SECTION
III. LA REVUE DE LA LITTÉRATURE
Les perspectives théoriques d'interrogation sur les
rapports élites urbaines et politique locale au Cameroun sont diverses.
De manière générale on peut regrouper la
littérature existante en deux principales catégories. La
première porte sur des travaux à tendance universelle, sur la
structure du pouvoir dans les collectivités locales. La seconde
catégorie des travaux a partie liée avec des
problématiques indigènes, c'est-à-dire spécifiques
à l'Afrique et au Cameroun en termes de développement et
politique.
Sur la structure du pouvoir dans les collectivités
locales, on peut relever les travaux de Robert et Helen Lynd (1971) qui
analysent de manière systématique tous les aspects de la vie
politique et sociale de Middeletown et révèlent la structure
monolithique du pouvoir et la domination de la collectivité locale par
la famille X. La principale limite de cette analyse c'est de ne rien dire ou
assez peu sur les familles Y et presque rien sur la proportion des X par
rapport aux Y.
Dans la même perspective, mention doit être faite
des travaux de Robert O. Schulze (1971) qui formule l'hypothèse selon
laquelle le pouvoir local à Cibola revient dans une large mesure aux
personnes qui contrôlent le système économique de la
collectivité, d'où le rôle clé des dirigeants
économiques dans la structure du pouvoir des collectivités.
Freeman, Ferrero, Bloomberg et Sunshine (1971) quant à eux
développent diverses approches destinées à permettre
l'étude du leadership communautaire. C'est ainsi qu'ils mobilisent de
manière conjuguée l'approche décisionnelle,
réputationnelle, positionnelle et par l'activité sociale pour
identifier les leaders dans les collectivités locales
américaines.
A l'échelle de l'Ouest Cameroun, Ibrahim Mouiche
(2002, 2005, chap. 4) a mené des études similaires pour parvenir
à la conclusion de la domination bigmaniaque d'un entrepreneur
économique dans la localité de Bandjoun. Dans le même sens,
Célestin Kaptchouang Tchejip (2007 :252-260), a montré la
domination des entrepreneurs Kadji Defosso à Bana, Essam à
Sangmélima, etc. Il s'agit dans le cadre de notre étude de voir
dans quelle mesure ses hypothèses sont vérifiables ou non dans la
petite communauté de Bayangam où de nombreuses élites
urbaines sont en concurrence pour la conquête ou la conservation des
positions de pouvoirs.
A coté de ces problématiques universelles sur
la structure du pouvoir dans les localités, des problématiques
indigènes spécifiques ont été
développées.
Un premier courant regroupe les études autour des
problématiques en termes de développement. Ici, on peut convoquer
l'oeuvre de Kengne Fodouop (2003) qui aborde la question de l'apport et de
l'initiative des citadins en faveur du monde rural. Ici, les élites
urbaines sont considérées comme des agents du
développement du monde rural camerounais. L'étude de Paul Nchoji
Nkwi (1997) s'inscrit aussi dans cette même perspective. A partir de
l'étude de cas Njinikom, cet auteur analyse le rôle des
élites urbaines dans le développement rural ainsi que les
relations passionnelles qui lient ces derniers à leurs terroirs. Djuijeu
Mbogne (1983), quant à elle montre que les élites ont joué
un rôle plus ou moins déterminant dans le développement de
Bayangam.
Le mérite de la problématique en termes de
développement est qu'elle permet de mettre en exergue le rôle
clé que les élites urbaines jouent dans le monde rural.
Toutefois, le caractère ouvertement finaliste de ces analyses en
relativise la scientificité. Car l'objectif est non pas, comme le dirait
MachiaveL, de rendre compte des faits, mais de proposer des solutions aux
problèmes de développement du monde rural. Par ailleurs, le
défaut majeur de cette approche en termes de développement est
d'occulter la dimension politique de l'action locale des élites
urbaines. Notre étude s'inscrit de ce point de vue dans une analyse
politique des rapports élites- villages.
Un second courant regroupe des études aux
problématiques plus politiques.
Dans un article pionnier, Peter Geschiere (1996) pose les
rapports élites - villages en termes de piège. Dans les villages,
politique et sorcellerie sont intimement liées et constituent un
piège pour les élites. Le mérite de son approche est de
montrer que la sorcellerie est une ressource politique pertinente en milieu
rural. Les chefs Bamiléké usent de cette ressource pour
s'ériger en ·blanchisseurs· des richesses
accumulées en ville par les élites. Toutefois, il reste que la
sorcellerie n'est qu'un facteur parmi d'autres dans la compréhension de
la politique en milieu rural.
Thomas Bierschenk et Olivier de Sardan (1998)
s'intéressent à la problématique des « pouvoirs
au village ». Ils montrent comment la démocratisation et la
décentralisation ont constitué des facteurs de changement dans
l'univers rural du Bénin. A partir de l'exemple du village Founougou,
Nassirou Bako -Arifari (1998) montre comment le renouveau démocratique a
servi à la « capture » du débat politique
local par un nombre plus restreint d'acteurs locaux. Jacques Philibert
Nguemegne quant à lui formule et soutient l'hypothèse d'une
faible participation des populations rurales du Koung-Khi à la vie
politique. Le principal mérite de ces analyses est de montrer qu'il
existe une vie politique dans les villages, une vie qui obéit a des
déterminants particuliers. Le problème majeur auquel se trouve
confronté ces analyses, c'est de réfléchir par rapport au
model occidental. Ce qui amènes ces auteurs à conclure que la
faible participation des paysans constituent une limite au fonctionnement
« normal » et « harmonieux » du
système politique (Nguemegne, 1998 : 40). De notre point de vu, il
s'agit moins d'évaluer le comportement politique des élites
urbaines que de voir concrètement comment et pour quels
intérêts elles s'impliquent dans la politique au village.
Une autre problématique développée
depuis les années 1990, à la faveur de la libéralisation
politique est celle de la rotation, du renouvellement et de la circulation des
élites. La thèse dominante chez les africanistes en la
matière demeure celle de la non rotation des élites. Dans cette
optique, Patrick Quantin (1995) soutient que l'observation des transitions
démocratiques opérées depuis 1990 au Sud du Sahara
confirme le caractère limité des changements intervenus au niveau
des élites du pouvoir. Dans la même perspective, Jean Pascal Daloz
fait le constat de la «faible circulation des élites »
(1999 : 21). Fred Eboko quant à lui, analysant les élites
politiques, soutient l`hypothèse d'un « renouvellement sans
renouveau » au Cameroun (1999 : 99).
Le principal défaut de ces analyses c'est de s'appuyer
essentiellement sur le moule des seules instances du pouvoir central, sur les
acteurs majeurs de la vie politique, dévalorisant ainsi, dans une
certaine mesure, les acteurs locaux (Mouiche, 2004). C'est ainsi que
Célestin Tchejip Kaptchouang (2007) se propose d'évaluer la
contribution des partis politiques à la démocratisation de la vie
politique locale au Cameroun. Le principal apport de son analyse c'est de
montrer qu'au-delà des positions de pouvoir central, le local et les
positions périphériques sont le lieu d'une concurrence
marquée entre les partis politiques. En limitant son champ d'analyse
à l'Ouest Cameroun, André Tchoupie (2004) montre comment à
la faveur de la libéralisation politique la
« localité » est devenue un espace spécifique
de confrontation et une ressource fréquemment mobilisée dans le
jeu politique national par les élites. Si ces deux auteurs mettent en
lumière la pertinence du local comme site pertinent d'observation, ils
procèdent tous deux dans une certaine mesure par
généralisation abusive, considérant respectivement la
localité camerounaise et la « région » de
l'Ouest comme un monolithe, se faisant, ils ignorent les
spécificités de chaque terroir.
C'est contre cette approche par le ·haut·que
s'érige la thèse de la rotation locale des élites. Les
analyses les plus pertinentes ont été développées
par Ibrahim Mouiche (2001, 2002, 2004,2005).
En effet, Ibrahim Mouiche (2002, 2004) considère que
la démocratisation a au contraire contribué à une rotation
des élites dans les arènes politiques locales de l'Ouest
Cameroun. Mieux, selon cet auteur, le multipartisme et la
démocratisation ont constitué dans une large mesure un facteur de
subvertissement de la position des chefs traditionnels au profit des
élites urbaines (Mouiche, 2005, 2002).
Cette approche microsociologique a le mérite de faire
ressortir une nouvelle orientation dans les rapports entre chefs traditionnels
et élites urbaines à l'Ouest Cameroun; et par ricochet le
phénomène du bigmanisme politique. En effet, le
processus de démocratisation, les « logiques de
terroir » et les impératifs du développement local font
que les chefferies centralisées de l'Ouest du Cameroun sont devenues
« paradoxalement des sociétés à big
men » (Mouiche, 2005 : 208).
C'est dans une large mesure, l'approche formulée par
cet auteur qui guidera notre analyse pour rendre compte de l'entreprise
politique locale des élites urbaines à Bayangam.
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