WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Etre une femme en Algerie, action sociale

( Télécharger le fichier original )
par Liliane Mébarka GRAINE
Université Paris 8 - St Denis (93) - Doctorat en sociologie 2006
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

B- STRATÉGIES À L'ACCÈS DES FILLES À L'INSTRUCTION

L'accès des filles à l'instruction semble bien être le changement qui ébranle "le modèle de la répartition inégalitaire des rôles" 158(*). Qu'elles en soient conscientes ou non, toutes les mères accordent, dans leur démarche éducative, la même importance aux études des filles qu'à celles des garçons sans toutefois perdre de vue leur rôle "maternel" et "domestique". Plus des trois quarts d'entre elles se préoccupent autant ("sinon plus", précisent quelques-unes) de la réussite scolaire de leurs filles que de celle de leurs fils.

La discrimination qui transparaît à travers le discours des autres se manifeste rarement au niveau d'un traitement différentiel (âge à la première inscription, choix de l'établissement, soutien scolaire, etc.), elle apparaît plutôt au niveau de l'attitude et seulement lorsqu'il y a un échec massif des garçons. La discrimination entre l'appréciation de la réussite scolaire des frères et celle des soeurs, lorsqu'elle se manifeste, a tendance à baisser avec l'élévation du niveau d'instruction de la mère. Dans l'ensemble, les mères - même celles qui travaillent à l'extérieur - prennent sur elles toutes les corvées ménagères pour laisser une grande disponibilité à leurs filles.

La majorité des mères exige de leurs filles la réussite scolaire plus que l'aide ménagère : c'est leur satisfaction première. La réussite des filles est tellement investie qu'elle entraîne également un relâchement dans la surveillance habituelle dont elles faisaient généralement l'objet. Au fur et à mesure que leur réussite scolaire s'affirme, une plus grande liberté et une confiance certaine leur sont accordées dans leurs déplacements, surtout lorsque le motif des sorties a trait, directement ou indirectement, aux études (bibliothèques, excursions ou voyages d'études, ciné-clubs, préparation des examens chez des amies, etc.). Pour les études, certaines mères vont jusqu'à accepter que leurs filles reçoivent chez elles des camarades garçons.

Le cheminement vers un traitement plus égalitaire lorsqu'il s'agit de la préparation du capital scolaire des filles en fait un processus qui n'a fait que s'accentuer par rapport à la génération des mères. Il est, sans doute, à l'origine de la tendance observée actuellement à l'équilibre entre les effectifs masculins et féminins dans les établissements scolaires et universitaires. L'accélération du processus est soulignée par les mères elles-mêmes qui, en parlant de leur démarche éducative actuelle, font état des discriminations qu'elles ont vécues de "leur temps" et qu'on ne peut plus se permettre de nos jours, disent-elles.

La différence la plus importante notée par les mères elles-mêmes - aussi bien celles qui exercent une activité professionnelle que celles qui se consacrent uniquement au foyer - réside dans la priorité accordée dans leur démarche éducative à la préparation des filles à l'exercice d'une profession par rapport à la préparation à leurs rôles d'épouses et de mères. La plupart d'entre elles posent la fin des études comme préalable au mariage alors qu'elles ont le sentiment que, de leur temps, elles étaient perçues comme une charge délicate à manier et un sujet de préoccupation pour leurs parents tant qu'elles n'étaient qu'un moyen d'augmenter leurs chances de faire un bon mariage.

C- À UN NIVEAU D'ÉTUDES ÉGAL, UN STATUT PROFES-SIONNEL ÉGAL

Le statut professionnel de la femme est déterminant mais pas dans toutes les situations. Plus précisément, il agit sur la fécondité lorsque la femme est de faible niveau scolaire. Ainsi, au niveau scolaire égal (primaire), presque 7 femmes salariées sur 10 ont zéro à 2 enfants (66,7 %), alors que les femmes au foyer ont pour la plupart 3 enfants et plus (87 %). Cela veut dire qu'à défaut d'instruction scolaire, c'est l'activité professionnelle à l'extérieur qui constitue une nouvelle ressource, une possibilité d'ouverture vers le monde extérieur.

Désormais, l'espace extérieur, l'exercice d'un métier, la connaissance de collègues, etc. sont autant d'éléments qui permettent à la femme de se réaliser et de ne plus voir, dans sa progéniture comme autrefois, l'unique moyen de s'épanouir. L'instruction scolaire agit, à son tour, sur le taux de fécondité chez les femmes inactives uniquement. Plus ces dernières ont été à l'école et moins nombreuse est leur progéniture.

III- L'ÉDUCATION DE LA GENT FÉMININE DEPUIS L'INDÉPENDANCE

Malgré un effort méritoire, les autorités de l'Éducation Nationale de l'État indépendant n'ont pu accueillir que 707 530 élèves dans les écoles primaires dont 282 842 filles (soit 25,9 %). Entre 1962 et 1980, la politique du Gouvernement algérien s'est axée sur la généralisation de l'enseignement. Dans le primaire, le nombre d'enfants scolarisés a atteint 2 884 084 en 1977-78 dont 1 181 756 filles (soit 40,96 %). Dans le secondaire, celui-ci est passé de 51 014 en 1962 dont 14 246 filles à 741 961 en 1977-78dont 264 828 filles. Ces chiffres globaux appellent un certain nombre de remarques. Le tableau suivant résume l'évolution du taux de scolarisation des garçons et des filles entre 1965-66 et 1991-92.

Évolution comparée du taux réel de scolarisation des garçons et des filles 159(*)

ANNÉE

GARÇONS

FILLES

TOTAL

1965-66

57,7

32,9

45,4

1970-71

70,4

43,9

57,3

1975-76

89,1

61,4

75,5

1980-81

88,4

67,3

78,0

1985-86

92,3

72,25

82,2

1991-92

94,16

79,52

86,99

En général, le taux de scolarisation des filles dans les enseignements primaire et secondaire a augmenté pendant cette période ; cependant, celui des garçons semble croître beaucoup plus rapidement. Mais cette inégalité entre les deux sexes change, toutefois, d'une région à l'autre.

Quand on examine la proportion respective des filles et des garçons scolarisés, on constate que l'effectif féminin représente 60,4 % et l'effectif masculin 84,4 % pour l'année 1977-78. Quantitativement parlant, on s'aperçoit, certes, que la scolarisation féminine connaît un essor significatif. Néanmoins, la situation sociale des filles est plus sombre que les chiffres ne l'indiquent car, la sélection scolaire mise à part, elles doivent subir une sélection sociale. Comment ? Les filles, estimées en âge de se marier, doivent être cloîtrées, voilées, se préparant ainsi à la vie conjugale en attendant de rejoindre leurs futurs foyers.

Les autres, forcées à participer aux tâches domestiques une fois rentrées de l'école - car là est leur véritable rôle -, négligent ainsi les devoirs et les travaux scolaires personnels. Cette dualité entre l'ambition d'atteindre un niveau élevé d'instruction et celle de se préparer à devenir femme au foyer a, que de fois, été la raison de l'échec scolaire qui constitue, pour les parents et le milieu social, le meilleur argument à la claustration de la fille.

Le taux de scolarisation des filles diffère entre les régions rurales et urbaines. Dans la wilâya d'Alger où le degré d'urbanisation de la population est très élevé, ce taux atteint le record de 93,5 % durant l'année scolaire 1977-78. Dans les grandes métropoles comme Tizi-Ouzou, Annaba, Constantine, Blida, et Oran, il est supérieur à 80 %. Il n'en reste pas moins que 21 wilâyas sur 31 ont un taux inférieur à 60 % 160(*). L'extrême cas est représenté par la wilâya de Djelfa (hauts plateaux, limite du Sahara) qui n'a que 26,7 % de filles scolarisées contre 55 % de garçons.

Évolution des effectifs féminins entre 1981-82 et 1996-97 161(*)

RENTRÉE SCOLAIRE

1981-82

1991-92

1996-97

Effectif global

4 319 360

6 590 132

7 293 189

Dont filles

1 789 360

2 947 776

3 417 879

%

41,43

44,73

48,15

Enseignement primaire : 1ère à 6ème AF

3 178 912

4 357 352

4 674 947

Dont filles

1 338 761

1 965 859

2 164 303

%

42,11

45,12

46,29

Enseignement moyen : 7ème à 9ème AF

891 452

1 490 035

1 762 761

Dont filles

355 543

629 824

804 070

%

39,88

42,27

45,61

Enseignement secondaire

248 996

742 745

855 481

Dont filles

95 029

352 093

449 506

%

38,16

47,40

52,54

Ce tableau résume l'évolution quantitative des filles inscrites dans les écoles fondamentales et les établissements de l'enseignement secondaire, montre finalement que ces "femelles", considérées jadis par les mâles comme "inférieures" psychologiquement et biologiquement, ont réussi à rattraper et à dépasser les garçons. Ainsi, entre 1981-82 et 1996-97, les filles ont fini par conquérir l'enseignement secondaire grâce à leur ténacité et leurs efforts soutenus. Leur nombre est passé de 95 029 (soit 38,16 %), à 449 506 (soit 52,54 %). Cela représente un accroissement de plus de 270 % tandis que le nombre de garçons n'a connu qu'une augmentation de 154 %.

Les filles semblent avoir relevé le défit lancé par les intégristes qui ont voulu les ramener au domaine privé pour les cloîtrer. Pendant la décennie 1980, le nombre de filles scolarisées en 1ère année n'a cessé de diminuer au fur à mesure qu'elles avançaient dans leur cursus scolaire. Cependant, depuis le début des années 90-98 (en dépit des menaces et des exécutions perpétrées par le F.I.D.A., l'A.I.S. et le G.I.A.), leur taux de participation au niveau du cycle secondaire a progressé rapidement. En effet, une enquête statistique effectuée par le Ministère de l'Éducation Nationale (1996-97) a révélé que dans 45 wilâyas du pays, le taux de redoublement des garçons est supérieur à celui des filles aux trois niveaux de l'enseignement primaire, moyen et secondaire 162(*). Ce tableau confirme cette évolution.

Taux de redoublement au niveau de l'enseignement primaire et moyen en 1996-97 (en %)

ANNÉE

1e

2e

3e

4e

5e

6e

7e

8e

9e

Filles

8,58

6,89

7,10

6,95

6,65

10,48

9

9,14

27,58

Garçons

11,88

10,70

12,11

12,44

12,66

18,97

----

20,52

32,90

À l'exception du niveau de la Terminale, de nombreuses filles - en raison de leur âge précoce (par rapport aux garçons) - sont autorisées par les autorités à redoubler parce qu'elles présentent de meilleures garanties de réussite au baccalauréat après un redoublement. Le taux de redoublement des garçons au niveau de l'enseignement secondaire confirme l'avancée prodigieuse des filles à l'exception de l'année "Terminale".

TABLEAU N° b : Taux d'abandon au niveau de l'enseignement secondaire en 1996-97 (%)

ANNÉE

1ère AS

2 ème AS

3 ème AS

Filles

7,31

6,97

32,50

Garçons

15,05

15,38

38,63

La détermination des filles de s'émanciper relativement par l'éducation/formation qui constituent la condition sine qua non de leur libération s'est traduite par leur taux élevé de réussite à l'examen de baccalauréat. En effet, le tableau n° c montre qu'en dépit des préjugés initiaux qui leur ont créé d'énormes difficultés, les filles sont plus compétitives et beaucoup plus studieuses que les garçons.

TABLEAU N° c :

FILIÈRE

Présents

dont filles

Admis

dont filles

% Réussite

dont filles

Lettres et sciences humaines

Total

73 426

11 066

69 %

Filles

46 013

7 532

Lettres et sciences islamiques

Total

15 377

3 359

59 %

Filles

8 951

1 987

Lettres et langues

Etrangères

Total

7 048

1 995

70 %

Filles

----

----

Sciences de la nature

et de la vie

Total

125 772

36 260

56,5 %

Filles

----

20 475

Sciences exactes

Total

22 995

7 179

41,12 %

Filles

9 858

2960

Ce qui représente 55,30 % de l'ensemble des élèves du secondaire. En d'autres termes, les filles sont beaucoup plus motivées et volontaires pour réussir que les garçons. Si cette tendance persiste, la majorité des étudiants des universités et des grandes écoles sera constituée par des filles.

L'effectif féminin dans l'enseignement supérieur a augmenté rapidement entre 1962 et 1979. De 1 851 étudiantes durant 1966-67, il atteint 12 677 en 1978-79 et plus de 100 000 en 1992-93. La proportion des jeunes filles poursuivant des études supérieures semble stagner par rapport à l'ensemble. Depuis 1973-74, les effectifs féminins dans les établissements universitaires ne représentent chaque année que 23 % du total des inscrits. Mais, en 1978-79, le nombre d'étudiantes inscrites dans différentes filières a augmenté de 4,4 % par rapport à l'année précédente.

Selon le bulletin statistique du Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique :

"Compte tenu de la stabilité des effectifs globaux durant ces dernières années, ce résultat traduit une légère amélioration de la proportion des jeunes filles par rapport au total des inscrits à l'université. Cette légère amélioration en question représente un simple relèvement de l'ordre de 1,3 points" 163(*).

Un grand nombre d'étudiantes ne terminent pas leurs études universitaires. Les raisons de l'abandon sont multiples mais elles tournent, pour la plupart, autour de contraintes socioculturelles et familiales.

L'étudiante vit le paradoxe entre un mode estudiantin mixte où elle est en permanente interaction avec les hommes et un monde familial où, non seulement elle ne doit pas souvent mentionner le fait qu'elle étudie avec les garçons (bien que cela se sache), mais où elle doit se cacher parfois des yeux des étrangers qui viennent à la maison. Que de fois certaines étudiantes poursuivant leurs études dans les métropoles où elles habitent des cités universitaires, qui leur permettent une certaine indépendance et liberté, doivent retourner aux traditions séculaires en revenant au lieu de résidence de leurs parents dans les petites villes ou campagnes. Du vêtement à l'attitude, elles doivent tout réadapter, sinon elles peuvent être considérées comme des filles de "moeurs douteuses", ce qui explique que certaines rumeurs font de l'université et des cités universitaires des endroits à déconseiller aux filles, ceci pour des fins claires : la perpétuation de la claustration des filles par phobie du déshonneur.

Une fois admises à l'université, les étudiantes algériennes sont surtout attirées par les Sciences Médicales, les Sciences Sociales et les Lettres et les Sciences Juridiques et Politiques. En effet, quand on examine la proportion des étudiantes par rapport à l'effectif général des inscrits, on constate qu'un faible pourcentage choisit de poursuivre des études en sciences exactes et engineering. Comme le note le bulletin statistique n° 8 du Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique :

"On peut constater que les filières où les jeunes filles sont fortement représentées restent : les sciences médicales avec 33,4 % au total et les sciences sociales et lettres avec près de 32 % " 164(*).

Si l'on s'interroge sur la raison de ces choix, on ne peut omettre de mentionner la ségrégation sexuelle. A priori, la relation n'est pas apparente, pourtant elle existe. Les métiers de médecin, de juriste (surtout avocate ou juge), d'enseignante ou de psychologue sont des professions considérées socialement compatibles avec les tâches féminines. Une femme à qui on apprend à s'occuper de la reproduction familiale et des soins des enfants peut exercer ces métiers : elle ne se déplacera pas beaucoup car elle aura un cadre de travail généralement fixe (hôpital, cabinet, école ou lycée) mais répondant à certaines de ces obligations domestiques et au prestige social. Étant donné ce dernier, et dans le cadre d'une stratégie matrimoniale, celle-ci aura de fortes chances de s'élever dans la hiérarchie sociale par un "bon mariage".

Or, l'ingénierie, les sciences exactes pour ne citer que cela, demandent une concentration continue et n'ont pas grand rapport avec la vie du foyer. La femme qui suivra ces branches aura failli à son propre rôle. C'est pour cette raison que le choix des filières se fait dans ce sens-là, sauf quelques exceptions qui confirment la règle. Dans certains cas, les parents poussent ou obligent leurs filles à choisir ces branches sous la menace de les cloîtrer à la maison. De nos jours, les données ont été légèrement modifiées. Le nombre de filles dans les branches scientifiques a augmenté mais sans perspectives d'emploi.

Les efforts du développement socio-économique planifié ont nécessité la formation d'une force de travail qualifiée. Durant la décennie 1967-77, les effectifs de personnes poursuivant des études et stages dans les centres spécialisés de formation professionnelle sont passés de 5 630 en 1967 dont 300 filles à environ 20 000 en 1978dont 2 700 filles. Cependant, dans les Instituts de Technologie de la Santé Publique et les Écoles paramédicales - secteur social qui a attiré dans tous les pays un très grand nombre de femmes -, les effectifs des stagiaires ont évolué en faveur de la population féminine. En effet, le nombre de ceux-ci dans les établissements de la santé publique a augmenté de 1 086 en 1967 dont 240 filles à près de 6 500 en 1978parmi lesquelles figurent 3 500 filles. Le taux des filles stagiaires s'est donc accru de 22,22 % à 53,84 %.

Globalement, durant la période 1967-1978, l'effectif des diplômés de tous les systèmes de formation professionnelle totalisa 229 470 personnes dont environ 6 500 filles seulement. Cela a amené les auteurs d'un document officiel à avancer : "ce qui nous donne un taux de féminité de l'ordre de 4 %, taux très faible eu égard à la population algérienne scolarisée" 165(*).

En somme, le paradoxe de l'Algérie réside dans le fait qu'elle a le taux le plus élevé de la scolarisation des filles dans le monde arabe. Mais, elle a le taux le plus bas d'activité féminine. En effet, la part de la femme dans la force de travail dans six pays arabes a évolué de la manière suivante entre les années 1996 et le début des années 1998 :

La part de la femme dans la force de travail dans un monde arabe 166(*)

PAYS

Année

%

Année

%

Egypte

1966

4,2

1983

5,9

Kuwaït

1970

5,2

1980

10,7

Syrie

1970

10,0

1979

8,0

Liban

1970

9,5

1975

9,7

Yémen (Sud)

1975

5,6

1979

8,0

La proportion des femmes occupées (âgées de 15 à 65 ans) dans les pays développés, membres de l'O.C.D.E., passe de 45 % en 1960 à 52 % en 1980. Or, en Algérie, jusqu'en 1991, le taux brut d'activité des hommes était de 40,93 % et celui des femmes ne s'élevait qu'à 3,64 % !

L'écrivain marocaine, Fatima Mernissi, a eu raison de déclarer que les peuples arabes aujourd'hui ne comptent pas 200 millions (1995) mais seulement 100 millions car la population féminine n'en représente qu'une moitié paralysée par les traditions archaïques. La société néopatriarcale arabo-islamique lui paraît comme une entité composée de mâles.

"Le système tout entier a été, organisé de façon à permettre aux hommes, dans la société, de disposer de la moitié féminine de la population comme ils le feraient avec leurs autres possessions... " 167(*).

A- L'EFFECTIF FÉMININ DANS l'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR EN 1992-93 (en graduation)

À la rentrée universitaire 1992-93, le nombre des étudiantes a progressé de 88 883 en 1991-92 à 102 245 en 1992-93, soit un accroissement de 15,1 % par rapport à l'ensemble des inscrits en graduation, l'effectif qui représentait 40,2 % en 1991-92 a atteint 42 % en 1992-93. Elles se répartissent ainsi : 86,6 % étaient inscrites dans le cycle long et 13,4 % dans le cycle court (le niveau 5 qui forme des techniciens supérieurs en 2 ans).

TABLEAU N° I : Structure des étudiantes inscrites en graduation par filière et par niveaux d'études en 1992-93 168(*)

FILIÈRE

Niv. 6

Niv. 5

Niv. 4

%

Sciences exactes

9 164

8 406

9 164

9,0

Sciences appliquées

903

----

903

0,9

Technologie

18 183

8 406

26 589

26,0

Sciences médicales

10 934

----

10 934

10,7

Sciences vétérinaires

1 519

110

1 629

1,6

Sciences de la nature

6 785

1 387

8 172

8,0

Sciences de la terre

1 969

207

2 176

2,1

Sciences économiques

5 092

2 614

7 706

7,5

Sciences commerciales

866

554

1 420

1,4

Sciences juridiques

7 484

----

7 484

7,3

Sciences politiques

655

----

655

0,6

Sciences de l'information

906

----

906

0,9

Sciences sociales

7 913

454

8 367

8,2

Sciences islamiques

1 946

----

1 946

1,9

Lettres arabes

4 832

----

4 832

4,7

L.V. étrangères

8 511

----

8 511

8,3

Interprétariat

851

----

851

0,8

On remarque une hausse des inscriptions dans les filières de technologie cycle court qui voient leurs parts par rapport à l'ensemble des inscrites en graduation évoluer entre 1991-92 et 1992-93 de 7,5 % à 8,2 %. Ce tableau 1 indique qu'une légère augmentation a eu lieu en technologie (n° 6 et 5) passant de 25,1 % à 26 % entre 1991-92 et 1992-93, tandis que les parts des sciences exactes et sciences médicales ont connu un net recul baissant de 9,9 % et 12,7 % en 1991-92 à 9 % et 10,7 % en 1992-93 respectivement.

Cependant, 46,6 % des étudiantes de l'enseignement étaient inscrites dans trois grandes filières scientifiques et technologiques : technologie et sciences appliquées (26,9 %), sciences médicales (10,7 %) et sciences exactes (9 %). Ce progrès quantitatif prodigieux a été accompagné par l'arrêt du développement économique et social du pays par le régime du Président Chadli Bendjedid et ses collaborateurs prédateurs. Aujourd'hui, la plupart des diplômées de l'enseignement supérieur sont condamnées au chômage !

IV- DIFFÉRENCIATION DES TAUX DE SCOLARISATION

En effet, le recensement de 1987 a révélé l'accès différentiel à la scolarisation entre les filles et les garçons (âgés de 5 à 18 ans) à l'échelle nationale. Le tableau suivant résume cet état de choses.

Le taux de scolarisation différentielle entre les filles et les garçons

GROUPES D'ÂGES FILLES GARÇONS

10 ans 77,62 93,49

11 ans 73,86 92,22

12 ans 70,73 90,96

13 ans 65,47 87,36

14 ans 58,36 80,72

15 ans 53,35 71,70

16 ans 43,35 60,34

17 ans 33,89 46,92

18 ans 26,22 39,20

Ces inégalités sont plus accentuées dans le monde rural que dans les centres urbains. L'accès différentiel à l'instruction entre les deux sexes a entraîné des taux d'analphabétisme discriminatoires. En effet, en 1989, le taux d'analphabétisme était comme suit :

Les taux d'analphabétisme des femmes et des hommes comparés 169(*)

GROUPES D'ÂGES HOMMES FEMMES

10 - 19 ans 5,8 21,85

20 - 59 ans 44,4 65,97

60 ans 92,5 98,28

Les résultats de ces deux tableaux montrent la discrimination entre les filles et les garçons en raison de leurs sexes, ce qui les relègue à occuper une position inférieure dans la société particulièrement en tant que femmes au foyer. Ainsi, presque 100 % des garçons sont scolarisés dès l'âge de six ans contre 80 % des filles. Ce décalage persiste et s'aggrave encore dès l'âge de 12 ans, âge à partir duquel le nombre de filles qui fréquentent l'école diminue considérablement. Un tel phénomène s'explique principalement par deux facteurs essentiels :

q Le facteur distance : dès l'achèvement du cycle fondamental (de 6 à 15 ans), les filles sont orientées vers des établissements secondaires (et même moyens) éloignés de leurs domiciles entre lesquels n'existe aucun moyen de transport ;

q Le facteur culturel : les parents interviennent eux-mêmes dans le processus d'arrêt des études de leurs filles en raison d'appréhensions, de craintes exprimées ou ressenties à l'endroit (imaginaire), à l'honneur de la famille par la "faiblesse naturelle de la fille... " 170(*).

En effet, il suffit qu'une fille parle à un garçon pour que ses parents (le frère ou le père), avertis par des informateurs, l'obligent à ne plus sortir sans voile. En d'autres termes, ils la forcent à arrêter son instruction et la cloîtrent.

N'Fissa Zerdoumi a remarqué que :

Le voile qu'on impose encore à la petite fille de douze ans sur une grande partie du territoire algérien est comparable à la muselière qu'on met au chien pour l'empêcher de mordre. C'est le témoignage de la méfiance foncière dont elle est l'objet de la part de ses parents avant que le mari ne prenne le relais.

L'O.N.S. a révélé, en 1996, que l'analphabétisme touche encore 21,65 % des hommes et 43,02 % des femmes soit 4,11 millions de femmes âgées de 16 ans et plus. Les filles qui n'ont pas fréquenté l'école et celles qui ont été scolarisées pendant quelques années puis retirées du système éducatif finissent, en général, par être cloîtrées dans le domaine privé. Leurs mères les préparent alors pour remplir un jour leur fonction essentielle de génitrice, de ménage... au foyer.

A- L'ÉCOLE PAUPÉRISÉE

La croissance démesurée et désordonnée des effectifs et l'arabisation hâtive et mal préparée sont déterminantes dans la décomposition du système d'éducation et de formation mais elles n'en sont pas les seuls facteurs. On pourrait exposer en détail la faillite ou plutôt la liquidation de l'enseignement technique alors même "qu'on glorifiait cette formation" 171(*). Partie avec de belles ambitions et des orientations pleinement justifiées, l'Algérie, là encore, gaspille ses chances, mine ses potentialités et crée des situations sociales explosives.

Le système éducatif, non seulement n'utilise pas ses atouts, mais il suscite le plus fort potentiel d'antagonismes sociaux. Il détruit virtuellement des générations. Le message éducatif est réduit. Il est déformé parce qu'on a confié sa conception à des démagogues et à des falsificateurs. On accumule les erreurs scientifiques, les trucages de l'histoire, les visions réductrices, les préceptes pseudo-religieux...

Les anecdotes sont légion 172(*). La doctrine religieuse, souvent simpliste et déformée, envahit l'enseignement. On distille l'intolérance et le rejet des autres, quand ce n'est pas la haine 173(*). Dans ce flot de dérèglements, il y a évidemment des îlots de salubrité : des maîtres et des professeurs tentent de lutter, mais ils sont très minoritaires, des établissements réussissent à conserver un certain niveau grâce aux efforts de leurs dirigeants et ils sont assaillis par les parents en quête de débouchés pour leurs enfants.

Aujourd'hui, l'école algérienne rejette à la rue les garçons et confine les filles à la maison aux tâches ménagères. À peine un tout petit pourcentage 174(*) des enfants scolarisés dans le premier cycle franchirait l'obstacle du baccalauréat (11 %). Comment empêcher cette jeunesse, véritable graine d'insatisfaits, de se laisser séduire par ceux qui leur proposent la révolte contre l'injustice ?

Le nombre et l'arabisation se sont confortés mutuellement dans cette dynamique d'autodestruction. Le système éducatif produit maintenant en Algérie, comme on le sait, une grande masse de jeunes qui ne sont formés ni en arabe ni en français. À quoi s'ajoute l'amertume liée à la proximité géographique et médiatique de la France et de l'Europe en général ? Une petite élite, celle des fils de "nomenklaturistes" et de riches, qui sont souvent les profiteurs du désordre et de la corruption, tire son épingle du jeu grâce aux cours particuliers, à l'expatriation des enfants ou au choix des meilleurs établissements.

V- QUELQUES DONNÉES EN COMPARAISON AVEC LES PAYS VOISINS

En Algérie, l'instruction est pratiquement le capital le plus important dont disposent les femmes. Le principe de l'égalité sexuelle dans le droit à l'instruction est proclamé dans l'article 50 de la Constitution Algérienne. Les textes organisant le système éducatif garantissent l'instruction et son obligation sans discrimination de sexe durant les neuf années de l'enseignement fondamental (c'est-à-dire du primaire au collège).

Au plan juridique strict, les textes algériens, dont l'ordonnance de 1976 sur l'organisation de l'éducation et de la formation, sont conformes aux principaux instruments internationaux et, notamment, à la Convention Internationale des droits de l'enfant de novembre 1989 dans son chapitre "éducation". Les données disponibles révèlent des progrès réalisés dans les taux d'alphabétisation des femmes adultes et particulièrement dans les taux d'instruction des filles dans les différents cycles de scolarisation.

L'alphabétisation des femmes par rapport aux hommes ne dépasse pas le taux de 30 % en 1970 alors qu'en 1992, la population des femmes alphabétisées par rapport aux hommes a plus que doublé. Par ailleurs, au début de l'indépendance, les femmes alphabétisées ne faisaient partie que des familles aisées et cultivées, alors qu'en 1992, l'alphabétisation des adultes concerne plus de 45 % des Algériennes. En Kabylie, entre 1939 et 1968, beaucoup de villageoises étaient alphabétisées grâce aux missionnaires (soeurs blanches et pères blancs) notamment à Beni-Yenni (notre village natal, celui de l'écrivain Mouloud Mammeri), aux Ouadhias, à Michelet, à Aït-Hichem, à Beni-Douala... L'évolution des taux d'analphabétisme qui interviennent à partir des années soixante-dix signale une régression plus rapide chez les femmes jeunes (15-24 ans) en faveur du milieu urbain par rapport au milieu rural.

La comparaison des taux bruts d'alphabétisation des femmes maghrébines en 1992 fait ressortir un retard plus accentué chez les Marocaines et les Mauritaniennes par rapport à leurs voisines Tunisiennes et Algériennes qui se situent au-dessus de la moyenne des pays arabes, laquelle est de l'ordre de 40,7 % et en dessous du seuil des pays en développement qui est de l'ordre de 59,3 %. Ceci s'explique par l'importance des dépenses publiques en matière d'éducation plus soutenue en Tunisie et en Algérie qu'au Maroc et en Mauritanie.

Des données sur l'instruction des femmes et des filles sont assez révélatrices du développement des potentialités culturelles et éducatrices. Les taux de scolarisation des populations féminines au Maghreb sont de 60 % (en 1992), tous niveaux confondus, ils classent l'Algérie (pour les 6-11 ans : 85 %, pour les 12-17 ans : 79 % et pour les 18-24 ans : 60 %) et la Tunisie à égalité, puis vient le Maroc avec 35 %. En Mauritanie, par contre, seulement 27 % des femmes sont scolarisées.

L'évolution en croissance de la scolarisation des filles dans les différents cycles ainsi que les taux de scolarisation des populations féminines témoignent d'une réduction progressive des inégalités sociologiques. Toutefois, les disparités sexuelles persistent au fur à mesure que l'on monte dans la pyramide des âges. Les disparités sont plus accentuées en milieu rural et en fin de cycle secondaire.

À titre d'exemple, en 1992, dans le cycle primaire, on comptait :

q Algérie : 92 filles pour 100 garçons ;

q Tunisie : 90 filles pour 100 garçons ;

q Maroc : 71 filles pour 100 garçons ;

q Mauritanie : 76 filles pour 100 garçons.

Dans le cycle secondaire, les disparités entre sexes s'accentuent et donnent pour 1992 :

q Algérie : 78 filles pour 100 garçons ;

q Tunisie : 70 filles pour 100 garçons ;

q Mauritanie : 57 filles pour 100 garçons.

Dans le cycle supérieur, les écarts entre les sexes s 'accentuent durant le parcours scolaire entre les cycles primaire et supérieur :

q 47 filles quittent l'enseignement pour 100 garçons en Mauritanie ;

q 28 filles quittent l'enseignement pour 100 garçons en Algérie ;

q 22 filles quittent l'enseignement pour 100 garçons en Tunisie ;

q 09 filles quittent l'enseignement pour 100 garçons pour le Maroc.

Les déperditions scolaires féminines semblent plus importantes en Mauritanie, en Algérie et en Tunisie qu'au Maroc.

Ces données autorisent à dire qu'à partir de l'âge de 15 ans (fin de l'enseignement de base) et après la puberté des filles, les disparités entre les sexes se manifestent par un contrôle social et familial plus grand, a fortiori en cas d'insuffisance des résultats scolaires.

En Algérie, la pression démographique et le rejet scolaire lors du passage de la 9e année fondamentale (fin de la troisième des collèges) au cycle secondaire favorisent davantage les garçons que les filles.

Toutefois, les menaces, la situation sécuritaire et les pressions pour la séparation des sexes subies durant les années 1990-2000 ne sont pas faites pour encourager les études. Globalement, et malgré les potentialités éducatives et culturelles considérables, les filles algériennes ne jouissent pas d'une égalité de facto en conformité avec l'égalité de jure proclamée par la législation nationale relative au droit culturel. La réduction des écarts entre les sexes dans l'enseignement de base est présente en Algérie. Dans l'ensemble des pays maghrébins, les inégalités sociologiques s'accentuent avec l'âge, cependant, le Maroc est mieux loti en ce qui concerne la réduction des inégalités au niveau de l'enseignement secondaire.

Les évolutions des indicateurs sur la santé et l'éducation des femmes s'accompagnent de plus grandes opportunités dans les sphères publiques de la société. Elles se traduisent par une libération plus grande par rapport aux fonctions domestiques, en particulier pour les femmes âgées de 15 à 19 ans sous réserve de pouvoir poursuivre une scolarité et/ou une formation sans interruption. Le mariage et les charges familiales semblent constituer une entrave à l'égalité des chances dans les domaines économiques et publics.

CHAPITRE IV

LA FEMME ET LE TRAVAIL

I - LA FEMME / LA SOCIÉTÉ ET LE TRAVAIL

Pour comprendre la place occupée par le travail féminin dans la société algérienne, il faut partir de l'hypothèse selon laquelle à chaque forme d'organisation économique correspondent des formes spécifiques d'organisation de la famille que nous avons vu précédemment. La paupérisation de la société traditionnelle, la guerre de libération nationale et la scolarisation des filles ont déclenché un processus : trois éléments d'éclatement de la cellule familiale patriarcale, la venue de la femme au travail étant une donnée qui bouleverse la structure de la société traditionnelle. Une femme qui est en mesure de subvenir à ses besoins économiques est une femme déjà potentiellement libre, qui peut s'opposer avec beaucoup de chances de réussir au rôle qui lui est traditionnellement réservé.

La scolarisation des filles ouvre une brèche sur l'extérieur. L'école, porteuse de projets et de désirs multiples, a contribué à ce que le destin familial n'apparaisse plus comme inéluctable. La confrontation des deux univers (école et famille) est source de déchirements, d'instabilité pour la femme, une situation souvent traumatisante.

Le travail féminin est à considérer comme problématique, comme se situant dans une constante relation de subversion/neutralisation face à la logique patriarcale qui régit les rapports entre les sexes. Soutenir le contraire reviendrait à s'enfermer dans une approche économiste, donc mécaniste de la réalité sociale ; or, il est évident que cette réalité est très complexe et que les phénomènes y sont toujours très médiatisés. Comme cette référence aux changements intervenus dans l'économique, toute nécessaire qu'elle soit, s'avère insuffisante, c'est toute l'épaisseur, toute l'opacité du social qu'il nous faudra interroger.

Il est important d'analyser les incidences que le travail féminin rémunéré peut avoir sur le rapport entre l'espace privé et l'espace public et la manière dont se déroule sur le terrain de ces espaces la relation de subversion / neutralisation. Il est nécessaire de s'interroger sur ce que peut représenter pour les femmes cette possibilité d'accès à l'espace public, sur la manière dont se situe le travail féminin dans cette relation entre espace privé/espace public. C'est essentiellement l'accès des femmes à l'espace public qui semble pouvoir avoir un sens sociologique. Le travail féminin est un lieu charnière car il représente un lieu de chevauchement de deux espaces, il relève aussi du privé qui ne se réduit pas à la simple dimension économique mais met en jeu toutes les données (matérielles, mais surtout du symbolique).

Plus que le fait de sortir, ce que le travail des femmes introduit entre ces deux espaces, c'est une interpénétration régulière et répétitive, c'est cette régularité qui pourrait être porteuse d'effets nouveaux. En dehors des barrières culturelles et psychologiques à la promotion sociale de la femme, il y a également les barrières qui caractérisent le malaise de la société moderne. Le travail féminin est encore une bataille dure, une bataille menée contre toute une série de blocages où le sentiment de l'honneur masculin occupe la place centrale.

En effet, les femmes devenues travailleuses salariées (même si leur nombre est minime) se trouvent soumises à deux systèmes de normes, celui de la société industrielle au travail et celui de la société traditionnelle au foyer. Ceci peut expliquer le développement croissant des psychonévroses féminines en Algérie.

D'après les expériences de Pavlov,

"La maladie psychique s'installe par le biais de certains mécanismes, (...). La névrose serait due à l'incompatibilité entre la pression sociale et les possibilités étant le résultat de l'histoire spécifique de chaque individu, certains résistant moins que d'autres au conditionnement social" 175(*).

Tout ceci, me semble-t-il, s'explique par les incohérences idéologiques nées du passage d'un mode de production à un autre, c'est-à-dire d'anciennes formes de rapports de domination existant entre hommes et femmes à de nouvelles relations entre ces derniers. Cette phase transitoire nécessite tout un travail d'éducation basé sur l'obligation de dépasser les anciennes valeurs morales tel que le sentiment de l'honneur qui n'a plus sa raison d'être étant donné que les anciennes structures sociales. Ceci doit permettre la légitimation de nouvelles pratiques, surtout relativement à la place de la femme, dans la société nouvelle du point de vue du droit au travail, de la formation professionnelle, de l'accès aux postes de responsabilité, de la liberté de choisir son conjoint, de voyager, etc.

La destruction progressive des liens communautaires traditionnels qui aboutit à la famille nucléaire fait peser sur la femme travailleuse salariée le poids du travail domestique et du travail professionnel. Les décompensations sont particulièrement nettes et fréquentes dans les grandes villes où les possibilités de travail de la femme sont plus aisées et plus nombreuses.

Le travail à domicile n'est pas reconnu même si la femme se fait payer pour les services rendus (exemple des couturières, des femmes qui confectionnent des gâteaux, des poteries, des couvertures ou celles qui roulent du couscous). L'élévation du niveau de vie pousse, dans beaucoup de cas, des femmes à chercher une activité salariée à l'extérieur de leur domicile. Les maris qui aident leurs épouses à la maison sont considérés comme des faibles (par rapport à leur famille ou même leurs femmes).

Les femmes qui choisissent de faire une carrière professionnelle ne sont pas des "superwomen" en mal d'action. Si elles vivent à 100 à l'heure, ce n'est pas par obsession mais tout simplement parce qu'elles ne s'accommodent pas de facilités ou de demi-mesures, souvent, le choix s'impose comme une raison de vivre. Chercher le paradoxe dans ce monde dit évolué où la femme continue de subir dans le silence et la terreur tant d'injustices ! Les femmes sont battues, mutilées, violées, ne pouvant disposer de leur salaire, réduites au silence parce qu'elles sont femmes.

A- SITUATION INTERCULTURELLE

Le travail salarié des femmes a enraciné des transformations au niveau familial, les hommes et les femmes ont dû adopter de nouveaux rôles pour répondre aux nouvelles conditions de vie. Souvent, ces rôles sont en contradiction avec le système de valeurs traditionnel et avec le code du statut personnel qui puisent leurs fondements dans la religion musulmane. La territorialité sexuelle (espace domestique - espace public) ne pouvait plus être respectée. Les changements socio-économiques ont été également accompagnés par l'introduction des valeurs de la culture occidentale industrielle. Celles-ci sont véhiculées principalement par l'instruction.

"Elle a seulement atteint les jeunes générations qui, par-là même, se sont trouvées investies "de l'intérieur" par les valeurs, modèles et normes de la culture occidentale (...) lorsqu'elles ont reçu une instruction suffisante pour opérer une mise en question sérieuse des anciennes représentations" 176(*).

La situation interculturelle relative aux rôles de sexe est définie par deux éléments déterminants qui sont :

q Les changements socio-économiques et, partant, le travail salarié des femmes qui entraînent une transformation des rôles de sexe en contradiction avec le système de valeurs traditionnel;

q L'introduction d'un nouveau système de valeurs, véhiculé principalement par l'instruction et qui s'oppose aux modèles de la culture arabo-musulmane. Il y a divorce entre les situations vécues et les images de référence.

B- DIFFICULTÉS D'ACCEPTATION DU TRAVAIL FÉMININ

La colonisation et la politique d'industrialisation lancée par le gouvernement ont largement participé à la destruction des formes collectives de production familiales. La séparation du lieu de production et du lieu de résidence, le salariat, l'apparition d'un marché de travail... ont été quelques-uns des éléments qui ont participé à faire éclater progressivement la structure familiale traditionnelle. Aussi bien en ville qu'à la campagne, les femmes commencent à se présenter sur le marché du travail. Ce processus, qui n'est qu'à son début, nous donne une idée des lignes générales de l'évolution de la famille algérienne.

L'identité de l'homme dans la société traditionnelle se constitue autour de sa capacité à prendre en charge économiquement sa famille.

"Dans ce contexte, l'accès de la femme au marché du travail, sera perçu comme une démission du mari et un affaiblissement de son pouvoir, d'autant que ce pouvoir est défini en termes de contrôles et de droit de commander" 177(*).

Un homme dont la fille ou l'épouse ou la soeur exerce une activité salariée "n'est plus un homme", pour reprendre une opinion populaire courante. Être un homme, c'est donc disposer d'un pouvoir absolu sur les femmes, ce pouvoir étant lui-même conditionné par l'entretien économique de ces mêmes femmes. La femme vient-elle à vouloir participer à l'activité économique pour des raisons multiples et c'est l'identité même de l'homme qui s'en trouve menacée. Ne plus dominer mais établir des apports de respect mutuel et de reconnaissance totale et entière de l'autre, au lieu et place d'être perçu comme l'accès à des formes supérieures des relations humaines, est considéré comme une déchéance et une démission de l'homme.

On se demande où la peur de l'expression totale et entière de la personnalité de la femme va-t-elle chercher ses justifications irrationnelles ? Une femme qui travaille parce que n'étant plus dans l'obligation de dépendre économiquement de l'homme est plus à même d'entretenir avec ce dernier des relations d'égalité plus humaines et, certainement, plus épanouissantes pour les deux.

Ignorante de ses droits encore, le rôle de la femme au travail supposant à lui seul tout un apprentissage, elle demeure l'intruse qui subira toutes les vexations réservées aux femmes qui ont désobéi à la norme sociale.

Les hommes auxquels j `ai demandé leur opinion sur le travail féminin me disent leur étonnement à voir les femmes exiger de travailler :

"On ne comprend pas que les femmes veuillent travailler. Auparavant, elles ne subissaient que l'autorité du mari, actuellement, elles doivent subir également l'autorité de la hiérarchie professionnelle. On avoue que tout cela nous étonne car elles assument une double journée...".

Ce type de remarque explique, de mon point de vue, l'absence totale de compréhension de la place du travail féminin dans la société. Pourquoi l'autorité de l'époux serait-elle à mettre sur le même niveau que l'autorité hiérarchique ? Du reste, si les rapports entre époux sont de type affectif, on ne doit plus parler d'autorité. Si, par contre, l'époux exerce un rôle de commandement, on ne doit plus parler d'affection. Par ailleurs, les rapports de travail sont de "type rationnel légal" 178(*), codifiés par un contrat et une législation du travail. Ce genre de réflexion milite, à mon avis, pour la mise en place d'une législation qui codifie les nouveaux rapports d'égalité entre époux où les rapports de domination seraient à jamais exclus car étant indignes d'une société qui se veut démocratique. Mais, ceci ne sera possible que lorsqu'on cessera de considérer qu'échanger son autorité contre la satisfaction d'un besoin économique sera un déshonneur 179(*).

Un dicton populaire ne dit-il pas : "Il vaut mieux passer devant son ennemi affamé que nu", étant entendu que la faim peut se cacher et non la nudité (perte de l'honneur). La préservation de l'honneur passerait donc avant la satisfaction de la faim. En plus de la notion d'autorité qu'on retrouve dans la société traditionnelle, il y a aussi celle de la nécessité de dominer sa faim pour être un homme, ceci caractérisant une société pauvre où les ressources sont rares. Or, la lutte pour le développement économique est, aujourd'hui, un choix politique fait par l'Algérie et il n'y a aucune honte à ce que les femmes y participent comme elles ont participé hier à la lutte de libération nationale.

D'autre part, la seule raison économique ne peut être l'explication du droit au travail que réclament les femmes. Pour une femme, travailler, c'est également s'épanouir, sortir du monde clos de la maison et de ses tâches ennuyeuses et monotones, échanger son travail contre un salaire qui la valorise, participer à l'oeuvre d'édification d'une société moderne, s'insérer socialement pour ne pas rester marginale. Les femmes qui travaillent dans divers secteurs, notamment industriels, subissent des vexations, des pressions et des harcèlements sexuels qu'elles passent sous silence par peur de perdre leurs emplois ou de se retrouver à la maison. Pourtant, l'article 8 du statut général du travailleur doit prévoir ce genre de situation très courante quand il stipule :

"La loi garantit la protection du travailleur dans l'exercice de ses fonctions ou l'accomplissement de ses tâches contre toute forme d'outrage, de diffamation, de menace, de pression ou de tentative visant à l'inféoder".

En effet, les hommes étant toujours prisonniers de l'ancienne représentation de leurs rapports aux femmes, le travail féminin est encore une bataille dure, bataille menée par les femmes seules contre toute une série de blocages où le sentiment de l'honneur masculin occupe la place centrale.

C- DYSFONCTIONS CARACTÉRISANT LA SOCIÉTÉ DE TRANSITION

Quels sont les effets des dysfonctionnements caractérisant la société de transition sur le travail féminin ?

La destruction progressive des liens communautaires traditionnels qui aboutissent à la famille nucléaire fait peser sur la femme travailleuse salariée le poids du travail domestique et du travail professionnel. L'épouse se trouve aujourd'hui souvent responsable de l'ensemble de ces tâches. Parallèlement, la femme se met à prendre en charge une série de démarches administratives : le paiement des factures, l'accompagnement des enfants chez le médecin, etc. Ceci n'est nullement accompagné par le développement de l'utilisation d'appareils électroménagers qui pourraient rendre les tâches domestiques plus aisées ou de crèches et de garderies d'enfants.

D'autre part, les modes de consommation n'ont pas varié, les femmes continuant à préparer des conserves, des confitures et des repas nécessitant une longue et minutieuse préparation, l'utilisation de repas tout prêts étant pratiquement inexistante. Ainsi, outre les tâches professionnelles, les femmes qui travaillent s'occupent de certaines tâches du mari et du ménage. C'est pourquoi, "la double journée" dénoncée par les femmes travailleuses dans les sociétés industrielles, est en Algérie plus lourde qu'ailleurs.

M. Boucebci note, dans son étude Travail féminin et décompensation psychiatrique, que :

"Il faut noter que les villes représentent le milieu le plus pathogène, compte tenu des problèmes liés :

q À la difficulté d'être une femme vécue comme émancipée par les autres ;

q Aux difficultés dues à l'éloignement très fréquent entre le lieu de travail et l'habitat ;

q Aux contradictions entre la nécessité d'aller travailler et celle d'assurer son rôle de mère d'une famille souvent nombreuse ;

q Aux aléas propres au type de travail qu'elle assure;

q Aux différents stress d'une vie moderne et trépidante à laquelle elle n'a, dans la plupart des cas, pas été préparée.

Ces éléments pathogènes sont majorés par l'absence ou l'insuffisance de structures sociales destinées à aider la femme qui travaille" 180(*).

Partant de ceci, Boucebci nous dresse un tableau des aspects cliniques, des décompensations névrotiques des femmes travailleuses : crises expresso-émotives et crises nécropathiques, réactions dépressives, réactions suicidaires, mélancolie... Les pourcentages sont effarants : 56 % d'états névrotiques et 35 % d'états psychotiques, le reste variable 181(*).

Comment les femmes pourraient-elles participer à l'effort de développement économique alors qu'elles restent exclues de l'activité de production ? D'autre part, pourquoi en seraient-elles exclues ? Combien même le travail domestique serait considéré comme indirectement productif dans la mesure où il participe à reproduire la force de travail du mari et des enfants, il ne permet pas l'insertion sociale réelle de la femme en raison de la séparation des foyers qui n'autorise pas la prise de conscience réelle des problèmes sociaux que seule la participation à l'activité directe de production et le rassemblement de nombreux travailleurs dans le milieu unique de travail.

Notons que le vieux mépris des discussions féminines qui se limiteraient aux vêtements et au maquillage, résultat de cet enfermement du foyer, est fait par ceux-là mêmes qui s'opposent au travail féminin.

L'élévation du niveau de vie pousse, dans beaucoup de cas, des femmes à rechercher une activité salariée pour participer aux dépenses du foyer, le seul salaire du mari devenant rapidement insuffisant. D'autre part, beaucoup de femmes veuves ou divorcées se trouvent dans l'obligation de travailler pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants. Notons également le nombre important de femmes issues d'une famille nombreuse et qui doivent travailler pour aider le père chômeur, sous-payé ou à la retraite. Beaucoup de jeunes filles exercent une activité salariée et l'arrêtent au moment du mariage, le but étant de se constituer un trousseau.

E- POSTES DE TRAVAIL OCCUPÉS PAR LES FEMMES EN ALGÉRIE

Les postes de travail occupés par les femmes varient selon le niveau scolaire ou de qualification qu'elles ont obtenu et l'offre de travail qui leur est faite. Ainsi, à la base, on trouve les ouvrières, veuves, divorcées, femmes d'ouvriers ou de chômeurs. La disparition progressive des métiers traditionnels de fileuses, accoucheuses, guérisseuses, masseuses (dans les bains maures)... se fait au profit du poste de travail dont l'organisation est basée sur une législation du travail et où ces femmes sont assurées d'avoir un salaire stable et divers avantages sociaux comme les allocations familiales, la sécurité sociale, la pension de vieillesse.

Néanmoins, la majorité d'entre elles ne bénéficient même pas du SMIG ; certaines sont classées vacataires des années durant, ne sont pas touchées par les augmentations du salaire de base et ne perçoivent aucune sorte de primes ; d'autres font l'objet de licenciements arbitraires et subissent toutes les vicissitudes de l'instabilité de l'emploi ; d'autres encore, malgré le principe énoncé par la Charte Nationale : "Travail égal, salaire égal", continuent à percevoir un salaire inférieur à celui de l'homme qui occupe la même fonction qu'elles.

Ainsi, dans l'échelle de classification des postes de travail, les femmes de ménage sont généralement classées à l'échelle 01 alors que les laveurs de vitres et les agents de service sont à l'échelle 02, étant entendu que ces métiers sont réservés aux hommes ; d'autre part, les postes de responsabilité dans ces métiers sont l'apanage des hommes. Ceci en ce qui concerne les travailleuses qui se trouvent au niveau le plus bas de l'échelle de classification des postes de travail. Au niveau moyen, les femmes occupent plus particulièrement les métiers paramédicaux, ceux du secrétariat et de l'enseignement où les possibilités de formation professionnelle ou de promotion sont les plus réduites. Quant au niveau supérieur, les femmes sont professeurs, chercheurs, chargées d'études, médecins, juristes, etc.

F- COMPORTEMENTS DES HOMMES VIS-À-VIS DES TRAVAILLEUSES

En tout état de cause et dans la grande majorité des cas, les femmes restent cantonnées dans les métiers dits féminins, ceci étant d'autant plus étonnant qu'en règle générale, les femmes sont relativement plus diplômées que les hommes. D'autre part, notons la difficulté que rencontre la femme à se donner une identité nouvelle de femme travailleuse. Ceci vient du fait que la jeune femme qui exerce une activité salariée n'a d'autre image d'identification que sa propre mère analphabète dans la très grande majorité des cas. Ceci constitue, pour elle, un handicap énorme, car elle doit créer de toutes pièces un comportement nouveau.

L'ouvrière se trouve, par exemple, très nettement désavantagée par rapport à son collègue masculin. Si tous les deux, issus de la campagne, doivent apprendre des notions d'efficacité, de régularité, de productivité, de rentabilité, de temps, d'utilité de chaque geste propre aux modalités industrielles de production, l'homme le fait beaucoup plus rapidement car il a déjà vécu dans la vie publique et a déjà eu l'occasion de participer directement à des activités de production et de commercialisation. La femme, dont toute l'éducation a consisté à lui faire plier le corps, à s'humilier, à se taire, à répéter les mêmes gestes, dont les connaissances se limitent à la vie domestique, qui se déplace dans l'espace limité de la maison, est nettement plus handicapée. Elle doit apprendre à vivre dans un lieu public, un lieu de production de surcroît, sérier ses gestes, les rendre utiles, s'insérer dans la hiérarchie. Et ceci n'est pas simple du tout car il demande toute une mutation psychique assez douloureuse.

D'autre part, elle se trouve soumise à des pressions sociales très fortes - le rôle de femme travailleuse étant un rôle nouveau -, pressions venant aussi bien de sa famille (qu'elle soit jeune fille, femme divorcée ou veuve) que du quartier où elle réside. L'ancien respect dû à la fille du quartier semble ne plus s'appliquer. Mais, dans cet environnement, même l'attitude du milieu féminin est ambivalente : à une admiration sans limites pour cette femme qui a osé "relever la tête" et réaliser les espoirs secrets des non-travailleuses.

Cependant, ne plus être une simple génitrice, un objet de marchandage lors de l'établissement des alliances matrimoniales, aide énormément la femme travailleuse à s'adapter à cet univers de travail, lequel devient parfois, un moyen de libération. et lui donne ainsi une vision de son utilité sociale par opposition à l'impression d'inutilité de son existence ressentie par la femme non-travailleuse.

Elle a un salaire qui valorise son travail et, pour la première fois de sa vie, sa sueur est récompensée et lui permet de ne plus éduquer ses enfants dans la perspective qu'ils lui viendront plus tard en aide matériellement. Ceci a une conséquence très importante dans l'évolution psychoaffective de la femme algérienne. Elle a une propriété : sa force de travail et son salaire alors qu'auparavant, elle possédait au mieux son linge et pouvait être répudiée sur une simple saute d'humeur de son mari... Si elle fait l'expérience de l'humiliation du travail à la chaîne, elle découvre aussi la force de l'union entre femmes qui peut faire fonctionner ou bloquer toute une chaîne de production alors que la vie domestique oppose les femmes dans une compétition stérile.

Quant à la femme travailleuse exerçant une activité intellectuelle et qui a dû suivre plusieurs cursus (employée de bureau ou cadre), son éducation scolaire l'a plus ou moins préparée à affronter la vie publique. Cependant, elle rencontre un problème réel quant à la reconnaissance effective de ses compétences. D'ailleurs, une femme est généralement à un poste inférieur à celui qu'elle peut valablement occuper car il est encore difficile, pour l'homme algérien, de reconnaître la compétence réelle d'une femme au niveau du travail. Quand elle est mariée, le problème est encore plus ardu. Son mari ne comprend pas qu'ayant eu tous les deux une journée épuisante, il est normal que, revenus à peu près à la même heure au foyer, il doit l'aider dans les travaux domestiques qui sont aussi fatigants que les travaux de bureau. Si cela arrive, il le fait comme s'il s'agissait d'un simple service rendu à sa femme.

Quand on pose la question aux hommes sur cette situation, ils répondent :

"On veut bien aider nos femmes, parfois, quand elles sont malades ou fatiguées... nous pouvons préparer des frites ou une omelette... mais il ne faut pas que cela devienne une obligation, une habitudes, sinon... et puis, c'est une obligation pour la femme... c'est naturel...".

Pourquoi la femme pourrait-elle être travailleuse, mère et ménagère et l'homme ne serait-il que travailleur ? La femme serait-elle supérieure ? Ils répondent : "Les femmes, quand elles sont aidées par leurs maris, c'est une faiblesse...". C'est, par conséquent, toujours l'obsession de faiblesse qui motive l'homme, la société imposant à l'homme d'être toujours fort, transformant ainsi le foyer conjugal en un champ de bataille à moins que les hommes ne veuillent participer aux travaux domestiques, simplement en raison de leur paresse et parce qu'il y a toujours une femme disponible pour faire leur travail à leur place.

Tous ces aspects font que la femme manifeste, généralement, peu d'ambition au travail : comment en serait-il autrement quand les activités domestiques lui consomment toute son énergie ? Mais, ce refoulement se traduit par la frustration qui a des conséquences directes sur sa productivité au travail et une certaine agressivité inconsciente vis-à-vis de son époux et de ses propres enfants.

Le travail fait entrer les femmes dans un processus qui accentue les contradictions entre les sexes. En fait, les femmes sont constamment perçues dans le monde du travail comme une infraction à la règle de la distinction des sexes et de la séparation des espaces. Elles sont là où elles ne devraient pas être. Le "mais vous êtes des hommes !" est un compliment pour une femme qui exerce un emploi plus au moins prestigieux. C'est aussi une manière de lui dire qu'elle est là où elle ne devrait pas être, qu'on ne distingue plus les hommes des femmes.

Ainsi, moins une femme peut être reconnue comme femme dans le travail ou dans l'espace public en général, plus elle inquiète les hommes, plus elle-même expérimente l'injustice qu'elle subit comme être sexuée. Ramenée sans cesse à son être naturel, elle souhaite être reconnue comme être humain neutre.

"(...) La situation de la femme est devenue tellement insoutenable qu'elle pose le problème du droit à la simple considération que peut exiger un être humain" 182(*).

Le travail rompt avec la règle coranique légitimant la domination des femmes par leur entretien. L'apport du salaire remet en cause la hiérarchie entre les sexes, les représentations de l'autorité et de l'honneur. Accepté comme une nécessité économique qui ne peut s'avouer comme telle car elle est honteuse (sortir pour "faire de l'argent", c'est se prostituer) ou loué par les progressistes comme moyen de libération, le travail des femmes met toujours mal à l'aise 183(*). Afin de se protéger de toutes les transgressions qu'il entraîne, il déclenche chez les hommes une surenchère d'autorité, voire d'agressivité compensatrice, il entraîne moins un accroissement des droits des femmes qu'une multiplication de ses devoirs. De plus, elle se sent culpabilisée comme mère et épouse.

Parlant de cette culpabilisation et des effets pathologiques qu'elle entraîne, Houria Sahli (psychiatre) souligne la difficulté existentielle qui est liée aussi bien à l'acceptation du conformisme (qui aliène) qu'à son refus (qui marginalise) :

"Nous sommes toutes des équilibristes sur la corde raide qui sépare la conformité de la marginalité ; or, nous ne le voulons ni l'une ni l'autre et nous sommes épuisées de la tension que crée la corde raide" 184(*).

Tout se passe comme si la femme qui travaille, surtout si son métier lui donne du prestige ou de l'autorité, et exige un savoir qui lui laisse espérer avec un certain poids dans la société, était contrainte à nier elle-même son propre travail et les effets positifs qu'elle peut en attendre. Si elle a déjà beaucoup de mal à se faire valoir dans la sphère professionnelle, elle ne tire aucun prestige social de sa compétence et de sa valeur professionnelle (par contre, elle peut en tirer une valeur marchande, exiger une dot importante).

En dehors de son travail, dans ses relations avec les hommes, elle reste une femme, la fille d'un tel. La non-mixité n'en est pas ébranlée. Si les espaces ne sont pas séparés, les conversations le restent ; il en est des spécifiques aux hommes par nature (la politique, par exemple) et pour lesquelles une femme ne peut, par nature, avoir aucune compétence. C'est un véritable effet de déréalisation de l'existence sociale de la femme instruite.

"Dans le cas du travail féminin, (...) on prescrit qu'il lui faudra s'effectuer de manière à ne mettre nullement en question les rôles spécifiquement assignés à celle-ci (d'épouse, de mère, de maîtresse de maison) et plus encore les valeurs d'"honneur"...(...), l'idéal étant que l'entourage de la travailleuse ne s'aperçoive pas qu'elle exerce une profession, ne sente aucune différence entre elle et la femme au foyer" 185(*).

Le problème fondamental que rencontre le changement de statut de la femme est son caractère transgressif et de violation des règles sacrées de l'honneur transposées dans la société islamique en règles religieuses. La transgression est d'autant plus forte que la femme exerce une profession prestigieuse. L'autorité dont elle menace de s'investir la transforme en homme. C'est donc elle qui subit le plus grand effort de déréalisation. Face à cette transgression, c'est la société tout entière qui est devant la nécessité de recomposer ses règles de vie, faire du nouveau avec de l'ancien, redéfinir les codes de différenciation entre les sexes sans lesquels il n'y a plus de société mais un mélange de pur et d'impur.

G- LES SECTEURS D'ACTIVITÉS FÉMININS ET LES CHIFFRES

"Sur une population de 26 millions de personnes (28,9 millions à l'heure actuelle), la population active est de 5 891 000, soit un taux d'activité de 24 % inégalement réparti selon le sexe car il est de 43 % pour les hommes et de 4 % pour les femmes qui sont techniciennes de la santé (44,5 %), enseignantes (38 %) et employées d'administration (18 % )" 186(*).

Le secteur public englobe 85, 9 % et le secteur privé 14 %. Il reste évident que les préjugés constituent l'un des principaux facteurs explicatifs de cette situation. Nonobstant l'appel fait par l'ensemble des textes à caractère doctrinal (les différentes chartes de l'Algérie indépendante) et à caractère juridique (les différentes constitutions et lois) sur la participation de la femme à l'édification du pays, peu de femmes ont accédé à des postes de commande de la vie publique : ministres, députés, ambassadrices, P.D.G. de sociétés, même si certains métiers, réservés jusque-là aux hommes (armée, douane et police), ont commencé à être investis par les femmes ("les femmes ont subi le baptême de feu", comme disent certains responsables).

D'ailleurs, il est caractéristique d'observer que près de la moitié de la population active féminine est constituée par des femmes divorcées, séparées et veuves. La demande féminine d'emploi prendra une part de plus en plus importante. Elle est estimée à 220 000 entre 1985 et 1989, à 348 950 entre 1990 et 1994, à 538 550 entre 1995 et 2000 ; soit un total de 1 108 300.

La vision déterministe de l'économie ne saurait, à elle seule, expliquer cette situation car le facteur sociologique s'y adjoint, tel un frère siamois, par la tentative de mettre fin à "l'idéologie patriarcale" à travers la scolarisation de la gent féminine qui doit, sans conteste, "négocier" en permanence son rôle dans la vie sociale.

II- LE TRAVAIL SALARIÉ FÉMININ ET SON ÉVOLUTION

Le travail salarié féminin a commencé, en Europe, avec l'émergence du capitalisme. En Algérie, durant la période d'accumulation primitive du capital, les Français ont, non seulement exproprié des terres, mais aussi libéré une force de travail dont le développement de la colonisation avait fort besoin. La paupérisation des populations rurales et urbaines a contraint beaucoup de chefs de famille à vendre leur force de travail, d'abord, au pays et, ensuite, en Europe afin qu'ils puissent subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Ce même phénomène de paupérisation et les effets désintégrateurs résultants a provoqué le processus de prolétarisation des femmes algériennes.

A- L'APPARITION ET LE DÉVELOPPEMENT DU SALARIAT FÉMININ

À partir de la fin du XIX ème siècle, un prolétariat rural aussi bien qu'urbain a pris naissance en Algérie. Son nombre s'est accru progressivement au courant du XIX ème siècle. En 1925, les femmes employées dans le secteur industriel totalisaient 25 291 dont 24 557 dans l'industrie textile 187(*). En outre, plusieurs milliers d'entre elles travaillaient comme cuisinières ou femmes de ménage chez la bourgeoisie autochtone et surtout européenne ou en tant qu'ouvrières chez les grands propriétaires terriens.

J.-P. Charnay, qui a étudié les conflits maritaux en Algérie entre 1900 et 1954, a remarqué que :

"Les travaux agricoles autorisent une plus grande liberté, encore que certaines vendangeuses travaillent, un bout du haïk retenu entre les dents pour cacher leur visage".

À la ville, la femme de ménage que les Européens appellent la "mauresque", plus vulgairement la "Fatma", est souvent une paysanne récemment arrivée de la campagne car les citadines, si elles sont de familles pauvres mais "honorables", ne se "placent" pas chez l'Européen, elles effectuent divers travaux (tissage, cuisine...) pour les riches familles musulmanes : femmes de ménage, ouvrières agricoles..., vendangeuses, cueillette des olives, des oranges, récoltes des fleurs à parfum 188(*). En dépit du manque chronique d'emploi, ce prolétariat féminin a continué d'augmenter durant les années 1930 et 1940 et le début des années 1950.

TABLEAU N° 1 : Modification du taux d'activité entre 1954 et 1966 189(*)

 

1954

1966

ÂGES

HOMMES

FEMMES

HOMMES

FEMMES

15-19

60,1

42,0

65,7

3,7

20-24

98,8

42,1

93,4

3,6

25-29

99,0

42,7

96,2

2,6

30-34

98,4

42,3

96,0

2,4

35-39

98,4

42,1

96,0

2,5

40-44

99,2

42,9

94,9

2,9

45-49

98,1

43,1

93,5

3,0

50-54

97,7

44,5

90,4

3,3

55-59

96,1

41,9

85,5

3,2

60-64

95,8

40,0

73,8

2,6

65-69

92,1

34,4

45,8

2,0

70 et plus

70,7

7,8

32,1

1,4

En 1954, le nombre des femmes occupées a été évalué à 1 110 400 comparé à 2 142 417 hommes. Le taux apparemment élevé de la participation des femmes aux activités économiques est dû au fait que la population féminine agricole a été considérée comme occupée. Quand les femmes n'ont pas été incluses dans la catégorie "aides familiales" de l'agriculture dans le recensement de 1966, leur taux d'activité a très nettement baissé.

Le tableau n° 2, ci-après, illustre la décroissance du taux d'activité entre 1954 et 1966 due au fait que les autorités algériennes ne comptaient plus les femmes comme "aides familiales du secteur agricole traditionnel parmi la population active". En 1966, les ménagères et aides familiales rurales étaient classées dans la catégorie des "inactives".

En excluant ces aides familiales du secteur agricole, le taux d'activité par sexe et groupe d'âge a évolué entre 1950 et 1970 de la manière suivante :

TABLEAU N° 2 : Taux d'activité de la population par sexe et groupe d'âge entre 1950 et 1970 190(*)

 

1950

1954

1960

1963

1970

H

F

H

F

H

F

H

F

H

F

10-14

28,87

2,15

24,44

1,90

20,00

1,65

17,38

1,48

14,75

1,31

15-19

78,21

2,60

74,11

2,71

70,00

2,22

65,99

2,82

61,98

2,81

20-24

95,00

2,40

94,90

2,63

94,79

2,85

93,38

2,98

91,96

3,68

25-44

92,14

2,40

94,90

2,49

96,17

2,58

95,94

2,63

95,71

2,68

45-54

9,47

3,30

95,41

3,20

94,34

3,10

94,10

3,09

93,77

3,08

55-64

94,50

3,20

91,95

3,13

89,40

3,05

88,18

2,95

86,95

2,44

64 et plus

71,45

1,90

63,38

1,75

55,30

1,60

51,91

1,46

48,51

1,31

On constate la faiblesse frappante du nombre de femmes salariées. Cependant, un très léger accroissement du taux d'activité féminine pour les groupes d'âge de 15 à 44 ans a eu lieu, d'une date à une autre.

Selon un document officiel, cette "évolution est le résultat de l'instruction des femmes, l'urbanisation et le processus de développement". Or, si on examine la réalité de près, on relèvera l'ambiguïté du discours officiel qui semble bien intentionné mais creux 191(*). Le taux global officiel de la croissance de l'emploi féminin n'était que de 0,7 % en 11 ans et de 7,6 % entre 1977 et 1982. Mais, étant donné la croissance démographique de la population féminine, cela indique non seulement une stagnation générale, mais aussi une régression évidente.

En Algérie, comme dans beaucoup de pays, la majorité des femmes est concentrée dans les secteurs non productifs. En 1966, 62,2 % des femmes étaient employées dans les services, passant à 75 % en 1977 et 79 % en 1982.

Selon les résultats d'une enquête réalisée en 1982 par l'O.N.S., en cinq années, l'effectif féminin employé dans le secteur des services fournis à la collectivité (administration, enseignement, santé, etc.), a plus que doublé (+ 11,2 %). C'est ainsi qu'en 1982, nous enregistrons 71 605 enseignantes, soit un taux de féminisation de la profession de 35,8 % et 14 897 comme personnel médical et paramédical, soit un taux de féminisation de 35,3 %. Pour les autres services, l'augmentation est de 51,8 % (banques, assurances, hôtellerie, coiffures, etc.).

B- LA STAGNATION DE L'EMPLOI FÉMININ DURANT LES DEUX PREMIÈRES DÉCENNIES DE L'INDÉPENDANCE

Même si les données statistiques ne reflètent que la moitié des femmes réellement occupées, étant donné le fait qu'un très grand nombre d'employeurs privés ne déclarent point leurs employées, la participation de la femme dans l'économie nationale demeure très faible. En effet, en 1982, 83,4 % des femmes étaient occupées dans le secteur étatique(contre 78,7 % en 1977) 192(*).

Contrairement à ce que nous pouvons espérer et malgré deux décennies de développement économique et social, l'évolution quantitative de l'emploi féminin entre 1966, 1977 et 1982 est demeurée très insignifiante. Pendant ce temps, la population totale, où les femmes représentent 50,3 %, a augmenté de 5 millions. Ce faible taux de participation dans la vie active pourrait avoir des conséquences désastreuses pour l'avenir du développement socio-économique du pays qui possède l'un des taux les plus élevés de croissance démographique dans le monde. La population occupée résidente, pendant la moitié de l'année 1967, a été estimée à 2,3 millions de personnes et de 3,5 millions à la même période en 1978.

Ces faibles taux d'activités s'expliquent par la jeunesse de la population et la très faible participation des femmes à la vie active. "Cette situation entraîne la lourde charge de quatre personnes inactives en moyenne en 1978 par actif (4,5 en 1967)" 193(*). La création de l'emploi a progressé pendant toute cette période. Durant le plan triennal 1967-1969, une moyenne annuelle d'environ 89 000 postes de travail a été créée ; pour le premier plan quadriennal 1970-1973, elle était de 99 000 et pour le second plan quadriennal de 1974-1977, de 120 000.

Selon l'O.N.S., le nombre de personnes employées est passé de 1 720 000 en 1965 à 2 830 000 en 1978 et à 4 137 7365 (dont 365 094 femmes) en 1987, soit une augmentation de près de 1 110 000 ou 64,5 % entre 1966 et 1978.

L'effectif des femmes officiellement employées n'a subi qu'un accroissement de 47 786 entre 1966 et 1977, ajouté aux 42 000 partiellement occupées, et de 106 553 entre cette dernière date et 1982. En effet, le nombre de femmes occupées est passé de 94 511 lors du recensement de 1966 à 138 234 lors de celui de 1977, soit des taux d'accroissement annuels moyens de 3,5 % entre 1966 et 1977 et de 10,2 % entre 1977 et 1987 194(*).

En outre, même quand les femmes surmontent les oppositions tacites ou ouvertes, officielles ou familiales pour travailler, une fois employées, elles subissent une discrimination au niveau des salaires qui sont généralement inférieurs à ceux des hommes. Ainsi, en 1973, le salaire moyen des femmes était de 750 dinars, tandis que le salaire moyen des hommes était de 898 dinars 195(*).

La pratique discriminatoire implicite ou explicite à l'encontre de l'emploi de la femme est révélée par le taux très élevé du chômage parmi les cadres féminins. En effet, en 1993, sur les demandes d'emploi non satisfaites, on relève 154 cadres dont 95 femmes, soit 61,6 % des candidats au travail 196(*). Cela est grave dans un pays qui est caractérisé par un besoin pressant de cadres techniques. Le recensement de 1987 révélera l'aggravation du chômage parmi les femmes. En effet, le nombre de femmes à la recherche d'un emploi est estimé à plus de 85 000 au milieu de l'année 1989 (dont 12 000 ayant déjà travaillé).

Quant aux catégories socioprofessionnelles les plus féminisées, il y a les Techniciens de la Santé (44,5 % de femmes soit 28 782), les enseignants du fondamental (38 % de femmes, soit 98 089), les employés administratifs (8 % de femmes, soit 70 769). Les cadres supérieurs (17,7 % de femmes, soit 25 484)... 197(*). Cela est dû à l'amélioration de la qualification de la main-d'oeuvre féminine.

Les femmes hautement qualifiées rencontrent beaucoup plus de difficultés à obtenir des emplois adéquats.

"( ...), le problème du chômage existe. Lorsqu'il y a un emploi, faut-il l'attribuer à l'homme ou à la femme ? Faut-il laisser l'homme à la maison et permettre à la femme de travailler ? C'est là le problème" 198(*).

L'arrêt de l'effort d'investissement par le régime de Bendjedid (1979-92) a eu, pour conséquence immédiate, l'augmentation rapide du taux de chômage parmi les jeunes et les diplômés des deux sexes, mais particulièrement les jeunes femmes. La plupart des jeunes femmes possédant des diplômes en sciences sociales ne trouvent plus d'emploi, surtout celles qui n'ont pas de "cooptation". Selon un document officiel, le nombre de femmes qui se présentent sur le marché du travail s'accroît à un rythme élevé, proche de 10 % par an, leur nombre passera à plus de 400 000 en 1984, les catégories d'emplois recherchés se situant de plus en plus à des niveaux de qualification moyens et supérieurs en raison des effets des premières vagues importantes de sorties du système d'éducation et de formation 199(*).

C- LES CARACTÉRISTIQUES DU TRAVAIL FÉMININ DE CE III ème MILLÉNAIRE

Les caractéristiques essentielles du travail féminin en Algérie, à l'orée du troisième millénaire, ont été façonnées par l'ensemble de tous les facteurs précités. Et pour mieux apprécier la situation actuelle du travail féminin, un regard rétrospectif est nécessaire.

En effet, la structure de l'activité féminine entre 1982 et 1990 a évolué ainsi :

TABLEAU N°3 : Évolution de la structure d'activité féminine entre 1982 et 1990 (en %) 200(*)

SECTEUR

1982

1987

1990

Agriculture

3,4

2,7

3,8

Industriel

14,3

12,4

11,0

BTP

1,5

3,4

3,7

Transport en commun

3,3

2,5

2,8

Commerce

2,5

3,4

4,6

Administration

64,7

64,3

67,5

Autres services

8,8

5,4

6,6

Non déclarées

1,8

5,9

6,6

TOTAL

100

100

100

La forte concentration de l'emploi féminin (plus des deux tiers) dans l'administration publique (principalement l'enseignement et la santé) révèle des "préférences" selon le sexe. Les femmes sont cantonnées dans certains secteurs dits "féminins". Cette situation est essentiellement due à des pesanteurs sociologiques, culturelles et psychologiques. "L'intégration de la femme algérienne" à laquelle ont appelé les auteurs de la Charte de 1976 ne s'est pas réalisée. En effet, au début de 1996, c'est-à-dire 20 ans après, le nombre de femmes algériennes a été estimé à plus de 14,03 millions, représentant 49,32 % de la population totale de l'Algérie, dont 51,31 % en milieu urbain et 48,69 % en milieu rural.

La structure de cette population féminine par situation individuelle révèle le faible taux d'activité des femmes durant les trente quatre dernières années. Le nombre total de la population occupée est passé de plus de 2,46 millions en 1960 dont 627 419 femmes (y compris 500 000 aides familiales) à 1,75 millions (dont seulement 90 500 femmes, les aides familiales non comprises) en 1996 et atteignant 4,53 millions en 1991 (dont 360 380 femmes).

TABLEAU N° 7 : Répartition de la population féminine occupée par branches d'activité 201(*)

SECTEUR

1960

1966

1991

Agriculture et pêche

500 650

19 800

7 590

Industrie extractive

325

300

38 240

Industrie manufacturière

15 185

13 200

38 240

Hydrocarbures et autres industries

----

----

2 670

B.T.P.

3 150

500

6 430

Electricité et gaz, eau, ...

975

400

----

Commerce, banque, assurance

24 361

3 600

13 970

Transport, entrepôts et communication

4 192

2 200

----

Services - Administration

68 447

47 600

254 260

Activités rurales désignées

10 134

2 900

29 430

Autres

----

----

----

TOTAL GÉNÉRAL

627 419

90 500

360 380

En 1995, la population féminine active, qui représentait alors 16,5 % de la population totale occupée, était concentrée essentiellement dans trois secteurs : l'éducation nationale : 172 102 femmes sur 459 378 (soit 38 %), la santé publique : 69 631 femmes sur 180 140 (soit 37 %) et l'administration : 26 % du total.

Les statistiques du Ministère de l'Éducation Nationale indiquent que les enseignantes sont toujours moins nombreuses que les enseignants, même dans les deux premiers cycles de l'école fondamentale. En effet, sur 170 956 enseignants, les enseignantes ne comptent que 78 515 (soit 44,7 %). Elles constituent une part importante du corps enseignant dans onze wilâyas : Alger (83 %), Annaba (77 %), Oran (76,45 %), Constantine (63 %), Boumerdès (63 %), Aïn Temouchent (62 %), Blida (60 %), El Tarf (59,3 %), Sidi-Bel-Abbès (59 %) et Tizi-Ouzou (57 %).

Dans l'école moyenne (ou le 3ème palier de l'école fondamentale), les femmes représentent 47,52 % du corps enseignant. Elles sont aussi majoritaires dans quinze wilâyas : les mêmes que pour les premiers paliers en ajoutant Skikda (52 %), Guelma (51 %), Mascara (51 %) et Souk Ahras (51 %).

Les femmes ne représentent encore que 40,85 % des professeurs du cycle de l'enseignement secondaire. Cependant, les femmes-professeurs sont majoritaires dans six wilâyas du Nord : Alger (70 %), Tipaza (55 %), Constantine (53 %), Annaba (53 %), Souk Ahras (52 %) et Boumerdès (51 %).

Globalement, la fonction enseignante exercée au niveau du Ministère de l'Éducation Nationale est remplie par 44,96 % femmes-enseignantes. Donc, elles ne constituent pas encore la majorité du corps enseignant

Quant aux domaines de gestion et de contrôle administratif et pédagogique, les femmes sont toujours subordonnées aux ordres des mâles dont la majorité est bourrée de préjugés misogynes. Ils ne ratent jamais l'occasion d'expurger tout manuel, chapitre ou texte sous une forme ou une autre : sexualité, problèmes spécifiques de la femme, Sida, planning familial. Par exemple, un manuel d'anglais préparé par une équipe de femmes travaillant dans l'Institut Pédagogique National a été expurgé de plusieurs sections jugées indécentes (Lâ yadjûz !) par des patrons mâles.

En effet :

q Sur 2 019 inspecteurs et conseillers pédagogiques intervenant dans les trois paliers de l'école fondamentale, seulement 83 sont des femmes ;

q Sur un effectif global de 49 inspecteurs, seulement 8 sont des femmes ;

q Sur les 390 inspecteurs pédagogiques, administratifs et de gestion intervenant dans les établissements d'enseignement secondaire, seulement 28 sont des femmes ;

q Sur 13 775 chefs d'établissements primaires, seulement 880 sont des femmes ;

q Sur les 3 005 directeurs qui gèrent les écoles fondamentales 202(*), seulement 213 sont des femmes ;

q Sur les 1 071 proviseurs des lycées de l'enseignement secondaire, seulement 93 sont des femmes ;

q Le sommet de la hiérarchie (de l'ensemble du personnel d'orientation scolaire et professionnelle) chargée du suivi psychopédagogique et de l'orientation des élèves est constitué par un effectif global de 599 cadres dont naturellement 322 femmes (soit 54 %).

Une telle situation caractérisée par des inégalités flagrantes a amené un haut fonctionnaire consciencieux à dire, dans un rapport officiel, que :

"Même si la participation de la femme dans les corps de métiers liés à l'enseignement est relativement importante, elle reste limitée dans les petites villes et les zones rurales. D'autre part, tous les postes de responsabilité, qu'ils soient pédagogues, administratifs ou de contrôle restent majoritairement occupés par les hommes".

Au 31 décembre 1995, sur les 1 395 904 fonctionnaires de la fonction publique, 359 952 étaient des femmes (soit 26 % des effectifs globaux). Elles occupaient 71 464 postes d'encadrement (soit 29 %), 167 915 postes de "maîtrise" (soit 34 %) et 120 573 postes d'exécution (soit 19 %).

De nombreuses professions de la santé publique sont "féminisées". En effet, en 1996, le taux de féminisation de ces professions a atteint 51,1 % ; pour les médecins, il était de 36 % chez les hospitalo-universitaires, 46 % chez les médecins spécialistes et 48,6 % chez les généralistes. Le taux de féminisation des chirurgiens-dentistes s'est élevé à 64,4 % et celui des pharmaciens à 65,4 %.

En somme, les femmes occupées sont concentrées essentiellement dans le secteur tertiaire : 28 % dans l'enseignement, 24 % employées de bureau, secrétaires ou vendeuses, 12 % de manoeuvres n'ayant aucune qualification (femmes de ménage) et 6 % comme ouvrières. Cette répartition selon le niveau d'instruction montre que, sur l'ensemble des femmes occupées, 86 % ont au moins un niveau d'instruction élémentaire, 41 % un niveau secondaire et 22 % un niveau universitaire. La part des femmes occupées ayant un niveau secondaire ou supérieur est relativement plus élevée que celle des hommes (15,67 % contre 25,87 %). Par conséquent, les femmes occupées sont généralement celles qui possèdent un niveau de qualification élevé. Ce dernier a donc influé favorablement sur le degré de participation de la femme à la vie active.

En outre, l'emploi des femmes salariées est surtout un phénomène urbain. En effet, les villes offrent beaucoup plus de possibilités à l'insertion professionnelle que les collectivités rurales. Par exemple, la wilâya d'Alger regroupe à elle seule 21,7 % des emplois féminins (soit 1/5), suivie de la Wilâya d'Oran et de la Wilâya de Constantine.

L'accroissement de l'emploi féminin a pratiquement doublé entre 1991 et 1996 passant de 360 380 à 625 000 en l'espace de cinq ans. Cela est dû à l'augmentation des femmes au foyer partiellement occupées. En 1995, leur nombre a atteint 170 000 femmes (soit plus de 2,6 %). Comme les 97 % des 95 % des femmes salariées sont centrées dans le secteur public, l'impact de l'ajustement structurel exigé par le F.M.I., qui a entraîné d'innombrables compressions de l'emploi et des licenciements, a affecté terriblement les femmes actives. En effet, en 1996, la répartition de la population féminine âgée de 16 ans et plus, selon la situation individuelle, était la suivante :

En effet, le chômage féminin a enregistré une forte croissance depuis l'aggravation de la crise multidimensionnelle actuelle. Le nombre de femmes chômeuses est passé de 106 000 en 1991 à 250 000 en 1995 et à 363 000 en 1996. Cette tendance fâcheuse a eu pour conséquence l'augmentation du taux de chômage féminin. Celui-ci a atteint 38,4 % contre 20,4 % en 1992. Il a frappé plus durement la tranche d'âge des 20-24 ans avec un taux de 44,26 % !

Ainsi, la majorité entrant dans le marché de travail est constituée d'étudiantes diplômées (62,4 %) et, hélas, de femmes au foyer (22,7 %). Étant donné la baisse vertigineuse du pouvoir d'achat des salariés, d'innombrables familles ne peuvent plus vivre du seul salaire du chef de ménage.

La population féminine âgée de 16 ans et plus, selon la situation matrimoniale, se répartit en 1996 comme suit :

TABLEAU N°4 : Répartition des femmes selon la situation matrimoniale 203(*)

SITUATION INDIVIDUELLE

EFFECTIFS

%

Mariées

4 336 000

52,42

Célibataires

3 069 000

37,11

Divorcées / séparées

1 000

2,07

Veuves

695 000

8,40

TOTAL

8 271 000

100

Quant à la population active féminine âgée entre 16 et 59 ans, elle a été estimée à 973 000 au 31 mars 1996 et le nombre de femmes inactives à plus de 6,41 millions ! La situation matrimoniale des femmes occupées âgées de 16 ans et plus était, en 1996, la suivante :

D- LES PROBLÈMES DES TRAVAILLEUSES

TABLEAU N° 6 : La structure d'activité féminine en 1996 selon la situation matrimoniale (en %) 204(*)

Veuves

8

13,3 %

Divorcées

18

30,0 %

Mariées

11

18,3 %

Célibataires

23

38,3 %

Les "femmes sans hommes", selon l'adapte expression de Willy Jansen 205(*), qui sont les célibataires, les divorcées et les veuves, constituent ensemble la plus grande proportion des travailleuses (81,3 %) contre 18,7 % des femmes mariées. Cette grande proportion des travailleuses célibataires a amené Faouzi Adel à penser que :

"L'emploi féminin est, en grande partie, déterminé par le projet matrimonial. Si on met en relation l'emploi féminin avec les groupes d'âge, on se rend compte que 58 % environ des femmes qui travaillent sont concentrées dans la catégorie d'âge de 20 à 29 ans. Au-delà, la chute est vertigineuse : 15,2 % pour les 30-34 ans et 7,9 % pour les 35-

39 ans. La seule explication plausible réside dans le fait que la majorité d'entre elles travaille dans l'attente du mariage puisque cette catégorie d'âge correspond, en gros, à l'âge du mariage des femmes" 206(*).

Ceci est dû à la conception prévalante de la fonction reproductrice de la femme mariée dans la société algérienne qui se traduit par l'hostilité des hommes à sa présence dans le domaine public.

E- LE TRAVAIL FÉMININ À DOMICILE

Il semble que de tels conflits ont induit des milliers de femmes à recourir de plus en plus au travail à domicile. À l'origine, les travailleuses à domicile étaient appelées par l'O.N.S. : "femmes partiellement occupées". Leur nombre est passé de 42 153 en 1977 à 66 000 en 1982, à 180 000 en 1985, baissant à 145 000 en 1989, s'élevant à près de 178 000 en 1990 et atteignant 181 400 en 1991.

Des enquêtes officielles de 1990 et 1991 révèlent que les travailleuses à domicile sont estimées à 99 % des femmes. Les femmes mariées en représentent 69 % et plus de 79 % d'entre elles sont âgées de plus 24 ans (chez la femme algérienne, l'âge moyen au mariage oscillait en 1991 entre 24 et 25 ans) 207(*).

Abdelkader Lakdjaa a expliqué cette situation ainsi :

"Comme chez les femmes chômeurs chez lesquelles l'attitude face au travail salarié à l'extérieur se révèle dépendre du statut matrimonial, chez les travailleuses à domicile, le croisement âge/situation matrimoniale semble aller dans le sens de l'hypothèse de la division du travail inspiré de la division des espaces : les femmes mariées se consacrent au travail à domicile et les jeunes filles célibataires se risquent dans le travail salarié à l'extérieur" 208(*).

Les résultats d'une enquête en 1985 209(*) montrent que le mariage d'une jeune femme peut conduire soit à une cessation de son activité rémunérée, soit au blocage de son accès à l'emploi dans le domaine public. En effet, à la question "pensez-vous travailler après le mariage ?", seules 28 % des femmes âgées de plus de 16 ans avaient répondu par "oui".

"Cette stratégie des femmes, qui se replient au domaine privé où elles deviennent des travailleuses à domicile, est due (pour 71,6 % des enquêtes) à une meilleure rémunération de leur activité".

Les autres raisons découlent en ligne droite du refus de l'organisation du travail salarié officiel : le travail à domicile est jugé plus pratique (64 % en 1991), il facilite la garde des enfants (47,3 %), il s'explique par l'opposition familiale au travail à l'extérieur (32,5 %)... A contrario, des motifs plus objectifs et plus déterminants en apparence ne sont pas avancés avec force : le chômage comme cause du travail à domicile (12 % en 1991), l'absence de local (4 %) et même le handicap physique (1 %)...

Ce refus du travail salarié à l'extérieur semble devoir s'expliquer, pour un homme, par la perception qu'en ont les femmes travailleuses à domicile comme inintéressant, assimilé à une corvée, ressenti comme morne, répétitif, ennuyeux, le plus souvent sans rapport avec les connaissances acquises. Le travail informel, sous sa forme de travail à domicile, doit alors répondre positivement à cette recherche d'indépendance, valorisation de l'individu qui effectue un travail complet et non plus seulement des tâches parcellisées, possibilité de planifier son temps, exprimer sa personnalité, ses goûts, ses capacités et ses possibilités, enfin de parler d'égal à égal avec le donneur d'ouvrage 210(*).

En dépit de leur participation à la libération de la nation entre 1954 et 1962, les Algériennes continuent d'être marginalisées et opprimées par les hommes qui invoquent la Charia pour les subordonner et les dominer.

Le travail féminin à domicile pourrait-il contribuer à améliorer la condition infâme des femmes algériennes ou, au contraire, à l'aggraver ?

III- LA VIE FAMILIALE DES ALGÉRIENNES SALARIÉES

L'Algérie connaît de nouveau des événements douloureux : crises politique, économique et sociale. La condition féminine dans ce pays retient particulièrement l'attention de nombreux observateurs. S'il est vrai que le problème de la femme algérienne ne s'est jamais posé avec autant d'acuité, il convient de préciser que ce problème n'est pas récent. Ce serait occulter une partie de l'histoire et surtout ignorer la complexité du statut de la femme dans la culture arabo-musulmane et même méditerranéenne que de réduire l'analyse du problème de la femme algérienne à une dimension conjoncturelle.

Quoi qu'il en soit, rien n'empêchera la condition sociale de la femme algérienne de poursuivre son évolution. C'est là un processus socio-historique indéniable auquel la femme ne pourra échapper. Il n'est qu'à voir des indicateurs tels que la scolarisation massive des filles, l'arrivée des femmes sur le marché du travail, leur participation - cependant encore timide - à la vie politique pour ne pas récuser l'idée d'un changement affectant l'élément féminin.

Il n'est pas question de mener une réflexion sur divers domaines à la fois, ce qui risquerait de paraître assez général et ferait perdre de la profondeur à l'étude. Je me limiterai au changement dans le cadre de la famille.

Une particularité a attiré mon attention en parcourant un certain nombre de travaux :

q D'une part, l'usage fréquent que font certains auteurs maghrébins du couple tradition/modernité : la première notion faisant référence à un respect des valeurs locales et à une pratique de modèles de conduite anciens, la seconde étant comprise comme une imitation d'un univers différent, occidental en l'occurrence, et non comme une ouverture et un changement d'esprit.

q D'autre part, le fait de prétendre que la confrontation de ces deux entités conduit inexorablement à un conflit de valeurs, il n'y a pas obligatoirement antinomie : la tradition sans cesse renouvelée intègre constamment des existants nouveaux 211(*).

Mon avis est que les phénomènes sociaux que l'on se propose d'étudier sont suffisamment complexes pour ne pouvoir être appréhendés d'une manière aussi simplificatrice que bipolaire. D'ailleurs, je n'ai pas fait de cette bipolarité un cadre de référence. Le risque aura été un certain amalgame entre le couple tradition/modernité et le couple femme au foyer/femme salariée, le pas aura été vite franchi.

A- LE RÔLE FAMILIAL DE LA FEMME TRAVAILLEUSE

Il s'agit de traiter de la relation entre le travail féminin salarié et la vie familiale. L'Algérie, aux caractéristiques économiques et sociologiques totalement différentes de celles des pays industrialisés : le phénomène de l'introduction de la femme dans la vie active y est beaucoup moins important, la division sexuelle du travail au sein de la famille demeure des plus rigides, etc.

C'est donc tout en tenant compte de la spécificité économique, sociologique et culturelle du contexte local que je me suis posée des questions tournant autour de la redéfinition des rôles familiaux. Et afin de pouvoir répondre à toutes les questions, il fallait inévitablement procéder à un choix méthodologique concernant aussi bien l'approche que les variables à circonscrire.

Quant aux différentes variables ou composantes du rôle familial, je ai retenu que l'exécution des tâches ménagères (préparation des repas, vaisselle, etc.) : même en Occident, la "répartition est normative et inégale" 212(*). Que dire alors de la famille algérienne ?

Quant à l'approche, elle se veut obligatoirement empirique. En outre, elle met l'accent exclusivement sur la femme : je veux prouver la redéfinition de son rôle familial tout en laissant exceptionnellement de côté le rôle du mari. Ce procédé peut paraître tronqué aux yeux d'un observateur averti mais, à mon sens, c'est une démarche qui permet de mettre en avant la "une femme " car la redistribution des rôles entre les conjoints est difficile à démontrer 213(*) puisque la logique qui veut que la conquête par la femme d'un nouveau territoire implique ipso facto le retrait du mari n'est pas toujours vraie : le mari algérien est connu pour tenir honorablement à ses acquis. Aussi, une tentative d'explication d'une redistribution des rôles conjugaux risque d'occulter ou de rendre insignifiante toute évolution du rôle de la femme - comparativement à celui du mari dans des domaines comme l'autorité décisionnelle, la gestion du budget, etc. -.

D. Behnam souligne, à propos de l'évolution des rôles masculins et féminins au sein de la famille musulmane, que :

"L'homme, pilier de la famille, a su conserver encore, comme d'ailleurs dans d'autres civilisations, sa position centrale et ses droits privilégiés au sein de la famille, il est le lien entre les membres de la famille, entre la lignée et la société. Mais ce sont surtout le statut et le rôle de la femme qui ont connu des modifications" 214(*).

C- DES FEMMES SALARIÉES DÉPOSITAIRES DE L'AUTORITÉ

Le fait que la femme exerce ou non une activité professionnelle à l'extérieur peut s'avérer un critère déterminant. Je ne cesserai de faire appel à ce critère professionnel supposé explicatif et ce pour le restant de l'analyse. Cela étant, le travail salarié permet-il réellement à la femme d'exercer une plus grande autorité au sein du couple et dans quels domaines ?

Les informations recueillies montrent une importante marge de manoeuvre chez les salariées (actives) par rapport aux femmes au foyer. Néanmoins, pas dans tous les domaines. Les salariées sont plus nombreuses à exercer une influence au même titre et plus que le mari. Il convient de signaler que le nombre de femmes inactives est très important et non négligeable.

Ceci montre que, dans le domaine de l'éducation des enfants, les femmes au foyer ont aussi leur mot à dire. Cela relève évidemment de leur rôle expressif ; étant au foyer, elles sont plus disponibles et y consacrent certainement un plus gros budget-temps. Rappelons aussi que les femmes voient en leurs enfants une forme d'investissement affectif en vue de jours meilleurs.

En ce qui concerne les grosses dépenses, les salariées sont presque deux fois plus nombreuses que les non salariées à décider au même titre et plus que le mari : 73,3 % contre 44,4 %, c'est le résultat du travail à l'extérieur. Suite à sa participation financière, la femme salariée voit son autorité grandir dans le domaine de la gestion du budget familial. Sa participation à la gestion des dépenses ne résulte plus, comme on le prétend pour la famille traditionnelle, d'une confiance qu'on lui accorde en raison de sa sagesse ou de son talent de gestionnaire, mais représente un acquis irréversible, un droit que nul ne peut aujourd'hui lui contester. Il faut souligner que la prise de décision pour les sorties et visites familiales reste faible même chez les salariées. Il s'agit d'une décision plus difficile à prendre.

D'ailleurs, C. Bouatta 215(*) observe aussi que les femmes salariées (48 %), à défaut de décider de sortir librement, informent leur mari. Cette nuance est importante à souligner. Elle montre que la femme arrive, malgré tout, à négocier avec son mari. Ce dernier finit par céder même si l'objet des tractations porte sur la répartition sexuelle de l'espace géographique. Aussi, le fait que la femme conclut un accord avec son conjoint peut avoir un sens : elle le rassure et lui fait preuve de "fidélité", ceci pour dissiper tout soupçon, sans quoi, quitter le domicile conjugal sans le lui demander peut représenter, dans l'esprit du mari, une atteinte à son honneur. On peut confirmer l'incidence du statut professionnel : les salariées augmentent leur pouvoir dans le couple.

2- LES CONSÉQUENCES DE LA RÉDUCTION DU TAUX DE FÉCONDITÉ

La femme consolide sa position auprès de son mari et de ses beaux-parents, sans oublier le rang auquel elle accédera une fois devenue "mère âgée". Qu'en est-il des sujets interrogés ? Leur comportement en matière d'autorité dans le couple dépend-il du nombre de leurs enfants ? Est-il vrai que plus ce dernier est élevé, plus elles assoient leur autorité et ont leur mot à dire?

L'analyse des résultats ne montre pas de différence au sein du groupe des salariées. En revanche, des écarts significatifs concernent les femmes au foyer. Pour ces dernières, si l'hypothèse d'une relation entre le nombre d'enfants et le pouvoir de décision est vraie, il convient néanmoins de remarquer que les résultats ne suivent pas le pronostic attendu mais prennent une allure inverse : moins elles ont d'enfants et plus elles voient leur autorité grandir, et non le contraire.

q Les femmes ayant moins de trois enfants (78,6 %) sont plus nombreuses à décider pour l'éducation des enfants que celles qui ont trois enfants et plus (53,4 %) ;

q Elles sont presque deux fois plus nombreuses à avoir leur mot à dire en ce qui concerne les grosses dépenses (60,7 %) ;

Tels qu'on les découvre, ces résultats ne corroborent pas la thèse répandue en Algérie, comme dans maints pays musulmans, selon laquelle une nombreuse progéniture entraîne inévitablement une plus grande affirmation de la femme et, par la suite, un plus grand pouvoir dans la sphère domestique. Cette thèse, si chère à l'idéologie traditionnelle, est-elle moins valable aujourd'hui en raison des diverses mutations qu'est en train de subir la cellule familiale ou d'un changement des mentalités individuelles ? Là n'est peut-être pas la réponse.

Il est plus prudent de chercher l'explication dans l'organisation même du temps de travail de la femme et plus exactement dans l'inadéquation entre la charge de travail que représentent pour elle ses innombrables tâches domestico-ménagères et le budget-temps insuffisant dont elle dispose quotidiennement. Cette inadéquation est parfois si flagrante que décider risque de devenir pour la femme une tâche supplémentaire. Si c'est le cas, alors elle préfère que ce soit son mari ou même une tierce personne (parents, beaux-parents) qui s'en charge. Si bien qu'on ne doit plus parler d'une réelle absence de pouvoir chez la femme au foyer ayant trois, quatre, cinq enfants et plus mais plutôt d'une délégation volontaire de son autorité décisionnelle vers d'autres membres de la famille en vue d'une répartition plus équitable des responsabilités familiales.

Les femmes interrogées - actives et inactives - prennent plus de décision lorsqu'il s'agit des activités relevant de la sphère domestique : éducation des enfants et gestion du budget. Lorsqu'il est question de sortir pour rendre visite à des parents ou des amies, elles s'en remettent à leurs maris ; ce dernier indicateur est différent et relève de la sphère hors-foyer. Cette dichotomie pouvoir féminin à l'intérieur du foyer / pouvoir des hommes à l'extérieur n'a cessé de resurgir tout au long de la lecture des données chiffrées.

Quant aux croisements effectués :

q Le travail salarié de la femme augmente incontestablement son influence dans le couple.

q Il y a une tendance à ce que le pouvoir des salariées uniquement soit lié à la nature de la résidence : celles qui habitent en résidence néolocale détiennent une plus grande autorité.

q Le nombre d'enfants est lié exclusivement au comportement des femmes au foyer et, contrairement à ce que nous supposions, moins elles ont d'enfants et plus grande semble leur influence.

La représentation chez la femme du modèle de répartition des rôles conjugaux explique seulement le comportement des femmes inactives : les sujets qui pensent à une division non traditionnelle des rôles participent plus à la décision.

En dépit de leur appartenance à une même génération, les salariées se conduisent différemment. Il y a une classification ou une sorte de hiérarchie quant à l'accession à l'univers masculin. De toutes les femmes qui ont la possibilité de quitter le domicile - en raison de leur activité professionnelle -, ce sont les moins jeunes, quadragénaires, qui se chargent des affaires extra-familiales. Ceci représente une évolution dans un milieu social où la tradition est de vigueur et où toute redéfinition des rôles masculins et féminins risque de porter ombrage.

À ce sujet, N. Chellig n'hésite pas à parler carrément d'angoisse vécue par les hommes quand "les femmes, ... les faibles parmi les faibles, pénètrent dans ce qu'ils pensaient être leur espace : la rue, le travail". Elle ajoute qu'"un sexisme virulent apparaît afin que l'ancienne dichotomie soit de nouveau absolue ..." 216(*).

Il y a dans l'argument de Chellig une part de vérité car, hormis le fait qu'il existe des femmes qui ne se plaignent pas de leur rôle traditionnel, il arrive assurément que les hommes, de leur côté, résistent à toute intégration des femmes dans l'univers masculin. Les femmes se retrouvent, par moments, devant un réel dilemme : rester au foyer et pâtir de leur isolement ou sortir à l'extérieur pour faire des courses, travailler, etc., avec tous les risques d'agaceries et de paroles importunes. Il convient de signaler que ces risques existent. Même voilées, les femmes ne sont pas toujours à l'abri des regards indiscrets.

En interrogeant des hommes sur ce que représente pour eux la femme voilée, N. Allami a recueilli un témoignage :

"Elle crée une ambiance sexuelle... Dehors, (...) rien ne (nous) fait barrage. Quand, en plus, la femme est totalement voilée, c'est-à-dire qu'elle n'a qu'un oeil pour la guider, elle est terriblement attirante" 217(*).

N. Allami remarque que le voile consacre son règne sur la scène du fantasme. M. Chebel note, à juste titre, que :

"Ce n'est pas le vêtement lui-même qui change de nature, c'est la nature de la relation qui lui est appliquée qui se transforme et qui, parfois, se pervertit. Dans le domaine érotique, et compte tenu de l'état actuel des mentalités en terre d'Islam, le voile est un vêtement polysémique : il est sensuel pour les uns, protecteur pour les autres..." 218(*).

Tous statuts confondus, un sujet sur deux participe à l'exécution des tâches hors-foyer touchant de près les enfants (achats de vêtements, se rendre à l'école...). En revanche, la proportion des femmes que j'ai interrogées diminue sensiblement lorsqu'il s'agit des autres préoccupations (courses de ménages courantes, se rendre dans une administration...) : respectivement, un sujet sur trois et moins d'un sujet sur quatre. Là aussi, nous sommes amenée à faire une distinction entre deux groupes d'indicateurs en dépit du critère initial "hors-foyer".

Il n'existe pas de différence entre les pourcentages obtenus par les salariées et les femmes au foyer pour tous les items concernant la variable dépendante. La non-ingérence des beaux-parents est générale. Cela est probablement dû à un phénomène sociologique qui dépasse le seul paramètre inhérent au travail de la femme.

Il s'agit vraisemblablement de la preuve même de l'évolution de l'idéologie familiale. Alors, contrairement à l'archétype familial, il s'opère aujourd'hui un transfert de pouvoir. Les conjoints en sont dépositaires, évidemment, à partir du moment où les décisions à prendre les concernent directement. Il faut ajouter que le transfert de pouvoir se passe souvent sans heurts : les parents acceptent les nouvelles règles de jeu.

S'il y a des femmes qui se sentent libres d'administrer leur foyer, ce sont d'abord celles qui ont la possibilité de vivre en famille restreinte et échappent donc à la structure familiale patriarcale. Ce constat prouve que, dans une pareille situation, le fait d 'exercer une activité professionnelle importe peu : le statut de salariées n'a aucun effet. C'est plutôt le fait de s'isoler pour s'éloigner le plus possible de la résidence patrilocale, autrement dit des parents de l'époux, qui s'avère être un facteur déterminant.

Il faut rappeler que d'autres auteurs ont fait allusion à ce phénomène de prise de distance par l'équipe conjugale, phénomène qui mérite d'être qualifié de stratégie d'éloignement résidentiel. C'est, en tout cas, ce qui semble ressortir de toute une série de témoignages recueillis par C. Bouatta. On en a pour exemple celui, non moins éloquent, d'une salariée de niveau scolaire moyen qui dit :

"Avant, on vivait tous ensemble et ça ne marchait pas bien parce qu'ils (parents du mari) avaient tendance à se mêler de tout. Maintenant, ils ne se mêlent plus des questions privées" 219(*).

Résumons :

q De manière générale, peu nombreux sont les beaux-parents qui se mêlent des affaires du couple conjugal. Ce phénomène est général et ne touche pas uniquement les familles à deux carrières. Ceci infirme l'hypothèse selon laquelle l'immixtion est plus grande lorsque la bru reste au foyer.

q Seul le type de résidence explique l'ingérence de la belle-famille. Aussi bien pour les actives que pour les inactives, les parents du mari interviennent beaucoup moins quand le couple vit seul en résidence néolocale. À signaler également le même comportement quand la belle-fille est salariée et habite chez ses propres parents (résidence matrilocale).

q L'âge de la femme n'a aucun lien avec l'ingérence des beaux-parents. Rappelons que c'est ce à quoi j'ai abouti en essayant d'expliquer le pouvoir de décision de la femme. La raison se trouve vraisemblablement dans la relative homogénéité démographique des personnes interrogées. Le niveau scolaire de la femme n'est pas lié à la variable "intervention".

Il convient de souligner que d'autres chercheurs aboutissent à des constats totalement différents. Pour C. Bouatta 220(*), les femmes algériennes de niveau primaire, plus que leurs compatriotes de niveau moyen et supérieur, accordent un rôle plus important aux beaux-parents. Naturellement, cette conclusion rejoint la mienne pour diverses raisons.

En conclusion, je peux dire que toute l'organisation du travail est à revoir, tout le système juridique aussi, par un travail d'éducation profond. On constate aujourd'hui, souvent, malgré les changements observés dans les rapports entre jeunes, que peu de choses ont changé dans le fond : de nombreuses femmes vont à l'école et même à l'université, exercent une activité salariée, choisissent, parfois, leur futur époux mais, dans le fond, les changements demeurent superficiels. Si la femme est souvent celle qui aspire au changement car c'est elle qui y trouve le plus à gagner, il n'en est pas autant pour son partenaire.

CHAPITRE V

LA FEMME ET LA POLITIQUE

I - L'ALGERIE ET LES FEMMES

Est-ce mieux ou pire qu'avant ? C'est souvent en ces termes qu'on pose le problème de la femme en Algérie. Comme si l'indépendance constituait, en quelque sorte, un degré zéro, comme si elle était riche (par quel miracle ?) de toutes les potentialités. Sans doute en recèle-t-elle, et des fondamentales, mais si elle promet un avenir autre, elle n'en porte pas moins le poids du passé et du présent.

Le discours politique, quelle que soit sa couleur : étatique, pro-étatique, de gauche ou encore islamique, soulève stratégiquement la question du rôle que joue la femme dans la société. Ce rôle est évoqué à propos de toutes les questions se rapportant à l'éducation, à la religion, à la modernité, au développement, à la démocratisation, et au pouvoir. Mouvements féministes contemporains et partis politiques de différents bords politiques plaident, pour des raisons stratégiques différentes, pour la participation de la femme dans la vie politique.

Toutefois, tout discours sur les femmes n'est pas forcément un discours féministe dans le sens actif et positif du terme. Dans bien des discours, la femme pourrait se trouver, selon une volonté et une stratégie politique données, soit au coeur du politique, soit en dehors.

Parler de l'émancipation de la femme algérienne est un sujet qui a provoqué déjà tant de querelles, soulevé tant de passions, tellement le problème est compliqué et complexe pour une société occidentalisée et évoluée. Ces dernières années, beaucoup d'articles, de reportages, de publications d'ouvrages ont été publiés. Doit-on s'intéresser davantage à la réalité des "hommes algériens", lesquels demeurent complètement indifférents à la situation pénible des femmes... ?

La brèche ouverte sur l'extérieur, c'est aussi la scolarisation des filles. L'école porteuse de projets et de désirs multiples a contribué à ce que le destin familial n'apparaisse plus comme inéluctable. La confrontation des deux univers est source de déchirements, d'instabilité, c'est pour la femme une situation souvent traumatisante. Si la femme peut franchir le seuil de la maison, la rue demeure le lieu privilégié des hommes.

Dans l'Algérie nouvelle, la violence des regards, des mots, des attitudes, le harcèlement continuel, incitent même quelques femmes à reprendre le voile. Rempart fragile du corps en danger. Mais là encore, cette violence n'est que mépris : elle est aussi, dans sa forme extrême, l'expression de la rage de vivre cette infinie distance entre les hommes et les femmes au milieu de cette atmosphère de répression sexuelle et affective.

Les femmes sont de plus en plus nombreuses à sortir et à travailler, surtout dans les zones urbaines, même si le taux d'activité de la population féminine reste l'un des plus faibles du monde (3 %). Mais cela ne reflète pas la réalité du travail des femmes qui ne relève pas toujours du salariat. Ainsi, dans les régions agricoles, elles assurent l'essentiel des travaux, surtout depuis que les hommes ont immigré à la ville ou à l'étranger.

Le pouvoir politique doit faire face à une contradiction sociale difficile à gérer : l'activité des femmes est indispensable à l'économie nationale, mais elle ne doit pas menacer l'équilibre familial :

"L'intégration de la femme algérienne dans le circuit de la production doit tenir compte des contraintes inhérentes au rôle de la mère de famille et celui de l'épouse dans la construction du foyer familial... Ainsi, l'État doit-il encourager la femme à occuper des postes de travail qui répondent à ses aptitudes et à ses compétences... Bref, faire en sorte que le travail de la femme soit un facteur de cohésion familiale et sociale" 221(*).

Comment, autant infantilisées, des femmes pourraient-elles participer activement à la vie politique, si pauvre soit-elle ? Malgré les discours sur "Les femmes algériennes citoyennes à part entière", elles sont souvent absentes de la vie publique. Très souvent à la campagne, les hommes votent à la place des femmes de la famille, ce qui arrive également en ville, sans que les autorités s'en inquiètent.

Les candidats aux élections présidentielles, législatives ou cantonales ont une organisation presque exclusivement masculine (sauf en 1992 pour les élections législatives avec le multipartisme...). Les très rares candidatures de femmes sont peu retenues, d'où une impressionnante sous-représentation des femmes : 1 % en milieu rural et 3 % dans les grandes villes. Il s'agit le plus souvent du traditionnel domaine concédé aux femmes. Celui de l'assistance sociale. En 1982, et pour la première fois, une femme a été nommée secrétaire d'État aux Affaires sociales, au moment même où se développait la lutte contre l'avant-projet du Code de la Famille.

L'inefficacité de l'Union Nationale des Femmes Algériennes (U.N.F.A.), organisation de masse largement dépendante du parti unique, laisse vacant le terrain de lutte en politique pour la libération des femmes. Quand, parfois, elles tentent des incursions dans les villages pour mobiliser les femmes sur certains problèmes, les portes restent closes, sous surveillance masculine car, dès qu'une voix s'élève contre cette oppression, il est aussitôt fait référence à "la tradition arabo-islamique" au nom de l'amalgame : "se révolter contre cette tradition, c'est trahir l'indépendance chèrement acquise..." .

Le nationalisme algérien (et sa misogynie), dans un pays où les blessures de la déculturation coloniale sont encore vives, joue sur la culpabilité comme sur du velours... L'adoption de la technologie occidentale ne serait-elle pas, non plus, une trahison de ces mêmes idéaux arabo-islamiques ? Un tel amalgame n'a pourtant pas encore été formulé, preuve que la tradition est bien une arme contre les femmes, une arme idéologique d'immobilisme.

La modernité reste problématique et renvoie à une dynamique du changement. Concernant l'Algérie, elle est inséparable des tensions liées au passé colonial qui fait de l'Europe un centre de modernité. Devenue mythe de référence, elle est désirée et repoussée en même temps car il y va de l'identité. Les femmes sont au coeur de la dialectique tradition/continuité/changement.

La référence à la modernité a une valeur descriptive. Elle n'est pas prise comme une norme à partir de laquelle une situation serait érigée en un modèle et servirait de mesure au progrès des unes, à l'archaïsme des autres.

Comme le dit Rédha Malek :

" (...), la modernité est de plus en plus un processus de compromis, de transactions entre les pluralités, la relativité des systèmes. Comme telle, la modernité est ouverte à tous les flux et à tous les revirements : ceux des fascismes comme ceux des intégrismes. En ce sens, la multiplicité de ces "néo-ismes" est le dernier des avatars de la modernité, l'indication de la persistance d'un seuil minimum de modernité" 222(*).

L'attitude des femmes islamistes est, à cet égard, édifiante. Manipulées plutôt qu'associées à la modernisation, elles trouvent dans l'Islam la contre-idéologie la plus mobilisatrice pour faire d'elles les actrices qu'elles n'ont jamais été. Et il s'agit souvent de femmes qui, au sein même du mouvement islamiste, mènent une lutte rampante ponctuée de mots d'ordre féministes s'attaquant au sexisme ambiant et à la discrimination dont elles sont l'objet. La présence de femmes voilées dans les universités, les rues, au travail, au volant des voitures ou encore aux postes de commandement interpelle et incite à la réflexion sur la flexibilité. Ce qui, par ailleurs, n'enlève rien à son caractère totalitaire.

La crise est dans son fond ce double mouvement d'une histoire qui se construit et d'une certitude qui se défend. Chaque jour, un pan de la société est touché par la modernité en marche qui débusque un à un les absolus. Rien de total ni de final n'est jamais acquis : ni la démocratie, ni la science, ni la technique, ni les idéologies qui les explicitent (positivisme, économisme, libéralisme, marxisme) ne prétendent plus sérieusement être des valeurs absolues même si, parfois, elles sont vécues comme telles. Les croyances qui tenaient les gens au chaud et qui maintenaient les solidarités perdent de plus en plus leur adéquation au réel. La crise est multiforme parce que la modernité touche, à des moments et à des rythmes inégaux, les divers secteurs de la société.

L'État et les organisations politiques ont voulu le développement pour rattraper l'Europe, entrer dans la modernité en important des usines de hautes technologies. Le nationalisme situe les femmes du côté de la permanence, hors de l'histoire, travailleuses, combattantes si nécessaire mais, avant tout, mères et épouses. Les femmes ne sont jamais à leur place et constamment culpabilisées : trop archaïques ou trop modernes.

L'Islam intégriste et nationaliste d'aujourd'hui fait, partout dans le monde, de la réclusion des femmes un principe fondamental. Le voile est le substitut de l'impossible renfermement. Dans l'espace public, il souligne la nécessaire clôture des femmes, terre des hommes. La violence du conflit aujourd'hui suggère la force de l'enjeu. C'est pourquoi, quels que soient les enjeux de la laïcité, prompte elle aussi à faire de la différence des sexes une question d'ordre moral, elle offre infiniment plus de liberté. On ne saurait pour autant l'absoudre complètement. La république a été en France identique, notamment dans la sphère politique.

L'émigration, l'urbanisation facilitent-elles le changement ? À travers quels chemins les femmes disent-elles aujourd'hui leurs soucis de définir leur identité ?

II- PRISE DE CONSCIENCE DES FEMMES ?

Les combats que la femme algérienne a menés à travers l'histoire ont fait l'objet d'innombrables articles et ouvrages. Les travaux vont de la Kahina, héroïne berbère qui s'opposa aux Arabes au VII ème siècle, jusqu'au rôle des femmes durant la lutte de libération (1954-1962), en passant par d'illustres combattantes comme Lalla Fatma N'Soumer et Lalla Khadidja bent Belkacem qui ont participé, au milieu du XIX ème siècle, à "l'insurrection contre l'occupation française" 223(*).

Il faut signaler, cependant, qu'on relève des versions différentes selon les récits. La fiction dépasse parfois la réalité. Ainsi, à propos de la Kahina, n'a-t-on pas parlé - écrivains français, qui plus est - de "Déborah berbère", de "Jeanne d'Arc du Maghreb" ? 224(*). La Kahina lança et dirigea une armée contre l'envahisseur dans les Aurès en battant les troupes de Hassan en 688. C'est donc une femme qui, comme l'écrit G. Camps :

"Exerça directement le commandement ; cette capacité à conduire des troupes vers le combat et vers la victoire fait d'elle "la seule autorité de fait dans toute l'Afrique du Nord" " 225(*).

Fatma N'Soumer organisa la résistance contre l'occupant français en Kabylie et, en 1854, 1855 et 1857, mena et gagna plusieurs batailles contre l'armée française qui tentait de pacifier les montagnes et villages de Kabylie. De nombreuses femmes sont à ses côtés dans la lutte et la suivront lors de son incarcération.

Deux figures berbères, donc, qui sont à la fois deux combattantes et deux chefs. Pour les femmes qui luttent aujourd'hui, elles représentent et illustrent la capacité des Algériennes à assumer leurs responsabilités historiques, leurs rôles dans la société. Les noms criés de ces héroïnes et le symbole qu'elles portent assurent, eux aussi, la légitimité du combat actuel des femmes. La continuité est affirmée avec ces combattantes du passé : le combat des associations se trouve ainsi inscrit dans une profondeur historique. Ces figures érigées en mythes permettent d'établir une filiation : "nous sommes les filles", "nos aînées", "nous sommes les héritières". Les militantes se choisissent des mères combatives, fortes.

La question des origines est posée en filigrane dans cette entreprise d'édification d'un panthéon-femmes contestant implicitement l'autre origine officiellement déclarée par le discours officiel depuis l'indépendance : l'origine arabe. Par conséquent, cette référence permet d'élargir l'identité femme à la dimension berbère. Le mouvement féminin se trouve ainsi relié à une revendication démocratique de la reconnaissance de la langue et de la culture berbères.

Quant aux Algériennes qui ont réellement pris les armes, il s'agit, selon Djamila Amrane (1981) - sur la base des données statistiques issues du fichier des anciens combattants - et de N. Benallègue (1983) d'un mythe reposant sur quelques cas individuels : Ouréda Meddad, Hassiba Ben Bouali... Monique Gadant n'hésite pas à parler d'exploitation par les Algériens de l'image des héroïnes algériennes de la guerre de libération aux yeux de l'opinion internationale 226(*). Et Mohamed Harbi d'ajouter qu'en réalité, les femmes n'étaient même pas acceptées par les hommes au maquis, elles étaient même jugées de "moeurs légères" (1979 - 1980).

L'idée d'émanciper la femme algérienne remonte aux années trente (1925-1930) et émane du Moyen Orient, soit des milieux réformistes égyptiens d'Al Azhar, soit de la Turquie kémaliste. Mais, les propositions émanant du Moyen Orient comme celles des Cheikhs d'Al Azhar : suppression de la polygamie, disparition du voile..., étaient rejetées par l'association des Oulémas algériens et, à leur tête, son fondateur Ben Badis. Pour ces Oulémas, l'évolution de la femme algérienne doit se faire dans les strictes limites de la tradition.

Après les années trente, les partis nationalistes de l'époque, comme le communiste algérien (P.C.A.) et l'union démocratique du manifeste algérien (U.D.M.A.) - parti fondé par Ferhat Abbas et plus crédible aux yeux de l'opinion publique - "demanderont des droits pour la femme et discuteront la question du voile" 227(*).

En 1962, fut créée l'Union Nationale des Femmes Algériennes (U.N.F.A.) : Organe fondé par le parti unique (F.L.N.) et ayant pour mission de promouvoir et de codifier l'émancipation de la femme. Cette instance politique n'a jamais réussi à avoir un nombre important d'adhérentes et a été carrément rejetée par les femmes algériennes. Ces dernières ont eu la certitude que l'U.N.F.A. ne les aidera pas à résoudre leurs problèmes 228(*).

En plus, l'U.N.F.A. a placé les femmes devant une situation contradictoire puisqu'elles devaient choisir entre deux statuts incompatibles : militantes et citoyennes à part entière ou femmes, épouses et soeurs. D'ailleurs, les résultats obtenus par H. Vandevelde, il y a déjà quelques années, montrent clairement qu'à peine une femme sur cinq (1/5) souhaitait être inscrite à l'U.N.F.A. ou à tout autre organisme de masse. Aussi, la proportion diminuait jusqu'à atteindre une sur huit (1/8) quand il s'agissait de femmes issues du milieu rural. Le désintérêt des femmes pour le militantisme est dû, selon les répondantes, au fait que la politique est très compliquée et n'est pas l'affaire des femmes 229(*).

Aujourd'hui, si des textes officiels - droit de vote pour la femme, scolarisation obligatoire des filles, etc. - montrent une évolution et une émancipation en cours, il en est d'autres, en revanche, qui, au vu de quelques chapitres du nouveau Code de la Famille, sont loin de promouvoir la femme au rang d'acteur. Cela est à l'image de la contradiction et de la complexité dans lesquelles évolue, de nos jours, la société algérienne dans son ensemble.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que toute tentative d'émancipation doit composer avec une tradition toujours en vigueur. Une tradition qui, comme dans tous les pays musulmans, est sévère pour la femme car elle puise son essence dans un fiqh (droit) dont les textes se prêtent parfois à une interprétation misogyne et contraire à l'esprit du dîn (religion) 230(*). A. Adam l'a noté dans un de ses articles sur le Maghreb indépendant où, dit-il, les difficultés qui résultent du changement viendraient impérativement des liens indûment établis entre certaines attitudes purement sociologiques et l'Islam lui-même 231(*).

A- MOUVEMENTS DES FEMMES EN ALGÉRIE

Lorsque, à la fin du XIX ème siècle, le monde arabe tenta de relever le défi que lui imposait le système colonial et de définir les termes de son entrée dans la modernité, le mouvement de la Renaissance islamique (NAHDA) pensait pouvoir dissocier les moeurs de l'évolution technique et scientifique : "prendre à l'Occident la science et la technique et garder nos moeurs", c'est accepter le progrès en adaptant les changements que l'Occident apportait de l'extérieur ; c'est essayer d'imposer des limites à cette culture étrangère.

Avant la guerre de libération existaient, à l'intérieur du mouvement national, "L'Association des Femmes Musulmanes d'Algérie" proche du P.P.A. (Parti du Peuple Algérien) et "l'Union des Femmes d'Algérie".

Et pendant la guerre de libération, on retrouve une participation effective et multiforme des femmes algériennes. Il est des moments où ce sont elles qui ont marqué, de manière décisive, le cours de l'histoire comme dans les manifestations du 11 décembre 1960. Si on regarde les photos ou les documentaires filmés d'archives, on remarque que les manifestations étaient quasiment peuplées de femmes et d'enfants.

1- PÉRIODES ALLANT DE 1962 À NOS JOURS

Si l'histoire des luttes reste à écrire, on peut retenir les éléments suivants : des révoltes sporadiques aux mouvements actifs de refus jusqu'à l'organisation collective, la lutte des femmes a toujours existé sous différentes formes et le combat est permanent.

q Avant la guerre de libération, à travers l'Association des Femmes d'Algérie et l'Union des femmes d'Algérie.

q Pendant la guerre de libération, participation effective et multiforme des Moudjâhidâtes et de toutes les femmes qui, dans l'anonymat, ont marqué de manière décisive le cours de l'histoire particulièrement lors des manifestations du 11 décembre 1960.

q Au lendemain de l'indépendance, les revendications des femmes contre la mise en place du Code de la Famille se justifiaient par cette légitimité historique.

Ø De 1963 à 1981, les luttes des femmes prirent plusieurs formes :

q Contre toute codification des relations familiales : 1963, 1973, 1979 et 1981 date à laquelle les manifestations des femmes aboutirent au retrait momentané du Code de la Famille (22/01/82).

q Autour d'une réflexion sur la condition des femmes (ciné-clubs, collectifs...).

q Autour des revendications socioprofessionnelles (commissions femmes-travailleuses, syndicats...).

Ainsi, vingt ans après l'indépendance, les femmes ont ressenti la nécessité de revendiquer leurs droits sans justification ni conditions préalables.

Ø La période 1980-1988 est marquée par deux événements :

q Adoption du Code de la Famille (juin 1984).

q Organisation autonome du mouvement associatif des femmes à partir de 1985. L'extraordinaire mouvement d'octobre va cristalliser la radicalisation du mouvement des femmes et s'exprimer par la création de nombreuses associations et collectifs au niveau national.

Au lendemain de l'indépendance, les luttes des femmes ont pris aussi plusieurs formes entre 1963 et 1998 :

En 1981, malgré le système du parti unique et son monopole total sur le droit à l'expression et à l'organisation, elles ont bravé l'interdit en sortant manifester dans la rue leur refus que le Code de la Famille soit adopté par l'A.P.N. (Assemblée Populaire Nationale) : le 28 octobre, le 16 novembre, le 13 décembre et le 23 décembre. Ces manifestations, ajoutées à la lettre ouverte au Président des moudjâhidâtes (anciennes combattantes) sur le thème, ont abouti au retrait momentané de ce texte le 22 janvier 1982.

À partir de 1976, les femmes travailleuses ont créé à l'intérieur du syndicat les "commissions des femmes travailleuses" afin de poser leurs problèmes socioprofessionnels spécifiques : égalité devant la promotion, droit au logement au même titre que leurs collègues hommes, jardins d'enfants, crèches, cantines scolaires pour leurs enfants, etc.

En 1978, à Oran (à l'ouest de l'Algérie) et à Alger (la capitale), sont nés des groupes de réflexions et de sensibilisation sur la condition féminine : le "G.R.F.A." (Groupe de Recherches sur la Femme Algérienne) et le "ciné-club féminin" à Alger. Ces groupes étaient informels, non reconnus par l'État, mais ils ont fini par se constituer en association en 1985 en dehors de l'Union Nationale des Femmes Algériennes qui a perdu toute crédibilité.

La période allant de 1982 à 1988 est marquée par l'adoption du Code de la Famille en juin 1984 dans une conjoncture très fortement marquée par la répression (des dizaines d'arrestations en décembre 1983...) et au mépris de deux décennies de mobilisations des femmes.

Après les "soulèvements" d'octobre 1988 et à la faveur de la nouvelle constitution de 1989, de nombreux collectifs et associations de femmes sont nés au niveau du pays. Très vite, les femmes ont été confrontées à une remise en cause systématique et organisée de leurs droits constitutionnels élémentaires. Des prêches haineux, des articles dignes de l'inquisition, des interdictions du sport féminin avec fermetures de salles de sport pour filles, menaces de mort contre des enseignantes et autres professions libérales, incendies de domiciles de veuves, de divorcées ou de militantes... sont devenus des pratiques courantes.

Aujourd'hui, le terrorisme et les blocages de l'administration ne facilitent pas le travail des associations autonomes qui ont considérablement limité leurs actions et leurs activités. À toutes ces pressions intolérables, vient s'ajouter le problème de l'éparpillement...

Ø Depuis 1990 :

Les femmes ont très vite été confrontées à une remise en cause systématique et organisée de leurs droits constitutionnels et élémentaires. Partout, des forces, qui utilisent l'Islam à des fins politiques de prise de pouvoir, orchestrent la violence verbale et/ou physique contre les femmes. Dans la rue, à la mosquée, à l'école, dans les médias écrits et audiovisuels, à l'assemblée, sur les lieux de travail...., l'étau se resserre sur les femmes. À partir de 1992 et de la généralisation du terrorisme à toute la société, les marges de travail se sont réduites considérablement. Le blocage de l'administration ne facilite pas le travail des associations de femmes qui ont été contraintes soit à l'exil, soit à la quasi-clandestinité.

La période 1991-1994

Les agressions physiques sont devenues une pratique courante (émergence de groupes intégristes). C'est dire que l'essentiel du travail du mouvement des femmes de novembre 89 à décembre 92 a consisté à riposter à la violence. La constitution d'une association (SOS Femmes en détresse) pour venir en aide aux femmes en détresse (mères célibataires, femmes battues, violées, sans toit...) a révolutionné les mentalités (elles avaient plusieurs chalets où elles hébergeaient toutes ces femmes). D'autres associations sont venues alléger le travail de SOS Femmes en Détresse.

2- LA SITUATION DES FEMMES DEPUIS 1992 : FEMMES VIOLÉES

Plus que jamais interpellé sur le sort des femmes violées par les terroristes intégristes, l'État ne semble pas se préoccuper de ce dossier. Près de 8 000 femmes livrées à elles-mêmes continuent de vivre le calvaire. Rejetées par le milieu familial, objet tantôt de sarcasme et tantôt de compassion de la part de la société, ignorées par les pouvoirs publics, les femmes violées par les terroristes, qui comptent par milliers pendant ces années de braise, ont connu et continuent de subir les affres de l'enfer sur terre.

Sans foyer, sans ressources et ne jouissant d'aucune prise en charge psychologique efficiente, leur réinsertion dans la société n'a jamais dépassé le stade des pieux. Ces femmes qui n'ont ni voulu ni choisi cette souillure de leurs corps et âmes tombent facilement dans les rets de la folie et de la prostitution. À Larbâa, Médéa, Aïn Defla, Chlef, etc., villes martyres et cibles de choix des actions terroristes, les jeunes filles sont nombreuses à porter encore le voile non tant par conviction mais bien plus par crainte d'un enlèvement, surtout à la tombée de la nuit. Il demeure, néanmoins, toujours un climat d'insécurité malgré la recrudescence du terrorisme, la peur et l'angoisse hantent toujours les esprits.

Les associations de familles des victimes du terrorisme avancent le chiffre supérieur à 8 000 femmes violées par les groupes armés durant ce qu'on appelle la décennie de l'Algérie (1992-2001). Cette statistique reste évidemment loin de la réalité pour deux raisons fondamentales : les familles préfèrent taire aux services concernés ces drames de peur d'être accusées de complicité. En outre, les femmes enlevées ou assassinées ne sont pas comptabilisées parmi les victimes de viols collectifs, y compris quand le fait est avéré. Les autorités, embarrassées par ce problème, taisent la question.

Des réponses lapidaires, notamment du Ministère de l'intérieur, traduisent en fait clairement le peu d'intérêt qu'accordent les pouvoirs publics au traitement de cette question, manifestement gênante pour eux. Le constat est simple. Rien n'a été fait, en dehors de l'ouverture d'un seul centre d'accueil pour tout le pays (à Bou-Ismaïl, situé à 40 km de la capitale Alger) par Madame l'ex-ministre de la Solidarité et de la Famille. Un centre qui reste désespérément vide, ces femmes, quand elles franchissent le cap de la confidence, souhaitent une aide plus discrète, à l'abri des regards inquisiteurs. Une aide qui préserve leur dignité de femme et de citoyenne.

Il est important de relever que les personnes ayant subi des abus sexuels ne sont pas assimilées à des victimes du terrorisme, bien que meurtries dans leur chair et dans leur âme. Elles n'ont pas le droit, par conséquent, à une réparation matérielle et morale (allocation versée par l'Etat à d'autres victimes).

Aucun des gouvernements qui se sont succédés depuis le début de la violence des intégristes politiques n'a encore moins le sens de l'humanisme de se pencher sérieusement sur ces tragédies, préférant, au contraire, les ignorer superbement. La législation en vigueur en la matière ne s'adapte pas à ces situations. En temps "ordinaire", un cas de viol est immédiatement déclaré par la victime ou un de ses proches aux services de sécurité avec dénonciation de l'auteur de l'acte. Sinon, la procédure judiciaire a peu de chance d'aboutir. Or, comment une femme enlevée par des individus, violée par plusieurs d'entre eux et ayant réussi à s'échapper quelques jours ou quelques mois plus tard, peut-elle suivre le cheminement réglementaire ?

"Leur donner un statut de victimes de viol, c'est les assimiler à des prostituées", lâche une fois un haut fonctionnaire, harcelé sur cette question par des associations féminines. "C'est une aberration", répondent-elles ! Elles ont trouvé le mot juste pour susciter la compassion des fonctionnaires des Administrations, lesquels ont accepté d'occulter le viol pour ne déclarer qu'une incapacité physique. Grâce à leur détermination, quelques victimes du "mariage de jouissance" (c'est ainsi que les intégristes justifient le viol) ont pu, malgré tout, bénéficier d'une petite pension selon le taux d'incapacité.

Selon la présidente du centre d'écoute d'El Biar à Alger :

"Ceux qui ont tué, violé ont droit aujourd'hui, grâce à la loi sur la concorde civile, à la réinsertion, mais pas leurs victimes, c'est un non-sens !".

Elles sont nombreuses les naufragées (plus de 8 000) à avoir été violées dans les maquis islamistes, martyrisées, à jamais blessées, reniées par leurs familles, elles attendent que leurs cas soient pris en charge par les institutions de l'État. Et durant ces huit années de violence, presque rien n'a été entrepris pour assister psychologiquement ces victimes. À ce sujet, les psychiatres sont unanimes : si les pouvoirs publics ne réagissent pas en mettant en place, au plus vite, des structures adaptées de prise en charge, ils auront à gérer, dans quelques années, une société délirante, hystérique et violente.

Mais ne sommes-nous pas déjà là ? Des centaines de femmes violées se retrouvent enceintes (il est difficile de donner des chiffres). Que deviennent les enfants nés de ces viols? L'avortement, même dans des cas particuliers comme le viol commis par les terroristes, n'est pas encore toléré et permis. À la demande de certaines associations, notamment l'association Djazaïrouna, l'ex-ministre de la Solidarité et de la Famille n'a pas trouvé mieux que de se référer au Haut Conseil Islamique pour une fatwâ. Celui-ci hésite, tergiverse. Entre-temps, le Ministre de la santé, Yahia Guidoum, intervient en proposant ce genre de cas dans le cadre de l'avortement thérapeutique.

Toutefois, cette directive n'a jamais été suivie d'une réglementation protégeant les médecins de représailles. La majorité d'entre eux refusent d'accéder à la demande de certaines femmes. Courageux et d'une compassion rare à l'égard du drame de ces victimes, certains gynécologues ont pourtant franchi le pas. Plus d'une centaine de jeunes filles ont pu couper le cordon ombilical avec un passé tragique.

En revanche, l'on ne connaît pas vraiment le sort des enfants nés de ce genre de situations. On soupçonne certaines familles de les avoir carrément étouffés à la naissance. La solution pour les autres était de les faire adopter par des proches dans une discrétion aussi totale que celle dans laquelle s'est déroulée la grossesse. D'autres enfants ont été placés dans des pouponnières et chez des familles d'accueil. Un véritable parcours de combattant. Il est difficile, en effet de faire adopter des bébés nés d'une telle tragédie. D'un côté, on se retrouve devant le problème de la mère qui refuse que son nom figure sur la fiche d'état civil du nourrisson de crainte d'être poursuivie par la justice pour complicité avec les terroristes et, de l'autre, les familles candidates à une adoption redoutent que, plus tard, le père terroriste réclame l'enfant.

Il n'existe aucune évaluation officielle du nombre d'enfants nés dans les maquis. L'association des familles des victimes et des ayants droit affirme, néanmoins, que l'État se penche sur le cas de près de 3 000 naissances dans ces conditions particulières en vue de leur régularisation.

III - LE SALUT VIENDRAIT-IL DES FEMMES

En continuant à travailler et en envoyant les enfants à l'école, les femmes bravent quotidiennement la mort, elles marquent ainsi leur opposition à la violence. Elles doivent désormais lutter non seulement pour leurs droits mais également pour leur survie. Dans les villes comme dans les campagnes, elles souffrent en silence, elles pleurent l'époux, le frère, le fils et elles souffrent dans leur chair car les viols, bien que courants, sont tus.

Dans les grandes villes, elles essaient de résister à la peur et se mobilisent contre le terrorisme. Certes, certaines manifestations ont été de fines manipulations politiques du pouvoir et de certains partis mais leur présence sert de caution à l'option moderniste qu'ils défendent sans, pour autant, rien enlever à l'acte de résistance de ses participantes.

Dès 1992, au lendemain de l'arrêt du processus démocratique, un comité de femmes démocrates est créé regroupant plusieurs associations féminines.

Les femmes vont également militer en force au sein du "Comité national pour la sauvegarde de l'Algérie (C.N.S.A.)" et participer en masse aux diverses manifestations pour la démocratie et la tolérance. Leur nombre est impressionnant lors de la marche du 2 janvier 1992. La marche contre le terrorisme du 22 mars 1993 rassemble plusieurs centaines de milliers de personnes, dont un tiers sont des femmes. La deuxième manifestation contre le terrorisme du 22 mars 1994 a été qualifiée de rassemblement de femmes car leur nombre était important. Elles n'ont pas manqué de marquer la journée internationale de la femme durant toutes ces dernières années éprouvantes. En pleine psychose d'assassinats à Alger, bousculant la tradition, elles suivent les cortèges funéraires et assistent aux enterrements. Ce n'est qu'après une forte pression des femmes que, le 8 mars 1994, le ministre du Travail et des Affaires Sociales déclarait que l'État avait pris les dispositions réglementaires pour la protection des victimes du terrorisme et la prise en charge de leurs problèmes ou des ayants droit.

Cependant, il faut relever que toutes les femmes n'adhèrent pas aux idées d'émancipation de la femme. En effet, certaines portent le hidjâb et militent dans les mouvements islamistes. Mais, ce sont surtout dans les milieux urbains que les femmes constituent le terrain le plus favorable pour le mouvement intégriste, elles sont frustrées car elles ont conscience de la modernité sans en avoir les avantages. Elles n'ont donc rien à perdre et prennent ainsi leur revanche par rapport à celles qui, à leurs yeux, ont acquis leur liberté. Mais, toutes celles qui ont reçu une instruction restent attachées à certains acquis.

A - DISCOURS DE FEMMES, DE MILITANTES

Le discours sur les femmes modèles pose des questions : Qu'est-ce qui se dit ici ? Ces filles qui poursuivent des études supérieures et aspirent, on l'a vu, à une vie professionnelle réussie ne peuvent-elles, de ce fait, s'identifier à leurs mères ? Quels sont, à présent, les modèles évoqués par le discours des associations de femmes ?

Citons quelques extraits de ce discours revendicatif au sens strict produit dans des conjonctures bien déterminées :

"Nous, Algériennes, héritières de la Kahina, de Fatma N'Soumer et Hassiba Ben Bouali, appelons..." 232(*).

"De plus, Monsieur le Président, notre histoire regorge de femmes-symboles, motifs de notre fierté pour les femmes algériennes et celles du reste du monde. Et, à supposer que nous soyons subitement en mal d'identification, la Kahina, Fatma N'Soumer, Hassiba Ben Bouali et tant d'autres sont des trésors d'inspiration" 233(*).

"Nous ne permettrons pas que le sang versé par Hassiba Ben Bouali et ses campagnes soit oublié..." 234(*). 

"Nos aînées, moudjâhidâtes...".

"Chkoun hna ? Bnât Hassiba", slogan chanté en arabe dans les marches, meetings... et signifiant: "Qui sommes-nous ? Les filles de Hassiba".

Comme on le voit, on retrouve, de nouveau mais de façon beaucoup plus récurrente, la référence à la guerre de libération et aux combattantes de la révolution. Cette référence peut apparaître comme une référence obligée. En réalité, la guerre de libération en Algérie est, pour différentes raisons, un véritable enjeu symbolique :

q La guerre de libération et l'indépendance sont des événements fortement gratifiants dont les Algériens ont tiré beaucoup de fierté dans la mesure où ils avaient le sentiment de naître à la citoyenneté algérienne.

q Les pouvoirs qui se sont succédés depuis l'indépendance ont tous assis leur légitimité autour de cette guerre et, ce faisant, se sont emparés de cet événement glorieux, l'édifiant en mythe.

q Toutes les forces se sont affrontées autour de ce mythe de sorte qu'avec l'émergence du pluripartisme, s'ouvre un débat acharné sur "les vrais et les faux fils de Novembre", sur "le véritable esprit de Novembre..." 235(*).

Il semble qu'aucune légitimité ne puisse se construire en dehors de ce mythe. Les associations de femmes revendiquent, elles aussi, une part de ce mythe en se donnant comme modèle les moudjâhidâtes, d'autant plus que l'histoire qui s'écrit autour de cet événement fondateur a tendance à oublier les femmes.

Tout ceci est fort bien résumé par M. Gadant :

"C'est aussi parce que les femmes savent que les moudjâhidâtes ont été constituées en valeurs de légitimation par le pouvoir et que cette valeur fonctionne socialement qu'elles se réfèrent aux moudjâhidâtes..." 236(*).

La référence aux moudjâhidâtes permet, d'une part, de légitimer le mouvement des femmes contre le pouvoir qui promulgue le Code de la Famille, c'est-à-dire à minorer les femmes, négligeant ce qu'il leur doit et, d'autre part, d'empêcher la récupération islamiste en dressant contre l'image des combattantes de la foi celle des combattantes de la libération.

Parmi ces combattantes de libération, Hassiba Ben Bouali tient, c'est évident, une place privilégiée. Hassiba Ben Bouali naquit en 1938, elle devait avoir 16 ou 17 ans quand elle commença à participer à la guérilla urbaine dans la Casbah d'Alger. Elle milita aux côtés de Yacef Saadi et Djamila Bouhired, fut recherchée par la police dès octobre 1956 et condamnée par contumace en mars 1957. Elle fut tuée pendant la célèbre bataille d'Alger le 8 octobre 1957. Est-ce cet itinéraire assez extraordinaire qui fait d'elle l'héroïne privilégiée du discours des femmes ? C'est une possibilité qui mériterait d'être davantage creusée par un examen plus rigoureux d'un certain nombre d'autres faits : par exemple, les médias de l'époque n'ont-ils pas contribué à l'instauration du mythe ?

Fatma N'Soumer, elle, organisa la résistance contre l'occupant français en Kabylie. En 1854, 1855 et 1857, elle mena et gagna plusieurs batailles contre l'armée française qui tentait de pacifier les montagnes et les villages de Kabylie. De nombreuses femmes étaient à ses côtés dans la lutte et la suivirent lors de son incarcération.

La Kahina lança et dirigea une armée contre l'envahisseur dans les Aurès en battant les troupes de Hassan en 688. C'était donc une femme qui, comme l'écrit G. Camps :

"Exerça directement le commandement ; cette capacité à conduire des troupes vers le combat et vers la victoire fait d'elle la seule autorité de fait dans toute l'Afrique du Nord" 237(*).

Deux figures berbères érigées en mythes, à la fois héroïnes, combattantes et chefs ; elles représentent et illustrent, pour les femmes qui luttent aujourd'hui, la capacité des Algériennes à assumer leurs responsabilités historiques et leurs rôles dans la société. Leurs noms criés et le symbole qu'elles portent assurent, eux aussi, la légitimité du combat actuel des femmes. La continuité est affirmée avec ces combattantes du passé : le combat des associations se trouve ainsi inscrit dans une profondeur historique. Les militantes se choisissent des mères combatives, fortes.

IV- LA FEMME ET LA POLITIQUE APRÈS 1992

Comme nous le rappelle Moscovi 238(*) :

"La relation de l'homme et de la femme apparaît, ici, primordiale. Prototype et idéal de toutes les autres relations, elle permet de juger le niveau auquel est arrivée la société humaine".

C'est pourquoi, l'État algérien, si son projet réel est de faire de la société algérienne une société moderne, doit penser à transformer, dans un sens positif, le statut actuel de la femme. Et pourtant, on constate que la femme n'est aujourd'hui, en Algérie, l'objet ou le sujet d'aucune politique d'émancipation réelle.

Peu de femmes occupent des postes de députés à l'Assemblée Populaire Nationale et seulement quelques-unes sont responsables à des postes politiques importants. Toutes ces femmes participent à la vie politique mais elles n'ont pas le poids pour l'élaboration des décisions politiques et leur application. Leur nombre, peu important, pourrait ne pas être considéré, on rétorquait qu'il n'y a rien à changer du jour au lendemain... Mais, le Code de la Famille, la lutte contre la mixité et la violence dont les femmes sont souvent victimes nous prouvent que, loin d'évoluer ou même seulement de stagner, le statut de la femme tend à régresser. Nous pouvons donc dire clairement qu'il n'y a aucune politique de la femme.

Les partis politiques (les démocrates) se sont rapprochés des associations de femmes constituées officiellement après octobre 1988 - lesquels ont été les premiers à avoir le merveilleux courage de s'opposer à ce qu'il y a de plus obscur et de plus rétrograde dans notre société - et leur ont donc montré la véritable voie à suivre. Qu'on laisse le gouvernement essayer de résoudre les problèmes économiques en élaborant de merveilleux modèles monétaires. Le problème est ailleurs : il est dans la résolution des problèmes identitaires et linguistiques. Ce peuple, qui est parmi les peuples qui ont le plus souffert au monde, qui n'a plus de langue pour s'exprimer, dont on a manipulé l'identité, dont beaucoup n'ont plus d'espace pour manger, dormir et se reproduire, est un peuple qui ne répondra à aucune incitation politique. Il n'est pas dupe quand on offre sa femme en otage pour qu'il accepte de nouveaux sacrifices économiques.

Depuis 1988, de nouvelles associations de femmes se sont constituées du fait qu'elles ont des propositions concrètes, rivées sur la vie quotidienne, et ont pu, pour la célébration du 8 mars 1995, rassembler plus de 15 000 femmes (et plus, selon certaines estimations) dans une manifestation monstre dans la rue (et dans plusieurs wilâyas) contre les menées rétrogrades et la violence extrémiste dont elles sont quotidiennement l'objet, chose dont l'U.N.F.A. n'a pas été capable depuis 1962.

Seules, sans aucun voile ni protection masculine, elles ont affronté les aléas de la rue dont nul ne pouvait, a priori, prévoir la réaction. Donnant des leçons de courage politique au gouvernement, elles ont été les premières à dénoncer publiquement les programmes qui pénalisent les femmes. Les premières, elles ont réussi, lors d'une rencontre à la fin de l'année 1989, à créer une coordination entre les diverses associations de femmes pour proposer un programme d'action commun, sans aucune concession à l'association des femmes intégristes.

Ceci augure de la création d'une organisation nationale autonome et démocratique des femmes, d'un journal posant leurs problèmes... Depuis 1995, une maison des associations s'est construite en 18 mois (opérationnelle avant la finition des travaux) à Alger grâce au Comité National des associations s'occupant de la famille (dont j'étais membre actif) et l'aide des organisations non gouvernementales françaises (Emmaeüs, France-Liberté, Secours Populaire, etc.) et à la C.E.E. Des maisons de la femme se sont créées dans plusieurs wilâyas (départements). Ces lieux permettent aux femmes de se retrouver, de discuter, de s'éduquer, de se former (couture, cours de tous types : alphabétisation, droit, gymnastique, remise en forme, exploitation de leur savoir-faire...).

Ceci est le meilleur objectif que s'est donné le Comité du fait que les femmes cloîtrées dans leurs domiciles ne peuvent, comme les hommes, se rendre dans les lieux publics pour s'y distraire et débattre de leurs problèmes car, dans ce pays, elles subissent doublement la crise économique en tant que citoyennes et en tant que femmes.

Pour conclure, je peux dire que peu de femmes algériennes accèdent à des postes de responsabilité importants (aucune femme n'est nommée ambassadrice, consul ou préfet...). La politique demeure une chasse gardée des hommes. Dans une société par essence phallocentrique et par-delà les compétences, l'on ne confie pas, sans une certaine démagogie, les rênes du pouvoir à une femme.

Mme Mahdjouba Chebha a créé la surprise en se présentant aux élections présidentielles de novembre 95 (première candidate dans l'histoire de l'Algérie de notre siècle). Son programme n'a pas séduit, elle n'a guère fait le poids devant les autres candidats mais, il n'en demeure pas moins qu'elle a brisé un sacré tabou en briguant le poste de présidente de la République algérienne. Après les élections, Mme Mahdjouba s'est complètement effacée de la scène politique, à croire que son ambition se limitait finalement à une candidature sans issue.

Actuellement, les femmes qui investissent le champ politique se limitent à quelques personnalités connues : Khalida Messaoudi, ministre de la communication et de la culture ; une autre femme a intégré le nouveau gouvernement , Mme Rabéa Mechermène qui est la locataire du Ministère de la Solidarité en remplacement du Secrétariat d'État chargé de la solidarité et de la famille. Mme Leïla Aslaoui avait été la seule à avoir fait parler d'elle en démissionnant du gouvernement précédent afin de protester contre le rapprochement qui se dessinait, à l'époque, entre le pouvoir et le parti dissout. Elle n'a jamais caché son hostilité vis-à-vis de l'islamisme intégriste...

Ces femmes ministres, confinées dans des missions d'ordre social, n'ont jamais fait vague durant leurs mandats.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE I

LA GRANDE KABYLIE

Mon travail de terrain s'est effectué à Tizi-Ouzou, capitale de la Grande Kabylie. La Kabylie correspond à une aire géographique et linguistique. Elle trouverait sa genèse dans une dynamique historico-culturelle que l'on retrouve chez plusieurs groupes de la Méditerranée. Pour cela, il est nécessaire d'en connaître la situation géo-historique, socio-économique et ses particularités par rapport aux autres régions d'Algérie. Ces explications abrégées sur l'identité des berbères et l'acculturation se retrouvent dans les histoires de vie. Les femmes interviewées se sentent algériennes mais également berbères plus précisément berbères kabyles.

I- LES BERBÈRES ET LA GRANDE KABYLIE

A- DESCRIPTION DE LA GRANDE KABYLIE

La Kabylie est cette aire berbérophone (dont la langue mère est le berbère). Scindée en deux (Petite Kabylie et Grande Kabylie) à l'époque coloniale, la Kabylie dépendait principalement des départements avoisinants (Alger, Constantine, Annaba...).

En 1974, une nouvelle organisation territoriale la découpe en trois Wilâyas (départements) : Bédjaïa, Bouira et Tizi-Ouzou, trio auquel s'ajoutera, en 1984, une autre wilâya, celle de Boumerdès dont dépendront désormais certaines régions rattachées auparavant à la wilâya d'Alger.

B- TIZI-OUZOU, CAPITALE DE LA GRANDE KABYLIE

Tizi-Ouzou, capitale de la Grande Kabylie (à 100 km d'Alger), se situe au pied du massif du Djurdjura dont l'altitude augmente, d'ouest en est, de 600 mètres pour atteindre le point culminant de 2 308 m appelé Lalla Khadidja (nom d'une femme). La mer (Tigzirt-sur-mer) se situe à 35 km de Tizi-Ouzou. On reconnaît de loin les cimes de ce massif calcaire qui brillent au soleil grâce à des neiges persistant, quelquefois, jusqu'au mois de mai.

Du point de vue administratif, elle fut un département pendant la colonisation française (1830-1962), elle forme, depuis l'indépendance, la troisième wilâya (département) de la nation. Avec ses 60 000 km² de superficie, elle représente 12 à 18 % de la population algérienne, laquelle était estimée, en 1985, à 21 510 000 d'habitants. Grâce à une population démographique galopante, elle atteignait, en 1998, plus de 3,8 millions d'habitants.

C- APERÇU HISTORICO-GÉOGRAPHIQUE DE LA BERBÉRO-PHONIE

L'origine du mot berbère a donné lieu à de nombreuses controverses. Les Berbères se désignaient par le terme Imazighen (singulier : Amazigh) qui signifie les "Hommes libres" ou les "Nobles guerriers". Les Kabyles méconnaissent leurs origines historiques car ce n'est pas ce qui est écrit qui guide leur vie mais ce qu'ils reçoivent de leur groupe par transmission humaine orale grâce aux femmes.

Les théories qui expliquent l'histoire de l'Algérie ont traditionnellement reposé sur les nombreuses invasions et migrations de l'Afrique du Nord. Leurs idéologies ont été reprises suivant le courant du contexte politique et spirituel dans lequel elles se sont développées : les Berbères ont été juifs, ensuite chrétiens à l'époque romaine, puis musulmans depuis la conquête arabe. Il est exact que d'illustres personnages ont incarné ces convictions nouvelles, dont les plus connus sont certainement Saint-Augustin pour la religion chrétienne et Ibn Khaldoun pour l'arabe. Dans le même sens, la rébellion des Berbères, et surtout des berbérisants, est idéalisée dans le personnage de La Kahina (reine des Berbères) qui opposa résistance aux forces des conquérants arabes.

Les Kabyles étaient des paysans sédentaires et guerriers mais, avec le temps, ils délaissèrent comme tous les Algériens leurs villages et leurs montagnes pour s'installer dans les grandes agglomérations comme Tizi-Ouzou. Ils se nourrissaient de céréales (orge, blé) et des légumes de leurs jardins potagers. Ce sont aussi de grands arboriculteurs en raison de la nature de leur sol. Les olives et les figues constituaient un élément de base de leur alimentation. L'industrie se limitait à l'artisanat, notamment celle des armes, du bois, du tissage et de la bijouterie.

D- ORIGINES DES BERBÈRES

Les diverses origines données aux Berbères nous font remonter jusqu'à Hérodote qui en fait des tribus indo-européennes venues des plateaux d'Asie Mineure. En effet, les Berbères seraient les enfants de Canaan, fils de Cham, fils de Noé. Leur aïeul se nomme Mazigh.

Le terme "kabyle" est la forme européanisée de l'arabe qbayl (tribus, singulier : qabîla). Cette dénomination a été introduite par les voyageurs européens 239(*). De nos jours encore en Algérie, seuls en usent les sujets s'exprimant en français. L'arabophone dira bled leqbayel (pays des tribus, zwawa en Oranie). Quant aux Kabyles eux-mêmes, ils emploient un terme du très ancien fond berbère : "Tamourth", la terre natale, la patrie, le pays. Cependant, toutes ces affirmations ne sont, en fait, que des hypothèses.

E- IDÉOLOGIES DES KABYLES

Depuis plus d'un demi-siècle, une idée circule tentant de se frayer un chemin difficile, portée tour à tour par des individus et de petits groupes souvent migrants et originaires de la Grande Kabylie. Cette idée exprime une Algérie algérienne, une Algérie arabo-berbère qui remet en cause la définition exclusive de ce pays comme Nation arabo-musulmane.

Porté par une jeunesse entièrement formée par le système socio-éducatif étatique mis en place après l'indépendance, ce mouvement a réussi à faire la jonction entre la Grande Kabylie et la Petite Kabylie, à établir des ponts entre migrants et autochtones et à réconcilier deux générations séparées par la guerre. La langue kabyle, longtemps refoulée et repliée sur ses franges rurales, se propage et s'affirme pour la première fois dans les villes. Cette revendication est traversée par de multiples contradictions. Elle est encore à la recherche d'un projet culturel cohérent acceptable par les deux populations berbérophones non-kabyles et les arabophones.

F- LES VILLAGES KABYLES

Le village traditionnel de la Kabylie se présente sous l'apparence d'une tâche compacte et homogène. Avec leurs toits le plus souvent à tuiles rondes de couleur rouge, les villages épousent la forme du terrain et se confondent avec le paysage. On accède difficilement aux villages haut perchés d'autant qu'aucune indication ne précise comment y parvenir. On peut seulement lire, quelquefois, à l'entrée des plus grands villages leurs noms en lettres latines ou arabes et, depuis "le printemps berbère", en tifinar, écriture berbère quasi-inconnue de la majorité de la population kabyle qui ne l'écrit pas.

Il y a, en Kabylie, une grande mobilité des femmes dans le village traditionnel et seuls les hommes doivent respecter l'interdit consistant à ne pas le dépasser s'ils ne sont pas accompagnés et non-résidents. Le village dans la société traditionnelle était alors une cité entièrement occupée dans la journée par les femmes qui s'affairaient constamment dans les maisons mais aussi se déplaçaient dans les jardins ainsi que dans les champs et pour aller chercher l'eau à la fontaine. La femme kabyle trouve toujours une aide dans une maison voisine pour la garde d'un enfant, d'un malade, pour la récolte de fruits, pour les préparatifs des festivités...

Les femmes étaient responsables de la production comme de la reproduction qui relevait du domaine domestique. Mais, en plus, le travail n'était jamais antinomique de la vie privée ni séparé de la vie des loisirs. Toute l'existence de la femme kabyle suivait un rythme saisonnier en corrélation avec le temps sidéral (préparer la galette, chercher l'eau à la fontaine, récolter les fruits et les olives, sécher fruits et légumes...).

La division du travail entre sexes existe bien en Kabylie mais que certains travaux incombent aux femmes et d'autres aux hommes, cela ne sous-entend pas le pouvoir ou la domination des uns sur les autres. En effet, même si les travaux sont partagés entre les genres, ceux-ci restent alternatifs et interdépendants et ne visent, réunis ensemble, que la subsistance du groupe familial. Le partage du travail

réunit aussi les hommes et les femmes ensemble dans une même activité : par exemple, le pressoir de l'huile autour duquel hommes et femmes collaborent à une même activité mais chacun a son propre travail. Nous rappelons que la production de l'huile d'olive kabyle se fait en famille et qu'il n'existe qu'une très faible production industrielle à l'échelle nationale.

Le respect des valeurs de cette société établies dans le domaine familial et transmises par les femmes va se poursuivre dans la vie communautaire villageoise. Il se reflétera dans son institution unique et suprême qui est la "Tadjemâ`at" : assemblée villageoise réglant les litiges et tout ce qui a trait à la vie collective du village... qu'on appelle le droit coutumier. Même les immigrés en France perpétuent cette loi en s'organisant en comité de village. En faisant valoir leur solidarité à leur village d'origine, ils ne pourront pas être exclus du clan du village.

Le village kabyle est entièrement occupé par des habitants qui forment une grande famille. Tous sont socialement liés dans les rapports consanguins mais aussi d'aide mutuelle. La famille kabyle n'est pas restreinte au couple et à ses enfants.

La notion kabyle de l'être humain uni à d'autres, en particulier aux ancêtres disparus, contredit celle de la société moderne dans laquelle l'individu isolé, seul et sans famille se suffit à lui-même. C'est donc à partir de la famille et non à partir de l'individu que j'ai décrit dans le chapitre espace public/privé. La vie en groupe va se refléter aussi bien dans les travaux individuels que collectifs, dans leurs rites et dans la pratique de l'entraide ainsi que dans l'infrastructure du village.

Le culte de la famille et des ancêtres caractérise les liens humains que les Kabyles vivaient selon la continuité de la vie de leurs parents dans la retransmission de leurs savoirs et coutumes. Il ne s'agit pas de simple vénération mais de poursuivre leurs vies passées au travers de leurs descendances. Cet esprit qui unifie le passé au futur et à la mort se prolonge dans la récitation des contes et légendes mythiques. Il est exprimé dans tous les domaines de la vie quotidienne (que les femmes perpétuent).

"Les mères kabyles sont l'élément conservateur, par excellence, de la civilisation du verbe et de la culture de la terre natale dans laquelle elles seules représentent le fondement de la vie en famille" 240(*).

La femme kabyle incarne le mythe de la création en illustrant (dans ses travaux de poterie ou de tissage) le fait essentiel et capital que c'est elle qui façonne magiquement le monde de la nature et des humains.

Si quelques paragraphes sont consacrés à la Kabylie, c'est parce qu'il se dit toutes sortes de choses, en France, sur cette "Suisse de l'Algérie" où tout serait différent du reste du pays. Les femmes, notamment, y seraient plus libres, plus instruites et émancipées qu'ailleurs (du fait de l'implantation d'importants missionnaires de pères blancs et de soeurs blanches...). La preuve, vous dira-t-on, c'est qu'elles ne sont pas voilées mais gardent leurs filles pour les hommes de la famille.

Une manière, explique Germaine Tillion, de préserver à la fois "la pureté de la race", "l'honneur de la tribu" et "de conserver son patrimoine" puisque le douaire donné à la jeune fille par son futur mari restera de toutes façons dans la famille en cas de répudiation.

G- L'ORGANISATION SOCIALE

Les Kabyles vivaient jadis dans les villages (Tuddar) coiffant les crêtes des montagnes pour se défendre contre l'ennemi. Les Kabyles avaient une assemblée ou siégeaient les hommes : Tadjmâ`at. Hanoteau et Letourneux, dans La Kabylie et les coutumes kabyles, font une description minutieuse de cette institution :

"(...) Les séances de la djemâ`a sont généralement très longues. L'habitude de la vie parlementaire a donné naissance, chez les Kabyles, à une sorte d'éloquence verbeuse qui saisit toutes les occasions de se produire. (...)" 241(*).

La tribu est formée de plusieurs villages formant une unité politique et administrative complète, un corps qui a sa propre autonomie. Ce sont de véritables villages républicains. Comme l'a écrit Alexis de Tocqueville (1847) :

"Chez les Kabyles, la forme de la propriété et l'organisation du gouvernement sont aussi démocratiques que l'on puisse l'imaginer" 242(*).

L'organisation socio-politique du monde kabyle se caractérise par un ensemble de cercles concentriques sans pour autant déboucher sur une centralisation du pouvoir. Laarche (tribu) et taqbilt (confédération) sont les derniers maillons de cette organisation socio-politique. Cette forme d'organisation a repris son cours depuis début 2001 (les émeutes en Kabylie).

Aujourd'hui, avec les perturbations (depuis les émeutes de mai-juin 2001) que connaît la Kabylie, les djemâ`a reviennent, s'organisent, se concertent. Les jeunes refusent la présence de la gendarmerie dans leurs villages alors, ils se réfèrent aux décisions de l'Assemblée des villages (Comité des djemâ`a).

J'ai exprimé une importante remarque à ce mouvement (qui est entrain de s'essouffler), lors d'une rencontre à Paris avec un des représentant de ce Mouvement à Beur FM (radio communautaire): c'est d'avoir exclu les femmes de leur Mouvement. Il m'a été répondu « qu'il faut protéger nos femmes..., nos réunions se terminent tard..., le terrorisme...». Probablement, leur combat est légitime mais ils reproduisent un schéma clanique qui perpétuent les traditions avec de nouvelles idées... Pourtant plusieurs jeunes filles étaient déterminées à les rejoindre mais ils les refusent...

II- L'ACCULTURATION

L'acculturation est d'intensité variable allant du simple vernis de civilisation occidentale ou arabe à la transformation psychologique profonde faisant que les intéressés disent : "nous les Kabyles, nous les Arabes...". Cependant, c'est une évolution difficile à cerner quant à sa réalité profonde et, dans tous les cas de figures, très lente. Prosaïquement, elle représente les changements socioculturels entraînés par le contact prolongé entre des groupes et des sociétés différentes.

L'acculturation, vue dans le chapitre : "La femme et la scolarisation" 243(*), renvoie aussi à l'introduction de l'école dans son acceptation scientifique et occidentale. On dit même qu'avant la colonisation, l'Algérie était plus alphabétisée (en arabe) que la France 244(*) car l'éducation passait par les mosquées, les zaouia ou confréries maraboutiques et les centres d'études islamiques, là où l'enseignement était aussi le véhicule d'un savoir être.

"Le savoir inclut la sagesse ; il n'est pas morcelé, c'est un savoir global comme celui évoqué dans la Grèce antique" 245(*).

Cependant, il est certain que l'écrit n'était pas l'apanage de toute la société kabyle. Les femmes kabyles, qui ont eu la chance de fréquenter l'école, lisent en français et parlent le kabyle à la maison.

III- LES REVENDICATIONS ET LA LANGUE

A- RÉALITÉS LINGUISTIQUES

Le tamazight (le berbère) est une langue parlée en Afrique du Nord par les autochtones (Imazighen 246(*)). Le berbère est donc issu du chamito-sémitique qui comprend, outre le sémitique (phénicien, arabe, hébreu...), l'égyptien (et sa forme moderne, le copte) et le couchitique (Éthiopie, Somalie). En ce qui concerne son écriture (Tifinagh), le premier document daté avec précision est un bilingue : c'est une dédicace à Massinissa, roi berbère en 139 avant J. C. La langue tamazight actuelle est à la fois une et multiple. La langue ne se comprend pas toujours d'une région à une autre, l'existence de plusieurs variantes sont dues au cloisonnement géographique, l'immensité du territoire, les vicissitudes de l'histoire, etc.

Actuellement, les Algériens dans la vie quotidienne de tous les jours ? La réalité linguistique actuelle atteste de l'utilisation de quatre importantes langues : le tamazight (berbère), le français, l'arabe scolaire et beaucoup plus l'arabe maghrébin lequel n'est, en réalité, que le résultat de l'interaction des langues précédemment citées.

À ce propos, Mouloud Mammeri disait que :

"L'arabe algérien est une langue qui, structurellement, est un berbère habillé avec des mots, (...) les gens qui parlent arabe actuellement sont des Berbères qui sont historiquement arabisés (...)., il y a des confluences extraordinaires" 247(*).

B- AFFIRMATION IDENTITAIRE ET PRATIQUES LINGUISTIQUES EN KABYLIE

Ce point de ma recherche se propose de montrer le lien entre l'autovalorisation sociale des Kabyles et l'émergence de leur affirmation identitaire. La revendication berbère ayant réalisé une avancée politique certaine.

Le rapport du Kabyle à soi et, par la suite, à sa langue sera transformé progressivement par l'apparition, au début du siècle, d'un phénomène socio-économique nouveau : l'émigration en France qui vient amplifier de manière fulgurante celle plus ancienne à l'intérieur du pays. Elle est le résultat de la paupérisation de la Kabylie et de l'Algérie de manière générale.

L'émigration interne et externe a métamorphosé le mode de subsistance des Kabyles, il passe du maigre revenu de parcelles de terre montagneuse au salariat plus lucratif, plus régulier et plus stable. Les incidences socioculturelles de ce nouvel idéal économique sont considérables :

q Le contact avec la société industrielle a bouleversé leur échelle des valeurs sociales. À la précarité de la vie agricole, il préfère l'emploi rétribué régulièrement ;

q La valorisation du travail salarié va entraîner celle de l'école. Boudée au début de son implantation à la fin du siècle dernier, elle est maintenant avidement recherchée.

q Les implications de la scolarisation seront multiples. Au plan socio-économique, elle a produit une couche de lettrés composée d'instituteurs, d'employés des administrations (postes, mairies, services sociaux, etc.), d'ouvriers spécialisés et de bon nombre de médecins et d'avocats.

L'école et l'émigration introduiront dans l'ambiance sociale de la région des valeurs universelles de modernité telles que la laïcité, les droits de l'homme et, de manière générale, l'esprit républicain qui se répandront petit à petit et se grefferont sur le vieux socle culturel traditionnel.

Il est à noter que beaucoup de femmes kabyles, n'ayant pas fréquenté l'école, ne savent pas s'exprimer en arabe et se plaignent de ne pouvoir suivre des émissions à la télé ou à la radio diffusées pratiquement en arabe littéral... (quelques progrès ont été fait mais c'est minime...).

"Ainsi, l'autovalorisation sociale, née d'une conjoncture socio-économique favorable en Kabylie, sous-tend la revendication identitaire actuelle. La berbérité est en passe de recevoir, au plan politique, la consécration constitutionnelle en tant qu'un des piliers sur lesquels repose l'identité algérienne, aux côtés de l'arabité et de l'islamité" 248(*).

Bien que, sur le terrain de la pratique linguistique également, on enregistre une évolution de l'attitude des berbérophones et des arabophones des régions de Kabylie en faveur du berbère, les progrès de cette langue, sur ce plan, demeurent timides et sont loin d'être à la mesure de son succès politique.

IV- LES FEMMES KABYLES

Les femmes kabyles seraient "plus libres que les femmes arabes, exerceraient un véritable matriarcat... ". Qu'en est-il vraiment ? Un examen plus approfondi des traditions kabyles amène à nuancer largement ces affirmations mais aussi à constater que, aujourd'hui, jeunes ou plus âgées, en Kabylie ou dans d'autres régions, ces femmes partagent, à des degrés divers, une même aspiration : se libérer de la tutelle masculine.

Il est certain que, depuis quelques décennies et en dépit des considérables transformations qui ont affecté la société kabyle comme la société algérienne tout entière, le statut des femmes n'a encore que peu changé. N'est pas exclue, cependant, toute réalité de changements au féminin ; seulement, ils sont plus discrets et, surtout, moins officiels qu'au masculin.

Si aujourd'hui, l'équilibre démographique entre hommes et femmes tend à revenir à des proportions plus normales, les changements s'accélèrent pourtant encore du fait de l'émigration des femmes elles-mêmes - depuis 1975 et le "regroupement familial" - sous l'influence grandissante de la circulation désormais générale et rapide des personnes et des idées grâce au développement des multiples moyens de communication et d'information. Une jeune fille kabyle d'aujourd'hui, dans un village d'aujourd'hui, a tous les moyens de connaître d'autres modèles de vie que celui de ses mères et, a fortiori, de ses grands-mères ; elle a aussi d'autres aspirations, d'autres besoins.

Comment n'en serait-il pas autrement à l'heure où, tous, hommes et femmes d'Algérie, en dépit - et peut-être même en raison - des difficultés actuelles, expriment des revendications à une vie meilleure. De sorte qu'aujourd'hui, l'insatisfaction naisse, grandisse et se développe. Les femmes elles-mêmes viennent à concevoir la possibilité de changements dans leur vie et certaines vont jusqu'à traduire dans les faits ou exprimer leurs aspirations à davantage de "participation à la société" en dehors du seul cadre domestique. Jeunes ou plus âgées, elles manifestent aussi de plus en plus souvent une volonté croissante d'indépendance, d'émancipation de la tutelle masculine, de ces traditions patriarcales qui persistent encore profondément dans les esprits.

"Car la société kabyle demeure héritière de ses traditions, société patriarcale comme partout au Maghreb, pourtant ici, à idéal démocratique et égalitariste, mais entre hommes seulement" 249(*).

Certes, on a longtemps glosé, un peu à tort et à travers, sur les prétendus avantages ou désavantages du statut et du rôle des femmes kabyles comparés à ceux des autres Algériennes. Mais la question est demeurée en suspens.

"Pour certains auteurs, la "question de la femme kabyle", tantôt elle est jugée plus libre, moins opprimée que la "femme arabe", tantôt, au contraire, davantage opprimée par des règles sociales plus rigides. Nombre de ces interprétations ont ainsi prétendu ériger les femmes de la Kabylie en "modèle" de liberté, tentatives qui s'inscrivent dans une ethno-politique de division qui, pendant la colonisation, tenta d'opposer les "Kabyles" et les "Arabes" " 250(*).

En réalité, les contradictions sont telles que toute la bibliographie ne permet pas d'éclaircir la question. Ce n'est apparemment pas le moindre paradoxe que la littérature de l'époque coloniale - qui se diserte, par ailleurs, quant à la société kabyle, ses us et coutumes, etc. - ne concerne que très partiellement et tout à fait incomplètement les femmes alors même que de gros volumes ont pu être consacrés à certaines autres Algériennes en particulier, par ailleurs, aussi berbérophones : les Aurasiennes ou les Mozabites (femmes du Mzab) 251(*). Il a fallu attendre les publications de Camille Lacoste-Dujardin et Germaine Laoust-Chantraux, pour en disposer en 1990.

L'essentiel n'est pas de reprendre ici la condition des femmes puisqu'elle a déjà été décrite dans la première partie mais de fournir juste quelques réflexions sur les spécificités des femmes kabyles et le processus d'émancipation de la femme.

La société kabyle (algérienne) a subi, en vingt ans, des mutations gigantesques: urbanisation massive, destruction des structures familiales traditionnelles, scolarisation massive avec comme corollaire une scolarisation inédite des filles et, à l'arrivée, également inédite des femmes dans la vie publique. Même si elles y sont encore largement minoritaires, leur présence a totalement perturbé l'image que les Algériens se faisaient d'eux-mêmes. Et, durant toutes ces années de mutation, il n'y eut aucun lieu, si ce n'est peut-être la mosquée, où les individus pouvaient exprimer leur malaise. La réflexion du citoyen de base n'était alors plus alimentée que par les débats dans ces lieux de socialisation habituels : famille, travail, quartier, café, les Djemâa... Les femmes, quelle que soit la région (Kabylie, l'Oranie, l'Algérois...) sont devenues la cause de tous les maux.

Les Algériens sont obligés d'intégrer cette présence nouvelle de la femme, celle-ci ne peut plus retourner aux temps révolus de sa mère. En dépit de toutes les pressions, l'avenir de l'Algérie ne se fera pas sans elle. Les partis dits démocrates et les partis islamistes ne pourront pas construire une société en contournant la question de la femme. La manipulation de la cause féminine par le pouvoir et certains partis, d'une part, et les assassinats des femmes, d'autre part, sont l'illustration de l'importante place qu'elles occupent.

CHAPITRE II

TRAVAIL DE TERRAIN

I- MÉTHODOLOGIE

L'observateur étranger, de passage en Algérie, ne peut manquer d'être frappé par la diversité des paysages notamment des femmes dont l'aspect peut paraître disparate et contradictoire : des femmes voilées (voile blanc ou tchador) dans la rue ou au marché, tenant l'invariable couffin à la main (prétexte pour sortir parfois) ou bien des femmes conduisant une voiture ou allant à pied au travail, très à l'aise dans les vêtements européens ou traditionnels (robe kabyle par exemple).

Autant d'images dont l'apparence contrastée, hétérogène voire baroque est, en fait, le signe d'un changement qui est, indéniablement, en train de s'opérer dans la société algérienne. Mais quels sont les termes de ce changement ? Tout se joue, semble-t-il, dans une dualité temporelle : images du passé qu'évoqueraient les femmes voilées et images du présent que donneraient les femmes travaillant à l'extérieur du foyer.

Au-delà des entrelacs d'aires culturelles auxquels les images renvoient, peut-on se demander comment cette dualité est vécue au plus profond d'elles-mêmes, chez les femmes ? Y a-t-il une discontinuité ou, au contraire, une identité profonde des deux termes ?

"État de ce qui évolue, se modifie, ne reste pas identique" ; cette définition du changement 252(*) indique-t-elle qu'il est le signe d'une mue ou, au contraire, d'une simple mutation en surface, d'une transposition de différents éléments en présence ? Comment ? Pourquoi et vers quoi tend le processus de changement de la femme, constaté au niveau social ?

J'ai essayé de chercher ce processus en interrogeant l'image que la femme a, inconsciemment, d'elle-même en tant que femme, espace imaginaire tout indiqué pour une projection de l'image féminine dont il me semble de saisir l'évolution. Un travail sur la femme algérienne, kabyle me paraît très vaste dans la mesure où chaque thème (l'Islam, le statut, l'identité...) nécessite une étude profonde, complète et indépendante que je n'ai pu approfondir.

Il m'est apparu, dès lors, intéressant d'apporter une contribution à mon étude du phénomène changement / permanent par une recherche sur trois générations de femmes dont la tranche d'âge varie de 17 à 77 ans, soit de milieu différent, soit au sein d'une même famille (jeune fille, mère, grand-mère), citadine ou rurale. Le choix de cette frange de groupes (citadines / rurales, milieu différent / même famille...) résulte de la volonté d'étudier la problématique féminine dans un contexte socioculturel différent du contexte occidental. Il découle aussi du désir de l'insérer dans un univers au sein duquel la religiosité, d'une part, et la tradition, d'autre part, ont créé un vécu quotidien qui maintient la femme dans le cadre de la famille et limite ses activités aux seuls travaux domestiques.

II- PRÉ-ENQUÊTE

Cette recherche a évidemment des limites, ne serait-ce que par les critères qui ont présidé à la constitution des entretiens. Ceux-ci ne prétendent pas être représentatifs de toute la population féminine algérienne et kabyle.

Mon étude a commencé, dans un premier temps, par mes convictions les plus intimes, conquises progressivement mais fermement au fil des années. Convictions que les femmes ont un minimum à défendre et que ce minimum est vital pour nous-même. J'ai tenu un journal où j'inscrivais tout : convictions, notions acquises, préjugés, pensées, expériences, idées, citations... Il m'était indispensable de retracer tout cela pour comprendre les femmes algériennes et kabyles, à travers mon implication... C'était tellement évident pour moi. J'ai été étudiante, femme au foyer subissant le Code de la Famille, ensuite femme travailleuse, militante, aujourd'hui doctorante. Je pensais que la tâche serait facile.

Donc, au-delà des situations particulières et des expériences de chacune et parce qu'elles souffrent toutes de cette insoutenable infériorisation sociale, injustice suprême et intolérable à nos yeux, les femmes ne peuvent que se trouver dans une révolte et dans un refus de cette injustice, qu'elles ne peuvent se retrouver que dans une complicité et une solidarité, agissantes comme on dit ou, plutôt, comme on disait. Car je parlai, bien sûr, des femmes engagées dans un désir de changer les choses, des femmes militantes, de toutes celles qui se sont battues dans ce pays. Je n'ignorai pas, par ailleurs, la complexité et la diversité des paroles, des attitudes ou des aspirations que les femmes peuvent avoir.

Conviction donc qu'une concordance de rêves, de projets, était possible, évidente même. Tout n'était donc qu'une question de langage à trouver, d'expériences à échanger, de méthodes de luttes à inventer, d'argumentations à déployer. Conviction énergiquement optimiste, née d'un sentiment naturellement hostile à l'injustice, nourrie d'utopie marxisto-humaniste, soutenue par une foi inébranlable en l'efficacité de la conscientisation, une foi inébranlable dans la force de la raison (qu'y a-t-il de plus raisonnable que l'égalité entre les hommes et les femmes ?) devant laquelle tout être, homme ou femme, qui en était doué, devait nécessairement s'incliner.

Tout cela me faisais imaginer les femmes algériennes marchant vers la fin de leur "indignité", vers la fin de cette absence d'être dans laquelle on les faisait survivre. Comme les femmes de mai 68, en France, je cultivais un "rêve d'unanimisme communautaire" 1(*). Egalité entre hommes et femmes, entre Algériens et Algériennes : instaurer ou ré-instaurer cette égalité. Retrouver cet intermède heureux de l'histoire de l'humanité où les hommes et les femmes vivaient en harmonie ; époque bénie où :

"Hommes et femmes se partagent la terre et le ciel, non plus selon l'ancien schéma de la séparation des pouvoirs spécifiques à l'Un et à l'Autre, mais dans l'optique où l'on ne peut se passer de l'Autre pour l'accomplissement d'une tâche" 2(*).

Telles me paraissaient être les quelques lignes essentielles de cette recherche, mes convictions, mes implications... Bien sûr, restait une question de taille : Comment faire aboutir un tel projet ? Au-delà des réactions ponctuelles contre certaines dispositions ou certaines décisions institutionnelles, contre certains discours, au-delà des stratégies de résistance que les femmes pouvaient imaginer pour échapper aux diverses discriminations qu'elles vivaient, il m'apparaissait que la bataille devait se situer au niveau de quelque chose de plus fondamental : les représentations, celles des femmes. Seul un travail profond sur les imaginaires pouvait conduire à une mutation

Parallèlement à la tenue de mon journal, j'ai commencé une recherche bibliographique. De nombreuses consultations de bulletins signalétiques, de fichiers de diverses bibliothèques (INRP, CNDFP, Paris VIII, Institut du Monde Arabe, librairies universitaires algériennes, de discussions (l'oralité), d'échanges...) tant à Paris qu'en Algérie, surtout à Tizi-Ouzou, ont été, pour moi, d'une grande aide quoique la majorité des ouvrages traitant de la femme algérienne sont écrits par des occidentaux.

Pour mieux gérer ma recherche bibliographique, les échanges se sont effectués entre étudiants d'où l'émergence d'un groupe de travail. Avec ce dernier, nous avons échangé nos convictions, nos idées, nos écrits, des livres et des documents. Nous utilisions les nouveaux moyens de communications. Ce réseau m'a personnellement permis de mieux cerner mon étude, mes concepts, plus scientifiquement.

Le regard, le témoignage et les impressions d'un français ou d'une française (ou autre) sur la situation de la femme algérienne étaient importants pour moi. C'est une présence donc des femmes (ou des hommes) dans mon univers. Présence, timide encore, certes, mais qui en tant que telle dit déjà qu'en dépit des freins encore nombreux, les femmes de ce pays existent et sont décidées à s'exprimer.

Donc, en premier lieu, je me suis basée sur mes convictions, ma révolte, mes lectures et sur les données de notre mémoire de DEA, afin de dégager une problématique de recherche. Et, dans un second temps, j'ai effectué une pré-enquête (avec mon groupe de travail, mes amis, mes contacts en Algérie, plus précisément à Tizi-Ouzou en Grande Kabylie...).

Pourquoi avoir choisi comme terrain l'Algérie et, particulièrement, la Kabylie ? C'est dans cette région d'Algérie que je me suis investie totalement, le lieu que je connais, qui m'a apporté beaucoup d'éléments sur la condition de la femme algérienne, sa place dans la société, son rapport avec les hommes, avec autrui, avec l'Islam, son rapport avec l'espace public et avec les autres institutions, son rapport à son propre corps. Elle est, dans tout cela, en perpétuel conflit entre deux modes de références : le traditionnel et le moderne. Et j'ai vécu ce conflit avec un autre regard que les femmes que j'ai interviewées et c'est ce regard, cette vision qui m'importe.

La possibilité pour moi d'effectuer une pré-enquête auprès de femmes immigrées en France me paraît biaisée à cause du contexte social, du cadre de la quotidienneté, des conditions de vie avec tous les facteurs d'immigration, d'acculturation... Et aussi, les moyens psychologiques dont disposent les femmes en France sont totalement différents de la société d'origine. Alors, j'ai préféré traiter la femme algérienne dans son contexte, sa propre société, de l'observer de près, de l'écouter et d'être en contact direct avec elle dans sa quotidienneté. L'histoire de vie d'une femme, c'est l'histoire au féminin de l'Algérie, qu'importe son nom : Malika, Chabha, Zohra, Ghenounouche, Ouerdia, Djedjiga, Assia... ? J'ai eu cette possibilité de rapporter leurs paroles, leurs vécus, leurs histoires... Une, toutes sont des femmes algériennes qui manifestent une volonté de vivre dans une Algérie meilleure, une Algérie libre et démocratique.

Ne les appelle-t-on pas femme-courage ? À l'indépendance (1962), elles ont été écartées de la vie de la cité sans raison, peut-être parce qu'elles sont femmes ? Pourtant, les "décideurs", les responsables politiques, les autres ne manquent jamais de rendre hommage à leur courage. Comment pourraient-ils faire autrement alors que même à travers l'Algérie, des lycées, des écoles, des rues portent le nom de centaines d'héroïnes tombées au champ d'honneur par choix ? Mais, pour que cette reconnaissance ponctuelle eut un sens, il eut fallu les associer à part entière dans la gestion des affaires publiques. Il eut fallu ne pas permettre, en 1984, la naissance de la loi "infâme" qu'est le Code de la Famille comme disent la majorité des femmes.

Comment, dès lors, imaginer des femmes victimes du terrorisme, telles Fatma A., Malika B., Fatiha C., etc., violées, égorgées... sous les yeux horrifiés de leurs familles ou de leurs camarades parce qu'elles ont refusé de renoncer à leurs activités professionnelles, au hidjâb, à l'université, à l'école, au mariage de jouissance... Ce sont quelques noms de femmes anonymes parmi tant d'autres. La liste est longue... mais aucune illusion n'est permise : ces résistantes sont oubliées sitôt enterrées. Elles le demeureront à jamais.

En attendant, les mots courage, bravoure... ne sont que des mots. Des mots qui tuent et font souffrir les uns, donnent bonne conscience aux autres, ceux qui conjoncturellement s'inclinent devant le courage des femmes algériennes pour mieux les mépriser et les humilier. De tels hommages laissent de marbre les féministes algériennes parce que leurs aînées, combattantes d'hier, leur ont appris que le courage c'est de dire et de faire les choses au moment où elles doivent être dites et faites, au moment où les circonstances l'exigent. Après, c'est trop tard. C'est là leur seul "héroïsme", leur unique choix.

Face à l'intégrisme islamiste, elles savaient, en 1990, qu'elles allaient tout perdre : certains acquis arrachés, le droit d'exister comme femme. Quel autre choix leur restait-il que celui de se battre au péril de leurs vies ou celles de leurs proches ?

Comme disent certaines femmes :

"Mourir, ce n'est pas tout perdre, mourir ce n'est pas perdre l'Algérie. Nous refusons de retourner à la maison, de nous soumettre à la loi du diktat et de la terreur, que la bête immonde a reculé".

Est-ce surprenant ? Ne sont-elles pas aussi les filles de ces combattantes de l'ombre que furent leurs mères ? Leurs mères leur ont inculqué la force de se battre, la force de croire, d'espérer, de vivre mieux qu'elles en acquérant le savoir, de vivre pour s'exprimer, pour exister et être une femme.

III- REMARQUES SUR LES ENTRETIENS

Après une longue absence, que vais-je trouver dans ce pays déchiré par le terrorisme, par la perte de l'espoir... ? Mon regard changera-t-il ? Qu'adviendra-t-il de mes idées de militante... ? N'étais-je pas une intégriste moi-même, à ma manière, en voulant unifier les modes de vie et de pensées ? Que vais-je entendre que je ne connaissais déjà ?

Lors de mes entretiens et de ma recherche, je n'étais qu'une étudiante préparant sa thèse malgré un âge avancé (que d'exclamations, de félicitations et d'étonnements !... En Kabylie, les femmes de plus 45 ans sont déjà vieilles, peut-être belles-mères ou grands-mères..., donc plus libres... mais pas étudiantes !).

Je disposais d'une semaine pour mon premier séjour en Algérie. J'ai donc joint l'utile à l'agréable en menant de front retrouvailles et entretiens. Mon premier séjour coïncida avec la fête religieuse de la rupture du jeûne (Ramadan) : l'Aïd Esseghir. Je savais que les opportunités étaient fort nombreuses pour rencontrer des femmes de tous âges, surtout chez mes parents (ou ailleurs) qui recevaient beaucoup à cette occasion. J'ai profité des deux questions qui revenaient souvent : "Que fais-tu à Paris ?" ; "Qu'est-ce que tu étudies ?", pour lancer le débat. Je parlais brièvement de ma filière, de Paris, je m'étalais davantage plus sur mon sujet de recherche qui les intéressait beaucoup.

C'était une stratégie pour pouvoir les écouter, connaître leurs avis, leurs pensées... Leur donner la parole pour avoir une technique, du matériau pour mon étude. Ainsi, le débat était lancé autour d'un café, de gâteaux. Elles étaient contentes qu'en France, on s'intéresse à leur sort notamment les femmes âgées à qui j'ai expliqué grosso modo ce qu'est une recherche, comme si j'allais apporter une réponse à leur attente ! C'est leur façon à elles de contribuer à l'évolution de leur situation, selon leurs dires. Les discussions, les échanges sur les points cités de mon sujet et les entretiens se sont déroulés à Tizi-Ouzou chez mes parents, à l'université de Tizi-Ouzou et chez des particuliers (familles)...

Il est indispensable, pour obtenir un dialogue fructueux, de s'impliquer tout en demeurant suffisamment neutre afin de ne pas influencer les réponses (ce que je n'ai pas réussi avec mon premier entretien à l'université avec Leïla) et de permettre que s'établisse la communication par un échange de vue réciproque susceptible d'entraîner une connaissance mutuelle et non unilatérale. Le contact s'est avéré d'une bonne qualité.

Dans l'ensemble, les femmes d'âges et de milieux très différents ont très rapidement manifesté beaucoup d'intérêt pour mon sujet. Certains thèmes fondamentaux sont apparus à travers quelques questions de base, il s'agit de ceux portant sur la participation des femmes dans le politique (vu la situation critique de l'Algérie.), sur les difficultés rencontrées par les Algériennes dans leur société, sur leur statut juridique, sur la place de la femme dans l'Islam et sur la position des hommes en matière d'émancipation de la femme et surtout de leur être, de leur reconnaissance, de leur existence...

Et lors de mon deuxième séjour, j'ai effectué quelques entretiens au siège de la commission sociale du Croissant Rouge algérien de Tizi-Ouzou (équivalent de la Croix Rouge française). À chaque séjour, je profitais pour réaliser des entretiens.

Lors d'un voyage en Tunisie (décembre 2000), j'ai fait un saut en Algérie pour d'autres entretiens, pour vérifier mes propos, mes remarques et, surtout, discuter avec les femmes pour voir leur évolution ; d'autant plus qu'en Tunisie, j'ai été frappée par la liberté des femmes, par leur émancipation (pays arabe voisin) et ce que les hommes tunisiens pensaient à ce sujet. Que d'étonnement et de stupéfactions !... Les hommes tunisiens envient les hommes algériens et approuvent le Code de la Famille algérien car les Tunisiennes sont libres et émancipées depuis 1956 (par le Président Bourguiba).

En Algérie, j'ai enfin pu rencontrer des enseignantes et des syndicalistes de Tizi-ouzou pour m'informer de l'état de l'école algérienne. C'était important pour moi d'être autorisée à effectuer ces échanges officiellement. L'école, lieu privilégié de l'appropriation et de la transmission du savoir. Mais l'école algérienne est malade et nécessite des changements. Pourquoi avoir choisi ces lieux ? Je ne pouvions faire autrement (raisons sécuritaires et temps limité, certains étaient programmés par des intermédiaires). J'ai saisi toutes les opportunités et mon dictaphone était toujours à portée de main afin de ne rater aucune occasion en rassurant l'auditoire de ma discrétion et l'anonymat de mon matériau (leurs paroles) de travail. Très souvent, le débat était favorisé par la situation de retrouvailles, de convivialité et de curiosité.

Ainsi je créais un climat de sympathie avec les interlocutrices en expliquant, avec clarté et enthousiasme, les objectifs de ma recherche. En les mettant dans ce climat de confiance et de sécurité, elles se sont exprimées librement, à coeur ouvert et elles ont même abordé leur sexualité, sujet tabou en Algérie. On les sent directement concernées par ce sujet et elles ont plein de choses à dire, trop bafouées dans leur droits : elles en parlent facilement, c'est très important pour elles car elles expriment ce qu'elles refoulent depuis longtemps. Elles aiment qu'on les écoute car la prise de parole au milieu d'un auditoire ne leur est pas réservée comme à la gent masculine, aux intellectuels, aux politiques, aux militants(es)...

Ce qui a frappé mon entourage, c'est l'écoute particulière que j'avais pour chacune. Elles étaient étonnées de non attitude calme, réceptive et un peu passive car, de nature, j'étais plutôt bavarde, moraliste, révoltée, imposante (par mes idées) par rapport aux droits des femmes. "Est-ce que Paris t'a calmée ?", disaient les unes, "Es-tu en train de changer ? ", "L'université de Paris parle-t-elle de nous ? ", disaient d'autres.

Je voulais surtout les écouter, prendre du recul avec mon militantisme, oublier pour un moment que j'étais algérienne, enfin, rester en posture d'apprentie-chercheur. Bien que ma position de femme ne me fasse pas oublier mon statut juridique et ma place dans la société. On ne peut pas se défaire de sa nature et de ce que l'on a bâti durant plusieurs années.

Certaines m'ont dit que leur lutte continue à travers mon sujet de thèse, dans l'écriture, bien que je ne sois plus le terrain, je reviens avec un peu de scientificité et de maturité. J'étais pour m'approprier leurs savoirs, leurs dires et leurs pensées que j'ai exploités à notre retour à Paris.

Le troisième jour de mon premier séjour, je me suis rendue à l'université en prenant, au préalable, la précaution de confirmer mes rendez-vous avec le département des sciences économiques et celui de Tamazigh (étude de la langue Berbère) pour réaliser mes nos entretiens. La ville fourmillait de policiers, de CRS, beaucoup d'uniformes... J'avais peur et pas rassuré mais j'ai pu enregistré mes entretiens pour en savoir plus sur les femmes universitaires et salariées de l'université...

Pour pouvoir franchir le barrage de contrôle à l'entrée de l'université, J'ai dû exhiber ma carte d'étudiante car toute personne étrangère à la cité du savoir était interdite d'accès. Il faut noter que la tenue vestimentaire (le paraître) était importante, de ce fait, j'ai dû l'améliorer plus que de coutume : une autre stratégie pour avoir plus de prestance. En Algérie, "l'habit fait le moine". Ainsi, j'ai pu entrer dans l'enceinte de l'université et, surtout, convaincre ma peur et mon angoisse.

D'autres courts séjours m'ont permis de réaliser les autres entretiens. Les excuses de retrouver ce pays ne manquaient pas (événements heureux ou malheureux, maladie des parents...) et je ne connaissais pas toujours les personnes avant de les rencontrer, certaines étaient d'anciennes connaissances. Les rendez-vous et les accords de principes étaient pris avant mon arrivée. Vu la situation sécuritaire du pays, la méfiance était de rigueur et les dates de mon arrivée n'étaient jamais précisées ou communiquées. Lors des entretiens, la convivialité s'installait et les échanges étaient toujours fructueux.

Après les entretiens, j'avais l'impression que ma question de départ (selon la grille d'entretien que je me suis fixée) n'était pas respectée car il fallait tout le temps relancer les personnes par de brèves questions. J'aurais voulu avoir plus d'entretiens mais je n'arrivais pas à séjourner plus d'une semaine à Tizi-Ouzou.

Ces deux dernières années, Tizi-Ouzou a connu de graves émeutes concernant la revendication de la langue tamazight comme langue nationale (plus d'un millier de blessés et plusieurs morts).

CHAPITRE III

ENTRETIENS AVEC LES KABYLES

I- ENTRETIENS

A- LEILA, LA DACTYLOGRAPHE

Leïla, 23 ans, est dactylographe, timide, célibataire vivant chez ses parents. Issue d'une famille nombreuse et pas très aisée, elle travaille pour aider sa famille et pour préparer son trousseau (achat de bijoux, de toilettes, de literie...).

L'entretien se déroule dans son bureau qu'elle partage avec d'autres collègues qui étaient absentes : c'était son choix. Lorsque nous lui avons expliqué le sujet, elle a accepté le jeu. Leïla a demandé que nous lui posions des questions bien ciblées (entretien directif). Nous la sentions bloquée, elle nous reprenait en arabe car nous la questionnions en français et en kabyle. Leïla est arabisante (scolarité et formation en arabe) et, chez elle, elle parle kabyle et arabe dialectal.

- Que faites--vous ?

- Je travaille comme secrétaire-dactylo à l'université de Tizi-Ouzou.

- Qu'est-ce que pour vous être une femme en Algérie ? Qu'est-ce que ça représente pour vous ?

- C'est difficile, c'est une lutte pour être une femme (en langue kabyle), oui, c'est difficile.

- Comment difficile ?

- Euh ! C'est difficile !

- Vous auriez voulu être un homme ?

- Non.

- Vous vous plaisez d'être femme, d'être née femme. Votre statut de femme algérienne, est-ce qu'il vous convient ? Vous connaissez le Code de la Famille ?

- Oui.

- Est-ce qu'il répond à vos attentes ?

- Normalement.

- Le statut vous plaît-il (en langue kabyle) ?

- Oui, bien sûr.

- Rien ne vous dérange dans votre statut, dans le Code de la Famille ?

- Non.

- Connaissez-vous vos droits (en langue kabyle) ?

- Oui, bien sûr.

- Avez-vous déjà voté ?

- Oui.

- Plusieurs fois ?

- Deux fois.

- Est-ce que vous étiez heureuse de voter ?

- Non, comme ça, c'est pour la forme et aussi pour dire que j'ai voté, c'est tout.

- Vous sentez-vous citoyenne algérienne ?

- Puisque l'Algérie est perdue, donc j'ai voté comme ça.

- Le fait de travailler est une forme de liberté ou autre chose ?

- Le fait de travailler m'apporte ma place.

- Avoir une place (traduction en langue kabyle) ?

- Bien sûr, je préfère travailler en ayant des droits.

- Que souhaitez-vous à une femme en Algérie ?

- Je souhaite que la femme algérienne sorte travailler, même mariée.

- Souhaiteriez-vous avoir beaucoup d'enfants ? Et combien ?

- Non. Je souhaiterai en avoir deux ou trois et pas un. Je veux deux garçons et une fille.

- C'est important les garçons pour vous ?

- Oui, c'est pour l'héritage.

- Avez-vous des frères ?

- Oui, bien sûr, mais on est nombreuses, les filles : 7 filles.

- En avez-vous beaucoup (garçons) ?

- Deux.

- Est-ce qu'ils sont considérés dans la famille à égalité par rapport à vous ?

- Oui.

- Est-ce que l'éducation des garçons et des filles est la même ?

- Oui, c'est la même dans ma famille mais ma mère et mes grandes soeurs les gâtent plus.

- Demain, allez-vous élever vos enfants à égalité entre filles et garçons ?

- Bien sûr, au même titre et la même chose.

- Si vous avez trois filles, allez-vous avoir un quatrième pour avoir un garçon ?

- Non, trois c'est trois. Pas plus.

Suite à quelques réponses, notamment sur le choix du sexe et du nombre d'enfants qu'elle souhaiterait mettre au monde, elle nous répond :

- J'aimerai avoir deux garçons d'abord, ensuite une fille.

- Pourquoi d'abord deux garçons ?

- Les garçons, c'est mieux !

- Pourquoi c'est mieux ?

- Parce qu'il se débrouille mieux, il est plus libre... son nom reste et puis c'est mieux...

- C'est mieux comment ?

- Il sera considéré, plus respecté, plus gâté... Euh !

- Comment gâté et respecté ?

- Tu vois, comme ça, ma belle-famille me donnera plus de considération et mon mari m'aimera plus, tu sais, dans les familles algériennes, c'est comme ça, surtout pour le nom et moi, je serai bien vue...

- Quel nom ? Comment vous serez bien vue ?

- Pour que le nom reste car la femme change de nom, car elle se marie. Et puis, ta belle-famille te considère, t'aime plus quand tu as un garçon...

J'ai riposté à la fin de l'entretien (qui a duré 25 minutes) en la traitant de "gourde". Je me suis emportée, j'ai failli à ma mission. Pourquoi cette attitude ? Parce qu'elle venait de produire le schéma d'un discours que je refusais d'entendre. J'ai senti que mon entretien était raté et que je n'avais pas respecté ma grille d'entretien, de mon engagement de chercheur. On retrouvait la militante et non l'étudiante telle que je m'étais présentée. Après avoir repris mes esprits, je l'ai remerciée sans m'excuser pour cette réflexion. Avait-elle saisi mon comportement ? Je ne le saurai jamais.

Je pensais, au départ, que je n'avais pas besoin de la relancer par d'autres questions. Je m'étais fixée qu'une seule question : "Qu'est-ce qu'être une femme en Algérie ?" et faire des relances...

Les questions qui ont suivi n'étaient pas programmées, ne faisaient pas partie de ma préparation. J'étais déstabilisée et j'ai improvisé les questions. J'avais pourtant guidé Leïla en lui expliquant au départ mon travail, ma question. Est-ce que Leïla a été déstabilisée devant un petit micro ? Le lieu était-il adéquat ? Par la suite, j'ai essayé de la faire parler pour meubler le temps qui m'était donné et faire du remplissage. J'avais l'impression de me comporter comme un reporter-journaliste (questions-réponses) à l'affût d'informations. J'étais malheureuse et surtout déçue de mon attitude et de ma prestation.

Lorsque j'ai fait part de mon désarroi au responsable qui a programmé l'entretien, il m'a répondu que "Ce n'était pas grave,... C'est cela le travail d'un débutant !". J'ai failli abandonné alorzs, j'ai rencontré Malika.

B- MALIKA

Malika, 25 ans, célibataire, est étudiante en Sciences Économiques à l'université de Tizi-Ouzou. Elle habite la cité universitaire, ses parents sont dans un village à 30 km de Tizi-Ouzou. Elle réside à la « cité universitaire filles » de Tizi-Ouzou.

Ayant raté mon premier entretien, j'ai demandé à être seule avec l'interviewée. Une petite salle près du bureau du responsable était libre et après un commun accord, j'ai demandé à l'occuper d'être plus tranquille et de ne pas être perturbée par le va-et-vient. En reprenant un peu mes esprits suite à l'échec du premier entretien, j'ai repris la question de départ.

- Qu'est-ce qu'être une femme pour vous ?

- Être une femme, c'est tout un honneur d'être une femme. Être une femme, c'est d'abord un combat pour la vie et pour l'avenir de la femme surtout algérienne et être une femme n'est pas facile surtout dans une société dans laquelle on vit actuellement.

- Justement, j'allais vous poser la question. Je repose la question : être une femme en Algérie, ça représente quoi ?

- Une femme en Algérie, c'est la plus grande malchance qu'un être humain peut avoir en tant que femme.

- Pourquoi ?

- Parce que c'est une société qui est construite sur des lois d'hommes et c'est toute l'éducation que la femme algérienne reçoit depuis sa naissance jusqu'à la fin de ses jours, jusqu'à sa mort. C'est toujours comme un axe d'orientation : l'homme toujours. C'est ce qui a retardé mon mariage, à cause de cette vision que j'ai.

- Comment ?

- Ben, c'est beaucoup plus ma conception par rapport au mariage. C'est que si on se marie, c'est pour être mieux, dans une situation meilleure. Sinon, il vaut mieux être célibataire et assumer ses responsabilités jusqu'au bout. Euh ! J'aurai aimé avoir un seul enfant et je préfère que ça soit une fille. Justement, beaucoup de mes compatriotes m'ont dit : "Je souhaiterai avoir un garçon". Il y a une autre qui m'a dit : "J'irai jusqu'à ce que j'aie un garçon !"...

- Vous êtes d'accord ?

- Non, moi je ne suis pas d'accord. Moi, je préfère avoir une fille parce que par rapport à la nature. Moi, je vis dans une famille assez nombreuse. Il y a des garçons, des filles qui sont mariés. La nature veut que la fille soit plus sensible que le garçon quelle que soit leur éducation. Même éducation pour le garçon et la fille. Mais la fille reste toujours sensible et plus proche de ses parents. D'abord, j'ai confiance en cela, c'est que la fille sera plus proche de moi par rapport à un garçon. Et le garçon va être très difficile pour l'éduquer parce qu'à un certain âge, il échappe à l'éducation de la mère et du père. Donc là, la fille n'échappe pas. Souvent, la fille n'échappe pas à l'éducation des parents et, dans un autre sens, je veux avoir une fille, c'est pour qu'elle ait ce que je n'ai jamais pu faire. Je lui donnerai la liberté de s'exprimer, de choisir sa vie, sa voie quoi !

Ensuite, on a aborde la place de la femme dans notre société. Elle fronce les sourcils, sourit et enchaîne sur la question en se balançant un peu sur elle-même.

- Quelle est la place de la femme dans notre société ? Ah ! Oui, une femme, la place de la femme : tant que la femme n'a pas de place, on n'évoluera jamais, ça, c'est grosso modo. Le statut qu'offre le Code de la Famille... c'est là le problème ! Le Code de la Famille a été fait par rapport aux lois d'hommes. Ce sont les hommes qui l'ont fait. C'est automatiquement en leur faveur, ça, c'est évident. Entre autre, ils disent que ce sont des articles qu'ils tirent de la Charia : ça, c'est faux et n'est pas vrai. S'ils prétendent que c'est par la Charia que viennent les articles, ça, c'est pas juste. Et le Code de la Famille, il est temps ou jamais de le changer parce que si la femme algérienne ne participe pas pour l'évolution du pays, qu'elle soit économique ou sociale, parce que tout doit passer par la femme finalement, parce que la femme, c'est les enfants, c'est l'éducation de toute une génération. Tant que ça ne change pas, non, à mon avis, on évoluera jamais et, par rapport au Code de la Famille, c'est nul (3 fois).

- Dans la sphère publique ?

- C'est-à-dire, plus précisément, quand je parle de la sphère publique, c'est le travail, la rue... Sa place, c'est quoi ? Euh ! Actuellement, la femme algérienne n'a pas la place qu'elle mérite dans notre société ; ça, c'est d'abord primo et si on trouve des femmes qui ont leur place, c'est parce qu'elles se sont battues pour cela et ce n'était pas facile. En général, elle n'a pas la place qu'elle mérite actuellement ni dans la rue, ni dans la famille, ni dans les institutions, ni à l'école, ni dans nulle part, nulle part.

- Une femme dans la rue ?

- C'est-à-dire femme dans la rue, moi je comprendrai le comportement des autres par rapport à la femme, à l'extérieur de son foyer, à l'extérieur de sa propre famille et le comportement, je dirai, est très dégradé. Les événements que vit l'Algérie en ce moment, c'est-à-dire politiques surtout, oui politiques, puis avec la nouvelle conjoncture puisqu'on le répète souvent : la position de la femme par rapport à la Charia Islamia, par rapport à toutes les menaces qu'ont reçues les femmes, croyez-vous que la femme retrouvera sa place telle que certaines l'ont combattue dans les années 70 pour avoir sa place à l'université ? Entre nous, le combat de la femme a beaucoup diminué ces dernières années. Après tout, la femme est sensible et faible physiquement, oui. C'est parce qu'elle est menacée, mais le combat a diminué de beaucoup parce qu'on a tous un intérêt, quelque part, à défendre tout comme le peuple algérien, même les hommes, le combat des hommes a également diminué. Donc, tout est relatif. Comme le combat en Algérie a diminué, donc le combat de la femme a diminué aussi ! Mais ça ne va pas la faire sortir de sa crise qu'elle vit actuellement. Son combat, ça reste beaucoup à faire mais elle va construire le pays. Et la construction sociale passe par la femme.

- La construction sociale passe par la femme ?

- Ben, si on lui accorde la contribution qu'elle mérite oui, oui, oui. Parce que ce pays-là, son vrai problème par rapport à toute l'analyse que j'ai effectuée, je suis dans un Institut de Sciences Économiques, donc automatiquement, on a à faire à l'étude de l'homme, de l'être humain, de la société, etc. La base du problème de notre pays, c'est l'éducation (2 fois) et, comme l'éducation c'est le rôle principal de la femme, le jour où on lui accordera ce rôle principal et on le respectera tel quel, effectivement, on va sortir de la crise. Je reviens à l'éducation. L'éducation : c'est tout le comportement qu'un être humain peut acquérir de la société, ce qui n'est pas inné.

Et la femme étant l'être sensible, l'être affectueux qui ne fait pas de mal, etc. Comme je crois qu'un penseur a dit : "Le jour où la femme gouvernera le monde, il n'y aura pas de guerres", il n'y aura pas tout cela. Donc, si on arrive à éduquer une génération d'enfants, la fille respectera le garçon, le garçon respectera sa soeur, sa femme, ses enfants et, le jour où les gens arriveront à s'aimer, à se comprendre, à se respecter et tout ceci passera par la femme, bien sûr, son éducation à elle, dans ce cas-là, on arrivera à une certaine évolution. On dit que le chômage en Algérie est dû à l'activité de la femme. Du tout ! Non ! Comment peut-on remplacer une femme médecin par un chômeur qui n'a pas de niveau, mais c'est pas possible. Non, au contraire, c'est la non-participation de la femme qui fait cela.

Je suis en Sciences Économiques et, selon les chiffres récents et les statistiques que j'ai eues, il y aurait une population active féminine de plus en plus nombreuse chez elle ou à l'extérieur. Pourquoi ? Parce que... vous allez me permettre d'aborder un autre sujet qui est l'obsession sexuelle dans ce pays. On recrute une femme et pas un homme parce que le directeur va voir la photo de la recrue, c'est par rapport à ça. C'est pour ça que le nombre des femmes actives a augmenté tout simplement. Ce n'est pas pour une certaine compétence. C'est par rapport à une certaine frustration et une certaine obsession dans notre société. En ce qui concerne le travail non reconnu, il permet d'aider le pouvoir d'achat du ménage et d'avoir des économies pour s'acheter ce qu'elle veut (bijoux, aider à la préparation du trousseau pour les filles, pouvoir donner de l'argent de poche aux enfants : chose que le père de famille ne fera pas).

- La femme kabyle a une particularité dans son organisation ?

- La femme kabyle, par rapport à la femme algérienne en général, ben oui effectivement, elle a sûrement quelques particularités par rapport à la femme algérienne en général. La femme kabyle ne vit pas le même problème qu'une femme de l'Est ou de l'Ouest. On remarque d'ailleurs que la femme kabyle est un peu plus libre (entre parenthèses bien sûr), ce n'est pas ce qu'elle mérite non plus. Il reste beaucoup à faire quand même. La femme kabyle vit toujours le MÊME (elle articule lentement le mot, en le reprenant et en l'épelant) calvaire. Elle assume plusieurs tâches : à l'extérieur et dans son foyer. En l'absence de son mari, elle doit le remplacer. Vous savez, en Kabylie, beaucoup d'hommes immigrent en France ou travaillent dans les grandes villes. Donc, les femmes deviennent chefs de famille neuf ou onze mois dans l'année. Elles gardent le lien avec le mari par les consignes. Elles sont conditionnées par l'environnement social, elles vivent selon les codes du voisinage, de la famille et du village. Elles vivent pour les gens, font les choses pour plaire à l'entourage : même chose pour leur vie professionnelle.

Aujourd'hui, en tant qu'étudiante, et je suis en fin de ma formation, j'aurai dû parler en premier de l'étudiante et de son esprit. L'esprit de l'étudiante Tizi-Ouzienne, de Kabylie puisque nous sommes en Kabylie, j'aurai voulu, parce que j'ai eu plus d'échos sur les étudiantes d'Alger, de Blida, qui ont une autre conception. C'est complètement autre chose, pourquoi ? Parce que l'étudiante à Alger : c'est généralement, elle se trouve à Alger dans un certain milieu, donc le même milieu universitaire, n'est pas très différent de son milieu quotidien, ce qui n'est pas le cas ici à Tizi-Ouzou. Donc, l'étudiante universitaire, je parle spécialement en général de l'étudiante de notre Institut parce que je ne fréquente pas beaucoup les autres Instituts. Mais je trouve qu'elle est étudiante physiquement et par son certificat de scolarité. Spirituellement, son esprit, il reste tout de même cette femme kabyle arriérée, conditionnée par l'homme, etc. Elle reste tout de même, c'est-à-dire que le système éducatif a fait en elle beaucoup (en kabyle). Les études supérieures n'arrivent pas à enlever ces idées.

L'étudiante, ici en Kabylie, est touchée par le conditionnement, les moeurs et par les traditions. Ah ! Beaucoup (3 fois, elle hoche la tête). Par exemple, je vous donnerai un simple exemple d'avoir un copain, un petit ami, etc. La majorité des étudiantes refusent d'avoir deux ou trois copains. C'est-à-dire que je sors avec un garçon, ça ne me dérange pas de le quitter si ça ne marche pas entre nous et automatiquement, je connaîtrai quelqu'un d'autre, c'est ça la vie. L'étudiante kabyle n'accepte pas ça, au bout du deuxième ou du troisième petit ami, il faut qu'elle s'accroche coûte que coûte, sinon que dira-t-on ?

- Des qu'en dira-t-on ?

- Oui, il y a encore les qu'en dira-t-on... YA HASSERA 1(*) (3 fois). Non, ça a beaucoup changé. L'université reste tout de même, il y a toujours des qu'en dira-t-on, des traditions, des coutumes, il y a beaucoup. Avant, moi, je croyais que l'étudiante entrée dans l'enceinte de sa vie d'étudiante s'est débarrassée de ces moeurs. Non et non ! De ces habits traditionnels, physiquement et moralement. Non, comme je l'ai dit, étudiante juste pour son certificat de scolarité. Par exemple, rare bien sûr, il y a toujours des exceptions dans la vie, les exceptions, ce sont elles qui confirment la règle en général. Donc, il y a toujours des exceptions. Par exemple, le comité d'Institut, le comité de défense, on ne trouve pas de filles. Généralement, j'y suis moi, j'ai ma camarade de temps en temps avec moi. Mais, on ne trouve pas de filles, c'est-à-dire qu'on est là et qu'on est dirigée et orientée par les garçons. Ce sont eux qui prennent le combat, la fille ne se trouve jamais dans un comité pour dire non aux garçons, c'est faux ce que vous dites. Non, ce n'est pas comme ça qu'on agit parce qu'elle a toujours tendance à comprendre que le syndicalisme, que la défense etc., qu'elle est derrière et eux, ils sont toujours devant. Elle n'est jamais présente dans la vie estudiantine, dans la vraie vie d'étudiante. Elles font peut-être quelques actions au niveau des cités de jeunes filles, c'est parce qu'elles sont entre filles. Donc, elles gardent toujours au fond d'elles-mêmes cet esprit de laisser les hommes faire.

L'étudiante algérienne kabyle de demain ne va pas changer l'école aussitôt. Mais, grâce à une minorité justement, cela peut se faire. Et une minorité ne peut pas avancer vraiment rapidement, c'est qu'il faut vraiment du temps pour cette minorité avec tous les efforts qu'elles vont faire, ça ne sera pas facile, elles doivent tenir le coup. Si la majorité des filles ont le même esprit que cette minorité, il y a encore de l'espoir. Je peux vous dire que mon estimation pourrait aller dans dix ans, mais étant donné que c'est une minorité, c'est-à-dire 1 % à 2 %, je n'exagère pas, c'est la vérité. Je vois dans notre Institut, donc il faut attendre cinquante ans. Avec tout ce qui se passe, il n'y a pas d'espoir, surtout ces dernières années. Il fut un temps avec la multiplication des universités, le nombre excessif d'étudiants, notamment l'augmentation des effectifs des femmes fréquentant la cité du savoir, l'Algérie changera, les mentalités évolueront...

Malheureusement, les choses régressent et les femmes se complaisent dans leur enfermement, de leur vie de dominées et dirigées. Elles acceptent les traditions, les reproduisent à leur tour. Qu'elles soient universitaires ou pas, le schéma se reproduit. Nous acceptons la modernisation car elle facilite la vie comme les appareils électroménagers... mais nous ne sommes pas modernes car nos esprits, nos mentalités ne changent pas. Les événements ont bloqué l'évolution. C'est dommage que des gens qui ont oeuvré pour la démocratie, le changement des mentalités, pour la modernité et surtout les droits de l'homme, sans oublier les droits des femmes...

Le deuxième entretien m'a redonné confiance car je m'attendais pas à ce que l'on me présente une fervente militante de l'université. C'est le responsable du personnel qui a choisi les interviewées. Comment les a-t-il choisies ? J'ai appris que ces femmes étaient disponibles et surtout assidues à l'université (il les a averti une heure avant mon arrivée, comme je n'avais pas annoncé la date exacte de mon arrivée). L'entretien a duré 90 minutes (temps fixé avant l'entretien).

Malika est "doyenne de la faculté" de Tizi-Ouzou comme elle le dit. Universitaire depuis plus de dix ans, elle vient de soutenir son magistère et souhaite avoir un poste d'assistante de cours. A la cité elle se sent libre loin des contraintes familiales et du village. Malika est responsable du comité de défense de l'université (depuis les événements, plusieurs villages, chaque groupe, chaque unité structurée par des bénévoles se protègent du terrorisme en créant des comités de défense), auparavant, elle a participé à plusieurs activités au sein de l'université. J'ai eu aucun mal à la faire parler. Elle était plus ou moins cohérente dans ses propos avec un enchaînement mais elle ne développait pas son analyse.

C'est un entretien non-directif avec une question de base : "Être une femme en Algérie". Je l'ai laissée parler en la relançant brièvement. Je crois que si elle n'avait pas été demandée en urgence, elle aurait pris davantage de temps. Tout de suite, on s'aperçoit que c'est une habituée des entretiens mais elle se perd dans ses explications.

Sa conception par rapport au mariage est que :

- La femme s'unit pour être mieux car, pour sa vie maritale, elle doit être le complément (de son conjoint) du fait qu'elle se trouve à deux pour former qu'une unité (le couple), pour pouvoir faire face à la quotidienneté. Si la femme ne trouve pas sa complémentarité, il vaut mieux rester célibataire... Être une femme est un honneur, une lutte, car elle se trouve dans une société d'hommes faite par des hommes... Le changement de la situation de la femme se fera par elle-même et la politique. Pourquoi elle ? Parce que c'est elle qui éduque ses enfants, garçons et filles doivent être élevés de la même manière et ne pas faire du favoritisme. Elle ne doit pas perpétrer le poids de la tradition...

Dès le début, je l'ai senti passionnée, et ce sujet lui tenait à coeur mais elle n'arrivait pas s'exprimer correctement, à aller au fond de ses pensées. Le mélange français-kabyle-arabe aurait été plus favorable. Je ne voulais surtout pas l'interrompre pour lui dire de finir ses phrases, ses pensées dans la langue qu'elle voulait : je l'ai laissée s'exprimer. J'ai respecté la durée programmée pour cet entretien.

C- ZOHRA, LA RÉVOLTÉE

Zohra, 50 ans, est femme de service à l'université de Tizi-Ouzou (elle s'occupe de l'entretien des salles et des bureaux), divorcée avec sept enfants (six filles et un garçon) dont l'aînée est parvenue à devenir inspectrice de police et qui a abandonné, depuis peu, sa carrière parce qu'elle est devenue soeur musulmane (pratiquante extrémiste) et porte le voile à l'Afghane (corps, mains couverts et visage caché par un voile grillagé).

Zohra avait arrêté de travailler quand sa fille a été engagée dans la police mais elle a repris son emploi car elle s'est révoltée par rapport à sa fille. Pour prouver son mécontentement, elle a repris sa fonction (fière d'avoir gagné sa vie sans l'aide de sa famille). Après son divorce, son mari n'a jamais versé de pension alimentaire. Ses parents ne pouvaient subvenir aux besoins de ses enfants, elle se "bat seule avec la vie depuis plus de 24 ans". Elle refuse le foulard islamique et garde sa tenue traditionnelle (robe kabyle et un fichu sur la tête qu'elle met dans la rue).

Zohra est Kabyle, musulmane pratiquante, gardienne de ses valeurs et de ses traditions et refuse cet Islam. Certaines de ses collègues ont été assassinées ou égorgées parce qu'elles ont emprunté le chemin de l'université afin de subvenir aux besoins de leurs enfants. Elle a élevé ses six filles dans le respect, la dignité et la tolérance et a fait d'énormes sacrifices pour que celles-ci puissent accéder à des études poussées, au travail et avoir des activités extra-scolaires (le sport, la musique).

- Je n'ai pas eu le temps de vivre pour moi. Je veux que mes filles soient libres et libérées... travailler à l'extérieur, vivre leur temps, choisir leurs époux. Moi, le mien, je l'ai connu que le jour du mariage. Il était exigeant, dur, pas un compliment, voulait beaucoup de garçons : il me rappelait trop mon père, le même caractère ! Le seul garçon que j'ai eu, il ne l'a pas connu car au début, il nous a ignorés, j'avais beaucoup de filles, aujourd'hui, il est décédé. Tu sais, il s'est remarié deux mois après notre séparation pour me narguer... Il nous a jetés dehors et après, il nous a oubliés et mes parents n'ont rien pu faire à cause du nîf. La famille ne m'a pas fait de cadeaux, tu sais ce qu'est une divorcée chez nous... Ah ! Hé ! Les hommes ! ...

Mon garçon, je ne l'ai pas gâté, bien qu'il porte le prénom de son père comme la coutume l'exige. Il fallait être dure avec lui car la vie qui l'attend ne lui fera pas de cadeaux, il doit faire face au travail, trouver lui-même une femme, peut-être un appartement bien que, s'il veuille dans un premier temps, il peut habiter chez moi mais les filles d'aujourd'hui n'aime pas les belles-mères, être un homme dehors, surtout dans ce pays... Les filles, c'est autre chose mais, au fond, quand tu vois bien les choses, toutes ces générations, qui ont compris mieux la vie que nous, savent ce qu'elles veulent, cherchent une vie meilleure et surtout moderne. Ce n'est pas comme nous. Les jeunes de ce pays étudient mais qu'est-ce que l'État leur offre ? C'est dur pour eux, je les vois à l'université, parfois quand j'entends ce qu'ils disent : ça fait peur pour leur avenir. Avec l'arabe à l'école, où peuvent-ils aller ? Les autres pays évoluent et ils veulent que nos enfants soient médiocres.

- Ils, c'est qui ?

- Comment qui, tu ne le sais pas, l'État ! La Houkouma 253(*), c'est l'armée, c'est eux qui dirigent ce pays et leurs enfants sont à l'étranger, dans les grandes universités..., étudient dans les langues modernes, pas en arabe ; l'arabe qu'on entend à la télévision, tu crois qu'on le comprend ? On n'est pas Égyptiens et la Mecque appartient à tous les musulmans. D'accord, on est musulmans, Kabyles, pas des sauvages et les Français nous ont laissé l'instruction. Nos enfants, les nôtres, font leur possible avec ce que leur offre l'État (El Houkouma)... Pour revenir, les jeunes filles, c'est encore plus dur. Nous, les vieilles, notre temps est passé, on va vers la mort, c'est ça notre destin, mais on essaie de les pousser pour avoir une vie mieux que la nôtre surtout elles, qu'elles font des études. Tu sais, les études donnent du travail et un avenir pour les filles...

Elle soupire en frottant ses mains et lève les bras vers le ciel et récite un poème... Zohra est consciente de sa situation, accorde beaucoup d'importance à l'éducation, à l'instruction de ses enfants, notamment, celles de ses filles. Marquée par son divorce : elle en veut aux hommes, à sa famille et à ses beaux-parents. Elle s'inquiète du devenir de la jeunesse, accuse le Pouvoir, l'État. Elle définit l'État par le mot "El Houkouma" qui veut dire ceux qui commandent. La question de la langue est évoquée. Pour elle l'arabe n'est pas une langue véhiculaire. Ce n'est pas une langue du savoir. Elle l'utilise pour réciter ses prières (langue du Coran). Elle revendique son appartenance à l'Islam mais ne se sent pas Arabe, elle n'appartient pas au monde arabe. Elle est Kabyle.

Le mot État revient souvent, il est la cause de tous ses malheurs. J'ai senti qu'elle voulait aborder plus profondément le thème sur l'État et sa politique mais elle s'est retenue pour rester dans le sujet que je lui ai présenté. Je ne l'ai pas interrompue. Ne voyant pas venir mes questions, elle reprend alors sur son histoire de vie.

- Quand je suis née, ma mère était malheureuse, elle a beaucoup pleuré, j'étais sa quatrième fille et mon père lui en voulait d'avoir eu que des filles. À ma naissance, mon père a décidé de se fâcher, il ne lui parlait pas et s'est enfermé sur lui-même. Mes grands-parents paternels préparaient en douce la répudiation de ma mère. Ils attendaient sa guérison comme si elle était malade ! Ah ! Mon Dieu ! Ma mère n'était pas malade, son tort était d'avoir des filles. Sur ce point, j'en voulais à mon père. Car c'est Dieu qui donne les filles.

Grâce aux sages du village, on habitait tous avec toute la famille de mon père, soit 18 personnes. On habitait au village à 15 kilomètres de Tizi-Ouzou, ma mère n'a pas été renvoyée chez ses parents. Onze mois après, il y a eu la naissance de mon petit frère. C'était le Dieu de la maison, gâté, tout pour lui. D'autres frères sont nés et l'écart se creusait entre les filles et les garçons. J'en voulais à ma mère de faire cette différence entre les filles et les garçons. Surtout qu'elle a vécu des choses... Enfin, j'acceptais cette situation. C'est le mektoub (le destin) et on acceptait notre condition sans parler. À l'époque, une fille n'était jamais la bienvenue, pas une fête pour elle si ce n'est qu'au mariage et elle ne sera reconnue dans son foyer qu'en ayant des mâles qui transmettront le nom... À mon tour, j'ai connu la même chose.

Zohra m'a beaucoup marquée mais je n'ai exprimé ni notre approbation, ni mes sentiments. Je suis grêlée par son discours, son franc parlé, sa détermination ; peut-être parce que c'est le discours d'une femme en souffrance mélangé de féminisme. Elle refuse la situation de permanence qui réduit la femme à être soumise à tout : à la famille, au conditionnement social. Elle attend le changement dans le "sens positif" comme elle le dit.

- C'est quoi le changement ?

- Changer les mentalités, pouvoir sortir sans voir le regard des autres se poser sur vous comme une bête sauvage, pouvoir recevoir qui l'on veut sans avoir peur des qu'en dira-t-on. Tu sais quand on est une divorcée, on fait attention aux qu'en dira-t-on. Ah ! Ce sont d'abord les femmes qui parlent : elles ont du pouvoir, surtout avec leurs langues. Moi, j'aimerai avoir des femmes dans le pouvoir politique, dans le pouvoir du travail et de travailler... Peu de femmes sont responsables dans le travail. Je ne veux pas qu'on enferme les femmes dans un habit, au foyer, pour prétexte de les mettre à l'abri du regard de l'autre... Heureusement qu'en ville, les choses sont moins difficiles et puis tu peux trouver du travail, du moins pour notre génération car les jeunes d'aujourd'hui n'acceptent pas n'importe quel travail, d'ailleurs, il n'y a pas de travail malgré qu'ils fassent des études. C'est El Houkouma qui veut ça. Puis avec le terrorisme, tout a changé. Je m'inquiète pour les jeunes, un jour, ils feront la guerre à la Houkouma. Ils ont marre de tout, je parle avec eux à l'université ou dans le quartier...

Vous voyez ma fille, elle était inspectrice de police, je me suis sacrifiée pour qu'elle fasse des études et choisir son métier. Aujourd'hui, c'est une soeur musulmane. Je suis contre tout cela : sa tenue, "le niqâb". Tu ne crois pas que Dieu a dit qu'il faut se cacher et porter même des gants pour que les hommes ne vous voient pas. Le jour où elle a décidé de s'habiller comme ça, je me suis fâchée et, pendant plus de 6 mois, je ne lui ai pas parlé. Elle a arrêté de travailler car dans la police, on ne l'accepte pas comme ça et puis elle ne veut plus voir les hommes, ils représentent le mal, la mauvaise intention. Depuis, je suis triste.

Avant, elle était ma fierté, pourtant je me suis sacrifiée pour mes filles. C'est vrai, elle nous a obtenu un grand logement de l'État. Les hommes la respectaient... Je ne comprends pas comment une fille qui aime les joies de la vie change comme ça... Moi qui suis pour la libération de la femme, je veux qu'on change le Code de la Famille, toutes ces lois contre nous, ma fille fait le contraire... Elle a rejoint le groupe de femmes islamistes... Elle continue à sortir, je ne lui pose pas de questions... Je ne peux la renier, c'est ma fille... Pourtant, les paroles des gens m'arrivent aux oreilles. Je fais la sourde oreille aux qu'en dira-t-on... Si tu écoutes les gens, tu finiras par te mettre la corde au cou... J'ai assez souffert comme ça... Et puis, on ne peut mettre sa fille à la porte...

Tout se mélange aujourd'hui : l'Islam, les lois, les traditions... Enfin, je sais qu'il faut plusieurs années pour que ce pays change. Il faut changer les mentalités surtout des hommes. Si El Houkouma impose des lois en faveur des femmes, eh bien, nous ne nous soumettrons pas aux hommes. On fera comme en Tunisie et on ne mélangera pas la religion et les lois. Il faut vivre avec son temps. Dieu a dit "instruisez-vous et suivez la science"...

Cet entretien a duré une heure. Au fait, elle a abordé les questions essentielles. Zohra s'est exprimée en kabyle mélangé de français qu'elle a appris depuis qu'elle travaille. Elle ne sait pas lire, ses filles, des étudiantes, lui lisent le courrier ou les papiers qu'elle reçoit. Elle est révoltée contre sa fille qui a certainement rejoint le G.I.A. Elle ne le dit pas mais, à travers son récit et ses expressions, il fallait le comprendre. Elle est pour l'évolution des femmes. La religion, pour elle, c'est une affaire personnelle. Comme elle le souligne "Quand on meurt, personne ne rentre avec vous dans le trou, nous donnons des comptes seuls et seulement à Dieu, notre âme est entre les mains de Dieu...".

J'entendais beaucoup de bruits de pas et je n'étais pas très rassurée dans l'enceinte de la faculté de Tizi-Ouzou. Une manifestation se préparait. Les C.R.S. anti-émeutes étaient devant les grilles de l'université. Mes entretiens pouvaient se multiplier et être plus longs mais j'ai préféré arrêter là. Pour moi, l'essentiel est d'entendre plusieurs femmes dans la cité du savoir qui se dit en toujours en mouvement.

Tous les grands changements culturels et politiques sont nés dans les universités en Algérie. Les premières manifestations (après l'indépendance) ont éclaté dans les universités et se sont propagées ensuite dans la rue (à la faculté centrale d'Alger, de Ben-Aknoun, le mouvement berbère à la faculté de Tizi-Ouzou). Bien des courants de pensées, des idéologies ont pris le point de départ dans les universités, renforcés par l'extérieur, surtout du monde artistique, littéraire... Qu'en est-il aujourd'hui de l'université de Tizi-Ouzou qui est perpétuellement en grève ? Là n'est pas question d'étude.

Un peu déçue, peut-être parce que je voulais rencontrer d'autres femmes qui ne sont pas venues au rendez-vous, sauf Madame E. F., professeur. Cependant, pour l'instant, je n'étais pas en phase de réflexion ou de compréhension mais dans celle de l'écoute et dans la collecte d'informations qui empêche toute attitude d'analyse.

D- GHENIMA ET GHENOUNOUCHE, LES DEUX AMIES

L'entretien s'est déroulé chez Ghenima, une femme que j'avais rencontrée auparavant chez mes parents. Elle a refusé l'entretien dans la maison paternelle. Elle a préféré que cela se passe chez elle autour d'un café, de gâteaux et de beignets kabyles qu'elle allait confectionner spécialement pour moi. Elle est connue pour ses dons culinaires. Je n'ai pas décliné l'invitation pour l'après- midi de la veille de notre départ.

Je me suis rendue chez Ghenima, de milieu plus ou moins aisé. Ghenima, 67 ans, est mère de deux filles (une dentiste, l'autre chercheur à l'institut Pasteur d'Alger) et de six garçons et grand-mère de quinze petits-enfants. Elle parle français, kabyle et arabe dialectal algérien et marocain. Elle a poursuivi ses études jusqu'au certificat de fin d'études en clôturant sa scolarité par deux années d'école ménagère au Maroc où son père était instituteur. Ses frères ont poussé davantage leurs études (un journaliste, un ingénieur et un haut fonctionnaire).

Elle était heureuse de savoir lire et écrire par rapport aux femmes de son âge. Elle a toujours été femme au foyer. Quand elle habitait à Oran (Ouest algérien, à 400 km d'Alger), elle mettait le haïk, allait voir sa famille rarement : tous les 4 ans ou plus. Elle ne sortait jamais, même pour faire des courses (les Kabyles ne sortaient pas dans les régions étrangères à la Kabylie), ne voyait que des membres de la famille de passage à Oran pour se rendre au Maroc (Le Maroc est à 5 heures de route en voiture). Bien sûr, elle cohabitait avec toute la belle-famille (plus de 20 personnes).

Son mari lui achetait en cachette des revues féminines pour avoir des modèles de coutures et de nouvelles recettes. Pour se consoler, elle se remémorait les années passées au Maroc quand son père l'emmenait au cinéma, au parc et les années de sa brève scolarité. Mais, elle s'estimait heureuse par rapport à ses cousines ou autres femmes durant son adolescence. Pendant ses temps libres, elle cousait. C'est une très bonne couturière et jusqu'à présent, elle coud des merveilles à ses filles et belles-filles (robes de soirées, prêt à porter...). Ghenima n'a pu sortir et s'habiller librement que lorsque ses enfants sont devenus grands. Elle s'est coupée les cheveux et n'a ôté son voile que lorsqu'elle a habité seule avec ses enfants.

Son amie, Ghenounouche, était présente et a accepté l'entretien. Elle a 65 ans, veuve depuis huit mois, son mari était menuisier. Elle n'a jamais été à l'école, elle parle français et kabyle. Depuis peu, elle s'est mise à apprendre à lire en français en prenant des cours privés. Elle ne veut pas que sa belle-famille sache qu'elle s'est mise à l'apprentissage de la lecture (alphabétisation). Elle a toujours voulu apprendre à lire et a vu la nécessité depuis le décès de son mari, surtout pour les papiers. Elle le fait pour ne pas être à la merci des autres, surtout lorsqu'elle doit régler des situations administratives.

Elle vit seule et "ne veut pas embêter ses enfants" à qui elle rend visite deux fois l'an. Ses quatre enfants, tous mariés (deux filles et deux garçons), vivent tous à l'étranger. Ghenounouche est grand-mère de quatre petits-enfants. Ses deux filles se sont mariées avec des non-musulmans (catholiques), l'un est français, l'autre Italien. Elle est fière d'avoir contribué au bonheur de ses filles.

"Le mariage de mes filles s'est déroulé sans heurts ni problèmes. Pour narguer ma belle-famille, je leur ai montré les photos de mariage où mon mari était présent, heureux, à notre retour de l'étranger" (...).

Pour elle, "l'émancipation doit dépasser les frontières et il faut changer la mentalité des jeunes et ces derniers doivent apprendre à leurs aînés l'évolution et accepter le changement. Le permanent ne fait que bloquer les choses".

- Vois-tu, j'en veux à mon père de ne m'avoir pas envoyée à l'école.

- Pourquoi ?

- J'aurai connu mes droits, mais j'ai beaucoup appris avec mes enfants et j'ai évolué avec eux, bien sûr mon mari a suivi, il n'avait pas le choix. Comme toutes les Kabyles, j'ai porté la tenue traditionnelle, mais dès que mes enfants ont grandi, je m'habille à la française, je sors pour faire les courses... J'ai appris à me débrouiller seule car je savais que les enfants allaient vivre leurs vies ailleurs qu'auprès de moi...

Ghenima riposte :

- Je n'ai jamais voulu que mes belles-filles habitent avec moi malgré l'espace que j'ai dans la villa. Je n'ai pas envie que ma vie passée se renouvelle. Elles sont libres. Lorsqu'on se retrouve ensemble, on est heureux, on blague, on discute de tout : politique, sexualité mais pas devant le papa pour certaines choses. Mes enfants se sont toujours confiés à moi. À l'époque où je ne sortais pas, ils me rapportaient les nouvelles de l'extérieur, me lisaient les journaux...

Elles étaient très détendues. Je suis restée à leur diapason. L'atmosphère était si agréable qu'elles ont commencé à raconter des blagues salées et, par la suite, ont enchaîné plus sérieusement sur des thèmes tels que la sexualité, l'homosexualité, la prostitution, les maladies transmises sexuellement. Elles m'ont avoué qu'elles parlaient de cela sans difficulté avec leurs enfants depuis qu'ils sont devenus majeurs et matures et qu'elles ont pris de l'âge. Elles leur ont même donné des conseils pour leurs premières relations amoureuses et sexuelles.

- Tu sais, dans notre société, une femme ne peut pas demander à son mari de faire l'amour quand elle a envie ou lui donner un baiser (dit Ghenounouche).

- L'avez-vous demandé ?

- Oui ! Mais pas étant jeune mariée mais, après, lorsqu'on a évolué, lorsqu'on a pris de l'âge, après tant d'années de mariage, on va pas faire les hypocrites. Tu sais, même les femmes ont des envies. Chez nous, la femme subit et ne demande rien...

- Pourtant, on dit que la femme perd sa libido après la ménopause !

- C'est pas qu'on la perd, c'est que nos femmes n'osent pas demander ou séduire leurs maris d'une manière. Alors, par le manque, elles transposent dans l'affection de leurs enfants ainsi, elles deviennent possessives et sont jalouses de leurs brus. C'est çà, ce n'est pas la perte de la libido mais le manque d'amour de leurs maris, les voyant se détourner d'elles, vont chercher ailleurs. Elles sont frustrées. La frustration, c'est le problème de tous les Algériens, même les jeunes, dans tous les domaines et surtout de l'amour... (répond Ghenima).

- Tu sais, lorsqu'on s'est mariée, on ne connaissait pas notre mari, on ne l'a jamais vu, non ! C'était la découverte, le cadeau-surprise. On était jeune et ignorante, on acceptait tout ce qu'on nous imposait, heureusement que le mien n'était pas moche. D'ailleurs, celui de Ghenounouche est aussi beau...

Il faut dire que la nuit de noce, c'est un viol assisté par la famille ! On vous force... pour montrer la virilité pour l'homme et, pour la jeune femme, qu'elle a conservé sa virginité. Aujourd'hui, c'est une question que je ne poserai pas, à aucun jeune, chacun est libre de disposer de son corps. Je n'assiste jamais à ce rituel, tu sais celui de montrer le lendemain la chemise de nuit pleine de sang. Les gens sont bêtes car une fille déflorée pour ne pas dire violée n'a pas systématiquement du sang, mais vas-y faire comprendre cela aux autres... La virilité ce n'est pas ça, le sérieux d'une femme ne passe pas par un hymen intact...

Dans le temps, les hommes et les femmes pensaient que plus tu fais des enfants, plus tu avais de la considération. Or, les couples s'ignorent dans la journée. C'est-à-dire que, durant la journée, le mari n'adresse même pas la parole à sa femme, il la considère comme une étrangère, il s'adresse à sa mère ou à ses soeurs. S'il veut quelque chose, il s'adressera à sa mère ou à sa soeur. Quant aux enfants, ils ne les prendront pas dans leurs bras, ni les embrasseront devant leurs parents, à part de temps en temps si c'est un garçon. L'homme ne montrera jamais ses sentiments envers sa femme devant la famille, alors les bisous... Ha ! Ha ! (Elles rient aux éclats...).

J'étais heureuse de me retrouver avec ces femmes car nous avons passé un agréable après-midi et, en plus, je suis revenue avec du matériau. Bien sûr, elles m'ont demandé d'effacer certains passages. Mon magnétophone est resté allumé tout le long de nos conversations. J'ai enregistré trois cassettes de 90 minutes et, avec elles, j'ai abordé tous les sujets de mon étude.

Ghenima et Ghenounouche sont des femmes qui évoluent avec leur temps et l'évolution de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Elles avouent que si elles devaient faire un retour dans le temps avec la mentalité qu'elles ont aujourd'hui, elles n'auraient pas accepté la situation où elles étaient. Elles remettent cela sur le compte de l'ignorance, de la timidité, de la tradition et du manque d'informations. Elles auraient souhaité qu'il y ait des femmes comme Khalida Messaoudi (actuelle ministre de la communication et a repris son nom de jeune fille : Khalida Toumi) ou d'autres militantes. Depuis la création du multipartisme, elles votent, se rendent dans le meeting des démocrates. Pour elles, seuls les démocrates sortiront de l'impasse l'Algérie. Je pense que ces femmes sont "les femmes en marche"et elles m'ont beaucoup appris.

J'ai revu Ghenounouche une année après, elle revenait du Sénégal où elle avait rejoint sa fille qui était en vacances avec son mari. Elle voyage régulièrement grâce à ses enfants. Ghenounouche était épanouie, elle allait seule pour régler ses papiers puisqu'elle sait lire maintenant.

- Tu sais, je suis contente de ce que j'ai fait après la mort de mon mari. Je ne suis plus tributaire des autres, au début, c'était difficile, j'avais de la volonté. Je voulais même passer mon permis de conduire, mes enfants m'ont dissuadée car ils avaient peur pour moi, je ne vois pas très bien. Peut-être qu'ils ne voulaient pas des cancans, alors j'ai vendu la voiture de mon mari, avec cet argent, j'ai retapé notre maison à Beni-Yenni... (maison au village) pour que mes petits-enfants puissent venir profiter du grand air de la montagne kabyle, pendant les vacances. Yanis, mon petit-fils voyage seul. Il préfère la Kabylie que le centre de loisirs de Paris (XVII). Ils ont décidé d'apprendre le kabyle. Est-ce que c'est à cause des informations qu'ils entendent ou c'est leurs parents qui leur parlent de leur identité cachée, je crois qu'il m'a dit qu'à l'école, ils étudient des "langues minoritaires". Tu sais comme je te l'ai déjà dit : avec les enfants, on apprend toujours. Avant, c'était mes enfants qui m'apprenaient des choses, aujourd'hui, ce sont mes petits-enfants. L'éducation ne se termine jamais, même lorsqu'on est vieux. Maintenant, je leur lis même des histoires, on s'échange des informations. Mes petits-enfants sont heureux que je sache lire, ils me montrent leurs livres, des choses sur l'ordinateur. Non, je ne vais pas me mettre à l'informatique...

Tu sais, je suis grand-mère de nouveau, ma fille, l'Italienne, a eu un petit garçon, Lorenzo. J'aurai voulu qu'elle ait une petite fille... Tu sais, les mamies italiennes sont comme chez nous, elles aiment les garçons, l'essentiel c'est qu'elle soit heureuse, d'ailleurs, je dois repartir à Noël à Milan voir mon petit-fils, ensuite on ira tous en Guadeloupe, pour une semaine...

- Ghenounouche, tu es vraiment coquette !

- Ah ! Merci, c'est gentil, vois-tu, ce n'est pas parce que je suis veuve que je vais me laisser aller. Comme je te l'ai déjà dit, je veux profiter de la vie, je me maquille, je m'habille et quand il y a des occasions, je vais à des spectacles... Tu sais, on ne fera pas revivre les morts, je ne vais pas pleurer sur mon sort. La vie est tellement dure et avant, on a tellement manqué de choses qu'il faut rattraper le temps... Mes enfants approuvent ce que je fais, c'est l'essentiel...

E- CHABHA, LA JOURNALISTE

Chabha, 45 ans, journaliste, elle est célibataire, de parents immigrés, ayant fait ses études à Paris. Elle vit seule.

Cet entretien s'est réalisé lors d'un autre séjour en Algérie. Il s'est déroulé chez les parents de Chabha dans leur nouvelle maison, à la sortie de Tizi-ouzou. Elle se sent plus à l'aise dans la maison paternelle, notamment dans la cuisine car, au salon, des invités ou autres personnes pouvaient nous interrompre. Ses parents reçoivent beaucoup de monde. Elle ne pouvait nous donner rendez-vous dans un café, cela ne se fait pas, surtout dans une petite ville. Je respecte la décision et l'environnement social des interviewées...

J'étais à l'aise et surtout confiante parce que j'ai appris que Chabha était journaliste. Par contre, je ne savais rien d'elle, ni pour quel journal elle travaille, ni quelles sont les rubriques qu'elle traite. Je sais seulement qu'elle a un appartement à Alger où elle vit seule, elle fait la navette entre Alger et Tizi-Ouzou, le week-end, lorsqu'elle est de repos. Sa famille reste discrète dans ce domaine. Les personnes qui la connaissent la trouvent très effacée, très observatrice et surtout très attentive. Elle parle peu de son travail lorsqu'elle vient chez ses parents, elle est très respectueuse envers les autres et ne sort pas beaucoup à Tizi-Ouzou, hormis dans le cadre de son travail...

L'entretien est non-directif, relancé par quelques questions.

- Chabha, pouvez-vous me parler de la femme algérienne, de son statut, de sa place ?

- La femme algérienne, c'est une vaste question ! Hé !

Chabha sourit avec un air évasif qui en dit long sur notre questionnement et demande une longue réflexion. Sur-le-champ, je me suis dis que c'est, peut-être, un sujet qu'elle a dû traiter dans son parcours professionnel mais avec plus de précision ? Peut-être qu'elle essaie de trouver une méthodologie ou des sous-thèmes ? Une multitude d'idées me sont passées par la tête car je n'ai pas été assez explicite.

Après quelques minutes de réflexion, voyant que Chabha ne répondait pas à ma question, j'ai repris en reformulant autrement. Il faut avouer que, face à la journaliste, je ne savais pas comment m'y prendre. Je ne voulais ni la guider ni trop parler. En fait, j'attendais beaucoup de cet entretien car Chabha vit en Algérie dont elle connaît plusieurs périodes. Chabha a demandé que je la tutoies afin de me mettre à l'aise, elle a compris que j'attendais beaucoup d'elle.

- La première problématique donc se pose par rapport au Code de la Famille. Ensuite, quel est le statut de la femme algérienne ? Est-ce que la femme algérienne évolue ou régresse par rapport à l'Islam, dans la sphère privée (ou dans l'espace domestique) et publique ? Comment est-on une femme en Algérie ? Comment évolue-t-elle dans la société ? Comment peut-elle construire la société ? Je ne sais pas comment tu procèdes. Mais, si on parle d'un parcours personnel, je ne peux parler des autres d'un point de vue méthodologique.

- Je voudrais avoir ton avis.

- Si c'est mon itinéraire personnel, il me semble à la fois significatif d'un parcours très individuel et représentatif des grandes problématiques du fait que je suis journaliste. J'ai de la chance d'avoir accès à la sphère publique dans ma vie personnelle. Je ne pense pas avoir des conflits par rapport à ces hommes-là. Je le ressens comme tel, je me sens une femme libre en phase avec tous les questionnements de mon époque. Je m'explique : c'est-à-dire que je suis rentrée dans la presse il y a vingt ans, donc c'est vrai qu'on n'était pas beaucoup de femmes dans ce parcours-là ; ça me semble intéressant d'en parler. On était deux ou trois journalistes femmes dans les années 70 dans un quotidien national où quand même l'accès à des fonctions de responsabilité était comme très sévère, très sélectif, etc. J'ai exercé un métier pas féminin du tout, pas comme l'enseignement ou certaines professions considérées comme plus accessibles aux femmes. Le journalisme n'était pas accessible aux femmes de ma génération. Globalement, on était, entre les années 70 et 80, deux femmes. Grosso modo, deux femmes dont l'une sortie des sciences politiques et moi de l'université. Je n'ai jamais rencontré de difficultés liées à ma condition féminine dans l'exercice de ma profession.

- Tu n'as jamais eu de problèmes avec tes collègues hommes ?

- Non ! Alors, il y a deux niveaux de problèmes, c'est-à-dire à la fois en tant que journaliste, c'est-à-dire en reportages, en enquêtes sur le terrain dans la société algérienne, je n'ai jamais été prise à partie ou refusée ou récusée en tant que femme parce que j'ai eu des souvenirs extraordinaires de mes déplacements sur le terrain, dans l'intérieur du pays, donc en dehors d'Alger, de la capitale. J'ai pu voyager, me déplacer. J'ai circulé en bus, en avion, j'ai dormi dans des endroits reculés (rire), donc fais des choses, je veux dire du même ordre que mes collègues masculins sans jamais que ça me pose problème au niveau contact avec les populations, y compris les villages les plus reculés. Je tiens à le dire car c'est très important pour moi dans mon expérience. Je n'ai jamais été abordée ; pour eux, j'étais journaliste, donc le contact était a priori très simple, très facile, très spontané ; ça dépend du rapport personnel qu'on établit avec les gens.

Donc, autant de ce point de vue-là, je considère que c'est une expérience extraordinaire qui m'a beaucoup apporté autant dans ma vie que dans la structure, j'allais dire strictement professionnelle et hiérarchique. C'est évident que, pour les gens de ma génération dans la quarantaine, les femmes n'avaient pas accès aux postes de responsabilité politiques, c'est-à-dire je ne peux pas être rédactrice en chef. J'ai été rédactrice en chef mais adjointe, disons à partir des années 91 et 92, c'est-à-dire à un moment historique très précis. Donc, j'ai pu accéder à un poste de responsabilité officiel parce que j'ai exercé, donc assumé, des postes de responsabilité, des postes d'encadrement, donc chef de service etc.

Mais, c'est à la reconnaissance de mon statut, l'accès à des postes d'encadrement et surtout en rubrique politique parce qu'il y a les rubriques féminines. Donc, les journalistes femmes qui ont été recrutées une dizaine d'années après moi étaient orientées d'office vers la rubrique dite féminine, c'est-à-dire la rubrique "société". Mais, les rubriques politiques : politique étrangère, politique nationale, il n'y avait pratiquement pas de femmes dans les rubriques reportages politiques, de guerre, etc. L'accès était très difficile, ça j'en ai souffert : autant je n'ai pas souffert de mon statut de femme dans la pratique de mon métier, je veux dire dans des déplacements, dans des reportages, le fait que je sois femme ne m'a pas empêchée d'exercer mon métier de journaliste au même titre qu'un homme.

Maintenant, à l'intérieur d'une entreprise, c'est évident que c'était verrouillé parce que j'étais femme et que bon, on ne confiait pas des responsabilités aux femmes dans les rubriques dites nobles, notamment les rubriques politiques et les rubriques de grands reportages, bien qu'on fasse exactement le même boulot. Enfin bon, ça aussi, moi j'en ai beaucoup souffert ; ça s'est débloqué au début des années 90. Moi, je pense que ça correspond, il y a conjonction de plusieurs facteurs politiques, économiques et sociologiques, donc à trois niveaux parce que j'ai pu, en 1992, accéder au statut de rédactrice en chef, pas évident à gérer notamment avec les hommes parce que, sur 150 éléments masculins, il y avait une dizaine de femmes au maximum dans les débuts des années 90, donc ça ne s'est pas toujours très bien passé et ensuite, il y a eu une évolution. Moi, j'ai pu constater, ce qui est intéressant, c'est qu'au début des années 90, il y a eu un bouleversement très frappant, c'est-à-dire qu'il y a eu une entrée massive des femmes dans ce secteur-là. Moi, je suis très frappée par ça. Donc, je vois aujourd'hui qu'il y a une féminisation d'un secteur qui était très masculin.

- Tu l'expliques par quoi ?

- Je me l'explique parce que c'est une donnée mondiale. C'est à la fois une particularité de l'Algérie et ce n'est pas particularisme d'Algérie. C'est un peu ce qui s'est passé dans les pays européens. Quand on voit, par exemple, dans la guerre du Golf, de plus en plus de femmes envoyées spéciales sur le terrain, des tâches que refusaient les hommes donc, ça a permis aux femmes aussi d'accéder à des postes qui étaient strictement réservés aux hommes. Et je ne pense pas que la scolarité joue sur la réussite des femmes.

- Ou alors par courage ?

- Non, pas dans ce secteur-là parce que je veux dire le taux de scolarisation est exactement identique pour les gens de ma génération. À mon époque, on recrutait très peu les femmes parce qu'on disait qu'elles n'acceptaient le travail de nuit, les missions, les reportages, donc ça suppose un absentéisme familial, etc. Il y a donc une pression familiale par rapport à ce type de métier. Ce qui n'est pas le cas pour l'enseignement, par exemple, je veux dire des professions accessibles aux femmes.

- Les horaires ?

- Le fait de partir en mission, c'était inconcevable pour certaines femmes. Moi, j'ai le souvenir d'une femme journaliste, ça m'a beaucoup marquée, qui donc avait fait l'école de journalisme (ce n'est pas mon cas), donc prédestinée à entrer dans le journalisme. Elle a fait son stage, elle devait être recrutée dans un journal et elle ne l'a pas fait parce qu'il y avait une pression familiale type : "il n'est pas question d'abord, c'est un milieu exclusivement masculin, quoi d'autres, une femme journaliste au milieu de 150 bonhommes... ; ça donc... ". La famille ne concevait pas la chose et elle a cédé à la pression familiale, la pression notamment conjugale, c'est-à-dire le mari n'acceptait pas qu'elle ait des contacts avec les hommes et notamment des déplacements. Et alors, ça se traduisait au niveau de l'entreprise dans laquelle je travaillais, pour ma part, j'allais dire par des consignes de recrutements, c'est-à-dire que la direction hésitait à recruter des femmes en disant :

1- Les femmes n'acceptaient pas le travail posté de nuit.

2- Elles ont des gosses donc elles sont amenées à s'absenter.

3- On ne peut pas leurs confier des tâches que les hommes acceptent plus facilement.

- Le statut de célibataire a joué un grand rôle dans la confiance que te réservent tes collègues hommes ?

- Je dis non et c'est à double tranchant parce que c'est plutôt dans la relation qu'on a avec soi-même, avec le travail. C'est-à-dire que moi, j'ai plus misé enfin sur ma carrière que la construction d'une vie familiale ou de la construction d'un foyer... Mais, c'est évident que, dans mon milieu professionnel, rares étaient les mariages de journalistes, c'est quasiment irrésistible, donc, je veux dire moi, j'avais un milieu très traditionnel dans le milieu masculin. Dans quel sens ? Je m'explique : ce sont des gens qui peuvent partir en missions, rentrer très tard le soir et très absents sur le plan familial, mais avec des épouses soit cloîtrées (épouses choisies par la famille) ou des cas grotesques, des cas de double vie, c'est-à-dire des gens... Bref !

Puis, les autres situations plus répandues, c'est-à-dire que les journalistes chefs de famille avec des femmes qui ont une activité professionnelle mais classique de type enseignantes qui assurent, en fait, le gros des responsabilités familiales. C'est un milieu, par exemple, où les hommes boivent beaucoup, entrent très tard le soir, ça c'est connu. Ou la vie au bas de la socialisation est très très importante. Il y a parfois des mariages, je dirai, modernes, non décidés par la famille. Mais en gros, c'est la femme qui assumait le gros des responsabilités : suivi des enfants... Et l'homme peut se permettre de rentrer à quatre heures du matin, d'aller tuer sa crise avec un rédacteur en chef ou avec les gens de l'imprimerie car c'est une corporation qui a ses habitudes un peu comme les médecins. Je trouve que c'est intéressant car dans ce secteur, il y a une entrée massive des femmes à partir des années 90. Même en ce moment, on assiste à une féminisation de ce secteur.

- Le Code de la Famille, justement vu par les journalistes, est-ce qu'on en parle ?

- Si on en parle puisqu'ils écrivent dessus ou qui sont suivis par des journalistes. Maintenant, entre suivre des dossiers, aller suivre des débats en tant que journaliste, écrire là-dessus dans son propre vécu : il y a toujours des démonstrations dichotomiques. Ce n'est pas parce qu'on se retient ou on est contre grosso modo. Ce sont des milieux libéraux dans le secteur où je bosse. Ce n'est pas les journaux où les gens sont a priori anti - Code de la Famille, sont éditoriaux virulents, donc les hommes et pas les femmes qui écrivent sur ça, ce sont les hommes, ce sont des éditoriaux politiques mais ça ne les empêche pas de pratiquer à nouveau ce Code de la Famille, on n'est pas à une contradiction près.

- Et la place de l'Islam par rapport à la vie des femmes ?

- Moi, je n'ai pas de problème avec l'Islam. C'est les hommes qui interprètent les textes et les écrits. Selon les familles, on applique ce qui arrange le plus. Je pense que c'est tout. Les Kabyles sont plus conditionnés par leurs us, leurs coutumes, leurs traditions et leurs croyances que par l'Islam. Moi, je suis issue d'une famille où on ne m'a pas conditionnée par rapport à une pratique religieuse. Je pense que beaucoup de Kabyles ne connaissent pas le Coran en dehors des grands principes (la prière, le ramadan, le pèlerinage, la charité...), notamment chez les femmes illettrées, les générations avant nous. Autrefois, les femmes ne fréquentaient pas les mosquées et, en Kabylie, les écoles coraniques n'étaient pas nombreuses (sauf dans les zaouias, chez les marabouts), comment veux-tu que les femmes puissent connaître les textes sacrés ? Comme je l'ai déjà dit, le Kabyle est musulman à sa manière, le seul reproche à faire sur leurs pratiques : c'est l'héritage appliqué aux femmes.

Un autre point que je voulais rajouter à propos de la revendication de la langue amazigh, tout à fait légitime. L'État a falsifié l'histoire algérienne, on impose à nos mères une langue qui n'est pas la leur, c'est trompeur car, en Kabylie, pratiquement tout le monde parle le kabyle et peu l'arabe dialectale algérien : arrêtons de nous moquer du monde et répondons aux revendications des Kabyles. Si la Kabylie se soulève, les autres vont suivre. Il y a matière sur le plan des réformes et de la législation comme le Code de la Famille, le chômage, l'école... pour le gouvernement.

Pause café, sa maman (Ouerdia) rentre dans la cuisine et propose de répondre également à mes questions. J'ai accepté sa proposition mais après sa fille. Je rappelle que l'entretien se déroule chez Ouerdia (les parents de Chabha) à 3 km de Tizi-Ouzou dans une maison superbe, surtout moderne. Leur ancienne maison (traditionnelle) est en ruine, située au village (à 10 km de Tizi-Ouzou).

- C'est comme une liberté déjà. La seconde liberté est personnelle et elle est critique. Moi, ce que je peux en dire... parce qu'il ne faut pas mélanger un bon sens. Le Code de la Famille et l'Islam : ce que je vais dire risque d'outrager beaucoup de gens.

- Vas-y !

- Je suis très provocatrice, c'est-à-dire que le Code de la Famille, à mon sens, dans le contexte parce que j'ai suivi des débats depuis le début des années 80 de cette question. J'ai eu la chance d'être dans un journal qui, en 1982, il faut lui rendre justice au directeur qui, aujourd'hui, a eu le courage politique d'ouvrir, dans l'une des colonnes du journal El Moudjahid à l'époque, un débat de société sur le Code de la Famille, sur les réalités politiques du gouvernement qui en avait sur ce dossier. J'ai vécu le débat de 1982 au moment où on en avait discuté. J'ai une seconde mouture de l'actuel code de l'information qui a été votée comme après la première mouture... eh !

Je pense que c'est l'aboutissement d'un rapport de force politique parce que c'est vrai qu'il y avait un espace de vide juridique au niveau des droits de la famille en Algérie, comment dire, entre les droits coutumiers, donc on a pondu un texte, une sorte de compromis révélateur des rapports de forces politiques dans les périodes : début des années 80, ensuite les années 90 où il était adopté par l'Assemblée Nationale, eh ! C'est une sorte de compromis pas favorable aux femmes, je veux dire des courants des conservateurs, je veux dire donc un code de l'attente de certains courants féministes ou d'une partie de fraction sociologique, quoi... d'une personne de la société algérienne parce qu'il y a, à la fois, à mon sens, cette énorme masse de femmes algériennes, comment dire qui n'ont même pas une seule information, de toute façon qui n'ont déjà même pas accès aux droits. En termes de recours donc, ça peut être pour certaines catégories sociologiques, c'est comment dire, à un moment la possibilité d'avoir de ce fait recours à un texte de lois qui n'existe pas parce que le gîte, c'est toujours dangereux. Maintenant, il est représentatif des rapports de forces politiques à la fois dans la société, des rapports de forces contre la société dont je fais partie à réclamer légitimement. C'est ça la désolation.

Mais d'autres courants de la société ne posent pas de problèmes comme moi je pourrais les poser. J'ai un truc tout simple, si on discute du Code de la Famille. Moi, je suis très heurtée par deux questions fondamentales dans le Code de la Famille deux, trois points : d'abord, la question de l'héritage, de la succession, de la tutelle des enfants et l'autorisation de travail. Ça me semble aberrant qu'une femme, imagine : moi je travaille, j'ai une totale autonomie par rapport à mon milieu familial et puis, du jour au lendemain, je veux me marier, il me faut l'autorisation de mon père alors que je suis majeure et vaccinée. Il me faut un tuteur : ça me semble complètement aberrant. Donc, à leur issu, si ça se négocie bien dans la sphère privée, c'est-à-dire qu'il y a une bonne entente entre la fille et le père ou la fille et ses oncles ou disons que ça peut se régler, ça peut se négocier de marier juste pour la femme. Mais il suffit qu'il y ait un conflit dans la sphère privée et là, le recours à l'État qui est censé arbitrer de manière équitable et juste des conflits entre les individus. Il n'est pas évident parce que ça ne cadre pas du tout avec le vécu.

De mon expérience, moi je ne dois pas d'être ou vivre loin de ma famille, être indépendante et puis, du jour au lendemain, je demande l'autorisation à mon père pour me marier, ça déjà c'est une aberration mais c'est vrai qu'il faut être honnête intellectuellement et reconnaître que ça se pose que pour une minorité de gens parce qu'il y a des couches sociales où le problème n'est pas posé comme ça. C'est-à-dire que c'est acquis que naturellement, on trouve naturel. On ne peut pas se marier en dehors du consentement parental, mais le problème se pose quand il y a conflit dans la sphère privée. Comme un état arbitre de conflits privés, alors ça donne des situations complètement...

Moi, je me rappelle une situation accablante où l'État était très en avant sur la scolarisation des filles. Les familles faisaient de la résistance et on n'envoyait pas sa fille à l'école. Or, l'école est obligatoire, alors les parents, à juste titre, philosophique, s'y plient à la tradition. Mais quelle tradition ? ... Moi, je ne suis pas d'accord avec ça. Ils peuvent dire oui, mais c'est une mission de l'État dans la sphère privée parce qu'il touche au droit de père sur un enfant mineur, de décider du sort d'une vie d'un point de vu philosophique dans l'absolu, dans la réalité du code de la fillette. Mais dans l'absolu, c'est vrai que ça pose un problème. Oui, cet État qui s'immisce dans la vie privée, il n'a pas à arbitrer un conflit privé. Le père et la mère sont responsables de leur enfant quand il est mineur et l'État est en avance par rapport à la société sur la question de la scolarisation des fillettes, sur les questions comme le mariage, la succession ; on voit qu'il y a des déphasages mais réels de plus en plus forts par rapport au bouleversement aujourd'hui de la société algérienne. Ça, ça ne cadre pas parce qu'on est passé de la famille au cercle de la famille ; enfin, de la communauté à l'individu. En gros, c'est une résolution dans notre société donc la famille élargira la famille mononucléaire.

Donc, pour un couple, imaginons du jour au lendemain, comment dire, la succession, elle va au hasard et l'épouse là-dedans, elle n'a le droit à rien. Après avoir, je veux dire, mener une vie de couple à deux ou à gérer ses biens et un capital de travail de manière, j'allais dire, consensuelle au niveau du couple. Mais le Code de la Famille dit qu'il y a un tiers de la succession et puis, la fille n'a pas droit à la même part d'un garçon. Pour moi, ça pose un sacré problème et même qui peut aboutir à des drames dans les familles. Il existe même des situations confuses, potentiellement conflictuelles par ce qui était valable il y a des siècles me semble complètement ahurissant, ce qui a été une évolution à un moment dur dans l'histoire du monde musulman. Il y a donc des régions comme la Kabylie où on a fait un droit coutumier, sinon pragmatique.

On va se dire d'un point de vue strictement pratique, le fait qu'un Code de la Famille, ce soit quand même une protection pour les femmes, victimes du droit coutumier qu'en deçà du droit musulman. Y compris des cas courants du droit musulman : Malikite, Hanafite, etc. Mais c'est pareil, il y a toujours les micro-situations dans la société kabyle. Les femmes n'hésitent plus du tout : le droit musulman. Les quatre courants du droit musulman sont une protection dans ces cas-là, mais ils ne sont pas non plus une protection dans la mesure où, aujourd'hui, il n'est pas en phase ou la jurisprudence n'est pas en phase avec les évolutions sociologiques. Donc maintenant, c'est pour cela que je dis c'est pour avoir un débat sur là-dessus. Il faut carrément être très conscient que c'est carrément l'aboutissement d'un rapport de forces politiques en deçà parfois des transformations des sociétés algériennes.

- Y a-t-il transformation de la société algérienne ?

- Oui forcément, d'un point de vue strictement économique, l'emploi féminin, la scolarisation, l'évolution etc. Elle est flagrante parce que ce que j'ai vu moi dans la sphère strictement journalistique, cette entrée massive des femmes y compris l'accès même très limité des postes de responsabilité, c'est carrément une donnée des années 90. La scolarisation, c'est comme un facteur important. Moi, je vois à mon échelle ce qui était inconcevable pour ma génération, en Kabylie, c'est carrément largement admis aujourd'hui du fait que, sur un échantillon de la population dans un village, par exemple le mien : toutes mes cousines, en gros, nièces, Na ! Na ! Na ! Et bien, elles vont à l'école. Elles peuvent faire des études supérieures mais sans s'éloigner du milieu familial, ce qui était totalement inadmissible pour les filles de ma génération. Moi, autant je suis une exception qui confirme la règle, autant ce n'est pas du tout le cas quinze ans après.

Là, je crois qu'il y a alors des contraintes économiques qui font que les familles comprennent de plus en plus la nécessité de se protéger en permettant à la fille, à leur fille, d'acquérir un bagage intellectuel et donc de les doter d'un plus parce que le capital alliance matrimoniale... il subit aussi. Autrefois, la fille était mariée à l'un de ses cousins, enfin elle a des alliances liées à bien des vies, etc. Des alliances matrimoniales qui sont le capital de la famille. Aujourd'hui, ça ne fonctionne plus donc les critères : beauté, capital financier. Maintenant, c'est le capital étude. C'est d'ailleurs l'une des observations que j'ai faites. Mais, ce qui est facile de constater ou d'observer : c'est qu'en l'espace de quinze ans, les mêmes familles qui jugent comme une apostasie (rire) je veux dire pour des femmes comme moi, de faire des études alors qu'aujourd'hui, au contraire, on voit que ces familles soutiennent les études de leur fille.

- Y a-t-il évolution ou régression ? La politique et les femmes ?

- Moi, je ne crois pas à des évolutions comme ça. Je pense qu'il y a toujours à séparer l'instance politique de l'instance sociologique parce qu'il y a les pesanteurs sociologiques. On peut aussi voter des lois révolutionnaires qui ne seront pas forcément mises en pratique dans la société. L'avantage est de voter des lois plus positives concernant les droits des femmes. C'est-à-dire que les femmes ont le droit à ces recours au niveau juridique. Mais, ça ne veut pas dire que dans la société se résoudra le problème de la femme... Je crois que je vais m'arrêter là, sinon, il nous faudrait plus de temps, plus de cassettes. Si tu reviens une autre fois, je te consacrerai plus de temps. Maintenant, je laisse place à ma chère mère, elle a beaucoup de choses à te dire. Elle relativise et positive les choses.

F- OUERDIA, LA MAMAN DE CHABHA

Ouerdia, 64 ans, à la retraite, est mère de 4 filles et un garçon (Chabha est l'aînée). Elle n'a jamais fréquenté l'école mais a appris à lire et à écrire aux cours du soir en France, elle vit actuellement en Kabylie (depuis sa retraite). Son mari s'était installé en France en 1950. Après plusieurs réunions familiales, elle l'a rejoint avec ses 3 filles (les deux autres enfants sont nés en France).

J'ai rencontré Ouerdia lors d'un enterrement où je représentais ma mère malade. Même si on ne connaît pas la famille du défunt, il faut s'y rendre pour que les autres vous voient... C'est un devoir ou une coutume (ou une habitude) de l'organisation villageoise ? Lors de ces regroupements (enterrements, mariages...), les femmes sont séparées des hommes. Le mort est allongé à même le sol, au milieu des femmes qui le pleurent et le veillent. Ces cérémonies sont des lieux de rencontres où les femmes discutent, arrangent des mariages, échangent des nouvelles, se plaignent... : elles n'attendent que ces moments même s'il faut pleurer à chaudes larmes. Tous les événements (heureux ou malheureux) sont attendus pour se montrer, pour voir les autres, discuter, pour médire et critiquer.

Ce n'est pas par compassion que j'ai accepté de représenter ma mère mais par nostalgie, égoïsme, par le désir de rencontrer des personnes ? Je ne connaissais pas le défunt, ni sa famille, juste de nom. J'ai été assaillie de questions. J'ai parlé de mon sujet... Ouerdia m'a invitée chez elle afin de réaliser mes entretiens avec sa fille. Elle connaissait ma famille. Elle m'a bien reçue comme si j'étais une copine de ses filles ou par hospitalité ? Or, Chabha, je ne l'avais jamais rencontrée (pas avant mon entretien)...

L'entretien se passe toujours dans la cuisine pour être plus tranquille. Avant de nous asseoir, je lui fais des compliments sur sa maison (pour nos mères, c'est le signe de réussite, de modernité...) et je rappelle le sujet.

- Oui, tu m'en as déjà parlé et j'ai proposé à ma fille aînée de répondre à tes questions ensuite, je me suis dit pourquoi pas moi pour faire la comparaison. La comparaison avec les jeunes filles kabyles. C'est bien de faire parler des vieilles comme moi. Je suis surtout contente que tu parles de la femme kabyle. Tu peux me tutoyer. Alors, je te parle de ma vie, des femmes kabyles. Tu vois cette maison : c'est plusieurs années de sacrifices. Avant, on habitait au village, dans une maison de l'ancien temps, c'est-à-dire une grande pièce qui nous servait de tout, en haut on posait nos provisions, en bas (adaynin), il y avait les animaux comme la chèvre qui nous donne du lait pour nous faire vivre. Il y avait deux moutons qu'on engraissait pour les sacrifier une fois l'an. Ce n'est pas la vie moderne. Un coin cuisine avec un kanoun pour cuire les aliments ou la galette, de l'autre côté, il y avait le métier à tisser car il fallait savoir très jeune faire des burnous et des couvertures.

L'hiver est rude en Kabylie et la femme devait penser à tout : cueillir ses olives pour l'huile, le jardin pour avoir des légumes et faire sécher des choses pour les provisions d'hiver. La femme kabyle a toujours travaillé à l'extérieur comme dans les champs, penser à l'hiver, faire les courses, penser à se réchauffer en cherchant du bois, aller chercher de l'eau à la fontaine car on n'avait pas d'eau courante à la maison, sortir les animaux et les entretenir et surtout s'occuper des enfants et des vieux.

- Des vieux ?

- Oui ! Les vieux, les beaux-parents. Quand tu te maries, tu quittes tes parents, ta famille, pour t'occuper de ta nouvelle famille. On ne fait pas de calcul. Il faut dire qu'on se marie très jeune, à 13 ou 15 ans sans le déclarer aux Français, c'est-à-dire à la mairie. Tout ça, c'est l'ancien temps. Maintenant, je vais te parler de moi et, en même temps, de la situation de la femme kabyle comme je la vois moi... Je parle le français comme les immigrés, du français kabylisé et arabisé...

Ouerdia éclate de rire. Elle se moque d'elle-même mais dit qu'elle est une femme moderne qui a évolué avec son temps et surtout avec ses enfants. Elle a les cheveux coupés, s'habille à la Française, les traits marqués par la souffrance. Elle déforme un peu le français, avec un accent d'immigré. Je lui ai suggéré de choisir son style, je n'impose rien : juste l'écouter et l'enregistrer.

- Donc, je me suis mariée très jeune à 16 ans et j'ai eu deux fausses couches tardivement (7mois) avant Chabha, c'était des garçons. Si j'ai perdu ces bébés c'est à cause de malnutrition et des tâches difficiles (c'était pendant la guerre). Je devais me lever de bonne heure, pétrir 7 à 10 galettes, donner à manger aux animaux domestiques, faire à manger, cuire les galettes, nettoyer, aller chercher de l'eau à la fontaine... On était nombreux chez ma belle-famille (beaux-parents, belles-soeurs, oncles de mon mari, neveux...), au moins 20 personnes. Il y avait une grande pièce où les femmes se partageaient les tâches et une chambre personnelle pour chaque famille. Les grands enfants ne dorment plus avec les parents : ils dorment chez la vieille, oui avec la belle-mère. C'est elle qui dirige tout sans toucher à rien : elle était le chef, elle remplaçait mon beau-père en son absence. Et puis, il y a des choses que le beau-père, il ne se mêlait pas, donc, c'est le rôle de la belle-mère de faire des remarques aux femmes, même aux hommes de la maison. Elle veillait au fonctionnement et à l'harmonie de la famille. On l'aimait, on la respectait, par moment, on ne pouvait dire ce que l'on pensait, c'était dur.

- Mon mari, lorsqu'il écrivait une lettre de France, c'est à elle qu'on la lisait et devant toute la famille. On était sous ses ordres et sous sa protection. Elle se privait pour que tout le monde puisse manger. Bien sûr, je ne pouvais dire qu'il me manquait ou que je montre que je suis attachée à lui. Mon mari appartenait à tout le monde surtout à sa mère. Enfin, c'était comme ça et on ne se plaignait pas. Euh ! La vie était dure, on était pauvre, on vivait des ressources de nos pauvres terres et des salaires de mon mari et de mon beau-frère qui travaillaient en France. J'étais jeune, il fallait également sortir dans les champs et accomplir des tâches selon les saisons (récoltes de fruits, ramassage d'olives, du bois...). Surtout, il ne fallait pas se plaindre sinon tu peux recevoir une raclée des beaux-parents.

Ma belle-mère commandait à la maison, donnaient des ordres, on ne ripostait jamais, c'était ainsi pas autrement : c'était un vrai chef. Mon beau-père ne bronchait pas devant elle. Concernant les questions importantes relatives aux sorties, décisions à l'extérieur, c'était lui... Eh ! Oui pour l'honneur, le nîf : c'était lui ! Tu sais, quand tu deviens vieille, chez les Kabyles, tout le monde te respecte, tu as de la valeur aux yeux des autres, tu es la mère de tous. La femme retrouve de la dignité et de la considération et de la liberté. Euh, quelle liberté ! Plutôt des responsabilités, mais on a plus la force. On devient vielle et surtout considérée dès que tu deviens belle-mère ou mère de grands enfants. À 40 ans, tu peux être grand-mère et tu peux être considérée, personne ne peut te montrer du doigt. Tu deviens plus libre.

Dans ce temps, il y avait une bonne ambiance, on rigolait, on se racontait des histoires à la fontaine lorsqu'on allait chercher de l'eau dans nos cruches. Avec rien du tout on était content, heureux. On se contentait de peu. Remarque, on n'avait ni électricité au village, ni télé, ni de gaz de ville, sans eau courante... enfin, sans commodités de la ville d'aujourd'hui. Et puis, avant, il faisait très froid, il neigeait beaucoup, plus que maintenant ! Notre village était bien exposé au froid. On était insouciant de notre situation. On ne se révoltait pas. Mon mari vivait en France et moi je vivais chez mes beaux-parents alors que la génération d'aujourd'hui n'aurait pas accepté cette situation. Chaque femme dans la maison (construite à l'ancienne) connaissait son rôle, on ne se disputait jamais, mais on se jalousait. Je n'aurais jamais pensé que je connaîtrais une autre vie que cela. Malgré les difficultés, on était heureux : personne ne se plaignait.

Lorsque mes enfants sont arrivés au monde, les problèmes commençaient. Pourquoi je ne donnais pas de mâles, de garçons, à ma belle-famille. Les relations devenaient difficiles. Je suis allée chez mes parents. Ma belle-mère voulait que je sois répudiée par mon beau-père (homme de la maison, le patriarche), mes parents sont intervenus en proposant d'attendre le retour de France du mari pour prononcer la répudiation devant la Djemâ`a. Je me retrouve avec ma mère et sa belle-famille, c'était la guerre et mon père, vava M., était au maquis. Il a rejoint le F.L.N. (l'armée algérienne l'A.L.N. pour l'indépendance du pays).

Mon mari ne pouvait pas rentrer au pays (à cause de la guerre). En fait, de son côté, il participait à cette résistance avec l'A.L.N.-immigration. Je me suis retrouvée à participer à aider les maquisards, à leur faire à manger, à transporter des armes d'un point à un autre..., à notre façon, nous étions des moudjâhidâtes. C'était une période difficile mais on était solidaires, ma belle-famille emmenait mes filles chez elle pour les occasions. Ils avaient peur des répressions des colons français, des viols. Par mon courage, ils ont manifesté de la compassion et nos liens se sont consolidés. On habitait le même village. Dans le temps, on ne se mariait qu'entre nous. L'histoire du divorce était oubliée. On s'occupait de la libération du pays et de notre quotidienneté. Dans les réunions du village (les Djemâ`as), les décisions de protection des personnes en danger étaient prises. En l'absence de mon mari et de mon père, ma mère me représentait. Il y avait une démocratie et une organisation qu'on retrouve dans les administrations françaises. L'argent envoyé par nos immigrés était partagé entre les villageois et les maquisards et les femmes sans mari n'étaient pas oubliées. Il y avait aussi de la méfiance à cause des mouchards, des harkis. Je n'étais pas malheureuse.

En 1962, j'ai envoyé Chabha à l'école, je voulais qu'elle s'instruise, qu'elle ne soit pas ignorante comme moi. Certes, je me suis instruite par les aléas de la vie sans lire et écrire. Mes autres filles sont encore jeunes. Comme j'en voulais à ma mère de ne m'avoir pas envoyée chez les "soeurs blanches" pour apprendre à lire et apprendre la couture, je me suis acharnée sur ma fille pour qu'elle étudie. Tu sais, on avait les écoles ménagères tenues par les marabouts français, c'est-à-dire les soeurs blanches.

- Les missionnaires ?

- Oui, certains parents avaient peur qu'on devienne des chrétiennes, parce qu'il y a des Kabyles qui se sont convertis. Les jeunes de cette époque ne pensaient pas à la religion, on n'en parlait même pas, ce n'est pas comme maintenant. Après l'indépendance, mon mari rentre au pays en vacances. Il est déçu de me retrouver chez mes parents, alors des tractations se sont faites avec les familles et les sages de la Djemâ`a ont pu annuler ma répudiation. Reconnue combattante de l'A.L.N.-F.L.N. par les autorités algériennes, j'ai servi mon pays, j'ai mis ma vie en danger, j'ai porté des armes, j'ai donné des ordres à des hommes, j'ai caché des dirigeants politiques, j'ai hébergé des hommes (moudjâhidînes)... et mon destin, mon avenir de femme, je n'avais pas le droit à la parole : ce sont les autres qui décident pour moi... Pour mes filles, j'ai attendu la décision. Pendant la guerre on avait de la considération, après, on était réduite à rien. Pourtant nous avons contribué à la Libération de ce pays, nous avons affronté l'ennemi, nous avons laissé de côté nos moeurs...

- Mon mari avait décidé qu'après ses vacances, je retournerai chez mes parents pour préparer mon départ vers la France. Encore une décision qui avait outré tout le monde. Il fallait que j'attende mon mari, au village. Qu'une femme ne doit pas s'exiler. Il n'y avait que les hommes qui partaient. Leur fils tant attendu n'avait plus de considération à leurs yeux. Il ne fallait pas que je sois civilisée. Il comprenait mieux l'inscription de ma fille à l'école car il pensait que j'avais tout préparé. Cette préparation s'est faite par le contact que j'avais avec des fellagas. J'ai laissé le temps s'écouler, j'ai laissé les gens s'enivrer de cette libération, des nouveautés. D'autres filles de la famille ont rejoint l'école alors que j'ai été critiquée quand j'ai mis la mienne. Je suis soumise mais je voulais une évolution pour mes filles. Le combat commençait. J'ai dû réapprendre à me soumettre. J'étais redevenue une femme au foyer avec ma tenue traditionnelle : une fouta (tissu qui recouvre la taille, signe de respect et de voilement chez les Kabyles) et la robe kabyle qui recouvre les genoux. Nos robes n'étaient pas longues comme celles des Arabes. On s'y fait vite par l'environnement. On oublie vite que nous avons été des combattantes en contact avec les hommes.

- Quelques années passèrent, à la mort de mon père, mon mari nous embarqua à Paris où il avait acheté un petit bar restaurant. J'ai compris pourquoi il n'envoyait pas beaucoup d'argent et surtout ne venait pas nous voir : il travaillait beaucoup mais c'est moins difficile qu'en Kabylie. Mon départ, je l'ai su après, à l'époque, les femmes n'étaient pas mises au secret des projets de leurs maris : elles subissent sans discuter, ni poser de questions ; c'était l'affaire des hommes...

Arrivée à Paris avec ma robe kabyle, il fallait réapprendre la vie, la modernité, elle était trop difficile à acquérir. Moi, j'ai connu la cuisson au feu de bois, ensuite la cuisinière au gaz butane. Pas de chauffage, étendre mon linge à l'air libre. Ma montagne me manquait. J'étais désemparée alors qu'on m'appelait la courageuse. Je voulais repartir, les histoires, les conflits me manquaient : c'était trop difficile de passer d'un monde vers un autre. Petit à petit, je me suis faite. Il faut avouer que mon mari était patient, il m'a aidée. D'autant plus que je lui ai donné un fils. Alors, il m'a inscrite à l'école des adultes dans le quartier pour apprendre le français et à compter. J'ai appris à lire un peu et à écrire mon nom, à compter. Remarque, je savais déjà compter. Tu sais cela, on l'apprend lorsqu'on faisait le partage de la semoule, des fruits, de l'huile... dans les grandes familles.

- Le partage ?

- Oui, il fallait partager le manger, la récolte des olives, compter les frères moudjâhidînes, leurs tenues à réparer, les armes... tu sais, la guerre nous a obligées à apprendre. J'ai appris à vivre une autre vie. Au début, mon mari faisait toutes les démarches mais, par manque de temps, il m'a obligée à sortir et mes enfants m'ont aidée même si je ne parlais pas bien français. J'avais des voisines Algériennes mais je ne les comprenais pas : elles parlaient l'arabe. D'ailleurs, même maintenant, je comprends rien à la télévision algérienne. On est Kabyle, Algérienne mais pas Arabe. D'ailleurs, on n'a pas les mêmes traditions, la même façon de voir les choses, alors avec leurs tenues islamiques, on a l'impression qu'on n'est pas du même pays. Cela, c'est un autre problème. Avec toutes les rencontres que je faisais, je me posais beaucoup de questions...

Mon mari a fait faillite car il continuait à envoyer de l'argent à sa famille (ma belle-mère était décédée) alors, j'ai commencé à faire des ménages ensuite, je me suis retrouvée dame de service dans un centre pour handicapés. Encore un monde que je découvrais, chez nous, ces malheureux, on les cachait... J'ai continué à travailler dans ce centre jusqu'à ma retraite mais j'allais chaque vacances en Algérie. Je ne peux me couper de mes racines malgré mon évolution. Et depuis nos deux retraites, nous sommes revenus, mon mari et moi, finir nos jours ici. Mes deux filles et mon fils unique sont restés en région parisienne, une autre est partie vivre en Amérique et Chabha a choisi de vivre en Algérie après ses études à l'université. C'est là qu'elle a évolué, qu'elle a son avenir et puis elle a bon boulot. En France, c'est difficile...

Excuse-moi, j'ai parlé de ma vie mais pas de la condition des femmes. Je me suis oubliée. Remarque, ma vie ressemble à celle des femmes kabyles, au lieu de partir en France, elles sont parties dans les grandes villes.

- Tu peux continuer.

- Ah bon, alors, je continue. Vois-tu, je me suis jurée de donner la liberté à mes filles bien que je gâte mon fils, d'ailleurs, il habite toujours chez moi en France. Il n'a pas le droit de commander ses soeurs et il respecte leurs choix, leurs modes de vie, leur liberté. Je lui ai appris à respecter la vie des femmes. Il fait le Ramadan mais vit comme tous les jeunes Français. J'aimerai qu'il épouse une Kabyle mais on ne peut pas commander. Il a fini son doctorat à 27 ans et maintenant, il doit penser à sa vie professionnelle après, ça sera le mariage. Avant de mourir, j'aimerai voir son enfant, une fille ou un garçon, cela n'a pas d'importance.

Les filles je les ai laissées partir, d'ailleurs, j'ai été critiquée au village. Mais ils peuvent parler. Ce qui me touche, c'est que Chabha ne soit pas mariée et peut-être que je ne verrai jamais mon gendre ou son enfant, elle n'en aura jamais à cause de son âge. Elle a sa voiture, son appartement à Alger, on ne lui dit rien. Son père me dit : "C'est le garçon que j'aurai dû avoir, elle se débrouille tellement que je ne peux rien lui dire et notre honneur, elle a su le garder alors, le reste, c'est sa vie". On est fier d'elle mais elle n'a pas de chance du côté des hommes. Tu sais aujourd'hui, il y a beaucoup de filles qui ont fait des études et ne sont pas mariées. Tu sais, au fond, vaut mieux la liberté que d'obéir à un mari... mais il leur manque quelque chose à ces célibataires intelligentes qui ont su égaler les hommes, c'est ça la vie.

- Aujourd'hui, la liberté passe par les études et le travail des femmes. Elles ont leurs mots à dire mais leur vie de femmes est sacrifiée. Quand on est une femme d'extérieur, tu ne peux pas accepter de te soumettre à un homme sauf par respect pour ton entourage. Heureusement que les choses ont changé bien que le Code de la Famille ne veuille pas bouger. Il n'est pas de notre époque, ni de votre génération, il s'applique à la nôtre. Le Code de la Famille a été fait pour le siècle dernier pas pour ce nouveau siècle. Tu sais, l'Islam est déformé par les hommes car ils ont rien compris. Ils l'interprètent à leur manière. L'Islam donne la liberté à la femme. La femme mariée est libre dans sa sexualité. L'homme a des devoirs envers la femme pas seulement de lui faire des enfants. Elle a des droits même dans sa sexualité...

- Quels droits ?

- Une femme peut gérer ses biens, elle a droit à l'héritage. Moi, quand mon père est mort, moi et ma soeur, on a rien eu sauf 10 litres d'huile d'olive par an et des couvertures que j'ai tissées. Mes frères, eux, ils ont pris les terres, la maison. Moi, je voulais construire ma maison sur les terres de mon père, mes frères se sont opposés mais je ne leur en veux pas. C'est normal, je ne peux ramener un étranger sur leurs terres. Mon mari, bien qu'il soit du village, pour l'héritage : c'est un étranger.

Tout à l'heure, on parlait de sexualité, les filles doivent arriver vierges lors de la nuit de noce, crois-tu que moi, je vais vérifier cela auprès de mes filles ? D'ailleurs, j'ai horreur de ce rituel, c'est-à-dire montrer la chemise de nuit pleine de sang pour prouver la virginité de la femme, ça regarde le couple, c'est leur problème. C'est vrai que l'Islam interdit les relations sexuelles en dehors du mariage. Cela est valable dans l'ancien temps parce qu'on se mariait jeune. Aujourd'hui, comment voulez-vous découvrir cela quand on se marie à 30 ans ? Enfin, certes, il faut se protéger, ne pas faire des enfants pour les abandonner ou détruire une famille. Je suis libérale, je ne pose pas de questions à mes filles, je leur dis seulement de ne pas me ramener des bâtards. Je ne veux pas de cela et je ne veux pas être le sujet de conversation de ma famille ou des voisins. Aujourd'hui, il y a des moyens et les filles sont instruites. C'est pour cette raison que je parlais de détruire une famille. Tu sais, l'honneur et le nîf kabyle, c'est important.

Le chef de famille ne doit pas avoir honte de ses enfants, des bêtises qu'ils ont commises. Le Kabyle est capable de tuer sa fille pour ce genre de chose, pour laver l'honneur de la famille et tout le monde le félicitera de son geste. Alors, pourquoi en arriver là, quand la pilule existe et que la discrétion se fait, alors si tu flirtes, ne le fais pas en public. Les mauvaises langues peuvent facilement détruire le bonheur de toute une famille. Être montré du doigt, dans son village ou dans sa ville : c'est terrible. C'est pour cela que nous, mères de famille, on harcèle nos filles sur cette question. Ce n'est pas pour les empêcher de vivre avec leur temps mais c'est pour éviter le commérage. Moi-même, quand Chabha est rentrée à l'école, je ne cessais de la mettre en garde contre les hommes. Peut-être c'est pour cela qu'elle a voulu être mieux qu'un homme. Je l'ai compris bien plus tard lorsque je discutais avec le psychologue du centre où je travaillais.

Aujourd'hui, il ne faut pas que la vie de nos filles soit effacée. Les femmes existent en tant qu'être humain. Elles ne doivent pas se battre pour arriver comme l'homme. Il faut les prendre à leur juste valeur, pas parce qu'elles sont femmes, pour leurs compétences, pour leurs sentiments, pour ce qu'elles sont : pas des objets que l'on achète. Au départ, il faut faire des quotas, moitié hommes, moitié femmes en politique, dans les postes de travail... Pour changer les mentalités, il faut changer les textes, le droit de la famille. On ne jette pas une femme dehors comme une malpropre et l'homme peut le faire autant qu'il veut en se mariant à 4 femmes s'il le veut. Les temps ont changé. L'homme n'a pas le droit de divorcer pour un oui, pour un nom : les femmes ne sont pas des objets. On ne doit pas lui arracher, après un divorce, ses enfants sous prétexte que le garçon, à partir de 10 ans, doit être élevé par son père. Mais c'est fou, débile. Le changement de lois obligera nos hommes à se soumettre, ils ne pourront désobéir aux lois. Si nos hommes n'ont pas changé, c'est que la loi est avec eux et pour eux, alors on peut pas changer, ni évoluer : alors on continuera à vivre comme dans l'ancien temps.

Mes deux filles ont choisi librement leurs maris : un Américain et un juif tunisien, un séfarade. Je les aime comme mes enfants. Je ne me suis pas opposée à leurs unions. Je vais te dire la vérité, j'avais peur qu'ils soient Arabes... Remarque, je ne veux que leur bonheur. Elles font comme elles le désirent. Comment voulez-vous imposer une vie comme celle qu'on a eu à une fille majeure, de 25-35 ans ? Moi, je suis pour la modernité, pour l'évolution des femmes, pour des lois comme en Tunisie. Bourguiba leur a donné la liberté par leur Code de la Famille et nous, en Algérie, ils veulent qu'on vive comme au temps du Prophète. Donc pour être une femme, il faut changer les lois ainsi, elle aura ses droits. Et l'Islam n'a pas dit de retourner en arrière, il faut aller devant et qu'on arrête de nous imposer des lois islamiques qui sont mal lues, leur interprétation.

Les femmes doivent toutes étudier et travailler, l'Algérie est riche, il y a du travail pour tous les jeunes. Pour nous faire oublier qu'ils ont volé le pays, ils nous mettent l'intégrisme avec des jeunes désoeuvrés. Ces intégristes n'ont rien à perdre : pas de boulot, pas de maison, pas de femmes, alors ils s'accrochent à un Islam de l'ancien temps. L'Islam n'a pas dit de violer les femmes ou de les tuer. Tout cette situation, c'est la faute de l'état même de notre langue : le kabyle, ils veulent nous l'enlever. Comment veux-tu que les gens évoluent ? On s'occupe du problème de la femme au lieu de s'occuper à faire avancer le pays. On n'a pas beaucoup de femmes dans la politique. Comme elles ne sont pas nombreuses, elles ne peuvent, à elle seules, changer le Code de la Famille, les mentalités... C'est dommage que des gens soient morts pour rien.

Enfin, je crois que j'ai trop parlé. Je peux rajouter cela, tant qu'il y aura ces gros bonnets, l'armée, rien ne changera en Algérie. Je plains les jeunes et les femmes. La vie est devenue trop dure pour tout le monde, hommes et femmes. Il faut changer tout le système. Heureusement qu'en Kabylie, les parents, pas tous, ont compris que leurs filles ont évolué et acceptent le changement, que leurs filles essaient de retrouver leur place grâce aux études et au travail pour celles qui ont la chance d'en avoir.

L'entretien a duré un peu plus de 90 minutes. Certains passages n'ont pas été transcrits. Il faut avouer que Ouerdia avait beaucoup de choses à dire. Elle est révoltée par la situation du pays. Marquée par la guerre, elle en veut à l'État, au système politique. Tous les maux des femmes proviennent du système. Elle est nostalgique. Malgré les difficultés du temps de la guerre (1954-1962), elle s'est construite durant cette période : "J'ai appris à compter les armes, les tenues des moudjâhidînes (des combattants)". Nationaliste, elle a cru à l'évolution de son pays. Ouerdia revendique son identité de femme, son identité nationale, sa langue, "J'avais peur qu'il soit Arabe...".

Malgré des moments de mélancolie par l'évocation du passé, Ouerdia savait plaisanter, rire et rappeler quelques expressions qui nous ont permis de plaisanter.

G- MELHA, INGÉNIEUR EN GÉNIE CIVIL

Melha, 36 ans, Ingénieur d'État en Génie Civil, est célibataire et habite chez ses parents. Melha vit et travaille à Tizi-Ouzou (Kabylie). Elle est issue d'une famille nombreuse : ils sont 10 enfants (6 filles et 4 garçons), tous universitaires (l'aîné psychologue, la cadette professeur, la troisième esthéticienne (après un diplôme universitaire), le quatrième et le septième ingénieurs (en froid, en pétrochimie) et les autres sont biologistes, institutrice et professeur de sport. Ses parents, n'ayant pas fait de longues études, se sont donnés les moyens pour que leurs enfants aient des cursus universitaires élevés et qu'ils devinent des diplômés. Comme le répète souvent Melha : 

- Papa n'aime que les jeunes avec des titres ! Je crois que si mes belles-soeurs n'avaient pas des diplômes, il ne leur aurait pas accordé de la considération. Si elles n'étaient pas diplômées, il dirait qu'elles ont des pois chiches dans la tête. Mes trois belles-soeurs sont dans la médecine : la femme de l'aîné est pédiatre, la femme du septième enfant est pharmacienne, la femme du dernier est médecin. D'ailleurs, il encourage la dernière à poursuivre sa spécialité. Il adore ses belles-filles, les invite souvent à manger afin qu'elles ne se fatiguent pas trop. De surcroît, il leur a fait construire de beaux pavillons à chacune sur ses terres. Il dit : "Vous, mes filles, vous appartiendrez à vos maris et vos belles-familles qui feront la même chose. Elles portent mon nom, elles me donnent de beaux petits-enfants et elles rendent heureux mes fils, alors, il faut les gâter surtout quand on a les moyens..., elles sont respectueuses envers tout le monde. Je vais les aider à ouvrir leur cabinet comme j'ai aidé S. pour son officine...".

J'ai rencontré Melha au Croissant Rouge où elle milite. La présidente de la commission sociale a préparé le rendez-vous. J'ai connu Melha lors des émeutes d'octobre 88, elle était secouriste et elle avait une lourde mission : ramasser et soigner les blessés du soulèvement des jeunes. Entre-temps, elle a suivi son chemin et a dirigé une association. Ensuite, on s'est perdues de vue. Elle était contente de me revoir...

- Que faites-vous ?

- Je suis Ingénieur en Génie Civil, spécialisée en béton armé. Je travaille dans un bureau d'études en tant que chef de projet dans le service dit "service suivis et réalisations de tout ouvrage". Je dois dire que j'ai choisi ce métier pour un peu contrer l'homme car, à la fin de mon cursus secondaire, c'est-à-dire après le bac, tout le monde (père, mère, amis, etc.) pensait que j'allais poursuivre des études en médecine (le rêve de mon père que je n'ai pu réaliser) mais, mon choix a été fait sans demander l'avis de quiconque. Moi, je me voyais déjà sur un chantier de construction en train de diriger des techniciens au milieu des hommes. Je dois dire que j'ai toujours préféré la compagnie des hommes que celle des femmes depuis déjà mon enfance.

Cela me réjouit de vous parler de ça car, une fois que j'étais inscrite en première année à l'institut de Génie Civil, mon père me disait quel serait le métier que j'exercerai plus tard et quels étaient les débouchés de cette branche. Et bien sûr, je lui donnais des explications ou, mieux encore, des détails concernant le métier que j'allais exercer à la fin de mon cursus universitaire. Je le sentais très sceptique à l'idée de me voir au milieu des hommes, en même temps, je le sentais fier de la réussite au bac de sa fille. C'était très important pour moi, je voulais absolument lui prouver que, quel que soit le cursus suivi, l'essentiel est d'avoir un diplôme qui me servirait dans la vie professionnelle.

- Qu'est-ce pour vous être une femme ?

- Être une femme : cela veut dire beaucoup de choses. C'est vaste comme question, c'est-à-dire que tout dépend où vous situez la femme. Je ne peux parler au nom des autres femmes. En tout cas, pour moi, être une femme est un long combat, un combat continuel. Pour être plus claire, c'est une lutte sans relâche à condition de résister à certains obstacles, à l'adversité et à tout ce qui directement touche les agissements ou comportements de la femme en général. Que ce soit dans le milieu familial, dans la société ou encore mieux, dans le milieu professionnel.

En d'autres termes, c'est une lutte sur un parcours très difficile qu'offre la vie à la femme en général. N'a-t-on jamais dit que "la vie n'est pas un long fleuve tranquille ?", une expression que je considère applicable à tout individu pas uniquement à la femme ou aux femmes. La femme ne peut être reconnue que par le mari ou le père. Si elle veut avoir sa place dans cette société d'hommes (pourtant, les femmes sont plus nombreuses que les hommes : 4 pour un homme), il faut qu'elle étudie pour occuper l'espace public d'abord par le travail. Une travailleuse, une femme de l'extérieur à l'opposé d'une femme d'intérieure, peut activer dans la société civile, dans le monde associatif et politique. Celles qui travaillent sont plus indépendantes, plus libres malgré les aléas de leur condition et de leur vie.

L'indépendance financière d'une femme peut changer sa condition sociale et son affirmation dans sa famille ou dans la société. Ensuite, c'est à elle de s'imposer, de lutter pour avoir sa place. La liberté d'une femme est un long combat, il est quotidien. Je préfère être soumise par mon père (ça se discute...) que par un homme de ma génération. Je ne pourrai pas me rabaisser. Je considère les homes comme mes égaux, pas supérieurs. Comme je l'ai déjà dit, il n'y a que mon père qui peut me faire baisser les yeux ou accepter la soumission mais papa me connaît, il rit aux éclats quand je parle de la condition des femmes. Parfois, nos discussions vont loin. Sur certains points, il me prend toujours pour sa petite fille, je lui dis toujours ce que je pense. D'ailleurs, il me dit souvent : "tu ne trouveras jamais un mari avec tes idées...".

- C'est ce qui retarde votre mariage ?

- Ha, ha, ha (rires), c'est une question impertinente dans la mesure où il s'agit là de ma vie privée. Mais, puisque vous êtes vous-même une femme, je répondrai à votre question. Si, aujourd'hui, je ne suis pas, du moins pas encore, mariée parce que, d'abord, je n'ai pas trouvé le bon élément, à savoir un homme (car je ne suis pas homosexuelle) qui m'accepte telle que je suis avec ma propre personnalité, mes habitudes extérieures au milieu familial, mon mode de vie, mon travail, en gros : ma liberté. Sinon, c'est un choix personnel. On dit souvent que le mariage c'est la corde au cou, je ne suis pas de cet avis car, avant de se marier, il faut faire des concessions. Ce qui ne se fait pas chez nous en Algérie. On a tendance à dire qu'il faut se marier pour ne pas donner l'occasion aux langues venimeuses de jaser sur vous. Nous sommes en l'an 2000, à mon sens, il faut plutôt dire changeons les mentalités de notre société que ce soit dans le domaine politique, économique ou social.

En Algérie, la femme n'a pas encore tout à fait les droits qu'elle revendique. Dès l'instant où elle connaît ses droits, je crois que c'est un pas vers l'avant et il est vrai que, par rapport à d'autres pays civilisés comme la France, la femme algérienne n'a pas encore avancé sauf dans le domaine où on lui donne le droit à l'instruction. N'allons pas chercher des exemples car il existe une infinité de femmes algériennes qui, grâce aux études, ont pu atteindre une part de leurs objectifs. Prenons mon cas comme exemple, c'est-à-dire que, malgré les idées saugrenues de la mentalité algérienne, en général, j'essaie du mieux que je peux pour briser certains tabous qui me paraissent néfastes et rétrogrades pour la femme et surtout dans notre société parce que cela ne va pas au profit de notre évolution et de notre développement que ce soit intellectuel ou autres. Ceci dit, pour mieux cerner le problème existentiel, à savoir celui de la femme, il convient de faire, d'une part, chemin arrière pour optimiser la place qu'occupait la femme au fil du temps jusqu'à nos jours, d'autre part, rechercher la problématique que pose la femme aujourd'hui et qui s'impose par son évolution, son intelligence et son arrogance vis-à-vis des hommes. Le statut qu'offre le Code de la Famille est à discuter et à revoir. Il est infâme.

- Vous plaît-il ?

- Il ne me plaît absolument pas. Le Code de la Famille a été instauré par des hommes, comment voulez-vous qu'il convienne à ce que je suis, c'est-à-dire une femme laïque. Si je crois le Larousse, le mot "LAÏQUE" veut dire séparer la religion de la politique. De ce fait, le statut de la femme en Algérie s'est basé surtout sur des versets du Coran : La CHARIA. En aucun cas ce code ne convient généralement à la femme. Au contraire, il a été établi par des hommes et cela ne fait aucun doute qu'il va contre la femme pour son émancipation et son évolution dans le développement politique, socio-économique et culturel.

Justement, on est appelé à parler du politique. Les choses sont liées. Le Code de la Famille / La famille / l'Islam / Le politique / L'école / Le travail : c'est une boucle, une spirale ou un enchaînement, de sa place dans la sphère privée vers la sphère publique et de sa place à partir de la sphère publique vers la sphère privée. Le Code de la Famille n'adresse aucun avantage à la femme algérienne en général. Il doit être revu et de ce fait abrogé du fait qu'il n'offre aucune liberté et aucun droit à la femme qui lui permettent de se défendre en cas de divorce ou encore pour la succession sans oublier la polygamie. Il faut toujours se référer à la CHARIA qui donne avantage à l'homme. Forcément, la liaison entre la famille, le politique et l'Islam est très Forte. Ce qui ne veut pas dire non plus qu'il n'y a aucune possibilité de modification de ce code qui est établit par des députés, donc des politiques 254(*).

- A-t-elle une place dans la sphère publique ou privée ?

- De nos jours, je dirai que la femme algérienne peut avoir une place que ce soit dans la sphère publique ou privée, mais à condition de se battre et d'aller jusqu'au bout de ses projets. Moi, personnellement, j'estime que si la femme algérienne a pu acquérir une place dans la sphère privée, il n'est pas nécessairement évident qu'elle en ait une dans la sphère publique. Dans la sphère privée, la femme est confrontée beaucoup plus à un milieu familial qui peut être très fermé ou, au contraire, plus ou moins ouvert. Pour approfondir ces deux contextes (c'est-à-dire milieu fermé ou milieu ouvert et qui me fait penser aussi dedans / dehors), la femme a toujours été suivie, orientée et dirigée soit par ses parents, soit par un membre très proche de sa famille (oncle ou tante) vers ce qu'elle doit choisir son avenir, la femme doit impérativement réagir vite et doit se donner elle-même des droits que certaines lois lui ont attribués, bien que ces dernières ne favorisent pas tellement ou, du moins, ne l'aident pas beaucoup à améliorer sa situation. Elle n'a pas droit à certaines décisions qui reviennent en général à l'homme, sauf pour l'éducation de ses enfants ou, mieux encore, pour les tâches ménagères.

Ceci ne veut pas dire qu'elle n'a pas sa place dans la sphère publique. De nos jours, avec la scolarisation des filles qui arrivent au niveau universitaire et même plus, nous trouvons des femmes dans certains domaines de travail auxquels elles n'avaient pas accès il y a quelques années de ça ou encore interdits aux femmes. Comme dans le domaine de la politique, elle essaie de se donner une place en s'imposant avec ses propres capacités, son acharnement dans le travail, sa compétence et son sérieux. Malgré qu'elle soit parfois dénigrée dans ce domaine, elle est tout de même soutenue par des hommes.

Certes, ces derniers utilisent la femme à des fins personnelles ou politiques mais, la femme algérienne arrive parfois à s'imposer par sa conviction de réussite et sa volonté d'améliorer sa situation professionnelle qui est liée à sa situation sociale ou privée. Dans d'autres domaines de travail tel que l'enseignement, je crois qu'elle s'est déjà offerte une bonne place car il faut dire que, ces deux dernières décennies, on aperçoit plus de femmes que d'hommes dans le domaine de l'éducation. On trouve également de plus en plus de femmes dans le domaine médical, paramédical, etc. Cela prouve que la femme algérienne ne se restreint pas à ce qu'on lui propose, c'est plutôt un choix personnel qu'elle fait sans pour autant gêner la mentalité de la société qui, jusqu'à nos jours, n'a pas tellement changé malgré tous les efforts que fournissent certaines femmes pour essayer de bannir cette satanée mentalité.

L'une des raisons pour lesquelles la femme algérienne n'arrive pas à pouvoir changer certaines habitudes : c'est la religion. Et quand je dis religion, cela veut dire la religion musulmane. Quand je parle de cette religion, cela ne veut pas dire que je suis contre la religion, mais ce sont les hommes qui l'interprètent à leur façon et à leur avantage. Il est vrai que l'Islam n'interdit pas à la femme de travailler, par exemple, ni d'avoir une certaine liberté et la femme musulmane, en général, reste toujours sous l'emprise soit de ses parents ou de son mari, ce qui est contradictoire par rapport à ce que lui apporte cette religion. Les choses ont évolué, il faut donc vivre avec le progrès et être surtout tolérants.

- Aimeriez-vous avoir des enfants plus tard ?

- C'est beau d'avoir des enfants, mais il faut les prendre totalement en charge. Comme toute femme de mon âge, oui, je souhaiterai avoir des enfants mais pas beaucoup. Tout au plus deux, sinon un seul. Je ne veux pas devenir comme ces poules pondeuses qui se retrouvent avec une smala d'enfants dont elles ne peuvent s'en occuper. Il faut dire aussi certaines sont obligées soit par leur mari, soit par leurs parents de faire plusieurs enfants et ce pour pouvoir avoir un mâle parmi ces derniers. Par ailleurs, pour une femme qui travaille, il n'est pas facile de faire beaucoup d'enfants car il faut, non seulement s'occuper de leur éducation, mais aussi suivre leur scolarité et ce tout en travaillant à l'extérieur. C'est-à-dire que, dans ce cas, la femme doit assurer une double journée : son rôle de mère et de femme travailleuse (salariée).

De toute façon, la vie est tellement chère que certains n'osent pas s'aventurer à concevoir beaucoup d'enfants. Comme dirait mon père : "Pour concevoir plusieurs enfants, il faut s'assurer que ces derniers ne manqueront de rien. Et avec la cherté de la vie, si c'était à refaire, je n'aurai jamais fait autant d'enfants. DIEU merci, j'ai assuré mon rôle de père, j'ai pu subvenir aux besoins de tous mes enfants et j'en suis fier". Aujourd'hui, il ne comprend pas comment des couples qui ont eu la chance d'aller à l'école et de comprendre mieux certaines choses, notamment la contraception, arrivent malgré le coût de la vie à faire beaucoup d'enfants dont ils n'assurent même pas l'éducation, parfois ne les connaissent pas (par manque de communication).

- Comment voyez-vous l'avenir ?

- Il faut plusieurs années pour que l'Algérie puisse retrouver la stabilité. L'Algérienne nécessite un changement de mentalité ; pour accepter des droits égaux à une femme, il faut compter deux à trois générations. La crise économique, l'intégrisme qu'a connu l'Algérie a réveillé des consciences. Les femmes, après être longtemps bernées par des discours de socialisme, d'unité nationale, d'une meilleure vie... ont pris leur destin entre leurs mains mais c'est un grand travail en amont, dans la sphère privée... Il ne faut pas oublier tout le travail du mouvement féminin qui ont payé de leur vie. On croit que ce mouvement des femmes stagne depuis la crise, c'est une erreur ! Beaucoup de femmes travaillent à l'ombre, chacune avec son arme : par l'écrit (depuis une dizaine d'années, des écrits journalistiques, littéraires, sociologiques apparaissent dans le pays ou à l'étranger...), des associations de femmes naissent (même les mères, les épouses de terroristes se sont organisées...), le changement s'opère déjà dans la famille.

C'est les femmes qui vont changer la société et la reconstruire car ce sont elles qui perpètrent les traditions. Le Code de la Famille est rejeté par la majorité des femmes, notamment sur les modalités du divorce (pension alimentaire insuffisante, demande de la garde du domicile...) et sur certains points du droit à l'héritage... Une autre revendication importante, celle de la reconnaissance langue berbère (amazigh). Une revendication légitime d'autant plus que la majorité des femmes kabyles ne parlent pas l'arabe et ne comprennent pas les émissions de télévisions. Les événements de la Kabylie suscitent des questionnements sur le devenir de cette région. En conclusion, je dirai qu'il reste un grand effort et travail du coté des hommes et des politiques.

H- KATIA

Katia m'a été présentée par mon fils qui était en vacances en Algérie. L'entretien se déroule chez mes parents. Katia a 18 ans, lycéenne et se prépare au bac maths afin de devenir ingénieur. De famille aisée (père homme d'affaires, mère au foyer mais libre de ses mouvements), elle a été élevée dans un esprit de liberté, aime la musique moderne, la mode...

Katia est libérale et libérée. Elle invite facilement des copains à la maison (cas pas très courant en Algérie). Katia organise facilement des petites fêtes entre copains et copines et ses parents n'y trouvent aucun inconvénient. Elle conduit comme sa mère sa propre voiture. Katia veut vivre sa vie et se préoccupe peu de son entourage. C'est une jeune fille qui peut ressembler à n'importe quelle adolescente française. Elle est pleine de vie, insouciante de la situation du pays, se réconfortant dans son bien-être. Pour elle, la politique ne peut se faire qu'avec des gens libérés et tolérants.

- Aimerais-tu avoir des enfants plus tard ?

- Je n'y pense même pas mais je suis contre toutes ces femmes qui font beaucoup d'enfants. Elles creusent davantage leurs tombes... Elles se fatiguent plus, passent leur temps à pouponner, à laver, à faire le ménage, elles ne vivent pas. Elles se plaignent toujours. De nos jours, les enfants ça coûtent chers. Quand on est nombreux, la femme n'a pas le temps de tous les écouter, d'être attentive à leurs problèmes. Voyez-vous, on est deux filles à la maison et maman a du temps à nous consacrer et elle profite de sa vie.

- Et l'Islam ?

- Je crois en Dieu mais je ne suis pas pratiquante. L'Islam, je l'ai appris à l'école pas avec mes parents. Depuis que le terrorisme sévit, je rejette cette forme de religion. La religion, ce n'est pas ça... Il y a tellement de gens qui meurent qu'on finit par ne pas y penser. Il faut s'amuser, danser, aller à la plage..., tous ce que les intégristes n'aiment pas, quoi ; au moins, si on se fait assassiner, on aura profité de la vie. Et puis il faut s'éclater...

- Et l'avenir des femmes ?

- Bof, je ne sais pas, mais avec les nouvelles générations, il y aura des bornées et des libérales. Vous avez vu toutes ces femmes en hidjâb (tchador), elles se cachent derrière leurs voiles, elles nous font la morale, elles cachent des choses, elles veulent qu'on les dévoile, du moins que les hommes les dévoilent : moralement et physiquement... À longueur de journées, elles disent : "Dieu a dit ça, le Coran dit ça...", je crois que chacun interprète l'Islam... Nous sommes plus au XIV ème siècle, il faut vivre son temps... Je n'ai rien contre l'Islam, je suis contre l'intégrisme, la hogra (le mépris). Notre génération est sacrifiée. Nous sommes nés et vivons avec le mouvement berbère, la guerre civile, les grèves de ceci ou du cartable qui a duré une année scolaire... Enfin, nous sommes nés dans une guerre civile, toujours en mouvements, dans la violence. C'est pour ça que je parle de génération sacrifiée...

Parler d'avenir, euh ! Pour parler de l'avenir, il faut parler de notre identité en premier. Mais quelle identité ? Je dirai qu'il y a plusieurs identités : mon moi, l'identité féminine, l'identité nationale, l'identité berbère... Et nous, les jeunes, quel sera notre avenir dans ce déchirement, cette dictature ? Moi, à la rigueur, je peux finir mes études ou ma vie à l'étranger, mais les autres ? Toutes ces lycéennes, ces étudiantes auront-elles du travail ou elles finiront comme nos mères : mariage, gosses, le ménage, la belle-mère... Très souvent, j'évite d'y penser mais, au lycée, mes camarades en parlent : elles ont peur de l'avenir, on s'accroche toutes aux études, mais ce n'est pas facile.

- Et l'école ?

- Justement, je voulais parler de l'école. Qu'est-ce qu'on apprend ? Rien de spécial. C'est incohérent, l'histoire est falsifiée, les classes sont surchargées, entre parenthèse, on est 49 par classe, c'est beaucoup pour des classes d'examens. Les cours ne sont plus adaptés aux programmes... Et l'arabe ? Où est-ce qu'il peut nous mener ? Ce n'est pas une langue scientifique. Moi je fais des mathématiques en arabe et à la fac les formations scientifiques sont enseignées en Français. Alors comment fait-on? À la maison, les gens parlent le kabyle et le français ou l'arabe algérien. Vous trouvez ça déroutant. Les programmes télés sont en arabe littéraire et on ne comprend rien, surtout nos vieux. Tout est à refaire. C'est pour ça que les jeunes ne font pas de projets. Tout le monde veut partir à l'étranger, surtout en France car on comprend la langue. D'ailleurs à Tizi, tout le monde est parabolé (cablé via le satellite). On reçoit et on regarde les programmes de télé français. Comment voulez-vous que les jeunes ne rêvent pas d'être à l'étranger ? Il n'y a pas d'avenir à part si tu es bien placé.

- Bien placé ?

- Oui ! Pistonné. Combien de jeunes qui finissent leurs études et ne trouvent pas de travail, surtout les filles ? Je connais des médecins, des ingénieurs, des techniciens au chômage, des "hististes", ceux qui tiennent les murs comme on les appelle. Alors les filles, c'est pire. Elles repartent à la case de départ : à la maison, dans leur village à s'occuper des frères, des olives et des champs, quoi, vers la prison. Fini la vie d'étudiante, de liberté. Elles deviennent comme leurs mères. D'ailleurs, elles attendent que le mariage et exigent des hommes avec appartement et gros salaire. Elles finissent soient vielles filles ou elles se marient avec des commerçants, très souvent avec des hommes qui n'ont pas fait de longues études ou avec des jeunes dont les parents sont aisés et qui vivent au crochet de leurs parents même mariés, c'est-à-dire sous la botte d'un ignorant et des beaux-parents. C'est dur pour une universitaire.

Bon, c'est un choix, je préfère rester vielle fille que d'épouser un vieux ou un fils dépendant de ses parents. Aujourd'hui, nos jeunes filles rêvent d'une vie à l'Européenne. Elles souhaitent toutes se marier, une fois mariées, elles sont déçues, alors elles divorcent. Comme on dit chez nous : "Les gâteaux et les klaxons c'est en été et l'avocat en hiver". Il y a beaucoup de divorces en Algérie. Mais le Code de la Famille n'avantage pas les divorcées, d'ailleurs toutes les femmes. Alors, vaut mieux rester chez ses parents si on n'a pas trouvé son idylle. J'ai un petit ami, mais je ne parle pas de mariage, bof, j'ai le temps d'y penser.

Pour revenir à votre sujet, aujourd'hui pour être une femme en Algérie, il faut se sentir citoyen à part entière, c'est-à-dire il faut qu'on ait nos droits. Or, quels sont les droits qu'on nous donne ? Celui d'étudier et de subir et de se taire. Comment voulez-vous construire une société si on nous prive de nos droits élémentaires ! Tous les Algériens sont privés de liberté. On est privé de liberté d'expression, de travail, de parler notre langue maternelle, etc. Il faut changer tout le système. Avec tous les problèmes que nous crée l'État, les hommes algériens se contentent de leurs anciennes traditions, il faut évoluer. Faire évoluer les mentalités des hommes d'abord de l'État. On nous prend pour des incapables, pour des enfants soi-disant pour nous protéger. L'État prétend protéger les jeunes, les femmes, les parents nous confinent dans des traditions et nous dans tout cela ? Pour cette société d'hommes, tout ce système, ce code ça les arrange. On sera toujours des mineures. On va se battre pour changer cela. De toute façon, on n'a rien à perdre.

Notre avenir est foutu pour la plupart de notre génération, à part quelques exceptions. Certaines jeunes filles adhèrent à des associations, à des comités d'étudiants pour faire bouger les choses. Les choses ne bougent pas, ce n'est pas pour demain. Certains vont sacrifier leur vie pour une Algérie meilleure. Les jeunes (femmes et hommes) qui sont montés au maquis (les terroristes) sacrifient leur vie car ils savent qu'ils n'ont rien à perdre, manque de travail et de logement, ils ont trouvé une idéologie. Les berbéristes aussi offrent leur vie, leur temps pour la reconnaissance de la langue berbère. Ils ont sacrifié toute une année scolaire de tout un département, l'année blanche en 1994-1995. Durant une année, on n'a pas fréquenté l'école pour cause de grève.

Comment voulez-vous évoluer ? C'est triste pour notre génération. L'avenir pour les femmes ou les jeunes, c'est catastrophique mais on réussira grâce à notre détermination. On a essayé de lever plusieurs tabous sauf celui de la sexualité. C'est la propriété des hommes. Mais bon ! Il faut commencer par les choses élémentaires comme la liberté d'expression, le travail. Il y a beaucoup à faire, à nous les jeunes de provoquer pour bannir toutes les traditions allant à l'encontre de la liberté des femmes et le politique. Il faut aussi que ces vieux généraux qui gouvernent le pays disparaissent du système. Pour conclure, je dirai que c'est un problème politique. Si on impose des lois pour la liberté des femmes, les Algériens respecteront les femmes et l'accepterons comme leur égale.

L'entretien a duré 90 minutes.

I- DJEDJIGA, FARIZA ET KHADIDJA (Grand-mère / mère / fille)

Djedjiga, 70 ans, est la maman de Fariza et la grand-mère de Khadidja. Femme au foyer et veuve depuis 20 ans, elle a élevé sept enfants. Son mari était absent (émigré en France).

L'entretien se déroule chez Fariza qui habite un grand appartement (F6) dans une cité à la nouvelle ville (Tizi-Ouzou), c'est-à-dire en dehors du centre ville. C'est sa voisine qui a arrangé le rendez-vous. La voisine, je la connaissais et je l'ai rencontrée dans la rue. Comme elle était heureuse de me revoir. Je lui ai brièvement parlé de mon projet de thèse et de mon souhait de rencontrer des femmes appelées les "soeurs musulmanes" (des femmes pratiquantes, portant le hidjâb, le voile islamique) et que je ne disposais pas de beaucoup de temps vu nos brefs séjours. C'était chose facile pour elle, donc je lui ai communiqué notre numéro de téléphone.

Deux jours après, j'ai reçu la confirmation : le rendez-vous était pris pour le lendemain après-midi. Je l'ai remerciée comme si elle m'avait sauvé la vie car par les temps qui couraient (vu la question sécuritaire, les Algériens et surtout les islamistes : tous étaient méfiants...), il était difficile de demander des rendez-vous à des femmes sans les connaître... Le rendez-vous était pris pour le lendemain à 14 h 30, après la prière du vendredi (prière sacrée qui a lieu à 12 h 30 et qui s'effectue à la mosquée). J'ai pris entre-temps des informations sur la famille mais j'ignorais que j'allais rencontrer la mère, la fille et la petite fille réunies.

À ma grande surprise, toute la famille était là, habillée en tenue de prière. On m'a dirigée vers le salon arabe. La surprise était grande, avec tout l'environnement : habillement et décoration de la maison. Les murs étaient tapissés de cadres de versets coraniques, des lampes représentant des mosquées, des tapisseries venues de la Mecque, etc. Des questions trottaient dans ma tête... vais-je entendre que parler que de l'Islam ? ...

La grand-mère était vêtue d'une djellaba et de chaussures blanches, les hommes en kamis (une longue robe de couleur unie avec des fentes sur les cotés), les femmes et les jeunes filles en hidjâb... J'étions seule à être habillée à l'Européenne... J'avais pris la précaution de m'habiller sobrement (pantalon et blazer) pour ne pas choquer...

Après avoir embrassé les femmes, j'ai salué à distance les hommes (car les fanatiques ne touchent pas la main des étrangères, tout simplement des femmes). Je me suis présentée et j'ai expliqué la raison de ma venue. Je n'ai pas échappé à l'interrogatoire d'ordre privé. En fait, il savait qui j'étais, comment s'appelle mon père, mes activités avant mon installation en France. J'étais tendue, le père me gênait un peu. Cela m'indisposait qu'ils parlent de moi alors que j'avais un autre objectif. Il fallait mettre toute cette famille en confiance et aboutir à la mission que je me suis fixée. Petit à petit, l'atmosphère s'est détendue. Hospitalité oblige, je voyais un plateau qui arrivait sur la table (café, gâteaux... ).

Djedjiga m'a détendue en me rassurant qu'ils étaient comme tous les Algériens qui posent des questions sur la famille, sur la France et qu'ils étaient heureux de me recevoir. Le père s'est adressé à moi dans un parfait français en français, connaisseur des cursus universitaires. Il m'a donné quelques recommandations sur la méthodologie et a entamé le sujet sur l'Islam. Ensuite, il a pris ensuite congé et a dit : "ma place n'est pas auprès des femmes, je vous laisse entre vous, certainement vous avez des choses à vous dire". Il a demandé à ses autres enfants de nous laisser seules...

1- DJEDJIGA (la grand-mère)

- Je suis une femme qui n'a jamais été à l'école mais mon vécu m'a appris énormément de choses et aujourd'hui, j'ai encore beaucoup à apprendre malgré ma vieillesse. Je remercie DIEU de m'avoir laissé mes facultés mentale et physique bien que j'aies un problème de santé car j'ai une insuffisance cardiaque mais le progrès de la médecine me permet de continuer à vivre et ce, avec l'aide de DIEU : "DIEU nous a créés pour vivre les joies et les malheurs". Il est vrai que ma croyance et ma foi en DIEU m'aident à surmonter certains problèmes, surtout concernant mes enfants que j'ai dû continuer à élever seule après la disparition de mon mari. En fait, je souhaitais de tout coeur, faisais même des prières pour que mes enfants travaillent bien à l'école pour qu'ils puissent, plus tard, gagner bien leur vie. Je dois vous avouer que j'ai réussi à bien les élever mais concernant leur scolarité, c'était vraiment médiocre.

J'ai marié ma première fille à l'âge de 18 ans car elle ne voulait plus poursuivre ses études malgré mes encouragements. Et à cet âge, j'estimais qu'il était temps pour elle de se caser. La seule chose que je tolérais à mes enfants que ce soit un garçon ou une fille, c'est leur libre choix de leur futur conjoint, surtout les filles. Sachant que mes parents m'ont mariée à un homme que j'ai connu que le jour du mariage et je refusais d'imposer ça à mes enfants. J'ai vécu tout le temps en famille (beaux-parents, beaux-frères et belles-soeurs). Aujourd'hui, je remercie DIEU de nous avoir permis d'évoluer un peu pour nous libérer. Actuellement, la fille a le droit d'aller à l'école, de sortir, de travailler, de s'habiller, de communiquer avec le monde entier, de voyager seule sans être accompagnée, etc. Je ne démens pas que nous avons oublié nos valeurs traditionnelles concernant, par exemple, le mariage. On permet à la fille ou au garçon de choisir l'homme ou la femme de sa vie à condition que ça soit d'un bon parti ou issu de grandes familles connues.

Je suis devenue avec le temps une femme très tolérante. J'ai toujours laissé mes filles sortir avec des amies mais pas avec les garçons par crainte des représailles ou qu'on dise du mal d'elles. Je savais qu'elles fréquentaient des garçons puisqu'elles se confiaient beaucoup à moi et je leurs donnais des conseils. D'ailleurs, je continue toujours à le faire car elles ont besoin de mon expérience et elles ne doivent pas se soumettre totalement à leurs maris. J'ai de bonnes relations avec tout le monde (voisins, cousins et cousines, tantes et oncles, ma belle-famille, mes gendres et mes belles-filles) et comme je suis très vivante : j'aime chanter les anciennes chansons en toutes circonstances, raconter les blagues et nos vieilles aventures avec tout le monde. Sans ça, je crois que je n'aurai jamais réussi à surmonter plusieurs obstacles. Ce qui permet de dire cela, c'est qu'aujourd'hui, je suis respectée par les grands et les petits (femmes, hommes, garçons et filles) et on m'honore à toutes circonstances (mariage, fête ou décès).

À présent, je souhaiterai vous raconter une anecdote. Je me suis retrouvée dans une fête familiale : il s'agit du mariage du plus jeune beau-frère à ma fille aînée qu'elle a marié, c'est-à-dire que c'est ma fille qui a présenté l'actuelle épouse de ce beau-frère. Sachez que chez nous, les festivités de mariage se préparent au moins un mois à l'avance. Donc, on a chargé ma fille d'assurer tout le travail durant toute la célébration du mariage à commencer d'abord par arranger la maison où a eu lieu le mariage. C'est la maison des beaux-parents de ma fille qui sont décédés il y a quelques années de ça. Ma fille aînée s'est chargée de préparer les gâteaux, ensuite, préparer le repas du mariage car, chez nous, quand un garçon se marie, on fait une grande fête. Il y a beaucoup d'invités, ça dépasse parfois les quatre cents personnes, allant des fois jusqu'à mille invités comme le veut la tradition d'une famille kabyle musulmane pratiquante.

Le jour de la fête, on sépare bien sûr les femmes des hommes, c'est-à-dire que les femmes mangent seules et les hommes également parce qu'il y a toujours des étrangers à la famille parmi les hommes. On ne doit pas se montrer la tête découverte devant ces étrangers. C'est normal, c'est la religion qui exige ça des femmes : "ESSOUTRA". Bref, une fois que tous les étrangers seraient repartis chez eux, nous les femmes, nous nous mettons avec les hommes de la famille pour célébrer une tradition qui s'est imposée à nous depuis des siècles à savoir mettre le "HENNÉ" au futur marié. En général, on choisit très souvent une personne âgée pour le faire et, bien sûr, pendant que cette dernière s'occupe du marié, elle chante des poèmes et bien de belles choses pour l'avenir du futur couple, les autres femmes répètent derrière la dame qui met le henné. Ensuite, on met une autre musique et tout le monde se met à chanter, à danser et à se défouler au maximum et ce jusqu'à une heure tardive de la nuit parfois allant jusqu'à l'aube. Le lendemain, tout le monde se prépare pour aller chercher la mariée...

Je n'arrivais pas à l'arrêter. Elle pensait que je devais décrire dans un mariage traditionnel. Je l'ai laissée me raconter ce mariage (du beau-frère à sa fille) car je savais qu'elle aborderait la virginité, la sexualité et la virilité de l'homme. C'est un sujet qui passionne les femmes lorsqu'une occasion se présente (il y a toujours une meneuse qui lance des pics pour lancer et ouvrir le débat). Les personnes d'un certain âge abordent ce sujet tabou plus facilement avec humour ou parfois par des expressions poétiques (avec de allusions rythmées).

- Tu sais, cette mariée était belle et instruite. Elle est ingénieur mais que Dieu soit avec elle, elle est très pratiquante, va à la mosquée, met le Hidjâb. Ainsi, elle est protégée. Sa nuit de noce s'est bien passée

- Comment bien passée ?

- Ah, tu veux qu'on parle de ça, alors on y va (tout le monde éclate de rire), Khadidja, va jeter un coup d'oeil pour voir si personne nous écoute, comme tu le sais, c'est un sujet qu'on peut parler qu'entre femmes. Pourquoi les Français veulent savoir ça ? Ah ! Leurs filles vont vite vers ça !

- Comment elles vont vite vers ça ?

- Parce que ce n'est pas comme nos traditions et nos moeurs. Et on dit que les Françaises sont des femmes très chaudes, qu'elles n'attendent pas le mariage pour consommer leurs noces comme à l'accoutumée. Je suis sûre que les générations précédentes, à savoir leurs ancêtres, étaient comme nous. C'est-à-dire que l'homme doit demander une fille au mariage et sort avec elle une fois que les choses seraient officialisées. Aujourd'hui, je comprends que les filles âgées de 15 ans et plus veulent coucher avec des garçons, c'est normal mais chez nous, une fois qu'une fille perd sa virginité, on la bannit de la famille, personne ne l'épouse et ses parents la mettent à la rue car c'est déjà péché d'après la religion et ce n'est pas toléré par nos coutumes. On dit une femme qui est vierge jusqu'à son mariage est la plus belle femme et honore sa famille. De ce fait, elle peut s'imposer une fois qu'elle est chez son mari qui ne risque pas de dire des méchancetés sur elle à leurs familles ou encore à leurs enfants.

2- FARIZA (la mère)

- Si vous me le permettez, je vous appellerai par votre prénom. Fariza, vous êtes donc la fille de Djedjiga, vous avez sept enfants comme votre mère, 4 filles et 3 garçons et Khadidja est votre aînée. Vous êtes femme au foyer mais vous avez été scolarisée jusqu'à 16 ans. Comment voyez-vous aujourd'hui l'évolution de la femme algérienne en général et de la femme kabyle en particulier?

- Je vais parler de moi ou je parle des autres femmes?

- C'est comme vous voulez.

- Et bien, je préfère parler de moi car je ne peux pas dire grand chose des autres femmes que je côtoie. Vous savez, les femmes que je connais ne me confient pas beaucoup leurs secrets sauf l'une d'entre elles, à savoir ma voisine que vous connaissez et qui vient du fin fond des montagnes de la Kabylie, je vous parlerai d'elle plus tard. À vrai dire, pour ce qui est de mon cas, je dirai que si je devais tout refaire, je crois que d'abord, je n'aurai pas eu autant d'enfants et j'aurai fait des études plus poussées. Aujourd'hui, je le regrette beaucoup car je m'aperçois que je suis une femme qui aimerait sortir librement, c'est-à-dire faire mes courses de tous les jours, accompagner mes enfants à l'école et surtout, une fois mes tâches conjugales et ménagères accomplies, je serais sortie me promener ou aller rendre visite à de la famille ou à des amies ou encore faire du shopping sans demander à mon mari de m'accompagner en voiture dans la mesure où c'est proche de mon domicile.

Sachez que j'ai été habituée à une certaine liberté quand je vivais chez mes parents. Mais avec le mariage, je me rends compte que le mariage ne devait pas avoir lieu avant 24 ou 25 ans aussi bien pour la fille que pour le garçon. Si je n'ai pas été loin dans mes objectifs, c'est moi qui l'ai voulu. D'abord, je ne voulais pas faire beaucoup d'études. Comme toute jeune fille de mon époque, je voulais me marier avec l'homme que j'aimais. Bien que j'aies été mal accueillie dans ma belle-famille, n'empêche que je me tapais toutes les tâches ménagères chez mes beaux-parents. On vivait tous dans la même maison, j'ai cinq belles soeurs (les trois premières étaient déjà mariées quand je suis arrivée dans cette famille), deux beaux-frères, mon beau-père et bien sûr ma belle-mère. Je faisais à manger à tout ce monde, je repassais les affaires de mes beaux-parents, de mes beaux-frères et de mon mari : j'avais des journées très chargées. La vie d'une femme, d'une bru ou une belle-fille : c'est le ménage, de faire des garçons, d'obéir à son mari et d'accepter tout de sa belle-famille surtout les critiques, pour cela, il faut mettre de côté son coeur (rester de pierre), son amour propre...

J'ai connu mon mari quand j'avais 16 ans, c'était un voisin. Au départ, on se fréquentait et on sortait en cachette, pour que personne ne nous voie. Je me rappelle comme aujourd'hui, on se donnait rendez-vous toujours à la même place, loin du quartier où on habitait, chacun de son côté. Parfois, il m'emmenait à la forêt comme ça personne ne nous y voyait, parce qu'il suffit qu'une personne nous voie ensemble et sinon les mauvaises langues commencent à faire leur travail, les nouvelles sont colportées et avant que je n'arrive à la maison, tout le monde le saura, alors j'ai pris beaucoup de précautions. Vous savez, une femme n'a pas le droit d'aimer un homme : l'amour est interdit dans notre société !

À l'époque, je n'en avais pas encore parler de ce garçon, qui est aujourd'hui mon mari, à ma mère car il n'était pas question d'en parler au père, ça aurait été un déshonneur dans ma famille mais pas dans celle de mon amoureux car lui était considéré comme un homme qui a droit à tout et ça se passe bien. Maintenant, je paie les conséquences, j'ai choisi le mariage croyant que j'allais enfin avoir plus de liberté mais je m'aperçois que c'est le contraire. En tout cas, je conseille à toutes les jeunes filles de ne pas se précipiter de se marier mais de faire d'abord des études dans la mesure des possibilités intellectuelles de chacune, travailler par la suite et penser au mariage plus tard.

- Vous a-t-on obligée à porter le hidjâb ?

- Quand j'étais chez mes parents, je ne portais pas le hidjâb et même après le mariage. J'étais plutôt très coquette. Bien après quelques années de mon mariage, j'ai commencé à faire la prière et mon mari m'a conseillée de le porter car j'ai été en pèlerinage à la Mecque : c'est obligatoire d'après la religion. Il est vrai que j'aime bien m'habiller et me montrer vis-à-vis des femmes de mon âge. Et ceci pour dire que tout va bien et aussi pour ne pas donner l'occasion aux gens de jaser sur ma famille et moi.

3- KHADIDJA (la fille)

L'entretien a eu lieu en présence de sa maman et de ses soeurs. Sa grand-mère s'était retirée. Khadidja est pratiquante, porte le voile (hidjâb) depuis quatre ans par conviction (ou par contrainte, je ne le saurais pas). Khadidja, 18 ans, est lycéenne, excellente élève, elle souhaite s'inscrire l'année prochaine à l'université de droit (Tizi-Ouzou).

- Pourquoi portes-tu le voile ?

- C'est une obligation pour une musulmane de se voiler, de se cacher à l'abri des hommes sauf de son père, de son oncle et de son mari. Il faut garder son corps pour soi ou pour son futur époux. Il est écrit dans le Coran que la fille doit commencer à cacher ses formes dès sa puberté, c'est-à-dire à partir du moment où la fille commence à avoir un peu de poitrine. À ce propos, le Coran l'exige car il estime qu'une femme qui montre ses formes ou encore met des habits provocants (c'est-à-dire sans hidjâb) déstabilise physiquement l'homme qui doit forcément accomplir des tâches qui sont peut-être importantes que ce soit dans le domaine professionnel ou autre. C'est l'une des raisons essentielles pour lesquelles le Coran rend le port du "hidjâb" obligatoire. À cet effet, le Coran ne tolère pas à la femme de se munir d'habits légers et provoquants mais ne l'interdit pas face à son mari. Cela s'appelle "Essoutra".

- Personne ne vous a demandé de porter le hidjâb ?

- Non, personne ! Ma famille est pratiquante, je priais très jeune et on m'a enseigné et expliqué l'Islam objectivement, personne ne m'a obligée à porter le "hidjâb". Je l'ai décidé toute seule, à ma puberté, surtout que je suis forte et grande de taille, mes grosses formes se sont vite faites remarquées, alors j'ai tout de suite pris la décision en demandant à ma mère d'en avoir un à ma taille. Mes parents ne m'ont rien dit : c'était ma décision et j'ai honoré ma famille, mon père est président d'un parti politique que tu connais. Je ne suis plus dévisagée par les hommes. Je suis à l'aise et fière d'être soeur musulmane comme me surnomment mes camarades. Ces filles se prennent pour des occidentales, des Françaises ! Elles les imitent en reniant leurs traditions, c'est honteux (`ayb). Elles finiront plus tard par comprendre car l'Algérie est un pays musulman. Tout Algérien doit suivre la Charia, la Sunna. C'est ainsi !

- C'est cela être une femme en Algérie pour vous ?

- Une femme doit d'abord obéissance à ses parents, à ses proches et à son mari. Elle doit s'instruire et préserver son honneur. Une femme doit évoluer en fonction des versets coraniques, c'est-à-dire qu'elle a le droit d'aller à l'école et de travailler dans n'importe quel domaine mais tout en respectant les exigences de la religion musulmane. Cela ne veut pas dire qu'elle a le droit de se prostituer par exemple ou qu'elle doit de se dévêtir devant les hommes. Une femme doit bien s'occuper de son foyer et, parallèlement, peut dans ce cas travailler à l'extérieur si elle le souhaite avec le consentement soit de son tuteur à savoir son père, son frère, son oncle ou son mari. De ce fait, elle évolue et apprend à marcher dans le droit chemin de l'émancipation et du développement du pays que ce soit dans le domaine politique, économique, social ou culturel.

La religion n'interdit aucun de ces contextes. Cela va aussi bien à la femme qu'à l'homme. Il est vrai que certaines décisions sont prises en priorité par l'homme, ceci n'est pas valable dans tous les domaines. Je peux vous citer un exemple qu'est la polygamie. D'après l'Islam, l'homme a droit à la polygamie à condition qu'il obtienne le consentement de toutes les femmes qu'il veut épouser (il peut épouser quatre femmes), qu'il puisse satisfaire et subvenir aux besoins de toutes ses femmes. Il est vrai qu'il existe des domaines de travail qui facilitent à la femme musulmane de concilier foyer et travail comme l'enseignement où la femme a des avantages tel que l'éducation de ses enfants et les emplois du temps qui lui permettent de s'occuper de son foyer. Il y a également la médecine qui lui permet de travailler à temps partiel, etc.

- Aimerais-tu travailler ?

- Une bonne musulmane peut travailler, elle ne le fera que par nécessité ou parce qu'elle a fait de longues études. La femme du Prophète, Khadidja, était commerçante et elle gérait ses biens. La religion n'empêche pas la femme d'être à l'extérieur à condition qu'elle ait accompli son devoir de femme à l'intérieur de la maison soit de ses parents ou de son mari. Vous savez que je poursuis mes études pour qu'un jour, je puisse travailler et non rester à la maison comme ma mère et ma grand-mère qui n'ont pas fait d'études et qui n'ont jamais travaillé en dehors de leur foyer conjugal. Parfois, elles s'abrutissent en restant à la maison, elles n'apprennent rien hormis la couture, la cuisine, le ménage, le tricot, etc. Moi, j'ai envie d'évoluer et de connaître le monde extérieur.

- Que veux-tu exercer comme métier après tes études ?

- Je vais faire des études de droit donc, je souhaiterai, avec l'aide de DIEU, devenir AVOCATE, pour défendre les droits des femmes et des hommes tout en respectant la religion. Ce n'est pas facile car bientôt, je vais me marier.

Sa mère intervient :

- Je souhaite que tu changes d'avis car si tu te maries bientôt, adieu les études... La femme de ton oncle était déjà à la faculté en troisième année ingénieur, elle avait déjà été orientée dans sa spécialité. Elle a choisi de travailler en laboratoire pour éviter les hommes... Toi, tu parles déjà de mariage, tu es trop jeune, tu vas le regretter après...

Elles se regardent et Khadidja poursuit pour éviter toute discussion :

- Mais mon fiancé est prêt à m'aider à poursuivre mes études sans pour autant avoir des conséquences fâcheuses sur notre vie conjugale comme ce qu'a fait mon oncle paternel et sa femme. Mon fiancé a un appartement et je n'aurai pas les obligations qu'avait ma mère, c'est-à-dire les beaux-parents, le manger à midi... Ceci n'est pas interdit par la religion. On peut être mariée et en même temps faire n'importe quelles études, il faut seulement donner son temps au travail à l'extérieur et s'occuper de son foyer. On peut concilier les deux à condition de bien s'organiser et d'assumer toutes les responsabilités malgré toutes les difficultés que la femme peut rencontrer. À mon sens, c'est à ce moment-là qu'elle doit prouver qu'elle est capable de tout faire dans la vie sans pour autant dépasser les prérogatives que lui autorise la religion de prendre.

- Que veux-tu dire par prérogatives ?

- Je veux dire par-là que la femme, en général, doit se limiter aux exigences de la religion à savoir le port du "hidjâb", c'est primordial surtout si elle est appelée à travailler en présence des hommes, son comportement vis-à-vis des autres, c'est-à-dire qu'elle doit donner une image exemplaire digne d'une femme musulmane avec toutes les qualités requises pour qu'on ne la dénigre pas et qu'on la sous-estime pas parce qu'elle fait partie du sexe faible. Certains hommes ne comprennent pas réellement l'Islam, ils ne font que l'interpréter à leurs manières.

Il faut dire aussi qu'il existe certaines traditions qui sont interdites par la religion musulmane comme quand on parle de la vie sexuelle d'un couple, ceci est péché car elle concerne uniquement le couple : c'est leur problème. Personne ne doit s'immiscer dans la vie privée de quiconque. Les mauvaises langues sont bannies par la religion. Quand vous lisez le Coran, ça vous paraît difficile à respecter. En réalité, il donne beaucoup de liberté à la femme. Moi personnellement, je ne trouve pas de contradictions dans cette religion qui est celle de mes parents et mes ancêtres et cela ne m'a pas empêchée de sortir ou encore mieux d'aller à l'école, d'avoir des amies, de parler librement aux gens, etc., sans aucune arrière pensée. Ce qui peut être gênant pour certaines femmes, c'est l'habit qu'exige l'Islam à la femme. Dans mon entourage, j'entends souvent les femmes ou les filles de mon âge parler d'habits, de fringues et de chiffons. Cela ne m'intéresse pas, ce n'est pas ça qui permettra à la femme de s'émanciper mais c'est ce qu'il y a dans ses méninges et dans sa tête.

- Connais-tu le Code de la Famille ?

- Oui, il reprend les devoirs et les obligations du Coran, c'est normal : nous sommes musulmans. En fait, dans la pratique, les gens, les juges n'appliquent pas la "Charia". Si on la respecte, en pratique, un homme par exemple ne prend pas une autre épouse sans le consentement de sa femme. S'il la répudie, il doit lui offrir un logement, ne pas la renvoyer chez ses parents ou la mettre à la rue comme ça se fait dans notre pays. Les pensions alimentaires ne doivent pas être maigres comme ça se pratique. L'homme doit subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants.

Alors, l'histoire de l'héritage, les Kabyles sont les premiers à ne rien donner à leurs filles. Il y a beaucoup à dire des Kabyles, pas tous, car je suis Kabyle moi-même. Ils ne respectent pas l'Islam, surtout les montagnards. Peut-être que c'est dû aux "papasses" quoi, les soeurs blanches et les pères blancs quoi, des chrétiens qu'il y avait dans les villages, ils avaient leurs écoles et pratiquement beaucoup les fréquentaient et puis ces "papasses" savaient faire. D'ailleurs, plusieurs familles se sont converties. C'est pour ça qu'on retrouve des Kabyles chrétiens avec des traditions algériennes, quoi. Un mélange de religion chrétienne et de traditions kabyles...

Je reviens à l'héritage, mon père qui est l'aîné de sa famille, lorsque mes grands-parents sont morts, il a partagé équitablement les biens entre ses frères et soeurs, même des terres. D'ailleurs, à Tizi, tout le monde a parlé de ce partage. Certains ont dit que mon père était fou d'avoir favorisé ses soeurs alors qu'elles étaient mariées. Mon père est un bon musulman, comme il est instruit, il a compris que la femme est un être humain avec ses besoins et ses prérogatives. Je m'entends bien avec lui et on discute beaucoup.

Concernant le travail et la politique, ce n'est pas au Code de la Famille qu'il faut se référer mais à la constitution. L'Islam autorise la femme à travailler. Il faut se référer à Khadidja, la femme du Prophète, elle participait à des réunions. La constitution donne des droits égaux entre hommes et femmes. Une femme musulmane peut devenir ministre.

- Tu voudrais des enfants ?

- Oui ! Pas comme ma mère ou les femmes de son âge. J'aimerais avoir trois enfants, pas plus et le plus tard possible, une fois le diplôme en poche. L'Islam a dit de "faire des enfants que lorsque vous pouvez les assumer". Que j'aies des filles ou des garçons, c'est la même chose. On accepte le don de Dieu, l'essentiel est de bien les éduquer. Dieu n'a pas dit de faire beaucoup d'enfants et d'avoir une préférence pour le garçon. Bon, c'est bien d'avoir un garçon, les filles, certes, sont proches de leurs parents. De nos jours, on ne peut assumer plus de trois enfants. Les gens qui ont beaucoup d'enfants ne peuvent faire face et les laissent très jeunes dans la rue. Ils n'ont pas le temps de s'occuper d'eux, ni de communiquer... Ils leur donnent juste des ordres comme j'en vois.

La vie moderne ne nous le permet pas. Pourquoi vous souriez ? J'ai parlé de modernité, pourquoi ? Parce que je porte le "hidjâb" et que je suis pratiquant ? Rien n'empêche l'un et l'autre. La modernité, c'est quoi ? C'est de suivre les occidentaux ? Non ! Même le Coran a dit "Suivez la science, informez-vous et instruisez-vous...". La modernité nous permet d'avancer et que le pays évolue et se développe. À notre siècle, il faut vivre avec toutes les commodités, avancer dans les technologies, avoir un bon système scolaire, de santé, d'inventer des choses...

- L'avenir des femmes ?

- Les femmes évoluent bien grâce aux études. Dans certains secteurs, on trouve beaucoup de femmes comme l'enseignement, la santé. Mais il faut changer les mentalités. Lorsque l'Algérie fera la différence entre la politique et la religion, l'Algérie avancera. La religion musulmane n'empêche pas les femmes d'évoluer si réellement on suit le Coran comme je l'ai dit. Les Français nous ont laissé une division qui fait qu'aujourd'hui, on s'entre-tue. L'Islam n'empêche pas la modernité. Les femmes en "hidjâb" peuvent travailler, suivre des études, occuper des postes importants, conduire une voiture... Tant qu'on ne changera pas, on ne peut pas évoluer.

La femme a un pouvoir qu'elle ignore. Ce pouvoir qu'elle utilisera d'abord chez elle, dans sa famille, ensuite, dans son environnement, c'est-à-dire à l'école, dans son travail... La femme peut changer la société, dommage, elle continue à reproduire ses croyances, ses traditions et le résultat, on voit que la société a de la "hogra", aucun respect envers elle. Certes, le gouvernement ne nous aide pas, ça lui plaît qu'on soit divisés : islamistes, berbéristes, communistes, FLNnistes... Tout ça l'arrange. Il faut évoluer avec son temps, l'Islam est évolutif, il n'est pas contre la démocratie, contre les femmes : c'est les gens qui l'interprètent mal et ils trouvent leur compte. Je comprends les gens qui montent au maquis. Ils se soulèvent contre l'État et les mécréants...

Khadidja aime la lecture et toutes ses références se rapportent à l'Islam. Elle dit qu'elle lit en moyenne deux livres par semaine malgré la préparation de son Bac. Elle est inscrite à la bibliothèque.

J- ASSIA, LA SYNDICALISTE

Assia, 48 ans, est professeur d'anglais dans un collège du centre-ville de Tizi-Ouzou, divorcée, mère d'une fille de 21 ans, elle a dû travailler jeune malgré un début de brillantes études. Ainsi, à 20 ans, elle a rejoint l'école normale pour y suivre 2 années de formation. Après le décès de son père, elle a dû subvenir aux besoins de sa famille (sa mère, ses quatre soeurs et son frère unique). Sa mère étant gravement malade, elle lui a promis que toutes ses soeurs iraient loin dans leurs études. Sa maman avait beaucoup de remords... mais il fallait que son aînée se sacrifie...

- Qu'est-ce qu'une femme en Algérie  ?

- La constitution garantit les droits tant à l'homme qu'à la femme sans aucune discrimination. Sur le marché du travail, elle perçoit absolument le même salaire que l'homme qui exerce le même travail qu'elle. Dans le choix des postes de travail, la discrimination est flagrante (peu de femmes en politique, aux postes de commande tels que : PDG, Ministres, tout poste stratégique dans les entreprises, etc.). Certaines femmes refusent elles-mêmes de tels postes par peur des responsabilités : peur d'échouer et de ne pas être à la hauteur, peur de ne pas pouvoir allier travail responsable et contraintes familiales (éducation des enfants, prise en charge du ménage etc.), peur d'affronter le refus du père ou tuteur. Elles préfèrent les métiers qui obtiennent l'adhésion de toute la famille et qui concilient son rôle de femme, mère et fonctionnaire (ces emplois sont ceux qui, même s'ils sont sous-payés, présentent certains avantages, congés payés, proximité du domicile, etc.). En conclusion, la femme répond plus à des considérations domestiques et pratiques plutôt qu'à des enjeux culturels épanouissants et autres.

La femme algérienne est très ouverte à l'universalité mais souffre du carcan instauré par l'homme, l'homme, enfin, n'est pas émancipé et ne conçoit pas la parité entre lui et la femme. Le patriarcat l'arrange dans la mesure où il confine la femme à un degré de "chose" qui ne pense pas et qui n'a aucun pouvoir de décision. Néanmoins, le travail féminin la libère petit à petit et lui confère un statut de "citoyenne". Si je ne gagnais pas ma vie, je n'aurais personnellement jamais réussi à habiter seule ni a militer dans un syndicat. Mon travail m'a libérée financièrement et m'a permis d'échapper au joug de la famille (j'ai longtemps habité avec les miens).

La femme, lorsqu'elle est assez forte pour s'imposer, est respectée et considérée au même titre que l'homme (exemple : j'ai toujours été élue à la tête du syndicat dans ma commune et mon élection a permis à d'autres femmes d'adhérer massivement au syndicat (plus de mille femmes dans ma commune). En fin de compte, la présence d'une femme à la tête d'un syndicat rassure-t-elle l'homme au point où il permet à sa femme ou soeur d'y adhérer ? Cette présence rassure-t-elle aussi la femme qui est aux prémices d'une démocratie balbutiante et encore mal comprise ?

- Quelle est sa place dans la structure familiale?

- La femme algérienne occupe le deuxième plan dans la famille quand il s'agit de décisions importantes, de prises en charges financières (achats, paiements de factures, constructions, achat de voiture, mariage des enfants, enterrement etc.). Elle ne peut même pas se marier en l'absence du père ou du tuteur (dû au Code de la Famille). Certaines femmes ne perçoivent même pas leur salaire qui est réquisitionné par le mari ou le père, voir même le frère (c'est l'écrasante majorité). Certaines femmes se rebiffent, luttent contre cet état de faits, certaines vont jusqu'à divorcer, au risque d'être reniées par les proches et au risque de perdre la garde de leurs enfants. En Algérie, l'éducation des enfants est du seul ressort de la femme. L'homme juge et condamne : uniquement quand les enfants sont bien élevés, c'est grâce à l'homme, quand les enfants tournent mal, c'est de la faute de la mère. La maman éduque mais n'a pas le droit de prendre des décisions concernant cette éducation, elle applique ce qu'exige d'elle le père ou le mari.

- L'instruction, l'enseignement des femmes en Algérie ?

- Du temps du président Boumédiène et de la décision de démocratiser l'école, la fille avait le droit à l'enseignement au même titre que le garçon car l'école est obligatoire jusqu'à l'âge de 16 ans révolus. Cependant, avec l'inflation et la précarisation des familles, les parents démunis choisissent qui de leurs enfants ira à l'école et qui deviendra ouvrier simple. Comme par hasard, c'est toujours la fille qui est choisie pour faire des stages pour des métiers féminins comme la couture, la coiffure, la broderie... Le terrorisme a encore aggravé l'analphabétisation des filles dans les zones à risque où les parents préfèrent les garder à la maison par mesure de sécurité. Le nombre de diplômés est à peu près le même pour les filles et pour les garçons. Certaines associations tentent de s'occuper des femmes et de les sensibiliser pour qu'elles arrachent leurs droits dans un cadre organisé. Beaucoup reste à faire car les mentalités sont réticentes et pas du tout prêtes à accepter la femme aux côtés de l'homme.

- Qu'elle sera l'avenir de la femme en Algérie ?

- Avec l'ouverture de l'Algérie vers l'universalisme, la science et la culture, avec le refus de la femme de se plier à l'intégrisme et à l'obscurantisme, avec la prise de conscience des femmes face à leurs droits, face aux médias (parabole, Internet...), l'avenir de la femme algérienne est entre ses mains. Elle doit être maîtresse de son destin et ne doit pas attendre que l'homme le lui trace. L'évolution de la femme s'inscrit dans la durée, son émancipation positive ne doit pas être tributaire de l'aval de l'homme. Elle doit avoir son propre cachet garantissant son identité, sa spécificité de femme différente de l'homme mais jamais inférieure à lui.

- C'est le mot de la fin ?

- Vous savez, je n'ai pas eu de problèmes majeurs. Je peux dire que je suis une femme algérienne qui a su me prendre en main et surtout donner un sens à ma vie. Ma priorité était l'éducation et l'évolution de ma fille et mon engagement dans ma vie professionnelle et syndicale. Je n'ai pas trouvé mon bonheur dans le mariage puisque j'ai demandé le divorce au bout de deux années de vie commune. D'ailleurs, je ne le regrette pas et je suis même comblée : j'ai eu une fille et mes soeurs et mon frère sont universitaires (pédiatre, avocate, biologiste et maître de conférence à l'université d'Alger, ingénieur en pétrochimie). Je peux rajouter que, certes, la vie ne m'a pas tellement gâtée. J'ai consacré ma vie de femme à la famille, aux problèmes des autres... La préparation au sacrifice (se sacrifier pour les parents, pour ses frères, pour la famille, pour les autres, pour sa patrie : c'est une devise d'une musulmane) est partie intégrante de l'éducation d'une fillette algérienne de surcroît kabyle. On doit se contenter de cela et se taire.

Je pense qu'une fille ou une femme ne réfléchit pas sur sa vie, sur ses sentiments surtout pour une divorcée. Une divorcée ou une veuve doit oublier sa vie de femme, se faire petite devant sa famille, ne pas perdre de vue son nîf et sa horma (honneur). D'autant plus que ce n'est plus une vierge, une femme plus facilement séduisable. Donc, il faut prouver constamment son sérieux (comment expliquer cela, car ce mot je ne l'aime pas, c'est le mot utilisé par les conservateurs et les analphabètes). Je dirai plutôt prouver qu'on est une femme capable de réussir sans mari, d'affronter les aléas de la vie sans mâle, de réunir les capacités d'un homme et d'une femme, d'être à la fois le père et une mère, d'être une femme respectable... sinon, c'est une tare, une bombe à retardement...

J'ai dû être tout ceci pour mériter le respect de mes collègues. Je n'attends pas des reconnaissances. Mon combat n'est pas envers les hommes mais vers les mentalités, contre les inégalités, pour une réforme des systèmes scolaires car notre école est clochardisée, malade. Chacun de nous doit se sentir citoyen et participer à la vie citoyenne et ne pas cautionner la régression, le manque de dialogue. Un autre point, le combat des a`rrouch (le mouvement des citoyens kabyles) dont j'adhère à leur combat.

L'entretien a duré 45 minutes, elle n'avait pas assez de temps, une réunion l'attendait. Il s'est déroulé chez elle, c'était son choix. Pour la contacter, J'ai dû aller à l'Académie (rectorat) de Tizi-Ouzou où elle faisait un sit-in pour protester contre certaines mesures de l'Éducation Nationale concernant la fermeture de certaines classes, surcharge des classes (jusqu'à 50 élèves par classe), des attributions abusives de logements de fonction, des cartes scolaires déviées et concentration de structures : certaines écoles étant détruites ou fermées pour causes sécuritaires... Elle était contente d'avoir un entretien de ce type.

J`ai connu Assia lors des journées d'informations sur le syndicalisme. Elle était membre fondatrice du premier syndicat autonome (national) des travailleurs de l'enseignement fondamental : le S.A.T.E.F. (après celui émanent du parti unique, l'U.G.T.A.). Je connaissais son attachement à l'école républicaine et à son combat sur l'égalité des chances pour tous. Assia mentionne peu les différentes tentatives d'évincement de ses collègues (hommes). Elle était la seule femme à rester dans ce syndicat, plusieurs femmes ont abandonné leurs postes et leur combat pour plusieurs raisons : intimidations, réunions à des heures trop tardives, insécurité, trop de déplacements, lassitude (combat sans issue...). Assia n'a jamais perdu l'espoir même si le Ministère de l'Éducation Nationale et les rectorats ne répondent pas aux revendications ou aux doléances du S.A.T.E.F. Elle reste toujours aussi passionnée malgré les années difficiles.

Elle m'a remerciée de mener un autre combat que le sien. Elle m'a avoué que, durant les deux premières années du S.A.T.E.F., elle souhaitait que nous rejoignions le groupe et ne comprenait pas que des enseignantes ne soient pas aussi mobilisées et engagées.

C'est une femme que j'ai longtemps admirée mais la crédibilité du syndicalisme autonome, personne n'y croyait, du moins nous l'assimilions aux activités du parti unique peut-être par ignorance ou par rejet d'un certain fonctionnement étatique.

II- POINTS DE VUE

Il y a des événements propres aux femmes, il se passe quelque chose qui les concerne particulièrement et qu'il faut écrire, souligner et exploiter. La place faite aux femmes y a été variable en fonction des représentations des hommes, de l'histoire, de la politique et du temps. Aujourd'hui, les femmes sont à l'ordre du jour, dans et hors des institutions. Est-il vraiment légitime, utile et sans danger d'isoler dans le champ de la recherche le concept féminin porteur, à première vue, d'infériorité ou d'exclusion ?

Je dirais que, la femme étant strictement contenue dans les rôles fixés par l'idéologie dominante, celle d'une société masculine, l'évocation d'une femme ou du féminin sous la plume de plusieurs acteurs se bornait à refléter sa subordination aux impératifs du temps. Les investigations, les entretiens, les débats entrepris dans le milieu féminin en Algérie (à Tizi-Ouzou, plus précisément), ont jeté un éclairage nouveau sur des situations et m'ont permis de pondérer, d'une nouvelle façon, les comportements des problèmes abordés. Il apparaît aussi que le vécu collectif, social et individuel façonne une vision de la condition féminine, des freins comme stimulants à son évolution.

Pour Ghenima, Ghenounouche et Zohra, les interprétations du Coran et de la religion apparaissent comme un obstacle à leur émancipation. Zohra, Malika, Melha, Leïla et Assia considèrent qu'il aurait seulement lieu de se débarrasser de certaines interprétations préjudiciables à la valorisation de leur rôle. La quête d'une identité culturelle apparaît comme un domaine important de reconnaissance et de personnalité. La société leur impose un rôle précis : gardiennes des valeurs traditionnelles et familiales qui les confinent à la maison.

Malika, Ghenima, Ghenounouche, Zohra, Melha, Djedjiga, Assia, Katia et les autres considèrent que l'État a une politique attentiste et contradictoire. En effet, le pouvoir politique est influencé par l'évolution du rapport de forces entre les intégristes et les progressistes. Toutes les femmes, quel que soit leur âge, leur situation, souhaitent être reconnues comme des femmes responsables et intellectuellement capables. Elles sont aussi unies devant le danger intégriste qui les menace. La situation de transition qui est la leur les expose à des retours en arrière douloureux.

L'impact de la scolarisation sur les perspectives qui s'offrent aux femmes est perçu également de façon différente. Malika, Chabha, Leïla, Melha, Assia, Khadidja ont compris l'importance de leurs études sur l'évolution de leur statut. Malika, universitaire et libre, dira "que les études libèrent la femme du poids de la tradition". Ghenima a pu se perfectionner en couture et en tricot à l'aide des revues qu'on lui achetait en cachette et elle a pu suivre la scolarité de ses enfants. Elle a continué son apprentissage en lisant les cours de ses enfants (le médecin et la dentiste), surtout de médecine. Toutes souhaitent changer la mentalité masculine et les traditions retardataires, bien que Leïla, Fariza et les autres femmes avec qui nous avons discuté reproduisent ce schéma par l'éducation : préférence du garçon. Toutes les femmes et les quelques hommes avec qui j'ai discuté ont tous dit que "le changement viendra par les femmes en Algérie". Comment ? Par les études, par le militantisme, par l'écrit, par le fait d'occuper l'espace public... !

La question du matriarcat est souvent revenue dans les discussions. La mère, par manque d'affection et de communication avec son mari, la femme les projette sur les fils. Ainsi, elle obtient un pouvoir qu'elle n'a jamais eu qu'elle exerce à la maison sur ses brus. Zohra, Djedjiga, Ouerdia, Ghenima et Ghenounouche ont souffert du pouvoir de leurs belles-mères et refusent ce système. Toutes ces femmes ne portent-elles pas la marque d'une certaine inhibition et d'une acceptation de fait de la société patriarcale ? Les Algériennes tendent à déprécier le politique, à valoriser le social et l'informel, intériorisant ainsi les normes traditionnelles. Le rôle de la mère reste traditionnel. Le travail reste, pour elle, une forme de liberté et d'indépendance, un contact avec le dehors et d'indépendance financière.

Lors d'un bref séjour, j'ai également discuté avec des jeunes filles, des adolescentes de 15 à 18 ans et des jeunes hommes de 16 à 24 ans. Ils m'ont exprimé leur désarroi, leur incertitude de l'avenir (tous veulent fuir et s'installer à l'étranger), du malaise politique, du problème identitaire et surtout des problèmes de leur scolarité... Cependant, parmi tous les entretiens que j'ai eus, j'ai retenu une dizaine, le reste m'a servi pour vérifier ma théorie. Les femmes ont répondu à mes questions en kabyle ou un mélange de kabyle-français-arabe.

III- SYNTHÈSE DES ENTRETIENS

À mon retour à Paris, les enregistrements, je les ai écoutés à plusieurs reprises ont fait réagir en moi bien des choses. Ils ont été révélateurs et ont suscité beaucoup de sentiments et surtout d'idées à travailler plus profondément et des thèmes auxquels je n'avais pas pensé. Même si ces entretiens ont été faits dans un désordre et empressement, il en est sorti des sous-thèmes à étudier.

A- CONTRAINTES SOCIALES ET CRISES IDENTITAIRES

La vie de ces femmes peut être résumée à partir des axes suivants :

q Leur enfance et leur éducation ;

q Les images identificatoires : celle du père, celle de la mère ;

q Leur statut de fille au sein de la famille ;

q Le rôle de l'école dans sa personnalité et l'espace publique ;

q Leur rapport à la religion ;

q La conception de la virilité et de la féminité ;

q Leur vie sexuelle.

Cette attitude serait une forme d'identification par laquelle une partie de l'individu adopte l'identité d'une "personnalité" qui n'est pas la sienne. Il s'agit habituellement d'une identification partielle qui se limite à l'adoption de comportements dont la personne n'est pas convaincue.

Cette "double identité" semble bien être, chez les interviewées, un moyen d'empêcher une identification totale avec le père ou la mère et donc une perte irrémédiable de leur propre identité / enfant modèle. Ces femmes semblent avoir exprimé dans leur enfance une soumission totale aux désirs et aux attentes des parents. Leur "moi intérieur" et secret révélait la vraie nature des femmes à l'extérieur, dans l'opposition, la contestation et l'agressivité chaque fois qu'il s'agissait des problèmes concernant le statut de la femme.

Elles confirment dans leur conviction le changement du comportement maternel après la naissance d'un premier garçon, à savoir que sans pénis, l'individu n'est pas reconnu en tant que personne. Le changement d'attitude des mères vis-à-vis de leurs filles vient du fait que ces dernières ne pouvaient être un "objet satisfaisant" pour elles puisqu'elles représentent une menace et non une assurance. Comme elles sont un objet non satisfaisant pour la mère aussi bien sur le plan sexuel que sur le plan moral et social, celle-ci transfère tout son amour sur le garçon qui, lui, représente une image à la fois satisfaisante et sécurisante pour la mère (et pour le père). L'aptitude de la mère à rejeter la fille et à préférer le garçon donne aux nouvelles générations le sentiment d'être abandonnées de tous, d'être vieilles. La relation conflictuelle avec la mère ou la belle-mère est nettement exprimée dans la haine et dans la rupture.

L'image des aînées est une image négative et non identificatoire, mais c'est une figure très importante dans leur vie puisqu'elle représente l'image de la femme traditionnelle. En effet, les aînées se sont mariées très jeunes à des hommes plus âgés qu'elles ne connaissaient pas avant et qui sont devenus un peu le substitut du père par leur statut et par leur autorité. Le mariage est considéré comme une passation de pouvoir du père au mari. Ce dernier se substitue au père en tant qu'agent d'autorité. Cette substitution est définitive puisque le mariage fait de la femme la propriété du mari. L'image du père (et même celle de tous les mâles de la famille) est d'emblée projetée sur le mari qui représente la nouvelle image incarnant l'autorité, la force et la protection. Investi en tant que chef de famille, le mari devient le prolongement de l'image paternelle. Son âge lui confère l'autorité nécessaire au maintien de la supériorité masculine.

Ce que m'ont dit ces jeunes filles me donne une idée assez précise du statut de la jeune fille au sein de sa famille. La situation des filles arabo-musulmanes, en général, est réduite à une lente annihilation, à une destruction de leurs personnalités et de leurs identités. Melha, Malika, comme la majorité des filles, ont vécu la haine du mâle et la ségrégation des sexes.

Zohra, Ouerdia... refusées par le père, rejetées par la mère, elles font l'apprentissage de l'asservissement dans une famille et une société où l'enfant de sexe féminin est agressé dans son corps de fille et dans sa personnalité de fille. Très tôt, elles ont le sentiment que leur venue dans ce monde n'est pas la bienvenue. La naissance d'un garçon dans la famille est la preuve flagrante de cette discrimination sexuelle. Si le changement du comportement paternel soulage un peu la situation familiale, il a également accusé le fossé qui existait déjà entre la fille et son père, consciente que ce changement était une atteinte supplémentaire à son identité de fille et à sa personnalité. Le rejet de la mère n'a fait qu'accentuer le sentiment d'abandon chez la jeune fille.

Certaines mères ont creusé la distance entre leurs filles et l'autre sexe. Le fils, qui a comblé toutes les attentes d'autrefois en la vengeant du mari absent et également de la belle-famille insatisfaisante, est devenu "l'Homme" pour la mère. Celle-ci, par son comportement envahissant, "fixera" son fils à elle de façon indélébile donnant naissance à la méfiance entre les sexes. Le lien de l'enfance unira à jamais la mère et le fils qui, plus tard, ne peut éprouver que des sentiments ambivalents pour cette même mère mais aussi pour toute autre femme qui n'est pas sa mère.

"... les femmes n'épousent jamais que les fils des autres femmes. D'où les conflits belles-mères / belles-filles autour du même homme et elles lâchent le combat du passé pour celui de l'avenir" 255(*).

La mère, en tant que prototype de celle qui ne donne plus et ne reçoit plus, qui demeure froide et indifférente, fait naître chez sa fille le sentiment douloureux que sa vie n'a pas de sens puisqu'elle ne compte plus pour personne, surtout pour la mère gratifiante d'autrefois.

Melha, Chabha, poussées à devenir "quelqu'un" par rancune et par esprit de vengeance, elles ont réussi brillamment leurs études, créant par leurs propres actes une identité pour soi-même qu'elles se sont acharnées à faire reconnaître par les autres au lieu d'être ce qu'autrui leur dit qu'elles sont. Chabha et Melha se sont efforcées de n'être que ce qu'elles ont voulu qu'elles soient. Ainsi, l'identité de soi s'est réalisée à partir d'une redéfinition des autres.

B- LE RÔLE DE L'ÉCOLE DANS LA PERSONNALITÉ DES INTERVIEWÉES

Dans les aspects de l'identité scolaire à l'école maternelle, Liliane Lurcat écrit que :

"Devenir un écolier, c'est acquérir des particularités au cours de la scolarisation (...)...même si les destinées scolaires comportent une large détermination sociale" 256(*).

Les particularités acquises par ces femmes tout au long de leur scolarité les ont aidées à se réaliser en fonction d'un projet d'existence à la fois personnel et collectif. Chez le sujet, le sentiment d'identité a émergé de l'interaction entre son expérience personnelle et la relation établie avec les membres de la famille et les enseignants, en relation avec la situation de formation de groupe, en rupture avec le quotidien familial. L'école est apparue comme l'élément révélateur de cette recherche identitaire de la femme puisque :

"La recherche de l'identité peut apparaître comme un processus de défense contre l'angoisse, comme une limite à des expériences peu sécurisantes" 257(*).

Les images familiales et les valeurs ambiantes sont mises à l'épreuve dans les rapports que les femmes établissent avec leur environnement et leurs proches. Elles jugent et condamnent leur culture, rejettent les images identificatoires familiales et manifestent leur désir d'être comme les autres. La réaction des mères nous paraît être une preuve qu'en Kabylie, ce sont les femmes qui se chargent de faire respecter la morale sociale, elles sont les farouches gardiennes des traditions.

Même si l'école apparaît comme l'institution type de changement, il arrive que l'identité personnelle d'une femme s'affirme à travers ou dans des choix et des visées confisquées au conformisme et au conditionnement des institutions.

"Dans un modèle inspiré du courant fonctionnaliste (Claparède), l'enfant n'agit pas par ordre (...), il puise son savoir dans les expériences qu'ils suscitent, ce qui, pense-t-on, le libère de la tradition et du conformisme, et ses initiatives sont validées ou invalidées par les faits, ce qui le libère du dogmatisme" 258(*).

Dans le discours de ces femmes, nous relevons des signes d'individualisme évidents. Même si l'éducation n'est pas fondée sur la désintégration du moi, elles arrivent à dépasser les obstacles qui s'opposent à l'affirmation de leurs identités. Pour échapper à la déstructuration de leurs identités, Ouerdia, Melha, Malika et Assia trouveront des modèles en d'autres personnes, en rupture avec les images familiales et les modèles sociaux. La perte des repères habituels, ressentis comme hostiles, provoque chez le sujet une plus grande réceptivité aux nouveaux stimuli. Cette situation suscite chez ces femmes un conflit d'appartenance entre deux groupes aux références contradictoires, avec dévalorisation de l'un et valorisation de l'autre.

Dans leurs quêtes identitaires, elles ne recherchent pas à renier leurs origines ni à effacer une mémoire collective. Ce qu'elles recherchent, c'est une reconnaissance de soi par les leurs, la reconnaissance de leur unicité et de leur spécificité. Dans la tentative de se reconnaître/être reconnue, elles ont tendance à exprimer leur volonté de faire comme les pays développés. Comment produire une identité personnelle à travers des mécanismes d'imitation ? Dans la perspective de certaines femmes, l'imitation n'est pas négative. Elle est, au contraire, un moyen favorisant la production et l'affirmation de l'identité. À travers les autres, elles trouvent leurs modèles et construisent leurs identités à l'image de ceux et de celles qui ont exercé une action sur elles, action positive puisqu'il ne s'agit pas de contrainte ni de pression mais de choix. Elles refusent d'être comme telle mère ou telle soeur...

Pour ces femmes, l'école est signifiante parce qu'elle leur a donné accès à une identité qui la signifie aux yeux d'autrui. Elles ont compris très tôt que l'enseignement pouvait, seul, constituer un facteur déterminant pour le développement de leur l'affirmation et de leur personnalité. L'école a été vitale car elle leur a évité les dangers qui menaçaient la déstructuration de leurs identités à cause du sentiment d'infériorité que leurs familles ont développé chez elles depuis leur naissance. L'école leur a légué un important sentiment de confiance en soi, ce qui les a aidées à dépasser l'aliénation en rétablissant l'équilibre qui faisait défaut au moi personnel. Cette réalisation de soi a été possible grâce à l'efficacité personnelle qui, à travers une compétence scolaire, a repoussé les conflits et a amené les autres à reconnaître le sujet dans ses réalisations et dans la révélation de son identité.

Persuadée que seule l'autonomie financière peut contribuer à la liberté totale ou partielle de la femme grâce aux études poussées, Melha s'acharne à continuer à évoluer professionnellement dans ce but. Le rôle social qu'elle est appelée à jouer va structurer son identité puisque :

"Les individus jouent les rôles non seulement de la manière prescrite mais de manière à se faire exister en tant que dépassant des rôles qui ne leur permettent pas, tels qu'ils sont, de totaliser leurs expériences" 259(*).

Les expériences des femmes leur donnent l'impression d'être distantes de la manière dont les autres femmes se perçoivent.

"Elles croient s'écarter du modèle théorique de l'existence d'une norme relative à la représentation de soi dans un groupe impliquant l'analyse des processus de conformité et de déviance à la norme" 260(*).

C- FÉMINITÉ, VIRILITÉ ET RELIGION

La religion est toujours appréhendée comme un sujet délicat, ambigu. Trois sujets sur quatre ne respectent pas l'esprit de la religion islamique. Chabha tout comme Melha et Malika se sentent musulmanes bien que, dans la pratique, elles soient loin de répondre à l'image du vrai croyant. Le respect de la religion n'empêche pas le sujet de juger et de critiquer cette religion. De leurs enfances et de leurs scolarités coraniques, Leïla et Khadidja ne retiennent que la peur et les châtiments multiples dont elles ont fait l'objet. "Je faisais ce qu'on me demandait parce que l'idée qu'on me représentait sur les châtiments divins était telle que j'avais une peur obsessionnelle de l'au-delà". Cette peur conditionne les comportements des enfants et les oblige à se conformer aux normes de la société.

La religion serait un moyen de soumettre l'individu au choix de la conduite majoritaire, impliquant le refoulement des désirs individuels et des choix personnels. Dans le milieu algérien, l'individu ne peut être que membre du groupe, c'est-à-dire intégré dans une structure qui ne peut se maintenir qu'en assurant la régulation des activités de ses membres. Les rudiments de connaissances qu'elles ont, en matière de religion, ne sont pas en mesure de sécuriser leurs croyances. Très tôt, dans l'évolution du sujet, la construction de son identité s'est réalisée dans des situations bloquées qui ne permettent aucun apport personnel, aucun jugement et aucune critique parce que les modalités mises en oeuvres par l'enseignement religieux sont médiatisées par un discours immuable et sacré.

Au niveau de leur apprentissage en matière de religion, Katia, et Leïla relèvent des lacunes dues essentiellement à l'absence d'explication du côté des adultes. Ces derniers avaient un seul souci : amener les enfants à les imiter dans leurs pratiques. Or, l'atmosphère de peur dont on entoure les pratiques religieuses conditionne chez ces jeunes femmes le développement d'automatisme qui, en contact avec une culture, aboutit à une atrophie du Surmoi.

L'école correspond à une phase décisive dans la formation de la personnalité. Elle adopte une attitude plus active, plus critique vis-à-vis des modalités culturelles et des conduites sociales qui ne la signifient pas positivement et ne lui permettent ni d'affirmer son unicité dans le monde, ni de développer une identité personnelle authentique.

Cette attitude du sujet, qui saisit toutes les occasions en classe pour critiquer et condamner les contradictions sociales, entre dans un processus de "réalisation de soi". La prise de conscience des tensions culturelles permet à ces femmes de se réaliser en tant qu'être "unique" au contact de l'expérience et de l'existence au sein de sa société. L'école sera pour Leïla, Melha, Katia... une expérience qui va les confirmer positivement dans leur développement et les fera évoluer vers une plus grande autonomie dans leur affirmation de soi.

"Pour les femmes, le discours religieux reste une expérience incomplète et inachevée. Elles envisagent de compléter leur instruction religieuse plus tard. Ceci montre que l'acceptation de ses limites est une condition préalable à l'achèvement de ce que la personne est en voie de devenir" 261(*).

À travers l'expérience personnelle qu'elles vivent, elles réussissent à établir des rapports fondés sur l'estime et la valorisation. Et dans ces nouveaux rapports, elles estiment nécessaire de réviser et de compléter leurs connaissances en matière de religion.

Dans une tradition qui interdit à l'individu de porter tout jugement sur les valeurs sociales et religieuses, les discours de ces femmes conduisent ces dernières à une organisation nouvelle des valeurs morales impliquant une autonomie relative de la conscience morale du sujet. Cette démarche implique la formation d'un système de référence pouvant servir de point de repère pour évaluer les conduites des uns et des autres et pour régler les siennes propres.

Tout au long de leur développement, ces femmes ont tenté d'acquérir progressivement leur autonomie affective, intellectuelle et morale. La réussite de cette attitude se traduit par la valorisation et par la famille. Si l'organisation des personnalités de ces dernières est tributaire de leur passé (compte tenu de l'histoire affective, morale et intellectuelle qu'elles ont vécue suivant une méthode et des techniques traditionnelles), elle l'est aussi de leur présent et de leur avenir. Les personnalités de Ouerdia, Ghenima, Ghenounouche, Zohra, Assia, Melha... sont en perpétuelle formation, en perpétuelle "mouvance". Comme l'explique Pierre Tap,

"La quête de l'identité trace un itinéraire, elle est la recherche d'un programme de vie (...)" 262(*).

Pour certaines femmes, la virilité et la féminité ont des connotations négatives parce que chargées de préjugés. Les définitions sont faussées par les réalités sociales. Elles sont institutionnalisées pour préserver la société de tous les maux. Parmi les plus graves : la femme dont le pouvoir maléfique est capable d'annihiler l'homme, la société et la religion. Ainsi, la virilité et la féminité dans l'imaginaire algérien sont synonymes de supériorité et d'infériorité. Ce genre de discours instaure la séparation des sexes, mettant ainsi l'homme à l'abri des dangers inhérents à la femme et à son pouvoir de séduction qui est si considérable que, s'il succombe.

La virilité et la féminité, telles qu'on les comprend et qu'on les explique dans la société algérienne, servent à asservir la femme par un système d'exploitation injuste qui vise non seulement le côté juridique mais aussi sexuel. En Algérie, la virilité est assimilée à la force, à la rigueur, à la violence, parfois à l'intelligence. La féminité est assimilée à la soumission, à la honte, à l'effacement, à la beauté. La première condition à remplir par un individu pour être accepté par le groupe est d'être " homme ", c'est-à-dire sans faiblesse par rapport aux femmes. La conviction religieuse, le savoir, la compétence et l'honnêteté ne viennent qu'en seconde position.

Comme Malika, Katia, Melha, Chabha et Assia témoignent d'une situation dramatique où la femme est prise au piège du discours masculin, coincée entre un modernisme sans âme et un traditionalisme sans âge. Cette situation installe toute l'Algérie dans des conduites conflictuelles et des structures ambivalentes et l'individu se trouve placé dans une situation de changement et/ou d'évolution culturelle, à la fois engagé dans le temps du progrès et bloqué dans les normes et activités antérieures.

Chabha dénonce les rapports de force instaurés entre les sexes. La polygamie, l'héritage, la répudiation... font la fierté des mâles qui vantent leur propre virilité. Cloîtrée dans sa maison, cachée derrière un voile, la femme (l'épouse, la mère...) est privée de tout critère d'évaluation et de jugement quant à la valeur réelle de l'homme. Pour Chabha, tout homme est naturellement viril du fait de sa condition biologique. Il est homme, donc viril.

C'est pour cette raison que le mâle algérien (arabo-musulman, en général) préfère une épouse vierge à une femme expérimentée, plus à même de saisir les points forts et les points faibles de l'homme. Cela explique pourquoi les femmes divorcées et les veuves n'ont qu'une valeur réduite sur le marché du mariage 263(*). Souvent, la virilité est assimilée à l'agression verbale ou physique de toute femme qui s'aventure dans les espaces qui ne lui sont pas réservés. La plupart des femmes s'élèvent contre cette injustice. Enfermées dans des préjugés sociaux, la virilité et la féminité confinent les femmes dans des limites très strictes et entourent le monde masculin.

Il me semble que l'ambivalence de l'homme par rapport à la femme (peur/désir) provient du fait que le mâle est viril et misogyne. La féminité en Algérie est le problème de toute société fondée sur le patriarcat et la division en classes est caractérisée par d'immenses écarts entre les différents groupes sociaux.

D- LA SEXUALITÉ

Dans la société algérienne, les coutumes et les traditions en usage prescrivent toutes sortes de limites à la vie sexuelle dans la vie de tous les jours. Comme la plupart des jeunes algériens(nes), les femmes vivent dans une société qui stigmatise la sexualité et en fait quelque chose d'impur et d'avilissant. La sexualité est réduite à un simple instinct animal à l'origine d'une souillure dangereuse pour le vrai croyant qui ne doit pas confondre l'amour physique avec l'amour de Dieu et l'amour maternel.

Concernant la majorité des femmes comme Khadidja, Leïla, Melha..., leurs expériences sexuelles sont inexistantes. Conditionnées à faire abstraction de leurs corps et à renoncer à leurs désirs, elles grandissent dans la haine du corps et dans le refoulement. La conduite de Khadidja et Leïla, quant à leur propre virginité, nous permet de croire qu'elles adoptent et revendiquent même les particularités de leur société. Pour conserver la tradition, l'Islam : "une femme est une personne qui garde sa virginité".

Dans le milieu kabyle, tout est mis en oeuvre pour nier la sexualité de l'individu. L'éducation, basée sur la répression, est une institution destinée à dresser le sujet en vue de lui faire intérioriser les normes de la société dans la négation de sa personnalité et de son individualité. Malgré la part de liberté que Malika, Melha ou Chabha ont acquise, elles demeurent, sur le plan sexuel, conditionnées par les conduites sociales et les traditions.

"Sous l'Islam (...), la sexualité est présentée comme obéissant à des règles. Le code unique et spécifique de la loi islamique proscrit la fornication qui est considérée comme un crime.264(*).

La vie sexuelle du sujet est fondamentalement influencée par celle de l'entourage. La femme paraît être une figure sexuelle négative puisqu'elle représente le triomphe de l'ordre sur le désordre. En fait, ce n'est pas la sexualité qui est attaquée dans le milieu arabo-musulman, mais la femme : force destructrice de l'ordre social. Non seulement les femmes sont considérées comme étant en dehors de l'humanité mais, de surcroît, comme une menace pour celle-ci. La méfiance musulmane à l'égard de tout engagement hétérosexuel va se traduire par la ségrégation sexuelle et ses corollaires : le mariage arrangé, le rôle important que joue la mère dans la vie du fils et la fragilité du lien matrimonial (révélée par les institutions que sont la répudiation et la polygamie).

Dans le milieu algérien, la vie sexuelle est canalisée vers le mariage. Tout projet sexuel en dehors des liens sacrés du Nikâh (mariage) est considéré comme zinâ (prostitution) et donc illicite. La société patriarcale a dicté aux jeunes filles (Khadidja, Leila) qu'elles doivent rester vierges jusqu'au mariage. Melha malgré son indépendance est toujours vierge. Si la virginité est une règle de morale que seules les filles doivent respecter, les mères, de leur côté, défendent ce "privilège" en surveillant étroitement leurs filles. Privée de sa liberté quant à son propre corps, la mère ne peut que priver les autres de cette liberté. Inconsciemment donc, elle refuse à sa fille ce que la société lui a refusé.

Dans une société patriarcale conservatrice, la revendication d'une identité originale est conçue comme une affirmation de soi, une revendication de sa différence. Or, pour la société, la seule image positive consiste à adopter des comportements conformistes qui, seuls, peuvent permettre la valorisation et la reconnaissance sociales.

Conditionnées à vivre selon l'image que la société lui impose, Leila, Khadidja répondent en grande partie, aux attentes du groupe. Le rapport qu'elles ont avec leurs propres corps confirment cette idée. Elles réussiront des actes personnalisants. Mais de même, elles réagissent passivement à des actes aliénants comme le fait d'accepter des visites médicales pour rassurer leurs mères sur l'état de leurs hymens. Cette situation montre que Khadidja (ou les autres célibataires) est obligée, dans sa quête d'une reconnaissance sociale de son identité personnelle, de "jouer" dans cet équilibre difficile et précaire entre comportements différenciateurs où se joue, de la façon la plus claire - et la plus dramatique -, la question des rapports entre l'image propre et la reconnaissance sociale de soi et, par conséquent, la question de l'identité tout à la fois personnelle et sociale 265(*).

Persuadée que seule l'autonomie financière peut contribuer à la liberté totale ou partielle de la femme, Melha s'acharne à évoluer vers ce but. Le rôle social qu'elle est appelée à jouer va structurer son identité puisque :

"Les individus jouent les rôles non seulement de la manière prescrite mais de manière à se faire exister en tant que dépassant des rôles qui ne leur permettent pas, tels qu'ils sont, de totaliser leurs expériences266(*).

Les expériences de Ghenima, Ghenounouche, Zohra, Djedjiga et de Fariza leur donnent l'impression d'être distantes de la manière dont les autres femmes se perçoivent.

"Elles croient s'écarter du modèle théorique de l'existence d'une norme relative à la représentation de soi dans un groupe impliquant l'analyse des processus de conformité et de déviance à la norme" 267(*).

Or, la conduite de Khadidja et de Leila, quant à leur propre virginité nous permet de croire qu'elles adoptent et revendiquent même les particularités de leur société. Pour conserver la reconnaissance du groupe, ces jeunes filles conservent ce qui fait d'elles l'être humain, une femme et une personne : sa virginité.

E- LE CAPITAL SCOLAIRE

Qu'elles en soient conscientes ou non, toutes les mères accordent dans leur démarche éducative la même importance aux études des filles qu'à celles des garçons, sans toutefois perdre de vue leur rôle maternel et "domestique". La majorité d'entre elles, se préoccupent autant ("sinon plus", précisent quelques-unes) de la réussite scolaire de leurs filles que de celle de leurs fils. Les femmes actives sont, d'ailleurs, conscientes de l'importance de leur capital scolaire. Grâce à celui-ci, elles peuvent jouir d'une plus grande liberté, de s'investir dans des projets, de se projeter dans l'avenir... Comme le répète souvent les femmes (tous les parents, surtout les personnes privées de scolarité) : "L'instruction est une valeur sacrée, celui qui ne sait pas lire et écrire ne peut rien faire dans la vie "" l'instruction est la porte qui ouvre toutes les autres portes".

IV- ANALYSE ET CONCLUSION

La nature de mon terrain, en tant que lieu privé, ne me permettait pas d'utiliser une méthode directive rigide, alors j'ai opté pour une méthode plus souple de type ethnologique. Mon expérience sur le terrain m'a prouvé la richesse de récolter l'information par le biais de l'observation participante, de l'entretien non directif et de la conversation spontanée. L'utilisation de cette méthode correspond bien plus à un comportement et à une coopération du groupe qu'à une technique bien précise. La raison en est que, comme le souligne, R. Creswell :

"Il n'existe pas une attitude générale à adopter et à appliquer sur un terrain. Chaque situation demande une réponse spécifique à la nature du champ empirique" 268(*).

Je me suis rendue compte que, grâce à l'observation participante (vu l'échec du premier entretien), j'ai pu obtenir des informations auxquelles je n'aurais pu accéder par la méthode directive de type questionnaire. Si j'avais dirigé les entretiens de manière trop rigide, je me serais heurtée à un blocage qui aurait appauvri nos informations.

Ainsi, les informations se sont accumulées le plus possible en observant, en écoutant et en inventoriant l'espace. Cette recherche d'informations m'a permis d'obtenir une somme de connaissances sur mon champ d'étude et d'en dégager ses caractéristiques et ses spécificités. Je me suis aperçue, en poursuivant ma collecte de données, que l'apport du terrain débordait le cadre dans lequel j'avais fixé ma problématique, ce qui m'a amenée à sa remise en question et à sa refonte, comme le souligne Albert Brimo dans son ouvrage 269(*).

L'observation des différentes données recueillies à l'aide des entretiens chez les femmes appelle immédiatement une remarque : ces données sont contradictoires. De quoi s'agit-il ? D'une contradiction dans la valorisation de l'image féminine : en effet, on observe, d'une part, celles dont l'affirmation est timide ou commence à peine et, d'autre part, une forte valorisation de l'image masculine qui est dominante. D'un côté, une prégnance des traditions et, de l'autre, une attirance incontestable vers ce qu'il est convenu d'appeler la modernité.

Il semble bien que la valorisation de ces images masculine et féminine (cette dernière est celle des nouveaux rôles sociaux de la femme), qui sont projetées chez les sujets, s'inscrive dans deux visions du monde radicalement opposées : les deux s'entrecroisent sans se superposer et elles interférent sans cesse, devenant par-là source de conflit. Conflit est effectivement le maître-mot qui ressort de l'analyse des données car ce qui fait problème n'est pas tant la présence simultanée des termes opposés que le sentiment de leur incompatibilité, voire leur exclusion, chez les femmes. L'image féminine est bien en train de changer mais en prenant la forme d'un conflit, c'est ce mot-clé de voûte qui a subordonné notre réflexion.

Si la guerre de libération a contribué à faire accepter la femme combattante responsable et adulte, la tradition et la vie de tous les jours la confinent dans son rôle biologique. Gardienne du foyer, elle doit être voilée, vivre sous l'autorité des mâles. A chaque fois que l'on parle du droit de la femme, à travailler, à choisir, ... , il se développe des fantasmes particuliers de peur d'une femme, "toute puissance" qui serait destructrice et mettrait en péril l'organisation sociale traditionnelle à laquelle "s'accroche" nombre d'hommes ou de femmes.

Aussi, les freins à l'émancipation de la femme sont-ils nombreux. Le groupe veille et contrôle les attitudes, les modèles et une situation d'inégalité par l'éducation différente donnée aux filles et aux garçons (au garçon on susurre : "tu as tous les droits", à la fille : "ton rôle est d'obéir"), par les manuels scolaires (où la femme est le plus souvent représentée comme passive et traditionnelle) et par une dévalorisation permanente de tout ce qui est féminin.

Le groupe tente de freiner l'émancipation de la femme malgré l'affirmation par les textes fondamentaux de l'égalité des sexes et malgré l'apport des mass médias qui clament le rôle prépondérant de la femme dans le foyer, dans l'éducation, dans la production. Tandis que l'Algérienne se forge une nouvelle image de la femme : adulte et non plus mineure et sous tutelle. Ces sollicitations continuelles, support d'idées nouvelles propres à notre époque, contribuent à développer chez elle de nouvelles aspirations.

Dans le cadre de ma recherche, j'ai essayé de connaître les aspirations de ces femmes, de quels types sont-elles et quelles en sont les implications. Il m'est apparu alors que la femme reflétait les contradictions de la société. Ainsi, les femmes interrogées :

q Refusent de porter le voile mais acceptent de le porter en certaines circonstances si on le leur imposait ;

q Estiment que les études sont primordiales pour la fille mais font plus cas de celles du garçon ;

q Acceptent le travail à l'extérieur de la maison mais tolèrent plus facilement si c'est pour des raisons financières ;

q Ne sont plus favorables au mariage avec le cousin, préfèrent choisir elles-mêmes leurs conjoints et les connaître avant de les épouser mais avec, toutefois, l'accord des parents ;

q Acceptent le principe de la dot et de la cérémonie traditionnelle du mariage et considèrent comme importante la virginité au mariage mais refusent de vivre chez les beaux-parents ;

q Veulent avoir avec leurs maris des rapports égalitaires, basés sur la confiance et la fidélité mais acceptent, cependant, une attitude respectueuse envers le mari ;

q Estiment important d'avoir des enfants mais veulent limiter le nombre et jugent que leurs maris sont concernés par leurs accouchements ;

q Préfèrent le garçon à la fille mais désirent élever leurs enfants selon d'autres modèles que ceux employés avec elles ;

q Revendiquent la notion de responsabilité du couple face à la gestion du ménage, à l'éducation des enfants et leur conception mais pensent, toutefois, que la part de responsabilité de la femme est plus importante ;

q Revendiquent pour une amélioration du droit au divorce et rejettent polygamie et répudiation mais sont bien plus sévères pour l'infidélité de la femme que celle de l'homme ;

q Estiment que les hommes ont des privilèges qu'elles jugent injustes mais reconnaissent à l'homme des qualités qu'elles n'ont pas ;

q Redoutent d'être femmes, condition qu'elles estiment dévalorisante et dévalorisée, auraient souhaité mener une autre vie et souhaitent autre chose pour leurs filles mais gardent, cependant, l'espoir que la condition de la femme ira en s'améliorant grâce aux associations, aux militantes et aux nouvelles génération.

La femme actuelle aspire donc à la modernité et à des aspirations de type émancipateur. Elle porte ses aspirations vers les études, le choix du conjoint, du nombre de ses grossesses, de la non-cohabitation avec la belle-famille, la vie en couple, le droit au divorce équitable, la liberté de sortie et l'espoir d'un meilleur statut.

Face aux aspirations émancipatrices, des idées contradictoires subsistent, des compromis se créent et l'ambiguïté se retrouve. Ainsi, la femme continue à estimer l'homme supérieur à elle, estime que sa place à elle est au foyer et si elle a de l'instruction, elle tolère le travail, juge qu'avoir des enfants est très important dans un foyer... Tout se passe comme si les femmes revendiquaient une conception nouvelle et compensaient la transformation de certains rôles en insistant sur le maintien d'autres rôles sous une forme traditionnelle.

Le type de femme qui s'est dégagé au terme de mes entretiens était la "femme en marche" mais, en même temps, la femme "attente et compromis". Ouverte au changement, cette femme est encore liée au groupe, à la tradition, à des schémas traditionnels. Les nouveaux rôles sont, en fait, indéfinis, incertains et provoquent l'insécurité. Les rôles traditionnels, par contre, bien définis, sont plus sécurisants et la femme "s'accroche" encore à eux. Le rôle, qui répond au désir du groupe (socialement désirable) et au consensus général, est un élément de détente et d'apaisement.

Ces femmes s'opposent donc aux transformations totales et trop brusques, celles qui les entraîneraient vers une situation insécurisante. Elles optent pour la sauvegarde des principales valeurs traditionnelles contre un assouplissement de certains aspects de leurs vies. Elles acceptent la supériorité masculine mais refusent les marques extérieures de cette supériorité ; estiment la virginité est importante mais exigent de connaître leurs maris avant le mariage... Elles réclament un autre type de mari, non autoritaire, plus amical, plus tendre...

Tout se passe comme si, dans cette organisation sociale en changement, existaient des soupapes de sûreté, des processus de modération qui permettent à la société de rester toujours en équilibre et de se maintenir. La société accepte certaines innovations qui ne la mettent pas en péril et maintiennent, par ailleurs, certaines valeurs traditionnelles fortes, inchangées. Il me semble alors qu'il y a, chez la femme, en même tant qu'un désir de changement, une résistance à ce changement, cette résistance étant d'abord interne, liée aux barrages intérieurs, à ses schémas éducatifs et ensuite externe dans la mesure où le milieu freine ce désir. Le conflit entre ces deux tendances, désir de changement et résistance au changement, se manifeste par les clivages qui s'opèrent entre les différentes opinions.

Les aspirations exprimées par les femmes sont, cependant, difficilement réalisables compte tenu des freins imposés par la société. En effet, dans la vie quotidienne, l'arrêt des études de la fille est chose courante, le droit de contrainte matrimoniale du père est tout puissant, la vie cloîtrée est habituelle, la soumission au mari est la règle. Il existe donc souvent une trop grande distance entre ce à quoi rêvent ces femmes et la réalité de leurs vies. Leur situation est encore le plus souvent traditionnelle et leurs aspirations trop hautes par rapport à la réalité sociale, ceci crée un climat de frustration et ce vécu conflictuel conduit souvent à des réactions pathologiques.

Au cours de ma recherche, j'ai relevé une augmentation du nombre des "états dépressifs" et suicidaires qui est, en particulier, une donnée nouvelle (due aussi à la situation désastreuse du pays, c'est une autre donnée et un autre problème qui touche les deux sexes).

Ces états dépressifs de la femme sont, le plus souvent, déclenchés par une intolérance à la frustration liée à cet important hiatus entre les aspirations et les possibilités offertes par la réalité sociale. Les patientes ne peuvent se soumettre à la norme sociale ou bien supportent difficilement leur situation du fait de l'idéalisation de leurs aspirations. Ces aspirations induisent une demande, une revendication qui apparaît comme inadéquate au milieu social, lequel agresse encore plus les sujets en les isolant et les traitant d'êtres à part. Leur seuil de tolérance est alors abaissé et ceux-ci, plus sensibles à la frustration, basculent plus facilement vers une réaction pathologique qu'un sujet aux aspirations adéquatement adaptées à la réalité. Les mécanismes de défense contre la frustration sont, d'une manière générale, autopunitifs, les sujets se punissant d'avoir des idées si différentes de celles du groupe et se forçant à rentrer dans le rang le plus souvent aux prix d'une dépression.

Le schéma d'organisation favorisant chez les femmes ces réactions pathologiques est le plus souvent le suivant :

q Les jeunes femmes aspirent à un niveau européen, leurs aspirations étant cultivées par les mass média, les études poussées, les influences... ;

q Elles tentent de réaliser leurs aspirations et se heurtent à des échecs, du fait, d'une part, de l'organisation sociale et, d'autre part, d'elles-mêmes (barrages internes) ;

q Elles essuient l'agressivité de la part de la famille et du milieu social ;

q L'échec et le sentiment de culpabilité de transgression favorisent l'apparition et l'organisation d'une vie dépressive...

Il apparaît donc que la distance entre les aspirations et la situation réelle est un agent pathogène, générateur de conflit, qui peut conduire à la pathologie. Cet aspect est de première importance chez la femme algérienne contemporaine. Le processus de régulation de la société traditionnelle est de moins en moins efficace. La femme actuelle est angoissée par le changement. Elle vit des situations peu sécurisantes et continuellement ambiguës. Cette ambiguïté de statut et de rôle est un facteur important intervenant dans la pathologie.

L'idée d'une libération des femmes par le travail et le savoir apparaît, souvent, dans les discussions mais elle reste soumise à des restrictions nombreuses. Et souvent, l'impression qui se dégage des points de vue énoncés, divers dans la formulation mais qui restent pour l'essentiel identiques, est que la femme, quelle que soit sa position dans la hiérarchie du travail et dans l'échelle sociale, n'est jamais tout à fait prise au sérieux car, on le lui dit implicitement, le pouvoir qui lui est accordé ne menace en rien l'édifice bâti par les hommes. Alors, souvent, on se complaît dans l'évocation de grandes figures féminines du passé, modèles insaisissables qui fuient à l'infini et se dissolvent dans la représentation d'un prestige à la mesure des seules héroïnes légendaires. Le présent ne propose que des velléités d'actions féminines progressistes vite dénoncées, vite étouffées.

En dehors des barrières culturelles et psychologiques à la promotion sociale de la femme, il y a également les barrières qui caractérisent le malaise de la société moderne. En effet, la civilisation actuelle, essentiellement matérialiste, valorise presque exclusivement le rationalisme et l'affairisme. Or, il est vrai qu'en général, la femme algérienne ne se retrouve pas et ne s'accomplit pas pleinement dans cette voie car, tandis que l'homme accepte plus facilement l'abrutissement, l'absence de sentiments, la froideur et le désaccord, la femme dépense de l'énergie pour alimenter, par l'expression, une vie intérieure à laquelle elle tient plus que l'homme et dont elle ressent plus l'importance pour l'équilibre de l'individu (à raison, d'ailleurs, puisque c'est ce qui donne sens à la vie). Or, cette dépense d'énergie n'est pas comptabilisée et n'a pas de voie de valorisation réelle dans la société actuelle. Elle reste intériorisée.

Par ailleurs, on pourrait rattacher la plupart des maux de la société moderne à cet excès de rationalisme qui tend à envisager la vie de l'être humain et qui l'aliène. Les conséquences de ce système sur l'équilibre de l'individu sont évidemment néfastes. Il en résulte :

q La soumission aux besoins de la machine sociale extrêmement complexe ;

q La frustration des besoins spirituels (amour, fraternité, harmonie, contemplation, etc.) qui n'ont que très peu de place dans la société actuelle ;

q L'asservissement aux besoins matériels secondaires créés de toutes pièces par la technologie au service de l'argent de plus en plus dépendant ;

q L'angoisse créée par le conflit entre les tendances diversifiées à l'extrême par et pour le système (on a toujours trop à faire).

Si j'ai mis l'accent, pour finir, sur des problèmes plus généraux qui semblent un peu dévier mon thème central, c'est parce que la femme est un élément dans un ensemble écologique complexe qu'il s'agit, à long terme, de transformer à la base afin d'aboutir à une libération totale et une harmonie réelle entre les deux sexes. Il va sans dire que cette conclusion un peu pompeuse ne doit pas minimiser l'importance de la résolution des problèmes plus terre à terre d'égalité juridique.

La lutte des femmes commence dans la famille, peut, cependant, se prolonger par un militantisme (comme Malika, Melha) idéologique et politique pour un statut social plus libre. Mais, la révolution n'est pas simple. Elle doit, en fait, livrer un combat elle-même encore plus acharné que sa lutte idéologique. Ce principe est vrai, d'ailleurs, pour toute lutte révolutionnaire car la dimension intellectuelle de l'homme n'est pas superposée avec son histoire. Il est d'abord la résultante du système contre lequel il lutte et doit lutter contre lui-même.

À travers toutes ces rencontres et ces entretiens, j'ai appris à écouter les femmes, à les connaître, à comprendre le cheminement, à accepter leur idée, leur mode de vie que le mien. Avec cette distance et ce recul, j'ai du respect pour toutes les histoires de vie et de trajectoire.

Par ailleurs, cette recherche m'a également permis de comprendre l'Islam et j'avoue que j'avais beaucoup de préjugés. J'ai apprécié mon appropriation du savoir et du respect à la différence.

Toute femme est dépositaire d'une pépite d'or authentique qui lui permet d'illuminer la vie humaine, la sienne et celle de l'homme, à condition qu'elle veuille bien se donner la peine de la révéler. "Toute femme est enceinte d'un soleil". Une compréhension intime, originelle permet à la femme d'accéder au coeur d'elle-même, à son essence, à une émanation d'ordre subtil. Cette essence féminine se communique par une vibration de vie et d'âme qui parle directement à la nature de l'homme et le polarise vitalement, affectivement et spirituellement.

La flèche du développement de la femme ne va pas seulement à l'intérieur dans l'affirmation de son identité. Au moment où les valeurs ont besoin de refleurir dans les déserts du confort et du stress, un visage de femme se dessine en pointillé dans le schéma du futur, il inspire et introduit les changements de valeurs dans la civilisation.

Ce centre peut se définir à la manière de Jung comme la mise en résonance avec  ce "soi" qui est connaissance, transcendance et totalité. Pour l'atteindre, il faut traverser les couches du "moi" et cesser de s'identifier à sa personnalité. C'est le travail long et complexe de la réalisation de soi. Les multiples sources d'excitation nerveuse, de sollicitations et de distractions de notre civilisation rendent plus que jamais nécessaire ce recentrage que toute l'éducation, puis toutes les nécessités sociales, tendent à nous faire perdre. Les religions tombent en lambeaux usés et la morale chancelle faute de bases. Crise de valeurs. Il faut tout réinventer, ou plutôt tout retrouver, à partir d'une authenticité interne.

Déjà, le combat féministe paraît d'arrière-garde et les femmes actuelles sentent d'instinct, sans même y réfléchir, que cette étiquette ne sert pas leur séduction. La "revendication a une odeur d'esclave et la femme d'aujourd'hui s'affirme comme conquérante", pourtant, chaque femme porte en elle les stigmates de la longue histoire de la femme et, en une seule vie, doit retraverser plusieurs étapes. La mémoire et la conscience sont des atouts précieux pour connaître et éviter des écueils déjà connus.

Je n'ai peut-être plus besoin d'être féministes mais le besoin d'être "acteur", féminine et de mieux cerner et affirmer les valeurs féminines. Le rôle de la femme n'est pas de revendiquer un droit ou une liberté dont nul n'aurait dû penser à la priver : elle crée, elle affirme, elle avance... Le partage des rôles est-il inéluctable? Des milliers d'années de civilisation ont achoppé sur ces questions. La négation ou l'usurpation des rôles ont entraîné des dépenses infinies d'énergie, des souffrances et des errances qui continuent d'alimenter tous les jeux.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Depuis l'origine de la civilisation, la formation de l'État et la stratification sociale, et d'après Simone de Beauvoir, la plupart des :

"Législateurs, prêtres, philosophes, écrivains, savants se sont acharnés à démontrer que la condition subordonnée de la femme était voulue dans le ciel et profitable à la terre. Les religions forgées par les hommes reflètent cette volonté de domination... Ils ont mis la philosophie, la théologie à leur service " 270(*).

Le philosophe Platon a remercié les Dieux de l'avoir gratifié par deux méfaits : de l'avoir créé, d'abord, libre et non-esclave et, ensuite, homme et non-femme. Il a fallu attendre l'arrivée de Diderot et Stuart Mill pour faire accepter l'idée de la femme comme étant un être humain !

I - RÉALITÉ ALGÉRIENNE

Réalité vaste, complexe, foisonnante, l'Algérie est aussi (et pour l'étranger, d'abord) un symbole. C'est là simultanément sa conquête et son fardeau. Prétendre ne rien trahir ni rien omettre des multiples perspectives serait, dès lors, bien téméraire.

Aussi, cette recherche n'a-t-elle nullement eu la prétention d'appréhender ce pays dans son exhaustivité ni dans ses quantifications si propices, par ailleurs, aux illusions du savoir et à la reproduction des stéréotypes.

L'intention, ici, était précisément de recenser les clichés falsifiés, les images figées hors du réel. Je me refuse à entretenir la trop abondante imagerie de l'Algérie en me gardant du regard extérieur qui enferme l'Autre en deçà de lui-même.

Au contraire, j'ai tenté de proposer de l'Algérie une approche de l'intérieur et sur le monde du sensible : comprendre les logiques internes spécifiques en discernant les ambiguïtés et les contradictions inévitables engendrées par le choc des temps différents ; se garder de confondre ambiguïté et incohérence ; ne pas s'arrêter à la superficie des être et des choses en ne les voyant pas seulement par "l'écorce" et aller aux racines en suivant des cheminements, des continuités, en découvrant les paysages intimes, les horizons intérieurs qui composent la trame cachée de l'être.

C'est la terre et c'est le monde paysan qui composent, en Algérie, les profondeurs de l'être. Ce sont les intérieurs du pays qui modèlent, chez les Algériens, leur réalité et leur personnalité. C'est là aussi, dans les intérieurs du pays, qu'elle trouva refuge durant les temps sombres de la colonisation. C'est là qu'elle s'affirma et s'imposa.

Au-delà de la diversité des terroirs et des espaces qui composent ce vaste pays, au-delà de la diversité des modes culturels qui organisent ensemble le champ culturel algérien, complexe, certes, mais étonnement riche d'héritages autant que de potentialités, se dégage le fonds commun et s'affirme l'unité algérienne.

Unité d'abord dans la conscience d'être algérien, dans l'identité nationale qui se superpose toujours à l'appartenance régionale. Unité également dans la communauté de nombreux points d'ancrage, de permanence héritée du passé. Similitude des références intangibles sur quoi s'est bâtie la personnalité, sur quoi, aussi, s'élaborent les aspirations nouvelles du changement.

Ces horizons intérieurs communs, pétris d'humus, j'ai tenté de les approcher au travers de plusieurs thèmes essentiels à la construction de la réalité algérienne ; des thèmes qui sont aussi le lieu de bien des interrogations des étrangers sur les Algériens : famille, femme, relation sociale, Islam, lois, identité... Au-delà des diversités régionales, au-delà des différences de conception et de vécu, pour tout Algérien, ces mots recouvrent les mêmes significations et vibrent des mêmes larges résonances.

Afin de rendre plus perceptibles permanences et changements, de mieux saisir l'imbrication du passé profond et du présent novateur qui composent ensemble l'Algérie d'aujourd'hui, j'ai circulé, sans rupture de l'un à l'autre, tout au long des différents thèmes abordés.

Peu de peuples ont, autant que le peuple algérien, le souci du regard d'autrui. L'Autre, jamais n'indiffère. Si, dans le système éthique traditionnel, les échanges d'honneur et les conduites de pudeur revêtent autant d'importance, c'est parce que le regard de l'Autre (groupe ou individu) est doté de valeurs et aussi de pouvoir. Face à autrui, c'est à une véritable symbolique du regard que se réfère l'Algérien. Le regard, porteur d'influences bénéfiques ou maléfiques, est en soi une puissance. Par-là, il peut être transgression, appropriation, dégradation. Et le voile dissimulant les femmes, autant que les hauts murs des maisons aveugles, constitue aussi l'expression de cette extrême sensibilité au regard d'autrui.

Que cette sensibilité ancrée au plus profond de l'être, n'ait perdu, de nos jours, de son acuité et acquis, au contraire, un surcroît de signification, ne devrait pas surprendre. Car elle s'est, ô! combien, accrue des enseignements d'une histoire tourmentée qui prouve aux Algériens que le regard extérieur d'autrui leur a attribué un être falsifié qui construit d'eux même une image déformée, dégradée, une image qui leur soit intelligible, étrangère, extérieure, une image qui dérive en jugement.

Dans l'histoire des relations de l'Occident avec le monde arabe, en général, et de la France avec l'Algérie, en particulier, il y a toujours et encore ce regard porté qui ne se départit jamais de son extériorité en déniant à l'Autre sa logique interne et spécifique. Retranché dans cette position extérieure si proche de l'accusation, on n'en finit pas de jauger l'Autre au moyen de références et de critères tout à fait particuliers mais parés des vertus de l'évidence et de l'universalité.

Aujourd'hui, en France, on a sur la question de l'Algérie une opinion bien arrêtée, étayée, croit-on, par une information, sinon une "expérience", du pays et des hommes. De ce peuple, l'Autre prétend tout connaître ; or, il fait à contresens car ce pseudo-savoir, moulé dans le cadre étriqué et déformant de l'ethnocentrisme, n'est qu'appropriation, exclusion de l'être hors de lui-même, réduction à un schéma préétabli et falsifié..

À la différence de l'Asie ou de l'Afrique, l'Algérie est simultanément trop proche de l'Autre (la France) et trop éloignée de la triple distance de l'Islam, de l'arabité et d'une "histoire commune". Histoire commune, certes, qui, selon l'euphémisme consacré, a tissé entre les deux pays des "liens nombreux" mais aussi histoire singulièrement lourde d'antagonismes multiples qui projettent l'Algérie au premier plan de la susceptibilité de l'Autre.

L'Algérien focalise sur lui l'hostilité fantasmée. Campé tout proche, face à l'Europe méridionale, face à la France, il est, tout à la fois, l'arabe, le musulman, aujourd'hui, il est le terroriste qui viole et égorge femmes et enfants... Pour tout cela, il est désigné aux mythes et aux phobies que l'on conjure par le mépris, la haine puis la guerre.

La question de la relation à l'Autre se pose avec acuité toute particulière avec l'immigration. Elle déborde alors largement le cadre de l'État et des principes éthiques ou philosophiques pour toucher d'abord et directement chaque individu. L'Algérie a toujours eu pour souci d'affirmer son identité et sa spécificité, diamétralement à la différence anecdotique où elle fut si longtemps réduite. D'où la forte tentation d'un radicalisme figé dans l'idéologie arabo-islamique.

L'essor du développement, dans les années soixante dix, cache mal les zones d'ombre : un environnement mental et culturel déphasé, un discours identitaire non intégré à la dynamique socio-économique, une direction politique où l'esprit de changement était contrecarré, sinon vidé de sa structure, par ses propres atermoiements. En confondant essence populaire (de la Révolution) et populisme, on a donné naissance à un laxisme destructeur. Sous prétexte de faire place aux gens de peuple, on a sous-estimé les dangers de l'incompétence, les ravages de l'inculture, les fascinations de l'embourgeoisement et l'arrivisme.

Si grave que puisse être le degré de détérioration atteint par le pays, il n'est pas de remède miracle. L'unique issue réside dans un immense afflux de rationalité et dans l'avènement d'hommes capables de l'incarner rigoureusement. Pédagogie à long terme qui exige, pour chaque secteur, rien moins que de vrais fondateurs.

Il est devenu traditionnel, à notre époque, que les pays qui naissent (ou qui renaissent) à l'indépendance, proclament solennellement leur adhésion à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et aux principes de la Charte des Nations Unies. L'Algérie y adhère mais la pratique est autre.

Des institutions démocratiques existent, elles sont même proliférantes. Il n'empêche qu'elles font penser à des décors vides, l'esprit démocratique n'a pas suivi. Il ne suffit pas de donner une constitution, d'instaurer le suffrage universel (incluant le vote des femmes et des jeunes à partir de dix huit ans), d'élire des assemblées, de convoquer des congrès, pour faire exister la démocratie.

Le mot "réforme" est à la mode (réforme du système scolaire, réforme de la Constitution, réforme du Code de la Famille...). Mais, la réforme des réformes, celle qui touche au destin de la raison dans nos sociétés, est réduite à la position congrue, abandonnée, au mieux, à une institution universitaire qui n'échappe pas elle-même aux affres de l'interrogation quant au sens de sa mission et à la nature de ses perspectives.

Le "découplage" entre concept politique et concept rationnel devient routine, déchirure ordinaire. Le premier régresse alors dans l'autoritarisme le plus traditionnel tandis que le second, pris dans le gel identitaire, dépérit. Une intelligentsia de puissante stature se trouve dans son ascension. Ce qui lui tient lieu d'ébauche vit, malgré le nombre, sa marginalité. L'exil n'est pas celle de la misère mais un refus désespéré de l'irrationnel. Par parenthèse, un signe infaillible : non seulement rien n'est fait pour retenir les cadres mais leur départ, à la limite, réjouit.

Allergique aux lumières, l'obscurantisme, envisageant la formation sous l'angle unique du quantitatif et de l'instrumental et faisant fi des principes de base qui doivent sous-tendre une pédagogie se voulant moderne (conscience critique, jugement libre, pensée autonome) a éducoloré le projet éducatif, stérilisé et falsifié sa relation à la modernité.

Corruption et démagogie constituent les symptômes classiques du dysfonctionnement de l'État algérien. Avant d'être des vices que la morale condamne, elles sont les sous-produits d'un management qui se définit. Dès lors, le salut ne réside pas dans la morale (ou la théologie) mais dans un retour au rationnel. Il ne s'agit pas de remplacer un régime immoral par un autre plus conforme à la morale en attendant qu'il dégénère à son tour.

L'histoire algérienne ne manque pas de femmes prestigieuses qui, à un moment de leur vie, ont joué un rôle. Femmes réelles, femmes légendaires et qui, par-delà le temps, sont devenues des femmes mythiques. Mais, hélas, elles ont été oubliées, effacées et, dans l'inconscient collectif, ne subsistent que des images fugitives.

Parler des femmes qui ont fait leur destin, c'est les rendre présentes à la conscience. Elles sont alors un modèle dynamisant qui peut déclencher, en chaque femme, un désir de valorisation. Des femmes cloîtrées, voyant les femmes des associations manifester, ont souvent dit qu'elles admiraient leur courage, leur combativité mais, hélas, qu'elles ne pouvaient en faire autant. Elles reconnaissent que cela leur donnait un peu d'espoir et surtout un meilleur moral pour affronter la grisaille quotidienne.

C'est encore à des femmes comme Tassadit Yacine, Fatima Mernissi, Assia Djebbar, Naoual Al Saadaoui... que nous devons ces résurrections dont nous avons toutes besoin. Modèle d'identification qu'il faudra dépasser pour mieux affirmer notre identité. Le modèle doit aider à structurer sa personnalité mais ne doit pas aliéner. Tout le monde ne peut être une Kahina, une Fatma N'Soumer, une Djamila Bouhired ou une Zohra Drif... mais leur destin a une valeur d'exemple qui peut donner un sens nouveau à la lutte des femmes. Toutes ces femmes qui ne sortent pas des contes des Mille et une nuit ont réellement existé et ont revendiqué des droits essentiels. La liste des femmes célèbres non seulement par leur beauté mais par leur intelligence serait trop longue.

Face à la colonisation française, ce sont encore des femmes qui font parler d'elles et, en particulier, Fatma N'Soumer. Ce qui frappe en elle, c'est la prise de conscience et non-sens affirmé du droit. Pieuse, patriote, intelligente, elle était un modèle de son vivant. Elle a organisé la résistance contre les troupes françaises. Elle a galvanisé les populations. Chef prestigieux, elle a combattu jusqu'au bout de ses forces. Femme du peuple amazigh, elle est entrée dans la légende comme tant de femmes.

Djamila Amrane, combattante de la révolution, a consacré un livre aux "bâtisseuses de la liberté" : Les femmes algériennes dans la guerre. Elle dit :

"L'engagement des militantes est peut-être le phénomène le plus extraordinaire et l'une des données décisives de la guerre d'Algérie. Rien pourtant ne laissait présager que l'Algérie des années 50, à la fois méditerranéenne, berbère, musulmane, colonisée et par-là même prisonnière d'un statut contraignant, puisse prendre part au combat (...).

La répression n'a pas fait de différence entre les sexes...Les prisons se sont remplies de femmes de tous âges... une maquisarde sur quatre est morte au combat" 1(*).

On ne peut s'incliner devant tant de souffrances. Ces femmes sont allées jusqu'au sacrifice suprême pour que L'Algérie soit libre. Des milliers de femmes sont des battantes : des Kahina, des Hassiba Ben Bouali et tant d'autres. Toutes issues de familles traditionnelles et qui, à un moment de leur existence, ont fait l'histoire et sont entrées dans l'histoire.

Et pour éclairer cet avenir dont parle la regrettée Anna Greki :

"Voilà Hassiba Boulmerka, notre championne olympique du 5 000 m portant haut l'honneur et l'espoir des femmes algériennes" 2(*).

Elle a crié une phrase superbe, porteuse de promesses : "Oui, c'est ça, l'Algérie! ", l'Algérie des femmes courageuses porteuses d'un idéal de liberté. Par l'écriture, par la fiction, des femmes-écrivains ont donné une présence, une voix à ces femmes. Femmes prestigieuses, femmes d'engagement, chacune affirme son existence à sa manière.

Oui, ces femmes appartiennent à la mémoire collective : femmes réelles devenues femmes de légendes, elles ont été sublimées dans l'inconscient collectif. Ces femmes ont revendiqué leur espace, leur parole confisquée, leur histoire. Le temps de ces femmes est le temps de toutes les femmes. Nul n'a le droit de nous priver de ces emblèmes. Leur histoire rejoint la nôtre et nous devons les approprier non comme une image mythique et figée mais comme un exemple dynamisant, structurant notre identité. Elles ont été dans le temps et hors du temps.

Chaque vie de femmes est une histoire. Combien de fois n'ai-je pas entendu des femmes me dire : "Si je te racontais ma vie, il y aurait de quoi remplir plusieurs livres". Il n'y a donc là rien d'exceptionnel. La vie de chacune de ces femmes est, en fait, une histoire non de ce qu'elles ont fait et subi mais l'histoire de ce qu'elles n'ont pu dire, tout le non-dit porteur de révoltes profondes. Ces femmes m'ont encouragée dans ma recherche et m'ont demandée d'écrire ce qu'elles éprouvent...

Faut-il parler, dire, écrire ? N'y a-t-il pas là une nécessité vitale, nécessaire à l'équilibre ? Tout le monde ne peut pas écrire mais il y a toujours, à un moment ou à un autre, quelqu'un qui en sent le besoin et qui raconte... raconter sans fin... Et alors, se crée une sorte de solidarité, de communauté. Les autres femmes prennent alors conscience de leur condition. Est-ce un remède ? La communauté des malheurs peut-elle aider ? L'expérience des autres peut entraîner une réflexion sur soi, une compréhension des mécanismes qui, peu à peu, ont aliéné la femme.

Toute vie n'est pas forcément un échec mais il y a plusieurs façons d'assumer cet échec : soit il développe l'agressivité, soit, au contraire, il est porteur "d'une information qui a pour effet d'intégrer l'acte en question dans le système dynamique de la tâche à accomplir ou bien de l'en éliminer" 1(*).

Comment être soi-même avec les autres qui refusent que vous le soyez ? Le dilemme est terrible et souvent décourageant. N'y a-t-il donc pas d'issue ? Le silence dans lequel l'on "enferme" les femmes empêche tout dialogue et nie toute existence. Il faut parler. Comment l'Autre peut-il savoir, connaître vos pensées, vos besoins, vos souffrances, si vous n'en parlez pas ? Et cela est valable pour le partenaire. Les deux personnalités sont écartelées et il serait égoïste de croire que seule la femme subit le poids des contraintes sociales.

On peut dire que la domination masculine a forgé un type de femmes qui fait fonctionner le système de domination. Effacement du corps, effacement de l'intelligence, confiscation de la parole, sacralité de l'écrit ont complètement aliéné les femmes. Lorsqu'elles prennent conscience des conditions objectives de leur oppressions, elles ne peuvent rester indifférentes.

Avec la démocratie et la multiplication des associations qui investissent le champ social, on est interpellé par la charge explosive des discours féminins. S'il y a violence, c'est qu'il y a eu violence quelque part. Les femmes parlent, osent parler malgré les menaces de mort qui pèsent sur elles et s'installent dans la société civile (plus de dix députées à l'Assemblée Nationale, toutes issues du mouvement associatif). Leur présence dérange parce que cette image de femmes prenant la parole en public a peu existé. Mais peu à peu, l'image s'intègre et, à l'image de la femme silencieuse, soumise, se superpose l'image d'une femme militante.

Certes, les discours féminins sont porteurs de changements et la femme est ainsi un fil conducteur par lequel passe le transfert des signes, la mutation d'une identité car elle offre la possibilité de se confronter à la différence en soi et par rapport à l'autre.

"Avec la parole, une autre femme naît qui refuse les images, les symboles, le langage qui l'ont aliénée depuis des millénaires. Une femme sans voix est une marionnette. Elle n'existe pas. Elle n'a pas de réalité. La transgression est une victoire sur le tabou, "sur la peau tatouée" " 1(*).

Grâce à la force du verbe, la conscience identitaire donne présence à un corps, à une voix, à une personnalité totale. La prise de parole s'établit de nouveau et répond à un besoin sacré de la nature humaine.

La femme algérienne moderne existe et avance malgré les forces de régression. Elle n'est ni occidentalisée, ni mécréante : elle revendique seulement une existence à part entière. C'est un problème de dignité. "Maintenant n'est plus comme avant", disent certaines femmes interrogées.

II - RETOUR SUR LES HYPOTHÈSES.

A - LA FEMME ET LES TEXTES

Ibn Rushd (1126-1189), l'un des plus grands philosophes et savants arabo-musulmans et le percuteur du rationalisme moderne, tenta de sauver l'exercice de la raison, de la science des fouqahas anti-rationalistes et des autocrates (ses oeuvres finissent au bûcher et lui fut condamné à l'exil). En effet, il a opéré une distinction entre la vérité religieuse basée sur la foi et la vérité scientifique qui ne peut être saisie que grâce à une démarche philosophique rationnelle. Pour lui :

"... Ce sont les théologiens qui "brouillent" les cartes en voulant à tout prix "interpréter" les textes révélés, mélangent (...), engendrant une multitude de sectes qui déchirent l'Islam,( ...) " 271(*).

Mais loin d'opposer la religion et la philosophie, Ibn Rushd démontre que l'une et l'autre, n'ayant ni les mêmes fins ni le même public qui empruntent des voies différentes, n'ont pas à être comparées, ni a fortiori opposées.

Les maîtres de l'ordre néopatriarcal n'ont jamais tenté de mettre à l'abri les fouqahas, les islamistes et leurs émirs égorgeurs, "l'usage de la raison", la pensée critique - qui est la négation des traditions -, la science et les femmes. Ces dernières sont pour eux la cause principale de tous les maux de la société algérienne. Ce qui a amené Mostefa Lacheraf à noter que l'Europe avançait, le monde musulman et l'Algérie ne cessaient de reculer,

"Pour, en définitive, se voir en cette fin du XX ème siècle, le dos au mur, frôlant par intégrisme interposé, "l'âge théologique" qui est synonyme, dans les faits cruels et primitifs vécus par l'Algérie depuis 1991, d'âge des cavernes" 1(*)

En Algérie, les pratiquants sont bien armés de hadiths (tradition, interprétation des paroles du Prophète), pour justifier l'asservissement de la femme. Cette conception de la femme est reprise par le sociologue Boutefnouchet, qui est membre du Conseil Supérieur Islamique, en 1979 dans son ouvrage sur la famille algérienne sans analyse critique. Pour lui, les rôles de la femme sont régis par les principes fondamentaux qui l'obligent à :

q "Préserver son intégrité physique et morale afin de rester pure et sa famille pure de toute souillure ;

q Assurer l'important fonctionnement et entretien de la famille où vivent plusieurs personnes ;

q Gérer les réserves alimentaires et leur préservation en les faisant durer plus longtemps que possible, faire la cuisine, laver le linge, élever les enfants ;

q Jouer son rôle de mère : en étant féconde, en donnant à sa fille la meilleure éducation et à son fils la plus grande affection et la meilleure protection maternelle" 2(*).

Pour Boutfenouchet, la femme algérienne ne doit être effectivement considérée que comme Algérienne conformément à son histoire, son expérience, sa situation et son projet.

Et notre "érudit" aborde deux problèmes fondamentaux de la Sociologie de la famille algérienne : l'apartheid sexuel et la claustration des femmes. Cependant, il ne les mentionne que pour réfuter la notion de :

"La femme algérienne cloîtrée parce qu'elle a souvent été utilisée par les féministes, terme que le sociologue ne peut utiliser du fait qu'il implique un jugement et le jugement, seule la loi du pays peut l'effectuer" 1(*).

Poulain de la Barre, le féministe français du XVII ème siècle, a déjà répondu à Boutefnouchet 1(*).

En 1986, dans Les Algériennes au quotidien, Souad Khodja écrit :

"... Non seulement les hommes ne veulent pas entendre parler de ce problème mais ils ne peuvent guère le disséquer de façon positive et impartiale, le sort intolérable des femmes étant tellement entré dans les moeurs, par le biais de coutumes millénaires, (...)"2(*).

L'ignorance des hommes de la souffrance des femmes constitue un élément même du problème féminin en Algérie. Jusqu'à la constitution d'associations féministes à partir de 1989, ce problème n'était posé "publiquement que par l'absence ou le silence de l'élément féminin". Cependant (et malgré l'hostilité des maîtres de l'ordre néopatriarcal et des législateurs), il est posé en privé par d'innombrables femmes de tous les âges et de tous les milieux et particulièrement par des jeunes filles et des jeunes femmes 272(*).

La Charia, telle qu'elle est comprise et interprétée, est en contradiction avec la notion de la modernité. Ainsi, la Charia, comme toutes les traditions des autres religions monothéistes, peut être interprétée et invoquée pour promouvoir l'émancipation et l'épanouissement des femmes ou pour les maintenir dans une condition dégradante qui rend leur existence sur terre mutilée.

La constitution garantie la liberté de la femme algérienne mais les maîtres de l'ordre néopatriarcal persistent à refuser de l'appliquer au statut personnel (Code de la Famille). Théoriquement, elle est non seulement l'égale de l'homme mais aussi une citoyenne libre de ses mouvements, responsable de son comportement et de ses actes. Cependant, en dépit de son droit à l'instruction dès l'âge scolaire (6 ans) et son droit au travail en tant qu'adulte en dehors du domaine privé où elle a été et continue d'être cloîtrée par les hommes au nom de la tradition, les pouvoirs publics font preuve d'inertie à son encontre.

La conquête de certains espaces publics par des jeunes filles et des femmes en même temps que des conséquences pointues sur leur existence et souvent aussi sur celles de leurs familles impliquent également des risques et des dangers. Car une société néopatriarcale est une "jungle" dominée par des hommes prédateurs

se plaçant au-dessus des lois et même de la morale publique et qui considèrent les femmes comme leur proie acquise. Ce qui explique l'apparition des grossesses hors mariage, des mères célibataires, du mariage tardif et du célibat des femmes en Algérie.

Les vigiles de l'ordre patriarcal et les défenseurs des patentés des traditions arabo-musulmanes, effrayés par l'évolution et l'émancipation de la femme parce qu'elle remet en cause à la fois "l'apartheid" sexuel et sa séquestration au foyer, au lieu de les protéger contre les prédateurs, s'acharnent à les rendre seules responsables de "fasâd" (ou la dissolution des moeurs) et à les désigner à la vindicte publique, s'appuyant pour cela sur des déclarations misogynes telle que celle-ci d'Ali Ibn Abu Taleb, le dernier des califes.

Cela explique, selon Jacques Berque : un fin observateur de la culture arabo-musulmane contemporaine, pourquoi la conception sociale populaire des arabo-musulmans ne considère "la femme que comme un être livré à ses seuls instincts, perfide envers les hommes, résidu des pêchés des démons". Et l'auteur ajoute que :

"Dans la famille n'est objet d'amour et de respect que la femme dont le statut maternel,... s'associe aussi à l'idée d'une désexualisation qui l'écartera désormais du préjugé de la "femme démon" ancré dans la tradition arabo-musulmane" 1(*).

En réalité, ce sont les hommes qui deviennent, dans une société patriarcale comme la société arabo-musulmane, esclaves de leurs instincts sexuels. Dès leur jeune âge, on leur inculque l'idée que les filles, qui ne sont qu'un objet sexuel, doivent être conquises et séduites à tout moment et partout. Mais on enseigne le contraire aux jeunes filles. Pour elles, les rapports sexuels hors mariage sont inconcevables. Une fois mariée, la jeune femme doit rester fidèle à son époux qui, lui, est autorisé par le Coran et la Charia à se marier avec quatre épouses et à avoir un nombre illimité de concubines. En un mot, ce sont les hommes qui sont "roués" et sexuellement immoraux, voire même débauchés en raison de leur socialisation primaire.

Aujourd'hui, beaucoup de fouqahas et d'islamistes préfèrent persécuter, voire même éliminer, les femmes pour les empêcher de s'émanciper, de s'instruire, de s'autonomiser et de s'autoriser à disposer d'elles-mêmes.

Mais, en dépit de ces pressions, beaucoup de progrès ont été réalisés. La conquête de certains espaces publics est irréversible. Ce qui représente un pas décisif vers une ultime libération de l'Algérie toute entière de l'ordre néopatriarcal "modernisé". L'instauration de cet ordre a tenu et continu de "tenir".

La plupart persistent à se laisser mentalement enfermer dans "une prison symbolique" tout en tenant leur rôle de "geôliers" des femmes libérés de leurs préjugés anti-féministes, agissent ensemble pour le changer. Car, sans une émancipation réelle de la femme algérienne, l'Algérie ne pourra jamais conquérir les moyens de sa liberté pleine et entière de sa prospérité et de sa présence effectuée dans le concert des nations modernes, indépendantes, démocratiques et dignes.

B - LES ASPIRATIONS DES FEMMES À LA MODERNITÉ ET AU PROGRÈS ET LEUR REJET DES INTERDITS

Les aspirations des femmes à la modernité et leur révolte contre le statu quo imposé par la société néopatriarcale ont été exprimées par les interviewées rencontrées ou dans l'excellente étude d'Hélène Vandevelde-Baillière montrent que les aspirations les plus fortes des femmes rurales, urbaines, lycéennes, étudiantes, travailleuses et femmes au foyer expriment le désir ardent de "sortir de leur condition actuelle" : désir de prendre en main leur destin elles-mêmes d'où cette soif d'apprendre et d'être plus libre... Il y a donc là une tendance unanime de la population féminine : la volonté de changement que l'on attend de soi-même et les connaissances à acquérir.

Pour les jeunes femmes ayant fait des études, l'accent est mis sur "avoir une activité professionnelle, sociale, politique". Elles veulent donc participer dans la vie publique en tant qu'agents sociaux (pour éviter le sort de leur mères : cloîtrées au foyer et condamnées par les hommes et les traditions aux travaux forcés domestiques à perpétuité !). Les autres acceptent leur destinée (mektoub : la fatalité) et souhaitent que les générations après elles aient une situation meilleure et relèvent le défi.

 

La prise de conscience de leur condition est telle que la majorité des femmes interrogées ont exprimé leur ardent désir d'être des femmes évoluées et modernes. Elles font la distinction entre la pratique religieuse et les prohibitions des fouqahas qui ont donné une mauvaise image de l'Islam, religion de tolérance et de miséricorde. La plupart d'entre elles considèrent comme fondamentales la pratique de la religion et la fonction féminine au sein de la famille. La famille est l'élément fort qui revient et pour laquelle elles acceptent leur résignation, le respect... Par contre, tous les interdits et tabous (absence de sortie, instruction limitée, mariage précoce, voile, effacement...) sont rejetés.

Les femmes ont pris conscience de leur mise à l'écart systématique et d'une volonté délibérée dans certains milieux conservateurs de recours à l'application de la Charia conçue par les fondamentalistes comme un puissant moyen pour entraver leur émancipation inéluctable. Ainsi, prises entre deux tendances contradictoires : d'une part, la leur, celle qui les pousse vers l'indépendance et la modernité et, d'autre part, l'emprise extérieure de la société qui cherche à les rendre plus soumises par diverses pressions faisant jouer le respect de la religion, l'honneur de la famille, les traditions saines en face de l'Occident utilisé comme la source de pollution mortelle de l'ordre néopatriarcal, les aspirations universelles à la liberté, à l'égalité, à la justice, à l'amour, au bonheur, à la dignité, au respect, à l'épanouissement de l'individu et à la transcendance de sa condition par la culture, l'art... car les us et coutumes berbères et arabo-islamiques emprisonnent les femmes préventivement à perpétuité.

En ce qui concerne le voile, qui est l'extension de la claustration de la femme au domaine public en tant que substitut symbolique des quatre murs entourant la demeure familiale, la majorité des femmes kabyles ne souhaitent pas être voilées. Quant à certaines jeunes, si elles se voilent (du moins portent le foulard islamique), c'est pour se protéger, pour qu'on ne les dévoile pas (dans leur fort intérieur), parfois par conviction religieuse ou parce que les membres de la famille sont des pratiquants fervents de l'Islam... Ce phénomène de conformisme social est expliqué par les femmes elles-mêmes : c'est le "qu'en dira-t-on" qui effraie beaucoup plus que le fait d'être dévoilée.

Pour contraindre les femmes à porter le voile islamique, les islamistes répandent dans toute l'Algérie que les femmes non-voilées ne sont pas sérieuses, qu'elles sont des mécréantes, des pro-européennes et seront exterminées. Beaucoup de jeunes femmes se sont mises à uniformiser leurs tenues (foulard cachant les cheveux et les oreilles, longues djellabas, pas de maquillage...). Tous les déplacements des femmes sont surveillés. Participent à cette surveillance, en dehors des parents, des frères, des cousins, des voisins, le quartier, les amis, les commères..., "Monstrueux gendarmes", selon l'expression d'Assia Djebbar, qui font et défont "les réputations".

C - DÉTERMINATION DES FEMMES À SORTIR DU DOMAINE PRIVÉ

En dépit des pressions sociales ambiantes, les femmes, en majorité écrasante, veulent se soustraire à cette condition carcérale de femmes enfermées au foyer et à l'isolement qui en découle. Pour s'en sortir, elles ne voient qu'un seul moyen : apprendre un métier ou étudier très dur pour décrocher les diplômes nécessaires leur permettant d'exercer une profession dans le domaine public. Le travail leur offre une certaine indépendante qui oblige les hommes à les laisser accéder à une place dans la société, susceptible de leur permettre enfin de s'imposer en tant qu'être humain.

Quel que soit leur âge, elles disent :

"... Je veux travailler, il n'y a pas que la maison, on n'apprend rien à la maison, je veux que ma fille réussisse dans ses études pour avoir une bonne place, il faut des femmes dans le gouvernement, dans les entreprises...., je ne veux pas que mes filles restent dans l'ignorance à reproduire ma vie, je les laisse sortir, le Code de la Famille doit changer...".

D- TÉNACITÉ DES FEMMES À AVOIR LEUR PLACE DANS LA SPHÈRE PUBLIQUE

Les femmes ont pris conscience du fait que la société algérienne actuelle est organisée (ou plutôt mal organisée) par les hommes à leur détriment. Elle n'est pas formée en fonction des besoins féminins. Elle est structurée par et au profit des hommes.

E- DE LA RÉSISTANCE AU CHANGEMENT

Les détenteurs du pouvoir, les forces conservatrices n'ont pas cessé, depuis l'indépendance, de contrecarrer les aspirations les plus légitimes et les plus profondes des femmes. Le cas du rejet de loi portant sur le Code de la Famille actuel montre l'insensibilité des gouvernants au problème de la femme.

Néanmoins, les "mutations" admises, au lieu d'adopter une approche émancipatrice et innovatrice, justifiées par les lois conforme aux articles 29 et 31 de la Constitution en vigueur, les auteurs de cet avant-projet de loi ont préféré placer la famille algérienne hors du temps et de l'espace. Ce qui a réduit leurs amendements à quelques détails d'ordre technique.

Tout cela vise à "garantir le maximum de protection" à la famille. Hélas, cette "protection de la famille" en question a toujours été faite au détriment de la femme, condamnée ainsi par les sacro-saints us et coutumes "islamiques" non seulement aux travaux forcés à perpétuité, mais aussi maintenue dans une position d'infériorité où la polygamie, le tuteur (walî), l'obligation unilatérale de l'épouse de respecter son mari en sa qualité de chef de famille... violent le principe d'égalité entre les deux sexes.  

La Charia est-elle réellement compatible avec "la modernité" et ses exigences ? La modernité occidentale (à laquelle les sources arabo-musulmanes ont servi de fondement) est la résultante de la libération de la raison et de la science, de la tutelle de la foi et de la théologie sur laquelle les algériennes se basent.

F - LES FEMMES, LE FÉMINISME : QUEL AVENIR ?

Le mouvement féministe a très largement (avec quelques exagérations ? Un mal nécessaire ?) redéfini les identités féminines et masculines autour de nouveaux repères qui ne sont plus liés à la fécondité. Les relations au sein de la famille conjugale ont été réaménagées : droit au travail des femmes, partage des responsabilités et des tâches au sein du couple, protection de la famille monoparentale.

Beaucoup reste à faire, encore, pour aboutir à une famille conjugale débarrassée des résistances de la famille patriarcale. La lutte pour la parité dans le système de décision politique, par exemple, demeure encore un combat à gagner. L'État républicain cesserait alors d'être une sorte de super-famille patriarcale qu'il est encore de façon souterraine.

L'éclatement de la famille matrio-patriarcale en deux types de familles, néopatriarcale et néoconjugale, est signe de résistance ou même de régression à des formes atypiques qui ne peuvent survivre encore très longtemps. D'abord, la scolarisation et l'emploi féminins, ensuite, le développement d'un fort mouvement féministe et, enfin, l'existence minoritaire mais bien réelle de familles conjugales tracent les contours d'une mutation de la famille traditionnelle maghrébine vers une famille conjugale.

Les affrontements violents qui se déroulent actuellement ne seraient-ils finalement qu'un moyen de redéfinition des identités du père et du fils et, partant, de la belle-mère et de sa bru ? Ceci est, essentiellement, le contenu du combat du mouvement féministe algérien. Ne passe-t-il pas, d'abord, par la construction d'une nouvelle façon "d'être femme, algérienne?". Devenir un sujet autonome, naître des limbes du nous collectif, étouffant et régressif, cesser d'être mère de garçon/belle-mère pour devenir femme autonome, mère, citoyenne et travailleuse. La lutte politique pour une société moderne et républicaine devient, alors, un passage obligé.

C'est pourquoi, aujourd'hui, la résistance active à l'intégrisme et au conservatisme, l'amendement des articles les plus humiliants du Code de la Famille, l'assistance psychologique et juridique aux femmes victimes de violences et le développement d'un discours émancipateur des femmes deviennent les actions prioritaires à mener par les femmes démocrates et républicaines.

Dans la vision intégriste de la famille, il s'agirait de faire triompher la primauté de la relation affective privilégiée liant le fils et la mère. Le patrilinéaire, puni, d'une certaine façon, pour n'avoir pas su défendre son statut et son rôle de gardien de la tradition.

Ceci en vue d'empêcher la constitution et le renforcement des repères identitaires individuels structurant le sujet de droit et se trouvant donc à l'origine de la construction de toute société moderne. Ceci signifiant le passage d'une société féodale et tribale à une société républicaine basée sur la mise en place d'un État de droit et fondée sur les droits de l'homme. C'est cette problématique qui semble se cacher derrière les faux discours politiques, ne pouvant se dire clairement car irréalisable et inacceptable aussi bien de manière psychanalytique, sociologique et politique.

Cette résistance au changement traduit bien l'affrontement entre deux types de sociétés : une traditionnelle qui meurt et une moderne organisée autour du sujet de droit qui s'installe progressivement et sûrement car cela va dans le sens de l'histoire et de la normalité psychique.

F - PROGRÈS ET REMISE EN QUESTION

Féminin... Féminisme... Féminité... Ces mots martèlent un fait majeur qui marque la transformation de la société en ce XXI ème siècle. Je n'ai pas mesuré davantage l'incidence de cette révolution que celle de la révolution technologique qui a bouleversé le mode de vie et l'organisation sociale des algériennes.

L'arrivée des femmes dans le champ de la vie publique et la conquête de l'égalité, comme la révolution technologique, s'appellent des progrès. Mais, comme tout progrès, ils n'ont de sens que s'ils s'accompagnent d'un projet humaniste. Un tel bouleversement crée des effets contraires que l'on appelle "crise" et c'est alors que les questions affluent. Existe-t-il une cause des femmes en Algérie ? Quel serait le destin de ces Algériennes ? Quelle relation construire avec les hommes ?

Oui, il existe une cause des femmes parce qu'elles ont une identité féminine. Leur premier combat politique vers l'égalité se mène en revendiquant leurs droits, l'uniformité avec les hommes. Il restera une autre étape qui sera la reconnaissance d'une différence entre les hommes et les femmes. L'un n'est pas l'autre. Certes, Simone de Beauvoir dit que : "on ne naît pas femme, on le devient", cela est valable pour les Algériennes pas pour les Occidentales. Mais il s'agit de retourner cette différence en force supplémentaire car les femmes y puiseront la capacité d'innover, de créer d'autres modèles de pouvoirs, de société, d'autres modes de vie. Il est de notoriété publique et universelle que les femmes sont le bras séculier du progrès et sont actrices de leur destin.

Les premières conquêtes des Algériennes ne se sont pas réalisées au nom des droits. Elles n'ont pas encore obtenu les lois escomptées, c'est pourquoi pour le moment, les femmes algériennes ne peuvent assumer leur féminité. Elles demandent aux hommes de les regarder comme une égale, pour cela, il faut changer les mentalités. Il existe une cause des femmes parce qu'elles sont opprimées, muselées par l'intégrisme, les conservateurs, cloîtrées par leurs hommes et leurs traditions.

L'avènement de la démocratie passe par les femmes, leurs promotions et l'éducation des enfants, par le contrôle de la natalité, par l'identité... Pourtant, avoir une identité signifie exister en dehors de son statut, c'est privilégier le paraître et son avenir... La consolidation de l'identité passe par une connaissance de soi, une capacité à vivre autonome, à trouver en soi les ressources pour continuer à progresser, à se développer... Le progrès ne peut s'inscrire que dans des projets. Or, les Algériennes doivent lutter pour progresser et évoluer.

La dialectique est le mouvement d'opposition de contraires en lutte dans la réalité naturelle et sociale pour donner un terme qui les réconcilie en les dépassant. La dialectique est le devenir même de la nature et de la société selon la loi des Oppositions successives et des Contradictions surmontées. Le mouvement de l'Esprit n'est que l'expression consciente d'elle-même, du mouvement des choses. Tout cela va être synthétisé par F. Engels dans ses fameuses quatre lois.

q La première, celle de l'Interaction, affirme :  "Tout est en liaison et en interaction" ;

q La seconde, celle du Mouvement dit : "Tout est mouvement et change" ;

q La troisième, celle de la Conversion par bonds : "les changements quantitatifs se transforment en changement qualitatif" ;

q La quatrième, enfin, celle de la Lutte des Contraires, affirme : "c'est cette lutte qui fait le mouvement".

Le sous-développement ne peut être réduit au seul état économique d'un pays et caractérisé par la pauvreté. Il concerne aussi et surtout les psychologies, les moeurs, les attitudes... c'est-à-dire les mentalités qui, d'ailleurs, ne sont pas semblables ou homogènes dans une même société mais majoritairement inadéquates à tout progrès humain. Cela va, je l'ai décrit, jusqu'à l'existence d'une véritable rationalité parallèle à la raison universelle et dont les performances sont insuffisantes aussi bien au niveau de la connaissance qu'à celui de l'action. Cette raison que certains auteurs ont appelée "paramagique" est une constituante majeure des mentalités dominantes en Algérie et dans le Tiers-Monde.

Mais, dans ces mentalités, on observe souvent l'absence ou la pauvreté des Valeurs et des Représentations du monde, celles qui sont nécessaires à la régulation sociale et au parfait discernement du Bien et du Mal. Autrement dit, il s'agit bien d'une déficience au niveau des morales et de la morale, règles de conduite qui régissent une société.

J'ai, dans ce travail, tenté de voir quels étaient les rapports possibles entre le sous-développement et l'état des mentalités en vigueur en Algérie d'aujourd'hui. J'ai pu, ensuite, décrire les nombreux caractères des mentalités observées, constituées par des croyances, des habitudes, des attitudes, des dispositions, des opinions, des préjugés, des idées, des valeurs et des représentations. Pour cela, j'ai volontairement procédé à de nombreux rappels de notions élémentaires, en vue d'éclairer les diverses problématiques posées. J'ai également poussé les descriptions et les comparaisons à leurs limites et cela dans un dessein purement rhétorique. J'ai retracé le vécu des femmes, de leur espace et celui du temps.

Aujourd'hui, avec le recul et l'éloignement, Je comprends un peu mieux les femmes algériennes, je les ai écoutées en acceptant leurs différences, elles n'ont pas besoin de moralistes (des intégristes ou de personnes comme moi ou de militante...) mais de personnes actives, de femmes de terrain, du concret (comme l'abrogation du Code de la Famille). À toutes les femmes (femmes militantes, intellectuelles, députées, écrivains) pour bien les représenter, leur donner la parole, de les faire exister, de ne pas brasser du vent ou d'ignorer leur condition car nous sommes des privilégiées, loin de leur réalité, disons plus occidentalisées. Ainsi disent-elles : « nous changerons notre situation, ouvrirons la voie aux générations futures pour construire la société de demain »..

Toute femme est dépositaire d'une pépite d'or authentique qui lui permet d'illuminer la vie humaine, la sienne et celle de l'homme, à condition qu'elle veuille bien se donner la peine de la révéler. "Toute femme est porteuse d'un soleil". Une compréhension intime, originelle permet à la femme d'accéder au coeur d'elle-même, à son essence, à une émanation d'ordre subtil. La flèche de développement de la femme ne va pas seulement de l'intérieur dans l'affirmation de son identité. Au moment où les valeurs ont besoin de refleurir dans les déserts du confort et du stress, un visage de femme se dessine en pointillé dans le schéma du futur, il inspire et introduit les changements de valeurs dans la civilisation.

Ce centre peut se définir à la manière de Jung comme la mise en résonance avec  ce "soi" qui est connaissance, transcendance et totalité. Pour l'atteindre, il faut traverser les couches du moi et cesser de s'identifier à sa personnalité. C'est le travail long et complexe de la réalisation de soi.

Les multiples sources d'excitation nerveuse, de sollicitations et de distractions de notre civilisation rendent plus que jamais nécessaire ce recentrage que toute l'éducation, puis toutes les nécessités sociales, tendent à nous faire perdre. Les religions tombent en lambeaux usés et la morale chancelle faute de bases. Crise de valeurs. Il faut tout réinventer, ou plutôt tout retrouver, à partir d'une authenticité interne.

Déjà, le combat féministe paraît d'arrière-garde et les femmes actuelles sentent d'instinct, sans même y réfléchir, que cette étiquette ne sert pas leur séduction. Chaque femme porte en elle les stigmates de la longue histoire de la femme et en une seule vie doit retraverser plusieurs étapes. La mémoire et la conscience sont des atouts précieux pour connaître et éviter des écueils déjà connus. Le rapport à l'homme est l'histoire principale qui se joue pour chaque femme, du père à l'amant, à l'époux, au fils, à l'ami, au collaborateur. Et ce rapport que chacune essaie de mener à bien à sa manière comporte un fond commun de luttes et de guerres qui est la racine de beaucoup de souffrances individuelles et sociales.

Toutes ces femmes kabyles qui disent "Nous n'avons peut-être plus besoin d'être féministes mais nous avons énormément besoin d'être féminines, de mieux cerner et affirmer nos valeurs féminines. Le rôle de la femme n'est pas de revendiquer un droit ou une liberté (et pourtant... la femme algérienne le fait) dont nul n'aurait dû penser à la priver : elle crée, elle affirme".

Le partage des rôles est-il inéluctable ? Des milliers d'années de civilisation ont achoppé sur ces questions. La négation ou l'usurpation des rôles ont entraîné des dépenses infinies d'énergie, des souffrances et des errances qui continuent d'alimenter tous les jeux.

La femme algérienne, aujourd'hui porte la trace de ces mutilations, elle se relève encore incertaine, tente de se persuader et de persuader son entourage de sa valeur mais elle n'a pas encore revivifié sa force intérieure. Elle doit se remettre en contact avec son creuset solaire. La femme soumise était le portique d'une civilisation du sacrifice, la femme algérienne d'aujourd'hui, ouvre sur une civilisation éclairée.

POÈME

SILENCE ET PAROLE

Cette poésie de Djoher Amhis 273(*) reflète nos pensées, nos convictions, notre lutte... et ce que toutes les femmes nous ont dit lors de nos rencontres, de nos discussions et de nos entretiens.

Cette femme écrivain a écrit ce que l'on a envie de crier fort.

Ne m'enfermez plus dans le passé colonial

Laissez-moi danser sans me dire que c'est de l'exhibitionnisme

Laissez-moi exprimer mes idées sans me parler de l'aliénation

Laissez-moi parler de moi, sans me dire : c'est tabou

Laissez-moi parler de mon pays sans me dire que c'est de l'exotisme

Laissez-moi ! Laissez-moi avec mon moi ! Avec mon moi retrouvé

Laissez-moi

Être

Être

Être

Laissez-moi chasser ce regard qui veut

Censurer

Aliéner

Étouffer

Tuer

Laissez-moi chasser ce regard qui empêche de vivre...

Être soi dans le présent

Être soi dans l'avoir

Être soi toujours...

Je n'ai plus besoin de personne pour prouver mon existence...

Je suis... je suis moi.

Je n'existe plus par rapport aux autres

Qu'ai-je à prouver ?

Et pourquoi prouverai-je ?

Quoi ? Au nom de quoi ?

Effacés les autres !

Être à nouveau ensemble

Je suis coincée dans une image

Je suis prisonnière d'un langage

Les mots m'empêchent d'exister

Les mots de domination

D'aliénation

De mort.

Femmes, vous ne marcherez plus sur vos larmes

Les larmes de l'injustice

Les larmes de la douleur

Les larmes de la mort

Femmes, vous essuierez vos larmes

Pour la paix

Pour la liberté

Pour l'amour

Femmes, vous pleurerez de joie

Pour la terre retrouvée

Pour la terre de vos enfants

Pour un avenir de bonheur

Ils m'ont dit des mots-prisons

Pour me fermer les yeux

Pour me fermer la bouche

Pour m'enfermer

Ils ont créé des mots nouveaux

Des mots à eux

Des mots-dicktat

Pour m'enfermer

Pour m'anéantir.

Ils ont nié les mots vrais

Les mots-vérité

Les mots authentiques.

Ils ont falsifié l'histoire

Ils ont étouffé la culture

Ils ont rejeté

L'histoire

La culture

L'identité

La personnalité

Mais,

Moi, je suis là avec mes mots-liberté,

Mes mots-vérité

Mes mots à moi

Mes mets-moi.

Djoher AMHIS,

Alger,

Septembre 1992.

BIBLIOGRAPHIE

q ABROUS Dahbia, L'honneur et le travail des femmes en Algérie, édit. L'Harmattan, Paris, 1989.

q ADLI Younès, Si Mohand Ou Mhand : Errance et révolte, édit. EDIF 2000, Alger, Algérie, 2001 ; édit. Paris - Méditerranée, Paris, 2001.

q ALZON Claude, Femme mythifiée, femme mystifiée, édit. PUF, Paris, 1978.

q AMROUCHE Jean, L'éternel Jugurtha, édit. Archives municipales de Marseille, Marseille, 1985.

q AMROUCHE Taos Marguerite, Jacinthe noire, édit. Maspero, Paris, 1972 ; édit. J. Losfeld, Paris, 1996, précédé d'une lettre de CIDE André.

q AMROUCHE Taos, MANSOUR (AÏT) Fatma, Histoire de ma vie, Préface de MONTEIL Vincent et de KABSYCACE, édit. La Découverte, Paris, 1968, 2000.

q ARDOINO Jacques et BERGER Guy : D'une évolution en miettes à une évaluation en actes, Le cas des universités, édit. ANDSHA - MATRICE, Paris, 1989.

q ARKOUM Mohamed, Préface à L'individu au Maghreb, édit. T.S., Tunis, Tunisie, 1993.

q ARON Raymond, Les Désillusions du progrès, Essai sur la dialectique de la modernité, édit. Fayard, Paris, 1969.

q ASSIMA Feriel, Rhoulem ou le sexe des anges, édit. Arléa, Paris, 1996.

q ASSIOUTY (EL), (Ouvrage collectif), Le Maghreb musulman en 1980, édit. CNRS, Paris, 1981.

q BADINTER Elisabeth,

Ø Émilie : l'ambition féminine au XVII ème siècle, édit. Flammarion, Paris, 1983.

Ø L'un et l'autre, édit. Jacob, Points, Paris, 1986.

Ø L'histoire de Madame de Montbrillant ou les confessions de Madame L. d'Epinay, édit. Mercure de France, Paris, 1989.

q BAKHTINE V.,

Ø Anthropologie politique, Collection SUP, édit. PUF, Paris, 1967.

Ø Le marxisme et la philosophie du langage, édit. Minuit, Paris, 1977.

q BALANDIER G., Sociologie des mutations, édit. Anthropos, Paris, 1970.

q BALTA Paul et RULLEAU Claudine, La stratégie de Boumédiène, Chap. : "Discours du Président Houari Boumédiène au congrès de l'UNFA le 20 novembre 1966", édit. Sindbad, Paris, 1978.

q BAZAGANA R. & SAYAD A., Habitat traditionnel et structures familiales en Kabylie, Mémoires du Centre de Recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnologiques, édit. CRAPE SNED, Alger, Algérie, 1974.

q BEAUVOIR (DE) Simone, Le Deuxième sexe, 2 vol., édit. Gallimard, Paris, 1949 ; édit. Flammarion, Paris, 1976, 1988, 2000.

q BEHNAM D. et DEMEERSEMAN A., La famille traditionnelle et les temps nouveaux, Maison Tunisienne de l'édition, Tunis, Tunisie, 1967.

q BELIL R., Oral-écrit dans la culture berbère, spéculation sur des va-et-vient, édit. Awal, Paris, 1990.

q BELLOTI Elena Gianini, Du côté des petites filles, édit. De Poche, Paris, 1981.

q BENMANSOUR Latifa, La prière de la peur, édit. La découverte, Paris, 1997.

q BENMELHA G., Eléments du droit algérien de famille, édit. OPU-Publisud, Paris, 1985.

q BENMILOUD Khaled, La raison Paramagique, sous-développement et mentalités, édit. Dahlab, Alger, Algérie, 1996.

q BENNABI Malek, Les Conditions de la Reconnaissance, 1948, édit. S.E.C., Alger, Algérie, 1992.

q BENNABOU M., La résistance africaine à la romanisation, Pour une analyse minutieuse de l'impact de l'occupation romaine sur le Maghreb, édit. Maspero, Paris, 1976.

q BENROMDHANE Z., Dossier égalité et droit, entre universalité et spécificité, Publication ENDA, Tunisie.

q BETTELHEIM B., La forteresse vide, l'autisme infantile et la naissance de Soi, édit. Gallimard, Paris, 1969.

q BEY Maïssa, Nouvelles d'Algérie, édit. Grasset, Paris, 1998.

q BLANC M. et HAMERS J. F., Bilingualité et bilinguisme, édit. Mardaga, Lièges, Bruxelles, Belgique, 1983.

q BORMANS C., Statut personnel des musulmans, édit. Bruylant, Bruxelles, Belgique, 1992.

q BOTTOMORE & BURTON Thomas, Critique de la société, Trad. par ZAGNOLI Nello, Collection Sociologie et révolution, édit. Anthropos, Paris, 1969.

q BOUCEBCI Mahmoud,

Ø Psychiatrie, société et développement, édit. SNED, Alger, Algérie, 1979, 1982.

Ø Travail féminin et décomposition psychiatrique, édit. SNED, Alger, Algérie, 1990.

q BOUCHER (LE) Dominique, L'Orient, édit. L'Harmattan, Paris, 1997.

q BOUDHIBA A., La sexualité en Islam, édit. PUF, Paris, 1975, 1977.

q BOUDIA Akila, Droits de citoyenneté des femmes dans le Maghreb, édit. Le Fennec, Casablanca, Maroc, 1997.

q BOUDJEDRA Rachid, Le Démantèlement, Collection Arc-en-Ciel, édit. Denoël, Paris, 1982.

q BOULILA Saïd, Le Djurdjura à travers l'histoire, organisation et indépendance des Zouaoua, édit. J. Brigau, Alger, Algérie, 1925, édit. Awal, Paris-Alger, 1989.

q BOURDIEU Pierre, Esquisse d'une théorie de la pratique suivie de trois études d'ethnologie kabyle, édit. Droz, Genève, 1972 ; édit. Seuil, Paris, 2000.

q BOURIN Jeanne, La chambre des dames, édit. Stock, Paris, 1980.

q BOUSQUET-LEFEVRE, La femme kabyle, édit. Sirey, Paris, 1939.

q BOUTEFNOUCHET M.,

Ø Les travailleurs en Algérie, édit. S.N.E.D., Alger, Algérie, 1979.

Ø La culture en Algérie : Mythe et Réalité, édit. SNED, Alger, Algérie, 1982.

q BRIFFAULT Robert, Les mères, volume I, Paris, 1926, Macmillan, New York, 1969.

q BRIMO, Méthodes des Sciences Sociales, édit. Mont-Chrétien, Paris, 1972.

q BRUNER J., In Search of mind, édit. Harper, New York, 1984.

q BUKHARI (EL), Encyclopédie de la femme en Islam (Sahîh El Bukhari), 4 volumes, édit. El Qalam, Le Caire, Egypte, l994 ; Paris, 1998, 2000.

q BUYTENDIJK F. J. J., La Femme, édit. PUF, Paris, 1954.

q CAMILLERI Carmel,

Ø Jeunesse et développement, édit. CNRS, Paris, 1969, 1973.

Ø Les nouveaux Jeunes, la politique ou le bonheur : Jeunesse de France, d'Europe et du Tiers-Monde, Collection Époque, édit. Privat, Toulouse, 1983.

q CAMPS Gabriel,

Ø Les Berbères aux marges de l'histoire, chapitre : "Permanence berbère", édit. des Hespérides, Toulouse, 1980, 1989.

Ø L'Afrique du Nord au féminin, édit. Perrin, Paris, 1992.

q CAMUS Albert, La misère de la Kabylie, édit. , 1939.

q CARPENTIER Raymond,

Ø Essai sur l'ambiguïté de l'information.

Ø La connaissance d'autrui, édit. PUF, Paris, 1968.

q CASTELLAN Yvonne, Initiation à la psychologie sociale, édit. A. Colin, 7ème édit, 1986.

q CAZENEUVE Jean, Sociologie du rite, édit. PUF, Paris, 1971.

q CHAKER S., Imazighen ass-a (Les berbères aujourd'hui), édit. Bouchène, Alger, Algérie, 1990 ; édit. l'Harmattan, Paris, 1989.

q CHAULET-ACHOUR Christiane (Collectif sous la direction de), Diwan d'inquiétude et d'espoir, la littérature féminine algérienne de langue française, édit. ENAG, Alger, Algérie, 1991.

q CHEBEL Malek,

Ø Encyclopédie de l'amour en Islam, édit. Payot, Paris, 1995.

Ø Histoire de la circoncision des origines à nos jours, édit. Balland, Paris, 1992 ; édit. Cérès, Tunis, Tunisie, 1993.

q CHELHOD J., Introduction à la sociologie de l'Islam : de l'animisme à l'universalisme, édit. Besson-Chantemerle, Paris, 1958.

q CHEVALIER, Les trente premières années de l'État d'Alger, édit. OPU, Alger, Algérie, 1986.

q CHOMBART De LAUWE P.-H. & M.-J., La Femme dans la société, son image dans différents milieux sociaux, C.N.R.S., Paris, 1963.

q CHOMBART De LAUWE P.-H.,

Ø Famille et habitation, édit. CNRS, Paris, 1967.

Ø Pour une sociologie des aspirations, édit. Denoël, Paris, 1969 ; CNRS, Paris, 1976.

q COHEN Annie, Le Marabout de Blida, Actes Sud, Paris, 1996.

q CORAN,

Ø Traduction de Kasimirski, édit. Garnier Flammarion, Paris, 1970.

Ø Traduction de Salah Eddine, édit. Dar Gharb El Islam.

q DAHMANI Mohamed, L'occidentalisation des pays du Tiers-Monde : Mythe et réalités, édit. Economica, édit. OPU, Paris, Alger, Algérie, 1983.

q DAOUD Zakia, Féminisme et politique au Maghreb (1932-1992), édit. Eddif, Maroc, 1993 ; édit. Maisonneuve et Larose, Paris 1993.

q DEBECHE Djamel, Aziza, édit. SNED, Alger, Algérie, 1996.

q DEJEUX J., Anthropologie du Roman maghrébin, Choix de textes, édit. Nathan, Paris, 1987.

q DELORS Jacques, L'éducation, un trésor est caché dedans. Rapport de l'UNESCO de la commission internationale sur l'éducation pour le XX ème et le XXI ème siècles, édit. Odile Jacob, Paris, 1996.

q DEMEERSAMAN André,

Ø L'imprimerie en Orient et au Maghreb : une étape décisive de la culture et de la psychologie sociale islamiques, édit. BASCONE & MUSCAT, Tunis, Tunisie, 1954.

Ø Lumière et ombre au Maghreb, édit. Hommes et Migrations, Paris, 1967.

q DEPREZ Jean, Pérennité de l'Islam dans l'ordre juridique au Maghreb, Publication du C.N.R.S.M., édit. C.N.R.S., Paris, 1981.

q DERMENGHEM E., Le culte des Saints dans l'Islam maghrébin, édit. Gallimard, Paris, 1954.

q DERRIDA J.,

Ø De l'hospitalité, édit. Calmann-Levy, Paris, 1997.

Ø Mal d'archives, édit. Galilée, Paris, 1995,

q DESS FORTS (Dr) J., Le droit de savoir et de bien vivre pour celles qui donnent la vie : Femmes et développement, édit. CRASC, Alger, Algérie, 1995.

q DEVEREUX G., De l'angoisse à la méthode, édit. Flammarion, Paris, 1980.

q DHINA, Les États de l'Occident musulman aux XIII, XIV et XV ème siècles, édit. OPU, Alger, Algérie, 1984.

q DIB Mohamed,

Ø Pédro, Essai sur une théorie des mobiles en droit civil hanafite, bref de CARDALI Choucri, édit. Imprimerie catholique, Beyrouth, Liban, 1952-1957.

Ø La grande maison, édit. Seuil, Paris, 1954, 1981, 1996.

Ø Un été africain, édit. Seuil, Paris, 1959.

Ø Nafissa, édit. Seuil, Paris, 1962, 1964.

Ø Arfia, grande membrue, édit. Seuil, Paris, 1968.

* 158 Dorra DRAOUI-MAHMOUD, Triki HORCHANI-ZAMITI, Femmes diplômées : pratiques novatrices, édit. FNUAP et IREP, Tunis, 1994.

* 159 Source : Statistiques O.N.S., n° 35, p. 24.

* 160 Ministère de l'Éducation Primaire et Secondaire, Informations statistiques n° 16, mai 1978, pp. 18-27.

* 161 SOURCE : Ministère de l'Education Nationale.

* 162 Rapport officiel intitulé: "Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes de 1996".

En dépit de ses limites, ce rapport contient des informations statistiques sur le taux de scolarisation des filles et l'évolution de l'emploi féminin.

* 163 Bulletin statistique du Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique n° 18, Alger, mars 1979.

* 164 Ibidem.

* 165 Ministère de la Planification et de l'Aménagement du Territoire, Bilan de la Formation 1967-1978, ronéotypé, p. 46.

* 166 SOURCE : B.I.T. Annuaire des statistiques du travail, Genève, 1980 et 1984.

* 167 F. MERNISSI, "Beyond the veil : male-female", In Modern Muslim Society, Cambridge, Mashenkman, Boston, 1975, p. 103.

* 168 SOURCE : Ministère de l'Éducation Nationale, données statistiques de la formation supérieure, 1992-1993, p. 28.

* 169 Source de M. OSMANI, "Rôle et situation de la femme algérienne", Quotidien National El Watan du 17-18 janvier 1998.

* 170 N'Fissa ZERDOUMI, Enfants à trier, l'éducation en milieu traditionnel algérien, préface de Maxime RODINSON, édit. Maspero, Paris, 1970, p. 218.

* 171 Elle s'explique, en partie, par l'arabisation quasi-impossible dans le technique, ce qui a favorisé la fuite de l'administration de l'éducation vers l'enseignement général.

* 172 On va jusqu'à enseigner aux enfants que le canal de Suez a été construit par Nasser. L'histoire des Arabes ne manque pourtant pas de grands hommes et d'actions d'éclat.

* 173 Dans une émission télévisée française, "Envoyé spécial", en 1994, l'écrivain Rachid Mimouni en a cité d'éclatantes illustrations.

* 174 4 % selon des études récentes du C.N.R.A.D.

* 175 Mahmoud BOUCEBCI, Psychiatrie, société, et développement, édit. SNED, 1979.

* 176 C. CAMILLERI, op. cit., p. 337.

* 177 C. CAMILLERI, Ibid.

* 178 F. MERNISSI, Identité culturelle et idéologie sexuelle, le cas du Maroc et de la Chine, 14 ème congrès international d'Alger, édit. OPU, Alger, 1978.

* 179 Ibidem.

* 180 Mahmoud BOUCEBCI, op. cit., p. 48.

* 181 Ibidem, p. 51.

* 182 Souad KHODJA, "Les femmes musulmanes algériennes et le développement", In Le Maghreb musulman en 1979, sous la direction de Christiane SOURIAU, édit. du CNRS, Paris, 1979.

* 183 Dahbia ABROUS, op. cit.

* 184 Houria SAHLI, "Qu'est-ce que la marginalité pour une femme dans notre société, un mal ou une alternative obligée à sa libération ?", In Actes des journées d'études psychiatriques, Alger, 1989.

* 185 C. CAMILLERI, "Transferts de représentations et besoins", In Peuples méditerranéens, Fin du national, n° 35-36, avril-septembre, 1986, p. 104.

* 186 Dahbia ABROUS, op. cit.

* 187 BENNOUNE, p. 20.

* 188 J.-P. CHARNAY, p.20.

* 189 SOURCE : O.N.S. : "Statistiques", n° 3, 1984.

* 190 SOURCE : Idem.

* 191 N. E. HAMMOUDA, L'activité féminine : un indicateur des mutations socio-économiques, O.N.S. "Statistiques", n° 3, avril-juin 1984, p. 29.

* 192 M.P.A.T, Avant-projet du bilan social 1967-1968, décembre 1979, p. 24.

* 193 O.N.S., Données statistiques, Emploi féminin : Évolution de l'activité féminine entre 1966 et 1989.

* 194 Ibid.

* 195 Ministère du Travail, op. cit., p. 84.

* 196 Ibidem, p. 24.

* 197 O.N.S., op. cit.

* 198 Président Houari Boumédiène, "Discours au congrès de l'U.N.F.A.., le 20 novembre 1966", cité par Paul BALTA et Claudine RULLEAU, In La stratégie de Boumédiène, éd. Sindbad, Paris, 1978, p. 140.

* 199 U.N.F.A, "La situation de la femme en Algérie", document communiqué à la Conférence Mondiale de la Décennie des Nations Unies pour la Femme (Copenhague, 14-30 juillet 1980).

* 200 SOURCE : O.N.S., 1992.

* 201 SOURCE : Divers, R.G.P.H.

* 202 L'école fondamentale est obligatoire pour tout enfant, c'est-à-dire de 6 à 14 ans : six années pour le primaire et trois années pour le collège. Cet enseignement, dont dépend l'école primaire et qui représente le collège, accueille les élèves de la 7 ème AF à la 9 ème AF.

* 203 SOURCE : Ibid.

* 204 Ibidem.

* 205 W. JANSEN, Women without men, Brill LEIDEN, 1987.

* 206 F. ADEL, "Femmes et mariage", In Actes de l'atelier, femmes et développement, Alger 18-21, octobre 1994, CRASC, Oran, 1995, pp. 68-69.

* 207 A. LAKDJAA, "Le travailleur informel : figure sociale", In Insaniyat, n° 1, printemps 1997, CRASC, pp. 20-42.

* 208 Ibidem.

* 209 Enquête du Ministère du travail confiée à l'Institut National de la Planification (Études Démographiques Économiques et Sociales) à Alger en 1985.

* 210 Ibidem, pp. 32-33.

* 211 M. CAHEN-KASRIEL, 1986, p. 25.

* 212 Dehbia ABROUS, op. cit.

* 213 D. BEHNAM, "L'impact de la modernité sur la famille musulmane", In Familles musulmanes et modernité, le défi des traditions, édit. Publisud, Paris, 1986, p. 46.

* 214 Ibid.

* 215 C. BOUATTA, op. cit., p. 180

* 216 N. CHELLIG, op. cit., p. 68.

* 217 N. ALLAMI, 1988, p. 160.

* 218 M. CHEBEL, op. cit., p. 652.

* 219 C. BOUATTA, op. cit., p. 124.

* 220 Ibidem., p. 123.

* 221 Monique GADANT, Les femmes et la modernité, édit. Peuples Méditerranéens, juillet-décembre 1988.

* 222 Rédha MALEK, op. cit.

* 223 Ibid.

* 224 G. CAMPS, op. cit.

* 225 Ibidem.

* 226 M. GADANT, op. cit., p. 30.

* 227 Ibid.

* 228 H. VANDEVELDE-DAILLIERE, op. cit.

* 229 Ibid, pp. 241 et 270.

* 230 Gabriel CAMPS, L'Afrique du Nord au féminin, édit. Perrin, Paris, 1992.

* 231 A. ADAM, 1975, p. 9.

* 232 Appel des femmes du 22 mars 1994.

* 233 Lettre des femmes au Président algérien, le 22 mars 1994.

* 234 Motion Association de Défense et Promotion des Droits des Femmes.

* 235 1er novembre 1954, date du déclenchement de la lutte armée.

* 236 Monique GADANT, Le nationalisme algérien et les femmes, édit. L'Harmattan, Paris, 1995.

* 237 G. Camps, op. cit.

* 238 MOSCOVI, "Hommes domestiques et hommes sauvages", coll. 10 / 18, Paris, 1974.

* 239 Anne THOMSON, "La classification raciale de l'Afrique du Nord au début du XIX ème siècle", In Cahiers d'Études Africaines, n° 129, Paris, édit. EHESS, 1993.

* 240 G. LAOUST-CHANTRAUX, Kabyles, côté des femmes, la vie féminine à Aït-Hichem de 1937 à 1939, édit. Edisud, Aix En Provence, 1966.  

* 241 HANOTEAU & LETOURNEUX, La Kabylie et les coutumes kabyles, Paris, Tome II, 1893.

* 242 Cité par M. LOUNAOUCI, "État-Nation, la démocratie et la question berbère", In Tifinagh, n° 10, Rabat, 1997.

* 243 Voir la deuxième partie de ce présent travail, p. 313.

* 244 On estimait la population d'illettrés moins forte qu'en France où elle dépassait 40 % en 1830.

* 245 Hamid SALMI, op. cit.

* 246 Amazigh (sing.) : ce terme est employé par un certain nombre de groupes berbères pour se désigner eux-mêmes et qui signifierait homme libre, noble. Ce terme a été attesté dans l'antiquité, ainsi, on rencontre Maxyes chez Hérodote ; Mazaces, Mazices, Mazikes, Mazax, Mazazaces chez les auteurs de langue latine (Encyclopédie Berbère, n° 4, édit. Edisud, Aix-en-Provence, 1987).

* 247 A. DJAGHLOUL, "M. Mammeri ou le courage lucide d'un intellectuel marginalisé", In Awal, édit. Maison des Sciences de l'Homme, CERAM, Paris, p. 94.

* 248 Rabah KHAHLOUCHE, "Plurilinguisme et identités au Maghreb", In UPRESA 6065 du CNRS- Université de Tizi-Ouzou, édit. Publications de l'Université de Rouen, 1997.

* 249 C. LACOSTE-DUJARDIN, "Démocratie kabyle. Les Kabyles : une chance pour la démocratie en Algérie", In Hérodote, n°65-66, "Afriques noires, Afriques blanches", 2 ème et 3 ème trimestre 1992, pp. 63-74.

* 250 C. LACOSTE-DUJARDIN, "L'invention d'une ethno-politique : Kabylie 1844", In Hérodote, n° 42, "Géopolitique des langues", 3ème trimestre 1986, p. 109-126.

* 251 - C. LACOSTE-DUJARDIN, Bibliographie ethnologique de la Grande Kabylie, édit. Mouton, Paris - La Haye, 1962, p. 114,

- Mathéa GAUDRY, La femme Chawiia de l'Aurès, édit. Geuthner, 1929.

* 252 Dictionnaire Robert.

* 1 Les Cahiers du CRIF, "Le corps des femmes", édit. Complexes, Bruxelles, 1992.

* 2 E. BADINTER, L'un et l'autre, édit. Jacob, Points, Paris, 1986.

* 1 Expression qui exprime une nostalgie : oh !là, là !, oh ! là, là !

* 253 El Houkouma veut dire celui qui commande, mais ici l'expression (en arabe) désigne l'État.

* 254 Melha a insisté sur les mots "LAÏQUE" et "CHARIA". Elle a demandé que nous les mettions en majuscules. Deux mots qu'elle oppose et qui lui semblent être contradictoires et opposés à sa personnalité. Nous la relançons aussitôt.

* 255 B. MERLANT-GUYON, Évolution de la représentation de soi et mise en jeu de l'élaboration de l'identité dans une expérience de formation de groupe, sous la direction de P. TAP, Paris, 1980.

* 256 Liliane LUCRAT, 1980, pp. 357-360.

* 257 B. MERLANT-GUYON, op. cit., pp. 353-356.

* 258 Ibidem.

* 259 J. CURIE, "Les modèles de sujet dans l'analyse psychosociale", In Psychologie et Éducation, n° 250, n° 2, édit. C.N.R.S, 1976.

* 260 M. VANANDRUEL , Les représentations de soi majoritaires et minoritaires, sous la direction de P. TAP, pp. 191-193.

* 261 T. LAFFERIÈRE, sous la direction de P. TAP, pp. 255-257.

* 262 Pierre TAP, Masculin et féminin chez l'enfant, édit. Privat / Edisem, Toulouse, 1985, pp.  3-4.

* 263 N. EL SAADAOUI, op. cit., pp. 295-296.

* 264 F. MERNISSI, 1983, op. cit., pp.29-30.

* 265 J.-P. CODIOL, op., cit.

* 266 J.-P. CURIE, op. cit.

* 267 M. VANANDRUEL, op. cit.

* 268 R. CRESSWELL, Éléments d'ethnologie 1, édit. A. Colin, Paris, 1975.

* 269 Albert BRIMO, Méthodes des sciences sociales, édit. Mont Chrétien, Paris, 1972.

* 270 Simone DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, op. cit. p. 22.

* 1 EL MOUDJAHID, Quotidien National, n°5153, sous la rubrique : "Statut personnel", 1981.

* 2 À Barcelone en 1992, elle fut menacée par les terroristes islamistes pour la pratique du sport et pour sa présence dans les stades.

* 1 Raymond CARPENTIER, Essai sur l'ambiguïté de l'information.

* 1 Nadjet KHADDA, Écrivains maghrébins et modernité textuelle, édit. L'Harmattan, Paris, 1994.

* 271 IBN ROSHD, Fasl al-Maqâl (Discours décisif).

* 1 M. LACHEREF, "Réflexions culturelles et politiques sur la Société algérienne", Quotidien El Watan du 4 juin 1998.

* 2 M. BOUTEFNOUCHET, La famille algérienne, édit. SNED, Alger, 1979, pp. 71-73.

* 1 M. BOUTEFNOUCHET, La famille algérienne, op. cit., p. 70.

* 1 Cité par Simone DE BEAUVOIR, op. cit.

* 272 H. VANDEVELDE-BAILLERE, op. cit., p. 37.

* 1 M. AL QUANAWI, Kitâb fath ar-rahmâne, cité par A. BOUDHIBA, In La sexualité en Islam, édit. PUF, Paris, 1975, pp.145-146.

* 273 D. AMHIS, Silence et parole, édit. Orcyte, Alger, septembre 1992.

précédent sommaire suivant










Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy



"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo