: l'égocentrisme et l'anthropomorphisme. L'égocentrisme empêche l'homme de sortir de sa condition particulière de créature limitée, au point de vue étriqué et partiel dont l'attention reste empirique et portée, presque par plaisir2, uniquement sur les imperfections de l'ouvrage de Dieu, comme ci il fallait a tous prix que Dieu soit le coupable alors que le mal est la responsabilité des créatures qui ont été créé libres, susceptibles du bien comme du mal mais a tout moment capable de rémission et de voir le bien que Dieu, dans son action

1 Leibniz, Essais de Théodicée, § 194

2Leibniz , Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.94-95 : le mécontent dans son dégoüt des choses du monde et de Dieu trouve toujours matière pour alimenter sa colère et << il est d'autant plus torturé qu'il peut d'autant moins changer et soutenir le torrent des choses qui lui déplaIt. Mais la douleur se change en quelque sorte en plaisir, et les damnés se réjouissent de trouver par quoi être torturés. >> Rien ne réjouit plus le damné que d'avoir de quoi se plaindre, il pense ainsi détenir de droit une vérité allant contre la bonté de Dieu: dans tout ce qu'il fait, son regard se porte sur ce qui est susceptible d'alimenter son irritation.

providentielle leur indique pourtant sous la forme d'un concours positif1. Croire que l'homme est le centre de l'univers, que la création de l'univers a pour unique dessein sa satisfaction est une seconde grande erreur car comme le dit Leibniz il se peut très bien qu'il existe de par le monde d'autres créatures intelligentes dont nous ne soupconnons pas l'existence, qui sont tout autant susceptibles de bonheur et qui sont par conséquent l'objet de la providence de Dieu.

En ayant cela a l'esprit, pénétré des démonstrations leibniziennes, il ne tient par suite qu'à l'homme, par le travail de la raison dont nous avons parlé, de mettre en adéquation son image du monde avec le concept de meilleur des mondes possibles. Leibniz ne fait rien d'autre que de donner au genre humain les moyens d'y parvenir, sa métaphysique est comme une religion a part entière, mais une religion de la raison, naturelle, par conséquent accessible a tous par l'exercice de la raison. Par suite, <<dans la République de l'univers c'est-à-dire dans la meilleure République, dont Dieu est le monarque, n'est malheureux que celui qui le veut>>2 et tout mécontentement est injustice et affront a Dieu, Leibniz écrit:

<<Il ne faut pas être facilement du nombre des mécontents dans la république oü l'on est, et il ne faut point être du tout dans la cité de Dieu, oü l'on ne le peut être qu'avec injustice. >>3

Leibniz fait ici une distinction. Dans la Cité de Dieu, au sein du règne de la grace, être mécontent de l'univers et plus particulièrement être insatisfait de ce qu'il nous procure représente la plus haute injustice puisque nous sommes, dans cette cité, en pleine possession de l'harmonie et les élus de Dieu, par conséquent, ne pas voir que Dieu a fait le meilleur pour tous, c'est s'entêter et refuser de voir la vérité. En revanche, dans la république terrestre qui est la notre, le mécontentement est également une mauvaise chose même si il n'est peut être pas une injustice, puisque nous pouvons d'ors et déjà, avec l'aide de la raison, connaItre a priori que ce monde est le meilleur, dans son ensemble et particulièrement pour nous, que tout y est fait pour nous contenter suivant ce que réclame le plan de Dieu. La persistance dans une disposition telle que celle du mécontentement est pour Leibniz la cause de la damnation chez le pécheur. Ce mécontentement est pour Leibniz une haine cachée de Dieu, un refus du monde et donc une opposition contre la série toute entière des choses et l'harmonie universelle. Combien la haine du pécheur est mesquine, combien son audace est grande, il lui faudrait le monde a ses pieds, Dieu a son service pour réaliser ses désirs d'homme sans intelligence, mais

1 Ibidem, §30 : <<Dieu est la cause de la perfection dans la nature et dans les actions de la créature, mais la limitation de la réceptivité de la créature est la cause des défauts qu'il y a dans son action.>> 2Leibniz , Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.89

3 Leibniz, Essais de Théodicée, § 15

pourtant, dans son infinie bonté, Dieu veut encore le sauver. C'est dans la Confessio philosophi que Leibniz distingue deux genres d'hommes: ceux qui sont contents de l'état présent des choses et ceux qui en sont les ennemis. C'est pour lui l'occasion de montrer que la réflexion est plus forte que toutes les expériences négatives par lesquelles un homme peut passer. L'interlocuteur théologien de Leibniz objecte qu'<< il est impossible que l'homme

1

abandonné par le succès ne s'afflige point>> 4 quoi Leibniz répond par la théorie des conatus et de la tendance affective de l'âme et son remède. <<Ce que le conatus est dans un corps, la tendance affective l'est dans l'âme. >>2 En effet l'expérience négative, résultat de la victoire d'un conatus opposé provoque une tendance affective négative dans l'âme, mais Leibniz dit que cette tendance ne saurait perdurer car <<la tendance affective primordiale et le premier mouvement ne peuvent être supprimés, mais ils peuvent être vaincus par des tendances opposées en sorte qu'ils perdent leur efficace. >> 3 L'affliction ne peut donc être que temporaire, une expérience heureuse suffira a inverser la tendance et a faire comprendre, par le jeu de la réflexion que tout ce qui est est le meilleur possible, en soi et pour soi, que Dieu veut le bien et le bonheur de toutes les créatures, par conséquent qu'il faut l'aimer lui et son Wuvre. Le pleine possession de ces vérités confortera les esprits dans une disposition optimiste et les expériences malheureuses ne seront plus reprochées mais comprises comme faisant partie intégrante du meilleur, vaincues donc par l'exercice de la raison et l'amour de Dieu qui nous fait voir l'univers sous un angle nouveaux, sous son véritable jour. Par suite, ceux qui persisteront a dire que Dieu aurait pu mieux faire, ceux donc qui ne seront pas contents de l'ordre du l'univers et qui pour le montrer prendront des exemples tirés du désordre des choses qu'ils s'imaginent ne pas être conciliable avec la perfection du monde, devront être des <<haIsseurs de Dieu >>, cette haine de Dieu et des choses mondaines étant caractéristique de l'athéisme et ayant pour conséquence une disposition négative, celle là même qui masque l'harmonie et qui cause la damnation.

- La victoire de la raison, l'optimisme implanté dans les esprits, ses consequences.

Abordons ici a titre d'éclaircissement ce que la disposition optimiste engendre chez les esprits.

1 Leibniz, Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.91

2lbidem 3lbidem

D'après ce que nous venons de dire, on peut voir que la disposition optimiste, résultat de la perception de l'harmonie universelle par suite de la perfection de l'univers, de sa bonté et donc de la sagesse et de la bienveillance de son créateur, a pour effet le plaisir pris a la perception de tant de perfection et l'amour de l'univers mais surtout de Dieu, elle produit un contentement qui en termine une bonne fois pour toute avec les multiples reproches fait a tort sur la perfection de l'univers et sur la nature de Dieu: Dieu est bon, il veut le meilleur pour ses créatures et par conséquent choisit un monde oü elles seront capables, si elles le veulent, d'être heureuses. Cependant, comme le théologien de la Confessio philosophi le dit, soulignant un problème important: <<A philosopher de la sorte, il ne sera pas permis de travailler a réformer les choses. >> 1 Le contentement de l'univers semble inviter a l'inaction, bien plus, c'est l'amour même de Dieu et du monde qui semble nous inviter a cette conclusion. Pour autant, il s'agit de distinguer ici l'optimisme du quiétisme et de définir ce qu'entend Leibniz lorsqu'il parle d'amour de Dieu car dans ces textes Leibniz n'est pas homme a inviter a l'inactivité, au contraire, l'action est même souvent entendue comme un devoir: il faut uvrer pour le perfectionnement de l'univers afin de réaliser le dessein de Dieu qui s'inscrit dans le temps. Il faut donc expliciter ce que Leibniz entend lorsqu'il écrit par exemple:

<<Il appartient donc a celui qui aime Dieu d'être satisfait du passé et de s'efforcer de rendre le futur le meilleur possible. >>2

Commencons par voir en quoi consiste l'amour de Dieu. Nous avons dis plus haut que la félicité de l'esprit se trouvait complète lorsque celle-ci percevait l'harmonie universelle, Dieu en d'autres termes. Mais, il est possible de voir que la perception de l'harmonie universelle, de l'ordre de l'univers, supposait que la créature puisse s'élever au point de vue de Dieu, jusqu'à son situs, par conséquent qu'elle puisse en quelque sorte devenir un dieu ayant accès a l'intelligence du tout. Il y a ici une assimilation qui n'est pas sans poser problème pour notre présent propos. Dans l'amour, on assiste a une identification qui tend a réduire de plus en plus la distinction sujet/objet: l'objet de l'amour, parce qu'il est aimé, prend plaisir a l'être, prend plaisir de lui-même a travers l'amour de l'autre, il est en même temps sujet et objet de cet amour. L'identification qui s'opère est ce qui nous permet par ailleurs de distinguer l'amour de la simple jouissance de l'objet qui n'est en réalité qu'un simple rapport d'utilité, de

1 Leibniz, Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.91 2lbidem, P.93

satisfaction égoIste alors que dans l'amour, il y a recherche du bonheur de l'objet aimé: ainsi, Dieu aimant sa création, recherche infailliblement son bonheur (ce qui pose également le problème d'une éventuelle identification de Dieu au monde pouvant déboucher au panthéisme mais la philosophie de Leibniz nous permet d'y échapper, nous verrons comment). Cette identification nous révèle également que l'amour de Dieu ne saurait être désintéressé puisque dans l'amour nous recherchons notre propre bien. Cependant, cet amour ne peut être répréhensible puisque dans l'amour, le bonheur de l'autre devient notre bien propre (a cause de l'identification qui s'y opère).

Leibniz rentre ici dans la polémique portant sur la <<querelle du pur amour>> (qu'aime t-on lorsqu'on aime Dieu? Dieu lui-même? Ses bienfaits?) et comme a son habitude, en montre le non sens en proposant une définition de l'amour valable aussi bien pour l'amour divin que pour l'amour humain: <<amare est felicitate alterius delectari>> (aimer c'est trouver du plaisir dans la félicité d'autrui). Avec cette définition, Leibniz résout le problème d'un possible mouvement vers Dieu qui soit un mouvement intéressé parce que il est également volonté de bienveillance et en méme temps désintéressé puisqu'il n'est pas a sens unique et qu'il ne résulte pas d'une volonté perverse, cherchant le profit sans prendre en considération l'objet de son amour qui de ce fait n'a rien de sincère et de pur. Leibniz écrit:

<<Lorsqu'on aime sincèrement une personne, on n'y cherche pas son propre profit ni un plaisir détaché de celui de la personne aimée, mais on cherche son plaisir dans le contentement et dans la félicité de cette personne. Et si cette félicité ne plaisait pas en elle-méme, mais seulement a cause d'un avantage qui en résulte pour nous, ce ne serait plus un amour sincère et pur. >>1

Par conséquent, lorsque nous nous mouvons vers un objet qui constitue pour nous une source de plaisir et de bien et que nous aimons, nous voulons en méme temps le bien de l'objet luiméme puisque nous ne saurions aimer ce qui nous déplaIt. Remarquons au passage que Leibniz semble réduire l'amour au plaisir parce qu'il réduit au plaisir le bien désiré. A ce sujet Grua écrit:

<<Aimer est touj ours trouver du plaisir, au sens large dans le bien ou perfection d'autrui, au sens propre d'amitié ou amour vrai, dans son bonheur, au point de faire entrer le bonheur

1 Leibniz, << Sur l'amour désintéressé de Dieu>> in Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994, P.126

d'autrui dans le sien. On peut identifier l'amour a ce plaisir; comme tout plaisir comprend une tendance, l'amour tend encore a plus de connaissance et encore plus d'amour, indéfiniment quand son objet est Dieu infiniment parfait et heureux. >>1

Le plaisir est donc a l'origine de l'effort et comme le plaisir comprend une tendance a sentir ce qui plait donc a le produire s'il manque, selon les dires méme de Grua, on comprend que l'amour soit producteur non seulement de bienveillance (on se réjouit du bonheur d'autrui) mais aussi bienfaisance (on contribue au bonheur d'autrui). Tel est l'homme de bien, il est celui qui aime tous les hommes et qui la règle a laquelle Dieu ne déroge pas, fera le meilleur pour le bien public, le bien se mesurant non suivant l'addition mais suivant la multiplication <<car ce qui s'est reporté sur l'un se sera multiplié en se réfléchissant sur plusieurs, et par suite, en faisant le bien de l'un, l'on fera celui de beaucoup (...). >> 2 En revanche, nuire c'est diviser. En vertu de l'expression propre aux esprits, le bien se répercutera dans toutes les substances.

Cependant l'identification qui s'opère dans l'amour et notamment dans celui de Dieu pose problème. En effet, la théorie de l'amour se rapproche dangereusement des partisans de la fusion mystique et des quiétistes pour qui l'amour de Dieu consiste dans un anéantissement du sujet, donc dans la négation de l'individualité de la créature. La question qui se pose est la suivante: si dans l'amour entre deux créatures la dualité est maintenue, lorsqu'il s'agit de Dieu, n'a-t-on pas affaire a une absorption du fini par l'infini, autrement dit, l'objet infini aimé n'absorbe-t-il pas la créature jusqu'à lui enlever toute identité et pire toute activité? Leibniz ne peut accepter le mépris de soi caractéristique de la tradition mystique, il s'oppose notamment a Fénelon et préfère soutenir que l'amour de Dieu est une relation interpersonnelle dans laquelle ne disparait ni la créature, ni Dieu. M. de Gaudemar dit qu'il s'agit davantage chez Leibniz d'une unification des volontés que d'une fusion des personnes3 mais tempère les résultats de Leibniz lorsqu'elle écrit, révélant le nWud du problème lorsqu'il s'agit de parler des rapports qui se jouent dans l'amour de Dieu:

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, P.206

2 Leibniz, <<Lettre a Arnaud de novembre 1671>> in Discours de métaphysique et autres textes, Paris, GF, 2001, P.57

3 M. de Gaudemar, Leibniz, de lapuissance au sujet, Paris, Vrin, 1994, section 3, §3.4 <<Identification et Amour de Dieu>>

<<S'il y a une unification ou identification des volontés, comme le plaide Leibniz, il y a en fait deux amours qui sont supposés faire la même opération. Lorsqu'il s'agit d'un amour humain, on peut déjà douter qu'il s'agisse de part et d'autre d'une même réalité. Mais dans l'amour de Dieu, il est clair que les roles ne peuvent être symétriques. Alors de deux choses l'une: soit la créature peut donner a Dieu quelque chose dont il fasse sa jouissance, et l'on pourra ironiser sur le besoin divin d'amour et de gloire; soit c'est Dieu qui donne tout, et la voie la plus simple serait de dire que Dieu s'aime lui-même. Dans un cas, c'est Dieu qui n'est pas mis a sa place, dans l'autre, c'est le mépris de soi et de l'univers créé qui nous guette. Dans le premier cas, l'amour pourrait être de la part de la créature un calcul égoIste des avantages de l'opération, dans l'autre, on peut verser dans l'anéantissement fusionnel. >>1

Leibniz est donc proche de la doctrine fusionnelle oü Dieu est la seule cause de l'amour, oü la dualité entre Dieu et la créature saute parce que toute l'activité semble ne venir que de Dieu. Cependant, pour Leibniz, l'indépendance des créatures dans l'amour de Dieu doit être effectif. Ce n'est pas sans raison que la philosophie de Leibniz peut être dite une <<philosophie de l'activité>>; les substances sont créées toujours percevantes, leur activité consiste dans la perception continue, même si celle-ci demeure parfois inconsciente : avec la théorie des petites perceptions, Leibniz théorise l'idée d'une sphere de l'inconscience mais dont l'efficace reste complet; c'est ainsi que dans les situations oü il ne nous semble pas possible de choisir entre deux partis et oü il nous semble que nous choisissons comme par hasard, nous sommes en réalité sans le savoir déterminés dans notre choix par de petites perceptions et suivant l'apparence du bien. De plus, nous avons évoqué auparavant le role des esprits dans l'univers: rendre gloire a Dieu et manifester la perfection de l'univers. Comment donc pourraient-ils jouer leur role si leur individualité est niée des lors qu'ils sont amenés a aimer Dieu? Leibniz ne peut accepter le quiétisme, l'amour de Dieu doit par conséquent être source d'activité. La doctrine quiétiste est une ruine pour la morale et la religion selon Leibniz car elle affirme qu'il est possible d'atteindre un état continuel (s'il est continuel alors les esprits ne pourront pas agir comme nous venons de le dire) d'amour et d'union avec Dieu qui dispense l'âme de tout autre activité et la fait perdurer dans un état de contemplation inactive. Pour Leibniz, il est donc préférable de laisser les âmes indépendantes de Dieu, de ne pas concevoir la divinité comme un océan d'âmes dans lesquelles les âmes se perdraient, il faut laisser <<les âmes particulières demeurer toujours en faction, c'est-à-dire dans des fonctions

1Ibidem, P.244

particulières qui leur conviennent et qui contribuent a la beauté et a l'ordre de l'univers, au lieu de les réduire au sabbat des Quiétistes en Dieu, c'est-à-dire a un état de fainéantise et d'inutilité. >> 1 Il est même <<bien plus raisonnable de croire, qu'outre Dieu, qui est l'Actif suprême, il y a quantité d'actifs particuliers, puisqu'il y a quantité d'actions et passions particulières et opposées, qui ne sauraient être attribuées a un même sujet, et ces actifs ne sont autre chose que les âmes particulières. >>2

Par suite comment résoudre le problème de la distinction entre les créatures et Dieu dans l'amour de Dieu? Avec M. de Gaudemar, il faut affirmer que Leibniz pense que dans cet amour, l'union, pourtant passive, avec Dieu puisse tout de même produire de l'activité: l'amour de Dieu nous apparaIt ici comme la source de la puissance d'action des créatures intelligentes. Il y a donc un effet dynamisant de l'amour de Dieu. De plus, Dieu ne peut vouloir cette union anéantissante. Certes la création est l' uvre de l'amour, par conséquent, Dieu aimant ce qu'il crée, devrait s'unifier a elle, mais en vertu de la théorie propre de Leibniz, il nous est impossible d'accepter cette conséquence. En effet, si la fusion avait lieu, la réflexion<<précédant>> lefatum divin et conférant une individualité a chacun des possibles devrait être le seul stade dans l'agir de Dieu, tout se résumerait a l'entendement de Dieu et le passage a l'acte du système de compossibles serait vain.

M. de Gaudemar écrit a ce sujet:<<(...) la création de l'univers est uvre de l'amour, qui va au-delà de la possibilité en envisageant des êtres seulement possibles comme s'ils étaient des sujets véritables, et qui leur confère la puissance d'agir pour qu'ils soient effectivement sujets. L'amour de Dieu est refus de la fusion, qui reviendrait a la pure possibilité, et annulerait l' uvre de Dieu. Le maintien de la dualité, (...), est alors voulue et entretenue par Dieu. >>-

Comme nous le verrons bientôt pour apporter une nuance a ce qui a été établi dans la première sous partie de ce troisième moment de notre étude, le développement des esprits dans l'atteinte du situs de Dieu ne dépend pas uniquement de la puissance des esprits, elle est le résultat d'une alliance entre la volonté de la créature intelligente et de la grace de Dieu, la volonté de la créature la prédisposant a recevoir l'aide de Dieu dans le but d'atteindre la félicité. Leibniz ne fait donc pas de l'amour de Dieu l'objet d'une stratégie de la créature

1 Leibniz, << Sur la doctrine d'un esprit universel >> in Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994, P.228

2lbidem

- M. de Gaudemar, Leibniz, de la puissance au sujet, Paris, Vrin, 1994, P.245

puisqu'il faudrait dire que l'origine de cet amour se trouve dans l'intérêt calculateur de la créature cherchant a rentabiliser son mouvement vers Dieu1. Leibniz écrit:

<<Et lors même qu'on fonde l'amour de Dieu sur ses bienfaits, considérés d'une manière qui ne marque pas en même temps ses perfections, c'est un amour d'un degré inférieur, utile sans doute et louable, mais qui ne laisse pas d'être intéressé, et n'a pas toutes les conditions du pur amour divin. >>2

Parce que l'amour de Dieu ne peut trouver sa pureté lorsqu'il vient des créatures car leur intention n'est pas toujours bien fondée, Leibniz fait de l'origine de l'amour de Dieu un don de Dieu même. Il insiste ensuite sur les effets de cet amour: <<Par lui les créatures intelligentes travaillent activement a la réalisation de la gloire de Dieu et accroissent la richesse universelle. L'amour de Dieu produit dans l'univers créé une majoration, non un anéantissement ou une résorption. >> - Le contentement dont nous parlions plus haut n'est donc pas qu'un simple état d'esprit, c'est aussi un engagement de la puissance propre des créatures intelligentes, puissance que Dieu consent a produire continuellement afin de maintenir notre autonomie, si tel n'était pas le cas, les créatures seraient tout a fait vaines et inutiles. <<Le tort des mystiques est [donc] de ne tenir compte que de la puissance de Dieu, en oubliant que cette puissance est précisément responsable de l'autonomie de la nôtre. >>4

Chaque esprit est donc invité a s'associer au développement du monde. Parce que la volonté conséquente de Dieu ne donne pas aux choses toute la perfection qu'elles comportent, une part est réservée a l'action des créatures rationnelles qui doivent, suivant ce que l'être même demande, travailler pour achever l'Wuvre de Dieu, non que celle-ci ne soit pas achevée dans les idées que Dieu en a, mais selon le point de vue temporel des créatures, l'univers est parfait mais a l'état d'enveloppement comme le sont leurs perfections qu'il s'agit également de réveiller de la confusion. Les créatures ne doivent surtout pas perdre de vue la volonté antécédente de Dieu qui tendait uniquement au bien et écartait toutes espèces de mal, elles doivent tendre a la réunion des deux volontés et ce a l'infini parce que la progression du

1 Grua souligne, touj ours dans son ouvrage Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, que Dieu est aussi en un sens animé par un amour de concupiscence, il écrit : <<Mais Dieu aussi a pour lui-même, et pour les autres en vue de lui-même, l'amour appelé d'abord de concupiscence. Au dessus de son amour pour les hommes, l'harmonie de l'univers lui est agréable et il crée des êtres raisonnables pour être les échos ou miroirs de sa gloire (...).>>

2Leibniz , <<Sur l'amour désintéressé de Dieu>> in Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994, P.128

- M. de Gaudemar, Leibniz, de la puissance au sujet, Paris, Vrin, 1994, P.246

4lbidem, P.247

monde ne sera jamais achevée selon ce qu'énonce le <<De rerum originatione radicali >>1. Ce concours a l'Wuvre de Dieu se fait par l'imitation de l'action divine mais l'imitation et par suite la fusion avec Dieu ne sera jamais effective, le maintien de l'altérité étant une exigence de la raison afin de maintenir l'identité de chacun. Cependant, il se crée quelque chose comme une <<Société avec Dieu>> puisque ensemble, créatures et créateur mettent en jeu leur puissance pour l'avènement de l'Etat le plus parfait2, Etat qui se fait sentir déjà dans le monde physique et qui est en réalité l'Wuvre des créatures les plus perfectionnées, aptes a diminuer en son sein la part du mal. L'optimisme de Leibniz s'apparente ici quelque peu a un <<méliorisme >>. En effet, du point de vue de Dieu, le monde possède sa perfection dernière, rien ne peut lui ajouter de la perfection, mais du point de vue des créatures, le monde peut être rendu meilleur par leurs actions, ce qui est affirmer la thèse du méliorisme mais il faut finalement dire que Leibniz s'en démarque en ce qu'il affirme que le monde, dont la perfection se révélera aux créatures au fur et a mesure du temps, est le meilleur possible en soi, ce que la thèse du méliorisme n'affirme pas, la perfection du monde étant uniquement la tâche de l'homme alors que l'optimisme de Leibniz introduit Dieu. La Cité de Dieu s'apparente davantage a l'univers se faisant, de sorte qu'elle peut déjà être dite présente dans l'ordre des causes efficientes (Leibniz affirme d'ailleurs que le règne de la grace a déjà son efficace dans le règne des causes physiques), qu'à un <<au-delà>> oü tout est déjà parvenu a terme. En effet, que serait ce monde optimal dans lequel nous évoluons si on devait lui préférer un monde surnaturel? Boutroux, lorsqu'il parle de la nature et de la grace, affirme que ce monde surnaturel n'est certes pas le produit d'un effort isolé de la nature pour se dépasser mais qu'elle est bel et bien la base sur laquelle la Cité de Dieu se construit. Il écrit:

<<Ce monde ne s'est pas produit par développement ou par évolution; il ne s'est pas produit non plus en dépit des lois de la nature. La nature en fournit les éléments indestructibles; (...), mais une nature supérieure, la grace, s'y superpose. >>-

Parce que la République de Dieu n'est pas eschatologique, Boutroux en tire une conclusion importante: <<La volonté de Leibniz, c'est la volonté chrétienne aspirant au bien, la volonté cherchant son objet non plus dans un monde surnaturel, mais dans le monde naturel luimême. >>4 Malgré le péché originel, Leibniz concilie la peur chrétienne de l'attachement excessif au monde sensible et la recherche du bien dans le monde naturel, il trouve la

1 Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, Paris, Vrin 1962, P.92

2Liebniz , Monadologie, Paris, Delagrave, 1998, § 84-85

- E. Boutroux, La philosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.227 4lbidem, P.166

satisfaction, le besoin d'infini de la volonté chrétienne sur terre là oü déjà le pressentiment du divin peut être trouvé.

Cette remarque étant faite, nous pouvons revenir et terminer sur la conséquence de l'amour de Dieu: l'action des esprits pour faire advenir l'harmonie universelle. Au final Leibniz nous donne l'origine de notre puissance: l'amour que nous recevons de Dieu, un amour qui nous incite a être, a développer ce qui est en nous et a répandre le bien autour de nous. M. de Gaudemar écrit:

<<Reconnues, aimées, les intelligences sont des personnes qu'unit a Dieu une relation privilégiée. Relation a travers laquelle elles peuvent se reconnaItre, s'aimer et offrir leurs concours actifà l' uvre de Dieu, dès lors uvre commune. >>1

La métaphysique de Leibniz appel donc chacun a l'action et a l'amour de Dieu en vue du complet développement de tout l'univers et de la félicité dans l'union avec Dieu. <<Chacun est invité a effectuer un transfert de son désir sur Dieu lui-même, de facon a se diriger vers le point de vue qui sera celui de la vie futur >>2, on voit ici qu'il s'agit de décentrer son point de vue et de développer ses perfections comme nous en avons parler précédemment afin de rejoindre le situs divin d'oü nous verrons le tout comme Dieu. Mais déjà dans le présent progressant, en aimant Dieu, nous pouvons par le déploiement de ce qui est en notre puissance, goüter a la félicité future par de multiples bénéfices que nous retirons de notre activité, de notre association pour l'avènement de l' uvre de Dieu.

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1 M. de Gaudemar, Leibniz, de la puissance au sujet, Paris, Vrin, 1994, P.250 2lbidem, §262

CONCLUSION

Si de manière générale il est possible de distinguer deux types d'optimisme, le premier correspondant a un optimisme reposant sur le sentiment, l'expérience d'une vie calme, sans malheurs et revers de fortune et un second, réfléchi, systématique et philosophique, c'est sans conteste a la deuxième sorte d'optimisme que nous avons affaire avec Leibniz. En effet, méme si le caractère de Leibniz n'est pas étranger a l'élaboration de son système philosophique puisqu'il est sans doute le rationaliste qui a donné le plus de crédit a la raison - en tout cas si l'on regarde ses prédécesseurs - en formulant notamment le grand <<principe de raison>> et, comme il est possible de le sentir lors de la lecture de ses principaux textes, en ayant, dans tout ce qu'il traite, le souci de rendre raison de toutes choses, il faut dire que son << optimisme >> repose sur la pensée, l'ordre, plus généralement sur les principes de son système et que ce qui transparaIt chez lui c'est la raison et non le sentiment, et si c'est ici parler un peu trop de manière catégorique, du moins pouvons nous dire que la raison a chez lui l'ascendance sur le sentiment. Si la première forme d'optimisme peut être dite insuffisante, c'est bien parce qu'elle repose et dépend de la contingence des évènements, la créature intelligente qui laisse dépendre sa confiance dans le cours des choses, son idée de la perfection du monde, son point de vue sur la bonté de l'univers de l'expérience sera très certainement amenée a changer d'opinion en fonction de ce qui lui arrivera personnellement. Or, on le voit parfaitement, dans un tel cas l'optimisme, mais aussi son contraire le pessimisme, seront d'<< humeur>> plus que de raison. Il est donc impossible pour un philosophe guidé par la raison de fonder solidement une doctrine de cette facon. Sous sa première forme, affective, l'optimisme est donc voué a l'incertitude et au relativisme. Cependant, sous une forme philosophique, et plus que jamais avec Leibniz, l'optimisme se trouve être fondé par la raison: lorsqu'on aborde la lecture des textes de Leibniz, il s'opère peu a peu ce a quoi méme Leibniz veut aboutir lorsqu'il établit les thèmes principaux de sa métaphysique, c'est-à-dire une élévation, un changement de regard sur le monde dü a un exercice réflexif et a un décentrement du point de vue subjectif, notamment eu égard a ce qui est directement un obstacle a toute pensée optimiste, l'existence du mal dans le monde. Cette progression lors de l'étude de la philosophie de Leibniz et des thèmes qui font que l'on a attribué a l'origine le terme méme d'<< optimisme>> pour désigner sa philosophie1 a pour

1 Le terme füt employé pour la première fois par des jésuites dans leur Mémoires pour 1 'histoire des sciences et des arts, en 1737 et plus particulièrement dans le compte rendu qu'ils firent de la Théodicée de Leibniz afin d'en faire ressortir l'idée principale et depuis vulgarisée a souhait que le monde actuel est le meilleur des mondes possibles, c'est-à-dire un optimum qui réalise le plus de bonheur qu'il est possible de concevoir compte tenu de la particularité du monde. Ils écrivirent d'ailleurs a ce sujet: <<En termes de l'art, il l'appelle la raison du meilleur, ou plus savamment encore, et théologiquement autant que géométriquement, le système de l'optimum ou l'optimisme.>> En 1762 le terme est adopté par l'Académie francaise et il sera désormais employé pour

conséquence une évolution, une modification de l'état d'esprit, de la disposition de celui qui pense le système: cette évolution consiste dans la transformation de la manière d'appréhender l'univers, dans la formation ou dans le renforcement (notamment parce que les raisons de cet état sont fournies et compréhensibles) d'un état d'esprit que nous appelons <<optimiste >>. La philosophie de Leibniz, tout en étant optimiste, a pour effet de procurer une disposition optimiste. Cependant ce sont ici deux choses différentes car il faut non seulement établir, par l'étude de la philosophie de Leibniz, d'oü sont tirées les raisons d'une telle doctrine mais également comment l'optimisme parvient a s'implanter dans la créature rationnelle, autrement dit, comment celle-ci y a-t-elle accès: serait-ce a l'aide de la seule raison ou bien avec l'aide d'une autre source de vérités telle que la foi ? La foi, elle aussi doit être questionnée puisque dans le système leibnizien, et on peut méme dire dans la particularité de l'optimisme, il est souvent question de thèmes qui peuvent a priori sembler ne pas être du ressort de la raison car ce n'est pas seulement a la logique, aux mathématiques, a la morale mais également a la théologie et méme a la Révélation que Leibniz fait appel: initialement, il faut méme voir que la question de l'optimisme est intimement liée a celle de l'existence de Dieu et de sa nature ou essence. La question du rapport entre la raison et la foi semble donc être un préalable avant toute discussion car ce qui pose problème, c'est la prétention de la raison dans les questions d'ordre théologique. Ne revient-il pas en effet a la foi seule d'affirmer la bonté de Dieu, la perfection de son ouvrage? La raison peut-elle aussi discourir sur ce qui est au premier abord objet de foi? L'optimisme lui-même n'est-il pas uniquement du ressort de la foi ? Il s'agira de clarifier la position de Leibniz et notamment de voir en quoi la conciliation qu'il opère est nécessaire pour l'objet de sa philosophie et aussi pour nous qui souhaitons mettre a jour son <<optimisme >>. Par conséquent nous devrons montrer dans un premier temps que la raison peut s'accorder avec la foi et possède une plein légitimité eu égard aux sujets discutés en théologie, de la méme manière que Leibniz entreprend de le faire dans le Discours sur la conformité de la foi avec la raison avant d'exposer sa Théodicée: <<Je commence par la question préliminaire de la conformité de la foi avec la raison, et de l'usage de la philosophie dans la théologie, parce qu'elle a beaucoup d'influence sur la matière principale que nous allons traiter (...). >> 1 Il nous faudra également montrer dans un second temps que l'<<optimisme>> de Leibniz procède a partir de la considération de l'idée de Dieu, par conséquent totalement a priori, ce qui supposera

désigner toute opinion qui se représente le monde comme une wuvre bonne, préférable au néant malgré la présence du mal en son sein et oü il se réalise un surcroIt de bonheur par rapport au malheur.

1 Leibniz, Discours de la conformité de lafoi avec la raison, § 1 in Essais de Théodicée, Paris, GF, 1969

l'établissement de son existence et l'explicitation de son essence pour 5inalement voir que le problème de l'optimisme se résout dans l'étude du mécanisme de la création du monde selon que Dieu se propose de résoudre, en ayant en vue le bien de sa création, un problème de maximum et de minimum d'oü il doit résulter, nous verrons pourquoi, un optimum. Nous 5inirons par l'étude des créatures rationnelles en tant que l'optimisme peut être pensé comme disposition et comme le résultat sur les esprits de l'action divine en tant que l'optimum choisit, c'est-à-dire ce monde, est également un optimum pour le développement et l'expansion du bonheur des esprits, créatures privilégiées de Dieu. Cette dernière étude sera menée dans l'optique d'une compréhension des conséquences d'une telle disposition mais également dans l'établissement des moyens pour l'atteindre, ce qui sera aboutir a la caractérisation 5inale de l'<< optimisme >> leibnizien.

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SOMMAIRE

Introduction

Premièrepartie
Nécessité d'établir la conformité de la foi avec la raison avant toute discussion

A - La raison en théologie, la polémique en question, justifications.

B - Le Discours sur la conformité de lafoi avec la raison.

1/ La foi et la raison, deux sources de vérités.

2/ La distinction entre ce qui est << au-dessus de la raison>> et ce qui est <<contre la raison>> montre qu'aucune vérité n'est contraire a la raison, par conséquent la raison peut s'occuper des vérités de la foi.

3/ Le rôle de la raison: contrôler et défendre les mystères révélés.

4/ L'objection de Bayle pour appuyer son rejet de l'implication de la raison en théologie : la raison détruit plus qu'elle n'édifie de vérités. La réponse de Leibniz appuyée par la pensée d'Origène.

5/ La polémique avec Bayle sur l'existence ou non d'objections insolubles contre la vérité. Les règles de la dispute en matière de défense des mystères.

6/ La raison ne saurait <<comprendre>> totalement les mystères, elle doit les accepter comme des faits, leur <<pourquoi>> demeure caché. La conformité de la foi avec la raison est par conséquent ramenée a une absence de <<difformité >>. Polémique avec Bayle sur le sens des expressions << au-dessus de la raison >> et << contre la raison >>.

7/ La conformité fait a certains égards figure de subordination: la raison subordonne la foi du fait de l'exigence supreme du principe de raison. La foi doit aussi avoir ses raisons.

8/ La subordination n'est pas une négation du subordonné, la foi demeure intacte méme enveloppée par la raison. La raison est un chemin vers Dieu.

Deuxièmepartie
L'<< optimisme >> déduit de l'idée de Dieu

A - L'idée de Dieu

1/ L'existence de Dieu

2/ L'aséité divine : l'unité de Dieu, ses attributs

3/ La providence divine: l'action de Dieu dans l'univers

B - La création du monde : l'optimisme comme maximum et comme optimum

Troisièmepartie
L'optimisme chez les créatures rationnelles

A - L'exercice de la raison mène a l'optimisme entendu comme disposition

B - La victoire de la raison, l'optimisme implanté dans les esprits, ses conséquences C - La disposition optimiste, résultat d'une alliance. Caractérisation finale

Conclusion

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BIBLIOGRAPHIE

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Essais de Théodicée - sur la bonté de Dieu, la liberté de l 'homme et l 'origine du mal, Paris, 1969, GF 0puscules philosophiques choisis, Paris, Vrin 1962

Principes de la nature et de la grace fondés en raison, Paris, GF, 1996

Principes de la nature et de la grace, monadologie et autres textes, Paris, GF, 1996

Monadologie, Paris, Delagrave, 1998

Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970

Causa Dei in Essais de Théodicée, Paris, 1969, GF

Discours de métaphysique et autres textes, Paris, GF, 2001

Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994 Nouveaux essais sur l 'entendement humain, Paris, GF, 1990

II! Etudes sur la philosophie de Leibniz et sur quelques themes particuliers.

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L. Couturat, La logique de Leibniz, Alcan, 1901

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J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960

G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953

P. Burgelin, Commentaire du discours de métaphysique de Leibniz, Paris, PUF, 1959

M. de Gaudemar, Leibniz, de lapuissance au sujet, Paris, Vrin, 1994

III! Références diverses.

M. Heidegger, Leprincipe de raison, Paris, Gallimard, 1962 Origène, Défense de la religion chrétienne

A. Vinet, Philosophie religieuse, Paris, Lausannes, 1918

P. Aubenque, Leproblème de l'être chez Aristote, Paris, PUF, 1692 Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971

Anselme de Cantorbery, Proslogion, Paris, GF, 1997

Malebranche, La recherche de la vérité, Paris, Vrin, 1946

St. Thomas d'Aquin, Sommes contre les gentils, Paris, GF, 1999 Malebranche, Traité de la nature et de la grace, Paris, Vrin, 1976 Spinoza, Ethique, Paris, Seuil, 1999

IV! Dictionnaire A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 2002






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