WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Du mouvement de révolution circulaire dans la pensée de Platon

( Télécharger le fichier original )
par Guillaume RIVET
UFR Poitiers - M1 sociologie et M1 philosophie 2008
  

Disponible en mode multipage

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

UNIVERS ITE DE POITIERS

Sciences Humaines et Arts

DU MOUVEMENT DE REVOLUTION CIRCULAIRE DANS LA PENSEE DE PLATON

Guillaume RIVET

Master 1 philosophie
2007/2008

Sous la direction de Sylvain ROUX
Jury: Jean-Christophe GODDARD, Sylvain ROUX
(18 juin 2008)

Remerciements

À Sylvain ROUX (Maître de conférences en philosophie ancienne à l'Université de Poitiers) pour

avoir pris en charge, aiguillé et rectifié ce mémoire

Au jury, Jean-Christophe GOD DARD (Professeur à l'Université de Toulouse Le Mirail)

À la médiathèque François Mitterrand et à la bibliothèque universitaire (BU) de Poitiers, pour m'avoir permis d'accéder à des livres difficilement accessibles sans leurs services

Introduction

La pensée de Platon1 peut s'étudier en de nombreux thèmes, tels l'éducation et le politique2, qui méritent chacun que l'on s'y attarde, de par l'enseignement que le lecteur peut en tirer. Le sujet qui est exposé dans ce mémoire ne porte pas quant à lui sur un aspect particulier, mais plutôt sur un principe transversal, principe à l'origine de tous les changements particuliers ayant cours dans l'univers. Il unit la réalité, en la liant grâce à son mouvement, établissant une rotation commune aux astres et aux vivants. En un sens, lier l'origine de l'univers à celle de l'homme, ainsi qu'à celle de la société, fait partie de l'ambition de ceux que l'on nomme philosophes et dont les poètes grecs furent les prédécesseurs. Un lien naturel est établi par eux entre le macrocosme et l'homme, lequel est considéré comme un univers miniature, un microcosme3. L'univers, de par son harmonie, devient le modèle auquel l'homme et la société doivent le plus possible se conformer, sous peine d'être voués à la destruction. Le principe évoqué est celui du mouvement, dont la forme est circulaire et dont la modalité est l'inversion périodique du sens de sa rotation. C'est pourquoi Platon le nomme « mouvement de révolution circulaire4 » (anakuklesis), expression qui donne en partie sens au titre de ce travail.

Il est intéressant de constater que l'expression en question n'est pas fréquemment clairement évoquée dans le corpus platonicien. La réalité de son action n'en est pas moins présente, et c'est pourquoi il convient de décortiquer les relations et les enchaînements implicites, afin de mettre à jour une logique d'ensemble. Le mouvement de révolution circulaire s'applique au mouvement des astres, comme chacun le sait, mais l'hypothèse de travail ici est qu'il s'applique également au monde sublunaire, que ce soit pour les plantes, les animaux, mais aussi pour les hommes, les cités et les âmes. Il est donc convenu que ce mouvement existe

1 Voir biographie de Platon, Annexe, p. 63.

2 Mouze Létitia, Éducation et politique chez Platon. Étude des livres II et VII des Lois», Thèse soutenue le 13 décembre 2001 à l'Université de Lille 3. Composition du jury: L. Brisson (CNRS, Paris), M. Crubellier (Lille3), A. Laks (Lille 3, directeur de thèse), M. Narcy (CNRS, Paris), C. Rowe (University of Durham).

3 BRISSON Luc, Platon Timée-Critias, Paris, GF Flammarion, 2001, Introduction, pp. 9-10.

4 BRISSON Luc, PRADEAU Jean-François, Platon Le Politique, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 108 (Le Politique 269 e). Voir aussi : « elle se meut en cercle elle-même en revenant sur elle-même », op. cit., p. 126 (Timée 37 a).

dans la pensée de Platon, mais son rayon d'action est d'habitude mésestimé ; il est réduit à la rotation des corps célestes, alors qu'il exprime son mouvement dans bien d'autres domaines, comme le développement de ce mémoire a pour tâche de le démontrer. L'idée directrice ici est donc que le mouvement n'est pas un concept marginal dans la pensée de Platon, mais qu'il est au contraire lié à l'immortalité de l'âme, au nombre, au devenir cyclique des vivants ; en un mot, il est un acteur majeur dans l'univers. Le mouvement en question est de type cyclique. Il s'agit d'un mouvement général, qui s'applique aux choses particulières. La problématique consiste donc à voir et comprendre quelles sont les manifestations du mouvement de révolution circulaire dans l'oeuvre de Platon. Il n'est pas besoin d'inventer la présence du mouvement de révolutions périodiques, il suffit de lire le texte et de rapprocher des éléments souvent disséminés dans les divers dialogues. Les plus utiles à ce propos sont sans doute La République, Le Politique, Timée et les Lois. Les mythes évoqués par Platon sont souvent pourvoyeurs d'une conception cyclique du temps, d'où leur intérêt dans le cas présent. Excepté pour souligner parfois l'influence d'autres auteurs sur la pensée de Platon, nous nous concentrerons sur les écrits de ce dernier, afin de délimiter strictement l'espace de la recherche. La compréhension de l'exposé n'en sera que plus aisée.

Le plan du mémoire se compose de deux chapitres, le premier correspondant à la première démiurgie -- univers engendré par le démiurge --, le second à la seconde démiurgie -- vivants engendrés par les dieux issus des dieux --. En plus de faciliter l'analyse, cette décomposition à l'avantage de respecter la bipartition Idées/sensible, chère à l'antique philosophe. La différence entre la première démiurgie, associée à l'intelligible, et la seconde démiurgie, associée au sensible, tient essentiellement en une différence de degrés entre les deux, la première étant supérieure à la seconde ; car dans les deux cas, ce qui meut est le mouvement de révolutions périodiques. Chaque chapitre est divisé en trois parties, chaque partie étant elle-même divisée en deux points. Le chapitre premier a pour but d'exposer la volonté bonne du démiurge et les règles mathématiques qui sont à la base de la génération et de la perduration du monde. Les axiomes de l'harmonie posés, nous verrons leurs applications sur les mouvements des astres, ainsi que les règles qui régissent le ciel. Enfin, la fonction motrice de l'âme du monde sera développée et servira d'intermédiaire entre l'intelligible et le monde sublunaire.

De la rotation divine nous descendrons à celle des vivants. Car si les astres ont des âmes divines, les vivants et les hommes en particulier, doivent leur vie à l'âme qui les anime, âme qui, quand elle est celle du monde, est au principe du mouvement. Dès lors, il n'est pas étonnant de distinguer des cycles politiques, qui commencent avec les gouvernements les plus vertueux pour sombrer vers la tyrannie, elle-même source du renouveau. Si la décadence est une fatalité dans le monde sensible, l'assurance du retour d'une bonne gouvernance va de pair avec elle. Le mythe de Kronos viendra appuyer l'hypothèse selon laquelle le politique est lié aux cycles de révolutions périodiques. Enfin, nous suivrons le cycle de transmigration des âmes, métaphore de la justice divine.

Chapitre Premier : La figure du cercle

lors de la première démiurgie

1. Théodicée et proportions

a. Une volonté bienveillante

Le mythe narré par l'astronome pythagoricien de Locres Timée présente une explication jugée vraisemblable de l'origine de l'univers. Le modèle théorique hypothétique part du principe que le démiurge créé à partir des Formes (ou Idées, éäåct) le monde en tentant de modeler la matière de manière à la rendre la plus parfaite possible. Le rôle du démiurge est donc central et introduit la distinction entre le producteur et son produit. Il est l'organisateur de l'informe et le producteur des images sensibles et est par nature bon5. Il tend a organisé le monde de la meilleure façon qui soit. De là s'affirme la bonté divine, rendant l'être bon et l'intelligence de l'être bonne. C'est pourquoi il semble permis de qualifier la fonction démiurgique de théodicée6. L'intelligence qui connaît se fait démiurgique parce que « celui qui a constitué le devenir, c'est-à-dire notre univers (...) était bon, or (...) il souhaita que toutes choses devinssent le plus semblables à lui ». Par conséquent, le démiurge ne peut constituer que les êtres immortels ; il ne peut façonner les êtres mortels, car « s'ils tenaient de moi leur naissance et leur participation à la vie, ces êtres seraient les égaux des dieux »7. La tâche de créer les mortels est donc révolue aux dieux issus des dieux. Nous pouvons par conséquent distinguer deux démiurgies, la première qui consiste à générer le divin, c'est-àdire ce qui est toujours, et une seconde vouée à produire le mortel, c'est-à-dire ce qui devient toujours. Platon renoue avec les ambitions des premiers métaphysiciens en proposant une explication totale de la réalité tout en prenant compte du sujet pensant, cher à Socrate. Ce qui ressort le plus dans ces dialogues est le souci de dépasser le monde de la multiplicité, de l'impermanence et de l'illusoire grâce à l'idée générale, une et immuable, appartenant au monde intelligible composé d'idées hiérarchisées. La plus haute perfection, la plus générale et

5 BRISSON Luc, Le même et l'autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, Paris, Editions Klincksieck, 1974, p. 29.

6 PHILONENKO Alexis, Leçons platoniciennes, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 522. En réalité le terme théodicée est anachronique, puisqu'il a été créé en 1710 par Gottfried Wilhelm von Leibniz dans son Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal. Cependant ce terme illustre la pensée de Platon qui postule que le mal vient de la résistance de la matière à intégrer entièrement le bien : « La puissance de Dieu est la mesure de son être. Ce n'est pas Dieu qui est impuissant à transformer pleinement à son image le Devenir ; c'est le Devenir qui ne peut recevoir l'Etre entièrement ». GOLDSCHMIDT Victor, La religion de Platon, Presses Universitaires de France, Collection mythes et religions, 1949, p. 57.

7 Op. cit.., p. 134 (Timée 41 c).

la plus raisonnable de toute est l'Idée du Bien (agathon, Üãaèüí), assimilable à l'Idée du Beau. Cette pensée est exposée dans le célèbre mythe de la caverne dans La République8 et se retrouve dans la morale, la justice, la politique et la cosmologie platonicienne.

Le Bien Suprême est donc clairement désigné comme étant le terme ultime et la cause finale de toute recherche du bien, puisqu'il est « ce que toute âme poursuit et qui constitue la fin de tout ce qu'elle entreprend, ce bien dont elle pressent l'existence sans pouvoir, dans sa perplexité, saisir pleinement ce qu'il peut être »9. Il confère aux autres formes beauté, harmonie, ordre, simplicité. Les philosophes sont naturellement « épris de cette science qui peut éclairer pour eux quelque chose de cet être qui existe éternellement et ne se dissipe pas sous l'effet de la génération ou de la corruption »10, car ils sont épris de vérité. Au sommet du système est donc placée la Forme du Bien. Celle-ci communique l'existence et l'essence, mais elle-même est encore au-delà de l'essence, comme le montre la comparaison avec le soleil: « Pour les objets de connaissance, ce n'est pas seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais c'est leur être et aussi leur essence (ousia, ïýæßa) qu'ils tiennent de lui, même si le bien n'est pas l'essence, mais quelque chose qui est au-delà de l'essence, dans une surabondance de majesté et de puissance »11. Ainsi le modèle (paradéigma, ðaðÜäåéãìa) du Bien Suprême existe en soi, il se suffit à lui-même et n'est pas qu'un plan de création attendant un exécutant. Il faut remarquer que Platon accorde une grande importance à la forme du Bien, puisqu'il présente la bonté comme étant « le principe tout à fait premier du devenir, c'est-à-dire du monde »12 . La bonté est associée à la recherche de perfection et d'ordre. Plus précisément, « la bonté démiurgique est essentiellement la bonté, déjà dérivée, de l'Intelligence procédant du Bien, mais qui, rencontrant la Matière, prolonge la diffusion du Bien »13.

Or, ce qui est le plus synonyme d'harmonie et d'ordre est la symétrie (summetros, Óòììåçðéct), celle-ci s'opposant au chaos, au désordre et au sans mesure (ametros, Üììåçðïñ). Le propre de la symétrie est par conséquent de rester semblable (ana logon, aíÜëïãïí), même lors du mouvement. Le démiurge choisit cette propriété et l'impose à l'Univers, car elle ressemble aux formes pures. Découvrir les symétries dans le monde sensible est par ailleurs

8 L EROUX Georges, Platon La République, Paris, GF Flammarion, 2004, pp. 359-384 (La République, VII, 514a-51 7b).

9 Ibid., p. 348 (La République, VI, 505 e).

10 Ibid., p. 316 (La République, VI, 485 b).

11 Ibid., p. 353-354 (La République, VI, 509 b).

12 Op. cit., p. 118 (Timée, 29 e).

13 GOLDSCH MI DT Victor, La Religion de Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 56.

une manière de connaître les copies des Formes. En étudiant les rapports mathématiques, Platon comprend que ces dernières permettent de découvrir les indices de l'intelligible dans le sensible. Expliquons : Á et C n'ont aucune ressemblance. Cependant, il suffit qu'A/B = B/C (B étant une identité intermédiaire) pour qu'il existe un rapport entre A et C. L'âme du monde a une structure mathématique et régit le mouvement avec des rapports mathématiques. Elle est aussi l'identité intermédiaire entre l'être et le devenir.

Que désigne le terme démiurge (dêmiourgos, äÞìéïíðãïñ) ? Le mot provient du grec dêmios, qui signifie plébéien, populaire, et de ergon, signifiant l'oeuvre, le travail14. Mais Platon lui confère un sens philosophique. Il faut donc le comprendre ici comme désignant le « le fabriquant et le père de l'univers »15 . Il est le fabricant de par son travail artisanal, tout en étant dirigé par un modèle théorique. C'est pourquoi il n'est pas un créateur, mais l'organisateur d'une matière et de formes déjà présentes. Il est une entité distincte, dont la description se fait souvent avec des termes anthropomorphiques. Il éprouve des sentiments, souhaite, réfléchit, prévoit, raisonne et parle. Cependant, il n'est pas un individu, mais plutôt une fonction ; sa volonté s'appliquant au réel dans son ensemble, il devient celui qui ordonne le monde, à la manière d'un représentant juridique. Le travail artisanal est explicitement avancé par Platon, qui le compare à un modeleur de cire, à un ouvrier travaillant le bois ou à un assembleur d'éléments16. Le démiurge imprime une forme à la matière, sans être l'auteur de la forme. Les éléments de l'Univers sont le feu, l'air, l'eau et la terre17, comme le font savoir l'opinion traditionnelle et Empédocle à ce sujet. Il est fait mention de relations entre les quatre éléments, les formes géométriques connues à l'époque de Platon et les lettres18. En somme, pour que la genèse de l'univers se fasse, il faut une volonté exclusivement bienveillante -- le démiurge --, puis une mise en ordre du chaos originel afin de transformer celui-ci en un cosmos harmonieux -- travail artisanal du matériau brut --. Il faut ajouter à cela le calcul et la géométrie afin de rendre ce cosmos équilibré et beau (kalon) -- fonction

14 GOBRY Ivan, Le vocabulaire grec de la philosophie, Paris, Ellipses, Collection Vocabulaire de..., 2000, p. 33.

15 Op. cit., p. 116 (Timée 28 c).

16 Ibid., p. 190 : « Voilà ce qu'avait en vue celui qui, à la façon d'un modeleur de cire, fabriqua notre corps » (Timée 74 c) ; p. 123 (Timée 36 e) : « Ce dernier passa à l'assemblage de tout ce qu'il y a de matériel à l'intérieur de cette âme » ; voir aussi Timée 74 c, 28 c, 33 b, 30 b, 33 d, 76 e. CHAMBRY Emile, Platon ProtagorasEuthydème-Gorgias-Ménexène-Ménon-Cratyle, Paris, GF Flammarion, 1967, p. 401 (Cratyle 389 c). Op. cit., pp. 482-483 (La République, X, 596 c).

17 Op. cit., p. 261 (Gorgias 507 e). BRISSON Luc, Platon Phèdre, Paris, Flammarion, 2004, pp. 117-118 (Phèdre 245 e- 246 c). Op. cit., p. 118 (Le Politique 269 d). MAROUANI Ahmed, Dieu, la nature et l'homme dans les derniers dialogues de Platon, Thèse pour le Doctorat de philosophie sous la direction de MATTEI Jean- François, Université de Nice Sophia-Antipolis, faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines, 2001, p. 218.

18 Op. cit., p.146 (Timée 48 b), p. 156-157 (Timée 54 d- 55 b) et p. 247.

intellectuelle et esthétique du démiurge --, et il faut enfin introduire une intelligence qui anime la matière -- l'âme du monde19 --. Ce sont ces étapes que nous allons évoquer dans ce chapitre.

Avant la démiurgie, l'univers existait, le réceptacle (khôra ou chôra, ýëç) était là, les Idées planaient dans un lieu supra céleste, mais un chaos total régnait. Khôra est par conséquent en deçà de l'origine, elle est une errance, privée de logique et de discours qui pourrait la raconter, elle est sans signification ni valeur. De plus, elle n'engendre rien de sensible ou d'intelligible, elle n'est qu'un lieu de réception. Elle est pourtant douée d'un mouvement qui lui est propre, qui est source de résistance à la volonté démiurgique et qui la rend rebelle à la perfection des Idées20. Elle contraint le démiurge, de sorte qu'il organise tout ce qu'il y a de visible de manière à ce qu'il n'y ait rien d'imparfait, mais seulement « dans la mesure du possible », précise Platon régulièrement21. Ceci signifie que le démiurge n'a pas un pouvoir absolu, puisqu'il est limité par le milieu spatial, par le modèle des formes intelligibles et par la nécessité. Il résulte de la résistance de Khôra au savoir une part d'indétermination qui se retrouve dans ce qui devient toujours, c'est-à-dire dans le monde sensible. Cette limitation s'exprime dans le sensible, associé au devenir, lequel s'oppose au savoir total qui est toujours.

Le démiurge commence donc par fondre les alliages avant de constituer l'âme cosmique : « Entre l'être indivisible et qui reste toujours le même et l'Etre divisible qui devient dans les corps, il forma par un mélange des deux premiers une troisième sorte d'Etre ; et de nouveau en ce qui concerne le Même et l'Autre, il forma un composé tenant le milieu entre ce qu'il y a en eux d'indivisé et ce qu'il de divisible dans les corps ; et, prenant ces trois ingrédients, il forma de la même façon par un mélange, où ils entrainent tous, une seule réalité, en unissant harmonieusement par force la nature de l'Autre, rebelle au mélange, au Même, et en les mêlant à l'Etre, formant une unité à partir de ces trois choses22 ». L'âme est composée par les mêmes éléments que les autres réalités, c'est-à-dire par l'Etre, le Même (tauton, ç~ýçüí) et l'Autre (thatéron, èÜçåðïí). Le premier mélange se fait entre l'être divisible et l'être indivisible, entre le Même divisible et le Même indivisible, entre l'Autre divisible et l'Autre indivisible. Le second mélange se fait à partir du résultat du premier mélange, autrement dit

19 Voir Chapitre I, 3, a, p. 23.

20 DERRIDA Jacques, Khôra, Paris, Editions Galilée, 1993.

21 Exemples lisibles de cette restriction dans Timée en 32 b, 37 d, 38 c, 42 e, 53 b, 65 c, 71 d, 89 d.

22 Ibid., p. 124 (Timée 35 a).

entre l'Etre intermédiaire, le Même intermédiaire et l'Autre intermédiaire. Le résultat de ces mélanges est l'âme du monde23.

b. Un découpage harmonieux

Le démiurge partage le mélange en le retranchant (diaireîn, äécßðåéí), suivant certaines proportions. Il est nécessaire d'exposer les règles de base qui constituent ces proportions, même s'il n'est pas nécessaire d'entrer dans les détails, détails dont la complexité risquerait de nous égarer. Il convient d'expliquer les proportions, car si elles ne sont pas le mouvement en tant que tel, elles lui fournissent les règles sans lesquelles il serait inenvisageable. Le nombre (arithmos, Üðßèìüñ) est une pure abstraction obtenue par la raison, agent de mesure et de beauté. Il n'y a pas de mouvement circulaire qui puisse être désordonné, car le cercle est associé à l'idée de perfection et le désordre est synonyme de chaos. Le mouvement qui anime le monde est donc impérativement lié à une mesure, sans laquelle il dégénérerait, se détruirait et ne pourrait pas être. C'est aussi grâce à la mesure que le démiurge peut découper la matière en deux bandes24. La bande de l'Autre est divisée en sept, ce qui correspond au mouvement jugé irrégulier des sept planètes connues à l'époque de Platon, c'est-à-dire la Terre [1], la Lune [2], Mercure [3], Vénus [4], Mars [9], Jupiter [8] et Saturne [27 ou 33]. La bande du Même représente alors le mouvement apparemment régulier des étoiles fixes. Il faut rendre compte du mouvement régulier des corps célestes grâce à la proportion : « de tous les liens, le plus beau, c'est celui qui impose à lui-même et aux éléments qu'il relie l'unité la plus complète, ce que, par nature, la proportion réalise de la façon la plus parfaite25 ». La bande de l'Autre se divise en sept, en fonction d'une suite d'entiers positifs : 1 ?1 ; 2?2 ; 3?3 ; 4?4 ; 5?9 ; 6?8 ; 7?27

Ce qu'il est aussi possible de noter en montrant une double médiété26 géométrique :

23 Voir Chapitre I. 3, a, p. 23.

24 Malgré le fait que Platon nomme les deux bandes bande du Même et bande de l'Autre, ces bandes sont bien constituées du mélange du Même et de l'Autre, cela sans doute pour rendre compte de la différence observée entre les astres fixes et les planètes.

25 Ibid., p. 120 (Timée 31 c).

26 Platon définit lui-même ce qu'est la médiété, ou proportion : « Chaque fois que trois nombres quelconques, que ces nombres soient entiers ou en puissance, celui du milieu est tel que ce que le premier est par rapport à lui, lui-même l'est par rapport au dernier, et inversement que ce que le dernier est par rapport à celui du milieu, celui du milieu l'est par rapport au premier, celui du milieu pouvant devenir premier et dernier, le dernier et le premier

Première progression

20

21

22

23

Seconde progression

30

31

32

33

Deux autres types de suites proportionnelles sont ajoutés : « Après quoi, il combla les intervalles doubles et triples, en détachant encore des morceaux du mélange initial et en les intercalant entre les premières, de façon qu'il y ait dans chaque intervalle deux médités, la première surpassant l'un des extrêmes tout en étant surpassée par l'autre d'une même fraction de chacun d'eux, et la seconde surpassant l'un des extrêmes d'un nombre égal à celui dont elle est elle-même surpassée. De ces relations, naquirent dans les intervalles ci-dessus mentionnés, des intervalles nouveaux de un plus un demi, un plus un tiers et un plus un huitième. À l'aide de l'intervalle de un plus un huitième, le dieu a comblé tous les intervalles de un plus un tiers, laissant subsister de chacun d'eux une fraction, telle que l'intervalle restant fût défini par le rapport du nombre deux cent cinquante-six au nombre deux cent quarante-trois 27».

Voici un schéma annoté du découpage :

1

2

3

4

8

9

Même Mélange

du Même

Autre et de l'Autre.

27

2/1 2/1 2/1 2/1 3/2 9/8 Gamme

Octaves Quinte Ton

 

harmonique.

 
 
 

La médiété harmonique ajoutée est traduite ainsi : x-a=a/n et b-x=b/n donc x-a/a = b-x/b = 1/n et (x-a) b= (b-x)a ou x=2ab/(a+b)

La médiété arithmétique ajoutée est traduite ainsi : (x-a) = (b-x) ou x= (a+b)/2

En insérant les moyens proportionnels harmoniques et arithmétiques dans la première médiété géométrique, cela donne pour les extrêmes :

pouvant à leur tour devenir moyens ». Ibid., p. 120 (Timée 32 a). Platon connaissait la médiété arithmétique, la médiété harmonique et la médiété géométrique.

27 Ibid., p. 125 (Timée 36 b).

a=1

b=2

a=2

b=4

a=4

b=8

Pour les médiétés harmoniques : 4/3 ; 8/3 ; 16/3 Et pour les médiétés arithmétiques : 3/2 ; 3 ; 6 Ce qui donne : 1, 4/3, 3/2, 2, 8/3, 3, 4, 16/3, 6, 8.

En insérant les moyens proportionnels harmoniques et arithmétiques dans la seconde médiété géométrique, cela donne pour les extrêmes :

a=1

b=3

a=3

b=9

a=9

b=27

Pour les médiétés harmoniques : 3/2 ; 9/2 ; 27/2 Et pour les médiétés arithmétiques : 2 ; 6 ; 18

Ce qui donne : 1, 3/2, 2, 3, 9/2, 6, 9, 27/2, 18, 27.

1 4/3 3/2 2 8/3 3 4 16/3 6 8

4/3 9/8 4/3 4/3 9/8 4/3 4/3 9/8 4/3

Les trois intervalles qui subsistent sont 4/3 et 9/8 pour la première médiété géométrique

1 3/2 2 3 9/2 6 9 27/2 18 27

3/2 4/3 3/2 3/2 4/3 3/2 3/2 4/3 3/2

et 4/3 et 3/2 pour la seconde.

Ceci correspond en musique pour la proportion 4/3 à la quarte, pour la proportion 3/2 à la
quinte et pour la proportion 9/8 au ton. En ajoutant l'octave 2/1 -entre la quarte et la quinte- et

le leimma 256/243 -intervalle entre deux tons 9/8-, nous obtenons un arrangement musical28. L'âme du monde est donc d'un point de vu musical composée de quatre octaves, une quinte et un ton : 2/1 x 2/1 x 2/1 x 2/1 x 3/2 x 9/8 = 27

Platon met ici à profit une découverte des pythagoriciens qui avaient constaté que le son d'un instrument de musique reste consonant quelque soi la dimension de l'instrument, tant que les rapports mathématiques entre les cordes restent égaux29. L'essentiel est le rapport mathématique et non le son lui-même, car Platon, contrairement aux pythagoriciens, ne considère pas qu'il existe une musique des sphères audible30. Platon suppose que l'harmonie (harmonia, Üðìïíßa) musicale est de la même nature que celle qui régit les mouvements astronomiques. C'est pourquoi la musique doit s'efforcer d'imiter l'harmonie divine31. La parenté entre les deux disciplines est d'ailleurs affirmée dans La République : « comme les yeux sont attachés à l'astronomie, de même les oreilles sont attachées au mouvement harmonique, [...] ces connaissances sont liées l'une à l'autre comme des soeurs, ainsi que les pythagoriciens l'affirment, et nous également, [...] qui sommes d'accord avec eux32 ».

Un autre point à souligner tient à l'usage du mythe fait par Platon. La genèse du monde est un mythe qui a la particularité d'être conté par un pythagoricien, le personnage nommé Timée. En effet, le mythe (mythos, ìýèïñ) n'est pas opposé à la rationalité (logos, ëüãïñ), et la philosophie n'est pas opposée à la musique. Le mythe reste un récit fictif composé par des personnages ; il est fait de paraboles et d'allégories. Il ne vise pas la vérité, mais le vraisemblable, répondant aux questions métaphysiques en interrompant puis en remplaçant l'argumentation et la déduction par la narration et la suggestion. Le rôle essentiel du mythe est de porter un sens caché, il est un adjuvant à la réflexion, ainsi qu'un stimulant moral. De plus, Platon utilise le mythe afin de formuler des explications de phénomènes que la raison ne peut pas résoudre, car le logos n'est par principe compatible qu'avec l'immobile33. Le devenir

28 Pour une étude plus approfondie sur le thème de la gamme harmonique chez Platon : MOUTSOPOULOS Evangkélos, La musique dans l'oeuvre de Platon, PUF, Paris, 1959. MOREAU Joseph, La construction de l'idéalisme Platonicien, Les Belles Lettres, 1936, § 283, pp. 481-484.

29 Voir illustration 1, Annexe p. 64.

30 Op. cit., p. 127 (Timée 37 b) : « emporté sans son articulé ni bruit dans ce qui se meut par soi-même ».

31 Ibid., p. 200 (Timée 80 b).

32 Op. cit., p. 383 (La République, VII, 530 b).

33 Ce principe est par ailleurs commun à Platon et à Parménide, ce dernier disant dans un de ses poèmes : « Or
c'est le même, penser et ce à dessein de quoi il y a pensée. Car jamais sans l'être où il est devenu parole, tu ne
trouveras le penser ; car rien d'autre n'était, n'est ni ne sera à côté et en dehors de l'être, puisque le Destin l'a

étant quant à lui par définition constamment en changement -- principe que Platon tire sans doute de la lecture d'Héraclite34 --, il n'est en conséquence pas possible d'en tirer une science. La seule pensée qui puisse expliquer ce que la raison ne peut pas saisir est donc de nature mythique. Autrement dit, le discours sur le devenir relève du récit mythique, du vraisemblable, tandis que la compréhension de l'intelligible relève de la science, de l'argumentation et des mathématiques. Les deux axes de la pensée sont unis afin de pallier aux limites de chacun d'eux, ce qui permet d'exposer le comment et le pourquoi de la formation de l'univers, ainsi que l'origine du mouvement qui l'anime.

enchai né de façon qu'il soit d'un seul tenant et immobile ». BEAU FRET Jean, Parménide Le poème, Paris, PUF, Collection Epiméthée, 1955, p. 87 (le poème de Parménide VIII-35).

34 «Héraclite dit, n'est-ce pas ? Que tout passe et que rien ne demeure, et comparant les choses à un courant d'eau, qu'on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve ». Op. cit., p. 419 (Cratyle 402 a).

2. Des proportions au mouvement des astres.

a. Un mouvement réglé

Platon explique les mouvements de la nature à partir de considérations mathématiques. C'est à partir de règles géométriques que naissent les mouvements du ciel. En effet, la suite des nombres positifs représente la distance entre la Terre et les six autres planètes en rotation autour de celle-ci ; elle correspond aussi au rayon de leurs orbites, à leur disposition et enfin la vitesse de leur révolution, qui varient en fonction de la longueur du cercle que ce dernier décrit. Comme nous l'avons déjà vu un peu plus tôt, la qualité principale de la symétrie est de rester semblable à elle-même lors de transformations liées à une rotation autour d'un axe ou à une translation parallèle. Or, de toutes les figures, le cercle est la figure qui reste la plus identique à elle-même, quelles que soient les rotations appliquées à elle. La symétrie s'applique aussi aux révolutions circulaires des astres, qui reviennent immuablement à leur point de départ initial : « c'est la course circulaire qui est uniforme et la mieux réglée35 ». La régularité du mouvement des astres permet, grâce à leur constance, de servir de mesure (metron, ìçðï), d'étalon pour mesurer le temps ; les astres sont donc des étalons temporels : le jour et la nuit sont engendrés par le cercle du Même, la succession des mois est engendrée par le mouvement de la Lune, la succession des années par le mouvement du Soleil. Enfin, la grande année? de Platon, c'est-à-dire le retour de tous les corps célestes à leur position initiale, est engendrée par le mouvement des cinq autres planètes. La durée de la grande année? dans la vie du monde est de 12 960 000 ans, soit exprimé géométriquement, un carré de 3600 de côtés36. Il existe des périodes dont les astres sont la mesure, et une grande année? qui marque l'avènement d'un autre cycle. Les mouvements de tous les cercles de l'âme du monde et le mouvement des révolutions des astres engendrent le temps. Le monde sensible engendre le temps, et non l'inverse. Il existe donc pour mesurer le temps, les temps divers des planètes dont les mesures sont les mouvements du Soleil et de la Lune, et un temps commun qui domine tous les autres -- nommé grande année? -- qui est un étalon de mesure primordial lié à la perfection du cercle du Même. Le temps de la grande année? domine les

35 Op. cit., p. 130 (Timée 39 c).

36 Op. cit., p. 696, Notes (La République, VIII, 546 b-546 d).

temps relatifs au Soleil et à la Lune, puisque le mouvement de la sphère des fixes domine les mouvements sidéraux37.

Rappelons comment le démiurge en arrive à créer le mouvement du Même et celui de l'Autre. Le découpage exécuté sur « toute cette plaque, il la découpa en deux morceaux, dans le sens de la longueur ; et les deux bandes ainsi obtenues, il les appliqua l'une sur l'autre en faisant coïncider leur milieu à la façon d'un khi ». Autrement dit, il partage le mélange en deux bandes et les fait se couper de manière à former un X.

« ... puis il les courba en cercle pour former un seul arrangement, soudant l'une à l'autre leurs extrémités au point opposé à leur intersection. Ensuite, les dotant du mouvement circulaire uniforme qui se produit au même endroit, il prit ces deux cercles et il fit l'un extérieur, l'autre intérieur. Or, le mouvement extérieur il le désigna comme étant celui du Même, le mouvement intérieur, comme celui de l'Autre38 ». En joignant les deux bandes nous obtenons deux sphères, une sphère du Même englobant le mouvement de la sphère de l'Autre.

Le premier cercle du Même entraîne les étoiles fixes de la gauche vers la droite -c'est-à- dire d'est en ouest- dans le plan de l'Équateur. Ce cercle contient toute la réalité sensible et rien ne perturbe son mouvement, car il n'y a rien en dehors de lui. Le mouvement de la sphère et celui des astres est le même, les astres étant pour ainsi dire fixés sur la face interne du cercle du Même; le second cercle entraîne les sept planètes de la droite vers la gauche -- c'est-à-dire d'ouest en est -- dans le plan de l'Écliptique (AB : tropique du Cancer CD : tropique du Capricorne ED : plan de l'Équateur CB : plan de l'Écliptique).

37 Op. cit., p. 131 (Timée 39 d).

38 Ibid., p. 124 (Timée 36 c).

Les orbites des sept planètes sont placées sur la révolution intérieure que le démiurge divise six fois. Le centre des orbites est le même pour tous, c'est la Terre : « la révolution intérieure, il la divisa à six reprises, pour former sept cercles inégaux, correspondant chacun à un intervalle double ou à un intervalle triple, de telle sorte qu'il y ait trois intervalles de chaque sorte. Il prescrivit que ces cercles aillent en sens inverse les uns des autres, trois avec des vitesses semblables, et les quatre autres avec des vitesses différentes les unes par rapport aux autres et différentes de celles des trois autres, mais suivant un mouvement réglé39 ». La révolution intérieure de l'Autre est divisée six fois pour obtenir sept cercles correspondant aux orbites des planètes40 (voir schéma ci-contre).

Le centre de cette révolution est ajusté à celle du corps du monde afin que ce milieu corresponde parfaitement aux deux révolutions. Ainsi, les cercles sont tous homocentriques. Le monde sensible est doté par le démiurge d'un principe qui rend compte à la fois du mouvement ordonné astronomique, qui est physique, et du mouvement ordonné du monde sensible, qui est celui de la connaissance. Le cercle du Même permet à l'âme du monde un contact direct avec les Formes intelligibles, tandis que le cercle de l'Autre permet un contact avec le sensible. Une fois l'ajustement accompli, peut commencer « en tournant en cercle sur elle- même, une vie inextinguible et raisonnable pour toute la durée des temps41 ». Ce système astronomique repose donc uniquement sur une combinaison de mouvements circulaires. La raison de l'âme du monde résulte quant à elle de son illumination par les formes intelligibles.

39 Ibid., p. 126 (Timée 36 d).

40 Voir illustration 2, Annexe, p. 65.

41 Ibid., p. 126 (Timée 36 e).

b. Les mouvements cosmiques

Il existe un mouvement propre au Tout composé du mouvement du Même et de celui de l'Autre. Le Même entraine dans sa rotation axiale la sphère du corps du monde « depuis le milieu jusqu'à la périphérie du ciel42 ». Le Même est le seul cercle qui tourne avec une uniformité et une régularité parfaite ; l'Autre n'entraine que les planètes en mouvant les sept cercles, c'est-à-dire les orbites des planètes43. Nous pouvons aussi détailler les mouvements des parties produits par les étoiles individuelles, les sept planètes et la Terre. La révolution diurne des étoiles ainsi que leur rotation axiale sont engendrées par le mouvement du Même44. Le mouvement général des sept planètes est communiqué par le Même, tandis que l'Autre engendre les trajectoires circulaires des sept cercles, de part son mouvement même45. La double rotation qui résulte de ces deux mouvements forme une torsion : « entraînant sur son axe l'ensemble des cercles que ces corps décrivent, le mouvement du Même leur donnait l'apparence d'une hélice, étant donné que, dans deux plans, ces corps devaient avancer en sens inverse simultanément46 ». L'expression de mouvement de révolution circulaire, qui semble redondante, exprime alors assez bien ce double mouvement, ainsi que l'inversion de la rotation lors de la grande année.

Il existe des différences de vitesse entre les planètes : « Il prescrivit que ces cercles aillent en sens inverse les uns des autres, trois avec des vitesses semblables, et les quatre autres avec des vitesses différentes les unes par rapport aux autres et différentes de celles des trois autres, mais suivant un mouvement réglé47 ». Il en découle que pour se faire une idée juste des huit révolutions, le démiurge est obligé d'éclaircir le problème de la mesure en allumant le Soleil, qui était déjà à sa place, mais sans émettre de rayons lumineux. Il est alors possible de constater que la Lune ( ) tourne plus rapidement que le cercle de l'Autre ; le Soleil ( ), Vénus ( ) et Mercure ( ) vont à la même vitesse que le cercle de l'Autre, en complétant leur révolution en une année, bien que seul le Soleil possède le mouvement du cercle de l'Autre sans modification ; Vénus et Mercure modifient le cercle de l'Autre parce qu'ils ont reçu une impulsion dans le sens contraire du cercle de l'Autre48. Mars ( ), Jupiter ( ) et Saturne ( ) ralentissent le mouvement du cercle de l'Autre car ces planètes tournent dans le

42 Ibid., p. 122 (Timée 34 a, b), p. 126-127 (Timée 36 c, e) et Annexe 4, p. 294.

43 Ibid., p. 122-129 (Timée 36 c-d, 37 b- 38 c).

44 Ibid., p. 131 (Timée 40 a, b).

45 Ibid., p. 122 (Timée 36 c), p. 129 (Timée 39 a) et p. 122 (Timée 36 c- d).

46 Ibid., p. 130 (Timée 39 a).

47 Ibid., p. 126 (Timée36 d).

48 Ibid., p. 129 (Timée 38 d).

sens inverse de celui du mouvement de l'Autre, à la manière de Vénus et de Mercure. Les variations de vitesse, les régressions intermittentes accélérées avant l'arrêt du mouvement principal et enfin le renversement temporaire de son sens ne changent en rien au fait que les planètes aient une trajectoire circulaire. Il n'y a donc pas d'errance d'une trajectoire à l'autre des planètes d'après Platon, bien que l'astronomie antique qui l'affirme se base sur la distinction entre les fixes, c'est-à-dire les étoiles, et les planètes, qui errent (planetes, ðåðéctãõãÞñ)49. La course des astres ne peut pas être déraisonnable, puisque ce sont des divinités purement intellectuelles qui garantissent son mouvement.

Outre sa participation au mouvement du Même, le mouvement propre de la Terre ( ) est celui d'une rotation axiale et centrale ; elle reste fixée au centre du monde et semble assimilée à la divinité du foyer, Hestia50. Cette astrologie est issue de l'observation et surtout du calcul, qui permet de prévoir les mouvements des astres, puisque ceux-ci sont réguliers. C'est pourquoi Platon n'en dit pas plus et renvoie pour les détails à « une représentation mécanique des mouvements considérés51 », ce qui est probablement une allusion à une sphère armillaire52.

Il est maintenant clairement établi que l'usage de modèles géométriques dans la l'astronomie et la cosmologie apparaît particulièrement important. Ils permettent de modéliser les corps célestes, leurs tailles et leurs positions, la régularité de leur révolution ainsi que leurs périodes. Cette application spéculative géographique et cosmologique est d'ailleurs pour Aristophane à l'origine de l'étymologie du mot géométrie (mesure de -- toute -- la terre)53 ; et en effet, cela semble bien correspondre à la philosophie naturelle et politique de la Grèce archaïque54.

49 Ibid., p. 122 (Timée 36 b-40d). B RI SSON L uc, PRAD EAU Jean-François, Platon Les Lois Livres VII à XII, Paris, GF Flammarion, 2006, p. 191 et 193 (Lois X 898 d-899 d), p. 70 (Lois VII821 b, c).

50 « Hestia est la déesse du « foyer », celle qui, au centre, est le point de référence universel. Voilà pourquoi elle a été associée à la terre privée de mouvement et qui se trouve au centre du cosmos ». Op. cit., p. 118 (Phèdre 246 c) et p. 210 (Notes 184). Op. cit., p. 133 (Timée 40 b-c).

51 Ibid., p. 132 (Timée 40 d).

52 Voir illustration 3, Annexe, p. 66.

53 « Le Disciple- De la géométrie.

Strepsiade- Et à quoi cela sert-il ?

Le Disciple- A mesurer la terre.

Strepsiade- Celle que l'on distribue par lots ?

Le Disciple- Non, mais la terre entière ».

COU LON Victor, Aristophane, les acharniens, les cavaliers, les nuées, Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France, 1987, p. 172 (les nuées, v. 200).

54 Hérodote attribut quant à lui comme origine à la géométrie la mesure de la terre, c'est-à-dire l'arpentage, LEGRAND Ph. -E., Hérodote, Histoires, Livre II, Euterpe, Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France, 1968 (Livre II, 109).

Le fait que la géométrie puisse servir à modéliser les mouvements physiques des astres amène à parler de mouvement d'un point sur un cercle de la même manière que si on parlait du mouvement d'une planète sur son orbite, par exemple. C'est en dotant la géométrie de mouvement qu'A rchytas de Tarente, Eudoxe et Ménédème d'Erétrie résolvent des problèmes difficiles55 et qu'est fondée la mécanique mathématique56. Mais il s'agit davantage de l'étude des machines et de l'usage des instruments, que du mouvement lui-même.

Rappelons que, pour Platon, les mathématiques sont des objets idéaux qui ne sont pas sensibles car aucun géomètre, astronome, arithméticien « ne crée les figures, mais ils découvrent celles qui existent57 ». Il est donc mal approprié de parler de géométrie comme s'il était possible de construire les figures, c'est même « ridicule »58 d'après lui : « Aussi bien dois-tu savoir qu'ils ont recours à des formes visibles et qu'ils construisent des raisonnements à leur sujet, sans se représenter ces figures particulières, mais les modèles auxquels elles ressemblent ; leurs raisonnements portent sur le carré en soi et sur la diagonale en soi, mais non pas sur cette diagonale dont ils font un tracé, et de même pour les autres figures. Toutes ces figures, en effet, ils les modèlent et les tracent, elles qui possèdent leurs ombres et leurs reflets sur l'eau, mais ils s'en servent comme autant d'images dans leur recherche pour contempler ces êtres en soi qu'il est impossible de contempler autrement que par la pensée59 ». Au-delà de ce principe, Platon fait des mathématiques l'intermédiaire entre l'intelligible et le sensible. En effet elles diffèrent des formes intelligibles par leur pluralité et diffèrent du sensible à cause de leurs formes éternelles et dépourvues de changement. Il découle de ces remarques que pour Platon les objets géométriques ne se meuvent pas. La géométrie des solides est bien distinguée du mouvement en astronomie dans La République60.

55 MUGLER Charles, Commentaires d'Eutocius et fragments, Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France, 1972 (de la sphère et du cylindre, livre second).

56 Platon y fait allusion dans La République, Livre VII, 528 b, op. cit., p. 380. Archytas : « Il fut le premier, en se servant des principes propres à la mécanique, à traiter méthodiquement de la mécanique, et le premier il introduisit dans une figure géométrique un mouvement instrumental, en cherchant à obtenir, par la section du demi-cylindre, deux moyennes proportionnelles, en vue de la duplication du cube ». GOULET-CAZE Marie- Odile, Diogène Laece, vies et doctrines des philosophes illustres, Le Livre de Poche, Classiques modernes, Librairie Générale française, 1999, p. 1007, (Livre VIII, § 83) Eudoxe p. 1019 Livre VIII § 90. Ménédème d'Erétrie, p. 344, Livre II.

57 Op. cit., p. 130 (Euthydème 290 c).

58 Op. cit., p. 378 (La République, VII, 527 a).

59 Ibid., p. 356 (La République, VII, 510 d- 511 a).

60 « Après la surface plane, dis-je, nous avons pris le solide déjà en mouvement, avant de le considérer tel qu'il est en lui-même. Il serait correct de reprendre la troisième dimension à la suite de la deuxième. Il s'agit de cette dimension, bien sûr, qui concerne les cubes et qui participe de la profondeur ». Ibid., p. 379 (La République, VII, 528 a).

La géométrie plane ou solide est donc immobile61 (akinêtos, Üêßíççïñ) et sert à la connaissance de l'intelligible et de l'éternel62, tandis que l'astronomie et la mécanique participent du mouvement. Ainsi, si la géométrie fonde la structure ontologique de l'univers63, le mouvement de révolution qui l'anime est quant à lui essentiellement d'ordre mécanique.

Nous pouvons conclure de cet exposé que ce qui sous-tend l'idée de révolution circulaire a une origine mythique et est lié à un déterminisme géométrique. Platon reprend la mythologie traditionnelle en affectant à chaque planète un dieu olympien. À cette mythologie grecque, il entrelace des proportions, les médiétés, qui règlent la place des dieux dans le ciel et qui déterminent la vitesse des mouvements des planètes. De même, la symétrie, synonyme d'harmonie, est liée à la beauté et au bon, qui sont des valeurs morales. Le bien est d'ailleurs un facteur déterminant puisqu'il guide les actes du démiurge et qu'il devient par voie de conséquence le point de fuite de l'univers. Enfin, l'âme du monde désigne à la fois une âme, c'est-à-dire un principe spirituel, et l'ordre du monde, d'essence mathématique. Il s'agit donc d'une pensée complexe faite de complémentarité. Nous trouvons enfin dans la démiurgie la justification du choix par la divinité de la force circulaire, jugée la plus symétrique, la plus semblable à elle-même, celle qui rappelle le plus l'immobilité et la perfection des Formes. Le mouvement qui règne dans le ciel ne peut donc être que circulaire.

61 V ITRAC Bernard, Quelques remarques sur l'usage du mouvement en géométrie dans la tradition euclidienne : de Platon et Aristote à Omar Khayyâm, Centre Louis Gernet de recherche comparées sur les sociétés anciennes (CRCSA), Paris, France, CNRS, UMR 8567, document numérique BU Droit-Lettres UFR Poitiers, consulté le 08/02/2008.

62 « On étudie la géométrie en vue de la connaissance de ce qui est toujours, et non de ce qui se produit à un moment donné puis se corrompt ». Op. cit., p. 378 (La République, VII, 572 b).

63 Comme il a été vu Chapitre I, 1, b, p. 11.

Ertt HtP ReHPHn.ItiPP Rr.IHltCHtleP H

a. L'âme du monde comme principe du mouvement

Nous avons vu que le corps du monde est sphérique, et que l'âme du monde est constituée par le démiurge lorsque celui-ci fait le mélange entre l'Etre intermédiaire, le Même intermédiaire et l'Autre intermédiaire64. L'être qui anime l'univers est l'âme du monde (psuchê toû kosmou, çïí êïæìïí). Elle est le principe du mouvement circulaire du corps du monde, de part son auto motricité et son immortalité. Il est indispensable d'éclaircir la notion

de mouvement chez Platon, dans la mesure où cela fait partie intégrante de la problématique.

En effet, l'âme du monde est la source du mouvement de révolution circulaire, lequel régit les cycles célestes aussi bien que ceux qui s'appliquent aux hommes65. Il convient donc ici de montrer en quoi consistent les mouvements de l'âme, puis de distinguer les diverses fonctions qui lui incombent.

L'immortalité de l'âme découle de son mouvement incessant. Le mouvement est associé à la vie, sans lui il n'existe pas de vie. L'âme est par nature immortelle, et son immortalité est indissociable de son mouvement à jamais ininterrompu. De plus, l'âme se meut elle-même, ce qui implique qu'elle est toujours, qu'elle est un être vivant66 et qu'elle est, par conséquent, la source de ce qui est mû. Elle est l'origine et le commencement. L'âme est donc le principe du mouvement, est inengendrée et par là incorruptible. Ainsi, l'âme appartient au domaine des principes, à un ordre de réalité principiel, or le Principe (archê, aðj) est immortel67. Cette proposition est posée comme un axiome par Platon qui est défini comme tel : « Or, comme

c'est une chose inengendrée, c'est aussi nécessairement une chose incorruptible. A supposer, en effet, que le principe soit anéanti, jamais ne pourraient venir à l'être ni ce principe à partir de quelque chose ni autre chose à partir de ce principe, s'il est vrai que toutes choses viennent à l'être à partir d'un principe68 ». Cependant, il faut signaler que l'antériorité de l'âme est postulée dans Phèdre et les Lois, alors que dans Timée c'est le démiurge qui fabrique l'âme.

64 Voir Chapitre I, 1, a, p. 7.

65 Cela sera exposé au chapitre II, p. 29.

66 Op. cit., p. 181 (Lois X, 895 c).

67 ROUX Sylvain, La recherche du principe chez Platon, Aristote et Plotin, Paris, Librairie Philosophique, J. Vrin, 2004, p. 33.

68 Op. cit., p. 117 (Phèdre 245 d).

Dans les deux cas, il faut comprendre qu'elle est immortelle, bien que dans le second cas elle ait été engendrée par le démiurge.

Dans les Lois, dix types de mouvements sont distingués. Il existe deux mouvements circulaires ; le premier tourne autour d'un centre immobile et correspond au mouvement des astres fixes, c'est-à-dire au cercle du Même. Le second est du même type, mais correspond au mouvement des planètes, c'est-à-dire au cercle de l'Autre. Le centre commun est la terre, puisque Platon pense à partir d'un monde géocentrique. Contrairement aux mouvements circulaires autonomes des deux cercles, les six types de mouvements linéaires décrivent des corps qui en rencontrent d'autres. Il existe la combinaison (sugkrisis) et la séparation (diakrisis), la croissance (auxesis) et la décroissance (phtisis), la génération (génesis) et la corruption (phthora). De plus, la sphère du monde meut ce qui se trouve en elle, sans pour autant être à la source du mouvement. Il reste le mouvement circulaire de l'âme, seule à être motrice et automotrice69. Une hiérarchie est établie entre les dix mouvements et celui de l'âme est jugé supérieur à tous les autres, pour la simple raison qu'elle est le principe du mouvement, comme nous l'avons dit plus tôt. Comme l'âme du monde est la seule à engendrer le changement, elle est la cause de l'animation des myriades de choses mises en mouvement. Ce qui se meut soi-même est donc antérieur à tout autre changement. C'est pourquoi l'âme est antérieure au corps, au feu, à l'eau, à la terre ou à l'air. De plus, si l'âme peut exister sans corps, un corps ne peut naître et perdurer sans âme et sans mouvement. Pour résumer, l'âme est le principe de toute chose, car elle est antérieure à tout, car elle est la plus puissante et la cause de tout mouvement, et enfin parce qu'elle est la source de toutes les vies70, en plus d'être elle-même vivante.

L'être de l'âme réside en ce qu'elle se meut sur elle-même et qu'elle est immortelle (athanatos, ÜèÜíctçïñ). Elle est animée, contrairement à ce qui a besoin d'une cause extérieure pour se mouvoir, c'est-à-dire contrairement à ce qui est inanimé. En somme, seul l'être qui est au principe de son mouvement est animé. Par conséquent, seule l'âme est chargée de mouvoir ce qui est inanimé. Pour que l'âme mette en mouvement un corps, il faut qu'elle soit en contact avec le corps en question, et qu'elle soit affectée par des impressions corporelles. C'est pourquoi l'âme est instituée par le démiurge comme moteur (kinoun, êéíïýí) du mouvement du monde : « cet être ne peut ni être anéanti ni venir à l'être ; autrement le ciel tout entier et tout ce qui est soumis à la génération s'effondreraient, s'arrêteraient et jamais ne

69 Op. cit., pp. 177-179 (Lois X, 893 c-894 c).

70 Ibid., p. 184 (Lois X, 896 b).

retrouveraient une source de mouvement leur permettant de venir de nouveau à l'être71 ». Le mouvement de l'âme est le plus parfait qui soit, il est donc constitué d'une « rotation uniforme dans le même lieu et sur lui-même72 », rotation circulaire semblable à celle du ciel. Il existe plusieurs types de mouvements. Les révolutions cosmiques de l'âme immortelle sont composées de sept mouvements possibles composés de six directions linéaires qui la font avancer d'avant en arrière, de droite à gauche et de haut en bas, ainsi que dans un sens circulaire73. L'âme du monde fait donc tourner les astres, à la manière des dieux, permettant ainsi au temps de s'écouler : « Au sujet de tous les astres, de la lune, des années, des mois et de toutes les saisons, quel autre discours pourrions-nous bien tenir si ce n'est celui-là même : puisqu'une âme ou des âmes sont apparues être les causes de tous les mouvements, et puisque ces âmes ont la bonté d'une excellence totale, nous déclarerons que ce sont des divinités, soit qui fait d'elles des êtres vivants, soit de quelque autre façon74 ». Le mouvement est nécessairement lié au temps, dont les astres sont la mesure75.

b. La fonction médiatrice de l'âme

L'âme du monde est unique et par nature bonne, puisqu'elle est divine (théion, èåßïí)76. C'est pourquoi elle a été chargée par le démiurge de régler le mouvement du corps du monde : « c'est plutôt première et antérieure par la naissance et par l'excellence que le dieu constitua l'âme, pour qu'elle puisse commander au corps et le garder sous sa dépendance77 ». L'âme est la seule à se mouvoir elle-même parce qu'elle est un corps composé du Même, de l'Autre et de l'Être. En effet seuls les corps composés peuvent se mouvoir, les corps simples ne pouvant qu'être mus78. Le mélange des trois entités a été divisé et lié suivant des proportions et un mouvement de révolution circulaire lui est appliqué79. Le démiurge a donc fait en sorte que l'âme contienne le corps du monde, afin de créer l'univers.

71 Op. cit., p. 116-117 (Phèdre 245 c-246 e).

72 Op. cit., p. 123 (Timée 34 a).

73 Ibid., p. 137 (Timée 43 b).

74 Op. cit., p. 192 (Lois X, 899 b).

75 Voir Chapitre I, 2, b, p. 19.

76 Ibid., p. 190 et p. 294 (Lois X, 898 c et Lois XII, 966 e).

77 Op. cit., p. 124 (Timée 34 c).

78 CHAMBRY Emile, Platon Thééthète-Parménide, Paris, GF Flammarion, 1967, p. 230 (Parménide 138 d).

79 Voir Chapitre I, 1, a, p. 7.

Le corps et l'âme du monde sont concentriques et l'âme englobe la totalité de l'univers, de son centre -- c'est-à-dire de la terre -- à la périphérie du ciel, de sorte que l'âme du monde tourne en cercle sur elle-même éternellement80. Elle entraine le corps du monde dans sa rotation : « il faut affirmer que c'est elle qui de toute nécessité conduit la révolution du ciel en veillant sur elle et en l'ordonnant81 ». Le mouvement de l'âme est par conséquent universel. Il existe donc la part visible du ciel, et la part invisible qui est l'âme et qui participe à la raison et à l'harmonie.

Ce mélange fait que l'âme perçoit le discours portant sur le sensible, car le cercle de l'Autre lui transmet les informations qui relèvent des opinions et des croyances. Elle perçoit de manière identique les révélations du cercle du Même sur la raison, qui produisent l'intellection et la science. Voici comment elle connaît l'Autre : « Dans une partie de cette section, l'âme, traitant comme des images les objets qui, dans la section précédente, étaient les objets imités, se voit contrainte dans sa recherche de procéder à partir d'hypothèses ; elle ne chemine pas vers un principe, mais vers une conclusion82 ». Et voici comment elle connaît le Même : « Dans l'autre section toutefois, celle où elle s'achemine vers un principe anhypothétique, l'âme procède à partir de l'hypothèse et sans recourir à ces images, elle accomplit son parcours à l'aide des seules formes prises en elles-mêmes83 ». L'âme est donc le processus qui synthétise les deux types de connaissances qui dérivent soit de la sensation, soit de l'intellection. En plus de la fonction motrice, l'âme du monde a donc une fonction cognitive, qui dérive de sa structure mathématique. Les mathématiques s'appliquent aussi bien dans le cercle du Même que dans le cercle de l'Autre, ce qui confère à l'âme du monde une caractéristique particulière. Elle est l'articulation entre le ciel et le monde sublunaire.

Elle fait aussi le lien entre la théologie et la rationalité ; la théologie s'exprime par le fait que Platon conçoit les planètes et les étoiles comme étant des dieux dont les mouvements dépendent d'une âme, alors que la rationalité s'exprime par la circularité de ces mouvements, laquelle découle de sa rationalité. Les dieux unissent deux notions, la notion de bonté et celle de rationalité, notions qui sont complémentées par la forme sphérique du ciel, par le

80 Op. cit., p. 126 (Timée 36 e).

81 Op. cit., p. 190 (Lois X, 898 c).

82 Op. cit., p. 355 (La République, VI, 510 b).

83 Ibid., p. 355 (La République, VI, 510 b).

mouvement circulaire des corps célestes et par l'harmonie qui y règne84. Le fait que l'âme soit immortelle et source de tous les mouvements, ainsi que la perfection de l'ordonnancement des astres, sont d'ailleurs les deux arguments dont se sert Platon pour conduire à la croyance aux dieux85. En effet, les astres, dont les corps sont faits de matière, sont doués d'âmes qui leur confèrent le mouvement ; or ces âmes sont celles des dieux olympiens. C'est pourquoi l'astronome, pour Platon, n'a pas à être athée pour autant ; l'astronome ne doit pas voir les astres comme des choses faites « que de pierre, de terre et de plusieurs autres corps privés d'âme86 ». Cela confirme la fonction cognitive de l'âme car, tout comme les dieux, rien de ce qui est objet de sensation et de science ne peut lui échapper87.

La régularité observable et déductible des mouvements célestes confirme que l'âme du monde a une structure mathématique. C'est pourquoi elle est dite raisonnable. Platon associe donc non seulement le mouvement à la vie, mais il corrèle également cognition et mouvement : « se soucier, commander, délibérer, et toutes les fonctions de ce genre ? Est-il pensable d'attribuer ces fonctions à quoi que ce soit d'autre qu'à l'âme, et ne devrions-nous pas affirmer qu'elles en sont les fonctions spécifiques ?88 ». Si nous ajoutons la cognition au fait que l'âme du monde participe au cercle de l'intelligible et à celui du sensible, nous pouvons en déduire que l'âme possède la connaissance de tout ce qui est. Sa fonction est aussi de combler l'écart entre la matière et l'intelligible ; l'âme du monde est à la fois un principe immortel et le moteur de la matière. L'observation montrant qu'il existe des règles et de la nécessité qui ordonnent la matière ne doit pas rendre matérialiste. Cela montre au contraire qu'il existe un principe à la source de cette perfection : comment « ces corps, s'ils étaient dépourvus d'âme, pourraient [...] obéir à des calculs d'une si merveilleuse précision89 » ? La réponse de Platon est qu'il « existe dans les astres un intellect qui est le guide des êtres90 ». Cet intellect est l'âme du monde.

D'autre part, le ciel dans son ensemble et tous les vivants sont la propriété des dieux ;
l'homme étant, de tous les vivants, celui qui révère le plus la divinité91. Le mouvement qui

84 Voir Chapitre I, 1, a, p. 7.

85 Op.cit., p. 294 (Lois XII, 966 d-e).

86 Ibid., p. 295 (Lois XII, 967 b).

87 Ibid., p. 197 (Lois X, 901 d).

88 Op. cit., p. 117 (La République, I, 353 d) et op. cit., p. 185 (Lois X, 896 d).

89 Ibid., p. 295 (Lois XII, 967 d).

90 Ibid., p. 295 (Lois XII, 967 d).

91 Ibid., p. 199 (Lois X, 902 b).

anime les dieux ne peut que se répercuter sur les hommes, puisque les dieux sont les gardiens des vivants, et que les humains forment une partie des troupeaux que les dieux possèdent92, comme l'exprime le mythe de Kronos93. Il convient donc de voir les conséquences du mouvement de révolution circulaire non seulement dans le domaine céleste, mais aussi dans le monde sublunaire, puisque « c'est de l'âme que viennent pour le corps et pour l'homme tout entier tous les maux et tous les biens94 ».

92 DIXSAUT Monique, Platon Phédon, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 209 (Phédon 62 b).

93 Voir Chapitre II, 2, a, p. 44. Op. cit., pp.112-117 (Le Politique 271 c-274 d).

94 CHAMBRY Emile, Platon Premiers dialogues : Second Alcibiade-Hippias Mineur-Premiers AlcibiadeEuthyphron-Lachès-Charmide-Lysis-Hippias Majeur-Ion, Paris, GF Flammarion, 1967, p. 277 (Charmide 156 e).

Chapitre Deuxième : Le cycle

appliqué aux vivants

1. La sphère du politique

a. De l'idéal à la décadence, de la raison au désir

La scission entre le monde immortel du cercle du Même et celle du monde enchaîné à la fatalité de la décadence du cercle de l'Autre n'est pas si stricte que les commentateurs le laissent souvent entendre. En effet, le mouvement circulaire qui régit la rotation du ciel est semblable à celui qui meut le monde sublunaire. Si la perfection du Même fait défaut à l'Autre, le principe qui les anime reste bien du même ordre. Il s'agit en fait surtout d'un changement qualitatif. Rappelons donc que les planètes possèdent chacune une âme propre95. Ces âmes sont des dieux qui ont pour vocation d'être les démiurges des trois espèces mortelles composées par les oiseaux, les animaux terrestres et les animaux aquatiques. Les dieux96 ne sont ni immortels ni totalement indissolubles, mais il est peu probable qu'ils soient dissolus, et encore moins qu'ils meurent97. Ils prennent le relai du démiurge, tout en étant à un degré de perfection inférieur à celui-ci. Les dieux sont en effet composés des restes des ingrédients qui ont composé le mélange de l'âme de l'univers. Ils sont donc issus d'ingrédients de second et de troisième ordre ; il en découle premièrement qu'ils sont d'une perfection moindre par rapport au démiurge, et secondement que la démiurgie des dieux engendre des vivants d'une perfection moindre par rapport à la celle du démiurge. Les dieux sont à un degré de perfection moindre que le démiurge, tout comme le sensible est à un degré moindre de perfection que l'intelligible. C'est pourquoi la connaissance du sensible ne peut être que l'opinion (doxa, äüîa), laquelle ne peut atteindre que le vraisemblable, à cause du caractère changeant de son objet : la matière. Le sensible ne peut en conséquence pas être pris pour modèle, car si le démiurge « prenait pour modèle un objet engendré, le résultat ne serait pas beau »98 . Il existe donc une hiérarchie dont le critère est la perfection, synonyme de vérité. Nous remarquons que l'intelligible l'importe toujours qualitativement sur la matérialité,

95 « Il divisa le mélange en autant d'âmes qu'il y a d'astres, et il affecta chaque âme à un astre ». Op. cit., p. 135 (Timée 41 e).

96 Pour plus de clarté dans l'exposé, est nommé démiurge l'artisan de la création de l'univers et sont nommés dieux les dieux engendrés par les dieux qui ont pour charge de s'occuper des mortels.

97 Ibid., p. 133 (Timée 40 b).

98 « Peut devenir objet d'opinion au terme d'une perception sensible rebelle à toute explication rationnelle, ce qui naît et se corrompt, et qui n'est réellement jamais. De plus, tout ce qui est engendré est nécessairement engendré sous l'effet d'une cause ; car, sans l'intervention d'une cause, rien ne peut être engendré ». Ibid., pp. 115-116 (Timée 27 d - 28 a).

hiérarchie qui semble admise dans la société antique grecque : « C'est que le travail manuel, aux yeux des Grecs, est une activité de bas étage, indigne d'un homme libre. Platon et Aristote considèrent la fabrication (poïésis) d'un objet quelconque, et même la création d'une oeuvre d'art, comme une occupation de second ordre ; le sage ne doit s'adonner qu'à la praxis et à la théôria, c'est-à-dire, d'une part, à la pratique des affaires politiques, au commandement des hommes, et, d'autre part, à l'étude de la philosophie. Dans le mythe du Phèdre, Platon classe les genres de vie selon leur valeur, en neuf échelons : le laboureur et l'artisan occupent le septième échelon, juste au-dessus du démagogue et du tyran, qui sont, aux yeux du philosophe, les pires fléaux et les plus méprisables des hommes99 ».

Intelligible
(vrai)

Sensible (vraisemblable)

Avant de laisser les rênes aux dieux et de les semer sur leurs lieux célestes respectifs, le démiurge prodigue ses directives et leur révèle la nature de l'univers ainsi que les lois de la destinée. Il revient aux dieux la création des oiseaux, des animaux terrestres et des animaux aquatiques. Par ailleurs, les éléments sont associés aux différents types d'êtres : les dieux sont

99 FLACELI ERE Robert, La vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, Librairie Hachette, 1959, p. 74.

associés au feu, les oiseaux à l'air, les poissons à l'eau et les animaux marcheurs ou rampants à la terre100. La correspondance se poursuit entre les éléments et les polyèdres réguliers101. Les vivants sont composés d'un enlacement entre une partie immortelle, autrement dit l'âme, et une partie mortelle, autrement dit le corps. Ils sont voués à naître, à se nourrir, à croître, à mourir, leurs âmes libérées par la mort étant vouées à rejoindre le monde divin. La rotondité de la tête rappelant la forme divine du cercle, c'est elle qui règne sur le corps, tout comme l'âme du monde règne sur le sensible. Ainsi, le corps rattaché à la tête permet à celle-ci de se mouvoir via l'usage des membres, le corps étant le véhicule de l'âme et l'âme celle qui donne la direction au mouvement102. L'organisation du microcosme imite donc celle du macrocosme103 et le mouvement cyclique s'applique également aux vivants, comme nous allons le voir.

Le principe de mouvement circulaire règle le ciel et rythme la vie des vivants dans le monde sublunaire, cela nous l'avons vu. Mais il ne faut pas oublier que la vie politique de la cité des hommes n'échappe pas aux mouvements cycliques. Platon présente la généalogie des quatre espèces de régimes politiques défectueux, de manière à montrer une dégradation commençant avec la timocratie et s'accentuant avec l'oligarchie, la démocratie et enfin la tyrannie. Il s'agit de régimes défectueux par rapport à la cité juste, bonne et droite, dirigée par des rois philosophes -- autrement appelée aristocratie104. L'aristocratie (aristocratia, Üðéæçïêðoeçßa) ne correspond pas qu'à un idéal, à un âge d'or ou à un mythe105 ; elle aussi est un type distinct de constitution politique parmi les cinq exposées dans La République106. Les types de gouvernements qui ne sont pas justes sont présentés comme étant des déviations107. S'il n'existe qu'un idéal pour Platon, il existe un grand nombre de constitutions politiques108 ; il n'en présente que quatre afin d'obtenir une classification générique et car il n'est pas possible de compléter une description exhaustive des types de gouvernements dans le détail109.

100 Op. cit., p. 131 (Timée 39 d-40 a).

101 Ibid., Annexes, p. 301 (Timée).

102 Ibid., p. 140 (Timée 44 d).

103 Ou est autosimilaire, c'est-à-dire que le tout est semblable à une de ses parties, comme dans un objet fractal.

104 Op. cit., p. 260 (La République, V, 449 a).

105 « Il en existe peut-être un modèle dans le ciel pour celui qui souhaite le contempler et, suivant cette contemplation, se donner à lui-même des fondations ». Ibid., p. 480 (La République, IX, 592 b).

106 Ibid., p. 258 (La République, IV, 445 d).

107 « Rappelons-nous à partir de quelle position nous avons dérivé, afin de revenir sur le chemin que nous avons quitté ». Ibid., p. 402 (La République, IV, 443 c).

108 Ibid., p. 228 et 403 (La République, IV, 445 c et Livre VIII, 544 d).

109 Ibid., p. 409 (La République, VIII, 548 d).

Présentons maintenant ces types de gouvernements. Le régime le moins imparfait des régimes défectueux est la timocratie (timokratia, çéìïêðaçßa), ou encore timarchie. Ce type de gouvernement semble se rapprocher de celui de Lacédémone, c'est-à-dire de Sparte. Il est l'intermédiaire entre l'aristocratie et l'oligarchie. Il tient de l'aristocratie « par son respect des gouvernements, par l'abstention du corps militaire vis-à-vis des tâches de l'agriculture, des métiers manuels et de toute activité lucrative, par l'organisation des repas en commun, par la pratique de la gymnastique et des combats guerriers »110. La timocratie se démarque par le luxe et par la prospérité. Ses citoyens ont un caractère irascible et violent. Il y a donc trois classes d'individus : les citoyens, qui ont des droits politiques, une éducation collective et une vie communautaire qui possèdent des terres cultivées par des esclaves, s'entraînent militairement et défendent la cité. Les périèques, hommes libres, mais privés de droit politique, vivent groupés autour de la ville et cultivent leurs terres. Enfin, les hilotes, esclaves, habitent ensemble et cultivent la terre des citoyens en leur versant une redevance. La timocratie ressemble beaucoup à la cité idéale dans sa structure sociale, excepté en ce qui concerne les hilotes et l'entrainement militaire. La timocratie a pourtant des caractéristiques qui lui sont propres, en particulier la place de l'honneur gagné par les armes, devenu idéal principal de la cité111. En conséquence, les hommes qui composent la timocratie tentent d'échapper à la loi, ils aiment la richesse, sont avares de leurs biens et sont prodigues des possessions des autres.

Le régime suivant est l'oligarchie (oligarchia, ïëéãaðóßa), c'est-à-dire « la constitution politique fondée sur la valeur de la propriété, où les riches commandent et où les pauvres n'ont aucune part au pouvoir »1 12 . La timarchie dégénère en oligarchie à cause de la cupidité. La recherche immodérée de la richesse entraîne dans un premier temps la désobéissance civile, suivie d'une perte de valeur de la vertu au profit de la richesse pécuniaire. Ainsi, la valeur dominante ne devient plus l'honneur et la victoire, mais l'argent. L'homme oligarchique est guidé par la convoitise et la pusillanimité. Ce changement social est ensuite

110 Ibid., p. 408 (La République, VIII, 547 d).

111 « La peur de placer les sages au rang des gouvernants -en raison du fait qu'on ne trouvera plus des hommes d'une telle fermeté et d'une telle simplicité, mais seulement des types mélangés-, l'inclinaison à favoriser des hommes remplis d'ardeur virile et plus rustres, doués naturellement pour la guerre plus que pour la paix, l'estime portée aux ruses des affaires de guerre et aux stratagèmes, la conduite perpétuelle de l'activité guerrière ». Ibid., p. 408 (La République, VIII, 547 e-548 a).

112 Ibid., p. 412 (La République, VIII, 550 c-d).

pérennisé par la loi, qui constitue l'oligarchie. Les pauvres, en plus d'être méprisé, sont alors privés du droit de participer aux responsabilités du pouvoir.

L'oligarchie comporte plusieurs défauts notables comparée à la cité juste. La richesse n'est pas un critère qui garantit la compétence à gouverner. L'interdiction aux pauvres de participer au pouvoir écarte en outre des personnes qui auraient pu se révéler compétentes. La richesse prise comme seul critère n'est donc pas pertinente en ce qui concerne la gouvernance d'une cité. De plus, la cité est divisée en deux cités antagonistes, celle des pauvres et celle des riches, ce qui entraîne inévitablement des tensions sociales. En cas de guerre contre une autre cité, les oligarques ne pourraient pas recourir au peuple pour se défendre, par crainte d'armer celui-ci, et ne consentiraient pas non plus à dépenser leur argent pour défendre la cité, à cause de leur avarice. La cité serait alors en mauvaise posture. Autre défaut, le fait de concentrer tous les pouvoirs et toutes les activités essentielles aux mains des mêmes personnes. Le propre de la constitution oligarchique est aussi de permettre à des individus d'acquérir des richesses excessives, mais aussi de tout vendre et donc de devenir démunis et indigents. Force est de constater que l'oligarque dilapide son bien sans gouverner ni servir la cité. C'est pourquoi il est comparé à un faux bourdon qui refuse de travailler et dilapide le labeur des abeilles113. Le pauvre, quant à lui, finit soit mendiant, soit malfaiteur. L'oligarchie entraine par conséquent la paupérisation du peuple ainsi que bon nombre de maux, dont celui de l'augmentation de la criminalité.

L'oligarchie dégénère en démocratie. Le désir des oligarques d'acquérir toujours plus de biens leur fait négliger la modération et tolérer l'indiscipline, réduisant « parfois à la pauvreté des hommes qui n'étaient pas dépourvus de qualités par leur naissance »114 . Les inactifs de la cité se multiplient à cause du désir de s'enrichir des financiers, qui accumulent l'argent en multipliant les mendiants. Il en découle une haine de la part des pauvres qui appellent de leurs voeux un nouveau régime qui leur soit davantage profitable. Pourtant, les riches ne changent en rien leur manière d'agir, négligent tout hormis l'argent, amplifient l'hostilité des indigents, se font les fossoyeurs de leur domination. La fragilité de l'oligarchie, comparée par Platon à un corps malade115, fait naître la dissension au sein de la cité, jusqu'au moment où « les

113 « Un tel homme naît comme le faux bourdon de la maison, pour devenir le fléau de la cité ». Ibid., p. 415 (La République, VIII, 552 c).

114 Ibid., p. 421 (La République, VIII, 555 d).

115 Ibid., p. 422 (La République, VIII, 556 e).

pauvres, forts de leur victoire, exterminent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le pouvoir politique et les responsabilités de gouverner »116. C'est ainsi que l'avènement de la démocratie se fait, par les armes ou par la peur des anciens gouvernants.

La démocratie (dêmocratia, äçìïêðaçßa) a comme fondement la liberté d'expression et la liberté de vivre selon son bon plaisir. Il est celui qui comporte le plus de diversités et de bigarrures, car il accueille le plus de caractères différents. C'est aussi celui qui possède la constitution politique la plus hétéroclite. La liberté qui y règne en fait la plus belle et la plus délicieuse des manières de mener son existence117. La démocratie paraît aussi attrayante, car l'ouverture d'esprit et la tolérance envers les condamnés y sont grandes : « Il s'agit apparemment d'une constitution politique agréable, privée d'un réel gouvernement, bariolée, et qui distribue une égalité bien particulière tant aux égaux qu'à ceux qui sont inégaux 118». C'est pourquoi Platon compare les condamnés à des fantômes119, soulignant ainsi l'impunité qui règne dans la cité démocratique.

Cependant, la séduisante démocratie cache des vices. La constitution démocratique est un mélange incohérent de divers types d'institutions et de lois empruntées aux autres régimes. L'anarchie et le manque d'unité qui en résulte laissent à l'individu seul le choix des décisions à prendre. De plus, l'égalité bien particulière qui y règne vient en fait d'une liberté sans mesure qui méprise les principes de la cité juste. L'égalité démocratique est différente de l'égalité géométrique120, et n'est donc pas conforme à la justice en soi. C'est pourquoi, dans la démocratie, les vertueux et les méritants sont comparables à ceux privés de vertu et de mérite ; du point de vu de Platon, c'est donc une injustice qui engendre une mauvaise éducation et de mauvais dirigeants politiques. L'homme démocratique, privé d'une réelle éducation, est « vide de connaissances, d'occupations nobles et de discours vrais »121 . C'est pourquoi l'opinion a tant d'importance dans la démocratie, et c'est pourquoi les hommes

116 Ibid., p. 423 (La République, VIII, 557 a).

117 Ibid., p. 424 (La République, VIII, 558 a).

118 Ibid., p. 425 (La République, VIII, 558 c).

119 « Les condamnés s'y promènent comme les esprits des héros ». Ibid., p. 424 (La République, VIII, 558 a).

120 « Au plus important, elle attribue davantage, et au plus petit elle attribue moins, donnant à chacun une juste part en proportion de sa nature ; et tout naturellement elle accorde dans tous les cas aux mérites plus grands de plus grands honneurs, tandis que, à chacun de ceux qui sont le contraire pour la vertu et pour l'éducation, elle dispense ce qui leur devient suivant cette proposition ». BRISSON Luc, PRADEAU Jean-François, Platon Les Lois Livres I à VI, Paris, GF Flammarion, 2006, p. 292 (Lois, VI, 757 c).

121 Op. cit., p. 428 (La République, VIII, 560 b).

politiques n'ont pas d'autres choix pour se faire respecter que d'être en accord avec les tendances de la masse, c'est-à-dire de devenir des démagogues. L'ignorance et le mépris de la connaissance sont illustrés par l'allégorie -- ou plutôt l'image -- du navire, dans laquelle la cité démocratique est désignée par le navire, les citoyens par les matelots et le gouvernant par le pilote122. Le capitaine et le médecin valent un grand nombre d'autres hommes, car ils possèdent une science que les lois écrites et la foule ne peuvent pas avoir. Il est convenu dans Le Politique « qu'une foule ne sera jamais capable d'acquérir une technique quelconque123 ». De plus, le capitaine et le médecin, tout comme le roi, enrichissent leurs connaissances et leurs techniques par leurs recherches. Le fait que le démocrate se laisse dicter ses décisions par la foule désirante est donc une mauvaise chose pour la cité. Pour décrire le mal qui ronge l'oligarchie et la démocratie, Platon use fréquemment de deux autres comparaisons, celle de la ruche et celle de la maladie, le malade ou la ruche étant la cité, la maladie étant la bile ou les faux bourdons, et le bon législateur étant le bon médecin ou le bon apiculteur124.

La limitation des désirs est bien moindre dans le régime démocratique que dans l'oligarchie, à cause de ce même manque d'éducation et de mesure. L'illusion de l'égalité prive en effet le démocrate de la sagesse des gardiens philosophes. Platon est généralement critique envers la masse, car celle-ci est asservie au désir non nécessaire ; elle ne se contente pas des besoins naturels, utiles et indispensables, tels que, par exemple, préparer ses repas et se nourrir. Elle veut plus que le nécessaire, allant à l'encontre de la modération et de la sagesse. C'est pourquoi elle finit par refuser la limitation de ses désirs, la pudeur et enfin l'ordre. Il s'opère alors un renversement des valeurs où tout ce qui contraint le désir non nécessaire est dénigré et ostracisé : « Taxant la pudeur de stupidité, ils la rejettent au-dehors et la bannissent sans vergogne. La modération, qu'ils invectivent en la taxant de lâcheté, ils la rejettent en la couvrant d'injures et ils expulsent la mesure et la discipline dans la dépense, en persuadant le jeune homme, en lui donnant pour cortège une multitude de désirs inutiles, qu'il s'agit d'attitudes de paysans et indignes d'un homme libre »125 . Le renversement des valeurs est clairement exprimé. La démesure est travestie en éducation réussie, l'anarchie en liberté, la

122 « Un grand nombre d'entre elles [les cités], il est vrai, comme les navires qui sombrent, périssent un jour ou l'autre, ont péri et périront encore, par la faute de leurs piètres pilotes et matelots, coupables de l'ignorance la plus grave dans les matières les plus importantes, puisque, sans rien connaître à la politique, ils s'imaginent posséder cette science dans tous les détails, plus exactement que tous les autres ». Op. cit., p. 185 (Le Politique 302 a). « Celle du capitaine de navire de bon aloi et celle du médecin qui vaut un grand nombre d'autres hommes ? ». Ibid., pp. 176-177 (Le Politique 297 e- 298 e).

123 Ibid., p. 182 (Le Politique 300 e).

124 Op. cit., pp. 435-437 (La République, VIII, 564 b-565 c). BRISSON Luc, Platon Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2007, p. 163 (Le Banquet 214 b).

125 Op. cit., p. 429 (La République, VIII, 560 d).

prodigalité en magnificence, l'impudence en courage. Dans cette description, la démocratie ressemble à une « frénésie bachique »126 où règnent l'anarchie et l'impudence. Il existe aussi une égalité entre les désirs bons et les désirs mauvais, entre le vrai et le faux. Cette égalité est en réalité une indifférenciation ; l'illusion des désirs équivalents prive donc l'individu démocrate de la priorité de la raison, ce qu'exprime Platon en comparant le jeune homme démocrate aux compagnons d'Ulysse. Ceux qui mangent les lotus oublient le passé et succombent aux désirs immédiats, tout comme le démocrate succombe à la sensualité et oublie sa patrie127.

Aucun principe ne vient régler la vie de l'homme démocratique, qui laisse ses envies passagères guider le cours de son existence. L'idéal de l'égalité (isonomia, éæüççça)128 fait que le démocrate croit à l'égalité dans la structure politique, mais aussi dans la structure de l'existence. La liberté se propage jusqu'à l'intérieur des foyers, passant du domaine de la vie publique à celui de la vie privée. Il s'instaure une égalité entre les désirs nécessaires et les désirs non nécessaires, l'âme de l'homme démocratique étant uniquement guidée par le plaisir. C'est pourquoi il refuse d'avoir un maître, puisque le désir est son unique maître. En conséquence, tout ce qui contraint la satisfaction des désirs est vécu telle une frustration par le citoyen, lequel devient facilement irritable et irrespectueux des lois.

Le désir de liberté pousse à la volonté de devenir libre et efface les distinctions entre le citoyen, le métèque et l'étranger, abolissant ainsi la hiérarchie sociale. De même, dans le domaine privé, « le père prend l'habitude de se comporter comme s'il était semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et réciproquement quand le fils se fait l'égal de son père et ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l'endroit de ses parents »129 . Le maître en vient à craindre ses subornés et à devenir indulgent avec eux, tout comme les vieux en viennent à craindre de paraître antipathiques aux jeunes. Les élèves respectent peu leurs instructeurs ; il s'instaure une égalité de droit entre les sexes ainsi qu'entre les hommes libres et les esclaves. L'égalité en vient même à s'instaurer entre les hommes et les animaux

126 La « frénésie bachique » renvoie sans doute aux bacchanales, célébration de Dionysos dans laquelle le peuple et les femmes en particulier se livraient à des transes et à des délires orgiaques. Ibid., p. 429 (La République, VIII, 561 a).

127 « De retour chez ces Lotophages ». Ibid., p. 429 (La République, VIII, 560 c).

128 L'isonomia et l'isegoria sont l'égalité de tous devant la loi et le droit de tous de prendre la parole devant l'assemblée. L'origine de l'isonomia vient de l'institution en Grèce archaïque d'une démocratie militaire. Le cercle formé par l'assemblée des guerriers a en effet placé la parole « au centre » (esmeson, êíçðïò). Voir : VERNANT Jean-Pierre, Entre mythe et politique, Collection La librairie du XXIe siècle, Seuil, 2004, 190 pages.

129 Op. cit., p. 432 (La République, VIII, 562 e).

domestiques130. La permissivité excessive devient la maladie de la cité qui mène la démocratie à sa perte : « En contrepartie de cette fameuse liberté étendue et indépendante des circonstances <de la démocratie>, il s'est laissé envelopper dans la servitude la plus pénible et la plus amère, la soumission à des esclaves »131.

b. Le cycle des gouvernances

Des excès de la démocratie nait la tyrannie (turannis, çòðaííßñ), « la servitude la plus étendue et la plus brutale se développant, à mon avis, à partir de la liberté portée a son point le plus extrême »132 . Il résulte tout d'abord du désordre de la démocratie une division interne en trois groupes. Le premier groupe est composé d'une classe de paresseux valorisée par la société qui domine le débat démocratique. Le deuxième groupe est constitué de riches qui s'accaparent les biens des plus démunis, en redistribuant une faible part de sa richesse au troisième groupe, de manière à ce que ce dernier ne puisse rassembler ses forces pour se révolter. Ce troisième groupe est celui du peuple laborieux et modeste qui ne s'occupe pas des affaires publiques. La désaffection par le peuple des réunions de l'assemblé démocratique empêche ce groupe de profiter de la force latente imputable au grand nombre de citoyens qui le compose. Les conspirations entre les trois groupes renforcent le sentiment d'anarchie, si bien que le peuple appelle de ses voeux l'homme providentiel qui saura unir et protéger la cité. L'homme en question fait d'abord preuve de charme et de douceur, afin de mieux gagner les faveurs du peuple : « Au début, durant les premiers jours [...] il n'est que sourire et amabilité envers tous ceux qu'il rencontre [...]. Il clame qu'il n'est pas un tyran, il se répand en promesses, aussi bien en privé qu'en public, il libère les gens de leurs dettes, et il redistribue la terre au peuple et à ceux de son entourage, et à tous il se montre agréable et plein de douceur »133 . Afin d'imposer son importance en tant que chef, de se débarrasser de ceux qui refusent son commandement et d'appauvrir les contribuables pour affaiblir leurs envies de conspirations, il provoque des guerres. Celui qui apparaît comme étant le protecteur n'est en

130 « C'est là que les chiennes, pour suivre le proverbe, deviennent absolument semblables à leurs maîtresses, et les chevaux comme les ânes, habitués à se déplacer fièrement en toute fierté, bousculent à tout coup le passant qu'ils trouvent sur leur chemin ». Ibid., p. 433 (La République, VIII, 563 d).

131 Ibid., p. 443 (La République, VIII, 569 c).

132 Ibid., p. 434 (La République, VIII, 564 b).

133 Ibid., p. 439 (La République, VIII, 566 d-e).

fait que le futur tyran, autrement dit « l'homme le plus mauvais »134. Une fois la foule sous son emprise, la soif de pouvoir transforme le protecteur en tyran, tout comme Lycaon est transformé en loup après avoir servi la chair d'un de ses enfants à Zeus135. Il promet le partage, mais se sert des tribunaux pour exiler et tuer, il divise la cité en montant le peuple contre les riches et use de la violence. La désapprobation, liée au comportement odieux du tyran, oblige ce dernier à supprimer les dernières personnes de valeur qui osent encore critiquer ses actions. La cité est donc privée des hommes qui constituaient ses qualités. Dès lors, les ennemis du tyran, en complotant pour le faire périr, offrent au despote un prétexte qui légitime une garde personnelle, ce que le peuple lui accorde, au regard du péril encouru par leur chef. Cette garde, composée de miliciens et d'affranchis, est d'autant plus nombreuse que le mépris du peuple croît. C'est dans les trésors sacrés de la cité puis dans les richesses des citoyens que le tyran trouve les moyens de subsister. Mais le peuple en vient à se fâcher d'avoir à nourrir le tyran et sa suite, si bien que le tyran fait violence au peuple. En comparant le peuple à un père faible et le tyran à un fils indigne, Platon fait du tyran un impie, mais il est aussi présenté comme un homme ivre et un amoureux, car son âme est sans modération et folle de désir1 36. La cité, tout comme l'âme du tyran, est esclave, pauvre, craintive, plaintive, troublée et assaillie par les remords, par les désirs, par les passions érotiques, et elle est forcément la plus malheureuse137.

La présentation des régimes étant accomplie, il est possible de les classer selon plusieurs critères qui suivent un même mouvement descendant. La part plus ou moins importante des gouvernants dans la cité peut servir de critère : « le gouvernement d'un seul donne la royauté et la tyrannie ; pour sa part, le gouvernement de ceux qui ne sont pas nombreux donne l'aristocratie, dont le nom est de bon augure, et l'oligarchie ; à son tour, du gouvernement du grand nombre nous en avons tiré ce que nous nommions alors du seul nom de démocratie138 ». Plus le nombre de gouvernants est élevé, moins la science du politique est bien maîtrisée139. Il est aussi possible de classer les régimes selon le degré de bonheur et de vertu, les régimes les

134 Ibid., p. 453 (La République, IX, 576 b).

135 « La légende de Zeus Lycien en Arcadie ». Ibid., p. 437 (La République, VIII, 565 d-e).

136 « _ Un parricide, [...] voilà comment tu décris le tyran, un soutien nourricier qui brutalise ses vieux parents, et voilà bien, apparemment, ce qu'on s'entend à reconnaître comme la tyrannie » et p. 450 « de même il estimera pour son propre compte, si jeune soit-il, pouvoir prendre le dessus sur son père et sur sa mère, et les priver de ce qui leur revient, en s'appropriant les biens paternels lorsqu'il aura dépensé sa part ». Ibid., p. 443 (La République, VIII, 569 a-b) (La République, IX, 574 b) et p. 451 (La République, IX, 574 d) « pour aller ensuite piller un temple ». p. 448 (La République, IX, 573 a-c).

137 Ibid., pp. 456-457 (La République, IX, 577 d- 578 b).

138 Op. cit., p. 186 (Le Politique 302 d).

139 « Si donc il existe une technique royale, la foule que composent les riches et la totalité du peuple ne devraient jamais arriver à acquérir cette science politique ». Ibid., p. 182 (Le Politique 300 e).

plus vicieux et malheureux étant ceux qui se rapprochent le plus du bas du tableau (ci-dessous). Or la vertu et le bonheur sont associés à la raison, la loi et l'ordre, tandis que les désirs érotiques et tyranniques sont associés au désordre et au malheur140.

Il est aussi possible de classer les régimes selon ce qui détermine le plus la conduite du régime, puisque vertu et vrai plaisir sont liés. La raison est donc supérieure à l'ardeur et l'ardeur jugée supérieure au désir : « ce sera le plaisir de l'homme de guerre et de celui qui recherche les honneurs [timarchie], car leur plaisir à tous deux est beaucoup plus proche du sien [aristocrate] que celui de l'homme qui se voue à la recherche du profit141 [oligarchie]».

Vertu/bonheur Cité idéale : aristocratie Raison : amie de la sagesse

Timocratie : guerrier, militaire Ardeur : amie de la victoire

Oligarchie : les plus riches gouvernent Amie de l'argent

Espèce désirante

Démocratie : la masse gouverne Vice/malheur Tyrannie : un homme gouverne

Ainsi, ce qui fait le mouvement des régimes est le plaisir et la souffrance. Or se sont des plaisirs et des souffrances relatives à des états antérieurs ; se sont donc des mystifications142. À ce mouvement s'oppose le repos, vrai plaisir qui n'entraine pas de souffrance liée à la privation d'un plaisir relatif. Les non-philosophes ne connaissent pas le vrai plaisir -- autrement dit le repos -- et s'enlisent dans les passions, dans un mouvement qui est en réalité une chute vers la vie animale143. La tyrannie est donc la figure la plus aboutie de la démesure, et c'est pourquoi c'est à partir d'elle que peut naître un mouvement ascendant, mouvement qui clôt le cycle des régimes politiques en revenant vers les gouvernements vertueux : « Car

140 « Le tyran vivra la vie la plus désagréable, tandis que le roi vivra la vie la plus agréable ». Op. cit., p. 472 (La République, IX, 587 a-b).

141 Ibid., p. 465 (La République, IX, 583 b).

142 Ibid., p. 467 (La République, IX, 583 e-584 b).

143 « Ceux qui ne possèdent donc pas l'expérience de la réflexion et de la vertu, qui se rassemblent constamment dans les festins et dans les activités de ce genre, sont emportés [...] vers le bas, et ensuite de nouveau vers la région médiane, et ils errent de cette façon leur vie durant. Jamais ils ne franchissent ce niveau pour accéder à la hauteur véritable, et jamais ils ne parviennent à cette contemplation orientée vers le haut. Ils ne sont pas dès lors comblés par l'être qui existe réellement, ils ne goûtent jamais au plaisir qui soit ferme et pur. Bien au contraire, le regard constamment tourné vers le bas, à la manière du bétail, ils sont penchés vers le sol et ils vont pâturant de table en table, s'engraissant et copulant. Ils se querellent pour obtenir toujours plus de ces choses-là, ils s'encornent mutuellement, ils se blessent à coups de sabots de fer, ils se tuent avec leurs armes, emportés par leur insatiabilité ». Ibid., p. 471 (La République, IX, 586 a-586 b).

de fait une action démesurée dans un sens a tendance à provoquer une transformation en sens contraire, que ce soit dans les saisons, dans la végétation ou dans les organismes, et cela ne vaut pas moins pour les constitutions politiques144 ». Vice et vertu forment donc les deux pôles de la sphère du politique. La démesure et l'avidité conduisent toujours à la perte de la cité, comme l'allégorie politique du récit concernant l'Atlantide nous le rappelle. En effet, le mythe de l'Atlantide, qui évoque l'âge d'or de l'Athènes primordiale145, est une leçon de morale et un avertissement pour les contemporains de Platon : « Tu vantes des hommes qui ont régalé les Athéniens en leur servant tout ce qu'ils désiraient, et qui ont, dit-on, agrandi l'État. Mais on ne voit pas que l'agrandissement dû à ces anciens politiques n'est qu'une enflure où se dissimule un ulcère. Car ils n'avaient point en vue la tempérance et la justice, quand ils ont rempli la cité de ports, d'arsenaux, de remparts, de tributs et autres bagatelles semblables146 ». En somme, ceux qui préfèrent les biens et les plaisirs à la raison et à l'harmonie sont voués à corrompre les cités les plus belles. Cependant, tout comme de la liberté excessive naît la servitude la plus abusive, du désordre politique et de la tyrannie viendra nécessairement le besoin de rétablir la justice et la vertu au gouvernement des hommes, puisqu'une action démesurée dans un sens entraine une réaction tout aussi forte dans le sens opposé.

Les gouvernements participent du même mouvement que celui qui entraîne le cercle de l'Autre, puisqu'ils font aussi partie de ce qui est toujours en devenir. En tant que vivant, la cité est composée d'un corps et d'une âme. Nous avons vu que les cités sont classées en trois types, le premier type étant celui de l'homme qui apprend -- la royauté et l'aristocratie --, le deuxième type étant celui de l'homme qui a de l'ardeur -- la timarchie -- et le troisième celui de l'espèce désirante -- oligarchie, démocratie et tyrannie --147 . Ainsi, « puisqu'il existe trois espèces de l'âme, il me semble qu'il y aura aussi trois espèces de plaisirs, propres à chacune d'elles. Il en sera de même pour les désirs et pour les principes de commandement148 ». Les trois parties de l'âme correspondent aussi aux trois classes sociales de la cité, c'est-à-dire au dirigeant -- partie de l'âme raisonnable qui connaît et qui dirige --, au guerrier -- partie de l'âme qui recherche les honneurs -- et au peuple -- partie de l'âme qui désire argent et plaisirs -- 149 . Cela correspond à la structure de l'âme, avec son cocher, partie raisonnable de

144 Ibid., p. 434 (La République, VIII, 563 e).

145 Op. cit, Introduction, p. 319 (Critias).

146 Op. cit., p. 274 (Cratyle 519 b).

147 Voir Chapitre II, 1, b, p. 38.

148 Op. cit., p. 460 (La République, IX, 580 d).

149 Ibid., p. 465 (La République, IX, 583 a).

l'âme, et ses deux chevaux, parties désirantes de l'âme, que le cocher doit savoir dompter150. Tous ces éléments permettent de voir un lien tissé par Platon entre les types de gouvernements et les types d'âmes, autrement dit entre l'existence sensible et la partie immortelle de ce vivant.

Les cités appartiennent au sensible, et par conséquent, même la plus vertueuse et la plus parfaite des cités, en naissant, est vouée à la corruption et à la dissolution. La raison du déclin de la cité idéale se trouve dans l'impossibilité des chefs de la cité à discerner le cycle des révolutions périodiques de la fécondité et de la stérilité151. Platon compare donc le cycle institué par le démiurge152 avec celui en vigueur pour les gouvernements. La génération divine contient un nombre parfait, alors que pour les hommes, ce n'est pas le cas : « c'est le nombre géométrique tout entier qui est le maître de tout ceci, des naissances qui sont les meilleures comme de celles qui sont les moins bonnes153 ». Car le nombre (arithmos, Üðéèìüñ) est pour Platon ce qui règle les grandes harmonies cosmiques et humaines. Il convient en effet à un stratège de savoir compter, pour commander et pour être véritablement un être humain, le calcul étant une connaissance qui conduit « naturellement à l'intellection154 ». Il résulte du défaut d'homogénéité et d'harmonie de la cité le début de sa décadence et le commencement d'un nouveau cycle.

Il est désormais établi une corrélation entre le politique et la sphère de l'intelligible grâce à l'âme et au nombre géométrique (ou médiété), le tout étant guidé par la recherche morale du bien, de l'harmonie et du beau. Il est de même visible que le politique est entrainé par des révolutions périodiques qui le mène de la décadence au bonheur et du bonheur à la décadence, lors de la rotation des cycles.

150 Voir Chapitre II, 3, b, p. 51.

151 Ibid., p. 405 (La République, VIII, 546 a-b).

152 Voir Chapitre I, 1, b, p. 11.

153 Ibid., p. 406 (La République, VIII, 546 c).

154 Ibid., pp. 370-371 (La République, VII, 522 d-523 a).

2. Un devenir cyclique

a. Le mythe de Kronos

Nous en sommes à la seconde démiurgie, celle qui donne lieu à la création des mortels. Nous sommes dans le cercle de l'Autre, c'est-à-dire sous le règne du temps (chronos, óðüíïñ). Platon nous dit ce qu'est le temps et comment il a été conçu par le démiurge. Celui-ci n'est en fait qu'une image de l'éternité, une imitation de l'éternité qui se meut en cercle suivant le nombre, un simulacre progressant selon le nombre155. Ainsi, il est impropre de parler de temps pour l'être, qui est éternel et toujours au présent, mais il convient de parler au passé et au futur de ce qui est en mouvement et qui change, de ce qui est transmis par les sens. Le sensible est enchainé au mouvement (kinêsis, êßíçæéñ) du cercle de l'Autre, il est pris dans le Devenir. Il est sous l'emprise du changement (métabolê, ìåçcâïëÞ), sous le règne de la causalité, du temps et est, par conséquent, soumis à la corruption.

Le mouvement de révolution circulaire est donc lié au mythe de Kronos (ou Cronos), comme il nous l'est dit dans Le Politique. Le règne de Kronos se place dans un passé lointain et « la tradition nous rapporte un récit qui veut que la vie des gens de cette époque ait été extraordinairement heureuse, car tout leur venait en abondance et de façon spontanée156 ». Kronos commandait la révolution circulaire du ciel et ses subalternes, les démons, commandaient les troupeaux des vivants, à la manière de pasteurs. La raison de l'excellente administration et du bonheur est imputable au fait que Kronos avait placé au pouvoir non des hommes, mais des substances douées d'âmes, des démons (daïmôn, ä~ßìõí) supérieurs aux hommes, comme l'homme est supérieur au bétail. Les vivants sont privés de sexualité, naissent de la terre et sont tous domestiqués par les démons. Les besoins des vivants sont satisfaits par la nature, si bien qu'il n'y a ni travail, ni politique, ni prédation. La souffrance est inconnue, les hommes parlent de philosophie aux bêtes. Lorsque l'univers suit sa marche divine, les vivants passent de la vieillesse à la jeunesse avant de renaitre de la terre, dans un cycle de rajeunissement continuel. Les vieux rajeunissent, les adultes redeviennent adolescents et les adolescents nourrissons, corps et âmes. Le processus continue jusqu'à la

155 Ce sont les astres qui sont les nombres du temps, comme nous l'avons vu Chapitre I, 2, b, p. 19. Op. cit., p. 127-128 (Timée 37 d-38 b).

156 Op. cit., p. 232 (Les Lois IV, 713 b). Voir aussi : op. cit., p. 112 (Le Politique 271 d-e).

disparition des vivants, tandis que les morts renaissent de la terre. C'est la condition de l'humanité lors de son âge d'or. Cette situation bienheureuse caractérise le règne de Kronos. Il faut dire cependant que Kronos, à l'instar du démiurge, n'instaure l'ordre que dans la mesure du possible. Pourtant, sa présence aux commandes du monde permet d'engendrer beaucoup de bien, ce qui compense le très peu de maux qui subsistent.157

Mais Kronos et les divinités abandonnent le monde à lui-même, ce dernier conservant tout de même son ordre et son mouvement de révolution, mais dans le sens inverse de celui donné par le dieu. Les changements qui affectent le ciel ont alors une grande incidence sur le monde sublunaire. Lors de la rétrogradation du mouvement de révolution, il survient de surprenantes modifications pour les vivants. En premier lieu, le temps est comme suspendu pour eux : leur âge s'arrête et ils cessent de vieillir. Le mouvement de l'univers qui régnait est annulé ; quand il reprend dans le sens inverse à celui du précédent, il entraîne tous les vivants dans le nouveau mouvement. Les mortels supportent difficilement les changements brutaux, et « il est nécessaire qu'à cette occasion les êtres vivants soient détruits en grand nombre, et en particulier qu'il ne subsiste qu'un petit nombre d'hommes158 ». La secousse provoquée par l'opposition des élans contraires provoque un cataclysme dont les vivants pâtissent sévèrement. Cependant, quelques témoins survivent et permettent de narrer l'existence du cycle précédent à ceux du nouveau cycle, transmettant le récit du mythe. Les rescapés de la rétrogradation sont les âmes qui ont contemplé quelque chose de la vérité, ce qui les exempte d'épreuve jusqu'à la révolution suivante159.

Après la phase de destruction et quand le mouvement de révolution devient régulier, les
vivants tentent de reproduire l'harmonie qui régnait sous Kronos, mais sans y parvenir. Le

157 Ibid., p. 115 (Le Politique 273 c).

158 Ibid., p. 110 (Le Politique 270 c-d).

159 Comme il sera vu Chapitre II, 3, b, p. 51. Op. cit., p. 121 (Phèdre 248 c).

cycle de la dégradation progressive est maintenant de rigueur. La condition de l'humanité change donc aussi radicalement. L'oubli des enseignements du dieu et la nature imparfaite des vivants provoquent le vieillissement du monde et sa mise en péril. Privé de la gouvernance d'une divinité, l'univers est privé d'immortalité160. La déchéance est étroitement liée au naufrage dans l'océan de la dissemblance, car celle-ci met en péril l'être. L'harmonie et l'universalité font défaut au monde abandonné par la rationalité du divin, et c'est pourquoi il subit la déchéance et le désordre.

b. La providence divine

L'autonomie des vivants, qui s'est avérée être catastrophique161 car les vivants ne retiennent pas les leçons divines, prend fin avec le retour de la divinité et avec le début du règne de Zeus. Le monde est alors sauvé de l'anéantissement par le retour de la divinité. Il faut préciser que Kronos et Zeus sont la divinité ; celle-ci a des noms différents puisqu'elle accomplit des fonctions différentes. Le nom de Kronos désigne donc une époque, et le nom de Zeus une autre époque, époques qui désignent chacune une relation différente entre la divinité et le monde162. Une fois l'ordre de l'univers rétabli, la divinité commence un nouveau cycle dans lequel l'administration des vivants et leur mode de génération et de subsistance changent beaucoup par rapport à celui qui prévalait lors du règne de Kronos. Les vivants sont privés de la providence des démons, ce qui a pour conséquence de rendre les bêtes sauvages et souvent agressives envers elles-mêmes ainsi qu'envers les hommes. Comme les hommes se font facilement dévorer et qu'ils sont dépourvus de technique, d'industrie et de moyen pour satisfaire leurs besoins, les dieux olympiens viennent à leur secours afin d'éviter l'extinction des humains. Prométhée enseigne aux hommes le feu, Héphaïstos et Athéna les arts, Dionysos la vigne, Déméter, sa fille Koré et Triptolème l'agriculture163. Mais c'est Prométhée qui dérobe le savoir aux dieux pour le donner aux hommes, comme il est dit dans Protagoras : « Prométhée, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l'homme. L'homme eut ainsi la

160 Op. cit., pp. 115-116 (Le Politique 273 d).

161 Le mot catastrophe vient d'ailleurs du grec katastrophé, aíçéæçðïèÞ, qui signifie renversement.

162 Ibid., Introduction, p. 41 (Le Politique).

163 Op. cit., p. 327 (Les Lois, VI, 782 b).

science propre à conserver sa vie ; mais il n'avait pas la science politique164 ». Malgré les divines gratifications, les hommes continuent à périr, faute d'avoir la science politique. Ils ne savent pas s'unir pour vivre dans des villes et ne connaissent pas l'art de la guerre qui leur permettrait de se défendre contre les bêtes sauvages. Aussi Zeus, qui prend pitié des hommes en voyant le risque d'extinction qui les menace, envoie Hermès porter à chacun d'eux la pudeur et la justice. Épiméthée se charge de la répartition des qualités spécifiques des vivants, mais comme il n'est pas prévoyant, il lèse les hommes. Son frère, Prométhée, fait une première rectification en donnant aux hommes les arts, autrement dit en leur donnant les bases de la civilisation. L'homme (anthrôpos, Üíèðþðïñ) est alors doté de technologie, de l'agriculture, du langage et de la religion. Zeus et Hermès s'occupent de la seconde rectification en donnant la science politique, c'est-à-dire en donnant aux hommes la sociabilité et la notion de justice.

Le mythe semble remplacer l'explication historique par une succession de cycles. La répétition et l'inversion des cycles l'emportent sur la chronologie, et l'explication factuelle est remplacée par l'évocation d'un âge d'or lointain ainsi que par des interventions de Divine. Platon est en opposition avec l'idée que l'humanité s'est constituée par son seul mérite quand il reprend la tradition mythologique. En effet, les hommes sont entraînés par des forces qui les dépassent, ils sont emportés avec le reste des vivants par un mouvement d'origine divine et cosmologique. La présence ou l'absence de la cause extérieure détermine l'inversion des cycles : « c'est que le monde est tantôt accompagné par une cause étrangère, un dieu, et qu'il acquiert alors à nouveau la vie en recevant de son démiurge une immortalité restaurée, et tantôt laissé à lui-même, lorsqu'il suit son impulsion propre et qu'il a été lâché au moment opportun afin de parcourir en sens inverse plusieurs milliers de révolutions165 ». En un sens, Platon ne rompt pas radicalement avec la tradition grecque lorsqu'il plébiscite l'explication cosmologique et reste, dans le prolongement de la tradition, en continuant à accorder aux mythes une valeur explicative. Pourtant, Thucydide, historien grec auteur de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse, dont la naissance est vraisemblablement antérieure de trente-deux ans à celle de Platon166, s'était le premier inquiété des difficultés d'une enquête et de la façon de disposer les évènements selon une chronologie ayant une valeur universelle. Tout comme

164 Op. cit., p. 53 (Protagoras 321 c).

165 Op. cit., p. 109 (Le Politique 270 a).

166 Né vers 460 av. J.-C. et décédé vers 411 av. J.-C. selon ROM ILLY Jacqueline, Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Livre I, Paris, Les Belles Lettres, 1990, Introduction, pp. VII-XV.

Anaxagore, Périclès, Hippocrate de Cos et les sophistes à l'enseignement utilitaire tel Antiphon, il s'opposait aux croyances populaires afin de les expliquer de façon rationnelle par une raison naturelle. Et surtout, contrairement à Platon, Thucydide écarte les explications faisant appel à la Providence et aux dieux et rejette l'idée d'un âge d'or, se concentrant sur les faits, dans l'intention d'établir des enchainements ayant presque une valeur nécessaire. Car Thucydide pense qu'il existe une part de prévisible dans les évènements humains -- ce sur quoi les stratèges militaires comptent pour gagner des batailles --, et que par conséquent l'histoire n'est pas anecdotique, elle est une science humaine qui porte en elle une vérité. Ce point de vu rationaliste qui cherche à trouver de la causalité et de la vérité dans l'histoire des hommes semble le plus souvent écarter par Platon. Mais Platon n'ignorait pas l'existence de Thucydide, ni même sa méthode, qu'il utilise d'ailleurs dans le Critias lorsqu'il insiste sur la fiabilité de ses sources et de ses preuves167. Il s'agit donc de la part de Platon d'une prise de position : il préfère à l'explication historique de l'avènement de l'humanité une explication cosmologique et divine, en supposant les hommes incapables par nature de savoir bien se gouverner sans aide extérieure. Le changement essentiel se résume donc à un changement de sens de rotation, celui-ci impliquant tous les autres changements particuliers. Il y a une logique sous-jacente à la prépondérance de la circularité, qui a par ailleurs déjà été évoquée168. Ceci nous ramène à la définition du temps, image immobile de l'éternité, laquelle ne peut être que circulaire puisque seul le cycle permet de conserver l'identité dans le mouvement, un cercle pouvant tourner sur lui-même sans qu'il subisse de changement visible. La géométrie l'emporte donc sur la chronologie.

Le point de vu historique n'est pas seulement écarté dans le mythe de Kronos ou dans le cycle des gouvernements politiques, il fait partie de la dialectique de Platon d'une manière générale. Signalons la manière singulière dont sont exposés les hypothèses et les mythes de Platon. Les dialogues écrits dans les différents livres qui nous sont parvenus ont plusieurs particularités qui le différencient de ceux de Socrate ou des pré-platoniciens. Platon ne fait pas une histoire de la philosophie et cela pour deux raisons essentielles. La première raison tient au fait qu'avant lui il n'existait comme source de savoir pour les grecs que des poèmes, en particulier ceux d'Homère, des enquêtes sur la Nature chez les présocratiques et enfin de la sophistique. Les sophistes, c'est-à-dire Protagoras, Gorgias, Lycophron, Prodicos, Thrasymaque, Hippias, Antiphon, Critias et d'autres encore, firent de la science et de son

167 Op. cit., Introduction, p. 321 (Critias).

168 Voir Chapitre I, 2, a, p. 16.

enseignement leur moyen de subsistance et leur métier. Leurs doctrines étaient en fait assez diverses, mais ils avaient pour point commun un même moment historique, une même origine sociale, c'est-à-dire la classe moyenne, ainsi qu'une réflexion commune sur le langage et sur le rapport entre la nature et la loi169. Platon préfère donc remanier la tradition grecque afin introduire son discours, plutôt que suivre la voie des sophistes.

La seconde raison vient de l'usage dialectique des dialogues, qui minimise l'importance de la chronologie au profit de rencontres de pensées actualisées par ce dialogue polyphonique. Autrement dit, « si la pensée est pour lui, en elle-même, étrangère à la dimension de l'histoire, Platon n'a pas de prédécesseurs, il n'a que des interlocuteurs » 1 70 . Les présocratiques, c'est-à- dire Héraclite, Protagoras, Parménide, Pythagore, Empédocle, Anaxagore, Démocrite, Hippocrate, Gorgias, Théodore de Byzance, Evénos de Paros, Théétète, Thalès, Xénophane, Zénon d'Elée, Mélissos, Diogène d'Apollonie, Prodicos, Hippias, Critias, etc. se nommaient « sages » ou « savants » (sophoi, æïèüñ) et se distinguent, selon G. Colli, par le fait que leur pensée « affirme sans restriction le concept de sophia (æïèßa), par contraste avec la phase de déclin que représente la philosophia (èéëïæïèßa), qui entretient un rapport étroit et en partie secret avec la pensée des origines, surtout chez Socrate et Platon »171 . La procédure la plus répandue dans le dialogue platonicien est de faire intervenir fictivement la parole de ces Anciens : « Voici en effet de quelle façon je dis qu'il faut poursuivre notre recherche, en nous informant auprès d'eux comme s'ils étaient présents en personne »172 . Les personnages célèbres sont fictivement présents dans le dialogue essentiellement pour exposer des modèles possibles de discours et de pensée. La théâtralisation permet aux penseurs anciens ou contemporains de discourir et de confronter leurs arguments en exposant les présupposés des doctrines, en montrant leurs conséquences, dans le but d'enrichir la réflexion et d'exposer des vérités. Là encore, l'exposition des arguments est prioritaire sur la véracité chronologique.

169 ROMEYER DHERBEY Gilbert, Les sophistes, Paris, PUF, Collection Que Sais-je ?, 1985. Platon présente d'ailleurs le personnage du Sophiste comme un être honteux, véritable hydre à plusieurs têtes qui n'hésite pas à flatter les ingénus pour leur vendre, en gros ou en détail, la nourriture dont l'âme a besoin. Op. cit., pp. 44-45 (Protagoras 312 a et 313 c) ; Ibid., p. 140 (Euthydème 297 c). Op. cit., p. 121 (Phèdre 248 e).

170 DIXSA UT Monique, B RANCACCI A ldo, Platon, source des présocratiques-exploration, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2002, Introduction, p. 14.

171 COLLI Giorgio, La Sapienza greca, t. I-III, Milan, Adelphi, 1977-1980, traduction Française : La Sagesse Grecque, t. I-III, Combat, Edition de l'Eclat, 1990-1992, in ibid., Introduction, page 11.

172 L'apport des Anciens n'est pas forcément explicitement signalé dans les dialogues de Platon, mais il est indéniable : « il faut suivre la méthode qui consiste à supposer qu'ils sont devant nous » CORD ERO Nestor- Luis, Platon Le Sophiste, Paris GF Flammarion, 1993, p. 141 (Sophiste 243 d 6-8). Socrate se réfère à « ce que disait tout à l'heure Protagoras » Op. cit., p. 100 (Théétète, 168 c).

3. Des cycles de transmigration

a. De la mythologie traditionnelle à la justice divine de Platon

Platon évoque la destinée des âmes dans plusieurs de ses ouvrages, en particulier dans Phèdre, dans L'apologie de Socrate, dans le Gorgias et dans La République. Les dialogues portent sur des aspects différents. Ainsi, le Gorgias insiste sur les avantages qu'il y a à bien se comporter et insiste sur la proportionnalité de la sentence ; Phédon montre que la mort (thanatos, èÜíctçïñ), c'est-à-dire la séparation de l'âme et du corps173, n'est qu'un accès des justes à la félicité, et qu'il ne faut donc pas la craindre ; La République évoque le choix d'une nouvelle existence avant la renaissance. Les développements sur la destinée des âmes sont présentés comme un mythe et non comme un dogme, bien qu'ils semblent empreints de religiosité. Nous ne pouvons pas écarter la dimension morale puisque l'âme est jugée post mortem pour les actes qu'elle a commis lors de son incarnation. La crainte du châtiment et l'espérance du bonheur sont autant d'incitations à bien se comporter de son vivant. L'espérance acquise est aussi un moyen de voir venir la mort avec une certaine sérénité, la perspective de l'immortalité de l'âme étant moins anxiogène qu'une disparition pure et simple de son être dans le néant, comme le fait savoir Socrate dans le Phédon. La justice divine fait en outre écho à la justice humaine, ce qui confère au mythe une dimension éthique.

Platon prolonge la tradition grecque, la poésie d'Homère et d'Hésiode174, ainsi que la mystique pythagoricienne et orphique -- mais il est vrai que les origines d'une croyance en la vie après la mort sont bien plus anciennes et qu'on les retrouve dans les civilisations sumériennes, égyptiennes et hébraïques --. Dès lors, il faut évoquer la tradition mythique dont Platon s'inspire, avant d'exposer ses propres apports. Selon Homère, le partage de l'univers se fait entre Zeus, Poséidon et Hadès : « Nous sommes trois frères, issus de Cronos, enfantés Rhéa : Zeus et moi, et, en troisième Hadès, le monarque des morts. Le monde a été partagé en trois ; chacun a eu son apanage. J'ai obtenu pour moi, après tirage au sort, d'habiter la blanche mer à jamais ; Hadès a eu pour lot l'ombre brumeuse, Zeus le vaste ciel, en plein éther, en pleins nuages. La terre pour nous trois est un bien commun, ainsi que le haut

173 Op. cit., p. 213 (Phédon 64 c).

174 Op. cit., pp. 292-293 (La République, V, 468 d-469 a).

Olympe175 ». La description géographique est complétée ce même poète176, qui avait déjà décrit le chemin qui mène au royaume des morts : « Quand vous aurez atteint le Petit Promontoire, le bois de Perséphone, ses saules aux fruits morts et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau sur le bord des courants profonds de l'Océan ; mais toi, prends ton chemin vers la maison d'Hadès ! À travers le marais, avance jusqu'aux lieux où Achéron reçoit le Pyriphlégéthon et les eaux qui, du Styx, tombent dans le Cocyte. Les deux fleuves hurleurs confluent devant la Pierre : c'est là qu'il faut aller177 ». Dans la mythologie traditionnelle grecque, le jugement des âmes ne comportait que deux options ; la première est réservée aux justes et conduit à la félicité dans les îles des Bienheureux. Ce lieu est déjà décrit dans un poème d'Hésiode : « Zeus, fils de Cronos et père des dieux, a donné une existence et une demeure éloignées des hommes, en les établissant aux confins de la terre. C'est là qu'ils habitent, le coeur libre de soucis, dans les Îles des Bienheureux, au bord des tourbillons profonds de l'Océan, héros fortunés, pour qui le sol fécond porte trois fois l'an une florissante et douce récolte178 ». L'autre destination est dédiée aux impies et les précipite dans le Tartare, lieu d'expiation et de peine.

Platon complète la mythologie traditionnelle en la rendant moins rudimentaire et plus équitable, grâce notamment à l'avènement du règne de Zeus, lequel fait suite au règne de Kronos179. Avant de parler du cycle des âmes, il faut donc à nouveau revenir au temps révolu de Kronos, car à cette époque la loi qui gouvernait la destinée des âmes différait. Selon Platon, l'univers, lors du règne de Kronos, est partagé entre trois dieux, Zeus, Poséidon et Pluton, qui règnent respectivement dans les cieux, dans les eaux et sur la terre180. Zeus est averti par Pluton que les jugements sont mal rendus, car trop hâtifs et rudimentaires. Le dieu des cieux remédie à ce problème en privant les hommes de la connaissance du moment de

175 MAZON Paul, Homère Iliade, Tome III (chants XIII-XVIII), Paris, Société d'Edition « Les Belles Lettres », 1949, p. 73 (Homère, Iliade XV, v. 187).

176 Précisons ceci à propos de l'oeuvre d'art qu'est l'Iliade d'Homère et des Travaux d'Hésiode : « Le texte qui nous est parvenu de l'Iliade est une ?vulgate?, et il était déjà sans doute une vulgate à l'époque où il fut apporté d'Asie Mineure en Grèce [...] Cela ne veut pas dire qu'il est impossible de le considérer comme remontant à un original unique, oeuvre d'un poète créateur. Cela signifie seulement que de très bonne heure le texte original est devenu un texte flottant ». MAZON Paul, Homère Iliade, Tome I, (Chants I-VI), Société d'Edition « Les Belles Lettres », 1937, Préface, p. V.

177 B ERARD Victor, L'Odyssée, poésie homérique, Tome II : chants VIII-XV, Paris, Société d'Edition « Les Belles Lettres », 1939, pp. 78-79 (Homère, Odyssée, X, L'évocation des morts, v. 504-51 2).

178 MAZON Paul, Hésiode, Théogonie- Les travaux et les jours- Le bouclier, Paris, Société d'Edition « Les Belles Lettres », 1972, p. 92 (Hésiode, Les travaux et les jours, v. 170).

179 Déjà évoquer Chapitre II, 2, a, p. 43.

180 Op. cit., p. 279 (Gorgias 523a-524 a).

leur mort, connaissance jadis enseignée aux hommes par Prométhée. Plongés dans l'ignorance à ce propos, les hommes sont dans l'obligation de penser à chaque instant à la fin de leur vie, au lieu d'attendre le dernier moment pour se préparer à passer devant le juge. Désormais l'appréciation du juge ne sera plus biaisée par la prévoyance des prévenus, puisque la comparution porte sur l'existence entière dudit jugé, et non seulement sur ce qu'ils étaient au moment de leur mort. Zeus prive alors les hommes de la possibilité de faire illusion lors du jugement en leur ôtant leur enveloppe charnelle lorsqu'ils paraissent devant le juge, car la beauté et la richesse ne doivent plus fausser la destinée des âmes en les faisant paraître plus belles qu'elles ne sont. Les hommes privés de corps et de vêtements, c'est la vérité nue des âmes qui apparaît dorénavant, et non plus les illusions du monde sensible. Il s'instaure par conséquent une égalité devant le jugement, les rois étant jugés sur les mêmes critères que les simples citoyens. La règle s'applique aussi aux juges, afin de régler le problème de la partialité et de rendre une justice de meilleure qualité. D'ailleurs, Zeus remplace les anciens juges, qui étaient des vivants sous le règne de Kronos, par ses propres fils, deux de l'Asie -- Minos et Rhadamante -- et un d'Europe -- Eaque --. Ils rendent leurs sentences dans la prairie où se situe le carrefour menant aux routes conduisant aux îles Fortunées et au Tartare. Aux nouveaux juges sont attribués des responsabilités spécifiques : Rhadamante juge l'Asie, Eaque l'Europe et Minos est là pour aider ses deux frères à trancher la décision en cas de doute sur la destination de l'âme jugée. Avec ce système, les âmes sont assurées d'être envoyées là où elles méritent d'aller, puisque les juges sont foncièrement équitables et qu'ils ont par nature une morale supérieure. La justice (dikê, äßêç), administrée par des dieux, acquière un caractère sacré, les hommes mis à nu devant elle ne pouvant que ressentir sa majesté181. Platon se sert de ce mythe pour exposer l'idée qu'il se fait d'un juste jugement (krisis, êðßæéñ) en plaçant comme idéal la recherche de la vérité. C'est ainsi que l'on passe du règne de Kronos à celui de Zeus.

b. Les cycles de purification des âmes

Les trois Juges répartissent non plus les âmes immortelles182 suivant deux catégories comme sous le règne de Kronos, mais suivant cinq catégories. À chaque catégorie correspond

181 Zeus instille la justice chez les vivants comme l'a fait pour les hommes lors de la deuxième rectification, voir Chapitre II, 2, b, p. 45.

182 Sur l'immortalité de l'âme, voir Chapitre I, 3, a, p. 23.

une sentence différente qui implique une destination différente. Quel parcours suit une âme lorsqu'elle vient de se désincarner ? Nous nous rappelons que la terre est ronde et immobile au centre du monde183. Elle est elle-même composée de trois sphères concentriques : la première est la terre supérieure, qui est le paradis terrestre où les dieux et les bienheureux habitent, la deuxième est la terre moyenne, là où les vivants tels que les hommes séjournent, la troisième est la terre inférieure, autrement dit l'Hadès. Il existe aussi un abîme central : le Tartare. Les sphères ne sont pas isolées ; des dépressions, de nombreux fleuves dont les plus fameux sont Océan, Achéron, Pyriphlégéton, Cocyte et des lacs tels que l'Achérousias et le Styx184 forment le paysage dans lequel les âmes des défunts cheminent.

Suivons le cheminement d'une âme. Après le trépas, son démon, c'est-à-dire le gardien de son existence, conduit l'âme vers la plaine du jugement. Le voyage dans l'Hadès est long, tortueux, et douloureux pour les âmes attachées aux plaisirs corporels185.

183 Voir Chapitre I, 2, b, p. 19.

184 Le Styx, aussi nommé « fleuve du grand Serment », car c'est par le fleuve des Enfers que jurent les dieux, et le serment qu'ils font ainsi entraîne pour le parjure des conséquences terribles. Op. cit., p. 59 (Homère, Iliade II, y. 755).

185 Op. cit., p. 280 (Gorgias 524 a). Op. cit., p. 293-302 (Phédon 107 d-113d).

Les auteurs de grandes fautes jugées incurables sont précipités dans le Tartare, dans lequel ils séjournent éternellement, étant par là-même privés de réincarnation. Les criminels sont bloqués dans le Tartare par une porte mugissante et subissent un châtiment qui inspire la peur : « C'est alors [...] qu'il vit des hommes sauvages et couverts de flammes qui se tenaient tout près et qui, prenant conscience du mugissement, se saisirent de certains d'entre eux pour les emmener ; mais pour Ardiaios et pour quelques autres, ils leur lièrent les mains, les pieds et la tête, ils les jetèrent à terre et les écorchèrent, ils les traînèrent de côté sur le bord du chemin et les frottèrent sur des buissons d'épines186 ». Les criminels dont les fautes ne sont pas sans remède séjournent au Tartare jusqu'à ce que ceux qu'ils ont lésé leur pardonnent leurs crimes. Le but des plaidoiries des criminels est de gagner l'absolution des victimes- juges. La victime est la juge de son criminel, car c'est à elle que revient le droit d'apprécier la gravité du préjudice subi, et donc la gravité du châtiment à faire subir au criminel. Cette justice a donc une fonction réparatrice, pour la victime, mais aussi pour le criminel, car il n'a pas fait le mal volontairement ; le jugement fait aussi office de repentance et de purification (katharsis, êÜèaðæéñ). À la suite de ce processus, les âmes comprennent la portée de leurs actes malfaisants et retrouvent une certaine innocence : « ce qui convient à tout être qu'on châtie, quand on le châtie justement, c'est de devenir meilleur et de tirer profit de la punition, ou de servir d'exemple aux autres, afin qu'en le voyant souffrir ce qu'il souffre, ils prennent peur et s'améliorent »187 . Si le pardon est accordé au criminel, il peut quitter le Tartare ; dans le cas contraire, ils y sont rejetés avant de pouvoir retenter de faire fléchir les victimes. Nous remarquons alors qu'en plus du cycle de réincarnations des âmes, qui les fait migrer du séjour des vivants au royaume des morts, il existe un cycle spécifique aux criminels. En effet ceux- ci, lorsqu'ils ne sont pas irrémédiablement jugés mauvais, passent du Tartare à l'Hadès188 et de l'Hadès au Tartare jusqu'à ce que, via leurs supplications, ils soient graciés par leurs victimes-juges. Ce cycle des condamnés a ceci de commun avec le cycle des réincarnations qu'il vise à la purification des âmes189.

Une voie plus heureuse est destinée à ceux qui ont eu une vie sainte. Les Justes sont libérés des régions intérieures de la terre et accèdent au paradis, précédés par les philosophes, lesquels, en s'étant consacré à la recherche de la vérité (alêthéïa, ÜëÞèåéa) leur vie durant, sont affranchies du cycle des réincarnations et deviennent de purs esprits. Car l'âme qui a

186 Op. cit., p. 515 (La République, X, 615 e-615a).

187 Op. cit., p. 281 (Gorgias 525 c).

188 À la hauteur du lac Achérousias, pour être précis. Op. cit., p. 302 (Phédon 113d-114c).

189 Op. cit., p. 204 (Les Lois, X, 904 c-e).

contemplé quelque chose de la vérité de manière satisfaisante est exemptée d'épreuve jusqu'à la révolution suivante. Ses ailes lui permettent de s'échapper, elle reste dans le ciel et est délivrée du cycle des réincarnations pour un temps estimé à mille ans190. En choisissant trois fois de suite une vie vouée à la recherche du beau et de la connaissance de l'intelligible, une âme est exemptée du cycle des réincarnations.

Les trépassés à l'existence moyenne, c'est-à-dire le plus grand nombre des âmes, naviguent sur le fleuve de l'Achéron avant de se purifier des injustices commises par leurs actes et de récolter les récompenses qu'ils méritent. Une fois ce temps accompli, ils continuent leur voyage en barque, naviguant sur les eaux des fleuves et des lacs, avant d'être réincarnés et de poursuivre le cycle des réincarnations. Une fois réincarnée, l'âme a de nouveau la possibilité de se racheter en menant une existence vertueuse, Platon semblant reprendre la tradition orphique191 de l'éternel retour : « Certains disent que le corps (sôma, æõìa) est le tombeau (séma) de l'âme, parce qu'elle y est ensevelie pendant cette vie. Comme d'autre part c'est par lui que l'âme signifie ce qu'elle veut dire, on dit qu'à ce titre aussi le nom de sèma (signe) lui convient. Mais ce qui me paraît le plus vraisemblable, c'est que se sont les orphiques qui ont établi ce nom, dans la pensée que l'âme expie les fautes pour lesquelles elle est punie, et qu'elle est enclose dans le corps, comme dans une prison, pour qu'il la maintienne saine et sauve ; il est donc, comme son nom l'indique, le sôma (sauveur) de l'âme, jusqu'à ce qu'elle ait acquitté sa dette192 ».

La vérité et le bien sont indissociables et relèvent d'un même élan. L'âme qui n'a pas suffisamment contemplé la vérité et qui a succombé à la perversion, par sa faute ou par faiblesse, s'en trouve alourdie, si bien qu'elle retombe sur terre, c'est-à-dire qu'elle est réincarnée dans des existences qui sont liées à son mérite : « Dans toutes les réincarnations, l'homme qui a mené une vie juste reçoit un meilleur lot, alors que celui qui a mené une vie injuste en reçoit un moins bon »193. Le cycle de transmigration des âmes ressemble un peu au fonctionnement d'un alambic. Purgation et purification forment les deux pôles du mouvement des âmes. Les âmes sont purifiées jusqu'à ce qu'elles soient assez légères pour devenir éthérées et pour s'émanciper de leur corps ; celles qui sont trop lourdes et irrémédiablement

190 Op. cit., p. 121 (Phèdre 248 c).

191 Le mythe fondateur de l'Orphisme peut être résumé comme suit : Dionysos Zagreus, fils de Zeus, est mis en pièces et dévoré par les Titans, ce qui symbolise la chute. Mais le coeur de Zagreus va être sauvé. Absorbé par Zeus, celui-ci donne naissance au nouveau Dionysos, nommé Orphée. Ce dernier devient synonyme du salut pour l'âme. Les moyens pour obtenir le salut sont la réminiscence et la philosophie.

192 Op. cit., p. 417 (Cratyle 400 c).

193 Op. cit., p. 122 (Phèdre 249 b).

impures sont jetées dans le Tartare. En conséquence, le mal absolu et la sainteté sont les termes du cycle de transmigration des âmes. Il existe une hiérarchie, qui va de la culpabilité absolue à la sainteté. L'organisation géographique de la Terre correspond d'ailleurs à ce fonctionnement. Il existe, selon le décret d'Adrastée194, neuf types d'existences humaines, qui vont de la plus vertueuse à la plus mauvaise :

- Premier type d'incarnation : L'homme qui aspire au savoir (philosophos, èéëüæïèïñ) ou au beau (philokalos) et qui est inspiré par les Muses et Eros.

- Deuxième type d'incarnation : L'homme royal qui obéit aux lois et qui est doué pour la guerre et pour le commandement.

- Troisième type d'incarnation : L'homme politique (politikos, ðïëéçéêïñ) qui gère la cité et produit des richesses pécuniaires.

- Quatrième type d'incarnation : L'homme qui aime l'effort physique et qui prend soin de son corps.

- Cinquième type d'incarnation : L'homme devin ou praticien d'initiation. - Sixième type d'incarnation : L'homme poète et imitateur.

- Septième type d'incarnation : L'homme agriculteur et démiurge.

- Huitième type d'incarnation : L'homme sophiste et démagogue.

- Neuvième type d'incarnation : L'homme tyrannique.

Le type d'incarnation correspond à la qualité de leur contemplation de l'intelligible durant leur incarnation antérieure. Mais l'âme n'est pas entièrement sous la domination de Nécessité (anankê, ÜíaãêÞ), puisque c'est l'âme qui choisit son démon et la vie à laquelle elle sera liée par la nécessité : « il s'agit en effet de savoir si on est en mesure de connaître et de découvrir celui qui nous donnera la capacité et le savoir requis pour discerner l'existence bénéfique et l'existence misérable, et de toujours et en tous lieux choisir l'existence la meilleure au sein de celles qui sont disponibles195 ». Il est donc octroyé à l'âme une marge de liberté, laquelle détermine d'ailleurs son parcours dans le cycle de transmigration. Une fois le choix accompli, la déesse Lachésis assigne à l'âme le démon que celle-ci avait sélectionné pour être son gardien, afin qu'il l'aide à accomplir sa destinée. Clotho scelle le destin de l'âme et Atropos le rend irréversible. Après être passées sous le trône de Nécessité, déesse fille de Cronos et mère

194 Ibid., pp. 121-122 (Phèdre 248 c-249 c).

195 Op. cit., p. 518 (La République, X, 618 b).

des Moires196 chez Platon, les âmes attendent dans la plaine du Léthé. À cause de la chaleur étouffante, les âmes ont soif, et celles qui ne possèdent pas assez de raison boivent plus que la mesure prescrite, et perdent ainsi définitivement leurs souvenirs. Par conséquent, seules les âmes raisonnables garderont des souvenirs de leur vie antérieure, une fois leur incarnation accomplie. De là vient que « l'acquisition d'un savoir se trouve n'être rien d'autre qu'une réminiscence (anamnêsis, ÜíÜìíçæéñ) »197 . Les âmes retombent ensuite toutes sur terre à la manière d'étoiles et sont liées à leurs corps respectifs, avant de poursuivre le cycle, le nombre des âmes étant constant. Chaque existence humaine est entrecoupée par un jugement qui envoie l'âme dans des prisons souterraines si elle s'est mal conduite, ou qui l'envoie vers le ciel si elle a été vertueuse. Quand l'âme quitte son corps, elle a une vue directe sur l'intelligible, alors que quand elle est incarnée, elle doit, en examinant la symétrie dans les phénomènes, tenter de se souvenir des Formes, afin de percevoir à travers le sensible des traces de l'intelligible. Réussir la réminiscence est un acte difficile, qui passe pour de la folie pour le plus grand nombre des hommes, lesquels ne se fient qu'à l'opinion et qu'au vraisemblable1 98 . Ainsi, le sensible est porteur d'indices menant au ciel, il n'est pas seulement un lieu d'illusion et d'égarement pour les vivants. Mais la réminiscence est avant tout un moyen d'arriver à la perfection : « l'homme qui fait un usage correct de ce genre de remémoration, est le seul qui puisse, parce qu'il est toujours initié aux mystères parfaits, devenir vraiment parfait199 ».

L'âme est aussi complémentaire du corps, puisque « c'est ce qui, présent dans le corps, est pour lui la cause de la vie, en lui procurant la faculté de respirer et en le rafraîchissant ; dès que ce principe rafraîchissant l'abandonne, le corps périt et meurt : voilà pourquoi, selon moi, ils l'ont appelé âme (psukhé, ôòóÞ)200 ». Une âme n'est pas un élément monolithique, elle est un char composé d'un cocher et de deux chevaux. De plus, l'âme n'est pas uniquement liée à l'homme, elle peut aussi appartenir aux dieux, démons et aux bêtes. Commençons par décrire l'âme des divinités. Au ciel, Zeus dirige l'armée des dieux et des démons, laquelle est rangée en onze sections. Les divinités tentent continuellement, via des évolutions circulaires, de rejoindre l'intérieur de la sphère des cieux. L'ascension se fait sans jalousie et tous peuvent

196 Les Moires sont les déesses Lachésis (Moire du passé), Clotho (Moire du présent) et Atropos (Moire de l'avenir). Ibid., p. 517 (La République, X, 617 c).

197 Op. cit., p. 228 (Phédon 72 e). Voir aussi op. cit, p. 343 (Ménon 82 a).

198 « Quand, en voyant la beauté d'ici-bas et en se remémorant la vraie, on prend des ailes et qu' [...] on porte son regard vers le haut et qu'on néglige les choses d'ici bas, on a ce qu'il faut pour se faire accuser de folie ». Op. cit., p. 123 (Phèdre 249 d). Voir aussi op. cit., pp. 228-237 (Phédon 72 e-77 a).

199 Op. cit., p. 123 (Phèdre 249 c).

200 Op. cit., p. 416 (Cratyle 400 b).

s'y joindre, car il y règne une justice divine : « chacun tient le rang qui lui a été assigné201 ». Malgré cette équité de principe, les dieux sont de fait avantagés, à cause justement de la qualité de ce qui compose leur âme. En effet, le cocher, qui symbolise l'intellect, dirige dans l'âme des dieux deux chevaux attachés à l'opinion vraie, alors que pour les autres, un des chevaux est attaché au désir, ce qui ralentit et alourdit l'attelage. C'est pourquoi les âmes humaines ont beaucoup de peine à contempler l'intelligible, mais elles essaient tout de même de suivre Zeus et les dieux. Celles qui y arrivent peuvent rester dans les cieux pendant mille ans, durée qui correspond à un cycle. La plus grande maitrise de leurs âmes permet aux âmes immortelles des dieux de passer au-delà de la limite de la sphère de l'univers. Ils poursuivent alors « leur révolution circulaire et contemplent les réalités qui se trouvent hors du ciel »202, étant ainsi au plus proche de la perfection et des réalités intelligibles.

Ce schéma tente de rendre le fonctionnement d'un cycle plus évident (à lire dans le sens des aiguilles d'une
montre, en commençant par le haut).

201 Op. cit., p. 119 (Phèdre 247 a). Op. cit., pp. 235-238 (La République, IV, 432 b-434 d).

202 Op. cit., p. 119 (Phèdre 247 c).

Toutes les âmes se retrouvent dans le ciel (ouranos, ïýðOEíüñ) durant mille ans, chaque fois qu'un cycle de dix mille ans est accompli. Un cycle - dont la périodicité est de dix mille ans - est donc divisé en dix périodes d'égale durée. Après cette période de contemplation de l'intelligible, l'âme retombe sur terre pour effectuer sa première réincarnation du cycle dans un corps d'homme, en vivant selon un des neuf types d'existences humaines, toujours selon le décret d'Adrastée. Les huit périodes suivantes, de mille ans chacune, offrent la possibilité à l'âme de s'incarner soit dans des corps d'homme, soit dans des corps de bêtes, selon leur rapprochement ou leur éloignement de la vérité. Une bête peut donc être réincarnée en homme, et inversement. Par exemple, les tyrans et les injustes se réincarneront en loups, faucons et milans, tandis que les espèces sociables peuvent réintégrer l'espèce humaine203. Il n'y a pas de limite temporelle à la succession des cycles, puisque « le ciel, sans discontinuer, d'un bout à l'autre du temps a été, est et sera204 ».

Il est maintenant clair que Platon prend en compte la diversité des types d'âmes, qui ne sont plus soit bonnes, soit mauvaises, soient accueillies dans les îles Fortunées, soient rejetées dans le gouffre du Tartare. Les trois Juges appliquent une justice distributive dans laquelle la règle est la proportion. La proportionnalité est assurée entre la gravité du crime et la gravité de la sanction, ou entre la qualité des bonnes actions et la récompense. La justice est donc adaptée au cas particulier ; elle s'adapte aux actes de manière à être juste, équilibrée et harmonieuse. Nous retrouvons dans la justice et dans le royaume des morts le rôle prépondérant attribué à la proportion dans la formation et le découpage de la bande du Même et de l'Autre. Les mathématiques sont comprises comme une loi universelle synonyme d'harmonie et de bonté qui s'impose aussi bien à la matière qu'au divin et à la recherche du juste. Le lien avec l'harmonie cosmique n'est pas oublié ; attardons nous sur la description dans La République de la lumière qui se répand d'en haut à travers toute la voûte céleste et sur la terre : « on peut embrasser du regard une lumière qui se répand d'en haut à travers toute la voûte céleste et sur la terre, droite comme une colonne, et rappelant tout à fait l'arc en ciel, mais plus brillante et plus pure205 ». Au milieu de cette lumière, des liens tiennent ensemble la révolution céleste. Cette description rappel l'axe qui traverse le tout et qui enroule la terre évoquée dans Timée :

203 Ibid., p. 122 (Phèdre 248 b). Op. cit., pp. 246-247 (Phédon 82 a-82 b).

204 Op. cit., p. 128 (Timée 38 b).

205 Op. cit., p. 515 (La République, X, 616 b-616 c).

« la terre [...] enroulée autour de l'axe qui traverse le tout206 ». L'axe que les âmes voient juste avant de passer devant Nécessité est donc l'axe qui traverse à la fois le ciel et la terre. Aux extrémités des liens lumineux est attaché le fuseau de la déesse Nécessité. Le discours rapporté d'Er décrit « le fuseau de Nécessité, par l'intermédiaire duquel tous les mouvements circulaires poursuivent leurs révolutions207 ». Ce fuseau208 cosmique tourne sur les genoux de Nécessité, tandis sur les pesons209 circulaires les Sirènes produisent la musique des sphères. Les Moires accompagnent l'harmonie unique produite par les sirènes en chantant harmonieusement avec elles. Du chant des sirènes est produite la musique des sphères. Ainsi, celles qui tissent la destinée des âmes assurent aussi le mouvement de l'univers : Atropos fait tourner le cercle de l'Autre grâce à sa main gauche, Clotho fait tourner le cercle du Même grâce à sa main droite, alors que Lachésis participe au mouvement des deux cercles. C'est à la destinée des âmes qu'est ordonnée la structure du monde et de la terre, qui sont intégrées à l'ordre moral, à la justice et guidées par le bien. Il convient donc de dire que le mouvement de transmigration des âmes est un mouvement qui est de même nature que celui qui anime le cosmos, le moteur? étant dans les deux cas le même, puisqu'il s'agit des filles de Nécessité.

206 Op. cit., p. 132 (Timée 40 b).

207 Op. cit., p. 514 (La République, X, 616 c).

208 Broche conique autour de laquelle on envide le fil de coton, de soie, de dentelle, etc. En géométrie : Portion d'une surface de révolution découpée par deux demi-plans passant par l'axe de cette surface.

209 Instrument de mesure de poids, constitué dans sa partie inférieure d'un crochet, auquel on accroche un objet, et dont le poids est indiqué par un curseur se déplaçant le long d'une surface graduée.

Conclusion

Il apparaît désormais clairement que le mouvement de révolution circulaire se manifeste à des degrés divers dans les dialogues platoniciens. Il ne se contente pas d'être effectif dans la rotation des astres ; il s'applique dans le devenir, en assurant les cycles de décadence et de régénérescence, que se soit dans le domaine du politique ou de la transmigration des âmes.

Le récit de ce mouvement est bien souvent mythique, bien qu'il soit basé sur des proportions géométriques. Si les mathématiques peuvent expliquer la régularité et l'harmonie des cycles, Platon n'écarte pas les dieux issus de la mythologie grecque et leur donne un rôle central dans la cosmologie. La bonté démiurgique trouve son expression dans le nombre et dans la forme circulaire, laquelle est la meilleure imitation possible de la perfection et de l'immuabilité des Formes. Lors du retrait du démiurge, ce sont les astres, animés par les âmes des dieux olympiens, qui assurent la régularité des mouvements astraux. Mais la source du mouvement, que ce soit pour le ciel ou pour le monde sublunaire, est l'âme du monde, éternelle, automotrice et motrice de tous les corps. L'âme du monde embrasse l'univers dans son ensemble, elle en est l'intellection la plus aboutie. Ce mouvement circulaire est lié à Nécessité, sans lui le corps du monde mourrait.

Tout comme le corps du monde est le véhicule de l'âme et que l'âme donne la direction à son mouvement, la tête de l'homme est le siège de l'âme qui guide son existence. En effet, la correspondance entre le macrocosme et le microcosme est maintenant évidente, le premier étant le modèle du second, par sa perfection plus grande. Le fait que le non engendré est supérieur à l'engendré est une constante chez Platon ; cela explique la prépondérance des Idée sur la matière, la supériorité de l'intelligible sur le sensible, la primauté de l'âme sur le corps. La vie des hommes dans le monde sensible est un simulacre de celle de la divinité, divinité sans laquelle l'homme court à la destruction, comme l'illustre le mythe de Kronos. Ainsi, alors que dans les cieux le mouvement de révolution circulaire assure la mesure du temps, dans le sensible les cycles se traduisent par la décadence inéluctable des organismes et des

cités, qui passent de la génération à la vieillesse, du gouvernement vertueux à la tyrannie, avant que de nouveau un nouveau cycle vertueux fasse jour. De là vient que pour retarder la destruction de la cité, les hommes doivent imiter l'harmonie cosmique et prendre pour modèle un pasteur divin. De même, le cycle des âmes suit un parcours délimité d'une part par Nécessité et ses filles, et d'autre part par leur capacité à contempler l'intelligible, c'est-à-dire la disposition qu'elles ont à mener une existence vertueuse. Le but ultime de la recherche de la vérité est de rejoindre la perfection céleste, afin de pouvoir enfin se passer de la chair et des réincarnations. Il est donc possible d'échapper au cycle, à condition de quitter le sensible pour l'intelligible. C'est là l'espoir de la philosophie platonicienne.

L'inversion du mouvement rotatif, inclus dans le mouvement de révolution circulaire, se traduit de plusieurs façons, en fonction du sujet auquel il s'applique. Pour ce qui est de la course des astres, la succession des périodes termine un cycle lors de l'avènement de la grande année?, qui correspond à la restitution de l'ordre originellement instauré par le démiurge. Dans le monde sublunaire, l'inversion a des conséquences plus tragiques pour les vivants. Elle est une catastrophe qui conduit au trépas une bonne partie de l'humanité, plongeant les rescapés dans l'oublie des cycles antérieurs. Lors de la rétrogradation, seuls ceux qui ont assez contemplé la vérité survivent ; ils deviennent les seuls témoins de l'âge révolu. Dans le domaine du politique, la succession des périodes qui font progressivement passer de l'aristocratie à la tyrannie, c'est-à-dire de la raison à l'animalité, se conclut par le retour cyclique de la vertu, une fois le règne du pire accompli, nécessairement. Pour ce qui est des périodes de réincarnations des âmes, elles se poursuivent jusqu'à accomplir un laps de temps estimé à dix mille ans ; après les réincarnations successives, la fin du cycle aboutit à la possibilité pour toutes les âmes, durant une période, de contempler l'intelligible. L'ascension totale des âmes a pour but de trier celles qui ont les facultés et la volonté de connaître le vrai et le beau, de celles qui sont trop faibles pour cela. La sélection a pour vocation de déterminer le type de réincarnations qu'elles subiront et la possibilité ou non d'une réminiscence. Comme pour la grande année, il s'agit en quelque sorte d'une remise à zéro significative d'un temps cyclique supérieur aux périodes qu'il englobe. Tous ces éléments confortent l'hypothèse de travail selon laquelle le mouvement de révolution circulaire s'applique non seulement aux rotations astrales, mais aussi au monde sublunaire, que ce soit pour les plantes, les animaux, les hommes, les cités ou les âmes.

Loin d'être figée dans une rigidité dogmatique, la pensée de Platon introduit une recherche constante de l'harmonie, dont le nombre et la géométrie sont les piliers, l'institution d'une justice divine conçue pour servir de modèle à celle des hommes, mais aussi la liberté dans le choix de la destinée humaine, qui confie à l'âme une part de responsabilité dans sa destinée. Ce qui rythme l'ensemble de ce mécanisme cosmologique et éthique est l'âme du monde, principe du mouvement de l'univers. Le mouvement circulaire a donc une cause ontologique, qui trouve sa justification en lui-même. Il est antérieur à tout, et la cause de tout ; il est la condition sine qua non de la vie du corps du monde et de tout mouvement particulier. La circularité de son mouvement émaille des domaines aussi divers que l'astronomie, le politique, le récit mythique, ou bien encore la destinée des âmes. La pensée de Platon se refuse à la linéarité du discours et de la temporalité, préférant la perfection du mouvement circulaire. Cette circularité n'est pas vaine, elle signifie une recherche de perfection ; elle n'empêche nullement une évolution vers le bien et facilite au contraire la dynamique vertueuse. Le mouvement circulaire a donc une nécessité logique, doublée d'un sens moral. La pensée de Platon porte en elle une dynamique unique -- celle de ce mouvement singulier désigné sous le terme de mouvement de révolution circulaire -- qui dans ses manifestations se décompose en de complexes et subtiles modalités.

Annexe

Biographie de Platon

L'oeuvre de Platon a pu nous parvenir dans son intégralité et comprend trente cinq dialogues, un recueil de lettres, des définitions et six petits dialogues apocryphes : Axiochos, de la Justice, de la Vertu, Démodocos, Sisyphe, Eryxias. Platon, fils d'Ariston et de Périctioné est né à Athènes dans le dème de Col lytos en 428-427 av. J.C. Il rencontre Socrate à l'âge de vingt ans et le prend pour maître à penser. Après la condamnation à mort de Socrate en 399-390 av. J.C., il rédige l'Hippias mineur, l'Ion, le Lachès, le Charmide, le Protagoras et l'Euthyphron et participe peut-être à la bataille de Corinthe en 394 av. J.C. En 390-385 av. J.C. il écrit le Gorgias, le Ménon, l'Apologie de Socrate, le Criton, l'Euthydème, le Lysis, le Ménexène et le Cratyle puis en 388-387 av. J.C. il voyage en Italie du Sud où il

rencontre Archytas, ainsi qu'à Syracuse, cité sous le règne de Denys Ier, avant de retourner à Athènes en 387 av. J.C. pour y fonder l'Académie. Platon rédige ensuite le Phédon, le Banquet, la République et le Phèdre entre 385 et 370 av. J.C. et le Théétète, le Parménide, le Sophiste, le Politique, le Timée, le Critias et le Philèbe en 370-347/346 av. J.C. A la demande Dion, il vient à Syracuse en 367-366 av. J.C. pour exercer une influence sur le tyran Denys II. En 360 av. J.C., Platon rencontre aux jeux Olympiques Dion suite à l'exile de ce dernier de Syracuse. Dion confie à Platon son intention d'organiser une expédition contre Denys II qui partira en 357 av. J.C. et qui aura pour conséquence l'assassinat de l'exilé en 354 av. J.C. Alors que Platon est en train d'écrire les Lois, il meurt en 347/346 av. J.C.210 Après la mort de Speusippe, Xénocrate prend la direction de l'Académie, qui subsiste jusqu'à ce que Justinien la fasse fermer en 529 de notre ère.

210 Op. cit., pp. 303-307, chronologie (Le Politique).

Portrait de PLATON, Bâle, Antikenmus. inv. Kä 229. Marbre; ht. 35,5 cm. Copie romaine (la meilleure d'une vingtaine) de la tête du portrait qui montrait le philosophe assis et qui fut érigée dans l'Académie, probablement peu après sa mort en 347. La statue fut dédiée par Mithridate, un élève du grand maître, et était l'oeuvre du sculpteur Silanion. UNIVERSITE DE GENEVE, UNITE D'ARCHEOLOGIE CLASSIQUE (UNIGE), LA REPUBLIQUE TARDIVE, disponible sur :

http://www.unige.ch/lettres/archeo/introduction_seminaire/republique/republique_tardive.html (19 mai 2008).

Illustration 1 -- l'harmonie des sphères --

« Pythagore et ses disciples croient que les nombres préexistent à l'univers sensible, et que la cosmologie est fondée sur la mathématique comme la géométrie ou la musique.

De même que l'harmonie musicale repose sur des rapports numériques fixes entre les sept notes de la gamme, l'astronomie doit rechercher "l'harmonie des sphères", c'est-à-dire des sept planètes (incluant le Soleil et la Lune), à partir de l'évaluation de leurs dimensions et de leur distance à la terre ».

FLUDD Robert, Utriusque cosmi, (...) historia, 1617, t.I, BnF, Réserve, Rés. 477 (1).

BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE. Expositions virtuelles. Disponible sur : http://exposition.bnf.fr/coro_test/itz/13/11.htm. (14 mars 2008).

Illustration 2 -- mouvement des planètes --

« Platon est à l'origine des travaux de son disciple Eudoxe sur le mouvement des planètes.

Eudoxe imagine des sphères homocentriques et solidaires, tournant à des vitesses variables autour d'axes différemment inclinés. Dans sa théorie, le système solaire est composé de planètes sphériques, décrivant, y compris le soleil, des trajectoires circulaires autour d'une Terre immobile, centre du monde ».

DOPPELMAIER Johann Gabriel, Atlas novus coelestis, Nuremberg, 1742, BnF, Cartes et plans, Ge DD 2987 (13), planche VI: Phaenomena.

BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE. Expositions virtuelles. Disponible sur : http://expositions.bnf.fr/coro_test/itz/13/10.htm. (14 mars 2008).

Illustration 3 -- sphère armillaire --

CLOUET Jean-Batiste Louis, abbé, Géographie moderne avec introduction, Paris, Mondhare
et Jean, 1785, 68 feuillets, Médiathèque de Poitiers (A868) photographie par Guillaume Rivet.

Bibliographie thématique

Dialogues de Platon

BRISSON Luc, Platon Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2007, 272 pages. BRIS SON Luc, Platon Lettres, Paris, GF Flammarion, 2004, 316 pages.

BRIS SON Luc, Platon Phèdre, DERREDA Jacques, La pharmacie de Platon, Paris, Flammarion, 2004, 418 pages.

BRISSON Luc, Platon Timée-Critias, Paris, GF Flammarion, 2001, 450 pages.

BRISSON Luc, PRADEAU Jean-François, Platon Le Politique, Paris, GF Flammarion, 2003, 316 pages.

BRISSON Luc, PRADEAU Jean-François, Platon Les Lois Livres I à VI, Paris, GF Flammarion, 2006, 455 pages.

BRISSON Luc, PRADEAU Jean-François, Platon Les Lois Livres VII à XII, Paris, GF Flammarion, 2006, 426 pages.

CANTO-SPERBER Monique, Platon Ménon, Paris, GF Flammarion, 1993, 350 pages.

CHAMBRY Emile, Platon Premiers dialogues : Second Alcibiade-Hippias Mineur-Premiers Alcibiade-Euthyphron-Lachès-Charmide-Lysis-Hippias Majeur-Ion, Paris, GF Flammarion, 1967, 442 pages.

CHAMBRY Emile, Platon Protagoras-Euthydème-Gorgias-Ménexène-Ménon-Cratyle, Paris, GF Flammarion, 1967, 503 pages.

CHAMBRY Emile, Platon Thééthète-Parménide, Paris, GF Flammarion, 1967, 310 pages. CORDERO Nestor-Luis, Platon Le Sophiste, Paris GF Flammarion, 1993, 324 pages. DIXSAUT Monique, Platon Phédon, Paris, GF Flammarion, 1991, 448 pages.

LEROUX Georges, Platon La République, Paris, GF Flammarion, 2004, 801 pages.

Ouvrages sur Platon

BRISSON Luc, Le même et l'autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, Paris, Editions Klincksieck, 1974.

BRIS SON Luc, Meyerstein F. Walter, Inventer l'Univers, le problème de la connaissance et les modèles cosmologiques, Paris, Les Belles Lettres, 1991, 209 pages.

DERRIDA Jacques, Khôra, Paris, Editions Galilée, 1993, 103pages.

DIXSAUT Monique, BRANCACCI Aldo, Platon, source des présocratiques exploration, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2002, 238 pages.

DROZ Geneviève, Les mythes platoniciens, Paris Editions du Seuil, 1992, 212 pages.

GOLDSCHMIDT Victor, La Religion de Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, 158 pages.

MAROUANI Ahmed, Dieu, la nature et l'homme dans les derniers dialogues de Platon, Thèse pour le Doctorat de philosophie sous la direction de MATTEI Jean-François, Université de Nice Sophia-Antipolis, faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines, 2001.

MOREAU Joseph, L'âme du monde de Platon aux stoïciens : thèse complémentaire pour le doctorat ès Lettres présentée à la faculté des Lettres de l'Université de Paris, Les Belles Lettres, 1936.

MOREAU Joseph, La construction de l'idéalisme Platonicien, Les Belles Lettres, 1936. MOUTSOPOULOS Evangkélos, La musique dans l'oeuvre de Platon, PUF, Paris, 1959. PHILONENKO Alexis, Leçons platoniciennes, Paris, Les Belles Lettres, 1997.

Complément bibliographique

BEAUFRET Jean, Parménide Le poème, Paris, PUF, Collection Epiméthée, 1955.

BERARD Victor, L'Odyssée, poésie homérique, Tome II : chants VIII-XV, Paris, Société d'Edition « Les Belles Lettres », 1939, 225 pages.

CONCHE Marcel, Héraclite Fragments, Paris, PUF, Collection Epiméthée, 1986.

COULON Victor, Aristophane, les acharniens, les cavaliers, les nuées, Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France, 1987.

DIES Auguste, Le cycle mystique : la divinité, origine et fin des exigences individuelles dans la philosophie antésocratique, Renne, 1909.

FLACELIERE Robert, BERARD Victor, LANGUMIER René, Homère, Iliade Odyssée, Paris, Editions Gallimard, 1955.

FLACELIERE Robert, La vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, Librairie Hachette, 1959, 366 pages.

GOBRY Ivan, Le vocabulaire grec de la philosophie, Paris, Ellipses, Collection Vocabulaire de..., 2000, 143 pages.

GOULET-CAZE Marie-Odile, Diogène Laece, vies et doctrines des philosophes illustres, Le Livre de Poche, Classiques modernes, Librairie Générale Française, 1999.

LEGRAND Ph. -E., Hérodote, Histoires, Livre II, Euterpe, Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France, 1968.

MAZON Paul, Hésiode, Théogonie- Les travaux et les jours- Le bouclier, Paris, Société d'Edition « Les Belles Lettres », 1972, 158 pages.

MAZON Paul, Homère Iliade, Tome III, chants XIII-XVIII, Paris, Société d'Edition « Les Belles Lettres », 1949, 191 pages.

M UGLER Charles, Commentaires d'Eutocius et fragments, Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France, 1972.

ROMEYER DHERBEY Gilbert, Les sophistes, Paris, PUF, Collection Que Sais-je ?, 1985.

VERNANT Jean-Pierre, Entre mythe et politique, Collection La librairie du XXIe siècle, Seuil, 2004, 190 pages.

VITRAC Bernard, Quelques remarques sur l'usage du mouvement en géométrie dans la tradition euclidienne : de Platon et Aristote à Omar Khayyâm, Centre Louis Gernet de recherche comparées sur les sociétés anciennes (CRCSA), Paris, France, CNRS, UMR 8567, document numérique BU Droit-Lettres U FR Poitiers, consulté le 08/02/2008.

Table des matières

Remerciements 2

Introduction 3

Chapitre Premier : La figure du cercle lors de la première démiurgie 6

1. Théodicée et proportions 7

a. Une volonté bienveillante 7

b. Un découpage harmonieux 11

2. Des proportions au mouvement des astres. 16

a. Un mouvement réglé 16

b. Les mouvements cosmiques 19

3. Le mouvement immortel de l'âme 23

a. L'âme du monde comme principe du mouvement 23

b. La fonction médiatrice de l'âme 25

Chapitre Deuxième : Le cycle appliqué aux vivants 29

1. La sphère du politique 30

a. De l'idéal à la décadence, de la raison au désir 30

b. Le cycle des gouvernances 38

2. Un devenir cyclique 43

a. Le mythe de Kronos 43

b. La providence divine 45

3. Des cycles de transmigration 49

a. De la mythologie traditionnelle à la justice divine de Platon 49

b. Les cycles de purification des âmes 51

Conclusion 60

Annexe 63

Biographie de Platon 63

Illustration 1 -- l'harmonie des sphères -- 64

Illustration 2 -- mouvement des planètes -- 65

Illustration 3 -- sphère armillaire -- 66

Bibliographie thématique 67

Dialogues de Platon 67

Ouvrages sur Platon 68

Complément bibliographique 69






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein