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La question de la souveraineté chez Georg Jellinek

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par Ghislain BENHESSA
Université Robert Schuman - M2 Droit public fondamental 2008
  

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UNIVERSITE ROBERT SCHUMAN - STRASBOURG III
FACULTE DE DROIT, DE SCIENCES POLITIQUES ET DE GESTION
ANNEE 2007/2008

LA QUESTION DE LA

SOUVERAINETE CHEZ

GEORG JELLINEK

MEMOIRE PRESENTE POUR L'OBTENTION DU MASTER II
DROIT PUBLIC FONDAMENTAL

PAR

GHISLAIN BENHESSA

SOUS LA DIRECTION DE MONSIEUR LE PROFESSEUR OLIVIERJOUANJAN

Remerciements

Je remercie Monsieur le Professeur Olivier Jouanjan d'avoir bien voulu accepter de diriger mon mémoire. Ses conseils ont été déterminants dans le choix du sujet et dans la rédaction de mon mémoire. Travailler sous sa direction a été pour moi une expérience très enrichissante.

Je remercie Monsieur le Professeur Patrick Wachsmann, directeur du Master 2 Droit public fondamental. Grâce à lui, j'ai eu la chance de pouvoir bénéficier d'un enseignement de haut niveau.

Je remercie Monsieur le Professeur Eric Maulin. Depuis le début de mes études de droit à l'Université Robert Schuman, il m'a toujours accueilli avec bienveillance. Ses excellents conseils ont été très précieux dans la détermination de mes choix universitaires.

Je remercie tout particulièrement Monsieur le Professeur Alioune Fall. Je garde un excellent souvenir de nos longues conversations. Elles m'ont donné goût, véritablement, pour la chose juridique. Je lui en suis reconnaissant.

« Noch suchen die Juristen eine Definition zu ihrem Begriffe von Recht »

Kant, Critique de la raison pure

Georg Jellinek est 19 ème

(1851 -1911) un éminent juriste de la fin du siècle et du début du

20ème siècle. Né à Leipzig en 1851, fils d'Adolf Jellinek, Grand rabbin de Vienne, Jellinek a eu une influence déterminante sur la théorie de l'Etat et la théorie juridique en général.

Elevé dans un milieu libéral et cultivé, Georg Jellinek entame ses études supérieures par un

1

doctorat en philosophie , avant de se tourner vers la science juridique. Si le droit constitue pour lui un «mariage de raison », la philosophie reste son «amour de jeunesse »2. Cette double formation est prégnante dans les oeuvres jellinékiennes, notamment dans L 'Etat moderne et son droit, l'un de ses ouvrages majeurs, paru en 1900. Jellinek, pétri de philosophie, fait constamment référence aux auteurs classiques, tant dans le domaine philosophique que juridique.

En raison de son intérêt pour la philosophie, Jellinek est influencé par Emmanuel Kant, notamment par sa «théorie de la connaissance », que le philosophe de Königsberg a systématisée de de raison pure 3

dans l'une ses oeuvres maîtresses, Critique la . Marchant sur

les traces de Kant, Georg Jellinek veut réaliser une véritable «critique de la raison juridique ». De plus, le terme de «critique» ne doit pas être exclusivement entendu de façon négative, mais également de manière positive. Le programme de Kant, pour reprendre la formule de Louis Guillermit, est «d'user du mot critique au sens le plus large que l'étymologie le permet dans le verbe grec krinein : celui d'un examen qui discerne, sépare des éléments, discrimine [É], celui d'une décision qui apprécie »4. Il s'agit de déconstruire les concepts, d'étudier leurs mécanismes, de comprendre leurs origines et leur fonctionnement. Il ne s'agit «point d'effectuer une critique des livres et des systèmes », mais «du pouvoir de la raison en général »5.

Transposant la «théorie de la connaissance» kantienne dans le domaine juridique, Jellinek
souhaite démontrer que les concepts reposent, pour une large part, sur la nature du sujet

1 Jellinek est titulaire d'un doctorat de philosophie. Sa thèse porte sur les «conceptions du monde» (Weltanschauungen) de deux éminents philosophes: Leibniz et Schopenhauer. Jellinek se place résolument du côté de Leibniz et s'oppose aux conceptions de Schopenhauer

2 K. Kempter, Die Jellineks, dans Olivier Jouanjan, Préface : Georg Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon -Assas, 2004, I, 10

3 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1781

4 Louis Guillermit, Leçons sur la critique de la raison pure de Kant, VRIN, Collection Bibliothèque d'histoire de la philosophie, 2008

5 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Préface de la première édition, PUF, Collection Quadrige Grands Textes, 2004, 7

pensant. «L'objet de la connaissance n'est pas purement et simplement donné: il doit être construit »6. Les concepts préexistent à l'expérience ; l'expérience se règle sur les concepts. Pour cette raison, il est nécessaire d'étudier les mécanismes de production des concepts juridiques, et observer de quelle manière le réel s'adapte à ceux -ci. Pour Jellinek, fidèle à la théorie kantienne, «le connu est phénoménal, dans l'ordre des choses « pour nous », et jamais nouménal, dans l'ordre des choses «en soi » »7. Ainsi, tel que Kant l'a brillamment énoncé dans sa Critique de la raison pure, «que toute notre connaissance commence avec l'expérience, il n'y a là aucun doute ». En revanche, si notre connaissance «commence avec l'expérience, elle ne résulte pas pour autant de l'expérience »8. Ainsi, «la scientificité de la science provient de conditions a priori, pures, donc préalables à toute expérience possible, mais néanmoins capables de façonner l'expérience, qui ne peuvent avoir lieu dans le sujet connaissant lui-même »9. Jellinek va se réapproprier les théories kantiennes pour effectuer une critique des concepts juridiques. Il s'agit non pas tant de s'occuper directement des objets sur lesquels porte notre connaissance que de notre mode de connaissance de ces objets.

Ainsi, l'impact de la philosophie kantienne est importante dans l'Ïuvre de Jellinek. A ce sujet, «la critique générale qu'on peut adresser à la littérature jellinékienne est de ne pas assez philosophiser leur lecture de Jellinek »10. Il faudrait donc analyser l'Ïuvre de Jellinek sans jamais perdre de vue ses idées philosophiques.

Outre la philosophie, Georg Jellinek fut également très intéressé par l'émergence de la sociologie et entretiendra des rapports très étroits avec le père de la sociologie, Max Weber. Les points de convergence entre les deux théoriciens existent et ont déjà passionné la doctrine. Max Weber lui-même a avoué avoir été très influencé par certains écrits du maître de Heidelberg1 1, en particulier son ouvrage traitant des relations entre la genèse des « droits

6 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004,44

7 Olivier Jouanjan, Une histoire de lapenséejuridique en Allemagne , PUF, Collection Léviathan, 2005, 301

8 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, dans Dominique Folscheid, La philosophie allemande de Kant à Heidegger, PUF, Collection Premier Cycle, 1993, 17

9 Dominique Folscheid, La philosophie allemande de Kant à Heidegger, PUF, Collection Premier Cycle, 1993, 17

10 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 13

11En 1895, Georg Jellinek obtient la chaire de droit public de l'Université de Heidelberg, après avoir enseigné à l'Université de Bâle. Il enseignera à Heidelberg jusqu'à la fin de sa vie

12

de l'Homme » et le puritanisme américain . Comme le rappelle Jean-martin Quédraogo, «dans note de la première édition de l 'Ethique protestante 13

une , Max Weber écrit: Pour

l'histoire de la genèse et de la signification politique de la liberté de conscience, la Déclaration des droits de l'Homme de Jellinek est, comme on le sait, fondamentale. Moi aussi, je dois personnellement à cet écrit, l'incitation pour une nouvelle réflexion sur le puritanisme »14.

L'influence de la sociologie sur l'Ïuvre jellinékienne est considérable. De plus, si la première partie de L 'Etat moderne et son droit est une «contribution considérable et influente dans les milieux de la sociologie allemande à la problématisation des méthodes dans les sciences sociales », la deuxième partie de l'ouvrage consiste en une « sociologie de l'Etat moderne »15. Les méthodes propres à la sociologique sont immanentes dans l'Ïuvre maîtresse du Professeur de Heidelberg. Comme l'a souligné Hermann Heller, en 1932, près de vingt ans après la mort de Jellinek, « la grande importance de Jellinek [É] réside dans son talent pour la synthèse intelligente [É] sur la base de l'histoire des idées, de la philosophie, du droit comparé, ainsi que de la sociologie [É] combinant la sociologie de l'Etat - complètement négligée jusque-là par les juristes allemands - avec la science du droit public »16.

Par ses méthodes d'analyse, par la manière dont il aborde la problématique juridique, Jellinek opère une relecture des notions juridiques classiques et souhaite introduire d'autres méthodes de conceptualisation. Paul Amselek17, regrettant que les questions de philosophie du droit soit trop souvent l'apanage de « philosophes généralistes peu au fait des choses juridiques », ou de « juristes dogmaticiens s'arrachant trop mal de leurs points de vue doctrinaires de la réglementation juridique, acteurs trop engagés dans le monde juridique », promeut, en employant cette formule, la même démarche que celle de Georg Jellinek. Celui-ci s'est précisément employé à user de méthodes variées, relevant notamment de la sociologie et de la philosophie, pour constru ire les concepts juridiques, pour appréhender la manière dont les notions juridiques sont conceptualisées.

12 Georg Jellinek, La déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. Contribution à l'histoire du droit constitutionnel moderne, 1902

13 Max Weber, L 'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme,

14 Jean-Martin Quédraogo, Georg Jellinek, Max Weber, le politique et la tâche de la sociologie des religions, Archives des sciences sociales de la religion, 2004, 127, 118 -119

15 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 35

16 La formule est de Hermann Heller, cité dans Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), PUF, Collection Léviathan, 2005,295

17Paul Amselek, L'interpellation actuelle de la réflexion philosophique par le droit, Droits, 1986, 123-135

Il est primordial de s'attarder sur les méthodes générales de conceptualisation du droit utilisées par Jellinek avant d'aborder, par la suite, la problématique de la souveraineté proprement dite dans l'un de ses ouvrages majeurs, L 'Etat moderne et son droit18.

Récusant les théories éloignées du réel et du monde politique, Jellinek se focalise tout d'abord sur l'histoire des concepts pour en comprendre les mécanismes. Si Jellinek rejette les théories juridiques exclusivement basées sur l'histoire, selon lesquelles le droit ne serait qu'affaire de légitimation historique, il récuse tout autant les conceptions de l'école Carl Gerber/Paul Laband, laquelle a pour objectif d'établir un droit constitutionnel reposant sur un concept purement juridique de l'Etat. Thierry Rambaud insiste précisément sur le fait que, pour Jellinek, contrairement aux théoriciens de l'Isolierung19, «la signification d'une norme varie en fonction du contexte politique »20.

Georg Jellinek étudie de près l'histoire des concepts juridiques, dont celui de la souveraineté, et insiste sur l'inévitable évolution que les concepts connaissent au fil du temps. «Les études de droit public ne se comprennent que dans la mesure où elles se rattachent à des possibilités politiques [É] il est impossible d'obtenir des résultats sérieux en droit public si l'on n'est fixé au juste sur ce qui est politiquement possible. C'est là un principe fondamental; faute de l'appliquer, le droit public nécessairement dévie, et s'engage dans impasses 21

des ». La base

sur laquelle Jellinek construit son modèle de souveraineté est donc la suivante : ce n'est qu'en partant du contexte politique précis dans lequel un concept s'est dégagé que celui -ci peut être correctement appréhendé.

D'ailleurs, il sera par la suite nécessaire d'étudier brièvement la théorie jellinékienne des « types ». Celle-ci montre la volonté de Jellinek de partir de la réalité empirique pour construire un concept-type. Georg Jellinek met en avant le « type empirique », qu'il oppose au « type idéal ». Le type idéal est construit sans aucune base empirique; il ne relève que du domaine spéculatif et « ne renvoie pas à un « étant» mais à un « devant-être» »22. Il s'éloigne

18 1ère

Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit , édition 1900

19L'Ecole de l'Isolierung souhaitait construire un droit constitutionnel exclusivement juridique, en épurant toute référence directe à l'histoire. Il s'agissait de construire une véritable science du droit constitutionnel

20 Thierry Rambaud, Actualité de la pensée constitutionnelle de Georg Jellinek (1851-1911), RDP, 2005, 707- 732

21 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 22

22 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, dans Olivier Jouanjan (direction), Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001, 31

du réel, de la réalité politique dans laquelle les concepts se forgent. Or, comme le rappelle Thierry Rambaud, «Georg Jellinek, qui se considère comme positiviste, entend construire une théorie de l'Etat, fondée sur des critères scientifiques, qui décrit l'Etat sans y ajouter un élément de valeur »23. Il s'agit de s'éloigner du pur domaine spéculatif pour fonder le droit à partir du monde empirique.

Comme nous venons de le voir, Jellinek, dans L 'Etat moderne et son droit, engage souvent ses réflexions en étudiant les concepts sur un plan historique, pour comprendre les rapports sociaux, les ambitions politiques qui sont à la source des notions juridiques. Jellinek insiste sur le fait que les normes sont en constante évolution, que le progrès est inhérent à toute idée de droit. D'ailleurs, lorsqu'il s'agit d'évoquer les perspectives futures du droit international, Jellinek montre nettement son mépris vis-à-vis des théoriciens favorables à des règles de droit définitives, qui règleraient de façon immuable les conflits, sans aucune possibilité d'évolution ou de progrès. «Un ordre juridique qui relierait entre eux les Etats ou les dominerait, et qui, ne présentant aucune lacune, résolvant tout conflit à l'aide de règles juridiques toutes prêtes, n'aboutirait qu'à la conservation de ce qu'il y a de vicié et de vieilli dans le monde des Etats et serait un obstacle à tous progrès utiles »24. Jellinek remarque que le droit est constamment en progrès; sa nature même le pousse à muter, car il suit l'évolution logique des faits. Le Professeur de Heidelberg est d'ailleurs favorable au changement: il se place du côté du progrès, contre les tenants de l'immobilisme. Si les faits produisent les normes, les normes peuvent et doivent nécessairement suivre l'évolution de ces faits.

Pour justifier son raisonnement selon lequel les normes sont en constante mutation, Jellinek s'appuie sur le raisonnement suivant: un fait obtient le caractère de norme en fonction de son acceptation psychologique par les individus à un moment donné. Tel que Kant l'avait démontré, l'objet (la norme) dépend du sujet pensant (l'individu). C'est «parce que le fait a partout une tendance psychologique à se transformer en droit positif, que, dans le domaine embrassé par le système juridique, un état de choses donné sera en même temps l'état de choses reconnu par le droit; dès lors, quiconque veut le transformer doit justifier d'un droit meilleur »25.

23 Thierry Rambaud, Actualité de la pensée constitutionnelle de Georg Jellinek (1851-1911), RDP, 2005, 707- 732

24 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 562-563

25 Ibid., I,512-513

Dans la vie politique également, «les faits précèdent la norme qu'ils créent »26. Pour que le fait devienne norme, un élément psychique intervient : l'individu doit avoir conscience que l'état de choses auquel il est confronté est un état de choses reconnu par le droit. Or, il existe une «tendance » naturelle chez l'homme, de donner « au fait la valeur d'une norme »27. C'est la théorie jellinékienne de la force normative du fait: il existe une «tendance psychologique productrice du normatif en tant que tel, une sorte de goût pour la répétition des évènements du monde en tant que seule cette répétition donne aux sujets la possibilité de s'y orienter [É] Cette tendance permet seule de comprendre pourquoi la conviction ou la reconnaissance donne validité aux normes : c'est d'elle que naît la représentation de l'obligatoriété d'un comportement »28.

Ainsi, c'est la conviction qui fait le droit, qui peut donner au fait la possibilité de «devenir» du droit: «là où cette conviction manque, l'ordre de fait ne peut être maintenu que par des moyens de contrainte extérieure, ce qui ne peut pas se prolonger indéfiniment, car il arrivera à la longue [É] que l'ordre purement externe ne tardera pas à tomber en ruines »29. Il est donc nécessaire, pour que la norme soit considérée comme telle, et pour qu'elle soit respectée, que les individus aient la conviction d'y être liés. Ainsi, comme l'affirme le Maître de Heidelberg lui-même, « des expériences faites pendant longtemps avec une institution donnée, dérive, pour l'avenir, la conviction que cette institution est rationnelle. L'institution elle -même , dans l'opinion commune, paraît s'être détachée de sa base juridique positive et avoir pris le caractère d'une institution sociale rationnelle »30.

Pour cette raison, tout phénomène, avant d'être droit, n'est que fait, même s'il semble avoir une coloration naturellement juridique: «dans la majorité des cas, la formation de nouvelles autorités publiques est le résultat

de faits qui excluent a priori la possibilité d'une qualification juridique [É] le fait de la naissance de l'Etat ne relève pas [É] du domaine du droit »3 1.

26 Ibid., I, 535

27 Ibid., I,514

28 Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), PUF, Collection Léviathan, 2005,316

29 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, I, 515

30 Ibid., I, 533

31 Ibid., I,516

En revanche, Jellinek considère que « le droit tout entier suppose en nous la faculté de nous tenir pour obligés par certaines prescriptions impératives s'adressant à notre volonté, et échappant à notre arbitraire subjectif »32. En conséquence, s'il critique directement les tenants du droit naturel, selon lesquels il existe certaines règles naturelles qui transcendent tout système juridique, Georg Jellinek admet qu'existe dès l'enfance cette faculté «psycho- morale» en vertu de laquelle l'individu se soumet à des règles. Ainsi, «l'idée d'un droit naturel objectif accompagne nécessairement les faits fondamentaux psychologiques qui sont d'ailleurs la base de la possibilité d'un ordre juridique »33.

Avant d'aborder la question de la souveraineté à proprement parler, il est essentiel de comprendre la façon dont Jellinek conceptualise le système juridique dans son ensemble. Il sera ensuite plus aisé de cerner les raisons qui poussent Jellinek à placer l'individu au coeur de son modèle. Car, dès la base de son raisonnement, Jellinek s'appuie sur le sujet pensant, c'està-dire sur l'individu: le droit se joue dans le domaine intime, dans le monde subjectif. Or, la place de l'individu va s'avérer centrale lorsqu'il s'agira de construire la souveraineté au sens jellinékien.

Dans la philosophie kantienne, il s'agissait, contrairement aux philosophies précédentes, de «penser l'Absolu à partir de la finitude, Dieu à partir de l'homme, et non plus l'inverse »34. Pour Jellinek, qui suit le raisonnement kantien, le droit prend sa source dans la conviction individuelle, dans le sentiment intime que l'état de choses existant est un état de choses reconnu par le droit. «Nous devons considérer le droit exclusivement comme un phénomène psychologique, c'est-à-dire interne à l'homme. Le droit est donc, d'après cela, une partie des représentations humaines, il existe dans nos têtes »35. Ainsi, comme le montre très clairement Paul Amseleck, «les règles sont des habitants privilégiés de ce monde purement subjectif, en quelque sorte des résidents à plein temps, doublement attirés à y demeurer à la fois par leur nature d'outil et par leur texture même [É] une règle, en tant que pur contenu de pensée, est impalpable, est présente d'une manière purement intérieure dans l'intimité de nos circuits mentaux, constitue une pure production du monde des choses intelligibles à l'intérieur de

32 Ibid., I, 529

33 Ibid., I, 530

34Jean-Cassien Billier, Kant et le kantisme, Armand Colin, Collection Synthèse, 1998, 30

35 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, dans Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne, PUF, Collection Léviathan, 2005,299

nous-mêmes, de notre esprit »36. Le droit prend naissance dans le monde subjectif: il dépend de l'individu, du sujet pensant.

Si l'on suit ce mode opératoire, la souveraineté ne doit pas être considérée comme un concept «absolu ». Au contraire, la souveraineté doit être étudiée au regard des acceptions dont elle a donné lieu au cours des siècles. La souveraineté, à l'image de tous les concepts juridiques, est un concept mouvant dont le contenu dépend nécessairement du contexte historique, politique et social dans lequel il a été développé. Comme Jellinek l'indique très explicitement, la souveraineté n'est pas un concept inhérent à la nature même de l'Etat.

Lorsqu'il aborde spécifiquement la problématique de la souveraineté, dans la deuxième partie de L 'Etat moderne et son droit, intitulée Théorie juridique de l 'Etat, Jellinek commence d'ailleurs son analyse de la façon suivante : « il n'existe pas de concept fondamental en droit politique pour lequel il soit plus nécessaire que pour celui de souveraineté d'étudier le développement historique »37. De ce fait, Jellinek précise, dès l'entame de sa démonstration, que la souveraineté est un concept qui n'existait pas durant l'Antiquité, distinct du concept «d'autarchie ». Or «l'autarchie» était précisément la caractéristique qui, selon Aristote, distinguait l'Etat antique de toutes les autres sortes de communauté humaine. Selon Jellinek, «cette notion antique [l'autarchie ] n'a absolument rien de commun avec la notion moderne de souveraineté»; elle signifie simplement la « possibilité de subsister indépendamment d'un Etat supérieur », lequel « ne doit pas

être une condition nécessaire de son existence »38.

Il faut noter que certains auteurs, comme Helmut Quaritsch, ont critiqué cette approche fondée sur la « contextualisation» des concepts fondamentaux. Selon lui, Jellinek a mis en relation des systèmes historiques et sociaux par trop antagonistes pour faire l'objet d'une étude comparative : « le niveau d'abstraction est exagéré [É] dans la verticalité historique de Georg Jellinek qui mesura, à l'aune de sa théorie générale de l'Etat, les Etats européens du courant du 1 9ème siècle aux unions politiques du Moyen-Âge, aux despotismes orientaux et aux peuples pastoraux. L'homogénéité structurelle des unités politiques est donc une précondition de toute théorie de l'Etat utilisable »39. En effet, dans le premier tome de son

36Paul Amselek, L'interpellation actuelle de la réflexion philosophique par le droit, Droits, 1986, 123-135

37 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 72

38 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, II, 73

39Helmut Quaritsch, La situation actuelle de la théorie générale de l'Etat en Allemagne, RDP 1992, 65-76

ouvrage, lorsqu'il brosse un tableau des différents types d'Etats à travers l'histoire, Jellinek compare les différents systèmes étatiques, quelle que soit leur origine, et la place qu'ils réservaient à l'individu.

En comparant ces différents systèmes juridiques, Georg Jellinek p ropose une «classification des doctrines de l'Etat » dont l'un des «axes principaux» est le suivant: « La souveraineté est-elle un attribut essentiel de l'Etat et quel sens lui donner ? »40. En effet, cette question se pose dans la mesure où Jellinek remet en cause l'automaticité du lien classiquement établi entre «Etat» et « souveraineté » : si la souveraineté n'est pas un concept juridique et politique ancien, elle n'est pas non plus l'apanage de l'Etat.

Aussi, contrairement aux théoriciens classiques, le publiciste de Heidelberg estime que « la souveraineté n'est pas un attribut caractéristique ou spécifique de l'Etat [É] mais un concept historique, non essentiellement associé à l'Etat »41 . Si Jellinek est l'un des premiers juristes à théoriser l'unité politique comme marque essentielle de l'Etat moderne, le concept de souveraineté qu'il développe est dissocié du concept d'Etat: toute collectivité humaine peut disposer d'un titre de souveraineté, même si elle n'est pas spécifiquement organisée sous la forme étatique. Georg Jellinek s'oppose donc aux théories traditionnelles faisant de la souveraineté une caractéristique réservée au seul Etat et qui ne peut qu'être absolue.

4243

Selon de Bodin

Jean Machiavel Thomas Hobbes 44

Maître

le Heidelberg, , Nicolas , et Jean -

45

Jacques Rousseau , ont tort lorsqu'ils font valoir leurs modèles de souveraineté qui, bien que des divergences fondamentales les opposent, font toutes la part belle à l'idée de toute- puissance. Le souverain, que ce soit le monarque ou le peuple, peut faire et défaire l'ordre juridique à sa convenance. D'ailleurs, comme Michel Foucault le montre très clairement, «le droit en Occident est un droit de commande royale »46. Or, selon Georg Jellinek, ces auteurs n'ont pas construit un modèle de souveraineté décrivant la réalité : ils se sont servi du concept

40 Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presse de la fondation nationale des sciences politiques, 2008,240

41 Ibid., 263

42 Jean Bodin, Les six Livres de la République (1576)

43Nicolas Machiavel, Le Prince (1532)

44Thomas Hobbes, Le Léviathan (1651)

45 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1761)

46 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France. 1976, Seuil/Gallimard, Collection Hautes Etudes, 23

de souveraineté pour promouvoir leur vision du réel, voire pour assouvir des ambitions politiques, notamment royales.

Jellinek, par le biais du concept d'auto-limitation, construit un modèle dans lequel la souveraineté, d'une part, n'est pas réservée à l'Etat et, d'autre part, n'est pas absolue : le souverain ne peut donc ignorer le droit. L'Etat, par nature, doit agir au moyen du droit et, de ce fait, s'auto-limite dans les moyens qui lui sont réservés pour remplir ses missions.

Ce n'est « d'ailleurs pas Jellinek l'inventeur de la théorie» [É] elle a été imaginée par

48

Jhering »47 ème

au cours de la seconde moitié du 1 9 siècle . Jellinek «se contente de donner

une forme plus juridique» à la théorie de Jhering qui énonce l'idée selon laquelle il doit y avoir « soumission de l'Etat à la loi » dans « l'intérêt propre de l'Etat »49. S'il n'est donc pas à proprement parler l'inventeur de la théorie de l'auto-limitation, Jellinek la développe sur le plan juridique pour faire valoir l'idée selon laquelle le souverain ne peut « sortir» du droit. Dans cet objectif, Jellinek cherche à montrer que le souverain, limité par le droit, doit respecter les normes juridiques qu'il a lui-même édictées. Les organes étatiques, destinataires des normes comme n'importe quel individu, doivent les respecter. Or, si ces organes étatiques respectent le droit, l'Etat, dont la volonté transite nécessairement par ceux-ci, ne peut agir qu'au moyen du droit.

De plus, comme l'affirme Walter Pauly, il ne faut pas oublier que «le problème fondamental de Jellinek est bien la soumission de l'Etat au droit. De quelle façon l'Etat souverain, en tant que créateur, support et garant de l'ordre juridique peut-être il être lui-même soumis au droit ? »50. Cette question constitue l'une des principales problématiques de l'Ïuvre de Georg Jellinek. Selon le Professeur de Heidelberg, le souverain doit être limité par le droit: de cette manière, l'individu ne peut être nié par le pouvoir et bénéficie, sur le plan juridique, d'une véritable reconnaissance.

47 Léon Duguit mentionne cette précision dans son article La doctrine allemande de l'auto-limitation de l'Etat, RDP 1919, 161-190

48 Duguit insiste sur le fait que l'ouvrage de Rudolf Jhering, Der Zweck im Recht, dans lequel la théorie de l'auto-limitation est ébauchée, n'a été traduit en français qu'à moitié. Seul le premier tome a été traduit, sous le titre de L'évolution du droit.

49 Jacky Hummel, Le constitutionnalisme allemand (1815-1918): le modèle allemand de la monarchie limitée, PUF, Collection Léviathan, 2002, 310

50 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,297

A l'image de Gerber et Laband, Jellinek reconnaît que l'Etat, personne juridique, est titulaire de la puissance de commandement. Cependant, Jellinek prend ses distances par rapport aux autres théoriciens. En développant le concept d'auto-limitation, Jellinek s'éloigne des théoriciens classiques de l'Etat prussien, pour lesquels le monarque détient un pouvoir quasiment illimité. Jellinek, au moyen de l'auto-limitation, construit un modèle dans lequel l'Etat, dans les actes qu'il accomplit, ne peut se départir du droit, ne peut agir qu'au moyen du droit. L'objectif de cette «relativisation» du pouvoir de l'Etat est de défendre l'individu face à la puissance étatique. Conceptualiser un tel modèle de la souveraineté, dans lequel le souverain est lié à l'ordre juridique dont il est le créateur, sert les intérêts des individus, qui bénéficient, en conséquence, d'une réelle sécurité juridique. Il est donc «indispensable de concevoir l'Etat non pas seulement comme un pur sujet de puissance mais, tout autant comme un sujet de droit »51 . Car, il faut le rappeler, le «problème central était pour lui, selon Hermann Heller, la relation entre l'individu et l'Etat »52 . Pour Jellinek, l'objectif du concept d'auto-limitation est donc de parvenir à construire un modèle au sein duquel le souverain est limité par le droit, afin que l'individu soit davantage protégé à l'encontre de la puissance étatique.

D'autres théories issues de la pensée jelinekienne confirment cette volonté de défendre les droits individuels. En effet, Jellinek ira jusqu'à échafauder la doctrine des «droits publics subjectifs », suivant laquelle les individus sont dotés de droits qu'ils détiennent vis-à-vis de la puissance étatique.

La méthode employée par Jellinek lui permet donc, dans un premier temps, d'effectuer une critique du concept de souveraineté au regard de son histoire et des conceptions absolutistes classiques dont il a donné lieu. Il sera donc nécessaire, dans un premier temps, de s'attarder sur la manière dont Jellinek déconstruit le concept de souveraineté et, le replaçant dans une perspective historique et empirique, en montre les lacunes et les impasses. En pratique, la souveraineté n'est pas consubstantielle à l'Etat et ne se décline pas naturellement sous une forme absolutiste. Elle n'est devenue absolue qu'en raison des théories politiques qui l'ont

51 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,297

52 Hermann Heller, dans Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne, PUF, Collection Léviathan, 2005, 295

échafaudé comme telle, dans le but d'asseoir l'ambition des princes, et plus spécifiquement celle du roi de France (Chapitre 1).

Par la suite, il sera temps de montrer dans quelle mesure le Maître de Heidelberg s'écarte des positions absolutistes classiques lorsqu'il définit sa vision de la souveraineté. En effet, à l'aide du concept d'auto-limitation, la souveraineté, selon Jellinek, ne signifie plus toute-puissance : le souverain, dans les missions qu'il accomplit, ne peut s'écarter de l'ordre juridique qu'il a mis en place, et doit nécessairement respecter les normes qu'il a lui-même édictées. En partant de son analyse subjective du droit, selon laquelle toute norme dépend de la conviction des individus à une époque donnée, Jellinek démontre que la conviction dominante, à son époque, ne pouvait plus admettre l'idée d'une souveraineté absolue.

Cependant, malgré l'influence des positions jellinékiennes sur le positivisme, courant juridique dont le chef de file est le juriste autrichien Hans Kelsen, certaines critiques verront le jour, lesquelles contesteront directement l'idée de l'auto-limitation. Les théoriciens de la République de Weimar, en particulier les décisionnistes comme Hermann Heller et Carl Schmitt, prendront leurs distances par rapport aux concepts jellinékiens. En partant du raisonnement selon lequel le politique prime le sociologique et le juridique, les théoriciens du « décisionnisme» apportent des solutions au problème de la souveraineté qui divergent sensiblement de celles que le Maître de Heidelberg avait dégagées (Chapitre 2).

Chapitre 1. La souveraineté, un concept historique et lacunaire, associé pour des raisons politiques à l'absolutisme

Georg Jellinek, dans sa volonté d'effectuer une critique des concepts juridiques, s'attaque directement, dans la deuxième partie de L 'Etat moderne et son droit, intitulée Théorie juridique de l 'Etat, à la question de la souveraineté. Souhaitant s'appuyer sur les faits, sur la réalité politique, pour analyser la manière dont le concept de souveraineté s'est développé, Jellinek entreprend une petite histoire de la souveraineté, de l'Etat antique à l'Etat moderne. Les leçons qu'il en tire sont les suivantes : la souveraineté est un concept récent, inconnu à l'époque antique, «inventé» de toutes pièces pour des raisons politiques par les théoriciens du Moyen-Âge, Jean Bodin en tête. Il s'agissait en effet d'asseoir l'autorité de l'Etat et du roi de France face aux pouvoirs impérial, ecclésiastique et féodal. La souveraineté est donc un concept développé dans un contexte politique précis : assurer au roi une réelle indépendance vis-à-vis de ces trois pouvoirs (Section I).

En menant cette rapide analyse historique du concept de souveraineté, Jellinek peut souligner les impasses dudit concept tel qu'il a été développé par les auteurs classiques. En effet, Jellinek, s'attardant sur les théories échafaudées par les auteurs classiques, Jean Bodin, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau et Nicolas Machiavel en tête, y découvre des carences, lesquelles démontrent que les modèles de souveraineté développés par ces auteurs ne correspondent pas forcément à la réalité. Jellinek insiste sur le fait que ces auteurs se sont « bornés » à suivre les ambitions des princes au moment de l'édification de leurs théories ; ils ont développé leurs philosophies afin d'appuyer les prétentions politiques princières, pour leur donner à la fois force et légitim ité. Jellinek va déconstruire ces concepts juridiques, afin de montrer qu'ils ne constituent pas une reconstitution fidèle de la réalité. Pour le Maître de Heidelberg, la souveraineté n'a été développée que dans le but de donner une consistance théorie et juridique aux ambitions politiques du roi de France. En conséquence, selon Jellinek, la souveraineté, contrairement à ce que prétendent les auteurs classiques, n'est pas consubstantielle à l'Etat. (Section II).

Section 1. La souveraineté, un concept récent dont les origines sont strictement politiques

«La souveraineté ne peut se comprendre que par les luttes que l'Etat livre, au cours de l'histoire, pour la justification de son existence »53. Jellinek commence son analyse du concept de souveraineté par une rapide étude historique. Celle-ci lui permet de dresser le constat suivant: la souveraineté est une notion qui n'existait pas sous l'Antiquité. Si le concept « d'autarchie », développé par Aristote à cette époque, paraît être proche de celui de «souveraineté », il n'en possède pas les mêmes caractéristiques et ne doit vraisemblablement pas y être assimilé. Ainsi, l'Etat grec et l'Etat romain étaient bien des Etats, bien que le concept de souveraineté n'ait alors pas encore été développé (1).

Ce n'es t que durant le Moyen-Âge, pour des raisons éminemment politiques, que le concept de souveraineté, dans la forme que nous lui attribuons aujourd'hui, voit véritablement le jour. Dans son analyse, Georg Jellinek insiste sur le fait que la souveraineté n'est pas une catégorie «absolue» mais simplement historique, qui a été «inventée », dans un contexte particulier, pour des raisons spécifiques. Il s'agissait de faire valoir le droit des princes face aux autres autorités politiques médiévales, l'Eglise, l'Empereur et les seigneurs féodaux. Pour cette raison, ce sont les faits qui ont «poussé» à la création de la souveraineté, concept développé dans un but qui, à l'origine, était exclusivement politique (2).

§1. La souveraineté, un élément non « absolu » dont l'origine ne remonte qu'aux théories politiques modernes: l'inexistence du concept de souveraineté sous l'ère antique

Etymologiquement, la notion de «souveraineté» n'est apparue, dans la forme qu'on lui connaît, qu'au cours du 1 2ème siècle. Son origine semble être le terme de «superanus », qui provient du latin médiéval54.

53 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 98

54 Oscar Bloch et Walther von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF, 1968, 604

Cette brève étude étymologique confirme la théorie de Jellinek selon laquelle la souveraineté est un concept qui ne prend ses racines qu'au Moyen-Âge et qui n'existait pas sous l'ère antique.

«Le caractère propre de l'Etat [antique], celui qui le distingue de toutes les autres sortes de communauté humaine, c'est, pour Aristote, l'autarchie. Mais cette notion antique n'a absolument rien à voir avec la notion moderne de souveraineté ». Littéralement, cette notion désigne la propriété de «se suffire à soi-même »55. La notion d'« autarchie» est effectivement empruntée du grec «autarchia », qui signfie «gouvernement assuré par les citoyens mêmes »56. Ainsi, comme le précise le juriste de Heidelberg, «l'Etat doit être constitué de telle sorte qu'il n'ait pas besoin d'après sa nature d'une communauté qui le complète »57. L'autarchie est un concept particulier, lié au contexte antique.

Cependant, il existe une différence majeure entre la notion de souveraineté, développée à partir du Moyen-Âge, que nous aurons l'occasion de développer par la suite, et la notion antique d'autarchie : à l'époque antique, il «n'est nullement contraire à son essence [l'essence de l'Etat] qu'il se trouve en fait dépendre, sous tel ou tel rapport, d'une autre communauté. Il faut seulement qu'il y ait pour lui la possibilité de subsister indépendamment de cet Etat supérieur, qui, par conséquent, ne doit pas être une condition nécessaire de son existence »58. Jellinek précise que ce n'est qu'Aristote, dans son ouvrage La politique, qui réclame l'indépendance de l'Etat en puissance et en acte. En réalité, l'indépendance totale de l'Etat par rapport à un autre Etat n'est pas une condition stricte posée par l'autarchie. A l'époque antique, l'Etat, pour être considéré comme tel, n'a pas à remplir cette condition d'indépendance, alors même que cette indépendance sera l'élément principal caractérisant la souveraineté à partir du Moyen-Âge.

Une des différences fondamentales séparant l'autarchie de la souveraineté est la suivante: «l'autarchie n'est pas une catégorie juridique, mais une catégorie morale: elle est la condition essentielle d'où dépend la réalisation du but de l'Etat, la réalisation de la vie parfaite [É] elle a ses racines profondes dans l'opinion des Grecs sur le monde et la vie ». En conséquence, cette notion «ne nous renseigne d'aucune façon sur la manière dont l'Etat doit

55 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 73

56 Oscar Bloch et Walther von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF, 1968, 46

57 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 73

58 Ibid., II, 73

librement se conduire quant à ses actes et à ses abstentions, sur son droit et son

59

administration, sur sa politique intérieure et extérieure » .Notion purement morale, l'autarchie ne donne qu'une idée de l'Etat idéal tel qu'il était conçu à l'époque antique. Contrairement à la souveraineté, l'autarchie n'engendre aucune conséquence juridique ou politique précise. D'ailleurs, comme le montre Jellinek, le terme d'autarchie sera, par la suite, utilisé par les Stoïciens comme un concept qui devient la «marque essentielle de l'individu idéal du sage [É] le plus haut point de perfection que peut se proposer d'atteindre l'individu [É] qui seule assure la vertu, dont la possession rend l'homme indépendant du monde extérieur et lui permet d'accomplir toujours rigoureusement la règle morale ». Comme le rappelle Jellinek, le sage est alors celui «qui se suffit à lui-même », et qui représente donc «l'opposé de l'Individu souverain, tel que se plaît à le peindre l'Indiscipline moderne »60.

La marque de l'autarchie est donc, à ce moment précis de l'histoire, selon l'acception stoïcienne, la capacité de vivre retiré du monde, de façon indépendante du monde extérieur, dans le but d'accomplir la règle morale. A l'époque antique, l'indépendance ne signifie pas s'imposer et combattre face à un ordre extérieur, afin de déclarer son existence en tant que force indépendante. Au contraire cette notion signifie simplement s'exiler, plier devant la force si nécessaire, pour simplement se retirer du monde.

La conséquence qui en découle est que le concept grec d'autarchie ne correspond pas à la notion plus récente de souveraineté.

D'autre part, Jellinek précise que les autres concepts développés à l'époque antique ne permettent pas d'obtenir un résultat plus concluant: aucune notion n'est comparable à celle de souveraineté. D'autant plus, comme Jellinek le rappelle, que les Romains, tout comme les Grecs, ont toujours ignoré le concept d'Etat souverain. «A Rome, jusqu'à une époque très reculée, cette idée subsiste [É] que le peuple est la source de tous les pouvoirs publics, mais la question de savoir qui, dans l'Etat, a le plus haut pouvoir, est, je le répète, une question toute autre que celle de la souveraineté »61 . Certaines expressions, comme majestas, potestas, imperium désignent bien le pouvoir de commandement civil et militaire, mais «ces expressions ne disent rien quant au contenu et aux limites du pouvoir politique »62. En

59 Ibid., II, 74

60 Ibid., II, 75

61 Ibid., II, 79

62 Ibid., II, 78

d'autres termes, les différents pouvoirs civils et militaires sont identifiés et sont confiés à des organes. Mais aucune théorie générale de l'Etat ne traite de la question de la souveraineté à proprement parler.

Comme nous aurons l'occasion de le voir, Jellinek se sert de la distinction qu'il opère entre puissance de domination et souveraineté. Si la puissance de domination est consubstantielle à l'Etat, quelqu'un devant être nécessairement chargé du pouvoir de commander et investi du pouvoir suprême de décision, la souveraineté est un concept différent, qui n'intervient pas dans la qualité même d'Etat. Un Etat peut être considéré comme tel sans être souverain. L'Etat grec, l'Etat romain étaient donc des Etats, malgré le fait qu'ils pas été souverains au sens propre du terme. Le concept de souveraineté n'avait pas encore été systématisé; les Romains comme les Grecs s'étant simplement penchés sur la question de savoir qui, dans l'Etat, a le plus haut pouvoir. Mais cette problématique, que l'on a trop souvent confondue avec la question de la souveraineté, constitue en réalité un autre débat.

§2. Des raisons historiques et politiques qui expliquent l'émergence du concept de souveraineté au Moyen-Âge

«Ce ne sont pas des savants étrangers au monde, qui ont découvert ce concept [la souveraineté] au fond de leur cabinet d'étude, ce sont des pouvoirs puissants, des pouvoirs dont les luttes ont rempli des siècles, qui l'ont mis au jour. C e processus historique n'a jamais été, jusqu'ici, décrit avec certitude »63. Jellinek insiste sur les origines du concept de souveraineté : il est le fait de politiques, qui ont souhaité imposer leur vision du monde, notamment asseoir l'autorité et les pouv oirs du roi de France. La souveraineté est, selon lui, un «concept polémique» qui, après avoir été de «nature défensive », est «devenu, au fil du temps, de nature offensive »64.

Au Moyen-Âge, dans le conflit qui oppose l'Eglise à l'Etat, plusieurs opinions différentes
s'affrontent quant à savoir qui, de l'Etat ou de l'Eglise est supérieur. Les opinions se
prononcent soit en faveur de l'Etat, soit en faveur de l'Eglise. C'est surtout dans la « dernière

63 Ibid., II, 72-73

64 Ibid., II, 80

période du Moyen-Âge, grâce à la France, que l'idée de la prééminence du pouvoir de l'Etat est devenu un fait historique », par le fait que «la papauté d'Avignon admet [É] la supériorité de l'Etat sur l'Eglise ». Ainsi, en France, on en vient à «affirmer la pleine indépendance de l'Etat à l'égard des ordres de l'Eglise »65. C'est dans ce contexte, lors de la lutte entre le roi Philippe le Bel et le pape Boniface VIII, comme le note Jellinek, que naissent les écrits qui s'engagent en faveur de l'Etat dans sa lutte face au pouvoir ecclésiastique.

Jellinek ajoute que le « second pouvoir» qui, durant le Moyen-Âge, « s'oppose à l'idée de l'Etat indépendant, est le pouvoir impérial. En effet, la « théorie officielle » considère « tous les Etats chrétiens comme des membres de l'Empire romain. L'Empereur seul est le maître [É] Lui seul peut donner des lois »66. Ainsi, l'Empereur souhaitant conserver son autorité face au Roi de France, celui -ci doit s'imposer pour faire valoir ses droits. C'est dans ce sens que la souveraineté va devenir une arme offensive servant l'ambition des princes.

Comme souvent, Jellinek insiste sur les faits politiques historiques, sur la réalité concrète. La théorie juridique érigeant l'Empereur en chef incontesté du monde occidental est en effet contestée par certains Etats, comme la France et l'Angleterre, qui ne tiennent pas compte de la suprématie impériale. Ainsi « la théorie se voit forcément contrainte de tenir compte de ces prétentions [étatiques]» et le fait en appuyant ce « droit à l'indépendance », qui est accordé en vertu d'un « privilège impérial ». Ainsi, « l'indépendance prétendue n'est jamais déduite de la nature même de l'Etat », et l'Empereur conserve le « privilège exclusif de concéder le titre de roi, et par suite les prérogatives qui sont attachées à ce titre par la doctrine juridique dominante »67.

En fait, comme l'exprime très clairement Jellinek, c'est en France que cette double dualité Etat/Eglise et Etat/Empire est clairement visible : selon « l'intime conviction juridique» du peuple français, le roi ne peut avoir de suzerain au-dessus de lui, que ce soit Dieu ou l'Empereur. « Ainsi se trouve, pour la première fois, formulé le principe de l'indépendance royale »68. L'intime conviction du peuple érige le roi en maître indépendant du pouvoir impérial. Or, comme nous l'avons déjà vu, le droit, en dernière instance, résulte de la

65 Ibid., II, 81

66 Ibid., II, 82

67 Ibid., II, 84

68 Ibid., II, 85

conviction dominante à une époque donnée. C'est au Moyen-Âge que se situe ce changement de paradigme : l'opinion dominante tend à considérer le roi comme seul détenteur du pouvoir, qu'il ne détient plus en vertu d'un titre impérial, mais à raison de son autorité propre.

Georg Jellinek insiste sur la différence qu'il y a entre les théories médiévales et les théories circulant à l'époque antique : «les philosophes de l'Antiquité ne s'étaient pas rendu compte de l'importance de cette idée de l'indépendance de l'Etat »69. C'est donc bien au Moyen-Âge que l'indépendance devient un élément-clé, caractérisant le concept de souveraineté. Si l'Etat, pour être Etat, ne devait pas nécessairement remplir cette condition à l'époque antique, le Moyen-Âge érige l'indépendance en condition essentielle: pour que l'Etat soit reconnu comme tel, il faut qu'il parvienne à être indépendant. Or, cette indépendance ne peut être obtenue par la force, les princes et le roi de France tentant de se soustraire à la tutelle impérial.

Outre cette double dualité Etat/Eglise et Etat/Empire, le théoricien de Heidelberg rappelle que la médiatisation du pouvoir, par le système de la féodalité, a également ralenti l'avènement de l'Etat moderne. On voit se dresser des «personnalités de droit public qui ne tiennent leurs droits que d'elles-mêmes, dont le droit n'est pas subordonné aux prescriptions de l'Etat »70 : le seigneur peut ainsi rendre la justice, en lieu et place du roi et entrer en commerce avec la population. En conséquence, le royaume se morcelle et l'idée de l'unité de l'Etat est réduite à peau de chagrin.

La tâche qui incombe au roi de France est de se rendre peu à peu indépendant vis-à-vis du pouvoir seigneurial et ecclésiastique afin de revendiquer la soumission directe du peuple. Dès lors, le roi va user de différents stratagèmes pour faire valoir son pouvoir et son indépendance : étendre le domaine royal (puis le rendre inaliénable), jouer sur le principe «nulle terre sans seigneur », obtenir le pouvoir de justicier suprême, ainsi que le pouvoir de

ème

police puis le pouvoir législatif. De ce fait, « à la fin du 13siècle, on voit s'établir pour la première fois le principe que le roi est souverain de tout le royaume, par-dessus les barons ». De plus, «les légistes exagèrent la doctrine du Bas-Empire sur la condition du prince souverain absolu; ils en déduisent la plénitude de pouvoir au roi de France [É] il n'y a pas de

69 Ibid., II, 87

70 Ibid., II, 88

pouvoir qui tienne ses droits de soi-même, indépendamment du roi ». Ainsi donc «la théorie et la pratique concourent à rendre la royauté, et conséquemment l'Etat, indépendants des droits de souveraineté du seigneur »71 . Les principes qu'il a à sa disposition et la pratique qu'il en fait permettent au roi de prendre son indépendance et, par là même, d'imposer l'indépendance de l'Etat.

C'est ainsi qu'au fur et à mesure, le pouvoir du roi parvient à supprimer le double dualisme qui existait auparavant. Il fait « de la collectivité du peuple une unité » et « la théorie suit [É] ce développement ». Ainsi, selon Jellinek, c'est bien cet état de fait qui va provoquer l'émergence des théories sur la souveraineté : «la concentration du pouvoir de l'Etat dans la main du prince amène à l'idée qu'un tel pouvoir est un élément constitutif de l'Etat », en même temps que, grâce sous l'influence de l'Humanisme naissant, «la conception antique de l'Etat se fait jour dans le monde chrétien, et avec elle l'idée de l'unité de l'Etat »72 . La pratique que fait le roi de son nouveau pouvoir provoque l'idée moderne de souveraineté: cette idée n'est pas innée, ne repose pas sur des princes de droit naturel, mais résulte de la pratique du pouvoir des souverains eux-mêmes. D'une certaine manière, on peut dire que ce sont les souver ains eux-mêmes, par leurs actes, qui sont à l'origine de la création du concept de souveraineté.

ème

Cependant, précise les officielles, jusqu'aux 1 5 ème

Jellinek ensuite que

doctrines 14 et

siècle, n'ont pas directement tenu compte de ce nouvel état de choses: elles ont tenté de «croire fermement que l'Empire romain d'Occident s'était conservé intact sous son ancienne forme ». Ces doctrines sont ainsi restées dans « l'ignorance du réel ». La doctrine officielle reste la doctrine impériale: pourtant, de par l'émergence du roi de France, cette doctrine ne permet plus d'envisager sereinement la réalité du monde. Ainsi, si la doctrine royale tente d'asseoir les positions du roi de France en «forçant» la réalité, niant pour des raisons politiques les pouvoirs impériaux, la doctrine officielle, c'est -à-dire la doctrine impériale, est restée dans une situation surannée, niant autant que faire se peut les droits nouveaux que se sont octroyés les princes et le roi de France.

71 Ibid., II, 91

72 Ibid., II, 92-93

Et c'est finalement sur le «sol ferme du droit public français que se constitue la nouvelle doctrine de l'Etat et de son pouvoir [É] ce n'est plus en vertu d'un privilège ou par suite de pures circonstances de fait, mais bien par l'effet d'un droit propre et originaire que le roi de France est réputé n'être le sujet de personne ». Ainsi, selon Grassaille, qui «publie un livre sur les droits régaliens en France [É] le roi de France est le premier roi qui ne reconnaisse ni de jure ni de facto un supérieur quelconque dans l'ordre des choses temporelles, pas même le Pape [É] Il a même sur l'Eglise des droits qui n'appartiennent à aucun autre monarque » 73.

Puis, selon Jellinek, survient alors le moment décisif où la théorie va décider d'ignorer sciemment les conditions dans lesquelles la souveraineté tire son origine et va l'ériger en élément consubstantiel à l'Etat. La théorie va ignorer les longs combats qui ont opposé l'Etat aux autres autorités médiévales afin de conclure que la souveraineté, loin d'être le résultat de simples luttes politique s, est un élément inhérent à la nature même de l'Etat. «Dans Bodin se trouve résumé tout le développement antérieur, tout ce qui du moins peut aider à comprendre le caractère juridique du royaume de France. Seulement, ce résultat qui s'est dégagé de l'histoire politique française, il l'élève à la hauteur d'un principe absolu. La souveraineté, conquise au prix de longs combats, figure, dans sa définition de l'Etat, comme un élément substantiel ».

Jellinek ajoute «qu'avant Bodin personne n'avait parlé de ce «droit gouvernement sur un plus ou moins grand nombre de ménages, gouvernement qui dispose d'un pouvoir souverain, c'est-à-dire du pouvoir indépendant et suprême tant à l'intérieur qu'à l'extérieur; personne n'avait dit qu'un pareil gouvernement représente l'Etat [É] de la réunion en un concept unique de tous les éléments de la Souveraineté, on ne trouve pas de trace avant Bodin ». Ce sont les théoriciens, à l'image de Bodin, qui affirment que la souveraineté est la caractéristique première de l'Etat. Jellinek, par son analyse, insiste sur l'artifice que constitue le concept de souveraineté.

Ainsi, la souveraineté est de nature négative: c'est la «négation de tout ce qui voudrait s'affirmer comme un pouvoir indépendant»74, que ce soit le pouvoir de l'Eglise, de l'Empire ou des Etats féodaux. L'Etat devient, par la force des théories, indépendant de tout pouvoir. Cette indépendance devient, d'après Jean Bodin, le socle sur lequel l'Etat peut être fondé.

73 Ibid., II, 94-95

74 Ibid., II, 97

Cette «négation de tout pouvoir indépendant» est donc créée par les théoriciens, au Moyen- Âge, dans un but exclusivement politique.

Or, Jellinek termine en ajoutant que «la portée universelle de cette négation de tout pouvoir supérieur n'apparaît pour la première fois d'une façon tout à fait claire, que lorsque, dans la réalité politique, cette négation intégrale a triomphé et a surgi ainsi en pleine lumière devant les yeux des théoriciens »75.

La théorie n'a longtemps pas pris en compte la notion de souveraineté puis l'a admis, logiquement, oubliant de préciser qu'elle n'est que le résultat de querelles politiques et historiques, le produit

des dualités médiévales opposant l'Etat à l'Empereur, à l'Eglise, et au système féodal morcelant son propre territoire. L'Etat, en proclamant son unité, en affirmant son indépendance, a acquis la souveraineté comme un élément inhérent à sa qualité même d'Etat. Loyseau ira même jusqu'à déclarer que «la souveraineté est du tout inséparable de l'Etat. La souveraineté est la forme qui donne l'être à l'Etat »76.

La souveraineté est donc un concept juridique «récent», polémique, dont les racines remontent au Moyen-Âge, et n'a été mis en avant, à l'origine, dans l'objectif de nier les pouvoirs des autres autorités s'opposant à la royauté. La souveraineté n'est donc pas consubstantielle à l'Etat. Elle est un concept circonstancié, que les théories politiques ont érigé en concept «absolu», afin de servir les ambitions du roi et de favoriser son indépendance.

Car, n'oublions pas, comme le dit très bien Michel Foucault, qu'il existe un «principe général en ce qui concerne les rapports du droit et du pouvoir. Dans les sociétés occidentales, et ceci depuis le Moyen-Âge, l'élaboration de la pensée juridique s'est faite essentiellement autour du pouvoir royal. C'est à la demande du pouvoir royal, c'est également à son profit, c'est pour lui servir d'instrument ou de justification que s'est élaboré l'édifice juridique de nos sociétés »77.

75 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 98

76Loyseau, Traité des seigneuries, dans Eric Maulin, Souveraineté, dans Denis Alland et Stéphane Rials (direction), Dictionnaire de la culture juridique, Lamy / PUF, Collection Quadrige Dicos Poche, 2003 77Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France. 1976, Seuil/Gallimard, Collection Hautes Etudes, 1997, 23

Section 2. La critique des théories absolutistes et la remise en cause du lien unissant la souveraineté et l'Etat

C'est seulement « au moment où la Souveraineté s'est élevée au rôle de caractère essentiel du pouvoir politique, et, par là, d'élément de la notion d'Etat, que commencent les tentatives pour lui donner un contenu positif»78.

Georg Jellinek s'efforce de mettre en lumière les erreurs des doctrines absolutistes classiques ainsi que les dogmes que celles-ci ont tenté d'ériger en vérités.

En effet, selon lui, Bodin et Hobbes n'ont assimilé la souveraineté à l'absolutisme que pour des raisons politiques. En réalité, si l'on choisit de « détricoter » les mythes - les concepts d'Etat et de souveraineté ont acquis en France une aura tout à fait particulière, quasi mythique - il est aisé d'observer combien la souveraineté ne mène pas nécessairement à l'absolutisme. Si l'on suit les positions jellinékiennes, les circonstances politiques réelles ne prouvent en rien que l'absolutisme est la seule voie possible vers laquelle la souveraineté peut mener, bien au contraire. L'absolutisme est un dogme, créé, inventé pour conforter la souveraineté et renforcer la position royale. Si la souveraineté avait déjà été mise en avant pour asseoir les prétentions royales, l'absolutisme permet de les renforcer (1).

En conséquence, la souveraineté n'est pas consubstantielle à l'Etat, et, pour cette raison, d'autres communautés politiques peuvent être souveraines. Car, même si, selon la position jellinékienne classique, le droit n'est pas antérieur à l'Etat, l'Etat n'est pas le seul à produire du droit. Il a simplement tendance à centraliser la puissance souveraine entre ses mains. L'absolutisme, concept qui consacre la possibilité pour l'Etat de s'occuper de chacun des pans de la vie des individus placés sous sa domination, de la vie étatique n'est donc pas un fait naturel. Si l'Etat a tendance à centraliser les pouvoirs, cela ne signifie pas qu'il soit porté, naturellement, à agir en pure puissance de domination, sans respect du droit.

De plus, en dissociant la notion de puissance étatique et de souveraineté, Jellinek insiste sur le
fait que la souveraineté est un simple attribut de la puissance étatique, non une caractéristique
obligatoire. Ainsi, un Etat peut être considéré comme tel sans pour autant avoir besoin d'être

78 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 9 8-99

souverain. Jellinek, au cours de son raisonnement, montre que l'Etat non souverain est une hypothèse qui, en pratique, est envisageable ; une étude historique lui permet d'avancer quelques exemples de ce type (2).

§1. La critique des théories « offensives » confondant souveraineté et absolutisme

Lorsqu'il critique les théoriciens absolutistes, Jellinek vise directement différents auteurs, notamment Nicolas Machiavel, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau, et Jean Bodin.

Jellinek vise nommément Jean Bodin qui, le premier, utilise de façon «positive» le concept de souveraineté, et «passe aussitôt de la défense à l'attaque» et, ainsi, demande «aux idées nouvelles de décider de la victoire dans leur sens »79. La critique jellinékienne des auteurs absolutistes classiques est nette : les concepts qu'ils ont forgés n'ont pas eu vocation à caractériser le réel, mais à faire valoir des positions politiques, dans l'objectif de faire triompher un point de vue particulier.

Ainsi, les auteurs comme Bodin «ne peuvent cependant pas méconnaître que cette notion de la Souveraineté, même dans son rôle nouveau, ne provienne d'un concept négatif »80. Lorsque Bodin définit le concept de souveraineté, il cite huit «vraies marques de souveraineté » Ð « le droit de législation, le droit de paix et de guerre, le droit de nommer aux fonctions les plus hautes, le droit à la fidélité et à l'obéissance, le droit de grâce, le droit de monnayage, le droit d'imposer» - qui ne sont «pas autre chose, comme le fait remarquer Jellinek, que les droits revendiqués par le roi de France »81 . La théorie bodinienne, si l'on suit la position du Professeur de Heidelberg, n'est rien d'autre qu'une doctrine visant à s'assurer de la primauté du souverain royal, en calquant la théorie sur la pratique du pouvoir politique. La théorie politique est donc conçue de façon offensive, afin de «produire des effets politiques considérables »82 et de renforcer l'autorité du souverain. La théorie bodinienne vise à produire le réel, à l'entraîner, non à le caractériser juridiquement.

79 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, 99

80 Ibid., II, 99

81 Ibid., II,111

82 Ibid., II, 111

En revanche, Bodin et Hobbes se séparent nettement quant au contenu qu'ils donnent au concept de souveraineté, et ce même si Jellinek ne le mentionne pas spécifiquement. C'est bien le philosophe anglais du 17ème siècle Thomas Hobbes qui sera le véritable théoricien de la souveraineté absolue; le Léviathan83 est d'ailleurs souvent considéré comme l'ouvrage de référence défendant la notion de souveraineté absolue. «Que Bodin ait dégagé l'idée d'un souverain créateur de loi est une certitude; que cette souveraineté créatrice soit discrétionnaire et dégagée de toute exigence d'équité est contestable ». Ainsi, selon Jean- Fabien Spitz, «Bodin demeure aux antipodes de Hobbes », même si «on peut comprendre [É] que de telles interprétations aient pu persister longtemps à propos de La République ». En réalité, «la souveraineté absolue de Bodin n'a rien à voir avec l'affirmation d'une souveraineté préhobbesienne, puisque, s'il dit bien que le prince n'a pas d'autre limite que celle que la loi de nature lui assigne, il souligne en revanche avec force l'assujettissement du pouvoir aux principes naturels de l'équité, rationalisant par là l'idée même de limite [É] en lui faisant quitter le terrain incertain de l'histoire et des pratiques coutumières »84.

Selon le Professeur de droit public de Heidelberg, au moment même où l'idée de souveraineté commence à se développer, un élément décisif entre en jeu: par le fait même que ce sont les monarques qui, en pratique, s'opposent aux différents pouvoirs se dressant face à eux (l'Empereur, le Pape, les seigneurs féodaux), «ce sont les monarques qui vont recueillir la souveraineté. L'Etat devient une communauté au sommet de laquelle se trouve un maître souverain ». De telle sorte que deux idées se superposent: pour que le pouvoir politique puisse rester indépendant, il faut que le prince le soit, mais aussi qu'il ne soit lié par aucune disposition juridique et que «l'ordre tout entier de l'Etat soit à sa disposition ». De cette manière, si l'Etat est indépendant, son plus haut pouvoir doit être absolu : et «la doctrine de la souveraineté tourne à l'absolutisme »85. Les idées développées à cette époque tendent donc à assimiler l'idée de souveraineté à celle d'absolutisme en établissant un véritable lien logique, articiel, entre ces deux notions.

Georg Jellinek fait d'ailleurs remarquer combien «l'action qu'exercent les circonstances
contemporaines sur l'élaboration des théories politiques» peut être forte : la théorie s'adapte
au réel et au pouvoir, afin que ce même pouvoir puisse faire valoir ses prétentions politiques.

83 Thomas Hobbes, Léviathan, ou Matière, forme, et puissance de l 'Etat chrétien et civil (1654) 84Jean-Fabien Spitz, Bodin et la souveraineté, PUF, Collection Philosophies, 16-17

85 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 100

Car c'est bien Jean Bodin qui, selon Jellinek, «au milieu des troubles des guerres civiles, voit dans la reconnaissance de la toute-puissance royale le salut de l'Etat »86.

A cet égard, Jellinek n'omet pas de mentionner l'un des artisans de l'unité italienne, qui n'est

87

autre Machiavel la fin du début 1 6 ème

que Nicolas : à 1 5 ème et au dusiècle, le penseur italien

milite en faveur d'un pouvoir monarchique fort, qui puisse, par lui-même, par sa seule volonté, mettre en pratique sa politique. Selon le théoricien italien, le «monde de la politique historique est celui de la force» et «la puissance n'est plus celle des prêtres ou des sages, mais des conquérants modernes, souverains en personne, qu'ils soient singuliers ou collectifs, princes ou peuples ». Ainsi, selon lui, comme Gérard Mairet l'exprime très bien, le «juste est un effet de la souveraineté» et non une cause. «Le juste est un effet de la force »88. Ce n'est donc pas un hasard si Jellinek cite le penseur florentin. Machiavel associe la fondation de l'Etat à la force du souverain: le prince machiavélien conquiert la souveraineté par les armes. C'est le souverain qui décrète le juste et l'injuste, car c'est lui le titulaire de la force.

L'Etat est de plus en plus assimilé à la personne du prince. L'idée selon laquelle le souverain est titulaire d'un pouvoir absolu tend à se répandre. En fait, «la doctrine de la souveraineté du peuple» va se confondre avec le «principe de date récente selon lequel l'Etat a besoin d'un pouvoir souverain »89.

Au fur et à mesure, l'Etat se confond avec son souverain, lequel doit, selon les modèles politiques théorisés à l'époque, être absolu. On glisse donc de la souveraineté vers l'absolutisme, comme si un lien naturel unissait ces deux notions. Or, comme nous l'avons déjà énoncé, c'est bien le penseur anglais Thomas Hobbes qui jouera un rôle décisif dans la fondation de l'absolutisme. Car, si Bodin pose les bases de la souveraineté, Hobbes est le grand artisan de la doctrine de l'absolutisme.

Contrairement à Jean Bodin, Thomas Hobbes n'admet plus «la souveraineté du pouvoir de
l'Etat» comme «un fait pur et simple », mais s'« efforce de l'établir scientifiquement ».
Depuis Hobbes, «cette théorie de la souveraineté de l'Etat se rattache à la souveraineté du

86Ibid., II, 100

87Nicolas Machiavel, Le Prince (1531)

88 Gérard Mairet, Le principe de souveraineté, Gallimard, 1997, 27

89 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 103

peuple considérée comme formant l'élément fondamental et originel de l'Etat et de la Constitution ». Ainsi toutes les constructions juridiques sont utilisées pour fonder, d'une «manière conforme au point de vue politique des auteurs, le pouvoir souverain du prince »90.

Cela correspond à la formule hobbesienne bien connue, issue du Léviathan. «On dit qu'un Etat est institué quand les hommes en multitude s'accordent et conviennent, chacun avec chacun, que quels que soient l'homme ou l'assemblée d'hommes, auxquels la majorité a donné le droit de représenter la personne de tous (c'est-à-dire d'être leur représentant), chacun, aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre, autorisera toutes les actions et jugements de cet homme ou de cette assemblée d'hommes comme s'ils étaient les siens propres , dans le but de vivre en paix entre eux et d'être

protégés contre les autres. De cette institution d'un Etat sont dérivés tous les droits et facultés de celui, ou de ceux, à qui la puissance souveraine est conférée par le consentement du peuple assemblé »91 . Ainsi, le contrat conclu par les individus aboutit à leur sujétion à l'un d'entre eux, lequel devient le souverain. Car, comme l'énonce Hobbes lui-même: «Avant que les appellations de justes et d'injustes puissent trouvent place, il faut qu'il existe quelque pouvoir coercitif, pour contraindre également tous les hommes à l'exécution de leurs conventions, par la terreur de quelque châtiment plus grand que l'avantage qu'ils attendent de leur infraction à la convention »92. De ce fait, les hommes concluent un quasi pacte de soumission par lequel ils confient tout leur pouvoir et toute leur force à une seule personne ou assemblée, laquelle est titulaire de la souveraineté.

Aux antipodes de la théorie hobbesienne, Jellinek ne peut concevoir une autorité souveraine qui puisse imposer des normes aux individus situés dans sa sphère d'action sans avoir elle- même à les respecter: «une pareille proposition ne peut être établie logiquement que sur le fondement d'un ordre théocratique inflexible. Seul un Dieu, seul un monarque honoré à la manière d'un Dieu, peut faire de son acte de volonté impénétrable et toujours changeante, une norme s'imposant à tous excepté à lui -même »93.

90 Ibid., II, 105

91 Thomas Hobbes, Léviathan , Gallimard, 2000, Chapitre XVIII

92Ibid., Chapitre XV

93 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, dans Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation, RDP 1919, 161-190

Car, si l'on suit la doctrine absolutiste de Hobbes, l'Etat est une «personnalité une qui ne saurait être limitée par aucune volonté adverse ». Ainsi, « même lorsque le droit naturel fait dériver l'Etat de la volonté des individus, il accorde cependant à l'Etat ainsi créé une puissance supérieure à toute autre »94. Comme le dit Gérard Mairet, spécialiste de la doctrine politique de Thomas Hobbes, « il n'est, dans l'Etat, qu'une seule volonté susceptible de ne pas obéir à la loi, c'est la volonté souveraine. Celui qui veut la loi peut vouloir la défaire, c'est là, dans ce contexte, ce qui définit le souverain : celui qui n'est pas soumis à sa propre volonté »95. Le souverain, selon le modèle hobbesien, institue les lois et peut les défaire selon son bon plaisir. Le fait d'être souverain le dispense de respecter les lois qu'il a instituées : l'ordre juridique dépend de son bon plaisir. Ainsi, pour Carré de Malberg, « la souveraineté, dans le système de la monarchie absolue, se ramenait à cette idée que le monarque peut tout ce qu'il veut. C'est ce qu'exprime le vieil adage : « si veut le roi, si veut la loi » »96.

La théorie hobbesienne se range du côté de l'Etat, titulaire d'une volonté souveraine et absolue : il dispose du droit de poser les normes sans avoir à les respecter. Jellinek le dit expressément : « La thèse juridique moderne de l'Etat a parfait cette idée en reconnaissant à l'Etat le droit formel de poser, comme bon lui semble, les limites de son action, de telle sorte qu'en principe rien de ce qui touche à la vie commune humaine n'est étranger à sa puissance régulatrice »97. Le droit est tout entier « englouti » par l'Etat: la « thèse juridique moderne» a donc appuyé les thèses hobbesiennes en permettant à l'Etat de centraliser tous les pouvoirs à la manière d'un souverain absolu.

Les courants absolutistes sont donc à l'origine de l'idée selon laquelle l'Etat est tout-puissant, libre de fixer, par sa volonté propre, les limites de ses compétences. Les théories absolutistes, inspirées par la volonté politique de construire ou de défendre l'unité de l'Etat, ont donc abouti au résultat suivant: le champ d'intervention étatique a été étendu, la puissance de l'Etat a tendu à devenir absolu, et souveraineté et toute-puissance sont devenues des termes synonymes.

Or, si l'on suit le raisonnement du maître de Heidelberg, cette conception est erronée et ne
résulte que des ambitions politiques des souverains et des théoriciens. Ce ne sont pas les

94 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 495

95 Gérard Mairet, Le principe de souveraineté, Folio/Essais, 1997, 52

96 Raymond Carré de Malberg, Contribution à la Théorie générale de l'Etat [1èreédition 1920], Dalloz, 2004, 151

97 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Ass sas, 2004, I, 496

concepts absolutistes qui se sont « calqués» sur le réel, mais le réel qui a dû « se calquer» sur les théories absolutistes. L'imaginaire collectif s'est retrouvé, consciemment ou inconsciemment, influencé par ces théories.

l'énonce Paul Amseleck 98

Comme , «c'est bien à tort que l'on tend traditionnellement à

inclure dans le concept de droit les objectifs ou finalités externes que l'idéologique politique du passé impartissait aux autorités publiques [É] il s'agissait là d'une donnée factice, accidentelle, de l'expérience juridique, qu'il est d'autant plus erroné de rattacher à l'essence même de la chose Droit ».

Les objectifs que les théoriciens ont assignés au droit et au concept de souveraineté n'étaient fondés que sur des motifs contingents, politiques : asseoir l'autorité des princes, servir les ambitions politiques du roi. Car, comme l'exprime très bien Michel Foucault, «il n'y a pas d'exercice du pouvoir sans une certaine économie des discours de vérité fonctionnant dans, à partir de et à travers ce pouvoir [É] C'est le discours vrai qui, pour une part au moins, décide ; il véhicule, il propulse lui-même des effets de pouvoir »99.

§2. L'Etat, une personne juridique dont la souveraineté n'est qu'un « attribut »

Pour Jellinek, comme nous avons eu l'occasion de le voir précédemment, la souveraineté n'est pas une caractéristique inhérente à la seule organisation étatique.

La souveraineté n'est une caractéristique de l'Etat que selon un certain type idéal de l'Etat, type qui a beaucoup influencé les théories modernes. Or, si l'on s'éloigne du type idéal de l'Etat, qui relève du domaine spéculatif de la métaphysique, la réalité historique prouve à elle seule que certains Etats non souverains ont déjà existé. Fidèle à sa théorie des types, Jellinek oppose à ces «types-idéaux» ce qu'il appelle les «types-empiriques », qui, quant à eux, tiennent compte du réel et ne procèdent pas d'une acception métaphysique. Ainsi, l'Etat non souverain est une hypothèse qui a déjà existé dans l'histoire (A).

98 Paul Amselek, L'interpellation actuelle de la réflexion philosophique par le droit, Droits, 1986, 123-135

99 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France. 1976 , Seuil/Gallimard, Collection Hautes Etudes, 1997, 22

De plus, afin de démontrer que la souveraineté n'est pas consubstantielle à l'E tat, Jellinek dissocie les concepts de puissance étatique et de souveraineté. La souveraineté n'est qu'un attribut de la puissance étatique, que l'Etat peut avoir ou non. Ainsi, la souveraineté est reléguée à une possibilité mais non à une obligation: un Etat peut ne pas être souverain tout en conservant sa nature d'Etat. La souveraineté n'est qu'un attribut étatique, attribut dont l'Etat personne juridique peut donc ne pas disposer. De plus, en définissant l'Etat comme une personne juridique, Jellinek insiste sur le fait que le monarque n'est qu'un organe étatique comme un autre, mais ne se confond pas avec l'Etat. La souveraineté n'est pas personnelle

et

n'est pas une caractéristique inhérente à la nature même de l'Etat (B).

A. La souveraineté, une caractéristique non inhérente à l'Etat

«La conviction que la souveraineté n'est pas une catégorie absolue, mais une catégorie
historique, est un résultat de la plus haute importance: il permet de décider si la souveraineté

100

est ou n'est pas une marque essentiell e de l'Etat .

D'après cette formule, il est aisé de comprendre que Georg Jellinek, en dressant un historique de la notion de souveraineté, veut souligner que ce concept n'est pas l'apanage de l'Etat. Selon lui, admettre que ce concept n'est intervenu qu'à partir d'une certaine période de l'histoire, pour des raisons éminemment politiques, démontre que la souveraineté n'est pas consubstantielle à l'Etat: d'autres collectivités, bien que non organisées selon le modèle étatique, peuvent être considérées comm e souveraines.

Parmi les grandes nouveautés apportées par Jellinek dans son travail sur la méthode de conceptualisation juridique, il faut mentionner la théorie des types.

A la base de tout son travail juridique, Jellinek a dans l'optique de construire une «science individualisante », une science qui part de l'individu. Cependant, une science de cette nature ne «saurait se passer d'une saisie conceptuelle de ses objets ». Cette saisie suppose donc des «concepts spécifiques que Jellinek appelle types », qui sont des concepts propres aux sciences de l'esprit (comme les sciences juridiques). Jellinek critique les «types idéaux », qui relèvent simplement du domaine spéculatif: ils ne «renvoient pas à un être mais à un devoir - être » et ne constituent qu'un «critère d'évaluation du donné et non pas un mode de sa

100 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 126

représentation »101. Ces types ne sont pas fondés sur une base empirique : ils ne sont qu'un idéal vers lequel le réel doit tendre, une représentation mythifiée qui n'est que spéculation. Dans sa volonté de bâtir une véritable science, Jellinek, en déconstruisant les concepts, s'oppose naturellement à tous ces «types idéaux ». Au contraire, Jellinek milite pour la construction de « types empiriques»: ceux-ci sont « dégagés par l'expérience », ne « comportent pas une prétention à la validité universelle inconditionnée, car il faut laisser l'espace de la variation individuelle »102.

Or, lorsqu'il traite de la question de la souveraineté, Jellinek précise que « dans la doctrine du droit naturel, le pouvoir de l'Etat-type est caractérisé essentiellement par la souveraineté. Ce type d'Etat est encore aujourd'hui considéré par beaucoup comme le seul qui appartienne au droit ». Et, un peu plus loin, Jellinek ajoute que nombreux sont ceux qui « ont renoncé ainsi à comprendre la nature propre des types les plus importants des unions d'Etats de nos jours ». Jellinek est sévère avec les théoriciens qui se sont ainsi éloignés de la réalité concrète des choses: « en niant la possibilité des Etats non souverains, ils ont abouti à des conséquences qui figurent parmi les plus lamentables de cette conception abstraite de la science juridique qui, uniquement préoccupée d'idées pures, dédaigne complètement les enseignements de la vie réelle »103 . Jellinek confirme ici son mépris des doctrines fondées sur des types idéaux, c'est-à-dire des concepts juridiques qui s'éloignent de la réalité concrète et qui ne relèvent que de la spéculation métaphysique. En liant automatiquement les notions d'Etat et de souveraineté, les théoriciens classiques se sont empêchés de voir le réel pour se réfugier dans des abstractions, dans des modèles qui s'en éloignent.

L'erreur qui a été commise est donc d'avoir fondé chaque raisonnement juridique sur des concepts idéaux, éloignés du monde empirique et historique: « cette question [de l'automaticité prétendue du lien entre Etat et souveraineté] reçoit une solution définitive si l'on admet que la souveraineté n'est pas une catégorie absolue, mais une catégorie historique »104 . Ainsi, en partant de la réalité concrète des différents Etats, Jellinek aboutit au résultat suivant: la souveraineté n'est pas une notion consubstantielle à l'Etat.

101 Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-19 18), PUF, Collection Léviathan, 2005, 302

102 Ibid., 304

103 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 143-144

104Ibid., 2004, II, 143-144

De cette façon, Jellinek s'éloigne catégoriquement des théoriciens classiques de la souveraineté. Il prend le contre-pied des théories de Loyseau qui estimait, comme nous l'avons déjà dit, que la «souveraineté» est « l'être de l'Etat », l'âme de l'Etat, ce qui lui donne son contenu. On peut également citer Olivier Beaud qui a écrit que « rien ne permet d'invalider l'opinion laquelle n'y a pas sans ».105

classique selon il d'Etats souveraineté Il faut

bien garder à l'esprit que la pensée dominante a constamment associé la souveraineté à l'Etat. De ce fait, en admettant que la souveraineté n'est qu'un concept issu de circonstances historiques, qu'elle n'est donc pas consubstantielle à la formation même de l'Etat, Jellinek parvient à envisager l'hypothèse d'un Etat non souverain. Il donne des exemples précis pour justifier son point de vue: « ce caractère [de souveraineté] a autrefois manqué à des Etats considérés aujourd'hui comme ayant de tous temps été souverains. A l'époque où l'Eglise intronisant les rois [É] proclamait la trêve de Dieu [É] avait ses tribunaux pour assurer l'exercice de ses droits [É] L'Eglise était un pouvoir supérieur à l'Etat [É] L'Etat du Moyen-Âge n'était pas encore souverain. Mais c'était déjà l'Etat »106 . Ainsi, Jellinek, à l'encontre des théories classiques qui font de la souveraineté l'élément caractéristique définissant l'Etat, défend l'idée selon laquelle l'Etat peut exister sans être souverain. Il dissocie l'Etat à la souveraineté, qui n'est qu'une caractéristique de celui-ci.

Le Maître de Heidelberg va encore plus loin, affirmant qu'on « ne saurait arriver à comprendre la situation pol itique du Moyen -Âge, au moyen de l'idée de la souveraineté ». Par exemple, « les villes de la Hanse, prises toutes ensemble ou chacune en particulier, ne sont pas souveraines; au point de vue moderne, elles paraissent cependant, bien plus que l'Empire qui les embrasse, s'acquitter des fonctions d'une communauté politique »107 . Bien que n'étant pas des Etats, la réalité politique montre que ces villes, par leur importance, par leur autonomie, par leur possibilité d'exister indépendamment de l'Empire qui leur est supérieur, peuvent être considérées comme souveraines. En conséquence, Jellinek insiste sur le fait que « le concept de souveraineté ne nous mettrait d'ailleurs pas mieux à même de comprendre le monde politique du temps de Bodin et de ses successeurs. Bodin lui-même se voit obligé

105 Eric Maulin, Souveraineté, dans Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Lamy/PUF, Collection Quadrige/Dicos Poche 2003

106 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 144

107 Ibid., II, 145

d'admettre des modifications diverses de la souveraineté »108 . Associer l'Etat au concept de souveraineté, comme si chacun des deux concepts n'était que le prolongement de l'autre, est une erreur. La souveraineté, telle qu'elle a été développée par les auteurs classiques, ne peut pas nous permettre d'envisager toutes les situations politiques.

De même, selon Georg Jellinek, s'extirpant des pures théories de l'Etat propres aux auteurs que nous venons d'étudier, « la littérature du droit international ne peut pas, avec ce concept de souveraineté, embrasser l'ensemble des sujets de droit international et se voit mise par là dans la nécessité de former une catégorie particulière d'Etats sans souveraineté »109 . Cela signifie que le concept de souveraineté a provoqué des erreurs, non pas tant dans la simple théorie de l'Etat, mais dans le système juridique en général, y compris dans ses ramifications internationales.

Le concept de souveraineté ne permet donc pas d'appréhender la réalité concrète, de comprendre la situation dans laquelle les Etats se trouvent. En conséquence, Jellinek relativise le concept de souveraineté: la souveraineté ne constitue pas un instrument de mesure parfait permettant de savoir quelles sont les communautés politiques qui peuvent être considérées comme des Etats et celles qui ne peuvent l'être. La souveraineté peut être un attribut de communautés non étatiques comme elle peut être la caractéristique d'un Etat. La souveraineté est un simple «attribut du pouvoir étatique »110, mais ne doit pas être confondue avec la puissance étatique, qui seule caractérise véritablement l'Etat.

Par la suite, nous nous attarderons d'ailleurs sur la dissociation que Jellinek effectue entre puissance étatique et souveraineté. La distinction qu'il opère entre ces deux notions lui permet de montrer les lacunes du concept de souveraineté, qui ne permet pas d'appréhender la réalité politique concrète des Etats. Chaque Etat, par sa nature, est titulaire de la puissance de commandement. En revanche, la souveraineté n'est pas une condition nécessaire à la formation d'un Etat.

En revanche, bien que l'Etat ne soit, par nature, pas nécessairement souverain, Jellinek
concède le fait que « l'Etat a toujours une tendance à absorber tous les moyens d'action des

108 Ibid., II, 145

109 Ibid., II146 110Ibid., 157

associations qui lui sont soumises ; le développement ainsi commencé aboutit à faire de l'Etat le seul possesseur de la puissance souveraine [É] Ainsi l'Etat finit par acquérir le droit de régler tout droit en vigueur entre ses frontières, de telle sorte que, dans l'Etat moderne, tout le droit se divise en droit établi par l'Etat et en droit admis par l'Etat »111.

Si l'Etat tend à s'approprier la souveraineté, cela ne signifie pas, bien au contraire, qu'elle la détienne par nature. L'Etat n'est pas le seul à produire du droit: le droit «le plus ancien des peuples occidentaux s'est développé dans la famille [É] la religion »1 12 . Mais, ce que veut dire Jellinek, c'est que l'Etat a en lui une réelle tendance à « absorber, au fur et à mesure, tous les moyens d'action de ces associations ». De ce fait, l'Etat, à l'origine, au moment de sa formation, n'est pas le seul à détenir la puissance souveraine. Ce n'est qu'au fil du temps que l'Etat va devenir l'unique détenteur de la souveraineté, au bout d'un certain développement historique, et non de par sa nature même. La souveraineté n'est pas une caractéristique inhérente à l'Etat.

Comme le fait remarquer Helmut Quaritsch, «afin de s'adapter à cette situation particulière
de l'Etat fédéral [depuis 1866, par la Confédération de l'Allemagne du Nord, élargie en 1871
aux Etats d'Allemagne du sud pour devenir le Reich allemand, l'Allemagne est un Etat

ème

fédéral ], la théorie de l'Etat dominante de la fin du 19siècle développa la thèse selon laquelle la souveraineté serait une propriété non nécessaire de la puissance étatique» . Ainsi « les Länder [bien que ne disposant pas de la souveraineté, qui revenait au seul échelon fédéral] pouvaient être qualifiés d'Etats jusqu'à ce jour »1 13 . Ainsi, la seule puissance étatique fonde l'existence de l'Etat.

B. La distinction entre puissance étatique et souveraineté et la théorie des Etats non souverains

Pour justifier sa théorie visant à limiter la souveraineté Ð théorie que nous étudierons dans la deuxième partie Ð, Jellinek désire montrer que celle-ci n'est pas nécessairement l'apanage de l'Etat, et que l'Etat peut exister sans pour autant être souverain.

111 Ibid., I, 548

112 Ibid., I, 547

113 Helmut Quaritsch, La souveraineté de l'Etat dans la jurisprudence constitutionnelle allemande, Cahiers du Conseil constitutionnel n°9

Comme le formule Eric Maulin, Georg Jellinek, tout comme Paul Laband et Raymond Carré de Malberg, a «voulu distinguer entre la puissance étatique et la souveraineté. La première seule caractérise l'Etat tandis que la seconde n'est que la qualité que revêt la puissance de l'Etat lorsqu'il est pleinement indépendant [É] L'Etat fédéré reste un Etat dans le sens juridique de ce mot [bien qu'il soit intégré dans un Etat fédéral ] car son organisation constitutionnelle ne procède pas de la constitution fédérale mais de son propre pouvoir constituant »1 14 . Ainsi, en dissociant puissance étatique et souveraineté, Georg Jellinek parvient à démontrer que la souveraineté n'est pas une marque consubstantielle à l'Etat; seule la puissance étatique l'est.

Comme Georg Jellinek l'énonce dans L 'Etat moderne et son droit, «la caractéristique essentielle de l'Etat est l'existence d'un pouvoir étatique. Mais le pouvoir étatique est un pouvoir de commander qui n'est pas dérivé d'une autre autorité; c'est le pouvoir de commander à raison de son propre pouvoir et, par suite, d'après son droit propre ». Et Jellinek ajoute que « le contenu de ce pouvoir de commandement est tout à fait indifférent pour ce qui est de son existence »115 . Ce qui caractérise essentiellement l'Etat n'est donc pas la souveraineté à proprement parler, mais l'existence de cette puissance étatique, de cette puissance de commandement. En conséquence, un Etat peut ne pas être souverain, tout en disposant de cette puissance de commandement. Or, le fait de disposer de cette puissance de commandement suffit pour qu'un groupement puisse être qualifié d'Etat.

«Toutes les fois qu'une communauté peut exercer sa domination, conformément à un ordre qui lui est propre en vertu d'un pouvoir originaire et par des moyens de contrainte originaires aussi, cette communauté est un Etat »1 16 . L'Etat est donc, dans l'acception jellinékienne, une communauté qui se distingue par l'existence de cette puissance étatique, qui seule confère à ladite communauté le statut d'Etat.

Et «comme le fait remarquer Jellinek, la puissance d'Etat peut être complète et entière,
quoique l'activité de l'Etat à qui elle appartient ne s'exerce que dans une sphère restreinte

114 Eric Maulin, Souveraineté, dans Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003

115 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 147-148

116 Ibid., I, 148

[...] L'Etat possède une puissance complète dès qu'il détient intégralement les diverses fonctions du pouvoir, de façon à pouvoir exercer par lui -même une domination parfaite [...]Il y a plénitude de puissance étatique par cela seul que l'Etat a, pour les objets rentrant de sa compétence, pouvoir législatif, pouvoir gouvernemental et administratif»117. Ainsi, la collectivité est Etat si elle a une puissance de domination intégrale, et non partielle: la puissance d'Etat, comme l'exprime parfaitement Carré de Malberg, est indivisible.

Dans l'optique du Maître de Heidelberg, la caractéristique d'un Etat n'est donc pas la souveraineté, mais bien la puissance étatique. Pour qu'une collectivité puisse être un Etat, il faut qu'elle soit titulaire de cette puissance. Si, dans l'Etat fédéral, l'Etat particulier n'est «point souverain, du moins il est investi d'une puissance étatique intégrale ». Il possède, «pour l'exercice de sa compétence, tous les attributs de la puissance étatique et aussi tous les organes [...] nécessaires pour l'exercice de cette puissance »1 18.

Ainsi, «même lorsque des Etats étrangers ont concouru à l'élaboration de la constitution d'une collectivité, cette collectivité demeure un Etat, pourvu que la constitution puisse être considérée pro futuro exclusivement comme un acte originaire de sa volonté ». Et c'est précisément quand « au contraire, un groupe, pourvu d'un pouvoir de domination, a reçu son organisation d'un Etat supérieur à lui et à titre de loi de cet Etat, ce groupe n'est pas un Etat »1 19 . Le facteur qui élève le groupement au rang d'Etat est cette capacité à se donner son organisation, sa constitution, par sa propre volonté, et non en vertu d'une volonté supérieure qui a voul u pour elle. Son organisation, sa constitution, doit émaner de sa volonté. Ainsi, comme le montre le juriste de Heidelberg, l'Alsace-Lorraine n'est alors pas un Etat, car sa constitution « repose sur les lois de l'Empire allemand »120.

Poursuivant sa démonstration, Jellinek relève que pour qu'un groupe ait le caractère d'Etat, il faut que «l'organe le plus élevé, celui qui assure la perpétuité du groupe, soit indépendant [...] cet organe ne doit pas juridiquement coïncider avec l'organe d'un autre Etat »121 . Si le groupement doit vouloir pour lui seul, doit pouvoir se donner seul une constitution, par sa propre volonté, il faut donc également, dans la pratique, une fois que l'Etat est institué, que

117Raymond Carré de Malberg, Contribution à la Théorie générale de l'Etat, Dalloz, 2004, 142

118 Ibid., 142

119 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, I, 149-150

120 Ibid., I, 150

121 Ibid., I, 151

son organe le plus élevé coïncide pas, juridiquement, avec l'organe d'un Etat étranger. Naturellement, dans ce cas, la puissance étatique ne serait pas celle de l'Etat à proprement parler, mais proviendrait de cette autre Etat. Et, de ce fait, « l'identité de l'organe emportant l'identité de l'Etat »122 , le groupement ne pourrait être considéré comme un Etat. Il ne serait que la «chose» de l'autre Etat, qui lui est supérieur, qui peut vouloir pour lui. Dans cas, le groupement auquel on est confronté, par sa nature même, ne peut être qualifié d'Etat.

On voit nettement que l'élément décisif, dans la théorie de Jellinek, pour qu'un groupement puisse être qualifié d'Etat est donc le fait de disposer librement de la puissance de commandement: «il faut se prononcer contre le caractère étatique du groupe, si la communauté n'est pas à même de montrer un organe supérieur, indépendant, capable d'agir dans sa pleine indépendance »123 . La caractéristique d'un Etat tient donc particulièrement dans sa capacité à se doter d'un «organe supérieur », capable de vouloir librement, non pas en fonction d'une norme ou d'un Etat supérieur.

La conséquence en est la suivante : pour Georg Jellinek, si la puissance étatique est la caractéristique principale d'une organisation étatique, la souveraineté n'en est qu'un attribut. L'Etat est souverain lorsqu'il est pleinement indépendant, mais l'Etat peut être Etat tout en ne l'étant pas totalement. De cette manière, au sein de l'Etat fédéral, l'Etat fédéré reste un Etat au sens propre du mot: bien qu'il perde sa souveraineté, n'étant pas dans une situation de totale indépendance, il n'en reste pas moins un Etat, dans la mesure où il reste intégralement titulaire de la puissance étatique.

De tous ces éléments découle un «autre critère » pour « distinguer l'Etat non-souverain de la communauté non-étatique ; l'Etat non-souverain, dès que l'Etat qui le domine disparaît, prend aussitôt le caractère d'un Etat souverain »124 . Cela signifie nettement que la souveraineté n'est qu'une caractéristique, parmi d'autres, que l'Etat peut ou ne pas avoir pour être Etat. Dès que la domination supérieure domine, laquelle limite l'indépendance de cet Etat, celui-ci devient souverain par la seule force des choses. Il possédait déjà, auparavant, la puissance étatique, en tant qu'Etat. De ce fait, la fin de la domination suffit à lui faire recouvrer la souveraineté de façon quasi automatique.

122 Ibid., I, 151

123 Ibid., I, 151

124 Ibid., I, 154

Après cette distinction entre puissance étatique et souveraineté, Jellinek formule une définition nette qui permet de classifier quels sont les Etats souverains par rapport à ceux qui ne le sont pas, de façon claire et systématisée : «La distinction entre les Etats souverains et les Etats non-souverains est maintenant facile à établir. La souveraineté est la capacité de se déterminer seul soi-même au point de vue juridique [É] L'Etat souverain seul peut, dans les limites qu'il a lui-même établies ou reconnues, régler en toute liberté le contenu de sa compétence. Au contraire, l'Etat non -souverain, tout en se déterminant lui aussi librement, ne peut le faire que dans les limites de son pouvoir étatique »125 . Ainsi, dans l'acception jellinékienne, comme le dit clairement Helmut Quaritsch, « la souveraineté n'est pas la somme de toutes étatiques particulières réelles et possibles, elle serait par contre «compétence de la compétence », l'habilitation de disposer de toutes les compétences étatiques, mais aussi de créer des compétences nouvelles »126 . On voit

bien qu'un Etat peut agir par le biais de sa puissance étatique, sans être souverain, car il a la capacité de se déterminer librement, même si le cadre dans lequel son action s'inscrit est limité. Le fait qu'il n'ait pas la «compétence de la compétence» ne signifie pas qu'il n'a pas de puissance étatique, mais simplement qu'il n'est pas souverain, car il ne peut pas se créer à lui -même librement, indéfiniment de nouvelles compétences.

Or, comme le dit expressément Carré de Malberg, «non seulement l'Etat fédéral possède la «compétence de la compétence », selon l'expression des auteurs allemands, ce qui signifie qu'il a le pouvoir d'étendre sa compétence de sa propre volonté et par ses propres organes. Mais encore il a le pouvoir de l'étendre indéfiniment, et en cela sa puissance d'Etat s'affirme comme une puissance de l'espèce la plus haute, c'est-à-dire comme une puissance souveraine »127.

Jellinek définit clairement ce qu'il entend par puissance étatique, et, par là même, par Etat : «se déterminer ou s'obliger par sa propre volonté, voilà le signe distinctif de toute puissance de commandement indépendante »128 . Pour qu'un groupement puisse fonder un Etat, il faut donc qu'il puisse être titulaire de la puissance étatique, c'est-à-dire de la puissance de commandement, qui est la « capacité de se déterminer ou de s'obliger par sa propre volonté ».

125 Ibid., I, 155

126 Helmut Quaritsch, La souveraineté de l 'Etat dans la jurisprudence constitutionnelle allemande, Cahiers du Conseil constitutionnel, n°9

127Raymond Carré de Malberg, Contribution à la Théorie générale de l'Etat, Dalloz, 2004, 125 128 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, II, 155

Après avoir déconstruit le concept de souveraineté selon les acceptions classiques, après avoir montré de quelle façon la souveraineté, dans la perspective absolutiste, avait été développée dans un but exclusivement politique, au détriment de toute base empirique, Jellinek construit son propre modèle de souveraineté.

A cette fin, comme nous allons le voir, il recourt à la théorie de l'auto-limitation, selon laquelle l'Etat ne peut agir qu'au moyen des normes juridiques qu'il a lui-même édictées. De cette manière, la souveraineté se trouve liée par le droit et ne peut plus coïncider avec l'idée de toute -puissance.

Chapitre 2. La souveraineté révisée à l'aune du concept d'autolimitation

Georg Jellinek, à l'aide du concept d'auto-limitation, développe sa conception de la souveraineté en prenant ses distances à l'égard des théories élaborées par Machiavel, Bodin, Hobbes ou Rousseau, pour ne citer que les auteurs principaux.

Révisant la souveraineté au moyen de l'auto-limitation, le maître de Hiedelberg construit un modèle dans lequel l'Etat souverain est limité par le droit, dans la mesure où il ne peut agir qu'au moyen du droit. En découle l'idée selon laquelle l'Etat n'est pas au-dessus du droit et ne peut délibérément assujettir les individus qui se situent dans son domaine d'action.

De cette manière, en défendant l'idée d'auto-limitation, Jellinek vise à protéger les individus du pouvoir de commandement étatique. Si l'Etat est titulaire de la «Herrschaft », c'est-à-dire du pouvoir de commandement, caractéristique inhérente à la nature même de l'Etat, cela ne signifie pas pour autant qu'il soit titulaire d'un titre de souveraineté. De plus, et c'est l'élément sur lequel nous allons désormais nous attarder, si la souveraineté ne relève pas naturellement du système étatique, elle ne permet pas non plus à l'Etat de jouir d'un pouvoir tout-puissant. Jellinek, dans sa construction de la souveraineté, limite l'étendue et la force de cette souveraineté par le biais de l'auto-limitation. Ceci permet aux individus d'occuper une place au sein du système juridique et d'être véritablement protégés face à la puissance de l'Etat (Section I).

De plus, la théorie de la souveraineté, dans l'acception jellinékienne, engendre plusieurs conséquences.

D'une part, en reconnaissant que l'Etat est limité par le droit qu' il produit, Jellinek place les organes étatiques dans la même situation que les individus : ils sont tous deux liés par le droit. De cette façon, l'Etat, dont la volonté transite nécessairement par les canaux que constituent les organes étatiques, ne peut se soustraire à l'emprise des normes dont il est pourtant l'instigateur.

D'autre part, Georg Jellinek, en plaçant l'individu au coeur de son système juridique, développe la doctrine des droits publics subjectifs, laquelle rend les individus titulaires de droits à l'encontre de l'Etat.

Enfin, le modèle jellinékien de la souveraineté, construit autour du concept d'auto-limitation, engendre des conséquences intéressant la notion de Rechsstaat, c'est-à-dire d'Etat de droit. En effet, les théories jellinekiennes renforcent le droit des individus et lient directement l'Etat au droit, ce qui était très précisément l'objectif des théoriciens de l'Etat de droit.

En revanche, certaines critiques vis-à-vis de la théorie de l'auto-limitation vont voir le jour, après la mort du théoricien, que ce soit en France par le biais de Léon Duguit, ou en Allemagne par le truchement des théoriciens de Weimar, Hermann Heller et Carl Schmitt en tête. Hans Kelsen lui-même a critiqué les positions de Georg Jellinek, bien qu'il existe un lien direct entre les théories du maître de Heidelberg et celles du fondateur du positivisme juridique (Section II).

Section 1. Le concept d'auto-limitation : l'Etat, un souverain lié par le droit

§1. L'auto-limitation, un concept dont Jellinek n'est pas l'inventeur mais qui lui permet de limiter le pouvoir de l'Etat et de lier le souverain au droit

Le concept d'auto -limitation est largement associé à la figure du «plus grand juriste allemand du début du siècle », pour reprendre les termes de Léon Duguit, Georg Jellinek. Cependant, Georg Jellinek n'est pas le premier à utiliser ce concept d'auto-limitation; celui-ci est issu des travaux de Rudolf Jhering, du 1 9 ème

éminent juriste allemand siècle. Cependant, si Jhering est

l'initiateur de l'idée selon laquelle l'Etat doit respecter le droit, il ne la systématisera pas sur le plan juridique. Selon l'acception jheringienne de l'auto-limitation, l'Etat ne doit respecter le droit que parce qu'il y va de son intérêt: respecter le droit vaut mieux pour lui de que de s'en affranchir. Il n'existe pas de mécanismes juridiques qui obligent l'Etat à agir dans les limites fixées par le droit : l'intérêt de l'Etat suffit à fonder l'auto-limitation (A).

Jellinek reprend la théorie jheringienne mais la développe sur le plan juridique. En effet,
l'auto-limitation, dans la théorie jellinekienne, ne se résume pas à cette idée d'intérêt. Georg

Jellinek développe la théorie selon laquelle l'Etat, en tant que personne juridique, se distingue des organes qui le composent. De ce fait, les organes étatiques doivent respecter le droit édicté par l'Etat, au même titre que les individus. Or, les organes étatiques sont les «vaisseaux », les «canaux» par lesquels la volonté étatique est mise en mouvement. Or, si ces organes ne peuvent agir qu'au moyen du droit, cela signifie que l'Etat ne peut s'en écarter: en produisant du droit, l'Etat est obligé de le respecter (B).

A. L'auto-limitation, un concept esquissé par Jehring et développé par Jellinek: le droit, un système de relations entre personnes juridiques

Comme nous l'avons déjà brièvement annoncé, Georg Jellinek reprend à son compte la théorie de l'auto-limitation, esquissée par le juriste Rudolf Jhering, afin de construire sa théorie. Or, en développant juridiquement le concept d'auto-limitation, le maître de Heidelberg s'inscrit volontairement en contradiction avec les théories absolutistes, notamment la doctrine de Thomas Hobbes.

Selon Hobbes, le souverain, car il n'est pas soumis à sa propre volonté, « ne peut donc s'obliger à soi-même ni à aucun particulier »129 . En prenant à contre -pied les doctrines absolutistes classiques, Jellinek tente de construire un modèle dans lequel le souverain est lui- même obligé par les normes qu'il impose aux individus placés sous son pouvoir de commandement.

Dans la mise en place de son système, Jellinek est influencé par les idées de Jehring, qui «caractérise certes le droit par la force », mais qui n'en fait «pas le but mais le moyen du droit ». « C'est dans l'affirmation d'une force subordonnée à la finalité sociale du droit et devenue force juste que s'inscrit, dans la théorie jheringienne de l'Etat, le principe de limitation de l'Etat par le droit [É] car l'ordre n'est véritablement garanti que là où l'Etat respecte celui qu'il a lui-même établi »130.

129 Thomas Hobbes, Du citoyen, Principes fondamentaux de la philosophie de l'Etat, dans Gérard Mairet, Le principe de souveraineté, Folio/Essais, 1997, 52

130 Jacky Hummel, Le constitutionnallisme allemand (1815-1918): le modèle allemand de la monarchie limitée, PUF, Collection Léviathan, 2002, 309-310

Selon Jhering, l'Etat doit respecter le droit dans la mesure où son intérêt lui intime de le faire. Si l'Etat décidait de s'affranchir des règles de droit qu'il a lui-même prescrites, il risquerait de créer le désordre social. Pour cette raison, Jhering affirme que « le droit» n'est rien d'autre que « la politique bien entendue de la force, non pas la politique du moment, la politique de la passion et de l'intérêt passager, mais la politique aux vues larges et lointaines, la politique de l'avenir et de la fin »131. L'auto-limitation se justifie par l'intérêt égoïste de l'Etat: ne pas respecter le droit engendrerait des conséquences bien plus néfastes pour lui que le seul fait de devoir respecter les normes.

Georg Jellinek, dans son raisonnement, part du postulat suivant: «tout droit n'est tel que parce qu'il lie non seulement les sujets mais le pouvoir politique lui-même »132. Et il poursuit, dans l 'Etat moderne et son droit, en citant directement l'initiateur de la doctrine de l'autolimitation, c'est-à-dire Jhering lui-même: «Le droit, dans le sens plein du mot, est donc la force de la loi, liant bilatéralement; c'est la subordination propre du pouvoir politique aux lois qu'il promulgue lui-même »133 . Selon Jellinek, «quand l'Etat édicte une loi, cette loi ne lie pas seulement les individus, mais elle oblige l'activité propre de l'Etat à l'observation juridique de ses règles. »134 . Or, il faut rappeler la vision du droit que possède Jellinek. Selon le maître de Heidelberg, tout droit es t un système de relations entre deux personnes : il ne peut être envisagé que de cette façon. De ce fait, l'Etat ne peut s'extirper de ce système de relations sans nier sa qualité d'Etat. L'Etat est une personne juridique ; or, toute personne doit être envisagée comme relation, non comme substance ou comme essence.

Or, comme le souligne Jean-Pierre Machelon, «le concept d'Etat [dans l'optique jellinékienne] est inséparable de celui d'organisation juridique. En reconnaissant les gouvernés comme sujets de droit, l'Etat cesse d'être une simple force exprimant un rapport de domination. Il se constitue en personne juridique et devient un pouvoir de droit; il crée un ordre juridique qu'il s'oblige unilatéralement à préserver, faute de quoi il renoncerait à son existence même »135 . Le fait même d'être une personne juridique entraîne l'obligation, pour

131 Rudolf Jhering, L'évolution du droit, dans Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation, RDP 1911, 161-190

132 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, 130

133 Rudolf Jhering, Zweck im Recht, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 130-13 1

134 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II131

135 Jean-Pierre Machelon, Souveraineté et Etat de droit, dans Dominique Maillard Desgrées du Loû (dir.), Les évolutions de la souveraineté, Montchrestien, Collection Grands Colloques, 167

celle-ci, de respecter le droit et de respecter les autres personnes juridiques. L'Etat est lui- même une personne juridique et s'inscrit nécessairement dans une relation juridique vis-à-vis des personnes placées sous son gouvernement. Ainsi, à partir du moment où l'Etat est perçu comme une «simple» personne juridique, il devient impossible pour lui de s'extraire du système juridique qu'il a instauré.

Dans l 'Etat moderne et son droit, lorsque Jellinek traite de la question de la souveraineté, il exprime très clairement l'idée selon laquelle l'Etat, en usant du droit, en fixant un ordre juridique, se trouve aussi lié par cet ordre, autant que les individus placés sous son pouvoir de commandement. De plus, en citant nommément Rudolf Jhering, le Professeur de Heidelberg reconnaît sa dette vis-à-vis du théoricien allemand, «un des esprits à la fois les plus vigoureux et les plus souples et un des juristes les plus pénétrants de l'Allemagne dans la seconde moitié du 1 9ème siècle »136 , selon Léon Duguit.

B. Le développement juridique du concept d'auto-limitation par Georg Jeiinek

Georg Jellinek, en reprenant le concept d'auto-limitation « inventé » par Jhering, le développe de façon plus juridique.

Selon le maître de Heidelberg, le concept d'auto-limitation est justifié par le fait que l'Etat, en tant que personne juridique, est distinct des organes qui le constituent. De cette manière, Jellinek parvient à rendre crédible le concept d'auto-limitation: les organes étatiques, à l'image de chaque personne juridique, se doit respecter les normes étatiques. De cette manière, l'Etat s'auto-limite en s'obligeant à respecter les normes qu'il édicte (1).

Jellinek justifie son système en s'appuyant sur sa conception du droit: le droit est un mécanisme de garantie, et pas seulement un mécanisme de contrainte. L'Etat doit respecter le droit car certaines garanties, non expressément juridiques, l'incitent à le respecter. D'une certaine manière, cet argument se rapproche de celui de Jhering, pour qui l'Etat devait respecter l'auto-limitation par simple intérêt égoïste. Selon Jellinek, les prescriptions juridiques précises ne sont donc pas les seuls instruments obligeant l'Etat à respecter le droit. D'autres éléments non juridiques l'y poussent tout autant (2).

136Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto -limitation de l'Etat, RDP 1919, 16 1-190

1. La conception de l'auto-limitation selon Jellinek

Par quel biais Jellinek parvient-il à mettre en pratique ce concept d'auto-limitation? Par quel truchement peut-il justifier le fait que l'Etat, qui institue l'ordre juridique, puisse s'autolimiter, se contraignant lui-même à respecter un ordre juridique qu'il a pourtant librement créé ? Comment concilier la suprématie du droit et l'idée de souveraineté?

Le Professeur de Heidelberg énonce de la manière suivante la solution qu'il donne à ce problème: «L'Etat, par la loi, ordonne aussi aux personnes, qui lui servent d'organes, de diriger leur volonté d'organe dans un sens conforme à la loi. Mais comme la volonté de l'organe est la volonté de l'Etat, l'Etat, en liant ses organes, se lie lui-même »137.

La doctrine met souvent cet argument en avant lorsqu'il s'agit de justifier l'idée d'autolimitation dans la perspective jellinékienne. Jellinek se distingue de la vision jheringienne de l'auto-limitation, selon laquelle l'Etat ne devait respecter le droit que parce que son intérêt lui dictait de le faire. Jellinek juridicise le concept d'auto-limitation inventé par Jhering et affirme que «cette dépendance [de l'Etat vis-à-vis du droit] n'est pas d'ordre moral, mais de nature juridique »138 . Jellinek, tout en reprenant la notion jheringienne, l'érige en concept juridique.

La solution apportée par le maître de Heidelberg est la suivante.

Or, pour que l'Etat, personne juridique, soit obligé de respecter le droit, il faut qu'il y soit juridiquement contraint. L'Etat doit respecter le droit, car, en ordonnant à l'ensemble des personnes placées sous son pouvoir de commandement de respecter la loi, il ordonne de facto à ses propres organes, donc à lui-même, de le faire. Juridiquement, l'Etat se doit de respecter le droit, car il ne peut matériellement pas faire autrement. Il est contraint de suivre l'ordre juridique dont il est l'instigateur.

De cette manière, «à l'opposé de Laband, qui n'admet pas l'idée d'une limitation théorique
de l'Etat par le droit, dans la mesure où l'Etat crée le droit et ne peut être lié par sa propre

137 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II131

138 Ibid., II131

volonté, Jellinek affirme certes que l'Etat crée le droit, mais admet cependant qu'il est possible d'être lié par sa propre volonté »139.

Jellinek, pour forger sa théorie de l'auto-limitation, utilise la théorie selon laquelle l'Etat est est une personne juridique qui se distingue des organes qui le composent. De cette manière, «le monarque n'est qu'un organe de l'Etat à côté d'autres organes »140.

C'est précisément cela qui nous intéresse ici, «les dispositions des Constitutions selon lesquelles le monarque réunit entre ses mains tous les droits de la puissance étatique, ne doivent pas être interprétées dans le sens d'une souveraineté du prince [É] Le monarque n'est qu'un organe de l'Etat à côté d'autres organes qui sont partiellement indépendants de l'organe suprême »141.

Dans la perspective jellinékienne, bien que le monarque demeure l'organe suprême de la structure étatique, bien qu'il soit celui qui seul peut déclarer la guerre, la définition qu'il en donne le place néanmoins au «simple» rôle d'organe étatique. Par ce biais, l'Etat chapeaute l'ensemble des organes, y compris le monarque : «le pouvoir souverain n'est rien d'autre que l'Etat défini comme un ensemble d'organes détenant des compétences constitutionnelles »142. Aussi, l'Etat est défini comme la personne juridique disposant d'organes pour mettre en mouvement sa volonté : tous ces organes se détachent de l'Etat, qui seul peut être souverain.

Ainsi, si le droit est destiné à toutes les personnes situées sous la domination de l'Etat, y compris les organes étatiques, l'Etat, n'agissant que par le biais de ses organes, ne peut s'écarter des règles de droit qu'il a édictées.

L'intégralité d'un passage de l 'Etat moderne et son droit doit être cité pour saisir le cheminement suivi par Jellinek tout au long de son raisonnement: «Une conception [absolutiste] ne peut être réalisée rigoureusement que dans une théocratie. Un dieu seul ou un monarque vénéré à l'égal d'un dieu peut poser les décisions de sa volonté insondable et

139 Jacky hummel, Le constitutionnalisme allemand (1815-1918): le modèle allemand de la monarchie limitée, PUF, Collection Léviathan, 2002, 310

140 Ibid., 308

141 Ibid., 307-308

142 Ibid., 310

toujours véritable, comme normes d'action, obligeant tout le monde sauf lui-même. Mais il en est tout autrement lorsque l'Etat procède selon des règles fixes, soumises en ce qui concerne leur établissement et leur révision à des formes juridiques. Une telle règle présuppose d'abord que les organes de l'Etat sont obligés par elle. Mais ainsi l'Etat lui-même est lié dans son activité; en effet , l'activité des organes de l'Etat est l'activité même de l'Etat, puisqu'il n'existe pas d'autre activité de l'Etat que celle qui se manifeste par ses organes. Une telle règle renferme cet engagement, à l'égard des sujets, que les organes de l'Etat seront tenus de se conformer à la règle »143 . Ainsi, en distinguant l'Etat des organes dont il dispose, Jellinek explicite, sur un plan juridique, le concept d'auto-limitation: si l'Etat ne peut mettre en mouvement sa volonté qu'au moyen de ses organes, ceux -ci n'agissant qu'en vertu des prescriptions juridiques étatiques, l'Etat ne peut agir autrement qu'au moyen des règles de droit qu'il a édictées.

En conclusion, l'objectif de Jellinek est atteint : il parvient à concilier la souveraineté et l'obligation pour l'Etat de respecter le droit.

« La souveraineté n'est pas le pouvoir sans limite, mais la capacité de se déterminer soi-même exclusivement, c'est par suite la limitation autonome du pouvoir politique, ne connaissant juridiquement aucun lien émanant de pou voirs étrangers, mais s'en imposant lui-même par l'établissement d'un ordre juridique qui seul permet d'apprécier l'activité de l'Etat au point de vue juridique »144 . Dès lors, la souveraineté est tempérée par cette notion d'auto-limitation. Loin des conceptions absolutistes, la souveraineté est limitée par le droit: l'Etat, même souverain, doit nécessairement respecter l'ordre juridique. L'Etat souverain n'est plus situé au-dessus du droit : il n'est plus une puissance de domination libre de s'affranchir des règles de droit.

Ainsi, «la notion de personnalité juridique de l'Etat soumet la puissance étatique au droit
qu'elle produit »145 . Et, de cette manière, l'Etat se trouve limité «en vertu de sa propre
organisation, c'est-à-dire par une autolimitation de l'exercice de sa puissance qui procède

143 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 551

144 Ibid., II, 135

145 Jacky Hummel, Le constitutionnalisme allemand (1815 -1918) : le modèle allemand de la monarchie limitée, PUF, Collection Léviathan, 2002, 310

essentiellement de l'institutionnalisation de cet exercice »146 . L'Etat, en institutionnalisant sa volonté, en l'exerçant par le biais de ses organes, s'auto-limite.

En conséquence, Jellinek parvient à créer un modèle dans lequel l'Etat crée le droit mais se trouve lié par sa propre volonté. L'Etat, dans l'acte même du droit, s'oblige.

2. Les normes juridiques comme « normes garanties »: des éléments extérieurs qui contraignent l'Etat souverain à respecter le droit

«Jellinek, proche des idées de Max Weber, critique la conception labandienne qui considère la contrainte comme caractéristique essentielle du droit »147 . En effet, selon Jellinek, la notion même de droit n'est pas uniquement affaire de contrainte. La contrainte n'est qu'une déclinaison de ce qu'il appelle les «garanties» : tout droit est caractérisé par la garantie de son application. Or, la garantie de l'application du droit ne passe pas exclusivement par la contrainte ; d'autres garanties que la contrainte existent.

D'ailleurs, Jellinek exprime très clairement son raisonnement : «c'est moins dans la contrainte que dans la garantie dont la contrainte est une forme particulière, que se trouve le caractère essentiel de l'idée du droit. Les normes juridique s ne sont point des normes de contrainte, mais des normes garanties ». De cette manière, les «garanties qu'offrent de grandes parties du droit public et du droit des gens, privés par leur nature même de toute garantie basée sur la contrainte juridique, possèdent souvent une force plus grande que toutes les mesures juridiques imaginables »148.

Jellinek, lorsqu'il s'attaque au droit public, entame son raisonnement en partant du postulat suivant. La puissance dont disposent les organes supérieurs a certes des limites dans la constitution mais « à l'intérieur de ces limites, la puissance peut s'exercer librement et s'il n'y a point, dans l'ordre juridique, de garanties assurant que cette puissance s'exercera toujours dans une direction déterminée, personne ne saurait dire dans quel sens s'exercera cette puissance à part le titulaire même de cette puissance »149 . De cette manière, le droit n'est pas

146Ibid., 311

147 Ibid., 310

148 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 508

149 Ibid., I, 543

seulement un système de contrainte, contrairement à ce qui a souvent été dit en doctrine, mais un système de garanties, assurant que le pouvoir s'exerce dans un sens précis et déterminé.

L'Etat est lié au droit par des mécanismes de garantie qui l'empêche de sortir du système juridique. «A l'extérieur comme à l'intérieur, l'Etat, dans la communauté de droit international des Etats, se reconnaît comme lié par le droit (par le droit international) sans se soumettre pour cela à un pouvoir supérieur ». Si «dans le droit international, juridiquement, l'Etat n'est soumis qu'à sa propre volonté », les «garanties ne reposent pas entièrement sur la volonté de l'Etat. Pour qu'il y ait droit, une seule chose est nécessaire, c'est qu'il y ait des garanties : il n'est pas indispensable que ces garanties viennent de la volonté de l'Etat »150. Comme Jellinek l'explicite à plusieurs reprises dans son ouvrage L 'Etat moderne et son droit, le droit n'est donc pas tant un instrument de volonté qu'un instrument de garantie. L'application du droit a lieu car des mécanismes de garantie poussent les Etats à l'appliquer: ces garanties sont telles que l'Etat ne peut sortir du droit et ne peut agir autrement que par le biais du droit.

En fait, pour «boucler» son système d'auto-limitation, pour montrer que l'Etat est lié au droit, Jellinek précise que de nombreux mécanismes de garantie non expressément juridiques poussent les Etats à respecter les prescriptions juridiques. Par exemple, les Etats doivent éviter de violer le droit international, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec des sanctions juridiques : l'opinion de la communauté internationale, ainsi que celle des juristes, des journalistes, du public, obligent les Etats à respecter les conventions et le droit international. Ces mécanismes, s'ils ne sont pas contraignants, sont donc loin d'être inefficaces.

«Ce n'est donc pas la contrainte matérielle, mais les garanties, desquelles la contrainte n'est qu'un simple mode, qui forment la marque essentielle de la règle de droit. Les règles de droit ne sont pas, à vrai dire, des normes de contrainte, mais des normes garanties »151 . Ainsi, les règles de droit sont autant de garanties justifiant l'argument selon lequel l'Etat ne peut sortir du droit. Ce n'est pas tant que l'Etat soit véritablement « contraint » par une force supérieure, le droit, à agir en vertu des prescriptions juridiques : en réalité, les règles juridiques sont des

150 Ibid., II, 133

151 Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto -limitation, RDP 1919, 16 1-190

garanties qui le «poussent» simplement à respecter le droit. Ces garanties suffisent à lier l'Etat au droit.

Si l'Etat s'auto-limite par le droit, il se trouve donc également contraint à respecter le droit par des mécanismes extérieurs, garantissent l'application du droit autant que les normes elles- mêmes. Des mécanismes non contraignants peuvent obliger l'Etat à appliquer le droit d'une façon tout aussi efficace - voire plus efficace - que des mécanismes juridiquement contraignants. En somme, Jellinek justifie le lien entre Etat et droit en montrant que l'Etat, outre le fait de devoir respecter les normes qu'il a produits par le biais de l'auto-limitation, doit également tenir compte du droit en raison d'éléments extérieurs, de mécanismes de garantie non expressément contraignants. L'Etat, même souverain, se trouve donc limité dans sa capacité d'agir.

§2. Le concept d'auto-limitation: l'impossibilité pour l'Etat de sortir du droit sans nier sa propre condition d'Etat

Selon Georg Jellinek, si l'on accepte ce concept d'auto-limitation, cela signifie que l'Etat, même titulaire de la souveraineté, est limité par le droit. Jellinek énonce certains arguments prouvant que l'Etat ne peut utiliser d'autres moyens que le droit dans l'exercice de son action.

D'une part, l'Etat ne peut pas tout faire et ne peut pas se rendre «impossible lui-même ». Or, si l'on partait du principe selon lequel tous les moyens sont à la disposition de l'Etat dans l'exercice de son action, cela engendrerait la conséquence suivante : l'Etat pourrait abolir l'ordre juridique et, par voie de conséquence, se rendre impossible lui-même. Or, en instaurant l'anarchie, l'Etat se nierait lui-même, et, par là même, irait à l'encontre de sa nature même d'Etat. Cette situation étant inenvisageable, l'Etat doit respecter le droit (A).

De plus, Jellinek, rappelons-le, définit le droit comme le produit de la conviction. C'est la conviction qui donne au fait le caractère d'une norme juridique. Or, selon le Professeur de droit public de Heidelberg, la conviction dominante, en ce début de siècle, marquée par l'idée de l'Etat de droit, est que l'Etat ne peut plus agir selon son bon plaisir: les mentalités ont évolué et la civilisation a apporté l'idée selon laquelle l'Etat doit respecter le droit, comme n'importe quel individu (B).

A. L'anarchie, une hypothèse inenvisageable pour l'Etat souverain : l'obligation de respecter le système juridique

L'objectif de Jellinek est de montrer que l'Etat, par sa nature même, ne peut agir qu'au moyen du droit et se trouve nécessairement lié par l'ordre juridique qu'il a institué. Afin de prouver sa théorie, Jellinek raisonne par l'absurde et se place volontairement dans le cas où l'Etat ne serait pas lié par son ordre juridique. «S'il est vrai que l'Etat peut tout juridiquement, il peut alors abolir l'ordre juridique, introduire l'anarchie, se rendre impossible lui-même. Mais s'il n'y a pas à tenir compte d'une telle conception, c'est qu'alors l'Etat trouve sa limite jurid ique dans l'existence d'un certain ordre ». Il faut ajouter la conclusion qu'apporte Jellinek à son raisonnement: «L'Etat peut, il est vrai, choisir sa constitution; mais il lui faut avoir une constitution. L'anarchie est une possibilité de fait, ce n'est pas une possibilité de droit »152.

L'anarchie n'est pas une situation envisageable pour un Etat : en effet, si l'Etat pouvait agir par n'importe quel moyen, y compris un moyen qui n'est pas compris dans son système juridique, cela signifie que l'Etat pourrait être en mesure d'abolir son propre système juridique, de scier la branche sur laquelle il s'assoit. Or, selon Jellinek, l'Etat ne peut pas se nier lui-même, «se rendre impossible lui-même », au risque de nier sa propre condition d'Etat. Il lui faut donc nécessairement respecter l'ordre juridique, au risque de n'être plus un Etat.

Il faut admettre que l'Etat s'oblige unilatéralement vers l'ordre juridique qu'il crée. Il faut que l'Etat reconnaisse les gouvernés comme des personnalités juridiques, afin que puisse naître un droit en tant que relations entre sujets de droit. Pour Jellinek, un ordre juridique qui n'admettrait qu'une seule et unique personnalité serait une absurdité, parce que, au bout du compte, «l'Etat ne saurait lui non plus détenir de droits que si lui font face des personnalités »153 . Ainsi, si l'Etat acquiert la personnalité juridique, ce n'est que par le biais de la reconnaissance d'autres sujets de droit qu'il peut y parvenir.

On constate ici l'immixtion de l'une des théories jellinéliennes principales selon laquelle le
droit est un «système de relations» entre des personnes : «la personnalité juridique, qu'il

152 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 129

153 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,298

s'agisse de celle de l'Etat ou de celle des individus et de leurs groupements, n'est pas à penser comme « substances comme le l'organicisme l'historicisme du 1 9 ème

» - faisait de siècle -

mais comme « relations » »154 . Ainsi, l'Etat est lié par le droit : c'est bien par la reconnaissance expresse des autres individus, par les relations juridiques qu'il instaure avec eux, que l'Etat lui-même peut être reconnu comme personne juridique, comme sujet de droit. Cette reconnaissance réciproque oblige l'Etat à agir au moyen du droit et ne peut sortir du droit: si l'Etat venait à le faire, il se nierait lui-même en tant que personne juridique, et en tant qu'Etat.

B. La convergence de la « conviction dominante » et des « éléments constants du droit » qui contraignent l'Etat souverain à respecter le droit

1. La « conviction dominante » : un Etat nécessairement lié par le droit

Pour Georg Jellinek, le fondement du droit, se trouve dans la conviction, dans la croyance qu'un état de fait est un état de choses reconnu par le droit. Il s'agit, selon le juriste, de « faire cadrer» la souveraineté «avec notre conception moderne du droit ». Pour justifier son raisonnement, Jellinek affirme que l'auto-limitation de l'Etat «a son principe dans les convictions juridiques dominantes; par suite, étant donné le caractère subjectif de tous les critères du droit, la nature juridique de l'obligation que l'Etat s'impose à lui-même se trouve en même temps démontrée »155.

Selon Jellinek, même si la souveraineté a pu exister sous la forme absolutiste, celle-ci, au début du 20ème siècle, ne peut plus se décliner sous cette forme. Le Maître de Heidelberg part du raisonnement psycho-sociologique selon lequel «le caractère positif du droit lui vient, en dernière analyse, de la conviction que l'on a de sa force obligatoire : c'est sur cet élément purement subjectif que repose tout l'ordre juridique »156 . Or, selon lui, la conviction dominante à son époque n'assimile plus la souveraineté à l'idée de toute -puissance. A l'heure du Rechtsstaat, c'est-à-dire de l'Etat de droit, qui est une réponse au Polizeistaat, c'est-à-dire

154 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 33

155 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 135

156 Ibid., I, 504

l'Etat policier, l'idée d'une souveraine té non limitée par le droit paraît difficilement défendable.

Car, en effet, l'idée d'auto-limitation contient une «assurance donnée aux sujets que les organes de l'Etat se conforment à ces lois ». Or, «toute norme présuppose que tant qu'il n'y aura pas de raison suffisante pour l'abroger, elle sera inviolable. Et c'est cette inviolabilité de l'ordre juridique qui entraîne en grande partie, pour chaque individu, la nécessité de calculer ses actes et de prévoir leurs conséquences; elle est une condition indispensable du développement constant de la civilisation : elle seule crée cette confiance sociale sans laquelle les relations entre hommes s'élèveraient à peine au-dessus du niveau primitif »157.

Si l'auto-limitation pousse l'Etat à respecter le droit, elle crée cette confiance sociale que les hommes doivent avoir. Toute norme contient en elle-même la certitude que, tant qu'elle ne sera pas abrogée, elle reste inviolable. La civilisation toute entière, selon Jellinek, repose sur cette possibilité, pour les individus, d'être en situation de sécurité juridique. Les individus peuvent à chaque instant savoir à quelle norme ils doivent se référer et quels sont les actes qui leur sont permis. Cette sécurité juridique seule permet de créer cette «confiance sociale» et le « développement constant de la civilisation ».

Or, «le fondement de tout droit réside, selon Jellinek, dans «la conviction que l'on a de sa valeur, de sa forme normative [É] Ainsi donc, c'est de la conviction dominante, elle-même conditionnée par le degré de la civilisation générale, qu'il dépend, à un moment donné, qu'une prétendue norme possède réellement le caractère de norme véritable. D'où il résulte que la question finale est celle-ci: l'Etat, d'après les idées d'une époque donnée, est-il ou n'est-il pas obligé par l'expression de sa propre volonté, et s'il est obligé, dans quelle mesure l'est-il ? ». Et

la réponse de Jellinek est la suivante : «L'on ne peut affirmer qu'une chose, c'est que, dans l'Etat moderne, de plus en plus chacun est convaincu du caractère obligatoire du droit pour l'Etat lui-même »158.

Ainsi, en repartant de l'idée que le droit réside dans la conviction populaire d'une époque
donnée, Jellinek conclut au 20 ème

en affirmant que, à actuelle,

l'heure c'est -à-dire début du

siècle, la conviction populaire dominante considère comme acquise l'idée que le droit est

157 Ibid., I, 552

158 Ibid., I, 554

obligatoire et possède un caractère impératif à l'égard de tous, y compris de l'Etat. L'évolution des convictions aboutit ainsi à ce résultat: l'Etat ne peut plus outrepasser le droit qu'il a institué car la conviction dominante ne peut plus considérer la toute-puissance étatique comme un phénomène logique.

Jellinek développe d'ailleurs toute une analyse historique ayant pour fin de montrer que certains actes juridiques, relevant de l'arbitraire étatique, qui passaient pour logiques à une certaine période, ne peuvent désormais plus être tolérés. Le juriste donne l'exemple du bill of

159

attainder et du bill of pain and penalties , appliqués au 17ème siècle. Si l'on ne parvenait pas, dans des « cas d'une haute importance politique, à condamner une personne désagréable, en s'en tenant à l'application du droit commun, le Parlement votait un bill de condamnation qui, souvent, créait le crime à punir. Ce bill, une fois sanctionné par le roi, était exécuté. Souvent l'accusé n'était même pas cité devant le Parlement [É] Il est hors de doute qu'aujourd'hui un bill semblable serait considéré comme une injustice criante, comme un abus des formes juridiques »160 . Les circonstances, les époques, le simple écoulement du temps font évoluer les convictions populaires: ce qui pouvait être considéré comme logique à une période ancienne ne peut plus être ressenti et accepté de la même façon dans des temps plus récents. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu'au moment où Jellinek publie L 'Etat moderne et son droit, la notion allemande de Rechtsstaat a déjà été développée. Malgré la grande «méfiance à l'égard de l'expression et une distance par rapport aux doctrines qui en ont fait leur bannière »161 , car il «n'a jamais existé et ne pourra jamais exister d'Etat limité à la protection du droit »162 , Jellinek développe une doctrine de l'auto-limitation ainsi qu'une théorie des droits publics subjectifs qui viennent donner du poids au concept de Rechtsstaat. La

ème

conviction dominante, marquée par l'essor de ce nouveau concept développé depuis 1 8

le

siècle en Allemagne, considère que l'Etat est «naturellement» lié au droit.

D'ailleurs, comme le fait remarquer Jellinek, « l'idée que l'Etat peut être lié à son droit a joué
un rôle important en ce qui concerne la formation des idées touchant les constitutions
modernes, considérées en tant qu'actes écrits. Ces constitutions, en effet, cherchent à endiguer

159 Comme Jellinek l'indique dans L 'Etat moderne et son droit, le premier punissait de mort, le second d'une peine moins sévère

160 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 555-556

161 Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001, 30

162 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, cité dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001, 31

la toute puissance législative de l'Etat, non seulement en établissant des normes fixes suivant lesquelles doit s'exprimer la volonté de l'Etat, mais encore au moyen de la notion des droits «garantis» de l'individu »163 . Si Les constitutions modernes sont marquées par l'idée force qu'il faut «endiguer la toute puissance» de l'Etat, cela résulte de la conviction que l'Etat, désormais, est lié par les normes juridiques qu'il produit.

Dans l'optique jellinékienne, il ne peut y avoir de «droit, pour reprendre les termes précis d'Olivier Jouanjan, d'ordre juridique que si l'individu peut se sentir obligé, l'obligation étant la puissance d'agir comme motif pour déterminer la volonté. Si, dans l'instant même qu'il doit agir, l'individu ne peut savoir quelle est la règle d'action de l'Etat avec lequel il est en relation parce celui-ci [É] peut l'avoir changée, il n'y a [É] du point de vue de l'individu qu'un néant normatif [É] Sauf à être complètement irrationnel, celui qui commande se limite lui-même au moment où il profère le commandement »164.

La théorie de l'auto-limitation, dans la perspective de Georg Jellinek, est plus qu'un mécanisme dissociant l'Etat des organes qui le composent. Elle est la «condition de pensabilité de l'ordre juridique moderne, de l'ordre juridique dans l'Etat moderne »165.

2. L'Etat souverain lié par les « éléments constants du droit »

Jellinek continue son argumentation en affirmant qu'il existe des éléments plus fondamentaux encore qui «échappent à tout arbitraire des législateurs. C'est le résidu du développement historique total d'un peuple, tel qu'il se manifeste dans les institutions juridiques, comme condition permanente de toute l'existence historique de ce peuple ». Certains éléments sont invariables et ne peuvent ainsi jamais «dépendre du bon plaisir de l'Etat »166.

Pour justifier sa position, Jellinek affirme que «déclarer le meurtre impunissable est hors du domaine des possibilités d'une législation réelle. Et si un législateur s'avisait d'une pareille déclaration, des forces dont il ne serait pas le maître se chargeraient de châtier le meurtre en- dehors de toutes formes et de toutes règles ». C'est pourquoi si le droit est composé

163 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, 557

164 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, 77

165 Ibid., 76

166 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 557

d'« éléments variables », il est également, selon jellinek composé d'« éléments constants» qui permettent d'« apprécier les actes volontaires de l'Etat en-dehors de tout vice de forme ». Cela signifie que l'Etat ne peut jamais aller à l'encontre de ces « éléments constants », qui, car ils constituent des caractéristiques fondamentales des peuples civilisés, ne peuvent point subir d'entorse. En conclusion, ces «éléments constants du droit forment le seul fondement possible des devoirs de l'Etat »167.

Du point de vue de Georg Jellinek, il est inconcevable d'admettre une souveraineté absolue: les éléments constants du droit doivent toujours, dans tous les cas, être respectés, et l'Etat ne peut librement s'en affranchir. Ces «éléments constants» du droit constituent donc l'élément ultime permettant de justifier la théorie selon laquelle l'Etat est limité dans la production des normes et dans les actions qu'il entreprend. Quand bien même l'Etat souhaiterait s'extirper du droit, il ne pourrait aller à l'encontre de ces caractères fondamentaux, propres au développement historique d'un peuple, qui «échappent à tout arbitraire des législateurs ». Ainsi, «déclarer le meurtre impunissable est hors du domaine des possibilités d'une législation réelle»; de cette manière, «une loi ou une sentence judiciaire pleinement valable au point de vue juridique et à l'abri de toute voie de recours peuvent être considérées non seulement comme injustes, mais comme contraires au droit ». Ces éléments constants, qui permettent donc de limiter l'action de l'Etat, constituent donc le «seul fondement possible des devoirs de l'Etat »168.

Ainsi, l'Etat n'a pas que des droits mais possède bien des devoirs vis-à-vis des individus. L'Etat ne peut aller à l'encontre de la conviction dominante, des éléments constants du droit, lesquels suivent l'état de civilisation d'un peuple. Ces éléments constants dictent des obligations, à la charge de l'Etat. Ces obligations, à l'époque de Jellinek, imposent à l'Etat de respecter le droit. En conséquence les éléments constants du droit, qui ne peuvent évoluer que de façon très lente, fixent un cadre dans lequel l'action étatique est enserrée.

De ce fait, si l'Etat s'auto-limite dans les règles de droit qu'il produit, il est également limité par ces éléments constants, qui fixent des règles au-delà desquelles il ne peut aller. Le souverain ne dispose pas du droit; il y est soumis.

167 Ibid., I, 558

168 Ibid., I, 558

Section 2. La déclinaison de la théorie de la souveraineté au sens jellinékien et les critiques qui en ont découlé

Soumettre la souveraineté au droit permet à Jellinek de développer une théorie qui en découle, appelée la doctrine des droits publics subjectifs. En soumettant le souverain à l'ordre juridique, Jellinek s'éloigne considérablement, comme nous l'avons déjà vu, des théories absolutistes classiques. Jellinek, par cette doctrine, rend l'individu titulaire de droits qu'il peut faire valoir à l'encontre de la puissance étatique. Ainsi, Jellinek centre son système juridique sur la protection individuelle. La théorie de l'auto-limitation ainsi que la théorie des droits publics subjectifs limitent les possibilités d'action du souverain et protègent les droits des individus (1).

De plus, il faut bien admettre que, même si Georg Jellinek, à son époque, prend ses distances à l'égard de certains théoriciens du Rechtsstaat, les notions qu'il développe renforcent substantiellement le concept d'Etat de droit. En effet, la théorie de l'auto-limitation, par voie de conséquence, oblige l'Etat à respecter le droit lorsqu'il met en mouvement sa volonté.

Cependant, après la mort du théoricien de Heidelberg, les théories jellinékiennes seront vivement critiquées en doctrine, que ce soit par le théoricien français du droit, Léon Duguit,

»169

qui ne voit dans l'auto -limitation qu'une « limite juridique précaire au pouvoir de l'Etat,

ou par les tenants du décisionnisme, notamment Hermann Heller et Carl Schmitt, qui, en faisant primer le politique sur le juridique et le sociologique, vont rejeter d'un bloc les concepts jellinékiens (2).

§1. L'Etat, un souverain dont la personnalité juridique doit être reconnue par les autres sujets de droit

Pour Georg Jellinek, le «point de départ, c'est la question de la possibilité de l'ordre juridique en général, c'est-à-dire d'une base juridique objective, sur laquelle pourraient se fonder des droits subjectifs.

169Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto -limitation de l'Etat, RDP 1919, 16 1-190

En particulier, Jellinek pose la question de la possibilité d'un ordre objectif du droit public nécessaire à la déduction de droits publics subjectifs »170 . Ainsi, comme nous l'avons déjà vu, et comme Walter Pauly le formule de façon limpide, «l'idée de « relations entre sujets de droit» donne le fond sur lequel Jellinek figure toutes les constellations juridiques fondamentales pensables s'agissant de la relation entre l'Etat et l'individu »171 . Jellinek part bien de l'individu pour construire tout son système juridique. Il s'agit de démontrer que le droit n'est pensable que comme un réseau, un système de relation entre diverses personnes juridiques.

Ce n'est pas un système de domination pure dans les mains de l'Etat: l'Etat ne peut détenir de droits que «si lui font face des personnalités », que s'il peut y avoir échange avec d'autres personnes juridiques : «ce n'est que dans la mesure où l'Etat se conçoit lui-même comme limité juridiquement qu'il devient un sujet de droit »172 . Si l'Etat veut acquérir des droits, il faut qu'il soit reconnu comme tel par d'autres sujets de droit; si cette reconnaissance n'a pas lieu, l'Etat lui-même ne peut pas être reconnu comme sujet de droit. On voit bien que l'Etat n'est plus une entité située au-dessus des autres. L'Etat comme personne juridique n'existe que par le regard des autres, que par sa reconnaissance expresse par d'autres individus. En effet, comme le dit expressément le Professeur Olivier Jouanjan, «le subjectivisme [de Georg Jellinek] est, profondément, pensée de l'intersubjectivité: on n'est sujet que l'un pour l'autre »173.

Ainsi, dans la conception jellinékienne de l'Etat, «la dynamique profonde de l'Etat moderne est celle d'une «reconnaissance réciproque » entre l'instance qui exerce le pouvoir de domination et l'individu soumis à cette domination ». Cet met en exergue le «libéralisme politique du juriste, mais aussi sa dette à l'égard du kantisme »174 . La doctrine des droits publics subjectifs permet à Jellinek de replacer l'individu au coeur du système juridique, de penser l'Etat à partir de l'individu, et non l'individu à partir de l'Etat.

170 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,297

171 Ibid., 300

172 Ibid., 298

173 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 81

174 Ibid., I, 33

Penser la personne comme relation, non comme essence, place l'Etat dans une situation inédite. Quand bien même l'Etat est souverain, il doit être reconnu comme tel par les autres individus. De plus, comme le dit Jellinek, ce n'est que si l'Etat se conçoit comme limité qu'il peut obtenir le statut de personne juridique, qu'il peut donc entrer en relation avec d'autres individus.

En mettant en avant ce principe de reconnaissance de la part des personnes juridiques, Jellinek fait la distinction entre le rapport factuel de domination et le rapport juridique, seul rapport pensable dans le cadre étatique, sur le fondement de cette reconnaissance. «Un rapport factuel de domination ne devient juridique qu'à partir du moment où les deux membres de la relation, le dominant et le dominé, se reconnaissent comme les titulaires de droits et de devoirs réciproques »175.

Les conséquences que l'on peut conclure sur la souveraineté sont claires. Le souverain n'est souverain qu'à partir du moment où il est reconnu comme tel par les individus. Ainsi, la souveraineté, contrairement aux théories absolutistes classiques, ne doit pas être définie de façon substantielle, mais uniquement à l'aune de la perception dont il fait l'objet par les individus. «Or, s'agissant de l'Etat, producteur et garant des normes juridiques, si la norme n'en est pas une pour lui, elle ne peut fonder aucune attente chez l'autre personne, ce qui ne signifie pas autre chose que le rapport ne peut être dit «de droit », et qu'il ne peut être construit que comme un rapport «de force ». L'Etat ne peut inspirer confiance [É] C'est au bout du compte l'individualisme qui porte cette dialectique de la reconnaissance dont le secret peut-être ainsi formulé : c'est par et dans la reconnaissance (juridique) de la subjectivité des individus que l'Etat (moderne) s'assure du fondement de sa propre légitimité qui réside, ultima ratio, dans la reconnaissance par les individus de l'ordre juridique de cet Etat, qui n'est, au fond, que le système des interactions psychiques que produisent ces mécanismes de reconnaissance »176.

Ainsi, la souveraineté n'est que le fruit de la perception des individus, de la conviction qu'ils
peuvent avoir que l'Etat est, ou non, souverain. Ce qui est sûr, c'est que, dans la théorie de

175 Georg Jellinek, Système des droits publics subjectifs, dans Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, 81

176 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2005, 82

Jellinek, le souverain ne peut être reconnu comme tel que s'il s'auto-limite et respecte le droit de la même façon que les individus. Car, de quelle manière pourrait-il inspirer la confiance et susciter la reconnaissance de la part des autres sujets de droit s'il ne respectait pas le droit?

A partir de cette reconnaissance, Jellinek crée un modèle dans lequel l'Etat s'auto-limite et l'individu est considéré comme un véritable sujet de droits.

§2. L'influence des théories jellinéliennes sur le positivisme kelsénien et les critiques des théoriciens de Weimar vis-à-vis de la conception jellinékienne de la souveraineté

Le modèle jellinékien de souveraineté a exercé une certaine influence sur les théoriciens du droit au début du 20ème siècle. Les discussions au sein de la doctrine juridique ont été vives car les théories échafaudées par le Maître de Heidelberg n'ont pas laissé les théoriciens de Weimar indifférents.

D'une part, il est clair que les thèses de Jellinek ont largement influencé le positivisme général et Hans Kelsen en particulier. La volonté affichée par Hermann Heller de classer Jellinek parmi les positivistes le montre d'ailleurs nettement.

Le modèle mis en place par le maître de Heidelberg de la souveraineté va également dans le sens d'un renforcement de l'Etat de droit, soumettant le souverain aux normes dont il est à l'origine le créateur. Ainsi, malgré le fait que Jellinek n'ait pas caché sa «méfiance » vis-à- vis des théoriciens du Rechtsstaat , son raisonnement insiste sur la position supérieure du droit par rapport à l'Etat. En liant l'Etat au droit, Georg Jellinek donne de la substance à la théorie du Rechtsstaat (A).

D'autre part, la théorie jellinékienne de la souveraineté a soulevé la polémique au sein de la doctrine. Ses définitions, qu'elles aient été acceptées ou rejetées, ont donné lieu à des discussions animées: de nombreux auteurs, tels que Léon Duguit, Carl Schmitt ou Hermann Heller, ont volontairement pris leur distance vis-à-vis des théories de Georg Jellinek relatives à la conceptualisation générale du droit et, plus précisément, à la question de la souveraineté. L'approche psycho-sociologique de Jellinek est largement remise en cause, tout particulièrement par les décisionnistes Heller et Schmitt, qui privilégient une approche

purement politique du fait juridique. Or, cette nouvelle approche produit des conséquences sur le concept de souveraineté (B).

A. L'influence des théories jeiinékiennes liant le souverain au droit sur le positivisme et sur l'idée de « Rechtsstaat »

1. Des liens complexes avec le positivisme kelsénien

Il est évident qu'il existe un lien entre les théories jellinékiennes, notamment celles intéressant la question de la souveraineté, est les positions positivistes, telles qu'elles ont été fondées par le juriste autrichien Hans Kelsen. On peut d'ailleurs dire que Kelsen a «mis en question l'auto-élévation de l'Etat à la personnalité juridique que suppose Jellinek tout autant que la doctrine de l'auto-limitation qui lui est sous-jacente »177 . Si les axes de travail de Kelsen l'ont mené à des résultats différents, les questions à partir desquelles les deux auteurs ont construit leurs modèles présentent des similitudes.

Le décisionniste qu'est Hermann Heller ne s'y trompe pas, lorsqu'il qu'il en vient à critiquer le formalisme juridique propre au positivisme : «A travers Gerber Laband et Georg Jellinek, le formalisme juridique libéral a accédé à une position dominante [...]Il a dû son achèvement à Hans Kelsen, pour lequel, en toute logique, tout Etat est un Etat de droit, dans la mesure où le droit présente, indépendamment de la valeur et de la réalité, une forme pour tout contenu arbitraire [...] L'Etat est devenu irréel, une abstraction ou une fiction, parce que son contenu de valeur n'apparaît plus crédible »178 . Sa critique du positivisme, courant qui selon lui refuse d'intégrer tout système de valeur dans les fondements de l'Etat et de la Constitution, assimile consciemment les théories jellinékiennes aux conceptions kelséniennes. Heller place Kelsen et Jellinek au même rang : le Professeur de droit public de Heidelberg aurait fondé les prémisses de ce qui serait devenu, sous la plume du juriste autrichien, le positivisme.

Il est évident que, s'y l'on suit la conception jellinekienne de la souveraineté, le souverain se
trouve nécessairement lié par le droit. Or, le positivisme, s'il va plus loin en théorisant

177 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,299

178 Herman Heller, L 'Europe et le fascisme, dans Sandrine Beaume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2008, 258

l'identité entre système juridique et Etat, reprend la position jellinékienne reliant, de façon consubstantielle, l'Etat au droit. Jellinek, en montrant que l'Etat ne peut sortir du droit sans se renier lui-même, semble poser les bases du positivisme kelsénien. L'anarchie, c'est-à-dire la situation de pur fait, est, dans l'optique jellinékienne, incompatible avec le concept même d'Etat. L'Etat est directement lié au droit par un lien logique. A cet égard, on peut considérer que la théorie kelsénienne, qui identifie l'Etat au droit, se place dans une relation de «filiation» par rapport aux théorie jellinékiennes. «Jellinek ne dira jamais expressément, à l'instar de Kelsen, que l'Etat se définit comme un ordre juridique, mais à tout le moins la doctrine de l'auto-limitation engage-t-elle profondément dans cette voie »179.

En limitant le souverain par le droit, en liant l'Etat au droit, Jellinek annonce donc l'un des thèmes majeurs du positivisme. L'une des différences que l'on peut noter, contrairement à ce que Heller affirme, tient au fait que, chez Jellinek, «il y va de la possibilité d'une éthique de la vie humaine commune, une question que Kelsen évacue consciemment »180 . Kelsen ne pense le droit que sur un plan formel, et non sur un plan matériel. Au contraire, Jellinek construit son modèle sur une base empirique et relie Etat et droit dans un but éthique : faire valoir les droits individuels face à la puissance étatique. Si «l'image de Kelsen est en effet trop souvent celle d'un savant indifférent au monde et à la politique », alors qu'il fut le «rédacteur de la Constitution autrichienne de 1920, qu'il fut membre de la Haute Cour constitutionnelle ins tituée par cette Constitution et qu'il en démissionna avec éclat pour protester contre une révision constitutionnelle consacrant un affaiblissement des pouvoirs de la Cour »181, celle de Jellinek est tout à fait différente. Celui-ci, en théorisant l'Etat de façon tant sociologique que juridique, semble s'immiscer dans la réalité politique, dans le contexte précis des différentes époques qu'il tente d'analyser. De cette façon, Jellinek est impliqué dans la défense des droits individuels : son objectif est de défendre la protection des individus face à la puissance étatique en s'appuyant sur une certaine vision éthique du droit.

De ce fait, si, dans un premier temps, Jellinek déconstruit l'absolutisme de la souveraineté et
démontre que celle-ci n'est qu'un concept historique et circonstancié, le maître de Heidelberg
montre également que l'Etat, même titulaire de la souveraineté, ne peut aller à l'encontre des

179 Olivier Jouanjan, Préface : Georg Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, 79

180 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,299

181 Patrick Wachsmann, Le kelsénisme est-il en crise ?, Droits, 4, 1986, 53-64

individus et ne peut nier leurs droits. Le jugement que Heller portait sur Jellinek insiste de façon pertinente sur ce point : «Le problème central était pour lui [Jellinek] la relation entre l'individu et l'Etat ».

2. La défense des droits individuels face à la toute-puissance étatique: des objectifs similaires à ceux prônés par les théoriciens du Rechtsstaat

Georg Jellinek, tout au long de sa théorie, tente de montrer comment le concept d'auto - limitation peut permettre aux individus de se protéger face à la puissance étatique. Ainsi, Jellinek donne de la substance à la théorie du Rechtsstaat, bien qu'il ne soit pas un théoricien de l'Etat de droit à proprement parler. Sa théorie, comme nous l'avons déjà démontré, est centrée sur l'individu, la conviction individuelle, le monde subjectif. Il en ressort une souveraineté tempérée, loin de l'absolutisme des auteurs classiques : le souverain ne peut nier l'individu. L'Etat n'est pas un pur instrument de domination: il doit respecter le droit, notamment les «éléments constants» du droit, lesquels forment un cadre dans lequel l'action étatique s'insère. En conséquence, le souverain respecte nécessairement le droit.

Il faut d'ailleurs noter qu'au cours de son analyse historique des différents types d'Etat, dans le premier tome de L 'Etat moderne et son droit, intitulé Théorie générale de l 'Etat, Jellinek insiste sur le fait que l'Etat, au cours des siècles, n'a jamais véritablement nié l'individu, contrairement aux idées reçues.

« Sans doute, l'individu, dans l'Etat antique, comme dans l'Etat moderne, pouvait exercer son activité dans une sphère d'action libre et indépendante de l'Etat, mais l'antiquité n'a jamais eu conscience du caractère juridique de cette activité libre [É] Mais l'ignorance du droit individuel n'existe [sous l'Antiquité] qu'en ce qui concerne cette sphère de liberté; car on a vivement conscience de la tâche que l'Etat doit remplir dans l'intérêt de l'individu et du droit de l'individu d'en exiger l'accomplissement »182 . Ainsi, en retraçant un historique des différents types d'Etats, Jellinek insiste sur le fait que la souveraineté de l'Etat n'a jamais été absolue : l'individu a toujours bénéficié d'une certaine «sphère de liberté », bien que les époques, en la matière, montre des différences conséquentes. Nier l'existence d'une «sphère de liberté» individuelle, refuser d'admettre que l'individu a toujours bénéficié d'une certaine reconnaissance juridique à toutes les époques, reviendrait à nier la réalité historique.

182 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 468-469

«Entre l'individu antique et l'individu moderne, quant à leurs rapports avec l'Etat, toute la différence, au point de vue juridique, se borne à ce que la liberté de l'individu moderne est expressément reconnue dans les lois de l'Etat, tandis que celle de l'individu antique était si naturelle qu'elle n'a jamais eu d'expression légale »183.

En dressant un tableau historique des différents Etats, Jellinek souligne le fait que la liberté de l'individu a toujours existé ; la différence entre les périodes antiques et modernes tient dans la reconnaissance expresse de cette liberté individuelle par le système politique. De cette façon, Jellinek, d'une part, met en échec les théories absolutistes, et, d'autre part, s'attache à montrer l'importance de l'individu dans tous les systèmes juridiques. L'individu, dès l'Antiquité, était au moins titulaire de droits politiques qui lui permettaient de participer à l'exercice du pouvoir. C'est pourquoi, parler de négation de l'individu, oublier l'existence de ces libertés sous l'ère antique, célébrer la souveraineté comme un concept absolu, consiste à nier la réalité des choses.

De ce fait, lorsque la doctrine assimile l'Etat antique à un Etat omnipotent, elle se base uniquement sur, « les théories de Platon et d'Aristote » : cet Etat correspond à « un type idéal et non à un type empirique »184 . Si Jellinek insiste, par la suite, sur la distinction ent re souveraineté et Etat, il met en avant, dans sa Théorie générale de l 'Etat, le fait que l'idée d'un Etat antique omnipotent, « dominant l'individu de toutes parts, ne lui permettant aucune action politique »185, relève donc purement d'un « type idéal» : ce type idéal reflète les théories grecques, notamment platoniciennes et aristotéliciennes, mais ne correspond pas à la réalité des choses. Malheureusement, les historiens et les philosophes se sont davantage penchés sur ces théories que sur le contexte politique réel. L'histoire démontre que l'Etat grec ne dominait pas l'individu de cette façon. Selon le Maître de Heidelberg, l'individu disposait en réalité de certains droits et se trouvait déjà titulaire d'une « sphère de liberté », bien que celle-ci soit quelque peu restreinte.

Jellienk, à nouveau, insiste sur l'enjeu de sa théorie de l'Etat : déconstruire les concepts pour
replacer l'individu au coeur du système juridique. De ce fait, soumettre la souveraineté de
l'Etat au droit lui permet de remplir son objectif en accordant une place officielle, un statut,

183 Ibid., I, 473

184 Ibid., I,451

185 Ibid., I, 450

aux individus. Si l'Etat, dans l'histoire, n'a jamais pu nier l'individu de façon totale, cela signifie que la souveraineté n'a jamais été, à proprement parler, absolue, si ce n'est dans les ouvrages politiques des théoriciens. Respectant le droit et l'individu, l'Etat ne peut pas être titulaire d'une souveraineté absolue; les individus et l'Etat ont entre eux des relations, non des rapports de sujétion ou de pure domination. Ainsi, Georg Jellinek, libéral sur le plan politique, donne de la substance au concept d'Etat de droit, en défendant le droit et l'individu face à la puissance souveraine.

L'entière construction de son concept de souveraineté tourne autour de l'individu: celui-ci bénéficie d'une reconnaissance au sein du système juridique et peut avoir des relations avec la puissance étatique. L'individu et l'Etat sont des personnes juridiques, qui, entre elles, sont reliées par des rapports de droit.

Geog Jellinek cherche à montrer que la souveraineté, à l'instar de l'ensemble des concepts juridiques, est le fruit de relations entre les personnes juridiques, et non d'une domination ou d'une sujétion de l'un sur l'autre. De cette manière, en déconstruisant les théories politiques, en distinguant les concepts d'Etat et de souveraineté, Jellinek parvient à construire un modèle dans lequel l'Etat ne peut nier l'individu. Dans tout système politique, l'Etat a laissé aux individus placés sous son pouvoir de commandement une «sphère de liberté », y compris sous l'ère antique. Pour cette raison, parler de souveraineté au sens «absolu» est une erreur: le souverain n'a jamais dépassé les limites d'un certain commandement et a toujours laissé aux individus une certaine liberté. De cette façon, la simple constatation de l'existence de cette «sphère de liberté » dément l'existence d'une souveraineté dans laquelle l'individu ne serait que le sujet de la domination étatique.

B. Les critiques de l'acception jellinékienne de la souveraineté par Léon Duguit et par les tenants du décisionnisme

Pour terminer notre étude, nous allons nous attarder sur deux types de critiques auxquelles l'Ïuvre de Jellinek a dû faire face.

En premier lieu, le juriste français Léon Duguit a souligné, au début du siècle dernier, la
prétendue faiblesse de la théorie de l'auto-limitation utilisée par Jellinek pour nier la toute -
puissance de la souveraineté étatique. Selon lui, si ce concept d'auto-limitation est

«précaire », la théorie générale de l'Etat telle qu'elle est développée par Jellinek relève elle- même du «métajuridisme », preuve que le juriste de Heidelberg ne parvient pas à éliminer toute forme de spéculation (1).

En second lieu, le concept de souveraineté, sous le régime de la République de Weimar, va connaître une nouvelle acception, par le biais de la théorie de la «décision », chère à deux auteurs, Carl Schmitt et Hermann Heller. Bien que Heller soit social-démocrate, contrairement à Schmitt dont les compromissions avec le régime nazi sont incontestables, chacun des deux auteurs a farouchement critiqué les théories de Jellinek. Heller le considère comme l'instigateur du positivisme, courant de pensée qu'il rejette catégoriquement (2).

1. La critique de Duguit: la faiblesse du concept d'auto-limitation et le « métajuridisme » de Jellinek

Selon l'éminent doyen de la faculté de Bordeaux, l'auto -limitation jellinékienne est « fragile» car le pouvoir d'un Etat n'est souvent limité que dans la mesure où «il le veut bien»: son pouvoir ressemble ainsi plutôt à un pouvoir « absolu et sans limite »186 . Selon Duguit, ce n'est donc que par une «apparence de raison» que l'on peut parvenir à lier l'Etat au droit par un lien de nécessité. Car, comme nous l'avons vu, en s'efforçant de construire son concept d'auto-limitation, Jellinek tente d'élaborer un raisonnement pour limiter l'action de l'Etat, construire un modèle dans lequel la puissance étatique peut être enserrée.

Duguit reprend d'ailleurs à son compte les termes employés par Jellinek pour montrer combien l'auto-limitation n'est qu'un concept fragile et précaire. Ce qui gêne Duguit au plus haut point est l'assertion suivante, issue de l 'Etat moderne et son droit: «Pour résoudre la question de la limitation des pouvoirs de l'Etat, il faut mettre de côté les instrument s insuffisants de manoeuvre juridique, dont beaucoup de ceux qui traitent le problème veulent seulement se servir. La solution de la question, pour employer une expression que je propose, est de nature métajuridique »187 . Jellinek, en construisant des concepts bâtis sur la réalité empirique, souhaitait s'écarter de toute tendance spéculative. Or, construire un raisonnement métajuridique, cela revient à admettre que les simples règles juridiques positives ne peuvent

186Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto -limitation de l'Etat, RDP 1919, 16 1-190

187 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, dans Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation de l'Etat, RDP 1919, 161-190

expliquer, techniquement, l'auto-limitation de l'Etat. Jellinek ne parvient donc pas à éliminer toute forme de spéculation dans sa théorie juridique de l'auto-limitation.

Ainsi, selon Duguit, «tout cela révèle chez Jellinek des hésitations et des scrupules ». De cette manière, après avoir montré que l'Etat ne peut agir autrement qu'au moyen du droit qu'il crée, Jellinek prétend boucler son système en admettant, de surcroît, que certains éléments fondamentaux du système juridique, les «éléments constants» du droit, ne relèvent pas du pouvoir réel du législateur. On peut ainsi « croire qu'il admet pleinement l'existence d'un droit supérieur à l'Etat et d'une limite juridique s'imposant généralement et rigoureusement à l'Etat [...]Il admet ainsi qu'on ne peut pas ne pas reconnaître qu'il y a certaines bornes que l'Etat ne peut pas, historiquement, moralement, politiquement dépasser [...] c'est métajuridique ». Si Duguit insiste sur cet élément «métajuridique », c'est qu'il y trouve un argument permettant de critiquer la théorie jellinékienne.

Le fondement sur lequel la théorie de Jellinek relève donc de la métaphysique : si Jellinek n'a de cesse de critiquer les positions spéculatives des auteurs classiques (qui posent des modèles ne reposant jamais sur des bases empiriques), il ne parvient pas non plus, dans sa propre méthode, à éliminer toute trace métaphysique. S'il se fait le pourfendeur du droit naturel, Jellinek insiste pourtant sur ces «éléments fondamentaux» qui font de certaines normes juridiques des impératifs auxquels l'Etat même ne peut se soustraire. Alors qu'il souhaitait, à l'image de Kant, assujettir la connaissance aux limites du seul champ phénoménal, lui interdisant du même coup toute prétention sur le champ nouménal, Jellinek n'arrive pas à respecter son cahier des charges.

De plus, lorsque Jellinek traite du droit international, il justifie celui-ci de la même manière que le droit public interne et tente de fonder le caractère obligatoire des contrats entre Etat sur la formule de l'auto-limitation. Les Etats se soumettent donc volontairement aux règles du droit international; le droit international a un fondement psychologique, de la même manière que le droit public interne. Ainsi, c'est la croyance des individus à l'existence de règles de droit international qui fonde l'existence de ce droit international.

De plus, contrairement aux opinions courantes, ce n'est pas parce qu'il existe peu de moyens
de contrainte au sein du droit international que celui-ci ne constitue pas véritablement un
système juridique à part entière. Une règle de droit n'a pas besoin d'être sanctionnée pour être

reconnue en tant que telle: il faut simplement que son exécution soit garantie. Or, selon Jellinek, il existe suffisamment de mécanismes de garantie qui incitent les Etats à appliquer le droit international.

Pourtant, pour évoquer le cas où les règles internationales se trouvent en opposition avec les intérêts de l'Etat, comme le fait remarquer Duguit, Jellinek utilise une formule étonnante: «là où l'observation du droit international se trouve en conflit avec l'existence de l'Etat, la règle de droit se retire en arrière parce que l'Etat est placé plus haut que toute règle de droit particulière. Le droit international existe pour les Etats et non pas les Etats pour le droit international »1 88.

Duguit choisit de coupler cette affirmation du juriste de Heidelberg avec la formule suivante, également extraite de l'Etat moderne et son droit: «s'il existait un ordonnancement interétatique et surtout superétatique, tout à fait sans lacune, décidant tous les conflits suivant des règles juridiques préétablies, cela aurait pour résultat de conserver dans le monde moderne et pour un temps indéfini ce qui est malade, vieilli, ce qui est une survivance du passé et, par là, serait rendu impossible tout progrès salutaire ». Ainsi, Jellinek admet que, si l'ordre international est lacunaire, cela ne peut

être qu'une bonne chose, dans la mesure où ces lacunes rendent possible l'évolution, le progrès. Si le droit international, lacunaire, contrarie les intérêts des Etats, ceux-ci peuvent s'abstenir de le respecter, car l'Etat prime le droit international.

Il est exact de relever, comme le fait Duguit, que ce raisonnement pose problème. Cela signifie que l'auto-limitation, telle qu'elle est formulée par Jellinek, ne fonctionne pas véritablement: le droit s'arrête là où l'intérêt supérieur de l'Etat commence. Et voici, selon Duguit, la « doctrine abominable de la guerre instrument de progrès humain et source d'ordre juridique ». Car, si Jellinek utilise, comme exemples à l'appui de sa thèse, la création de l'Empire allemand à la suite des grandes guerres du 19ème siècle, chacun des évènements «produits » par l'Etat lorsque celui-ci s'abstient de respecter les règles du droit international ne sont pas forcément aussi «heureux », loin de là.

188 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, dans Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation de l'Etat, RDP, 1919, 161-190

D'une part, reconnaître que, lorsque son intérêt le dicte, l'Etat peut s'abstenir de respecter le droit international, cela signifie que le droit, qui puise pourtant selon Jellinek sa force dans la conviction des individus, plie devant l'intérêt étatique: voilà bien un problème dans sa doctrine de l'auto-limitation. L'Etat prend le pas sur le droit. L'Etat peut s'écarter des normes juridiques lorsque les circonstances

l'y poussent, alors même que ces normes, dans le système jellinékien, sont pourtant le fruit des convictions individuelles. Or, nous le verrons, comme l'expriment très bien les chefs de fil du décisionnisme quelques temps plus tard, c'est précisément dans les moments de « crise » que l'on peut définir le souverain, celui qui est habilité à prendre la décision ultime. Le fait que l'Etat puisse s'abstenir de respecter l'ordonnancement juridique international lorsque son intérêt supérieur est en jeu constitue une entorse terrible au concept d'auto-limitation, qui tentait précisément de lier l'Etat au droit qu'il produit, d'une façon quasi automatique.

D'autre part, se placer du côté du progrès, souhaiter que l'ordre international ne soit pas «verrouillé » mais puisse évoluer vers une situation meilleure, c'est un point de vue éminemment respectable concevable, au début du 21 ème

mais difficilement surtout siècle,

après les conflits mondiaux qui ont émaillé le dernier siècle. Ainsi, Duguit achève son article de cette manière : «telles étaient, avant la guerre, [la première guerre mondiale] en ce qui concerne le droit international, les conclusions négatives du plus célèbre juriste publiciste de l'Allemagne ».

Naturellement, le déroulement de la première guerre mondiale ne permet pas de donner raison à Jellinek sur ce point: le fait que l'Etat, dans une situation où son intérieur le dicte, puisse ne pas respecter le droit, et ainsi s'abstenir de respecter le droit (alors même que le lien entre Etat et droit constituait le fondement même de l'auto-limitation) n'engendre pas que des conséquences heureuses. Pourtant, Jellinek se range authentiquement du côté de Kant, lorsqu'il évoque l'avenir des sociétés et du droit international, citant directement le Maître de Königsberg: «son développement [du droit international] nous paraît tendre vers ce but, pour nous bien lointain, peut-être même irréalisable d'une façon intégrale, ce but que Kant nous a montré lorsqu'il écrivait : « Le plus grand problème qui se pose devant l'espèce humaine et que la nature oblige à résoudre, c'est la réalisation d'une société universelle de nature civile,

administrant le droit »189 . Ainsi, même si, dans certains cas, l'Etat s'abstient encore de respecter les réglementations internationales, l'évolution du droit international devrait tendre vers la concrétisation d'une société de cette nature, dont la mission serait précisément de faire respecter le droit.

2. La critique du raisonnement jellinékien par les tenants du décisionnisme et la remise en cause du concept de souveraineté

Quelques années après la mort de Georg Jellinek, sa vision de la souveraineté a été critiquée par les « décisionnistes », Hermann Heller et Carl Schmitt en tête.

En réalité, c'est la méthode même employée par Jellinek qui sera mise en cause : au raisonnement psycho -sociologique du maître de Heidelberg, les décisionnistes préfèrent une approche politique, dans laquelle l'unité de l'Etat est justifiée par des raisons purement politiques. L'unité telle qu'elle est conceptualisée par Schmitt, et contrairement à Jellinek, «n'est ni juri dique, ni sociologique: elle est remise entre les mains de l'organe suprêmement politique, le président du Reich, gardien de l'unité politique ». Sa théorie tourne uniquement autour de l'Etat, et ne se focalise absolument pas sur la société, contrairement à Jellinek qui, dans son étude de la souveraineté, intègre des éléments sociologiques.

Pour comprendre les critiques que les deux auteurs ont adressé à Jellinek, il faut tout d'abord cerner, au préalable, leur vision du droit et de l'Etat.

Si, pour Jellinek, le souverain est celui qui bénéficie d'un pouvoir supérieur et indépendant,
Schmitt, à l'aide de son raisonnement purement politique, le définit comme celui qui effectue

190

la discrimination entre l'ami et l'ennemi publics. Dans son ouvrage La notion d e politique , Carl Schmitt pose déjà les jalons de cette discrimination politique, discrimination qui constitue une des bases fondamentales pour comprendre l'ensemble de son oeuvre: «L'ennemi, ce ne peut être qu'un ensemble d'individus groupés, affrontant un ensemble de même nature [É] L'ennemi ne saurait être qu'un ennemi public, parce que tout ce qui est relatif à une collectivité, et particulièrement à un peuple tout entier, devient de ce fait affaire

189 Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon- Assas, 2004, I, 564

190 Carl Schmitt, La notion de politique, Flammarion, 1992

publique ». De ce fait, dans cet ouvrage, Carl Schmitt caractérise l'Etat de la manière suivante : c'est une «unité politique organisée formant un tout» et « à qui revient la décision ami-ennemi ».

Schmitt caractérise le souverain comme celui qui prend la décision ultime en cas de conflit: «il résulte de cette confrontation avec l'éventualité de l'épreuve décisive, celle du combat effectif contre un ennemi effectif, que toute unité politique est nécessairement ou bien le centre de décision qui commande le regroupement ami-ennemi, et alors elle est souveraine dans ce sens (et non dans un quelconque sens absolutiste), ou bien elle est tout simplement inexistante ». Est donc souveraine l'unité capable de faire la distinction ami-ennemi: c'est bien cette capacité à discriminer qui fait la force du souverain.

La souveraineté, dans l'acception schmittienne, est donc exclusivement pensée en termes politiques. La méthode du décisionnisme s'écarte donc radicalement de celle employée par Jellinek et les post-kantiens: le droit n'est qu'une sous-catégorie du politique, lequel est défini, selon Schmitt, comme étant le domaine de la lutte entre amis et ennemis.

191

De plus, dans la théorie schmittienne, comme l'énonce Sandrine Baume , il n'y a pas
mention de la doctrine de l'auto-limitation telle que Jellinek l'a exp osée, mais « son opinion

192

peut être dérivée de ses propositions exposées dans Théorie de la constitution. Schmitt tranche le dilemme entre souveraineté de l'Etat

et prééminence du droit public, en optant pour le maintien de la puissance souveraine de l'Etat et en en acceptant les conséquences ultimes, c'est-à-dire la subordination de l'individu et de ses droits à l'Etat, qui seul peut les garantir ». Bien entendu, cette affirmation doit être mise en relation avec la définition que Carl Schmitt donne de l'Etat: «L'Etat moderne est une unité politique close, par son essence il constitue le status, c'est-à-dire un status total qui relativise tous les autres status à l'intérieur du sien propre ? Il ne peut reconnaître en son sein aucun status de droit public antérieur ou supérieur à lui et ayant autant de droits que lui ».

En conséquence, pour Schmitt, l'individu est subordonné à l'Etat; la notion même d'auto-
limitation ou de droits publics subjectifs n'a aucun sens. Schmitt fait clairement privilégier le

191 Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l 'Etat, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2008,254

192 Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, PUF, Collection Léviathan, 1993, 310

pouvoir souverain sur le droit. L'individu, s'il est titulaire de droits, ne peut l'être que dans la mesure où le souverain les lui reconnaît expressément. La relation entre droit et pouvoir, au coeur de la souveraineté dans l'acception jélinekienne, lequel tente de limiter la souveraineté au moyen du droit, a pour résultat, dans la théorie schmittienne, la victoire du pouvoir face au droit.

Sandrine Baume évoque le cas particulier de Heller qui, selon elle, a tenté d'élaborer une « conciliation» entre le normativisme kelsénien et la doctrine schmittienne. Selon cet auteur, il faut sortir de cette dualité: «toute théorie partant de l'alternative droit ou pouvoir, norme ou volonté, objectivité ou subjectivité, méconnaît la construction dialectique de la réalité étatique, c'est pourquoi elle échoue déjà à l'initiale »193 . Selon lui, le droit est donc le produit d'un rapport dialectique entre l'être et le devoir-être, entre le pouvoir et la norme. De cette manière, la Constitution n'est «ni le fruit d'une volonté souveraine, ni un système logique et clos de normes »194 . Heller utilise la théorie décisionniste de Carl Schmitt dans la mesure où le souverain est effectivement celui qui prend la «décision ». Cependant, ces théories s'écartent de celles de Schmitt car, outre son point de vue politique modéré, sa préférence va au système parlementaire: chez lui, la décision se joue au niveau du Parlement, au niveau de la représentation nationale, et non au niveau du pouvoir exécutif, option choisie par Schmitt. Cependant, dans sa vision du droit et de l'Etat, et ainsi de la souveraineté, Heller va directement critiquer Georg Jellinek.

Heller s'attaque aux positivistes qui refusent d'intégrer des valeurs dans les fondements de l'Etat : selon lui, il ne peut y avoir d'unité politique que si elle repose sur l'acceptation de valeurs communes, lesquelles sont l'origine de la légitimité de l'Etat et donc de la Constitution. L'un de ses ennemis intellectuels est donc Kelsen, qui «s'efforce du mieux » qu'il peut à «dépolitiser la théorie de l'Etat. Qui se demande encore quelle théorie de l'Etat fut plus fructueuse, plus profonde, plus essentielle? Celle des hommes politiques tels que Dahlmann, Stahl, Stein et Mohl ou celle des hommes non politiques comme Gerber, Laband, Jellinek et Kelsen ? »195.

193 Hermann Heller, Staatslehre, dans Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2008, 255

194 Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2008, 255

195 Herman Heller, Staatslehre, dans Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2008, 259

Heller, de la même manière que Schmitt, s'oppose directement à Georg Jellinek, à qui il reproche de «dépolitiser » le système juridique, de la même manière que Kelsen.

«Par souveraineté, nous entendons la qualité de l'indépendance absolue d'une unité de volonté par rapport à une autre unité de décision efficiente »196. Cette définition de la souveraineté s'écarte sensiblement de la conception jellinékienne : Heller y introduit, de la même manière que Carl Schmitt, la notion de décision, éminemment politique.

En conséquence, la vision décisionniste du droit s'écarte radicalement de l'approche kantienne de Jellinek: dans l'optique décisionniste, le droit n'est qu'un sous-produit du politique. De ce fait, le concept de souveraineté devient une notion éminemment politique, directement associée au concept de décision.

196 Hermann Heller, Die Souvernitt. Ein Beitrag zur Theorie des Staats- und Vlkerrechts, 1927, dans Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 263

La souveraineté est un concept quasi mythique au sein du droit français: au fil du temps, après avoir été considérée comme simple théorie, la souveraineté a obtenu le statut de vérité historique. Comme l'a rappelé Michel Foucault, « dire que le problème de la souveraineté est le problème central du droit dans les sociétés occidentales, cela signifie que le discours et la technique du droit ont eu essentiellement pour fonction de dissoudre, à l'intérieur du pouvoir, le fait de la domination, pour faire apparaître, à la place de cette domination, que l'on voulait réduire ou masquer, deux choses : d'une part, les droits légitimes de la souveraineté et, d'autre part, l'obligation légale de l'obéissance »197 . Dans l'optique de Foucault, le concept juridique de souveraineté a servi à masquer l'idée de domination, afin de favoriser certaines idées politiques, certaines conceptions du pouvoir.

Or, la théorie de Jellinek vise précisément, lorsqu'elle touche à la souveraineté, à déconstruire les concepts couramment utilisés, à montrer de quelle façon les théories ont façonné notre image du réel. L'image du souverain absolu n'est pas une vérité historique attestée, mais la résultante d'un discours sur le pouvoir, dont les théoriciens les plus fameux ont été Jean Bodin et Thomas Hobbes. Jellinek se place sur une base empirique, revisite le concept de souveraineté au travers des différentes acceptions dont il a fait l'objet au cours de l'histoire, puis construit son propre modèle, axé sur le concept d'auto-limitation. Selon Jellinek, la doctrine a trop souvent oublié de déconstruire les mythes forgés par les anciens théoriciens politiques. Or, derrière les théories, qui ne sont souvent que présentations falsifiées du réel, la souveraineté n'est qu'un concept, qui a donc permis de faire triompher une certaine vision du pouvoir.

La souveraineté au sens jellinékien s'appuie sur l'individu pour limiter la souveraineté au moyen du droit. En partant du droit comme produit du monde subjectif, Jellinek part de l'individu pour comprendre l'Etat et les concepts juridiques. Fidèle à la tradition kantienne, Georg Jellinek s'oppose radicalement «aux essentialistes»; il construit son modèle à partir d'une approche véritablement «subjective» du droit, au sein de laquelle la conviction individuelle a toute sa place. De cette manière, la souveraineté n'est pas un concept absolu mais purement relatif, issu de luttes politiques historiques, dont l'acception dépend de la

197 Michel Foucault, «Il faut défendre la société », Cours au Collège de France (1975-1976), dans Alain Laquièze, La critique de la souveraineté par les libéraux anglo-saxons, dans Dominique Maillard Desgrées du Loû, Les évolutions de la souveraineté, Montchrestien, Collection Grands Colloques, 2006, 173-174

conviction dominante; or celle-ci ne peut plus tolérer l'idée d'une souveraineté toute- puissance, qui s'affranchirait selon son bon plaisir des règles de droit.

Il est possible d'établir une comparaison entre la manière dont Jellinek étudie le concept de souveraineté, à partir d'une critique de la raison juridique et des concepts utilisés, et la façon dont Michelangelo Antonioni, dans son chef d'Ïuvre Blow up, réalisé en 1966, déconstruit notre perception de la réalité. Antonioni, à la manière de Jellinek, insiste sur le fait que la réalité n'est pas ce qu'elle semble être : nous débattons trop souvent sur des images du réel, et non sur la réalité elle-même. Thomas, le photographe du film d'Antonioni, n'est-il pas précisément le représentant le plus fidèle de ces théoriciens fascinés par les images, les photos, les représentations, lesquelles ne sont finalement que des mises en forme figées et falsifiées du réel dans lequel nous vivons ? Comme la dernière scène du film nous l'indique - dans laquelle des clowns miment une partie de tennis - les théories ne sont que des leurres, des constructions artificielles sur lesquelles les discours sont construits. Perdant de vue le réel, le droit devient un monde de constructions théoriques; la prise en compte de l'individu, de sa vision du droit, de son mode de pensée, permet seule de mettre en place une théorie «réelle », une science du droit, au sein de laquelle les éléments jadis laissés de côté seraient réintégrés. Car Jellinek applique finalement la même logique à la question de la souveraineté qu'Antonioni à la question du regard: sommes-nous certains de ce que nous voyons? Les concepts ne cachent-ils pas d'autres éléments que ce que les théories nous donnent à voir ? En déconstruisant notre mode de perception du réel, donc également de la chose juridique, ne peut-on pas donner une image plus fidèle de la réalité?

Bibliographie

Ouvrages de référence

Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit [1ère édition 1900] - Première partie Théorie générale de l 'Etat -, Éditions Panthéon-Assas, 2004

Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit [1ère édition 1900] - Deuxième partie Théorie juridique de l 'Etat -, Éditions Panthéon-Assas, 2004

Ouvrages généraux

Denis Alland et Stéphane Rials (direction), Dictionnaire de la culture juridique, Lamy/PUF, Collection Quadrige Dicos Poche, 1 ère édition 2003

Oscar Bloch et Walther von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Presses Universitaires de France, 5ème édition 1968

Ouvrages philosophiques

Ferdinand Alquié, Leçons sur Kant - La morale de Kant -, La Table Ronde, 2005

Jean-Cas sien Billier, Kant et le kantisme , Armand Colin, Collection Synthèse, Paris, 1998

Dominique Folscheid (direction), La philosophie allemande de Kant à Heidegge r, Presses Universitaires de France, Collection Premier Cycle, 1 ère édition 1993

Louis Guillermit, Leçons sur la Critique de la raison pure de Kant, Librairie philosophie J. Vrin, Collection Bibliothèque d'histoire de la philosophie, 2008

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781), PUF, Collection Quadrige Grands Textes, 7ème édition 2004

Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, Librairie philosophie J. Vrin, Collection Bibliothèque des textes philosophiques, 2002

Luc Ferry et Alain Renaut, Philosophie politique, Presses Universitaires de France, Collection Quadrige Grandes Textes, 1ère édition 2007

Arthur Schopenhauer, Le fondement de la morale, Libraires générale française, Collection Le Livre de Poche, 1991

Ouvrages spécialisés

Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat - Genèse d'une doctrine -, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2008

Raymond Carré de Malberg, Contribution à la Théorie générale de l 'Etat [1 ère édition 1920], Dalloz, 2004

Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France. 1976, Seuil/Gallimard, Collection Hautes Etudes, 1997

Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l 'Etat chrétien et civil, Gallimard, Collection Folio/Essais, 2000

Jacky Hummel, Le constitutionnalisme allemand (1815-1918):le modèle allemand de la monarchie limitée, Presses Universitaires de France, Collection Léviathan, 1 èreédition 2002

Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), Presses Universitaires de France, Collection Léviathan, 1 ère édition 2005

Olivier Jouanjan (direction), Figures de l 'Etat de droit - Le Rechtsstaat dans l'histoire intellectuelle et constitutionnelle de l'Allemagne -, Presses Universitaires de Strasbourg, Collections de l'Université Robert Schuman, Institut de Recherches Carré de Malberg, 2001

Robert Legros, la question de la souveraineté - Droit naturel et contrat social -, Ellipses, 2001

Dominique Maillard Desgrées du Loû (direction), Les évolutions de la souveraineté, Montchrestien, Collection Grands Colloques, Laboratoire angevin de recherches sur les actes juridiques, 2006

Gérard Mairet, Le principe de souveraineté - Histoires et fondements du pouvoir moderne -, Folio, Gallimard, Collection Folio/Essais, 1997

Joseph de Maistre, Des origines de la souveraineté, Pyrémonde, 2005

Eric Maulin, La théorie de l 'Etat de Carré de Malberg, Presses Universitaires de France, Collection Léviathan, 1ère édition 2003

Jean-Claude Monod, Penser l'ennemi, affronter l'exception - Réflexions critiques sur l'actualité de Carl Schmitt -, La Découverte, Collection Armillaire, 2007

Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Flammarion, 2001

Carl Schmitt, La notion de politique, Flammarion, Collection Champs, 1992

Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, Presses Universitaires de France, Collection Léviathan, 1ère édition 1993

Jean-Fabien Spitz, Bodin et la souveraineté, Presses Universitaires de France, Collection Philosophies, 1ère édition 1998

Max Weber, Le savant et le politique, Plon, Collection 10/18, 1959

Articles de doctrine

Paul Amseleck, L'interprétation actuelle de la réflexion philosophique par le droit, Droits, 4, 1986, 123-135

Roger Bonnard, Les droits publics subjectifs des administrés, Revue du Droit Public, 1932, 695-728

Catherine Colliot-Thélène, Après la souveraineté, que reste-t-il des droits subjectifs?, Eurostudia, 2006

Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation de l 'Etat, Revue du Droit Public, 1919, 161-190

Hermann Heller, L'Europe et le fascisme (1929), Cités, 2001/2, n°6, 179-195

Eric Maulin, Carré de Malberg et le droit constitutionnel de la Révolution française, Annales historiques de la Révolution française, n°328

Jean-Martin Quédraogo, Georg Jellinek, Max Weber, le politique et la tâche de la sociologie des religions, Archives de sciences sociales des religions, 2004, n°127, 105-137

Helmut Quaritsch, La souveraineté de l 'Etat dans la jurisprudence constitutionnelle allemande, Cahiers du Conseil constitutionnel n°9

Helmut Quaritsch, La situation actuelle de la théorie générale de l 'Etat en Allemagne, Droits, 4, 1986, 65-76

Thierry Rambaud, Actualité de la pensée constitutionnelle de Georg Jellinek (1851-1911), Revue du Droit Public, n°3, 2005, 707-732

Patrick Wachsmann, Le kelsénisme est-il en crise ?, Droits, 4, 1986, 53-64

Sommaire

Chapitre 1. La souveraineté, un concept historique et lacunaire, associé pour des raisons
politiques à l'absolutisme 17

Section 1. La souveraineté, un concept récent dont les origines sont strictement politiques

18

§ 1. La souveraineté, un élément non « absolu» dont l'origine ne remonte qu'aux théories politiques modernes : l'inexistence du concept de souveraineté sous l'ère antique 18

§2. Des raisons historiques et politiques qui expliquent l'émergen ce du concept de
souveraineté au Moyen-Âge 21

Section 2. La critique des théories absolutistes et la remise en cause du lien unissant la
souveraineté et l'Etat 27

§ 1. La critique des théories « offensives » confondant souveraineté et absolutisme 28

§2. L'Etat, une personne juridique dont la souveraineté n'est qu'un « attribut » 33

A. La souveraineté une caractéristique non inhérente à l'Etat .34

B. La distinction entre puissance étatique et souveraineté et la théorie des Etats non souverains 39

Chapitre 2. La souveraineté révisée à l'aune du concept d'auto-limitation 44

Section 1. Le concept d'auto-limitation : l'Etat, un souverain lié par le droit 45

§1. L'auto-limitation, un concept dont Jellinek n'est pas l'inventeur mais qui lui permet de limiter le pouvoir de l'Etat et de lier le souverain au droit 45

A. L'auto-limitation, un concept esquissé par Jhering et développé par Jellinek : le droit, un système de relations entre personnes juridiques 46

B. Le développement juridique du concept d'auto -limitation par Georg Jellinek 48

1. La conception de l'auto-limitation selon Jellinek 49

2. Les normes juridiques comme "normes garanties": des éléments extérieurs qui contraignent l'Etat souverain à respecter le droit 52

§2. Le concept d'auto-limitation: l'impossibilité pour l'Etat de sortir du droit sans nier sa propre condition d'Etat .54

A. L'anarchie, une hypothèse inenvisageable l'Etat souverain: l'obligation de respecter le système juridique .55

B. La convergence de la «conviction dominante» et des « éléments constants du droit » qui contraignent l'Etat souverain à respecter le droit 56

1. La « conviction dominante» : un Etat nécessairement lié par le droit 56

2. L'Etat souverain lié par les «éléments constants du droit » 59

Section 2. La déclinaison de la théorie de la souveraineté au sens jellinékien et les critiques qui en ont découlé 61

§ 1. L'Etat, un souverain dont la personnalité juridique doit être reconnue par les autres sujets de droit 61

§2. L'influence des théories jellinéliennes sur le positivisme kelsénien et les critiques des
théoriciens de Weimar vis-à-vis de la conception jellinékienne de la souveraineté 64

A. L'influence des théories jellinékiennes liant le souverain au droit sur le positivisme et sur l'idée de «Rechtsstaat » .65

B. Les critiques de l'acception jellinékienne de la souveraineté par Léon Duguit et par les tenants du décisionnisme 69






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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon