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Malouet, administrateur en guyane (1776-1778) mise en place d'un projet administratif et technique.

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par Benoît JUNG
Paris Ouest Nanterre - Master 2 2014
  

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Benoît JUNG

MALOUET, ADMINISTRATEUR EN GUYANE (1776-1778)

MISE EN PLACE D'UN PROJET ADMINISTRATIF ET TECHNIQUE

Mémoire de Master 2 « Sciences Humaines et Sociales »

Mention : Histoire

Spécialité : Histoire Moderne Parcours : Recherche

Sous la direction de M. François REGOURD

Avertissement : Cette oeuvre est protégée par le Code de la propriété intellectuelle. Toute diffusion illégale peut donner lieu à des poursuites disciplinaires et judiciaires.

Année universitaire 2014-2015

2

3

Remerciements

Je remercie d'abord M. François REGOURD, pour sa disponibilité, ses conseils, et pour m'avoir permis de travailler sur ce superbe sujet.

Un grand merci à mes vieux compères, toujours fidèles au poste, Angélique SONGY-PASQUIER, Florence CHOBRIAT, Xavier BIDOT, et Aymeric BEAUDOUX, qui ont bien voulu consacrer un peu de leur temps à me relire.

Un salut amical à Sylvain BERGER, camarade de promotion depuis la première année de licence à Comète, pour l'hébergement lors des partiels, ses conseils avisés pour ce travail, et les discussions à bâton rompu.

Bien entendu, je remercie ma famille et mes amis, qui subissent avec compréhension et bienveillance mon indisponibilité chronique. J'espère un jour pouvoir rattraper les occasions manquées.

Une mention particulière à Samuel NOURRY qui m'a aidé à remonter en selle.

Enfin, et par-dessus tout, je remercie ma compagne Céline pour son soutien sans réserve lors des moments difficiles et pour son infinie patience lors de mes échappées monomaniaques. Chapeau bas, et merci pour tout !

4

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE 7

PREMIÈRE PARTIE - DE RIOM À CAYENNE. CONSTRUCTION D'UNE

CARRIÈRE ET D'UNE PENSÉE COLONIALE 41

1 QUI EST PIERRE VICTOR MALOUET ? 42

1.1 Jeunesse auvergnate 43

1.1.1 Des origines modestes 43

1.1.2 Un parcours scolaire classique 44

1.2 Une carrière itinérante 46

1.2.1 Paris - Lisbonne - Allemagne : formation initiale 46

1.2.2 Entrée dans la Marine : apprentissage du métier d'administrateur 47

1.3 Un homme de réseau 59

1.3.1 Le réseau familial et auvergnat 50

1.3.2 Le réseau domingois : un appui en France et aux colonies 54

1.3.3 Le réseau de l'entourage ministériel 57

1.3.4 Un réseau mondain 59

CONCLUSION 61

2 MALOUET ET LES COLONIES 62

2.1 De l'utilité des colonies 63

2.1.1 Une mise en valeur des colonies 63

2.1.2 Un vecteur de développement pour la métropole 65

2.1.3 Les colonies : utiles au commerce, utiles à la paix 68

2.2 Liberté de commerce et Exclusif colonial. 70

2.2.1 L'Exclusif colonial : définition 70

2.2.2 Une liberté de commerce relative aux circonstances 71

2.3 La question de l'esclavage 75

2.3.1 Un mal nécessaire 75

2.3.2 Malouet philanthrope ? 78

2.4 Le « système colonial » de Malouet : un principe conservateur 87

2.4.1 Revenir aux affaires : le lobby colonial 87

2.4.2 Vers une radicalité idéologique 89

2.4.3 L'avenir des colonies : le « système colonial » de Malouet 91

CONCLUSION 95

DEUXIÈME PARTIE - DÉVELOPPER LA GUYANE : LA GENÈSE D'UN

PLAN 96

1 APERÇU DE LA GUYANE SOUS L'ANCIEN RÉGIME 97

1.1 Le cadre naturel. 97

1.1.1 Relief et hydrographie 98

1.1.2 Le climat 99

1.1.3 Les sols 100

1.1.4 La forêt 101

1.2 La population 102

1.2.1 Les Blancs 104

1.2.2 Les gens de couleur 108

1.2.3 Les Amérindiens 113

1.3 Économie et production 117

1.3.1 Habitants et habitations 118

5

1.3.2 Techniques culturales et moyens de production 121

1.3.3 La production 123

1.3.4 L'élevage et la pêche 126

CONCLUSION 127

2 COMMENT METTRE EN VALEUR LA GUYANE ? 128

2.1 L'administration coloniale 128

2.1.1 Le ministère de la Marine : l'administration centrale 128

2.1.2 Gouverneur, intendant et Conseil supérieur : l'administration locale 130

2.1.3 L'administration en Guyane 135

2.2 Les savoirs en mouvement 138

2.2.1 Paris, ville-monde 138

2.2.2 Le modèle académique français 139

2.2.3 La Machine coloniale 143

2.3 Repenser le modèle colonial. La Guyane comme champ d'expérimentation 150

2.3.1 L'expédition de Kourou 151

2.3.2 L'entrée en scène du baron de Besner 154

2.3.3 La Guyane, une colonie de travailleurs libres ? 157

CONCLUSION 162

3 LA PROPOSITION DE MALOUET : ENTRE PRUDENCE ET PRAGMATISME 163

3.1 Dynamiser l'économie et le commerce 163

3.1.1 Ravitailler la colonie 164

3.1.2 Dynamiser le commerce et la production : aides, incitations et récompenses 165

3.2 Un aménagement scientifique et technique du territoire 167

3.2.1 « Entretenus » et missions scientifiques 167

3.2.2 Aménagements et infrastructures 168

3.3 Le peuplement. 168

3.3.1 Un peuplement venu d'Afrique et d'Europe 169

3.3.2 Un peuplement local 169

3.4 Police intérieure et administration 170

CONCLUSION 170

TROISIÈME PARTIE - L'ADMINISTRATEUR DES LUMIÈRES EN

GUYANE 172

1 UN INTERMÉDIAIRE ENTRE LA COLONIE ET LA MÉTROPOLE 173

1.1 Centraliser et diffuser l'information 174

1.1.1 Informer la métropole, éclairer la colonie 174

1.1.2 Circulation des savoirs et relais locaux 182

1.2 L'Assemblée nationale de Guyane : un outil de communication 193

1.2.1 Un exercice de communication 194

1.2.2 Le projet de Malouet 197

1.2.3 Une collaboration entre la métropole et la colonie 201

CONCLUSION 207

2 PRÉPARER LE DÉVELOPPEMENT GUYANAIS 208

2.1 Administrer la colonie, administrer les hommes 208

2.1.1 Assainir les finances 208

2.1.2 Réformer la justice et réprimer ses abus 213

2.1.3 Un coup d'arrêt aux projets de Bessner 215

2.1.4 Conflits de personnes et difficultés administratives 220

2.2 Activités scientifiques, économiques et urbanistiques 225

6

2.2.1 La cartographie 225

2.2.2 Travaux d'urbanisme et d'assainissement 227

2.2.3 La promotion de nouveaux secteurs d'activité : les épices et les bois 229

2.2.4 Un développement sous l'aile de l'État : l'élevage et la pêche 232

2.3 L'asséchement des terres basses : l'élan donné par Malouet. 235

2.3.1 Une technique ancienne exportée dans les colonies 236

2.3.2 Un transfert de savoirs du Surinam vers la Guyane 240

2.3.3 Les premiers travaux lancés par Malouet 245

CONCLUSION 250

3 LA GUYANE APRÈS MALOUET 251

3.1 Un bilan mitigé 251

3.1.1 L'apport de Guisan 252

3.1.2 Des projets prometteurs qui n'aboutissent pas 255

3.2 Une proposition de relecture 257

3.2.1 La réception du projet de Malouet en Guyane 258

3.2.2 Une réévaluation de l'action de Malouet en Guyane 260

3.2.3 La Guyane, un sacrifice consenti par Malouet ? 264

CONCLUSION 267

CONCLUSION GÉNÉRALE 268

ANNEXES 272

ILLUSTRATIONS 302

SOURCES 304

BIBLIOGRAPHIE 307

7

INTRODUCTION GÉNÉRALE

« Arrivé [à Cayenne] au mois de novembre 1776, le premier aspect de cette colonie m'a épouvanté ; l'air misérable de la ville m'annonçoit celui de la campagne, et la tournure des habitans me donnoit la plus fâcheuse idée de l'espèce et du produit de leurs travaux. Le commerce réduit aux choses de première nécessité, l'industrie dépourvue des ustensiles et des bras qui lui sont nécessaires, l'émulation éteinte par le défaut d'exemples et de succès, les préjugés de l'ignorance et de l'amour propre qui se complaît dans les habitudes les plus perverses : tel est le spectacle qu'offre cette société de malades aux yeux d'un homme sain qui vient les visiter1. »

Tel est le sombre tableau brossé par Pierre Victor Malouet (1740-1814), nommé commissaire ordonnateur à Cayenne entre 1776 et 1778. Et pour cause : cette colonie s'affiche comme le parent pauvre aux marges de l'empire colonial français, alors dominé par les îles à sucre prospères des Antilles, dont Saint-Domingue constitue le fleuron.

Né à Riom (Puy-de-Dôme) le 11 février en 1740, il est issu d'un milieu d'officiers modestes. Après une scolarité exemplaire menée au sein des collèges Oratoriens de Riom puis de Juilly en région parisienne, Malouet poursuit ses études à Paris où il devient diplômé en droit. Après un rapide passage au service du compte de Merle, alors en ambassade au Portugal, il est nommé intendant de la Marine à Rochefort en 1763, poste où il apprend très rapidement à utiliser ses relations à bon escient, parfois avec opportunisme, pour obtenir de l'avancement2. En octobre 1763, il est nommé inspecteur des magasins des colonies, poste qu'il partage entre Rochefort et Bordeaux jusqu'en avril 1767. En mars de la même année, il est envoyé à Saint-Domingue en qualité de sous-commissaire de la Marine. Il y épouse en avril 1768 Marie-Louise Béhotte (1747-1783) et se trouve à la tête des plantations de sucre et de café appartenant à son épouse, sises à Maribaroux, faisant partie des plus riches de la partie du Nord3 et lui permettant d'amasser une fortune confortable4. Il se

1 Archives Nationales d'Outre-Mer (ci-après ANOM) série C14, registre 50, folio 62 (ANOM C14/50 F° 62)

2 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (17401814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, p. 17-24.

3 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises de plantation à la fin de l'ancien régime, selon Pierre Victor Malouet », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, p. 41.

4 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, Deuxième édition., Paris, E. Plon, 1874, vol. 2/1, p. 43,72 ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, Deuxième édition., Paris, E. Plon, 1874, vol. 2/2, p. 200.

8

lie d'amitié avec des personnages influents : le procureur général Legras5, l'intendant Bongars6 et le négociant havrais Stanislas Foäche7. C'est avec l'aide de Bongars que Malouet devient en 1769 ordonnateur par intérim au Cap français puis commissaire de la Marine. De retour en France en 1774, il fait valoir l'expérience acquise à Saint-Domingue et, après une suite d'événements rocambolesques durant lesquels il manque de ruiner sa carrière, il se voit nommé commissaire général de la Marine et ordonnateur en Guyane entre 1776 et 17788. Son retour en métropole est marqué par une suite d'événements tragiques. Il perd en quelques semaines ses deux filles et son beau-frère. Ces décès l'affectent durement ; il s'éloigne du milieu ministériel et songe un temps à se retirer définitivement de la vie publique en s'installant à la campagne. Malgré tout, il trouve du réconfort dans le travail et reprend du service9. Il est nommé commissaire du roi pour la vente de l'arsenal de Marseille en 1780, et devient intendant de la Marine et ordonnateur à Toulon de 1781 à 1789. À la veille de la Révolution, il s'oriente vers la politique : en 1789 il est nommé, avec l'appui de Necker10, député du Tiers état du baillage de Riom aux États généraux. Il est l'un des principaux rédacteurs des cahiers de doléances, et intègre l'Assemblée nationale où il devient l'un des chefs les plus en vue du parti constitutionnel11. L'insurrection du 10 août 1792 le contraint à la fuite. Le 2 septembre, il parvient à quitter Paris et s'exile en Angleterre où il rejoint les proscrits. Veuf depuis 1783, il fréquente Mme du Belloy, créole de Saint-Domingue12. Il vit très mal cet exil qui lui coûte sa fortune et affecte passablement son moral et sa santé. Très affecté par l'arrestation de Louis XVI, il demande en vain à la Convention le droit de défendre le roi. Il est rejoint par d'autres planteurs en exil et négocie le 25 février 1793 le traité de Whitehall avec Sir Henry Dundas, par lequel il livre Saint-Domingue aux Anglais pour lui éviter de passer sous la coupe de la République et de la Convention13. Le coup d'État du 18 brumaire (9 novembre 1799) lui permet de revenir en France et de renouer avec le ministère de la Marine. Après la paix d'Amiens, il est nommé le 25 février 1803 commissaire général de la Marine puis devient préfet maritime à Anvers, avec pour mission de développer ce port destiné à faire pression sur la marine britannique croisant dans la Manche14. Son union avec Mme du Belloy est célébrée le 8 mars 1808, en présence d'un par terre de dignitaires et de proche de l'Empereur, dont Napoléon lui-même15. En

5 ANOM E 274

6 ANOM E 38

7 Gabriel DEBIEN, Plantations et esclaves à Saint-Domingue: sucrerie Fodche, Dakar, coll. « Note d'histoire coloniale », n° 67, 1962, 92 p.

8 Jean TULARD, Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1999, p. 257.

9 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 168-170.

10 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne, sociabilités, fidélités et pouvoirs des fonctionnaires coloniaux en Guyane au XVIIIe siècle, Thèse de doctorat en histoire moderne, sous la direction de Guy Martinière, Université de la Rochelle, La Rochelle, 2007, p. 418.

11 Jean TULARD, Dictionnaire Napoléon, op. cit., p. 257.

12 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 2, op. cit., p. 267 ; Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 », Revue française d'histoire d'outre-mer, 1962, vol. 49, no 176-177, p. 310.

13 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 293 ; Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, Poche, coll. « La découverte », 1992, p. 289.

14 Jean TULARD, Dictionnaire Napoléon, op. cit., p. 257.

15 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 258.

9

janvier 1810, Malouet est fait baron puis maître des requêtes, ce qui lui permet d'intégrer le Conseil d'État en février. En 1812, il est mis à la retraite par l'empereur. En réalité, il tombe en disgrâce suite aux réserves qu'il émet lors d'une séance du Conseil d'État à propos du bien fondé de la campagne de Russie16. Malouet est à nouveau contraint à l'exile ; il se retire en Touraine. Le retour des Bourbons lui permet de devenir ministre de la Marine de Louis XVIII le 13 mai 1814, point d'orgue d'une carrière et d'une ascension sociale toutes deux patiemment et méthodiquement construites. Il décède le 6 septembre de la même année, ruiné. Ses funérailles sont prises en charge par le roi17.

Tout au long de sa carrière, Malouet s'illustre par un travail assidu et une intelligence vive. Bien qu'il conçoive qu'il faille entreprendre des réformes, il n'en reste pas moins prudent et tâche d'être pondéré dans sa réflexion. Ce désir de médiété est une constante du personnage, qui n'envisage jamais de solutions radicales. Fondée sur une vision utilitariste, pragmatique et conséquentialiste, la réflexion de Malouet entend conserver ce qui a été éprouvé par l'histoire, ce qui est utile et efficace, pour n'en modifier que les éléments susceptibles d'être améliorés. « Les théories, écrit-il, les déclamations philosophiques ne m'ont jamais séduites ; j'ai étudié les faits plus que les systèmes, et j'ai trouvé dans l'histoire, plus que chez les moralistes, tous les préceptes de philosophie et de politique que les gouvernements sont tenus de suivre pour se conserver18. » Ainsi, au lieu de vouloir réformer la société de fond en comble, ou de défendre bec et ongle un modèle séculaire qui semble être arrivé en bout de course, Malouet choisit la voie médiane et promeut une monarchie parlementaire inspirée du modèle anglais19. Il est fermement convaincu de l'utilité des colonies, qu'il juge indispensables pour le commerce et pour le prestige national. Membre du club de Massiac, c'est un esclavagiste notoire et forcené20 qui s'oppose en 1787 et en 1789 aux Amis des Noirs et à Condorcet lors d'une très vive controverse21. Très attaché à la monarchie, il estime qu'elle est garante de l'intérêt général et doit, en vertu de ce principe, prendre à son compte la mise en valeur des colonies, dans la stricte limite de ses intérêts. De ce fait, Malouet prend parti pour que les colons conservent l'initiative dans la gestion de leurs affaires, dès lors que celles-ci font écho aux intérêts nationaux.

S'appuyant sur cette ligne directrice, il s'applique durant les deux années qu'il passe en Guyane à mettre au jour les raisons du marasme qui y règne. Dans une optique résolument

16 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit.

17 Jean TULARD, Dictionnaire Napoléon, op. cit., p. 257 ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. XXV.

18 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 79-80.

19 Robert H. GRIFFITHS, Le Centre perdu, Malouet et les« monarchiens » dans la Révolution française, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1988, 275 p ; Sergienko VLADISLAVA, « Les monarchiens au cours de la décennie révolutionnaire », Annales historiques de la Révolution française, 2009, no 356, pp. 177-182.

20 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 186-192.

21 Carl Ludwig LOKKE, « Le plaidoyer de Malouet en faveur de l'esclavage en 1789 », Annales historiques de la Révolution française, 1938, 15e année, no 87, pp. 193-204.

10

utilitariste, en phase avec l'air du temps, il arpente la Guyane durant le premier trimestre de 1777 et va à la rencontre de ses habitants et des Amérindiens. Il questionne, il observe les cultures, il suggère des améliorations ; il constate aussi le laxisme ambiant de l'administration et la mauvaise gestion dont elle se rend coupable, minée par les intrigues et les conflits d'intérêts. Il dresse en janvier 1777, devant l'Assemblée générale de Guyane, un bilan assez juste de la situation et émet une série de propositions afin de remédier aux dysfonctionnements constatés22.

La fonction d'ordonnateur qu'il occupe alors fait de lui un personnage important du dispositif colonial. En effet, par le règlement du 4 novembre 1671, Colbert a doté les colonies d'une direction bicéphale relayant l'autorité de la métropole. Elle se compose d'un gouverneur, représentant du roi, qui exerce le pouvoir politique, et d'un intendant de la Marine, en charge de l'administration. Un Conseil supérieur exerce les pouvoirs judiciaires, à l'instar des parlements métropolitains, et fait office de contre-pouvoir aux deux administrateurs. En Guyane, l'intendant de la Marine est représenté par un commissaire général, nommé par le pouvoir et faisant fonction d'ordonnateur. Ce personnage est investi de moyens d'action étendus aux domaines de la police, de l'administration, des finances et de la justice23. Homme du roi, l'ordonnateur détient la réalité du pouvoir et joue le rôle d'interface entre la colonie et la métropole. Il rend compte de son activité au ministre par la rédaction de mémoires, mais il est relativement autonome dans sa prise de décision et dans les actions à mener. Homme de cabinet et homme de terrain, c'est un rouage déterminant dans la mise en oeuvre de la politique scientifique de la métropole24.

Les différents administrateurs qui se succèdent en Guyane sont confrontés à une terre qui, au XVIIIe siècle, reste largement méconnue et mal définie. La France prend pied un siècle plus tôt sur un territoire d'environ 150 000 km2, couvert à 90 % par la forêt amazonienne. Le médecin naturaliste Pierre Barrère, botaniste du roi, en donne un aperçu en 1743 :

« Toute la côte de la Guiane est admirable par sa verdure. Ce ne sont que d'épaisses forêts de différens arbres toujours verds, qui couvrent toute cette étendue de pays, & des futayes qui s'étendent si avant dans les terres, qu'on les perd de vue25. »

22 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 85-87.

23 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime. L'évolution du régime de « l'Exclusif » de 1763 à 1789, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Publications de l'Université de Poitiers Lettres et Sciences Humaines », 1972, p. 78.

24 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime: le cas de la Guyane et des Antilles françaises, XVIIe-XVIIIe siècles, Thèse de doctorat en histoire moderne, sous la direction de Paul Butel, Université Bordeaux Montaigne, Bordeaux, 2000, 755 p.

25 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France équinoxiale, contenant la description des côtes de la Guiane, de l'île de Cayenne, le commerce de cette colonie, les divers changements arrivés dans ce pays, et les moeurs et

11

Les colons n'occupent, concrètement, qu'une étroite bande côtière d'une vingtaine de kilomètres de large, s'étendant sur environ 300 km entre la rivière Iracoubo, à l'ouest, et le fleuve Oyapock à l'est. La population est relativement faible au XVIIIe siècle, et difficile à évaluer avec précision. Serge Mam Lam Fouck avance ces quelques chiffres26 :

Années

Blancs

Esclaves

Libres de couleur

Population totale

1700

352

1399

11

1762

1716

296

2436

28

2760

1759

456

5571

21

6048

Marie Polderman propose le décompte suivant à partir des années 177027 :

Années

Blancs

Esclaves

Libres de couleur

Total

1770

1178

8675

167

10020

1785

1418

9092

197

10707

1788

1346

10430

483

12259

Enfin Ciro Flammarion Cardoso nous donne ces chiffres28 :

Années

Blancs

Esclaves

Libres de couleur

Population totale

1739

566

4654

54

5274

1770

1178

8499

167

9844

1785

1418

9092

197

10707

1788

1346

10533

483

12362

Ces tableaux, à défaut de fixer exactement le nombre d'individus peuplant la Guyane, permettent toutefois d'établir un ordre de grandeur. En reprenant les chiffres de Cardoso, qui couvrent la période 1776-1778, quand Malouet aborde Cayenne en octobre 1776, la population est de 9 676 personnes, principalement concentrée sur Cayenne et quelques points côtiers, disséminés çà et là. S'ajoute un nombre indéterminé d'Amérindiens (les estimations oscillent entre 15 000 et 20 000 individus) principalement dispersés dans la forêt29.

coutumes des différents peuples sauvages qui l'habitent; avec les figures dessinées sur les lieux, Paris, Piget, 1743, p. 6.

26 Serge MAM LAM FOUCK, Histoire générale de la Guyane française des débuts de la colonisation à la fin du XX° siècle. Les grands problèmes guyanais, Petit-Bourg, Ibis rouge, 2002, p. 30.

27 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763 : mise en place et évolution de la société coloniale, tensions et métissages, Guyane, Ibis Rouge Editions, coll. « Collection Espace outre-mer », 2004, p. 279.

28 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817) Aspects économiques et sociaux. Contribution à l'étude des sociétés esclavagistes d'Amérique, Guadeloupe, Ibis Rouge Editions, 1999, p. 326.

29 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit.

12

Enjeux stratégiques et rénovation administrative

Au milieu du XVIIIe siècle, la Guyane suscite un regain d'intérêt et nourrit les espoirs de l'administration, qui voit dans son développement un moyen de pallier la perte de la plupart des colonies du royaume. En conséquence du traité de Paris qui vient clore la Guerre de Sept Ans (1756-1763), Louis XV (1715-1774) voit son empire colonial, alors au faîte de son extension, réduit comme peau de chagrin. Il perd le Canada, quelques îles des Antilles, les établissements du Sénégal (sauf Gorée) et la plupart des établissements en Inde. Les grands gagnants sont bien évidemment les Anglais, qui se retrouvent en position hégémonique sur la scène internationale. En réalité, Choiseul30 préfère conserver les îles à sucre des Antilles au détriment du Canada. Cette diplomatie s'inscrit dans le cadre des idées du temps, influencée par les philosophes et les économistes ainsi qu'une large partie de l'opinion éclairée des cercles dirigeants. En effet, le Canada est la seule colonie de peuplement française. Ce type de colonie est largement décrié dans les années 1760 car il serait pour les contemporains un facteur aggravant d'un affaiblissement démographique présumé de la métropole31. Comme le montre Philippe Castejon, on assiste en Europe depuis le début du XVIIIe siècle à un glissement sémantique du mot « colonie » qui perd sa signification de foyer de peuplement sur le modèle Antique, pour se fondre de plus en plus dans une acception d'ordre purement économique, à mesure que se développent les réflexions, notamment françaises, autour de l'économie politique au XVIIIe siècle32. Ainsi, seules sont jugées utiles les colonies dont l'économie est complémentaire de celle de la métropole, ce que n'est pas celle du Canada qui entre en concurrence avec la métropole.

En revanche, les îles à sucre remplissent les objectifs du mercantilisme colbertien, à l'image de Saint-Domingue, en fournissant les denrées que le royaume ne peut pas produire, lui évitant de les acheter à l'étranger. Alimentée par une consommation bourgeoise, urbaine et aristocratique chez qui le café, le cacao, le sucre, deviennent de plus en plus des produits de consommation courants, cette utilité des colonies offre des débouchés aux négociants, stimule le développement des ports et permet de substantielles rentrées de numéraires qui viennent combler le déficit commercial33. Il devient dès lors primordial pour la monarchie française de conserver un point d'ancrage dans la zone des Caraïbes afin de contrebalancer la puissance anglaise et les navires nord-américains qui,

30 Étienne-François, comte de Choiseul puis duc de Choiseul-Stainville (1719-1785), principal ministre de Louis XV entre 1758 et 1770.

31 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 14.

32 Philippe CASTEJON, « Colonia, entre appropriation et rejet: la naissance d'un concept (de la fin des années 1750 aux révolutions hispaniques) », Mélanges de la Casa Velasquez, 2013, vol. 43, no 1, p. 253-254.

33 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit.

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par une politique commerciale agressive à destination des Antilles, mettent à mal les négociants français, de moins en moins protégés par l'Exclusif colonial. Évoquant la cession du Canada, l'abbé Raynal explique :

« f...] La perte de ce grand continent détermina le ministère de Versailles à chercher l'appui dans un autre ; et il espéra trouver dans la Guyane, en y établissant une population nationale et libre, capable de résister elle-même aux attaques étrangères, et propre à voler avec le temps au secours des autres colonies, lorsque les circonstances pourraient l'exiger34. »

Par ailleurs, une refonte importante du cadre réglementaire intervient de façon concomitante à la Guerre de Sept Ans et des enjeux stratégiques qui en découlent pour le dispositif colonial français. On assiste à un effort de rénovation administrative qui, selon Jean Tarrade, est motivé par le fait que les colons ont facilement accepté la domination anglaise durant la Guerre de Sept ans, préférant capituler sans combattre pour éviter la destruction de leurs habitations. C'est pourquoi, avant même la fin des hostilités, dès juillet 1759, le ministère de la Marine édite une série d'ordonnances royales pour réformer l'administration de Saint-Domingue et des îles du Vent. L'objectif est de restreindre l'autorité militaire du gouverneur sur les colons. Ces ordonnances sont complétées par un arrêt du 21 mai 1762, qui fixe les bornes du pouvoir militaire par rapport à la justice. Toutes ces mesures visent à intéresser les administrateurs à l'intérêt général plutôt qu'aux intérêts personnels. Afin de répondre aux revendications des colons, le gouvernement crée trois Chambres mi-parties d'agriculture et de commerce, qui leur permettent d'avoir des représentants officiels à Versailles. La grande ordonnance du 2 mars 1763, comporte deux mesures essentielles. La première confirme l'établissement de la dualité des pouvoirs entre le gouverneur et l'intendant, dont les prérogatives sont définies et scrupuleusement bornées. La seconde supprime les Chambres mi-parties et les remplace par des Chambres d'agriculture, qui continuent d'envoyer des députés à la Cour35.

1763 est donc une année charnière. Le Ministère de la Marine, en charge des colonies, se concentre de ce fait sur la Guyane qui, par sa position stratégique et ses ressources naturelles, semble être le candidat idéal. On imagine des solutions pour dynamiser ce territoire. Des projets ambitieux de développement voient le jour mais se soldent tous par des échecs, dont le plus

34 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française. Le premier empire colonial. Des origines à la Restauration, Paris, Fayard, 1991, vol. 2/1, p. 272.

35 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 74, 75, 78-80.

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retentissant est sans aucun doute celui du ministre Choiseul, qui tente d'établir une colonie de peuplement à Kourou en 176336. L'impréparation, la méconnaissance des contraintes du milieu guyanais et la légèreté avec laquelle cette entreprise est conduite débouchent sur un véritable désastre humain et financier, qui entache durablement l'image de la colonie et lui vaut la réputation tenace d'être un enfer vert. Sur les 10 000 à 14 000 personnes ayant fait voile vers Cayenne, Pierre Pluchon estime que cette « improvisation criminelle » coûte la vie à environ « 9000 individus, emportés par la fièvre jaune et les complications palustres, [et] environ 25 millions de livres prélevées sur un Trésor appauvri par la Guerre de Sept Ans37. » Les prolongements de cette tentative avortée marquent durablement les esprits, qui voient dans ce fiasco la preuve que les Blancs ne sont pas faits pour établir des colonies de peuplement agricole sous les tropiques, et encore moins pour y travailler. Cette idée devient la scie musicale des esclavagistes et se donne à voir, par exemple, dans un mémoire sur la Guyane rédigé en 1777 par Claude Laloue (ou La Loué), « soldat au dépôt des recrues des colonies38 », à la demande de Malouet :

« C'est peu connoitre les colonies situées au-delà du tropique que de les croire susceptibles d'être cultivées par des Européens. Tels forts et vigoureux que soient les colons qu'on y transportera, ils succomberont toujours sous le poids d'un travail qui peu à peu réduiroit leur corps dans un affaissement presque total et pour la guérison duquel l'air d'Europe seroit indispenssable. Les Nègres sont par la nature de leur tempérament les seuls hommes en état de soutenir les grands travaux à faire dans ces climats brûlants39. »

Au début des années 1770, la Guyane revient cependant sur le devant de la scène, en grande partie grâce à Alexandre Ferdinand, baron de Besner. Cet alsacien, militaire de carrière, se trouve impliqué dans l'expédition de Kourou en 1763, chargé avec le baron de Haugwitz de recruter des émigrants sur les bords du Rhin. Il est envoyé en Guyane en 1765 pour enquêter sur les raisons du

36 David LOWENTHAL, « Colonial Experiments in French Guiana, 1760-1800 », The Hispanic American Historical Review, 1952, vol. 32, no 1, pp. 22-43 ; François REGOURD, « Kourou 1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial », in Charlotte de CASTELNAU-L'ESTOILE et François REGOURD (dirs.), Connaissances et pouvoirs, les espaces impériaux (XVIe - XVIIIe). France, Espagne, Portugal, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2005, pp. 233-252 ; Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French Atlantic », Past & Present, 2006, no 192, pp. 67-108 ; Marion F. GODFROY, Kourou, 1763 : le dernier rêve de l'Amérique française, Paris, Vendémiaire, coll. « Chroniques », 2011, 285 p.

37 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 278.

38 ANOM E250 F°69

39 ANOM C14/45 F°364

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désastre de l'expédition, mission qu'il met à profit pour développer un nouveau projet de colonisation, destiné à mettre en valeur la rive droite du Tonnégrande40 avec une poignée de colons allemands rescapés de Kourou. Sa tentative, pour le moins hasardeuse, échoue en engloutissant 800 000 livres41. À son retour en France en 1773, le ministre de Boynes lui signifie qu'il ne sera plus employé en Guyane. Cependant, Besner est opiniâtre, ambitieux, et peu se prévaloir d'un réseau influent qu'il sollicite pleinement. Aspirant à en devenir gouverneur et désirant y implanter une compagnie de commerce, il reprend à son compte l'idée selon laquelle le climat tropical n'est pas favorable aux Blancs. Il soumet un plan au ministre Sartine, dans lequel il prévoit une mise en valeur agricole de la Guyane en s'appuyant sur les Amérindiens, et surtout sur les esclaves marrons42 du Surinam, venus se réfugier en territoire français. Besner est opposé à l'esclavage et mise sur un affranchissement progressif des esclaves réquisitionnés ainsi que leur accès à la propriété. Il part du principe qu'un propriétaire est plus enclin à bien cultiver et à défendre ses terres. Il fait le pari que ces hommes se sentiront redevables envers la métropole qui les couvre de ses bienfaits, et de ce fait seront des alliés fidèles en cas d'invasion anglaise43.

Malouet, de retour de Saint-Domingue en 1774, cherche à faire valoir son expérience en tant que planteur et administrateur au Cap français. À la demande du ministre Sartine, il intègre le comité de législation sur les colonies et présente en 1775 un travail sur l'administration de Saint-Domingue et ce qu'il conviendrait de faire pour en améliorer la mise en valeur44. Ce rapport, agréé en 1776 pour Cayenne, constitue le quatrième volume de sa Collection de Mémoire sur les colonies qu'il publie en 180145. Il étudie le projet de Besner et, même s'il ne disqualifie pas complètement le plan de son concurrent, ces « rêveries » le laisse dubitatif. Il suggère à Sartine d'envoyer un homme fiable en Guyane pour vérifier les assertions de Besner46. C'est dans ce contexte qu'il est nommé commissaire-ordonnateur et s'embarque pour Cayenne, fin août 1776. Il doit appliquer le projet qu'il a défendu devant M. de Maurepas, et rendre compte de la faisabilité du plan proposé par le baron de Besner47.

40 Situé à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Cayenne.

41 ANOM C14/35 F°253

42 Esclaves fugitifs.

43 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires et correspondances officielles des colonies, et notamment sur la Guiane française et hollandaise, tome 1, Paris, Baudouin, Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/1, p. 387-388 ; Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », Western Society for French History, 2011, no 39, pp. 107-121.

44 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 72.

45 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires sur les colonies, et particulièrement sur Saint-Domingue, Paris, Baudouin, Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/4, 390 p.

46 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 83.

47 Ibid., p. 85-87.

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Une enquête aux ramifications multiples

Malouet défend son projet face à Maurepas48 et conclut ainsi :

« C'est dans la colonie même, en interrogeant les habitants, en visitant les terres, en employant à cet examen des ingénieurs et des cultivateurs exercés ,
· c'est surtout en comparant aux nôtres les procédés employés par les Hollandais, que vous arriverez à des résultats positifs. Vous n'aurez plus à craindre d'être séduit par des fables, par de fausses combinaisons, lorsque vous aurez fait constater d'une manière authentique la nature du sol, les obstacles, les moyens de culture, les habitudes pernicieuses des anciens colons, le nombre et les moeurs des différentes peuplades d'Indiens, enfin l'existence de ces nègres marrons qui demandent, dit-on, l'hospitalité. Cet article ne peut être traité que de concert avec le gouvernement de Surinam, et suffit pour motiver l'envoi d'un commissaire du roi dans cette colonie, où nous avons à recueillir les instructions les plus importantes pour l'amélioration de la nôtre49. »

Ainsi, la mission qui lui est confiée se déploie tous azimuts. Dès lors, nous avons choisi d'aborder le sujet en nous appuyant sur une méthodologie qui varie les angles d'observation, afin de mettre en lumière le personnage de Malouet, sa carrière et son passage en Guyane, en ciblant des éléments révélateurs de son époque, des mentalités, des logiques de réseaux ou de la circulation des savoirs et des élites entre la métropole et ses colonies. En suivant sa réflexion, nous assistons à l'élaboration d'un plan de mise en valeur d'un territoire lointain, en adéquation avec les objectifs définis par la métropole. L'administration intègre ce processus dans la Machine coloniale, telle que définie par James E. McClellan et François Regourd, c'est-à-dire un réseau d'hommes et d'institutions qui se constitue autour du ministère de la Marine et des cercles scientifiques parisiens, qui vise à déployer et à soutenir la colonisation française50. Le statut d'ordonnateur confère à Malouet une large palette de prérogatives qui font de lui un agent de la monarchie, un prolongement du pouvoir métropolitain en Guyane. En tant que tel, il est le vecteur

48 Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas (1701-1781), ministre de la Marine sous Louis XV de 1723 à 1749, puis principal ministre de Louis XVI de 1774 à 1781.

49 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 84-85.

50 James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The Colonial Machine: French Science and Colonization in the Ancien Regime », Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, pp. 31-50.

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d'une culture savante européenne, qui s'inscrit dans l'objectif cartésien de se « rendre comme maître et possesseur de la nature » par son savoir. Cette culture savante forme outre-mer ce que George Basalla nomme en 1967 dans un article fondamental, une « science coloniale », c'est-à-dire une science sous tutelle de la métropole, fondée sur les institutions et la tradition scientifique d'une nation qui bénéficie d'une culture savante établie51. À ce titre, Paris est un point de convergence majeur des savoirs, où culture des Lumières et cultures d'outre-mer se rencontrent. C'est une véritable ville-monde qui rayonne sur l'Europe entière. Cette métropolisation des savoirs repose sur un réseau formé d'institutions et de sociabilités savantes, qui permettent l'échange et la collecte des informations tout en venant alimenter la prise de décision de l'État. Ce réseau d'institutions, par le truchement du Bureau des colonies, participe au déploiement de la « science coloniale », ensemble de savoirs à la fois normalisés et mobiles52. Malouet se trouve ainsi acteur et vecteur de ce système. Acteur parce qu'il participe à la vie mondaine et culturelle de la capitale, il fréquente les salons, dont celui de Madame Necker ou Madame de Castellane où il se lie d'amitié avec l'abbé Raynal et Diderot, fréquente d'Alembert, controverse avec Condorcet53. En qualité d'administrateur, il détermine, coordonne et dynamise la politique scientifique en fonction des informations qu'il récupère sur le terrain et de la lecture qu'il en fait. Vecteur car il intervient dans un grand nombre de domaines, il est porteur d'une tradition administrative et scientifique, véhicule de la politique métropolitaine.

Quand bien même son passage en Guyane est bref, il donne une impulsion, il jette les bases d'un programme qui se veut raisonné, en phase avec les spécificités inhérentes à la colonie. Son approche se trouve inscrite dans un contexte économique marqué par le mercantilisme, qui envisage de façon classique le fait colonial comme un moyen d'enrichissement pour la métropole par le commerce des denrées exotiques. Ce qui induit une gestion de ces territoires lointains comme des centres de production à moindre coût54, adossée à une connaissance scientifique du milieu, dont les visées utilitaristes cherchent à déterminer quelles sont les plantes utiles pour le commerce de la métropole. Ainsi, Malouet fait porter son effort sur la façon d'exploiter les ressources naturelles de la Guyane, dont la luxuriance de sa nature laisse dans beaucoup d'esprits de l'époque l'image d'une terre fertile, facile à cultiver. D'un caractère pragmatique, il préfère s'en remettre aux observations

51 George BASALLA, « The Spread of Western Science », Science, 1967, vol. 156, no 3775, pp. 611-622.

52 François REGOURD, « Capitale savante, capitale coloniale: sciences et savoirs coloniaux à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 20 juin 2008, n° 55-2, no 2, pp. 121-151 ; François REGOURD, « Les lieux de savoir et d'expertise coloniale à Paris au XVIIIe siècle: institutions et enjeux savants », in Anja BANDAU, Marcel DORIGNY et Rebekka VON MALLINCKRODT (dirs.), Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe siècle. Circulation et enchevêtrement des savoirs, Paris, Editions Karthala, 2010, pp. 32-49.

53 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 68-73.

54 François VÉRON DE FORBONNAIS, « Colonie », in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Lausanne et Bernes, Sociétés Typographiques, 1782, vol.8, pp. 519-523.

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qu'il effectue sur le terrain. Sa réflexion est structurée autour de cinq grands axes :

-1- L'exploitation forestière, dans le but de fournir à la métropole du bois de construction et, localement, de développer la construction navale.

-2- Le développement de la culture des épices, introduites en 1773 grâce à des envois de Pierre Poivre (1719-1786) depuis les Moluques55, afin de concurrencer directement les Hollandais et les Anglais.

-3- Son attention se porte aussi sur les immenses savanes à l'ouest de Kourou, entre Sinnamary et l'Iracoubo, afin de développer l'élevage bovin et les pêcheries sur les côtes de la même région.

-4- Malouet attache beaucoup d'importance à la mise en place d'un ambitieux programme de culture sur polder, principalement dans la région de Cayenne, à l'est vers les marais de Kaw et le long des rives de l'Approuague, inspiré de celui pratiqué au Surinam par les Hollandais56. Il procède à des travaux d'urbanisme à Cayenne où il aménage des rues, des promenades et assainit les marais alentours.

-5- Enfin, il remet de l'ordre dans l'administration de la colonie, principalement en prenant des mesures destinées à lutter contre l'endettement chronique des habitants57.

Approche historiographique

L'étude que nous allons mener sur Malouet en Guyane mobilise des champs d'investigation diversifiés et convoque une problématique qui a à voir avec l'histoire des sciences et des savoirs en contexte colonial, mais aussi avec l'histoire de l'administration, de l'économie et de la Guyane. Autant d'objets historiographiques dont nous allons préciser les contours.

Sciences, savoirs et techniques dans le contexte colonial d'Ancien Régime

L'historiographie des sciences et des savoirs dans le contexte colonial se dessine depuis une vingtaine d'années à la suite du renouvellement de la recherche en histoire des sciences et en histoire coloniale. Elle s'insère dans le champ « Science et Empire », essentiellement défriché par la

55 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane française (1720-1848) Le jardin des Danaïdes, Guyane-Guadeloupe-Martinique, Ibis Rouge Editions, coll. « Espace Outre-mer », 2004, p. 151.

56 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 96.

57 ANOM C14/50 F°96

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recherche anglo-saxonne, qui s'intéresse à la façon dont s'articulent ensemble la production de savoirs scientifiques - tant métropolitains qu'indigènes - et le fait colonial. Depuis les années 1960, différents modèles théoriques, qui visent à éclaircir les mécanismes de fond du déploiement de la science métropolitaine dans les territoires outre-mer, voient le jour. L'accent est mis en particulier sur les interactions entre le centre (la métropole, et l'Occident d'une manière générale) et sa périphérie (les possessions outre-mer).

Le modèle diffusionniste que Georges Basalla décrit en 1967 dans la revue Science58, dans un article qui fait date, envisage la diffusion à l'échelle mondiale des savoirs et des techniques, considérée comme étant d'origine exclusivement européenne. Selon lui, cette diffusion a lieu en trois phases, correspondant à trois configurations différentes des relations entre la métropole et les espaces outre-mer qu'elle domine. La première phase est un moment d'exploration, durant lequel les périphéries sont d'abord un objet d'étude et un lieu de collecte de données, qui sont traitées au centre. Elles deviennent durant la deuxième phase des colonies équipées en infrastructures. Ce moment se caractérise par un transfert de technologie, qui revêt aussi une dimension pédagogique. La troisième phase intervient au moment de la décolonisation, où les colonies adhèrent à la science métropolitaine, sur laquelle elles fondent leur futur développement autonome. Basalla conçoit son modèle à l'époque des indépendances, ce qui n'est pas neutre car il contribue à justifier a posteriori l'entreprise coloniale en présentant la « mission coloniale » comme un succès, et la décolonisation comme la preuve de sa réussite. De surcroît, ce modèle strictement diffusionniste décrit une relation centre/périphérie univoque, dans laquelle tout viendrait de la métropole, à destination d'une périphérie passive, vierge de tous savoirs scientifiques. Ce biais important conduit Basalla à négliger la question de la réception de la science coloniale, dans des sociétés indigènes où une tradition scientifique peut exister, parfois de façon très développée, comme c'est le cas en Inde ou en Chine. Il omet enfin de prendre en compte le contexte international, les enjeux économiques, stratégiques, politiques, qui influencent la prise de décision du pouvoir central, donc le développement de certaines parties de la science coloniale.

Le modèle fondateur de Basalla évolue au fur et à mesure des critiques, s'affine, se diversifie et se complète À partir des années 1970 apparaît un modèle qui se fait critique de l'entreprise coloniale et de ses prolongements néocoloniaux. La configuration spatiale et le découpage chronologique y sont quasiment identiques à ceux de Basalla, mais la nature de la relation centre/périphérie est reconsidérée à travers une grille de lecture marxisante. Cette

58 George BASALLA, « The Spread of Western Science », op. cit.

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réflexion, que l'on trouve par exemple chez Michael Worboys dans sa thèse publiée en 197959, dénonce une domination productrice de sous-développement. La science est alors considérée comme un instrument de cette exploitation. Sa fonction, dans la phase d'exploration comme dans la phase proprement coloniale, consiste à prospecter, à localiser et à évaluer les ressources disponibles, au seul profit de la métropole. À partir des années 1980, l'étude des situations locales se diversifie et amène la recherche à contester la pertinence des modèles fondés sur l'idée d'un centre unique. Les colonies de peuplement, comme l'Australie ou les États-Unis par exemple, sont considérées comme des centres secondaires, ayant bénéficié plus largement des transferts de technologie que les colonies d'exploitation. C'est dans cette optique que Roy MacLeod forge en 1982 le concept de « moving metropolis », qui rend compte de situations d'autonomie plus ou moins avancées dont peuvent jouir certains centres secondaires60. Il faut attendre les années 1990 pour que la question de la réception de la science par les sociétés conquises sorte de l'ombre. Ce tournant s'opère principalement chez des chercheurs issus des pays anciennement colonisés, notamment de l'Inde. Leur contribution restitue aux périphéries leur statut d'acteur dans la fabrication des savoirs, en insistant sur les formes de résistance aux savoirs occidentaux, sur la persistance des savoirs indigènes pendant et après la période coloniale. Ces analyses mettent en évidence des formes d'appropriation et d'adaptation, à travers une hybridation des savoirs qui met en évidence la présence de savoirs indigènes au sein même des savoirs considérés comme occidentaux. La collecte des données sur ces territoires serait davantage inscrite dans une logique de pillage des savoirs locaux ; les savoirs produits seraient le résultat d'une collaboration largement dissimulée par les Européens. On parle alors de co-construction des savoirs, idée développée par exemple par Kapil Raj qui étudie le cas de la cartographie britannique en Inde au XIXe siècle61.

C'est dans ce cadre réflexif que s'insère l'histoire des sciences et des savoirs en contexte colonial à l'époque moderne. Cette historiographie s'est longtemps centrée sur Saint-Domingue et véhicule une image de l'environnement culturel du colon assez stéréotypée, donnant à voir des individus oisifs, peu portés sur les activités culturelles, se complaisant dans un modèle de mise en valeur agricole peu efficace, rétifs à tous changements, obsédés par l'argent. Cette vision quelque peu réductrice est largement reprise dans les travaux de synthèse

59 Michael WORBOYS, Science and British Colonial Imperialism, 1895-1940, Thesis Submitted in Fulfilment of the Requirements for the Degree of Doctor of Plilosophy in the School of Mathematical and Physical Sciences, University of Sussex, 1979, 428 p.

60 Roy MACLEOD, « On Visiting the « Moving Metropolis »: Reflections on the Architecture of Imperial Science », Historical Records of Australian Science, 1982, vol. 5, no 3, pp. 1-16.

61 Kapil RAJ, « La construction de l'empire de la géographie. L'odyssée des arpenteurs de Sa Très Gracieuse Majesté, la reine Victoria, en Asie centrale », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1997, vol. 52, no 5, pp. 1153-1180.

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de Pierre Pluchon et Jean Meyer, parus au début des années 199062. Ces deux forts volumes, en effet, n'évoquent que très rapidement la science et les savoirs dans les colonies. Alors qu'à l'évidence, les soucis scientifiques et techniques touchent aussi des colonies comme la Guyane, dès le début du XVIIIe siècle. Les sources en témoignent et suggèrent des colons attentifs aux avancées techniques, soucieux de rationalisation et d'efficacité, à l'image de Jacques-François Artur63, Brûletout de Préfontaine, qui rédige un véritable mode d'emploi de l'exploitation coloniale en Guyane à destination des nouveaux planteurs64, ou bien les essais de poldérisation menés par Macaye ou Kerckove65. Ainsi, face à une approche parfois lacunaire des préoccupations scientifiques et techniques dans les colonies, l'étude de parcours individuels, que l'on retrouve dans les travaux réalisés par Jean Chala, Marie Polderman ou Céline Ronsseray66, tend à donner une image plus fidèle en mettant en lumière, par exemple, la figure de Jacques François Artur (1708-1779), médecin du roi à Cayenne entre 1736 et 1771.

Par ailleurs, le transfert savant européen vers le Nouveau Monde soulève un questionnement sur la réception et l'appropriation des savoirs à un niveau local, en rapport avec l'histoire connectée et l'histoire atlantique. En travaillant à une échelle plus grande, sur le terrain de l'Amérique coloniale, les interactions multiples, les circulations et les articulations entre social, culturel et économique se dessinent et mettent en valeur l'ancrage local des pratiques scientifiques qui se constituent67. Les connexions entre ces différents éléments intègrent le « processus d'américanisation », que Serge Gruzinski définit comme une « métamorphose sur le sol [américain] de toutes sortes d'éléments issus des autres parties du monde. » Tout en jouant sur les échelles, il s'agit de mettre en lumière les effets produits par l'introduction des sociétés européennes outre-Atlantique sur le terrain local, en s'intéressant aux réactions d'adaptation, d'appropriation et de diffusion de savoirs variés, dans le contexte

62 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit. ; Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale. I, La Conquête, Paris, Pocket, 1996, 839 p.

63 Céline RONSSERAY, « Un destin guyanais: Jacques-François Artur, 1er médecin du roi à Cayenne au XVIIIe siècle », Annales de Normandie, 2003, vol. 53, no 4, pp. 351-380.

64 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison rustique à l'usage des habitans de la partie de la France équinoxiale, connue sous le nom de Cayenne, Paris, Chez Cl. J. B. Bauche, Libraire, à Sainte-Geneviève, 1763, 412 p.

65 Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », in Marie-Thérèse PROST (dir.), Evolution des littoraux de Guyane et de la zone caraïbe méridionale pendant le quaternaire, Paris, ORSTOM, coll. « Colloques et Séminaires », 1992, pp. 327-345.

66 Jean CHAÏA, « Pierre Barrère (1690-1755) médecin botaniste à Cayenne », 89e congrès des sociétés savantes, 1964, tome I, pp. 17-26 ; Jacques François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guianne, transcription établie, présentée et annotée par Marie Polderman, Guyane, Ibis rouge éditions, coll. « Collection « Espaces guyanais » », 2002, 800 p ; Céline RONSSERAY, « Un destin guyanais », op. cit.

67 Adi OPHIR et Steven SHAPIN, « The Place of Knowledge: A Methodological Survey », Science in Context, 1991, vol. 1, no 4, pp. 3-21.

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de sociétés métissées68. Cette approche invite à prendre le contre-pied d'une vision européocentriste, diffusionniste et impériale qui confine les colonies dans un rôle passif à l'endroit des Lumières venues du monde occidental69. C'est donc une invitation à considérer le rôle actif des territoires outre-mer en se penchant sur les différentes zones d'échanges (la plantation, la mission jésuite, le port, un campement en forêt, etc) où se retrouvent les populations européennes, africaines et amérindiennes, qui polarisent les circulations des savoirs. Les enjeux locaux surgissent alors au sein de ces « zones de contact », c'est-à-dire des espaces sociaux où se rencontrent différentes cultures originellement étrangères, dans un contexte caractérisé par une forme asymétrique de domination et d'accaparement du pouvoir tel qu'on l'observe par exemple dans les sociétés esclavagistes70. Le concept de middle ground renvoie à ces espaces que sont les zones de contact. Les importants travaux de Richard White parus en 1991 (traduits en français en 2009) décrivent ce processus social et politique dynamique, par lequel colons français et populations amérindiennes des Grands Lacs parviennent à mettre en place un système de compréhension et d'accommodation mutuelles. Plus généralement, c'est une façon, pour des populations culturellement étrangères, d'instaurer la coexistence entre elles, en ayant recours à ce qu'elles croient comprendre des coutumes, des valeurs et des représentations de l'Autre71. De ce point de vue, pour la Guyane, les interactions entre Européens et Amérindiens sont essentielles et montrent à quel point le processus de colonisation repose en partie sur ces interactions. Les missions jésuites s'avèrent être un lieu privilégié pour observer la rencontre entre ces deux mondes. Lors de sa tournée dans la colonie, Malouet relate quelques épisodes significatifs. Alors que les jésuites pensent encourager les Amérindiens à assister à la messe en échange d'une bouteille de taffia, ces derniers croient qu'ils sont conviés à venir assister à un spectacle de chant72. Ce malentendu montre la façon dont chacun comprend, s'approprie et réinterprète la culture de l'autre, pour former un ensemble de nouvelles pratiques partageables. C'est également l'occasion d'essayer de saisir la façon dont les Amérindiens pensent la rencontre selon leurs propres représentations et deviennent acteurs de leur propre histoire en déployant des stratégies de résistance au discours missionnaire. Cette posture permet de s'extraire

68 Louise BENAT-TACHOT, Serge GRUZINSKI et Boris JEANNE (dirs.), Les processus d'américanisation, Paris, Le Manuscrit, coll. « Fabrica Mundi », 2012, 2 volumes. ; Serge GRUZINSKI, « Les mondes mêlés de la monarchie catholique et autres « connected histories» », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2001, vol. 56, no 1, pp. 85-117 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Connected Histories: Notes towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian Studies, 1997, vol. 31, no 3, pp. 735-762 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Holding the World in Balance: The Connected Histories of the Iberian Overseas Empires, 1500-1640 », American Historical Review, 2007, vol. 112, no 5, pp. 1359-1385 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Par-delà l'incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps modernes », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2007, vol. 54-4bis, no 5, pp. 34-53.

69 Lissa ROBERTS, « Situating Science in Global History: Local Exchanges and Networks of Circulation », Itinerario, 2009, vol. 33, no 1, p. 10.

70 Mary Louise PRATT, « Arts of the Contact Zone », Profession, 1991, no 9, pp. 33-40 ; Lissa ROBERTS, « Situating Science in Global History », op. cit.

71 Richard WHITE, The Middle Ground: Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650 - 1815, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Cambridge studies in North American Indian history », 1991, 544 p ; Mary Louise PRATT, « Arts of the Contact Zone », op. cit.

72 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 47.

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de l'image traditionnelle véhiculée par les quelques études menées à ce sujet en Guyane, entre bienveillance à l'égard de l'action missionnaire et dénonciation de sa diabolisation des croyances chamaniques73. Dans cette perspective, la figure des Go-Betweens est déterminante. Suivant l'idée de passeur culturel mise en lumière par Serge Gruzinski et Carmen Bernand74, les Go-Betweens peuvent se définir par leur rôle d'intermédiaire. Ils permettent, au sein des zones de contact, la rencontre et le déploiement d'interactions durables entre les différentes cultures en présence75. Comme le montre le périple de Malouet en Guyane, il peut s'agir d'habitants, de guides amérindiens, de chefs de tribus, etc.

En outre, l'action de cet administrateur à Cayenne est caractérisée par la mise en oeuvre de projets scientifiques et techniques, par la coordination des informations collectées sur le terrain et leur exploitation. Ainsi le draînage des zones humides constitue le fer de lance de son programme. Toutefois cette thématique est fort peu étudiée, malgré les moyens, les savoirs-faire engagés et l'implication personnelle de l'ordonnateur dans ce projet. La valorisation des terres basses mobilise d'importantes ressources techniques et savantes en amont, dont la finalité rencontre des débouchés économique et commerciale en aval, mais constitue également pour la Guyane une révolution agricole, pour reprendre les termes de Yannick Le Roux76, en regard des changements culturaux qu'elle entraîne. Le passionnant ouvrage de Raphaël Morera, en particulier, permet d'éclairer en détail la mise en place des cadres juridiques, techniques et économiques de tels projets77. La mise en culture des terres basses intègre un plan général de rationalisation de l'exploitation de la Guyane qui, sous la houlette de Malouet, s'appuie sur l'expertise de spécialistes ou bien d'habitants éclairés : l'ingénieur Jean Samuel Guisan, les ingénieurs-géographes Mentelle, Dessingy et Brodel, l'expert forestier Bagot, l'éleveur La Forrest, les zélés Bois-Berthelot et Couturier qui accompagnent Guisan dans ses expéditions de reconnaissance des terres basses. Ces domaines sont pourtant peu étudiés pour le moment et apporteraient, à l'évidence, des perspectives nouvelles. Ainsi, il est encore une histoire des ingénieurs coloniaux à mener, et les avancées récentes dans le domaine de la cartographie78, de la collecte et des

73 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ? Malentendus et traduction culturelle dans les missions jésuites en Guyane », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), .

74 Carmen BERNAND et Serge GRUZINSKI, Histoire du Nouveau Monde, Paris, Fayard, 1996, 2 tomes p.

75 Neil SAFIER, Measuring the new world: enlightenment science and South America, Chicago, University of Chicago Press, 2008, 387 p ; Neil SAFIER, « Global Knowledge on the Move: Itineraries, Amerindian Narratives, and Deep Histories of Science », Isis, 2010, vol. 101, no 1, pp. 133-145 ; Simon SCHAFFER, Lissa ROBERTS, Kapil RAJ et James DELBOURGO (dirs.), The brokered world: go-betweens and global intelligence, 1770-1820, Sagamore Beach, MA, Science History Publications, coll. « Uppsala studies in history of science », n° 35, 2009, 522 p.

76 Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit.

77 Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 265 p ; Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les côtes à polders. Les fondements humains de la poldérisation », L'information géographique, 1999, vol. 63, no 2, pp. 78-86.

78 Caroline SEVENO, La cartographie des Antilles françaises. Genèse, pratiques et usages dans une perspective comparative. France, Angleterre, Espagne, XVIIe-XVIIIe siècles, Thèse de doctorat en histoire moderne, sous la direction de Dominique Margairaz, Université Panthéon-Sorbonne, Paris, 2012, 542 p ; Isabelle LABOULAIS-LESAGE, Combler les blancs de la carte: modalités et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVIe-XXe siècle), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Sciences de l'histoire », 2004, 314 p.

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explorations scientifiques79, enfin sur l'ingénierie coloniale avec la publication des mémoires de Guisan80, ouvrent la voie à des réflexions passionnantes.

Un autre versant de l'histoire des sciences et des savoirs concerne les mécanismes de réseaux et des sociabilités savantes qui sous-tendent l'élaboration et la diffusion des sciences et des savoirs européens. Dans ce schéma, la ville de Paris joue un rôle central, véritable carrefour entre les mondes européens et ultra-marins, que mettent en évidence plusieurs travaux récents81. Les logiques de réseaux qui animent cette circulation, de sociabilité aussi bien mondaines que savantes au niveau français mais aussi européen82, se structurent autour d'un dispositif académique dédié, qui centralise et étudie les informations venant des colonies83. Spécifiquement centrée sur la zone des Antilles et de la Guyane de l'Ancien Régime, la thèse de François Regourd soutenue en 2000, décrit un modèle français qui s'appuie sur un appareil institutionnel et scientifique omniprésent pour soutenir son déploiement colonial84. On complétera avec profit cette lecture en consultant l'étude menée en 2004 par Julien Touchet sur la relation entre la botanique et la colonisation en Guyane au XVIIIe siècle85.

79 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde: voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle) », in Claude BLANCKAERT, Claudine COHEN, Pietro CORSI et Jean-Louis FISCHER (dirs.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Muséum national d'histoire naturelle, 1993, pp. 163-196.

80 Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées: ingénieur à la Guiane française, 1777-1791, texte préfacé, introduit et annoté par Yannick Le Roux, Olivier Pavillon et Kristen Sarge, Lausanne, Suisse: Matoury, Guyane, Éditions d'en bas; Ibis Rouge Éditions, coll. « Espace outre-mer », 2012, 333 p.

81 Sverker SORLIN, « Ordering the World for Europe: Science as Intelligence and Information as Seen from the Northern Periphery », Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, pp. 51-69 ; François REGOURD, « Capitale savante, capitale coloniale », op. cit. ; Antonella ROMANO et Stéphane VANDAMME, « Sciences et villes-mondes, XVIe - XVIIIe siècles: penser les savoirs au large », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2008, n° 55-2, no 2, pp. 7-18 ; Stéphane VANDAMME, « Measuring the scientific greatness: the recognition of Paris in European Enlightenment », Les Dossiers du Grihl, 2007, no http://dossiersgrihl.revues.org/772, p. 14 ; Stéphane VANDAMME, « How to produce local knowledge in an European Capital? The territorialization of Science in Paris from Descartes to Rousseau », Les Dossiers du Grihl, 27 juin 2007.

82 Antoine LILTI, « Sociabilité mondaine, sociabilité des élites? », Hypothèses, 1 mars 2000, no 1, pp. 99-107 ; Antoine LILTI, Le monde des salons: sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, 568 p ; Maria Pia DONATO, Antoine LILTI et Stéphane VANDAMME, « La sociabilité culturelle des capitales à l'âge moderne: Paris, Londres, Rome (1650-1820) », in Christophe CHARLE (dir.), Le temps des capitales culturelles XVIIIe - XXe siècles, Champ Vallon., Seyssel, coll. « Époques », 2009, pp. 27-63 ; Jean-Pierre VITTU, « Un système européen d'échanges scientifiques au XVIIIe siècle: les journaux savants », Le Temps des médias, 2013, vol. 1, no 20, pp. 47-63.

83 Yves LAISSUS, « Le Jardin du Roi », in René TATON (dir.), Enseignement et diffusion des sciences au XVIIe siècle, Paris, Hermann, 1964, pp. 287-341 ; Daniel ROCHE, « Académies et académisme: le modèle français au XVIIIe siècle », Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, 1996, vol. 108, no 2, pp. 648-658 ; Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes et leur rôle dans les relations culturelles et sociales au XVIIIe siècle », Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, 1999, vol. 111, no 1, pp. 395-414 ; Emma C. SPARY, Utopia's Garden: French Natural History from Old Regime to Revolution, Chicago, The University of Chicago Press, 2000, 352 p.

84 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit. ; James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The Colonial Machine », op. cit.

85 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit.

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Le contexte colonial

Ce n'est qu'au début des années 1990 que paraissent les deux synthèses de Pierre Pluchon et Jean Meyer86 déjà citées, qui renouvellent l'histoire coloniale en proposant une approche s'éloignant à la fois de la célébration de « l'oeuvre coloniale » de la IIIe République et de la dénonciation anticolonialiste. L'idée est de proposer une analyse critique du fait colonial en partant du point de départ, c'est-à-dire de l'impulsion donnée du centre vers la périphérie.

Un nombre important d'études ont été menées sur la région antillaise, en particulier Saint-Domingue, la perle des Antilles, fer de lance du commerce sucrier français. Gabriel Debien soutient sa thèse à la Sorbonne en 1952 et livre une étude de la société coloniale d'Ancien Régime qui fait date87. Enfin, plus spécifiquement consacré à Saint-Domingue, l'ouvrage de Paul Butel paru en 2007 sur l'histoire des Antilles françaises, constitue une véritable somme qui retrace les origines de la colonisation, en passant par l'essor sucrier du XVIIIe siècle, la traite négrière et l'esclavage, ainsi que les différentes problématiques politiques et sociales88.

En dépit du grand nombre de recherches publiées depuis les années 1950, la période de 1763 à 1789 reste cependant assez mal connue dans beaucoup de ses aspects commerciaux et coloniaux. À partir du début des années 1970 quelques contributions, à l'image de celle donnée par Jean Tarrade89, apportent un éclairage nouveau sur la question. Des recherches plus récentes font le point sur les mécanismes réglementaires mis en place par Colbert dans le but d'encadrer et d'accompagner l'essor du commerce colonial90. Enfin, des travaux publiés à partir des années 2000 exposent l'émergence de la pensée économique au XVIIIe siècle, que l'on retrouve formulée chez les physiocrates et les libéraux des origines, qui questionne et parfois remet en cause les relations que la métropole entretien avec ses colonies91.

86 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit. ; Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit.

87 Gabriel DEBIEN, La société coloniale aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les engagés pour les Antilles: 1634-1715, Société de l'histoire des colonies françaises., Paris, 1952, vol. 3/1, 279 p ; Gabriel DEBIEN, La société coloniale au XVIIe et XVIIIe siècles. Les Colons de Saint-Domingue et la Révolution. Essai sur le Club Massiac (août 1789-août 1792), Armand Colin., Paris, 1954, vol. 3/2, 414 p ; Gabriel DEBIEN, La Société coloniale aux XVIIe et XVIIIe siècles. Destinées d'esclaves à la Martinique, 1746-1778, I.F.A.N., Dakar, 1960, vol. 3/3, 91 p.

88 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises XVIIe-XXe siècle, Paris, Perrin, 2007.

89 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit.

90 Philippe MINARD, La fortune du colbertisme: État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998, 512 p.

91 Paul B. CHENEY, « Les économistes français et l'image de l'Amérique: L'essor du commerce transatlantique et l'effondrement du « gouvernement féodal» », Dix-huitième siècle, 2001, no 33, pp. 231-246 ; Alain CLÉMENT, « Les mercantilistes et la question coloniale au XVIe et XVIIe siècles », Outre-mers: revue d'histoire, 2005, no 348-349, pp. 167-202 ; Alain CLÉMENT, « « Du bon et du mauvais usage des colonies » : politique coloniale et pensée économique française au XVIIIe siècle », Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy, 2009, n° 56, no 1, pp. 101-127 ; Alain CLÉMENT, « Libéralisme et anticolonialisme. La pensée économique française et l'effondrement du premier empire colonial (1789-1830) », Revue économique, 2012, vol. 63, no 1, pp. 5-26 ; Pierre LE MASNE, « Les Physiocrates et les

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Les publications de documents et les études locales permettent d'orienter les connaissances vers des aspects de la vie quotidienne et de la gestion des plantations. Nous pouvons aller voir du côté des nombreuses publications de Gabriel Debien, ou vers des publications plus récentes fournies par exemple par Philippe Hrodèj92.

La question de l'esclavage, aspect central de l'histoire coloniale française, est dominée au XXe siècle par une tendance d'abord très descriptive du système et de son fonctionnement. Gabriel Debien en 1974 (Les esclaves aux Antilles françaises ) décentre la question pour s'intéresser non pas à l'esclavage en tant qu'institution, mais à l'esclave. Repris par les historiens français dans les années 1980, la thématique se concentre davantage sur l'esclave en tant que sujet de sa propre histoire. Parmi l'immense bibliographie disponible, nous avons retenu l'ouvrage d'Olivier Pétré-Grenouilleau93 paru en 2006, synthèse de référence qui a fait date en déchaînant une vive polémique lors de sa sortie, par la remise en cause qu'il donne de la vision traditionnellement retenue de la nature de la traite occidentale. L'aspect législatif qui encadre l'esclavage, à savoir l'édit de 1685, généralement appelé « code noir », qui définit quels sont les droits et les devoirs du maître et de l'esclave, est aussi à prendre en compte dans la mesure où Malouet propose des mesures pour le réformer. L'interprétation qu'en donne Louis Sala-Molins, en dépit d'indéniables faiblesses sur le plan historique, a longtemps prévalu par son approche philosophique de la condition servile, telle que définie dans l'édit de 1685, dénoncé comme un texte inique et raciste, ravalant l'esclave au rang d'objet. En revanche, les travaux actuels de Jean-François Niort, fondés sur une approche historique et juridique démontrent que l'édit, inspiré du droit romain, envisage la relation maître/esclave non pas sur un critère de couleur mais sur la distinction entre libre et non-libre. L'esclave bénéficie ainsi d'un statut juridique et des droits assortis, du moins en théorie94. Enfin, les prolongements de cette thématique trouvent leurs ramifications dans l'histoire de l'anticolonialisme et de l'abolition de l'esclavage. Les ouvrages fondateurs d'Yves Benot publiés à la fin des années 1980 ouvrent la voie à une réflexion féconde, prolongée par Marcel Dorigny, nouant ensemble les Lumières, la Révolution

Colonies: Antimercantilisme ou Anticolonialisme? », Communication aux Journées d'étude de l'ACGEPE « Les économistes et les colonies», 2013, pp. 1-24.

92 Gabriel DEBIEN, Plantations et esclaves à Saint-Domingue: sucrerie Fodche, op. cit. ; Fred CELIMENE et André LEGRIS, L'économie de l'esclavage colonial. Enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle, Paris, CNRS, 2002, 188 p ; Philippe. HRODEJ, L'esclave et les plantations : de l'établissement de la servitude à son abolition. Hommage à Pierre Pluchon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 340 p.

93 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites négrières. Essai d'histoire globale, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2006, 733 p.

94 Louis SALA-MOLINS, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, Paris, Presses universitaires de France, 2003, 292 p ; Jean-François NIORT, « Le problème de l'humanité de l`esclave dans le Code Noir et la législation postérieure », Cahiers aixois d'histoire des droits de l'outre mer français, 2008, no 4, pp. 1-29 ; Jean-François NIORT, « Homo servilis : essai sur l'anthropologie et le statut juridique de l'esclave dans le Code noir de 1685 », Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, 2010, no 50, pp. 1-18.

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et l'abolition de l'esclavage95.

La Guyane sous l'Ancien Régime

Un rapide constat s'impose : l'historiographie a largement oublié la Guyane, colonie marginale et marginalisée, même si des contributions récentes se chargent de combler ce manque. Elle est encore peu diversifiée et ne s'est intéressée qu'à quelques domaines pour le moment. La relation entre l'homme et la nature y occupe une place centrale, sur fond de conquête, d'adaptation au milieu naturel et d'aménagement du territoire. Les premiers travaux historiques proviennent d'écrivains, d'amoureux de la Guyane, souvent des proches des milieux d'affaires, des colons ou des administrateurs, qui livrent des récits centrés sur la promotion de la colonisation. Au début du XXe siècle, les récits historiques sont davantage le fait de créoles, désirant forger une identité guyanaise, en mettant l'accent sur le développement. C'est seulement à partir de la fin des années 1960 que des travaux d'historiens voient le jour. Il faut aller voir du côté de Michel Devèze qui, en 1962, rédige un article un peu imprécis reprenant les grandes lignes de l'histoire de la Guyane au XVIIIe siècle. Il publie en 1977 un petit Que sais-je, très bien fait, attentif à établir des comparaisons entre les Guyanes françaises, hollandaises et britanniques (aujourd'hui Surinam et Guyana)96. En 1999, Serge Mam Lam Fouck fait paraître son Histoire générale de la Guyane française, premier ouvrage retraçant l'histoire de la Guyane des débuts de la colonisation au XXe siècle. Il déploie sa réflexion, parfois de façon quelque peu succincte sur certains points, à travers une approche thématique qui s'intéresse au territoire, au peuplement, à la dépendance économique et les relations avec la métropole. Enfin, pour un travail plus approfondi et davantage centré sur la période qui nous intéresse, nous préférerons de loin La Guyane française, 1676-1763 de Marie Polderman, un fort volume de plus de 700 pages, véritable outil de travail extrêmement documenté, fruit d'une recherche au long cours d'une quinzaine d'années97.

Les volets économiques et sociaux sont abordés une première fois par l'historien brésilien

95 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit. ; Yves BENOT, La révolution française et la fin des colonies. Essai, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l'appui », 1988, 272 p ; Yves BENOT, Roland DESNE et Marcel DORIGNY, Les Lumières, l'esclavage, la colonisation, Paris, La Découverte, 2005, 336 p ; Marcel DORIGNY, « La Société des Amis des Noirs et les projets de colonisation en Afrique. », Annales historiques de la Révolution française, 1993, vol. 293, no 1, pp. 421-429 ; Marcel DORIGNY, Esclavage, résistances et abolition. Actes du 123e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, section d'histoire moderne et contemporaine, Fort-de-France, 6-10 avril 1998, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1999, 575 p.

96 Michel DEVEZE, « La Guyane française de 1763 à 1799, de l'Eldorado à l'enfer », Bulletin de la Société d'histoire moderne, 1962, no 19-20, pp. 2-6 ; Michel DEVEZE, Les Guyanes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je? », n° 1315, 1968, 128 p.

97 Serge MAM LAM FOUCK, Histoire générale de la Guyane française des débuts de la colonisation à la fin du XX° siècle, op. cit. ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit.

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Ciro Flamarion Cardoso, suite à sa thèse soutenue à Paris au début des années 1970 qu'il publie en 1999. Cet ouvrage constitue un outil incontournable et extrêmement documenté. L'auteur aborde l'histoire de la Guyane entre 1715 et 1817, à travers le cadre naturel, l'économie et le cadre esclavagiste. Il caractérise la Guyane comme une colonie atypique du fait de son sous-peuplement, sa faiblesse économique et sa place marginale dans les circuits commerciaux atlantiques. À ces travaux pionniers, la thèse récente de Catherine Losier croise les sources historiques et les données archéologiques afin d'analyser les circuits commerciaux auxquels participe la Guyane, et engage à nuancer l'état de pénurie permanent de la colonie que suggère la lecture des archives, et que reprend l'historiographie en général98. Enfin, la thèse de Céline Ronsseray propose une approche davantage sociologique et permet d'aborder la question des administrateurs et de leurs rapport au pouvoir à travers l'étude des parcours, des relations et des réseaux de chacun99. C'est un travail important et unique en son genre pour la Guyane, et à ce titre constitue un apport de première importance à notre recherche.

La question du peuplement de la Guyane s'intéresse d'une part aux Amérindiens, que l'on trouve étudiés par le géographe Jean-Marcel Hurault100. D'autre part, les projets de peuplement européens, qui occupent une place centrale dans l'historiographie, avec la question omniprésente de Kourou, sont bien étudiés par la recherche française et anglo-saxone101. De façon plus marginale, dans le prolongement de l'expédition de Kourou, signalons le peuplement des Acadiens, mis en lumière par Bernard Cherubini102.

Enfin, l'archéologie permet d'appréhender la culture matérielle et l'esclavage. C'est une discipline récente en Guyane, qui n'apparaît qu'au début des années 1980, souvent à l'initiative d'amateurs éclairés. À l'heure actuelle, il n'existe que deux thèses en archéologie sur la question : celle de Yannick Le Roux sur l'habitation en Guyane et celle de Catherine Losier sur le

98 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit. ; Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime: étude archéologique et historique de l'économie et du réseau économique d'une colonie marginale, la Guyane (XVIIe et XVIIIe siècles), Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en archéologie pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.d), Laval, Québec, 2012, 468 p.

99 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit.

100 P. FRENAY et Jean HURAULT, « Les Indiens Émerillon de la Guyane française », Journal de la Société des Américanistes, 1963, vol. 52, no 1, pp. 133-156 ; Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de Guyane française. Premier article », Population, 1965, 20e année, no 4, pp. 603-632 ; Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de Guyane française. Deuxième article », Population, 1965, 20e année, no 5, pp. 801-828.

101 David LOWENTHAL, « Colonial Experiments in French Guiana, 1760-1800 », op. cit. ; François REGOURD, « Kourou 1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial », op. cit. ; Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit. ; Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op. cit.

102 Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens, « habitants » en Guyane de 1772 à 1853. Destin des lignées, créolisation et migration », Etudes canadiennes, 1996, no 40, pp. 79-97 ; Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens en Guyane (1765- 1848) : une « société d'habitation» à la marge ou la résistance d'un modèle d'organisation sociale », Port Acadie: revue interdisciplinaire en études acadiennes, 2009, no 13-14-15, pp. 147-172.

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ravitaillement de Cayenne. Les travaux en cours de Nathalie Cazelles, sous la direction de Florence Journot, portent sur la production sucrière103. Dans l'ensemble, peu de sites coloniaux sont fouillés, en partie du fait des contraintes imposées par le milieu amazonien, humide et difficile d'accès. Les sites les plus fouillés sont les habitations Picard et surtout la grande habitation jésuite de Loyola. Fondée en 1688 pour financer les missions d'évangélisation, elle s'étend sur près de 1 000 hectares. C'est la plus importante habitation de Guyane et à son apogée dans les années 1720, elle emploie un contingent de 400 esclaves. Les premiers vestiges sont découverts en 1988, mais il faut attendre 1994 pour que des fouilles soient entreprises. Depuis, le site a connu quinze campagnes de recherche qui ont mis à jour les domaines résidentiels (cuisine, hôpital, quartier des esclaves, maison de maître) et religieux (chapelle, cimetière), la forge, la poterie, et un certain nombre d'infrastructures agricoles comme la sucrerie, la chaufferie, l'indigoterie, etc104.

Malouet : une historiographie à compléter

Les travaux sur ce personnage, grand commis de l'État, sont assez rares, parfois datés et partiaux, donnant souvent à voir un Malouet sous son meilleur jour. Nous avons également rencontré à plusieurs occasions une confusion chez certains auteurs, entre Pierre Victor Malouet et son frère cadet Pierre Antoine Malouet, baron d'Alibert105, « écrivain de la Marine et des classes au Fort Dauphin106. » Ce qui semble être la première étude sur Malouet est menée par Gaston Raphanaud en 1907 pour sa thèse de droit107. Raphanaud commente et recopie largement les écrits de Malouet en empruntant une démarche thématique, ce qui en fait un outil très pratique pour retrouver des informations. Toutefois l'auteur, en thuriféraire de l'administrateur, livre une image lisse et convenue du personnage, complètement détachée du contexte. Sans vraiment apporter d'éléments autres que ce que l'on peut retrouver dans les écrits de Malouet, son ouvrage présente de

103 Yannick LE ROUX, L'habitation guyanaise sous l'Ancien Régime. Étude de la culture matérielle, Thèse de doctorat en Art et archéologie, sous la direction de Jean-Marie Pesez, EHESS, Paris, 1995, 850 p ; Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime, op. cit. ; Nathalie CAZELLES, Les industries sucrières et rhumières en Guyane française du XVIIe au XXe siècle, Thèse d'archéologie en préparation depuis 2010, sous la direction de Florence Journot, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris.

104 Yannick LE ROUX, Réginald AUGER et Nathalie CAZELLES, Les jésuites et l'esclavage Loyola. L'habitation des jésuites de Rémire en Guyane française, Québec, Presses de l'Université du Québec, 2009, 281 p ; Yannick LE ROUX, « Loyola, l'habitation des jésuites de Rémire en Guyane française », In Situ. Revue des patrimoines [Revue en ligne]: < http://insitu.revues.org/10170>, 2013, no 20.

105 Dominique ROGERS, « Raciser la société: un projet administratif pour une société domingoise complexe (17601791) », Journal de la société des américanistes, 2009, vol. 95, no 2, pp. 2-20 ; Philippe HRODEJ, « L'État et ses principaux représentants à Saint-Domingue au XVIIIe siècle: contradictions et manquements. », Outre-mers, 2007, vol. 94, no 354, p. 174 ; Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 29.

106 ANOM E 298 bis F°230-231.

107 Gaston RAPHANAUD, Le baron Malouet : ses idées, son oeuvre, 1740-1814, Paris, A. Michalon, 1907, 316 p.

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ce fait un intérêt assez faible pour notre propos. De nouveaux travaux son produits par l'archiviste américain Carl Ludwig Lokke, dans deux articles datant de la fin des années 1930. Partant du constat que Malouet n'a pas tout dit dans ses Mémoires, il se propose d'éclairer certaines zones d'ombres. Ainsi, Lokke relate l'épisode où Malouet se fait attaquer par voie de presse dans un article anonyme (certainement Condorcet et les Amis des Noirs108) à propos de son Mémoire sur l'esclavage des Nègres. Sa seconde publication narre l'épisode durant lequel, en 1793, Malouet déclenche les ires du club de Massiac, devant lequel il défend la cause des planteurs mulâtres, dans le but d'obtenir l'égalité des droits avec les planteurs européens109. En 1959, l'historien américain David Lowenthal fait paraître un article sur les projets coloniaux français en Guyane en se concentrant sur la période 1760-1800. En adoptant une démarche comparative entre le Surinam et la Guyane, Lowenthal propose une synthèse, parfois imprécise, qui donne cependant à voir un point de vue extérieur au contexte européen, livrant un jugement sévère à l'encontre de la démarche française et de l'attitude des colons. Le programme de Malouet y est largement repris, ainsi que ses prolongements avec Guisan110. Nos recherches nous ont amenées à consulter un article de Gabriel Debien et Johanna Felhoen Kraal paru en 1962, dans lequel figure une copie d'une lettre que Malouet, de retour du Surinam en 1777, adresse vraisemblablement à son ami François Legras. Cette copie conserve le texte d'une des lettres qui sont détruites par Malouet en 1792, dans laquelle il démontre le danger pour la prospérité et le devenir de la société coloniale du fait de la dureté des maîtres. C'est un document extrêmement intéressant qui permet de nuancer largement et de confronter le discours de l'administrateur aux sentiments de l'homme111. C'est en 1988 que l'ouvrage de Robert H. Griffiths explore le parcours politique de Malouet durant la période révolutionnaire. Élu député aux États généraux grâce à Necker, et en tant qu'un des chefs de file des « monarchiens », il défend une ligne modérée favorable à une monarchie constitutionnelle à l'anglaise112. Enfin, les actes du colloques Malouet (1740-1814) parus en 1990 et dirigés par Jean Ehrard et Michel Morineau proposent des articles qui balaient un large champ de la vie de Malouet et qui, d'une façon plus générale, permettent de mieux dessiner les contours de l'élite administrative et leur attitude à l'endroit de la Révolution113. Malgré cela, le contenu est d'un intérêt inégal pour

108 ANONYME, « Journal de Paris », 18/04/1789.

109 Carl Ludwig LOKKE, « Le plaidoyer de Malouet en faveur de l'esclavage en 1789 », op. cit. ; Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », The Journal of Negro History, 1939, vol. 24, no 4, pp. 381-389.

110 David LOWENTHAL, « Colonial Experiments in French Guiana, 1760-1800 », op. cit.

111 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet, 1777. Copie d'une lettre de Pierre-Victor Malouet, datée 28 décembre 1788. », Overdruk uit de West-indische gids, 1955, no 36, pp. 53-60.

112 Robert H. GRIFFITHS, Le Centre perdu, op. cit.

113 Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814). Actes du colloque des 30 novembres - 1er décembre 1989, Revue d'Auvergne, Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, vol.1-2, Tome 104, 206 p.

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notre propos. Son passage en Guyane y est évoqué en quelques pages seulement par Rodolphe Robo114 et reprend en partie ce que Malouet raconte dans ses écrits. En revanche Marc Perrichet étudie avec précision comment il compose ses réseaux et construit sa carrière115.

Ainsi, il ne semble pas exister de travaux approfondis mettant en scène Malouet dans son rôle d'administrateur en Guyane. À l'image des travaux de Jean Chala, Marie Polderman et Céline Ronsseray116, notre ambition est de tenir une ligne qui nous permette de révéler des aspects du personnage de Malouet qui semblent avoir été peu étudiés jusqu'à présent. En nous attachant à l'étude d'un parcours individuel, que nous connectons à un contexte colonial attentif aux sciences et techniques, nous souhaitons donner une lecture alternative à celle généralement admise de cet administrateur, lecture que nous espérons pertinente et capable de poser quelques modestes jalons pour d'éventuelles futures recherches.

Présentation des sources

Les sources imprimées

Ces observations liminaires nous amènent à considérer la question des sources, et dans un premier temps celle des sources imprimées. La lecture d'une partie de ce corpus est le point de départ de notre investigation sur la Guyane. Ces sources sont relativement nombreuses et sont généralement le fait de voyageurs, de marchands, de scientifiques, de religieux ou d'observateurs de passage, qui décrivent l'environnement naturel, la géographie ou les meurs des sociétés amérindiennes. Citons des auteurs comme Pierre Barrère, Bertrand Bajon ou John Gabriel Stedman pour le Surinam117. Ces ouvrages sont parfois orientés vers des objectifs utilitaristes, à destination

114 Rodolphe ROBO, « Malouet en Guyane », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814)., Revue d'Auvergne., Riom, 1990, vol.1-2, tome 104, pp. 57-60.

115 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, pp. 25-33.

116 Jean CHAÏA, « Pierre Barrère (1690-1755) médecin botaniste à Cayenne », op. cit. ; Jacques François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guianne, op. cit. ; Céline RONSSERAY, « Un destin guyanais », op. cit.

117 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France équinoxiale, op. cit. ; Bertrand BAJON, Mémoires pour servir à l'histoire de Cayenne et de la Guiane françoise : dans lesquels on fait connoître la nature du climat de cette contrée, les maladies qui attaquent les Européens nouvellement arrivés, & celles qui régnent sur les blancs & les noirs: des observations sur l'histoire naturelle du pays, & sur la culture des terres, Paris, Grangé, 1777, 2 volumes ; John Gabriel STEDMAN, Voyage à Surinam et dans l'intérieur de la Guiane, contenant la relation de cinq années de courses et d'observations faites dans cette contrée intéressante et peu connue, Paris, chez F. Buisson, 1798, 3 volumes.

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du colon souhaitant s'établir dans de bonnes conditions118, ou bien ils développent des considérations techniques et scientifiques de haut niveau à l'intention des planteurs souhaitant rationaliser son exploitation ou innover dans le domaine des techniques culturales119.

Le deuxième temps de notre recherche nous amène aux sources imprimées concernant Malouet. Il s'agit de publications rédigées par ses amis parlant de lui dans des correspondances ou à l'occasion de son décès. Quelques-unes sont compilées dans la deuxième édition de ses Mémoires. Par exemple l'Académicien Jean-Baptiste-Antoine Suard (1732-1817), qui produit une notice biographique en 1814, ou bien le linguiste et précurseur de l'anthropologie Joseph-Marie de Gérando (1772-1842) qui publie une courte biographie de Malouet en 1820, ou encore un article anonyme paru dans le journal L'Union en 1867. Il est de même fait mention de Malouet dans la correspondance entre Madame de Staël et Suard120. Bien évidemment, le caractère partial de ces documents ne fait aucun doute : on y salue à longueur de pages l'ami fidèle et distingué, le père et le mari aimant, l'administrateur intègre et dévoué corps et âme à la France, le politicien éclairé, l'orateur charismatique...

Pour sa part, Malouet nous a laissé une Collection de mémoires sur les colonies publiée en 1801 en cinq volumes et ses Mémoires qui ne paraissent qu'en 1868 en deux volumes121. Les volumes de sa Collection de mémoires traitent de son passage en Guyane (volumes 1 et 2), rapportent ses observations concernant le voyage qu'il effectue au Surinam en juillet 1777 (volume 3), contiennent une étude qu'il rédige sur l'administration de Saint-Domingue et qu'il présente devant le comité de législation des colonies en 1775 (volume 4) et enfin, exposent l'ensemble de sa réflexion sur l'esclavage (volume 5). Signalons tout de suite le caractère univoque de ces documents. Ils ne proposent qu'une vision qui, malgré la clairvoyance et la probité dont Malouet se pare, se restreint au seul point de vue de son auteur, d'autant plus qu'il écrit a posteriori. Dès lors, il lui est facile de se décrire comme un personnage constant dans ses idées, ayant vu les choses venir avant tout le monde. Ce qui signifie aussi qu'il peut très bien avoir oublié certains éléments, comme il peut aussi en passer sous silence, ou bien les réécrire dans un sens qui n'écorne pas son image. Le contexte dans lequel Malouet produit ces écrits doit être évoqué afin de prendre la mesure de ce que

118 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison rustique, op. cit.

119 Jean-Samuel GUISAN, Traité sur les terres noyées de la Guyane, appelées communément terres-basses, L'imprimerie du Roi., Cayenne, 1825, 482 p.

120 Jean Baptiste A. SUARD, Gazette de France. Notice sur le caractère et la mort de M. le Baron Malouet, Pillet, 1814, 12 p ; Joseph-Marie DE GERANDO, « Malouet (Pierre Victor) », in Biographie universelle ancienne et moderne ou histoire par ordre alphabétique, de la vie privée et publique de tous les hommes qui se sont distingués par leurs écrits, leurs actions, leurs talents, Paris, Michaud Frères, 1820, vol. 52/26, pp. 403-407 ; « Malouet avant 1789 », L'Union, 1867, Etude de l'ancienne société française, pp. 24-41 ; Robert DE LUPPE, Madame de Staël et J.-B.-A. Suard : correspondance inédite (1786-1817), Genêve, Librairie Droz, 1970, 128 p.

121 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit. ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit.

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nous affirmons. Concernant ses Mémoires, la préface de la deuxième édition122 nous renseigne. Malouet rédige en 1808 le manuscrit qu'il souhaite voir publié vingt ans après sa mort. Début 1830, son fils présente le manuscrit à Charles X, qui préfère en différer la publication « jusqu'au moment où la génération à laquelle [il appartient] aura disparu de ce monde. » En effet, le roi s'offusque que Malouet y égratigne son cousin, le duc d'Orléans. Fidèle à son habitude et peu enclin à entretenir des relations pacifiées avec ses adversaires, celui-ci tient des propos très vifs à l'endroit du duc et de son attitude lors de la Constituante :

« f...] Sa conduite a été d'une scélératesse absurde .
· il avait plus de ruse que d'ambition, plus de corruption que de méchanceté. Un ressentiment contre la cour le jeta dans la révolution ,
· il voulait se rendre redoutable à la reine. Ses créatures voulaient faire de lui un lieutenant général du royaume ,
· et parmi ceux qui projetaient des changements dans la constitution, plusieurs députés, sans s'associer à toutes ses intrigues et avant d'avoir bien jugé son incapacité, se félicitaient de voir un prince du sang à la tête du parti populaire123. »

Ce qui explique une publication tardive, près de cinquante années après la mort de leur auteur.

Par ailleurs, Malouet souhaite que ses Mémoires sont pour lui l'occasion d'être utile aux générations futures. Le récit de sa vie doit servir d'exemple, ce qui le pousse, nous dit-il, à parler le moins possible de lui et à se cantonner aux faits, uniquement aux faits. L'exercice peut sembler délicat quand le texte est rédigé à la première personne du singulier, et que son auteur décrit sa carrière, ses amis qui ont quasiment tous un nom à particule, les embûches qu'il a surmontées, les décisions lumineuses et déterminantes qu'il a prises, etc. Malgré le fait qu'il s'en défende, Malouet se place au centre de son récit. Toutefois, comme le fait remarquer Michèle Duchet, l'emploi de la première personne n'est ici qu'une façon de définir ses responsabilités et de prendre position124. Il convient donc de distinguer le personnage public, principal protagoniste de ces écrits, de l'homme, largement en retrait. On ne trouve donc que très peu d'allusion à sa vie personnelle, à ses sentiments, car Malouet estime que cela n'en vaut vraiment pas la peine125.

122 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit.

123 Ibid., p. 263-264.

124 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, p. 63.

125 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 1.

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Les circonstances de la publication de sa Collection de mémoires, en revanche, nous éclairent davantage sur le contexte politique et les intentions de Malouet. Nous sommes en 1801, et le coup d'État du 18 Brumaire change la donne politiquement. Nombre de « monarchiens », dont fait partie Malouet, se convertissent au bonapartisme126. Fraîchement revenu de son exil londonien et ruiné, il tente de faire valoir son image d'administrateur intègre et expérimenté, spécialiste des colonies. La période est propice à une réflexion sur l'esclavage et les colonies, et s'enrichit d'une argumentation nouvelle nourrie par les faits. Pour la plantocratie, l'expérience abolitionniste de 1794 prouverait deux choses. Premièrement, que les Noirs livrés à eux-mêmes commettent des exactions sans nom contre les Blancs, à l'image du soulèvement de Saint-Domingue. Deuxièmement, que les Noirs, une fois libres, sont incapables de travailler par eux-mêmes127. C'est aussi à cette époque que le préjugé de couleur, qui irrigue largement la pensée à la fin du XVIIIe siècle, est établi en vérité scientifique par des publications comme l'Histoire naturelle du genre humain de Virey en 1801128. Cette atmosphère est l'occasion pour les planteurs de se constituer en lobby très puissant, autour de personnages comme Baudry des Lozières (qui publie en 1802 Les égarements du nigrophilisme'29) et Moreau de Saint-Méry. Ces planteurs, propriétaires à Saint-Domingue et esclavagistes notoires, développent une véritable propagande en vue du rétablissement de l'esclavage. Bien évidemment, Malouet est de ceux-là. Le ton particulièrement revanchard des introductions des volumes 4 et 5 de sa Collection de mémoires est tout à fait révélateur de son état d'esprit. Il relie les événements des années 1770 aux problématiques telles qu'elles se présentent au début du XIXe siècle, en épanchant sa bile, parfois de façon consternante, contre l'abolition de l'esclavage, l'égalité des droits, les droits de l'homme, les révolutionnaires et les abolitionnistes. Ses écrits, plaidoyer pour un retour à l'ordre d'Ancien Régime et à la restauration des colonies, ne sont certainement pas étrangers au rétablissement de l'esclavage par Bonaparte en mai 1802130. Par ailleurs, Malouet annonce dans son introduction qu'il entend témoigner de son expérience afin de servir d'exemple aux générations futures. Il utilise l'exemple de son passage en Guyane pour appuyer ses dires et dénoncer les projets entrepris à chaud, sans vérifications préalables. Ses visées sont éminemment politiques :

« Le sort de la Guiane importe peu, sans doute, au salut de l'Europe , mais la

126 Robert H. GRIFFITHS, Le Centre perdu, op. cit. ; Sergienko VLADISLAVA, « Les monarchiens au cours de la décennie révolutionnaire », op. cit.

127 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 184.

128 Julien-Joseph VIREY, Histoire naturelle du genre humain, Paris, Crochard, 1824, 3 volumes p.

129 Louis-Narcisse Baudry Des LOZIERES, Les Egarements du nigrophilisme, Paris, Migneret, 1802, 323 p.

130 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 184-186.

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conservation ou le bouleversement des colonies ne sont pas indifférens à sa prospérité. Nous avons tant de malheurs à réparer, qu'il seroit désirable de fermer toutes les issues qui peuvent conduire à de nouveaux malheurs. f...] Ce n'est donc pas inutile, que de rappeler aux gens à projet et au Gouvernement f...] comment ceux qui les ont précédés se sont égarés, et ce qu'ils ont à faire, ou à éviter, pour employer fructueusement leur activité131. »

C'est cette initiative qui lui vaudra, sans doute, de revenir aux affaires en 1803 au poste de préfet maritime à Anvers.

C'est donc en ayant en permanence à l'esprit ces éléments que nous avons abordé la lecture du témoignage que nous laisse Malouet. Pour autant, l'analyse qu'il produit dans les années 1770 sur la situation en Guyane est lucide et pointe les dysfonctionnements d'une colonie embourbée dans une routine, où le laisser-aller partage le devant de la scène avec les intrigues et les conflits d'intérêts entre administrateurs et planteurs. Si ce constat est empreint de réalisme, la lecture de ses écrits met au jour une personnalité consciente de sa valeur, qui dispense morale et jugements tout au long de son récit, livre des commentaires péremptoires sur les différents administrateurs, commissaires ou personnels ministériels, surtout s'ils sont d'avis contraire au sien. Malouet, homme du roi, éduqué chez les Oratoriens, personnage éloquent à la plume alerte, ayant la citation de Cicéron et de Virgile facile, se trouve confronté au milieu guyanais où la bonne société à laquelle il est habitué à Paris est plutôt restreinte. Il manifeste parfois un sentiment de supériorité à peine voilé envers ces petits planteurs de Guyane, ou envers le gouverneur Fiedmond. Malouet manie volontiers l'ironie à l'endroit de ces gens, décrits, au mieux, comme des personnages sympathiques, sinon comme des rustres aux idées courtes (surtout s'ils ne partagent pas son avis)132. Cela concourt à une franche impression de mise en valeur assumée, reprise par son petit-fils qui, dans un exercice de piété familiale, place en exergue des deux tomes des Mémoires cette citation extraite du deuxième volume :

« C'était peu de jour après le retour de Varennes. Lorsque j'entrai, la reine dit au jeune Dauphin .
· « Mon fils, connaissez-vous ce Monsieur ? - Non, ma mère,

131 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 43-44.

132 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires et correspondances officielles des colonies, et notamment sur la Guiane française et hollandaise, Paris, Baudouin, Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/2, p. 280 ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 401.

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répondit l'enfant. - C'est M. Malouet, reprit la reine ,
· n'oubliez jamais son nom133. »

Le ton est donné et ne trahit pas Malouet qui se peint en homme providentiel pour la Guyane, le seul qui aurait compris ce qu'il fallait faire pour développer cette colonie qui, avant lui, n'aurait été dirigée que par des profiteurs et des intrigants aux compétences discutables. Ce manque d'objectivité ne permet bien évidemment pas de comprendre entièrement ses positions, sa démarche, et plus globalement les enjeux qui entourent la volonté métropolitaine de développer la Guyane.

Dernière remarque à propos des sources sur Malouet : beaucoup de passages sont écrits de tête car la documentation dont il dispose est incomplète. Lors de son retour de Guyane en 1778, il est capturé par des corsaires Anglais, qui s'emparent de ses biens et de quatre caisses contenant des insectes :

« Revenant de Cayenne au mois de novembre 1778, il fut attaqué et pris par un corsaire anglais qui le conduisit à Weymouth. Les caisses contenant ses collections, ses papiers, ses documents, tout fut pris, rien ne fut rendu134. »

Ses archives personnelles sont réduites à la portion congrue. Il dispose seulement de quelques manuscrits qu'il a fait relier. (Il est d'ailleurs envisageable qu'il ait pu sélectionner ce qu'il souhaitait publier.) Tout le reste de ses documents est brûlé en 1793. Il a perdu tous ses cartons contenant des dépêches ministérielles, des rapports, des ordres et instructions du roi, plusieurs mémoires et des correspondances personnelles135. À son retour d'exil en 1801, il abandonne à Londres une partie de sa correspondance et détruit le reste136.

Les sources manuscrites

Par ailleurs, notre recherche s'appuie sur des sources manuscrites, qui sont constituées des archives du Ministère de la Marine et des colonies. Une partie est conservée à Aix-en-Provence ;

133 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 2, op. cit., p. 66.

134 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 76, 115, 165, 457.

135 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 44-45.

136 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 2, op. cit., p. 278.

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toutefois, les archives concernant la correspondance à l'arrivée en provenance de la Guyane française entre 1651 et 1856 sont regroupées dans la sous-série C14 du fonds « colonies », et conservées en micro-films aux Archives Nationales de Paris à l'hôtel de Soubise. Cette série est d'une grande richesse. Elle se compose de lettres, de rapports et de mémoires formant la correspondance officielle entre les administrateurs coloniaux et le ministère de la Marine. L'accès à ces documents n'est pas particulièrement aisé pour l'historien en herbe ou le chercheur chevronné, s'il ne réside pas en région parisienne ou s'il vient de l'étranger. Une consultation de cette série nécessite au préalable un travail préparatoire important et un dépouillement minutieux de l'inventaire analytique137 pour optimiser au mieux le temps passé en salle de lecture.

La deuxième série d'archives du fonds « colonies » sur laquelle nous avons travaillé est la série E, consacrée au personnel colonial ancien des XVIIe et XVIIIe siècles. D'un très grand intérêt également, elle contient des éléments divers, tels que mémoires, actes d'affranchissement, états de service ou pièces d'état civil, qui forment de véritables dossiers personnels sur les cadres administratifs et certains personnages gravitant autour (comme des ingénieurs, des militaires). Elle renferme aussi des éléments provenant du Bureau des Contentieux, qui sont généralement des procédures judiciaires concernant des colons, des armateurs ou des négociants. Cette série, localisée à Aix-en-Provence, présente l'avantage d'être entièrement numérisée et disponible en ligne sur le site des Archives Nationales d'Outre-Mer138.

Toutefois, nous avons abordé ces documents en ayant en tête que toutes les parties prenantes n'ont pas nécessairement rendu compte par écrit de leur vécu. Le quotidien des Amérindiens ou des esclaves est difficile à appréhender et se dévoile en creux, à travers des témoignages indirects. De fait, l'essentiel de la documentation est associée aux agents royaux et à l'élite coloniale. Encore faut-il qu'elle sache manier la plume, ce qui est loin d'être une évidence, comme l'écrit Artur au ministre en 1774 :

« Il n y avoit que lui [le procureur général] et moi de lettrés dans le Conseil, vu la disette absolue de sujets dans la colonie139. »

La série C14 du fonds « colonies » est constituée de documents administratifs, souvent

137 C. BOUGARD-CORDIER, G. PITTAUD DE FORGES, M. POULIQUEN-SAROTTE, É. TAILLEMITE et C. VINCENTI-BASSEREAU, Inventaire des archives coloniales, sous-série C14, correspondance à l'arrivée en provenance de la Guyane française, Paris, Archives nationales, 1974, vol. 2 tomes (articles 1-50, articles 51-91 et index)/.

138 Voir l'inventaire en ligne de la série E : < http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/ark:/61561/up424ojc >

139 ANOM E9 F°65

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destinés à rendre compte des actions menées, à justifier certaines décisions, parfois certains échecs. Une lecture croisée montre, en étant attentif, que leurs auteurs n'hésitent pas à orienter le contenu afin d'obtenir des avantages. Ainsi, nous devons faire avec une documentation qui ne reflète pas nécessairement la réalité de façon fidèle. Elle est aussi souvent incomplète, soumise aux vicissitudes de l'histoire, rassemblée à la hâte au moment du départ, perdue ou détruite, conservée dans de mauvaises conditions. De fait, nous avons parfois été confrontés à des documents inutilisables parce que l'état de l'orignal ne permet pas de lire son contenu, ou bien illisibles parce que l'encre a presque disparu. Certains documents sont parfois mal dupliqués si bien que des feuillets sont tronqués. Enfin, certaines cotes d'archives ne sont parfois pas exactes, ce qui rend l'accès aux documents concernés quelque peu fastidieux, voire impossible. Le cas s'est présenté pour le rapport concernant l'état de la Guyane, rédigé en 1775 par l'ordonnateur Delacroix, source sur laquelle Malouet a beaucoup travaillé avant son arrivée à Cayenne140.

Cela étant, leur consultation nous a permis d'affiner certains éléments. Nous pouvons ainsi relativiser fortement le propos de Malouet sur la paternité de la mise en valeur des terres basses qu'il semble s'octroyer. Sa rivalité, pour ne pas dire son antipathie, envers le baron de Besner le pousse à occulter des éléments du plan de son concurrent pour la Guyane. Il s'y oppose, par principe, alors que de toute évidence l'analyse du baron, par bien des aspects, est tout aussi pertinente que la sienne. Si Malouet se décrit comme un administrateur animé par l'intérêt général, au service dévoué de Sa Majesté, la lecture des archives et de ses correspondances révèle un homme qui n'oublie pas pour autant ses objectifs de carrière. Il cherche à préserver son image, en oubliant pudiquement certains épisodes fâcheux à Saint-Domingue, qui sont révélés au grand jour dans différents dossiers judiciaires sur les quels nous reviendrons141.

Problématique

Notre problématique provient d'un questionnement portant sur l'imbrication de trois facteurs : savoir, voyage et pouvoir. Le savoir, en tant que moyen de compréhension et de représentation du monde, et le voyage, en tant que moyen de découverte et d'ouverture, sont fondamentalement bouleversés depuis le XVIe siècle. L'ouverture du Vieux Continent sur le reste du monde d'une part, et l'arrivée progressive de nouveaux concepts se substituant aux savoirs anciens d'autre part, influent sur la façon dont le pouvoir se conçoit, sur une échelle bien plus vaste

140 Ce mémoire figure sous la cote ANOM C14/44 F°71, qui renvoie à des documents du début du XIXe siècle.

141 ANOM dossiers E200 et E298, voir également le point 1.3 : Un homme de réseau p. 50 ,

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désormais. Versailles appuie son effort de colonisation en déployant dans ses possessions outre-mer administrateurs et scientifiques, vecteurs et relais de son autorité et de la tradition scientifique métropolitaine. Ces hommes sont en effet envoyés dans des terres lointaines afin d'administrer et de mettre en valeur un patrimoine naturel destiné à remplir les objectifs de la politique coloniale. Les différents projets de développement de la Guyane s'inscrivent pleinement dans cette imbrication entre savoir, voyage et pouvoir. L'intérêt d'un travail de recherche sur Malouet, dans le cadre de sa mission en Guyane, réside donc dans le fait qu'il donne à observer comment s'organise, comment s'appréhende et se planifie le développement d'une colonie marginale et éloignée, où presque tout est à faire. Il s'agit là d'analyser à partir de sources croisées l'application concrète et la construction, à la lumière de l'expérience locale, d'un projet administratif et technique capable d'extraire la Guyane de son marasme, afin de répondre aux objectifs de la monarchie relayés par le ministère de la Marine, et de voir quel est l'apport spécifique de Malouet sur ce terrain.

Plan

Notre première partie présente le parcours de Pierre Victor Malouet. Depuis Riom jusqu'à Cayenne, nous allons décrire l'ascension d'un bourgeois provincial, que rien ne destinait à entrer dans la Marine, à travers son parcours scolaire, sa formation et les réseaux qu'il entretient. Son passage à Saint-Domingue s'avère déterminant puisque c'est là qu'il fourbit ses premières armes de planteur et d'administrateur. C'est pour lui l'occasion d'élaborer une vision de l'exploitation coloniale éprouvée par une expérience d'une dizaine d'années, qui sert d'échafaudage à l'édifice dont son « système colonial » constitue la façade.

Ensuite, nous nous attacherons à connecter le parcours de Malouet au contexte métropolitain sur lequel repose la diffusion d'une tradition administrative et d'une science coloniale. Entre culture métropolitaine et culture d'outre-mer, Malouet évolue dans un milieu cosmopolite où se rencontrent savants, philosophes et intellectuels. Paris est le phare de l'Europe et le réseau académique et institutionnel participent largement à ce rayonnement. Dans un contexte de modernisation de l'appareil administratif, la Guyane fait figure de terrain d'essai pour de nouvelles méthodes de mise en valeur, mais elle est également le théâtre d'affrontement idéologiques autour de la question de l'esclavage, qu'il nous faudra préciser.

Enfin, notre troisième partie rendra compte de la réalisation concrète du projet de Malouet en nous appuyant sur le rôle d'intermédiaire entre la métropole et la colonie de l'ordonnateur. Son volet technique est relayé en grande partie par Guisan, cheville ouvrière des assèchements et de la

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reconnaissances des terres basses, ainsi que des travaux d'aménagements dans la colonie. Son volet administratif se place dans la logique de rationalisation administrative entreprise depuis les années 1760. Enfin, il conviendra de voir quels ont été les résultats du passage de Malouet en Guyane, du devenir de ses réalisations, afin d'en proposer une lecture rénovée.

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PREMIÈRE PARTIE

-

DE RIOM À CAYENNE.

CONSTRUCTION D'UNE CARRIÈRE ET D'UNE PENSÉE

COLONIALE.

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En 1801, quand Malouet publie ses Collections de mémoires, le souvenir de son entrée dans la Marine en 1764 lui rappelle qu'à l'époque, il était loin de s'imaginer qu'un jour il serait envoyé en Guyane en tant qu'administrateur142. En effet, ses origines sociales et géographiques ne semblent pas, a priori, le destiner au service des colonies. Entre 1712 et 1809, Cayenne s'est vue administrée par deux auvergnats seulement (Pierre Victor Malouet et Michel Gabriel Bernard, tous deux nés à Riom), alors que pour la même période, il se dégage des statistiques une prédominance d'éléments issus de la région parisienne, de l'Aunis et Saintonge, et de la Provence143. De même, le recrutement s'effectue généralement au sein des officiers de Marine, ce qui contribue parfois, comme le décrit Céline Ronsseray, à la formation de véritables dynasties d'administrateurs, à l'image des La Barre entre 1665 et 1691 ou des Guillouet d'Orvilliers entre 1716 et 1763144.

La démarche adoptée dans cette première partie éclaire l'ascension de Malouet depuis Riom jusqu'à Cayenne, en se focalisant sur les moments importants qui ponctuent son parcours. En mobilisant une approche biographique et prosopographique, nous allons dans un premier point aborder sa formation scolaire et son ascension professionnelle, la constitution d'un réseau de relations qui lui ouvre les portes de la Marine, et la confrontation aux réalités des premières responsabilités. Le second point sera consacré à l'étude de la pensée que nourrit Malouet à l'endroit des colonies. L'objectif est double. Il s'agit d'une part de montrer comment sa réflexion se construit au fur et à mesure de l'évolution de sa carrière. Partant, nous tâcherons d'apporter un regard nouveau sur les idées de ce personnage, qui ne sont pas toujours aussi clairement formulées que le laisse sous-entendre ses Mémoires et les travaux lui ayant été consacrés. D'autre part, cette analyse du rapport qu'entretien Malouet avec les colonies nous permettra de cerner le moment de sa réflexion qui correspond à sa mission en Guyane.

1 QUI EST PIERRE VICTOR MALOUET ?

Avant d'aller fouler le sol de Guyane, attardons-nous quelque temps en France et en Europe, afin d'évoquer les origines de Malouet, sa formation et les réseaux qu'il constitue au fil de ses nombreux voyages.

142 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires sur les colonies, et notamment sur le régime colonial, Baudouin, Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/5, p. 5-6.

143 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 145.

144 Ibid., p. 114.

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1.1 Jeunesse auvergnate

1.1.1 Des origines modestes

Pierre Victor Malouet est né le 11 février 1740 à Riom, « dans une condition médiocre, privé des avantages de la fortune145. » Il est le premier enfant mâle de Pierre André Malouet et de Catherine Villevaux à survivre, après le décès en bas âge de leurs cinq précédents garçons entre 1730 et 1740. Il a un frère qui naît en 1744 (Pierre Antoine Malouet d'Alibert, dont nous reparlerons) et une soeur qui naît en 1745 (Marie Geneviève)146.

Malouet est issu d'un milieu d'officiers campagnards, venus s'installer en ville pour y réaliser de meilleurs affaires, en se rapprochant d'une clientèle plus argentée et plus nombreuse147. Son grand-père paternel, Alexandre, est un petit procureur de Fournols qui a épousé l'héritière d'un marchand-tanneur. Ce rapprochement avec les tanneurs n'est d'ailleurs pas anodin puisque cette corporation est importante à Riom, formant une élite d'une quarantaine de maîtres. Son père, Pierre-André, reprend la robe paternelle et devient notaire royal et procureur en la sénéchaussée d'Auvergne en 1740, à la naissance de Pierre Victor. Lors du baptême de ce dernier, est présent l'écuyer Claude Aimable Panayde Deffan, procureur du roi au bureau des Finances148. Jean-Baptiste Villevault, le grand-père maternel de Pierre Victor, est quant à lui conseiller du roi et contrôleur des monnaies à Riom149.

La famille Malouet évolue donc dans un milieu composé de financiers, de procureurs et de notaires, à l'image des Gerle, Cailhe ou Redon, à qui elle est très liée. Ainsi, Pierre-André Malouet a pour marraine en 1705 l'épouse d'Antoine Gerle ; Alexandre Gerle est parrain en 1713 d'Alexandre Malouet ; le frère aîné de Pierre Victor (mort en bas âge) a pour parrain en 1730 son oncle le notaire Gilbert Michel Cailhe ; enfin sa soeur Marie Geneviève a pour marraine en 1745 Marie Cailhe, sa cousine germaine150.

Cet entourage détermine également le début de parcours de Pierre Victor Malouet, illustré par une scolarité qui reste conforme à celle suivie par des individus d'extraction sociale et familiale identique.

145 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 2.

146 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse », op. cit., p. 17.

147 Ibid.

148 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 256.

149 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. IV.

150 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse », op. cit., p. 19 ; Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 257.

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1.1.2 Un parcours scolaire classique

Quand il parle de sa jeunesse, Malouet évoque une première instruction auprès d'un précepteur « ignorant et spirituel, qui ne [lui a] rien appris », et son passage ensuite dans un collège de province151. Le petit Pierre Victor est, en effet, placé avant l'âge de huit ans en sixième, au collège oratorien de Riom, où il poursuit une scolarité brillante puisqu'il figure parmi les insignes, c'est-à-dire les trois ou quatre meilleurs élèves152. Son parcours scolaire s'inscrit dans la lignée de la formation reçue par la bourgeoisie riomoise. René Bouscayrol explique que traditionnellement, la bourgeoisie et les propriétaires terriens riomois ont tendance à scolariser leurs garçons chez les Oratoriens, alors que la noblesse préfère les Jésuites de Clermont153. Une approche plus fine montre que le rayonnement du collège de Riom n'est, en réalité, pas seulement local, puisque cet établissement attire à l'échelle régionale l'ensemble des élèves qui désirent entrer à l'université, ou dans la cléricature. Le contexte de ce collège s'inscrit dans la lignée de ces villes moyennes, à l'image de Beaune ou de Salins, qui connaissent des taux de recrutement deux à trois fois supérieurs à la moyenne nationale. Ces collèges, toujours fondés sur appel des municipalités, permettent l'accès aux études de jeunes garçons issus de la petite bourgeoisie, de l'élite artisanale et paysanne. Ils participent à ce que Pierre Costabel nomme « le ratissage systématique du potentiel intellectuel de la nation154. » De plus, dans une ville comme Riom, où la robe domine, « le bailliage et le présidial se trouvent pendant plusieurs générations dans une sorte d'osmose par rapport à l'Oratoire, osmose que la présence du collège dans la ville tend à maintenir155. » Ce qui renvoie évidemment aux fonctions exercées au sein de la famille Malouet, par le père et les deux grands-pères, et dénote d'une tendance certaine à la reproduction sociale.

À quatorze ans, le jeune Pierre Victor est envoyé par son père au collège de Juilly, en région parisienne, afin de terminer ses études. Cet établissement, le plus célèbre collège Oratorien, dispose d'un véritable rayonnement national156. C'est en 1638 que Louis XIII, désireux de confier à l'Oratoire l'éducation des cadets de la noblesse, octroie le titre d'Académie royale au collège de Juilly. Le recrutement des élèves, conformément à l'esprit de la fondation, définit un type très particulier de prise en charge des élèves. Du fait de sa situation géographique, le collège ne peut

151 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 2.

152 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse », op. cit., p. 20.

153 Ibid., p. 21.

154 Pierre COSTABEL, « L'Oratoire de France et ses collèges », in Enseignement et diffusion des savoirs en France au XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 1964, p. 69-70.

155 Dominique JULIA et Willem FRIJHOFF, « Les Oratoriens de France sous l'Ancien régime. Premiers résultats d'une enquête », Revue d'histoire de l'Église de France, 1979, vol. 65, no 175, p. 235.

156 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 258.

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recevoir que des pensionnaires, qui appartiennent en très grande majorité à la noblesse157. Deux raisons expliquent le choix de Pierre André Malouet pour son fils. D'une part, des mesures discriminatoires frappent les Oratoriens, proches des Jansénistes, qui entretiennent une rivalité avec les Jésuites de Clermont. D'autre part, Pierre Antoine Malouet, oncle de Pierre Victor, y est professeur de philosophie (entre 1749 et 1754) et désire voir son neveu devenir prêtre158. Cette perspective semble réjouir le jeune Pierre Victor : « Je ne vis rien de plus désirable que le sort de mon oncle, et l'habit religieux, que j'ai porté jusqu'à l'âge de seize ans » nous dit-il159. Institution sacerdotale par excellence, l'Oratoire ne reçoit, en effet, que des prêtres ou des aspirants à la prêtrise160. D'un point de vue pédagogique, John Renwick et Jean Ehrard mettent en avant une certaine volonté d'ouverture des Oratoriens aux nouveautés du XVIIIe siècle, notamment aux horizons chers aux philosophes des Lumières. L'enseignement dispensé, généralement en français, porte principalement sur les arts oratoires (la rhétorique), l'histoire et la philosophie. La rhétorique occupe une place centrale : d'après les théoriciens de cette congrégation, tout comme ceux des Jésuites, seules les lettres sont capables de parler à l'intelligence, à l'imagination et à la sensibilité. La finalité de leur enseignement est donc de préparer à la vie de société, à la sociabilité polie161. En plus de ces enseignements des humanités, l'Oratoire, depuis l'élan donné au XVIIe siècle, constitue jusqu'à la Révolution un véritable foyer de culture scientifique. On y enseigne les sciences en général, les mathématiques, la physique, la chimie, les sciences naturelles, les techniques de fortifications, celles liées à la marine, la mécanique. Cet enseignement scientifique et intégré dans les deux années de philosophie162.

Toutefois, Malouet n'en bénéficie pas. La vie conventuelle et les études qui en découlent finissent par le lasser. Il obtient de son père l'autorisation d'y renoncer et quitte le collège de Juilly dès la fin de la classe de rhétorique. Ses mémoires rapportent ensuite qu'il suit avec succès les cours de la faculté de droit de Paris jusqu'à ses dix-huit ans163. Là encore, il se dévoile une logique de reproduction sociale qui a cours dans la bourgeoisie et la noblesse. « Au XVIIIe siècle, nous dit Céline Ronsseray, un jeune homme sur cent arrive aux études supérieures suivant un mécanisme de reproduction professionnelle. Parmi les futurs administrateurs de Guyane, nous savons que quatre d'entre eux sont passés du collège à la faculté de droit : Thibault de Chanvalon, Maillart-Dumesle,

157 Pierre COSTABEL, « L'Oratoire de France et ses collèges », op. cit., p. 76.

158 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse », op. cit., p. 21.

159 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 2.

160 Dominique JULIA et Willem FRIJITOFF, « Les Oratoriens de France sous l'Ancien régime. Premiers résultats d'une enquête », op. cit., p. 233.

161 John RENWICK et Lucette PEROL, Deux bibliothèques oratoriennes à la fin du XVIIIe siècle: Riom et Effiat, Saint-Etienne, Université de Saint-Etienne, 1999, p. 27.

162 Pierre COSTABEL, « L'Oratoire de France et ses collèges », op. cit., p. 79.

163 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 2.

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Vassal et Malouet. Reproduction sociale oblige, ces hommes sont issus de famille disposant d'un office ou d'une charge. » Il n'est pas non plus surprenant de voir que Malouet, ses études terminées, envisage de devenir avocat. Alors que la philosophie et la théologie stagnent, en raison notamment de la saturation du marché des bénéfices ecclésiastiques, le droit présente une progression constante, qui s'explique par l'accessibilité des gradués en droit aux carrières d'avocat à partir de 1657 et l'introduction du droit civil dans le cursus en 1679. Le recrutement ne cesse alors d'augmenter : les facultés de droit produisent annuellement 100 à 200 licenciés par an jusqu'en 1789164.

Ainsi, la scolarité de Malouet suit un parcours classique, où bourgeoisie et noblesse fréquentent les mêmes établissements. Sur cette toile de fond qui illustre un certain rapprochement des élites, il continue son parcours en suivant un schéma répandu au XVIIIe siècle, dans lequel mobilité géographique et formation se rejoignent.

1.2 Une carrière itinérante

La vie de Pierre Victor Malouet est marquée par les voyages, dès sa jeunesse. Il effectue différentes étapes en France et en Europe, qui viennent compléter sa formation. De Paris, où il achève ses études de droit en 1756, il poursuit sa formation à Lisbonne et en Allemagne, avant de revenir à Paris en 1763. Entré dans la Marine, il ne cessera de se déplacer en France et à l'étranger.

1.2.1 Paris - Lisbonne - Allemagne : formation initiale

Cette période de sept années fait figure de voyage initiatique, dans laquelle la mobilité recouvre deux caractéristiques principales au XVIIIe siècle. D'une part, elle est envisagée de façon temporaire, dans une optique de retour. « D'emblée, en effet, le voyage implique la conscience d'accomplir un déplacement d'une durée limitée, écrit Gilles Bertrand, c'est-à-dire suffisamment longue pour n'être pas une simple promenade, mais dont les cadres sont assez nettement définis pour qu'on ne le confonde pas avec une migration définitive165. » A dix-huit ans, Malouet est à Paris

164 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 159.

165 Gilles BERTRAND, « Voyager dans l'Europe des années 1680-1780 », in Pierre-Yves BEAUREPAIRE et Pierrick POURCHASSE (dirs.), Les circulations internationales en Europe: années 1680-années 1780, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2010, p. 237.

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où il sort de la faculté de droit. Il estime qu'il est temps pour lui de se marier et de retourner à Riom où il envisage de s'installer en tant qu'avocat du roi166. Son étape à Lisbonne ne dure qu'une année, au terme de laquelle le comte de Merle, ambassadeur au Portugal, est rappelé en France. Il participe à deux campagnes militaires aux côtés du maréchal de Broglie et quitte l'armée ainsi que ses fonctions d'inspecteur de la régie des fourrages, à son retour de la campagne de Villinghausen en 1762167.

D'autre part, cette mobilité fait figure de grand tour où la formation se perfectionne de façon informelle : on apprend sur le tas. Ces voyages de formation tendent à devenir le lot commun de la jeunesse issue de l'élite au XVIIIe siècle. « De plus en plus [le voyage] a lieu après un premier décrassage scolaire au collège. En un temps où les normes ne sont pas fixées mais où les premiers standards s'imposent, l'expertise s'acquiert sur le tas : elle enseigne les qualités, elle permet la polyvalence comme la spécialisation » explique Daniel Roche168. À Lisbonne, c'est auprès d'un jeune homme, parent de la femme du comte de Merle, et du secrétaire de l'ambassade, que le jeune Malouet parfait ses connaissances en histoire, en politique et en commerce. « Je recommençai là mon éducation », nous dit-il. C'est aussi une école du savoir-vivre, où s'acquiert les premières leçons de « l'usage du monde », où il est nécessaire de savoir se conduire et adopter une attitude mesurée. Ainsi, il apprend « à [se] taire, à écouter attentivement ce qui valait la peine d'être retenu, à [s]'ennuyer quelquefois sans en avoir l'air, et enfin à dissimuler [ses] premières impressions, qui [l]'avaient jusque-là dominées169. »

Cette formation complémentaire permet à Malouet d'acquérir un bagage minimum, lui ouvrant de nouvelles perspectives.

1.2.2 Entrée dans la Marine : apprentissage du métier d'administrateur

Désireux de faire carrière, il s'oriente vers le service des colonies, car il répugne vraisemblablement à passer par le grade dévalorisé d'écrivain, estime Marc Perrichet170. De plus, travailler au sein de la Marine représente « la chance d'un avancement plus rapide que celui des ports, où l'ordre du tableau est presque invariable171. » Ainsi, il ambitionne rapidement de devenir

166 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 5.

167 Ibid., p. 25-26.

168 Daniel ROCHE, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l'utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003, p. 290.

169 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 7-8.

170 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », op. cit., p. 29.

171 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 35.

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commissaire, mais il est conscient qu'il lui reste encore beaucoup à apprendre. Il suit donc un cheminement méthodique afin d'arriver à ses fins. D'abord envoyé comme inspecteur à Rochefort en 1764, il en profite pour s'instruire « à fond des principes et des formes de l'administration. » Il se frotte aux pratiques de l'administration portuaire et apprend à manoeuvrer au sein de la hiérarchie et s'attire les bonnes grâces de ses supérieurs. Il profite d'un passage à Bordeaux, à la fin de sa mission d'inspection, pour approfondir ses connaissances sur les colonies172. Il sait que pour devenir commissaire, il doit d'abord passer par le poste de sous-commissaire, qu'il obtient en 1767, date à laquelle il est envoyé à Saint-Domingue.

L'année suivante, Malouet est nommé commissaire ordonnateur par intérim au Cap, poste à haute responsabilité, habituellement réservé à un homme d'expérience173. Il poursuit son apprentissage, se familiarise avec l'exercice du pouvoir, non sans quelques déconvenues : son inexpérience et, sans doute, son ambition mal maîtrisée, lui valent de se retrouver dans le collimateur du Conseil supérieur. En effet, il est lié avec des colons qui contestent l'autorité de l'administration, et avec les négociants Stanislas Foäche et Jacques Begouen, tous deux partisans des réformes et de la liberté de commerce174. Il brigue un siège au Conseil supérieur du Cap en 1772, mais les conseillers lui adressent un refus catégorique, appuyé par celui du Bureau des colonies. Le ministre de Boynes175 désapprouve à son tour176. Par la suite, Malouet commet « deux étourderies graves qui [lui] causèrent des désagréments177. » Tout d'abord, il fait gratuitement un affront à deux membres du Conseil supérieur, en leur refusant l'accès de la loge de l'intendant (qu'il représente, en tant qu'ordonnateur par intérim) au théâtre, alors qu'elle est vide et que lui-même ne l'occupe jamais178. Ensuite, il abuse de son autorité en tentant d'intimider l'avocat Gautrot. Il cherche, en effet, à lui confisquer la jouissance d'un bail de maison qu'il venait de conclure. S'ensuit un rapport cinglant du Conseil supérieur, en date du 21 juin 1773, adressé au ministre de Boynes :

« Le sieur Malouët, dont vous avez déjà désapprouvé les prétentions179, vient d'y faire succéder un nouveau genre de trouble qui a allarmé et étonné généralement. Résister à la décision des chefs de la colonie dans un acte de la plus haute rigueur, le soutenir en se rendant dans une convocation publique, accusateur, juge, punir et tout soustraire ensuite du greffe même où il avoit consigné ses entreprises, ces différents traits, Monseigneur,

172 Ibid., p. 32-35.

173 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », op. cit., p. 30.

174 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, Albin Michel, 2014, p. 133-134.

175 Daniel ROCHE, Humeurs vagabondes, op. cit.

176 Ibid.

177 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 38.

178 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », op. cit., p. 30-31.

179 L'allusion se rapporte au refus du ministre à la demande de Malouet de siéger au Conseil supérieur.

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vous le feront apprécier180. »

Nous voyons donc que la mobilité est inhérente à la condition des agents de l'administration, ce depuis le XVIe siècle, le montre Daniel Roche181. De ce point de vue, la carrière de Malouet est tout à fait significative, puisqu'à chaque affectation correspond un déplacement, une mission précise, pour une durée limitée. Il reste inspecteur trois ans à Rochefort, sous-commissaire à Saint-Domingue de 1767 à 1773, commissaire ordonnateur en Guyane de 1776 à 1778, commissaire à Marseille en 1780, intendant du port de Toulon entre 1781 et 1789, préfet maritime à Anvers de 1803 à 1810. « La plupart sont chargés, par commission du prince ou des magistrats, d'enquêter et d'agir par des actes exceptionnels avec des conditions précises : un trajet, une mission, un voyage fixé, des frais attribués182. » Si nous suivons le raisonnement de Gilles Bertrand, nous voyons qu'en réalité de tels voyages sont définis dans un but précis et suivent un itinéraire raisonné, dont la finalité est, à plus ou moins long terme, de revenir ou de s'installer quelque part, dans le but de convertir l'expérience acquise en carrière ou en capital d'expertise. « Le voyage concerne des personnes qui ont fait le choix de partir pour des raisons variées183. ». À son retour de Saint-Domingue, Malouet souhaite pouvoir profiter de l'indépendance octroyée par sa fortune acquise en s'installant à la campagne, à défaut de pouvoir trouver un poste qui lui convienne à Paris184.

Ainsi, l'exemple de Malouet illustre bien cette idée de plan de carrière bâti sur des déplacements où à chaque étape correspond un apprentissage ciblé, à même de fournir les clés d'accès à un poste supérieur. Cette carrière qu'il bâtit petit à petit s'inscrit de surcroît, et de façon plus concrète et fonctionnelle, dans une logique réticulaire de relations et de protections.

1.3 Un homme de réseau

De prime abord, Pierre Victor Malouet, fils d'un petit officier auvergnat, ne semble pas destiné à faire carrière dans la Marine. En effet, le recrutement se régionalise autour des grands ports militaires tels que Brest, Rochefort et Toulon, si bien que la majorité des administrateurs est originaire de provinces maritimes185. Ainsi, une certaine hérédité s'installe : la qualité d' « enfant du

180 ANOM E200 F°18 et 21.

181 Daniel ROCHE, Humeurs vagabondes, op. cit., p. 298-299.

182 Ibid.

183 Gilles BERTRAND, « Voyager dans l'Europe des années 1680-1780 », op. cit., p. 237.

184 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 43-44.

185 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 146.

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corps » offre la garantie d'une éducation adaptée aux tâches administratives, sous le regard des parents et des soutiens déjà en service186, ce qui contribue parfois à l'apparition, nous l'avons vu, de véritables dynasties d'administrateurs. En dépit de cela, Malouet bénéficie de relations et de protections efficaces qui, jalonnant sa carrière, lui offrent de solides appuis qui opèrent sur trois niveaux différents. Nous pouvons distinguer un cercle familial et régional, un cercle colonial et un cercle ministériel, que Malouet complète avec un réseau de relations mondaines, qu'il sollicite en fonction des impératifs du moment.

1.3.1 Le réseau familial et auvergnat

Si l'on adopte une vue d'ensemble, nous remarquons que le réseau de Pierre Victor Malouet repose d'abord sur des relations issues de son milieu familial et du milieu auvergnat. Le premier maillon de cette chaîne est constitué par son oncle Oratorien, qui lui permet d'intégrer le collège de Juilly. C'est ce même oncle qui l'introduit auprès de Moras187, ami de la famille188, lequel le place auprès du comte de Merle. C'est ce premier cercle de fréquentation qui permet à Malouet de lancer sa carrière et l'amène à pousser les portes de la Marine. En effet, l'entrée dans cette administration n'est sanctionnée par aucun concours ou recrutement sur titre. Il faut donc y entrer par un autre moyen. Le patronage et les liens d'amitié jouent donc un rôle déterminant pour « accéder à une place, ou obtenir brevets et pensions, » explique Céline Ronsseray. Celle-ci décrit une hiérarchisation des soutiens, qui sont à l'image du réseau dont on peut se prévaloir : les ministres et les grands commis campent en haut de l'échelle, suivis des grandes familles de la noblesse et des officiers supérieurs de la Marine et des Colonies, et enfin des administrateurs subalternes. Dès lors, à moins d'une ascendance exceptionnelle, un carnet d'adresse garni de noms prestigieux est un sésame pour un avancement rapide189.

En la matière, la carrière de Malouet témoigne d'un particulier bonheur190. Il bénéficie, nous l'avons vu, de l'appui de son oncle Oratorien et de la protection de l'ancien ministre Moras qui, en 1759, le confie à son beau-frère le comte de Merle. En 1763, il se fait remarquer par plusieurs personnes influentes, dont Jarente, évêque d'Orléans, qui le présente au ministre Choiseul. « Jarente,

186 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », op. cit., p. 25.

187 François Marie Peyrenc de Moras, intendant de Riom (1750-1752), contrôleur général des Finances (1756-1757) et ministre de la Marine (1757 à 1758).

188 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 6.

189 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 413.

190 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », op. cit., p. 25.

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titulaire de la feuille des bénéfices, saisissant l'opportunité d'une folle entreprise de colonisation en Guyane191, proposa Malouet à Choiseul [...] et lui obtint une des deux places d'inspecteur des magasins des colonies192. » Cette recherche permanente d'un appui, empreinte d'un certain opportunisme, révèle un personnage qui sait manoeuvrer dans un univers parcouru par des tensions et des rivalités, entre officiers d'épée et de plume. D'une manière habile, Malouet fréquente les bonnes personnes, il a l'art et la manière de s'attirer leur soutien, tout comme il « flaire les endroits où il faut être193. » Ses protections lui offrent une aide précieuse quand il se retrouve confronté à des difficultés. L'arrivée à Rochefort d' « un jeune homme inconnu [suscite] une réclamation générale de tous les ports194 » et plonge Malouet dans une situation délicate face aux officiers de plume. Mais il sait d'emblée assurer ses arrières :

« J'allais tout de suite chez l'intendant, M. de Ruis-Embito, homme d'esprit très-original. Je débutai vis-à-vis de lui avec la modestie qui convenait à mon inexpérience et à l'embarras où je me trouvais. Je lui remis mes instructions, me subordonnant entièrement aux siennes. Mon début me concilia l'intendant195. »

De retour de Saint-Domingue, Malouet fréquente les coulisses de Versailles. Sans fonctions vraiment bien définies, il joue le rôle de conseiller officieux pour les colonies, mais ses rapports avec le ministre de Boynes sont orageux, les deux hommes ne s'entendent pas. D'une part, parce que les ministres se succédant à la Marine, surtout Choiseul, Praslin et de Boynes, voient la question des colonies d'assez haut, ce domaine n'étant qu'un service secondaire de leur ministère196. D'autre part, si l'on n'en croit Malouet, le ministre de Boynes serait peu scrupuleux. Il aurait tendance à reprendre à son compte les conclusions des travaux qu'il lui commande, voir à les lui confisquer pour s'en attribuer la paternité197. De plus, les problèmes que celui-ci a rencontrés avec le Conseil supérieur et l"avocat Gautrot à Saint-Domingue jouent vraisemblablement en sa défaveur.

En effet, Malouet commet là-bas ce qu'il appelle pudiquement des « étourderies », qu'il impute à son manque d'expérience. En réalité, en y exerçant son autorité de façon tatillonne, le

191 Voir la partie consacrée à l'expédition de Kourou p 152.

192 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », op. cit., p. 26.

193 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 418.

194 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 31.

195 Ibid., p. 31-32.

196 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 67-69.

197 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 45.

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retour de bâton ne se fait pas attendre : « J'écrivais donc sans cesse des remontrances au général, à l'intendant, dit Malouet, je luttais contre les commandants de quartier qui abusaient de leur autorité, et, par une inconséquence trop ordinaire, ce que je reprochais aux autres me fut justement reproché198. » Très rapidement il se retrouve mêlé à des affaires qui déstabilisent sa position, comme le suggère la procédure engagée contre lui par Me Gautrot, avocat au Conseil supérieur du Cap-Français199.

Cette affaire nous révèle un Malouet qui, en réalité, chercherait à s'imposer avec la complicité de ses soutiens qui, selon toute vraisemblance, semblent profiter de son ambition mal maîtrisée et le manipuleraient quelque peu. Toujours est-il que les archives rendent compte des pressions exercées sur Gautrot. Malouet veut confisquer la jouissance d'un bail de maison que l'avocat venait de conclure, dans le but de l'attribuer à M. de Renaud, vice-commandant et colonel du régiment du Cap. Sans doute fait-il ici un pas vers le milieu militaire, qu'il cherche à intégrer. En lisant l'arrêt du Conseil supérieur, intervenu sur la requête de Me Gautrot du 9 mars 1773, nous voyons qu'il abuse très clairement de son autorité en accusant l'avocat publiquement, et en ne lui permettant pas de se justifier :

« Tout étoit concerté, convenu, prémédité avant même que le sieur Malouët eut proféré une parole, Me Gautrot avoit déjà reçu l'ordre absolu de se taire. [...] [Après avoir proféré] des accusations calomnieuses et outrageantes, le sieur Malouët avoit ajouté les épitètes les plus dures et les plus humiliantes, tant pour le suppliant que pour le corps auquel il avoit l'honneur d'appartenir. [...] Enfin il avoit terminé la lecture de son libelle par annoncer à Me Gautrot qu'il retenoit la maison pour compte du roy, qu'elle appartenoit désormais à M. de Renaud, et qu'elle eut à être remise sous deux jours200. »

Gautrot obtient difficilement gain de cause, mais le mémoire envoyé au ministre de Boynes pointe ces irrégularités et s'insurge contre le comportement de Malouet, qui se retrouve en délicatesse avec le Conseil supérieur, pointé comme fauteur de trouble :

« Vous dénoncer, Monseigneur, l'auteur de pareils excès, c'est s'en promettre la

198 Ibid., p. 38.

199 Voir le dossier sur l'affaire Gautrot ANOM E 200.

200 ANOM E 200 F°6.

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punition et le règne de l'harmonie la plus désirable201. »

Si l'on en croit Malouet, son retour en métropole en 1773 est causé par une grande fatigue. Le climat, qu'il supporte mal, lui occasionne des fièvres202. De retour à Paris, pourtant, ses relations avec de Boynes sont très délicates. Gaston Raphanaud conclut, de façon angélique semble-t-il, à une incompatibilité d'humeur entre les deux personnages et au caractère colérique de M. de Boynes :

« [Les] habitudes pacifiques et réfléchies [de Malouet] se heurtent au caractère violent et arbitraire du ministre de la marine, M. de Boynes203. »

Cette interprétation complaisante ne nous satisfait pas. À l'évidence, l'étude des archives nous engage à envisager le retour de Malouet comme une conséquence des affaires dans lesquelles il était mêlé, bien plus que la seule influence néfaste du climat tropical. Vraisemblablement, ses démêlés avec le Conseil supérieur, ainsi que les frasques de son frère cadet Pierre Antoine, alors écrivain de la marine à Fort-Dauphin (Saint-Domingue)204, rendent sa position intenable, malgré le soutien de Bongars et de Legras.

Ainsi, sans pour autant écarter une éventuelle incompatibilité de caractère entre les deux hommes, les démêlées de Malouet avec le Conseil de Saint-Domingue et Gautrot ne facilitent pas les choses avec de Boynes, qui en est informé. Après lui avoir promis puis refusé le poste de commissaire à plusieurs reprises, le ministre lui propose brusquement ce même poste pour l'Inde. Malouet refuse poliment, prétextant une santé fragile. En réalité, il flaire un piège tendu par de Boynes qui, si l'on se réfère à ses Mémoires, manoeuvre pour se débarrasser de lui :

« Je pensais que, s'il était décidé à m'éloigner sous prétexte d'avancement, il me perdrait si je m'y refusais. Je voulus m'assurer d'une protection qui pût me

201 ANOM E 200 F°21.

202 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 48-49.

203 Gaston RAPITANAUD, Le baron Malouet, op. cit., p. 42-43.

204 Voir le dossier ANOM E 298 sur ses démêlés judiciaires contre Jean-Noël Poirrier, assesseur du Conseil supérieur du Cap, et les interventions de Pierre Victor en faveur de son frère cadet.

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défendre contre la malveillance et m'autoriser à rester en France205. »

Sa situation est délicate, mais Malouet parvient malgré tout à rebondir en entrant au service de Mme Adélaïde, qui lui offre une protection efficace et le remet en selle à l'arrivée de Sartine à la tête de la Marine :

« Cette princesse, [...] n'ayant pas de secrétaire dans l'état de sa maison, eut la bonté d'en demander le brevet pour moi au roi son père206. »

Nous voyons ici à l'oeuvre le réseau des protections auvergnates, qui se révèle déterminant207 . La duchesse de Narbonne-Lara208, née à Saint-Germain-Lembron (Puy-de-Dôme), l'introduit à la cour et le présente à Madame Adelaïde209, qui le prend à son service.

À ce premier cercle de protection rapprochée, de proximité, s'adjoint celui constitué par le réseau issu de Saint-Domingue, dont le champ d'action est plus étendu.

1.3.2 Le réseau domingois : un appui en France et aux colonies

Son passage à Saint-Domingue est déterminant à plus d'un titre, en particulier pour la constitution d'un cercle d'amitiés et de protections au sein du milieu colonial. C'est là qu'il rencontre des personnages influents, dont les réseaux se ramifient jusqu'à Paris. Son séjour à Saint-Domingue est l'occasion de mettre en lumière l'efficacité de ce soutien, qu'il conservera toute sa vie. Perçu à son arrivée comme un bureaucrate, il reste fidèle à son expérience. Il se lie rapidement avec l'intendant Bongars, ce qui lui permet de s'introduire dans la bonne société de l'île. Il sait se faire des amis dans tous les milieux, même ceux qui s'opposent traditionnellement : celui des colons et celui des commerçants. Il reste néanmoins distant du milieu militaire, qu'il ne parvient pas à pénétrer. Ses relations dans le milieu des colons l'amènent à se marier le 25 avril 1768 avec Marie-Louise

205 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 47.

206 Ibid., p. 54.

207 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », op. cit., p. 31.

208 Françoise de Châlus, duchesse de Narbonne-Lara (1734-1821), maîtresse de Louis XV.

209 Marie-Adélaïde de France (1732-1800), dite « Madame Adélaïde », quatrième fille de Louis XV.

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Béhotte, lui permettant d'améliorer sa situation. En réalité, Malouet reproduit un schéma matrimonial bien établi. En effet, depuis les ordonnances de 1759, il est interdit aux administrateurs de posséder une habitation dans l'île où ils exercent leurs fonctions et d'épouser une créole210. Toutefois cette réglementation n'est que rarement respectée. Ainsi, en épousant une créole, il acquiert le statut social d' « habitant » et une exploitation sucrière. « J'avais acquis un titre de plus, nous dit-il, pour m'intéresser à la prospérité de la colonie ; dix mois après mon arrivée, je m'étais marié, j'étais devenu propriétaire211. »

La stratégie employée par Malouet à Saint-Domingue est mise en lumière par Céline Ronsseray. Parmi les témoins à son mariage se trouvent Antoine Malouet d'Alibert, son frère cadet, et Jean-Marie Demons-Ninet, trésorier de la Marine à Fort-Dauphin. Son épouse, Marie-Louise Béhotte est la fille d'un négociant du Cap et la veuve du commissaire ordonnateur Olivier Samson. Elle dispose de six témoins à ses côtés : Louis Lataste, chevalier de Saint-Louis et propriétaire, sa grand-mère, sa soeur Marie Jeanne Louise Béhotte, Jean-Louis Lataste son cousin et habitant, François Marie l'Huillier Marigny, conseiller et procureur au siège royal de Fort Dauphin, et Julien Bensin, négociant à fort Dauphin. « Ce mariage fait donc intervenir d'importants propriétaires domingois, écrit Céline Ronsseray, des officiers et des administrateurs de la colonie. » De fait Malouet peut se prévaloir d'une excellente carte de visite, en regard de ses origines qui ne le destinaient en rien à pousser les portes du monde colonial212.

Cette entrée dans la bonne société domingoise le rapproche de Stanislas Foäche, un négociant du Havre et propriétaire d'une sucrerie, qui comptera parmi ses amis fidèles. Malouet met également un pied au sein du Conseil supérieur de Cap français par l'intermédiaire du procureur général François Félix Legras. En 1768, sa stratégie paye puisqu'il est nommé par Bongars ordonnateur par intérim au Cap213. Ce réseau de protection s'avère crucial pour Malouet, d'une part parce qu'il ne jouit pas de l'expérience ni de la légitimité nécessaires à l'exercice d'un tel poste, d'autre part, ces soutiens lui permettent de se maintenir en place malgré la contestation à son encontre.

Ce microcosme domingois est opérant jusqu'en métropole. Comme le fait remarquer Jean Tarrade, les colons sont de plus en plus représentés à la Cour et dans les milieux mondains. Ils vivent en grands seigneurs et jouissent en métropole des revenus de leur domaine, dont ils confient sur place la gestion à d'autres214. Malouet retrouve à Paris les gens qu'il a connus à Saint-Domingue.

210 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 73.

211 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 38.

212 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 256.

213 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », op. cit., p. 29.

214 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 145.

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Il est très proche de la vicomtesse de Castellane215, chez qui il passe l'automne 1774 au château des Pressoirs du Roi, à Fontainebleau. C'est une créole de Saint-Domingue, qui connaît toute son histoire : « [ses] liaisons, [ses] amis, qui [sont] tous des honnêtes gens de la colonie. » Il fréquente aux Pressoirs M. L'Héritier de Brutelles, conseiller et procureur du Conseil supérieur au Cap français pendant 14 ans, puis choisi comme député de Saint-Domingue en 1761216, « un homme sage et éclairé [...] qui connaissait [ses] opinions et [sa] conduite à Saint-Domingue217.» Malouet va à l'Opéra en compagnie d'Étienne-Louis Féron de la Ferronnays, commandant de la partie nord de Saint-Domingue entre 1763 et 1770, puis gouverneur général de 1772 à 1773 au Cap218.

Ce cercle de fréquentations lui permet de traverser sans trop d'encombre une période difficile qu'il connaît durant les années 1774 et 1775, prolongement de son passage houleux au Conseil supérieur du Cap français.

Les conséquences de l'affaire Gautrot mettent Malouet dans une situation très délicate et manquent de lui coûter sa carrière. En effet, le Conseil supérieur nourrit une âpre animosité envers lui. De plus, Gautrot, revanchard, s'associe avec deux conseillers et se met en relation avec un parent, membre du Bureau des colonies. Ils établissent un nouveau mémoire contre Malouet, qu'ils font parvenir à de Boynes. Celui-ci, alors sur le départ, le transmet à son successeur Sartine219. Alors que Malouet croyait le nouveau ministre dans de bonnes dispositions à son égard, il déchante rapidement. Lors d'une entrevue entre les deux hommes, Sartine, furieux, produit le rapport de Gautrot et le somme de se justifier. Mais ses explications ne convainquent par le ministre qui ne décolère pas, ce qui compromet sa position220.

Le réseau domingois à Paris intervient alors en sa faveur. Sartine, ami de la vicomtesse de Castellane, se rend un soir aux Pressoirs. Là, M. L'Héritier, s'appuyant sur des documents que Blouin, premier commis du bureau des colonies et ami de longue date de Malouet, lui a remis sur son administration à Saint-Domingue, plaide sa cause auprès du ministre. Il fait mouche :

« Toutes ces démarches et le revirement qui en résulta en ma faveur furent l'affaire de quinze jours221. »

215 Margueritte-Renée Fournier, épouse de Boniface-Gaspard Auguste, colonel de dragons, vicomte de Castellane.

216 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 75.

217 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 53-55.

218 Ibid., p. 59.

219 Ibid., p. 52-53.

220 Ibid.

221 Ibid., p. 55.

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Le ministre exprime ses regrets sur les propos désobligeants qu'il a tenu contre Malouet, et répare son emportement « avec bien plus de grâce et de sensibilité que les ministres n'en mettent ordinairement dans leurs rapports avec leurs subordonnés, écrit Malouet. [...] il me dit les choses les plus obligeantes, et à compter de ce jour-là je fus invité à dîner chez lui quand cela me conviendrait222 »

L'efficacité du réseau domingois s'avère donc déterminante et particulièrement efficace. Elle est à mettre en perspective avec le dernier cercle constitué de l'entourage ministériel.

1.3.3 Le réseau de l'entourage ministériel

En 1774, à l'arrivée de Sartine à la Marine, plusieurs officiers de plume, qui seront nommés en Guyane, gravitent dans l'orbite du ministre : Maillart-Dumesle, Prévost de Lacroix et Malouet223. Ce dernier voit l'opportunité d'une évolution de carrière favorable :

« L'arrivée de M. de Sartine au ministère ne pouvait que m'être favorable. [...] Il était l'ami de mes amis, et favorablement prévenu pour moi224. »

En effet, à la mort de Louis XV en 1774, Boynes tombe en disgrâce et lui succède Sartine. Rodier prend sa retraite : c'est Blouin, ami de Malouet, qui le remplace à la tête de la direction du Bureau des grâces. Manquant d'expérience, Sartine cherche à s'entourer de conseillers éclairés pour réorganiser le bureau des colonies qui, dans l'ensemble, sont des amis de Malouet, comme le comte de Fleurieu, inspecteur adjoint des cartes et plans225. Les mémoires rédigés par Blouin sur l'administration de la Marine lui valent à l'automne 1774 de devenir secrétaire particulier du ministre. Il se retrouve de facto dans une situation privilégiée pour pouvoir intercéder en faveur de ses amis, dont bien entendu Malouet, qui vise le poste d'Auda, premier commis au Bureau des colonies, proche de la retraite226. Mais le poste lui échappe par suite de l'opposition du Conseil du

222 Ibid., p. 58.

223 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 417.

224 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 79.

225 Ibid., p. 65.

226 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », op. cit., p. 31-32.

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Cap227, au profit de Blouin, bénéficiant de la confiance du ministre228. Malouet nous apprend enfin que le comte de Broglie, ancien ambassadeur, premier colonel attaché aux grenadiers de France, chef du cabinet secret de Louis XV, s'intéresse à lui avec « chaleur et amitié »229. Il ne nous éclaire pas sur les circonstances de cet intérêt du comte, mais son soutient tombe à point nommé.

En effet, au lendemain de son entrevue difficile avec Sartine suite au rapport de l'avocat Gautrot, Malouet, encore tout à son ressentiment, rédige une lettre à l'attention de son ami Stanislas Foäche, dans laquelle il se répand sans retenue contre l'avocat Gautrot et ses amis ; contre une administration aveugle qui abuse de la confiance du jeune Louis XVI ; il se dit blessé de l'interrogatoire digne d'un lieutenant de police que lui fait subir Sartine, qui lui paraît « tout à fait impropre à sa place230. » Cette lettre doit être remise à Foäche en main propre, mais elle est interceptée par un individu qui est en procès contre le négociant havrais231 et se retrouve entre les mains du Conseil supérieur du Cap. C'est du pain béni pour les adversaires de Malouet, qui n'en demandaient pas tant. Legras, amis de Malouet, ayant quitté ses fonctions au sein du Conseil, ne peut plus intervenir, si bien que « le délire de la fureur s'empara des autres232. » Un arrêt est rendu dans lequel Malouet est « déclaré coupable d'attentat contre l'autorité du roi et l'honneur de ses ministres et de ses magistrats. » Ses biens à Saint-Domingue sont saisis, la lettre et le rapport du Conseil sont envoyés au ministre pour que le roi puisse ordonner l'instruction de son procès233.

Entre temps, Malouet est à nouveau dans les bonnes grâces du ministre Sartine. Celui-ci forme un comité de législation des colonies, assemblé en 1775 à Versailles, devant lequel sont discutées les différentes propositions faites par Malouet sur la législation de Saint-Domingue. Le ministre y assiste régulièrement « et il [est] le seul qui [adopte ses] vues, presque toujours combattues par les anciens administrateurs234. » On imagine aisément son malaise quand il apprend que la lettre qu'il avait adressée à Foäche se trouve sur le bureau du ministre. Il reste prostré chez lui durant deux jours, ne sachant trop que faire. Il se décide finalement à porter plainte contre le Conseil du Cap et à rédiger un courrier explicatif au ministre, que Sartine refuse d'ouvrir. Seule l'intervention du comte de Broglie parvient à dénouer la situation. Celui-ci, ayant eu vent des mésaventures de Malouet, s'empare de l'affaire et lit la lettre à un ministre furieux235. Après une âpre négociation, le comte de Broglie obtient un compromis. Le ministre n'engage pas de poursuites

227 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit., p. 133.

228 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 54,65.

229 Ibid., p. 61.

230 Ibid., p. 55.

231 Ibid., p. 56.

232 Ibid., p. 57.

233 Ibid.

234 Ibid., p. 58.

235 Ibid., p. 62.

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contre Malouet et le maintien dans ses fonctions, à la condition que celui-ci ne porte pas plainte contre le Conseil du Cap, et surtout qu'il ne reparaisse plus devant lui236.

Malouet, blessé dans son honneur, ne se satisfait pas de cette alternative. Avec aplomb, il abat ses dernières cartes et adresse une requête au roi en son Conseil, dans laquelle il reprend les faits et se justifie point par point. Broglie apporte une nouvelle fois son soutien, et une semaine plus tard l'affaire est réglée. Sartine convoque Malouet dans son bureau et lui annonce :

« Tout est oublié, excepté l'injure que vous avez reçue , je vous vengerai, soyez-en sûre. f...] Le roi vous trouvera très-léger, prenez-y garde ,
· vous serez vengé, mais il me sera peut-être difficile ensuite de vous servir comme je le voudrais237. »

Nous n'avons pas le détail de la requête de Malouet ni de l'intervention de Broglie, mais de toute évidence la force de persuasion de son dossier est patente. Cette pugnacité, cette habileté et cette capacité à argumenter pour emporter l'adhésion et à solliciter des appuis influents constituent une force considérable. D'outrageur, Malouet se retrouve dans la position d'outragé et reçoit à nouveau les excuses de Sartine, qui présente lui-même la requête de Malouet devant le Conseil du roi. Celle-ci est adoptée et l'arrêt du Conseil du Cap se trouve de fait cassé. Malouet est tiré d'affaire et sauve son honneur, alors qu'il risquait la prison et que la situation était bien mal engagée. Grâce à l'intervention de Broglie, « M. de Sartine [lui rend] toute sa confiance, écrit Malouet, [...] et peu de temps après, [il est] fait commissaire général de la marine », le 8 août 1775238.

Ainsi, le réseau ministériel constitue pour Malouet un outil particulièrement efficace et déterminant quand il s'agit de maintenir sa position, témoignant d'une réelle habileté à manoeuvrer et à s'arroger le soutien de personnalités particulièrement bien placées et influentes.

236 Ibid., p. 63.

237 Ibid., p. 65-66.

238 Ibid., p. 66.

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1.3.4 Un réseau mondain

En parcourant les Mémoires de Malouet, nous y découvrons, à son retour de Saint-Domingue, un homme introduit dans les cercles intellectuels de la capitale, fréquentant les salons de Mme de Castellane, de Mme Lespinasse et celui de Mme du Deffand. Il y côtoie certains des penseurs les plus en vue de son époque : D'Alembert, Condorcet, Diderot, Véron de Forbonnais, l'abbé Raynal. C'est auprès d'eux, en particulier Raynal dont il est un ami proche, qu'il affirme ses opinions et sa pensée politique, intimement liées au monde colonial et à l'esclavage239. Au XVIIIe siècle, Paris est un centre intellectuel et philosophique majeur qui exerce une force centripète importante, tant au niveau national qu'au niveau européen, drainant vers elle « la noria des talents »240. Capitale politique, capitale d'empire, Paris est une ville hégémonique où se rencontrent les espaces culturels, nationaux et sociaux ; c'est également un point de contact entre les nations. On retrouve, par exemple, les philosophes écossais David Hume ou Adam Smith chez Helvétius241.

C'est donc un point de convergence des idées et des hommes, qui donne naissance dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle à de nouvelles formes de sociabilités comme les salons, ou les académies par exemple. Les salons sont généralement tenus par des femmes riches ou cultivées, largement ouverts aux hommes de lettres. L'histoire retient ceux de Mme Necker ou de Mme Geoffrin, qui reçoivent les écrivains à la mode. Mme de Lespinasse reçoit également des écrivains, mais aussi des hommes liés à la finance et à l'administration comme Turgot ou de Vaines242. Le fait que Malouet, personnage éloquent, riche propriétaire de plantations à Saint-Domingue, fréquente des salons très courus traduit une certaine évolution sociale vers une rencontre entre noblesse et bourgeoisie, entre « le second ordre et la crème du tiers état, au sein d'une élite fondée sur la propriété, la richesse et le talent, non plus sur la distinction des ordres243. » Encore que, comme le montre Guy Lemarchand, cette fusion des élites soit très relative et ne concernerait que celles qui se placent dans la dynamique inspirée par les Lumières244. Quand bien même fréquenter un salon témoigne d'une certaine ouverture des pratiques mondaines vers des populations plus diverses que

239 Ibid., p. 69.

240 Gilles CHABAUD, « La capitale, le guide et l'étranger: descriptions fonctionnelles et intermédiaires culturels à Paris dans la première moitié du XVIIIe siècle », in Christophe CHARLE (dir.), Capitales européennes et rayonnement culturel XVIIIe-XXe siècles, Paris, Editions rue d'Ulm, 2004, p. 119-120.

241 Guy CHAUSSIGNAND-NOGARET, Les Lumières au péril du bûcher: Helvétius et d'Holbach, Paris, Fayard, 2009, p. 158 ; Stéphane VANDAMME, Paris, capitale philosophique: de la Fronde à la Révolution, Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2005, p. 12 ; Christophe CHARLE, Capitales européennes et rayonnement culturel XVIIIe - XXe siècle, Paris, Editions rue d'Ulm, 2004, p. 21.

242 Antoine LILTI, Le monde des salons, op. cit., p. 101.

243 Guy CHAUSSIGNAND-NOGARET, Une histoire des élites 1700-1848, Paris-La Haye, Mouton Editeur, 1975, p. 185.

244 Guy LEMARCHAND, « La France au XVIIIe siècle: élites ou noblesse et bourgeoisie? », Cahier des Annales de Normandie, 2000, vol. 30, no 1, p. 118.

l'on ne rencontre pas dans les pratiques curiales, le salon est une forme de sociabilité qui consiste à recevoir chez soi et à tenir table ouverte. Elle s'inscrit dans la réception aristocratique et nécessite « de l'espace - d'où l'importance de l'hôtel -, de l'argent et un ethos de l'hospitalité et de la dépense ostentatoire qui caractérise la noblesse de cour245. » C'est donc une pratique largement élitiste et élective, à l'image du salon de la marquise du Deffand, où l'on ne trouve quasiment que des membres de l'aristocratie : Praslin, Choiseul, Beauvau, Chabot, Boisgelin, Cambis, Boufflers, Broglie, Luxembourg, quelques nobles étrangers, le médecin Tissot, et deux hommes de lettres : La Harpe et Marmontel246.

CONCLUSION

Après examen, le parcours de Malouet s'avère donc conforme aux standards de l'époque. Issu de la bourgeoisie provinciale, il suit une scolarité chez les Oratoriens, d'abord à Riom puis à Paris, où il effectue son droit. Base fondamentale de l'apprentissage des cadres administratifs du XVIIIe siècle, ses nombreux voyages lui permettent de compléter sa formation scolaire par une acquisition des compétences adéquates sur le terrain. Enfin, adossé à un réseau de relations et de protections particulièrement efficace et qu'il sait utiliser à bon escient, Malouet parvient à intégrer le service de la Marine et à se maintenir, quand bien même est-il confronté à des situations délicates.

Son entrée au service de la Marine lui permet de se frotter aux réalités coloniales ; son expérience de planteur et d'administrateur à Saint-Domingue sont pour lui l'occasion de développer une vision des colonies qu'il affine tout au long de sa carrière. Défenseur de la colonisation française des Antilles et de l'esclavage, il ne verse pas pour autant dans la radicalité la plus absolue et adopte une position médiane, ouverte à certains changements que nous allons aborder dès à présent.

61

245 Antoine LILTI, Le monde des salons, op. cit., p. 100.

246 Ibid., p. 101.

62

2 MALOUET ET LES COLONIES

La réflexion de Malouet s'inscrit dans l'effort de rénovation administrative entreprise par le ministère de la Marine depuis les années 1760. En 1775, nous l'avons vu, le ministre Sartine met sur pied une commission législative relative aux colonies, au sein de laquelle Malouet, de retour de Saint-Domingue après sept ans passée dans les hautes sphères administratives de cette colonie, est chargé d'élaborer un projet permettant d'améliorer la réglementation générale de la Perle des Antilles. Ce faisant, il développe une réflexion nourrie à la fois par son statut de planteur et sa fonction d'ordonnateur par intérim du Cap. Ses idées sur les colonies tiennent une place prépondérante dans la façon dont il appréhende la mission qui lui est confiée en Guyane, et servent en partie de sous-bassement à sa future carrière politique. La réflexion qu'il entretient tout au long de sa carrière débouche sur un modèle théorique qu'il nomme le « système colonial », viatique conçu dès son retour d'exil londonien pour la restauration et la préservation des colonies.

Précisons toutefois qu'étudier la pensée coloniale de Malouet soulève une question quant à la méthodologie et détermine la grille de lecture que nous adoptons. Généralement, l'historiographie retient de ce personnage la pensée qu'il développe dans ses écrits, c'est-à-dire principalement celle qui est la sienne à partir des années 1780-1790, et présente ses idées comme affirmées, achevées et globales. Or, rappelons que les ouvrages qu'il rédige entre 1801 et 1808 livrent un regard a posteriori sur la période qui nous intéresse, car ils desservent des objectifs personnels. En réalité, la lecture des archives d'une part, et de ses différents écrits d'autre part, permet de nuancer largement l'idée selon laquelle Malouet aurait très vite et très tôt eu une vision pleine et entière du problème colonial, et par conséquent des solutions à apporter ; d'autre part nous pouvons distinguer deux phases dans la construction de sa pensée : une première phase d'élaboration jusqu'à la fin des années 1770, ensuite une seconde phase d'affirmation vers le milieu des années 1780. L'analyse qu'en livre Michele Duchet247, qui distingue également une évolution en ce sens, nous permet de structurer notre hypothèse. Dès lors, notre analyse consiste ici à montrer l'évolution de sa pensée, préalable nécessaire à l'étude du projet qu'il élabore pour la Guyane.

247 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit. ; Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », op. cit.

63

2.1 De l'utilité des colonies

Malouet s'affiche tout au long de sa carrière comme un fervent défenseur de la colonisation française aux Antilles. On retrouve l'essentiel de sa pensée dans la longue introduction du quatrième volume de sa Collection de mémoires sur les colonies248. « Les colonies, écrit-il, [...] étant instituées au profit de la métropole, protégées par ses armes, alimentées par son commerce, ne peuvent être soustraites à sa dépendance249. » En admirateur de Colbert, dont il étudie la correspondance quand il est en poste à Rochefort entre 1764 et 1767250, il adhère longtemps et pleinement aux conceptions mercantilistes du tout-puissant ministre de Louis XIV, largement développées au XVIIIe siècle. La volonté de soutenir et de consolider la colonisation française dans les Antilles, tant sur le plan politique qu'économique, repose en effet sur l'idée que les territoires outre-mers conquis par la métropole doivent profiter à ses intérêts. On invoque notamment la complémentarité des relations commerciales et de l'impact positif sur le rayonnement politique du royaume en Europe. Chez la plupart des mercantilistes, l'excédent de la balance commerciale est un indicateur significatif de la bonne santé d'une économie. Dans cette optique, le commerce colonial est perçu comme un des moyens les plus efficaces d'enrichir la nation, idée que l'on retrouve développée chez des auteurs comme Melon, Gournay ou Forbonnais par exemple251.

2.1.1 Une mise en valeur des colonies

Pour Malouet, les colonies sont assujetties à l'utilité générale. Elles permettent la circulation des richesses avec la métropole. La transformation des produits coloniaux et leur réexportations permettent de grands profits et stimulent le commerce, entretenu par la consommation en produits tropicaux, permettant une mise en valeur des colonies252. En effet, dans les années 1770, à l'époque où Malouet développe sa réflexion, le commerce colonial français, principalement centré sur les Antilles, dont Saint-Domingue est l'élément moteur, est aux avant-postes du dispositif économique du royaume. C'est au tournant du XVIIIe siècle que la montée en puissance s'opère, à une époque où les Antilles françaises rattrapent peu à peu les niveaux de production des Antilles anglaises. On

248 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 1-94.

249 Ibid., p. 15.

250 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 33.

251 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des colonies », op. cit., p. 102.

252 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 27-28.

64

assiste progressivement à une mutation du système productif qui bascule peu à peu dans la monoculture de canne à sucre. À partir des années 1715, la production sucrière française ne cesse de croître253. Cette supériorité française est principalement le fait de Saint-Domingue, du moins de sa partie occidentale, qui intègre le giron français en 1697 après avoir été cédée par l'Espagne254. Elle devient dans la décennie 1730-1740, et de loin, le premier producteur de la région. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. En 1715, Saint-Domingue exporte 7 000 tonnes de sucre vers la France, puis 10 000 tonnes en 1721, 43 000 tonnes en 1743, 77 000 tonnes et 1767, et plus de 86 000 tonnes à la veille de la Révolution. Pour l'année 1743, sa production égale celle de toutes les Antilles anglaises. S'ajoute la production de la Martinique et de la Guadeloupe, soit environ 14 000 tonnes255. Ajoutons que ces chiffres restent toutefois discutables car ils ne prennent pas en compte la contrebande. « On estime le montant de cette fraude entre 8 et 10 % des exportations avouées dans le cadre de l'Exclusif métropolitain, explique Jean Meyer. Ce qui, pour les colonies françaises, signifierait que la production totale aurait été de 114/115 000 tonnes pour les 86 000 tonnes officielles256. » Ces chiffres sont à manipuler avec circonspection mais ils suffisent à donner un ordre de grandeur. Même si les anciennes productions se maintiennent, comme le tabac par exemple, et que la production de café est multipliée par six entre 1760 et 1780 à Saint-Domingue257, le constat d'ensemble reste que le sucre devient un élément majeur de l'économie.

Partant, l'exploitation coloniale entraîne des effets positifs directs et induits sur l'économie de la métropole.

2.1.2 Un vecteur de développement pour la métropole

Malouet justifie le fait accompli. L'utilité des colonies se manifeste chez lui par le fait que leur perte ou leur abandon aurait des conséquences désastreuses et surtout imprévisibles sur l'économie258. Durant les années 1780, Jacques Pierre Brissot, co-fondateur avec Etienne Clavières de la Société des Amis des Noirs, chiffre à 167 millions de livres le produit annuel des colonies pour la métropole. Il divise ce produit entre 8 millions d'ouvriers français pour constater que chacun

253 Jean MEYER, Histoire du sucre, Paris, Editions Desjonquères, coll. « Outremer », 1989, p. 145.

254 Paul BUTEL, Histoire de l'Atlantique : de l'antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 1997, p. 65.

255 Jean MEYER, Histoire du sucre, op. cit., p. 145 ; Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 119.

256 Jean MEYER, Histoire du sucre, op. cit., p. 146.

257 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 115.

258 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 27.

65

d'eux ne tire des colonies qu'un profit de 13 deniers. Brissot en conclut que les colonies sont donc sans intérêt pour la métropole. Malouet répond en économiste, avec des chiffres nettement plus proches de la réalité. Les colonies produisent pour 240 millions de livres annuellement. Grâce à la transformation et à la réexportation, la métropole génère un volume de 400 millions de livres en valeur ajoutée, ce qui fournit à l'échelle de l'Europe, la solde journalière de 600 000 personnes et sur l'ensemble, en fait vivre près de 10 millions. Ce qui justifie à ses yeux l'utilité des colonies, et le péril pour l'économie française que représente leur perte259.

En effet, comme le fait remarquer Alain Clément, la colonisation des îles à sucre laisse entrevoir pour la métropole une possibilité de synergie entre l'activité des îles et l'activité métropolitaine. « Les colonies et les îles à sucre en particulier, écrit-il, ne sont plus analysées comme de simples pourvoyeuses de produits non disponibles sur le territoire national. Les colonies, de par leurs productions inédites, incitent indirectement au développement des productions nationales260. » De fait, on retrouve chez Gournay ou Forbonnais l'idée que le commerce colonial a des effets induits importants en métropole. Il stimule l'économie et intéresse en particulier le commerce maritime. En 1775, les exportations françaises vers les colonies américaines représentent 18 à 20 % du total des exportations, contre 8 % en 1720. Ce courant est composé de produits fabriqués et alimentaires. Tous les textiles, pour habiller les planteurs comme les esclaves, viennent de métropole, en particulier de Cholet. Il en est de même pour les objets industriels (chaudières, armes, poudre, coutelleries et même ardoises d'Angers) ou alimentaires (farine, viandes salées, vin)261.

Port

St-Domingue

Martinique

Guadeloupe

Total

 

Nombre

Cargaison*

Nombre

Cargaison*

Nombre

Cargaison*

Nombre

Cargaison*

Dunkerque

11

1431

 
 
 
 

11

1431

Le Havre

27

6005

 

39

 

6205

27

12249

Saint-Malo

6

1570

1

80

1

30

8

1680

Nantes

85

25025

5

880

11

2444

101

28349

La Rochelle

5

1300

 
 
 
 

5

1300

Bordeaux

116

30544

61

15182

29

6075

206

51801

Bayonne

6

756

3

444

 
 

9

1200

Marseille

36

8473

36

8196

7

1125

79

17794

Total

292

75104

106

24821

48

15879

446

115804

* Cargaison en tonneaux

Tableau 1 : Le départ des navires coloniaux des ports de France en 1773

259 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit., p. 47.

260 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des colonies », op. cit., p. 106.

261 Patrick VILLIERS et Jean-Pierre DUTEIL, L'Europe, la mer et les colonies: XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Hachette, coll. « Carré Histoire », n° 37, 1997, p. 154.

66

Le tableau 1262 montre à quel point le commerce colonial pèse sur le développement et la hiérarchie des ports au XVIIIe siècle. Les lettres patentes de 1717 et 1727 fondent véritablement le système de l'Exclusif et précisent la liste des ports français autorisés à armer pour les possessions d'outre-mer. Ils sont treize : Calais, Dieppe, Le Havre, Rouen, Honfleur, Saint-Malo, Morlaix, Brest, Nantes, La Rochelle, Bordeaux, Bayonne et Sète. S'ajoutent en 1763 Marseille, Dunkerque, Vannes, Cherbourg, Libourne, Toulon et Caen263. Dans l'ensemble, le commerce colonial reste entre les mains de quelques ports : Bordeaux, Nantes, Marseille, Le Havre. Le port de Bordeaux devient dès la fin du règne de Louis XIV le premier port français, devançant le port de Nantes. Possédant en main tous les atouts pour dominer le commerce avec les Antilles, Bordeaux voit son trafic augmenter tout au long du XVIIIe siècle. De 75 navires armés pour les îles en 1720, le nombre passe à 162 vers 1750, 241 en 1777. Il en va de même pour le tonnage : 5 000 tonneaux en 1715, 50 000 en 1773, et 78 000 en 1777264. Ainsi, chaque port développe une stratégie particulière, comme le montre le tableau ci-dessous265 :

 

Bordeaux

Nantes

France

Sucre

40119940

48111400

88231340

Café

37328660

9366000

46694660

Coton

70144

1096680

1166824

Indigo

806005

303150

1109155

T ableau 2 : Importations des produits coloniaux, Bordeaux, Nantes, France en 1775 (en livres poids)

Le commerce colonial est par ailleurs à l'origine de véritables dynasties de négociants qui ont leur base en métropole et aux colonies, à l'image des frères Foäche. Originaires du Havre, ces derniers créent une société de négoce engagée dans le commerce maritime et coloniale. La compagnie « Foäche frères » fondée en 173 est animée au Havre par Martin-Pierre (1728-1816) et au Cap à Saint-Domingue par Stanislas (1737-1806), qui deviendra ami personnel de Malouet. Stanislas Foäche pratique dans son comptoir du Cap l'import-export colonial. Cosignataire aux négriers dont il assure les ventes et les recouvrements, il charge en retour ses navires avec les denrées coloniales comme le sucre, le café, l'indigo et le coton. Les difficultés sans fin qu'il éprouve

262 Ibid., p. 155.

263 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 575-576.

264 Patrick VILLIERS et Jean-Pierre DUTEIL, L'Europe, la mer et les colonies, op. cit., p. 154.

265 Ibid., p. 156.

67

à faire payer les colons débiteurs le conduisent peu à peu à se constituer un ensemble d'habitations dont il contrôle l'exploitation et qui lui assure une bonne partie du fret, sous le contrôle de son comptoir du Cap. Propriétaire des plantations de Jean Rabel et du Trou, procureur partout ailleurs des biens qui lui sont confiés, comme l'habitation Le Febvre au Quartier Morin ou encore l'habitation Destouches à Limonade par exemple, Stanislas Foäche mêle le négoce et la culture266.

Le XVIIIe siècle est également une période durant laquelle la traite atlantique connaît un essor prodigieux et se constitue en véritable entreprise commerciale, sous la houlette de la Hollande, de l'Angleterre et de la France. Pour le cas français, le trafic négrier connaît une croissance continue, facilitée par l'instauration d'un cadre réglementaire favorable. Dans un courrier daté du 29 août 1779, le sieur Sérol, « représentant en qualité de fondé de procuration du sieur Ruelland de Gallinée, commandant le senaut l'Aimable Victoire » demande « très respectueusement au ministre de vouloir bien [verser] la prime qu'il a décidée devoir être accordée aux chambres de commerce pour leurs vaisseaux destinés à exporter les Noirs traités au-delà du Cap de Bonne Espérance, jusqu'aux colonies de l'Amérique267. » En effet, des primes sont allouées aux négriers, en fonction du tonnage de leur navires, et en 1786 ce dispositif est étendu au nombre de captifs qu'ils importent à Saint-Domingue. Pour l'année 1788, les Antilles françaises exportent vers la métropole une valeur de 205 millions de livres, dont 116 millions pour Saint-Domingue. « Plus que les dispositions réglementaires, qui ne font que l'accompagner et l'encourager, c'est donc l'essor des îles qui entraîne celui de la traite, conclut Olivier Pétré-Grenouilleau268. » Le trafic négrier profite énormément à un port comme Nantes, qui voit en son sein se former de véritables lignées de négriers, à l'image de la famille Mosneron-Dupin, qui fait fortune en pratiquant la traite aux XVIIIe et XIXe siècles269.

Enfin, l'effet de synergie se manifeste par la demande intérieure. Pour Gournay, il est essentiel de considérer que les colonies sont à l'origine de nouveaux besoins, donc de nouvelles demandes qui, en retour, stimulent la production. Ces effets sont visibles dès la fin du XVIIe siècle dans la consommation des produits de luxe. Malgré une consommation réservée aux élites, Gournay et Forbonnais pensent que les colonies présentent l'avantage de produire des biens que l'on ne peut produire en France270. Les produits coloniaux correspondent, dans une certaine mesure, à des produits de luxe. Ainsi le café, le cacao, le sucre ou le tabac, deviennent des consommations

266 Bernard FOUBERT, « Les habitations Foäche et Jérémie (Saint-Domingue) 1777-1802 », Outre-mers, 2009, vol. 96, no 364-365, p. 164-165.

267 ANOM E 299 F°34.

268 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites négrières, op. cit., p. 206-211.

269 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, L'argent de la traite : milieu négrier, capitalisme et développement: un modèle, Paris, Aubier, 2009, p. 47-56.

270 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des colonies », op. cit., p. 107.

68

courantes dans les milieux bourgeois, urbains et aristocratiques271. Toutefois ces arguments sont à relativiser. La consommation de sucre ne dépasse pas 1,2 kg par habitant et par an, 200 grammes pour le chocolat. Le café est un produit à la mode à la cour de Louis XV et parfois en ville, mais les volumes restent modestes272.

Ainsi, il est aisé de constater que le commerce colonial entraîne dans son sillage de nombreux acteurs qui ont, à des niveaux différents, intérêt à son développement. Cette interdépendance justifie pour Malouet, comme pour d'autres, l'utilité des colonies et les risques de désorganisation que leur abandon entraîneraient. La réflexion de Malouet s'oriente enfin vers une conception globale dans les années 1790, qu'il étend à l'échelle européenne.

2.1.3 Les colonies : utiles au commerce, utiles à la paix

Ce n'est qu'à partir du milieu des années 1790, alors en exil à Londres, que Malouet développe un nouveau prolongement de sa pensée, un complément censé venir parachever une réflexion globale débutée un quart de siècle plus tôt.

« Dans ce laps de temps de vingt-six années, et surtout pendant le cours de la révolution, mes opinions se sont renforcées, mes idées se sont étendues ,
· et loin de me départir des principes que je viens d'exposer, j'en ai médité le complément273. »

Ce complément, pour Malouet, réside dans l'intérêt commun qu'ont les pays européens à préserver les colonies, « lesquels sont en quelques sortes copropriétaires des colonies274. »

« J'ai osé dire que ces manufactures de sucre, de café, de coton, appartiennent collectivement à la république européenne ,
· que la Silésie, la Prusse, l'Autriche, la Pologne, y ont un intérêt proportionnel à leur consommation ,
· que les peuples

271 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 14.

272 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des colonies », op. cit., p. 107.

273 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 25.

274 Ibid., p. 26.

69

consommateurs de denrées coloniales leur doivent un accroissement de travail et

de productions nationales275. »

Malouet étend son raisonnement à l'Europe entière, et on le voit départi des arguments mercantilistes qui fondaient sa réflexion dans les années 1770. En embrassant les idées libérales, notamment celles d'Adam Smith développées dans son Essai sur la richesse des nations qui paraît en 1776, Malouet explique que l'ouverture du commerce colonial aux autres pays européens, qui ne sont pas propriétaires de colonies, ne peut qu'être bénéfique pour l'économie dans son ensemble. Il s'agit d'un cercle vertueux de croissance, non plus fondé sur la possession des métaux précieux au détriment des autres pays, mais sur le travail et la production mis au service d'une demande en produits exotiques à l'échelle européenne. L'ouverture au reste de l'Europe stimule donc la demande qui, en retour, entraîne le développement de la production coloniale276.

« Il suit de là que les colonies, considérées comme manufactures de denrées dont

la consommation et la reproduction se succèdent, intéressent autant les peuples qui les consomment que ceux qui les possèdent277. »

Partant, les peuples européens ont donc tout intérêt à établir une législation commune qui reconnaisse et préserve l'exploitation coloniale contre les deux dangers qui mettent en péril la prospérité des colonies : la guerre et les révoltes serviles278. Malouet, réfugié à Londres depuis 1792 souhaite voir une neutralisation des colonies en cas de conflit armé, afin d'éviter les surcoûts politiques qui grèvent les produits exotiques279. « Ce qui est surprenant de la part d'un homme [...] au fait des politiques internationales de son époque, précise Yves Benot, et qui ne semble pas saisir que l'enjeu du conflit franco-anglais est précisément la domination coloniale280. » Cette position l'amène le 25 février 1793 à signer le traité de Whitehall avec l'Angleterre. Au nom d'une centaine de propriétaires domingois réfugiés à Londres, Malouet conclut un accord avec Sir Henry Dundas, Secrétaire d'État pour le Département des Colonies, qui livre quasiment Saint-Domingue aux Anglais281. Suite aux mouvements insurrectionnels de 1791, l'entrée en guerre contre l'Angleterre, et

275 Ibid.

276 Ibid., p. 27.

277 Ibid.

278 Ibid., p. 30.

279 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit., p. 48.

280 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 190.

281 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 293.

70

face à l'hostilité de la Législative envers les colons de Saint-Domingue, ces derniers font appel aux Anglais. En effet il existe dans l'île un fort courant anglophile qui s'accompagne chez beaucoup d'une nette tendance autonomiste. Un tel état d'esprit s'explique en partie par l'opinion répandue que les colonies anglaises auraient une liberté administrative que ne connaîtraient pas les colonies françaises et que les territoires cédés en 1763 n'auraient pas perdu au change à ce niveau282. Des arguments purement économiques président également à cet appel. Il existe, en effet, une très forte animosité contre le grand commerce français qui, en vertu de l'Exclusif, impose les cours, et envers qui les colons sont le plus souvent lourdement endettés283. Pour beaucoup donc, la sécession d'avec la France et l'appel aux Anglais signifient vendre le sucre au meilleur cours et se libérer des dettes284.

C'est donc dans ce contexte que les planteurs exilés à Londres font appel à Malouet pour négocier leur passage à l'ennemi dans le but de préserver leurs exploitations. On comprend mieux que Malouet n'évoque à aucun moment cet épisode dans ses Mémoires, et qu'il brûle toute sa correspondance compromettante à son retour d'exil. Toutefois, selon Michel Frostin, il reste un temps réticent. Mais la déclaration de guerre à l'Angleterre le 1er février 1793 et l'exemple des Îles du Vent qui proposent de se livrer au roi d'Angleterre s'il en assure la défense, le poussent à négocier, et donc à signer les accords de Whitehall285.

Ainsi, si les colonies sont utiles à la métropole et potentiellement à l'Europe, Malouet estime que le flux commercial doit être contenu dans les limites étroites fixées par l'Exclusif colonial, sous certaines conditions toutefois.

2.2 Liberté de commerce et Exclusif colonial

2.2.1 L'Exclusif colonial : définition

En France, l'Exclusif prend forme grâce à l'intervention de Colbert, dont la réflexion économique est subordonnée à des fins politiques et de puissance pour le roi286. Le « colbertisme »,

282 Ibid., p. 306 ; Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 155.

283 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 146.

284 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 307.

285 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 18 ; Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 311.

286 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des colonies », op. cit., p. 105.

71

variante française des principes mercantilistes, définit un système cohérent de production, de distribution et de circulation des richesses, fondée sur trois postulats. Premièrement, la richesse d'un État et sa puissance reposent sur l' abondance d'or et d'argent en circulation dans un pays. Il faut donc trouver le moyen d'attirer à soi les métaux précieux venus d'Amérique. Deuxièmement, la somme des richesses disponibles est fixe, et non extensible. Le mercantilisme n'envisage pas la croissance, ce qui détermine une conception agonistique des échanges économiques. « Puisque le gâteau ne peut grossir, écrit Philippe Minard, la part de l'un baisse nécessairement quand celle de l'autre augmente287. » Ainsi, pour accroître son stock de métaux précieux, un État doit puiser dans celui de ses voisins, en leur vendant plus qu'il ne leur achète, et plus cher. Le commerce est une « guerre d'argent », dont l'exportation est le ressort principal288. C'est aussi le seul secteur qui permet de rapides et substantielles rentrées d'argent289. On joue donc sur les tarifs douaniers, pour freiner les importations, et l'on encourage la production nationale, pour partir à la conquête des marchés extérieurs. Troisièmement : ne pouvant compter sur une agriculture dont les revenus plafonnent, tout l'effort se trouve reporté sur le secteur manufacturier. Le mercantilisme dicte à l'État une politique industrielle et commerciale agressive290. Ainsi, l'Exclusif devient une arme de protection du commerce national et de guerre contre le trafic étranger. Colbert fait entrer ce principe dans le domaine « impératif et répété, tatillon et répressif de la réglementation291. » Le but de cette doctrine est de donner au roi les moyens de sa puissance en lui fournissant la plus puissante armée de terre et une des plus puissantes flotte de guerre du monde. Tout est subordonné à ce but. De fait, par le règlement royal du 20 août 1698, l'Exclusif est rappelé en termes vigoureux, et son corollaire, l'interdiction de faire du commerce avec les puissances étrangères, également292.

Malouet approuve cette législation mais y adjoint quelques réserves.

2.2.2 Une liberté de commerce relative aux circonstances

La réflexion que développe Malouet sur les relations commerciales entre la métropole et ses colonies évolue quelque peu dans le temps. Défenseur de l'Exclusif colonial dans les années 1770, il n'en est pas moins hostile à toute application stricte de la législation. Sa vision est centrée sur

287 Philippe MINARD, La fortune du colbertisme, op. cit., p. 15.

288 Ibid., p. 16.

289 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 105.

290 Philippe MINARD, La fortune du colbertisme, op. cit., p. 16.

291 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 575.

292 Ibid. ; Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 106.

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l'intérêt général, qui justifie l'attitude à adopter en regard des circonstances. Son approche évolue quelque peu dans les années 1790, où il établit un modèle colonial qui dépasserait les rivalités armées européennes et concourrait la paix.

Une justification de l'Exclusif

Pour Malouet, le commerce est « une relation de besoins et de secours ». Ainsi, s'il est une chose oeuvrant dans le sens du bonheur des peuples, c'est de libérer le commerce de nation à nation sur toutes les denrées et marchandises possibles. Il va même plus loin : les colonies, prises dans leur ensemble, sont le bien commun de l'Europe. Par conséquent tout le monde a intérêt à commercer avec les îles293. Toutefois, si certains écrits de Malouet laissent penser qu'il est favorable à la liberté de commerce, une analyse plus fine nous démontre qu'il est avant tout sceptique à ce sujet. En admirateur de Montesquieu, « l'arbitre des nations, l'immortel auteur de l'Esprit des lois », il reprend à son compte l'analyse selon laquelle l'objet des colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu'on ne le fait avec des peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. Ce qui justifie l'Exclusif, car le but de la métropole en regard de ces territoires est l'extension de son commerce. La perte de liberté de commerce des colonies est compensée par la protection de la métropole : protection militaire et législative. Pour lui, donc, l'Exclusif se justifie pleinement dans la mesure où il sert à préserver les intérêts de la métropole294.

En ce sens, son analyse relaie celle développée par Melon. Celui-ci estime en effet que la liberté de commerce pour les colonies, au fond, est bien plus efficace que la protection de la métropole, car la seule force du commerce peut tenir lieu de protection. Mais, le principe de liberté de commerce doit être subordonné à celui de l'intérêt national, ce qui justifie la domination métropolitaine définie par Forbonnais. Pour résumer, « la colonie doit enrichir exclusivement la métropole, écrit Alain Clément. Cette richesse ne peut se révéler que par le commerce entre la colonie et la mère patrie. » La liberté est donc contenue dans les étroites limites de l'intérêt national295.

Malouet raisonne à partir des faits. Il examine le cas de la Guyane. Théoriquement soumise à la réglementation de l'Exclusif depuis 1698, l'éloignement et le manque de liaisons régulières limitent son application. Des liens commerciaux s'établissent avec les Antilles, le Surinam, le Para

293 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 156.

294 Ibid., p. 160-161.

295 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des colonies », op. cit., p. 109.

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portugais et l'Amérique du Nord. Les responsables de la colonie ferment d'ailleurs bien souvent les yeux sur ces entorses, comme le montre Catherine Losier, car ils sont en général les premiers à en profiter. Par exemple, les fouilles archéologiques menées sur les habitations Macaye et Poulain montrent que jusqu'à 38 % des fragments d'objets retrouvés sont des productions extérieures à la France296. Peu à peu, des assouplissements sont apportés à l'Exclusif, qui permettent aux navires étrangers d'accoster à Cayenne pour ravitailler la colonie en denrées. En 1748, Lamirande et d'Orvilliers demandent une extension de cette autorisation aux navires de toutes nationalités. En 1763, les textes organisant l'expédition de Kourou prévoient la fin de l'Exclusif, qui sera effective le 1er mai 1768, pour une période de douze ans. La mesure est renouvelée une seconde fois, portant la limite de ce libre commerce à 1792297. Pour Malouet, le cas de la Guyane est symptomatique. En le généralisant, il doute que les colonies soient capables de tirer profit d'une quelconque ouverture commerciale298.

Toutefois, il est réaliste et son expérience de planteur lui fait voir les limites de l'application stricte de l'Exclusif, en s'appuyant sur les contingences auxquelles sont parfois soumises les colonies, dès lors que le ravitaillement de la métropole fait défaut.

Vers une ouverture conditionnelle du commerce colonial

Malouet concède qu'un assouplissement de l'Exclusif peut être nécessaire quand la survie de la colonie est en jeu. Il prend l'exemple vécu de la disette de farine de Saint-Domingue, survenue en 1772 :

« La farine est, pour les colons qui s'en nourrissent, un premier objet de nécessité , et, quand il est question de subsistance, la métropole même ne peut avoir de privilège exclusif pour l'approvisionnement, qu'en l'assurant invariablement. En vain feroit-on valoir ici les droits, les conditions de la

296 Catherine LOSIER, « Les réseaux commerciaux de la Guyane de l'Ancien Régime: apport de l'archéologie à l'étude de l'économie d'une colonie marginale », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane: histoire et mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage, discours, pratiques et représentations, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Editions, 2011, p. 349.

297 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 106-108 ; Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 280-281.

298 Jean TARRADE, « Malouet et les colonies: législation et exclusif », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, p. 38.

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concession ,
· il n'en est pas qui ne doive céder à la première loi, celle de subsister. Ainsi, toutes les fois que la colonie a lieu de craindre une diminution ou une suspension dans le transport des comestibles, son administration locale est très-fondée à appeler les secours étrangers : c'est ce qu'on a fait à Saint-Domingue en 1772299. »

En fait nous le voyons bien, Malouet n'est pas stricto sensu opposé à la liberté commerciale des colonies. Comme à son habitude, il navigue entre deux eaux. En esprit pratique et réaliste, il s'élève contre la prohibition et les monopoles absolus, donc contre l'Exclusif strict appliqué par principe300. En prenant l'exemple des pénuries de farines, il déplore les situations parfois contradictoires et potentiellement conflictuelles qui naissent de l'application stricte de la réglementation. Suite à de mauvaises récoltes en France ou à une conjoncture spéculative défavorable à l'envoi de farine aux Antilles, la métropole ralenti son approvisionnement et Saint-Domingue se trouve en situation de pénurie301. Colons et négociants, dans cette affaire, se renvoient la balle : les marchands français cessent leurs livraisons parce que les colons font appel à la farine de Nouvelle-Angleterre, meilleur marché. Les colons rétorquent qu'ils ont été obligés de faire appel aux Anglais parce que les Français ont cessé leurs livraisons302. Toujours est-il que « la colonie a manqué de farines de France en 1772, dit Malouet ; j'y étois, je l'ai vu. » Dont acte: « On a eu recours aux Anglais, et on a fait sagement303 ! »

Pour Malouet, donc, l'Exclusif se justifie par le fait qu'il soutient le rôle dévolu aux colonies, c'est-à-dire servir les intérêts de la métropole. Toutefois, une certaine marge de manoeuvre doit être tolérée quand les circonstances l'imposent, dès lors que la survie des colonies est en jeu. Cette conception économique chez Malouet est à mettre en perspective avec l'autre caractéristique de l'exploitation coloniale qui est l'esclavage.

299 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 179-180.

300 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit., p. 47.

301 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 180.

302 Jean TARRADE, « Malouet et les colonies: législation et exclusif », op. cit., p. 39.

303 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 180.

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2.3 La question de l'esclavage

Question éminemment centrale dans l'économie de la pensée de Malouet, l'esclavage est la clé de voûte du dispositif colonial, tant du point de vue économique, en tant que force de travail, capital d'exploitation et objet de commerce, que du point de vue social en tant que marqueur de la réussite du colon propriétaire d'esclave. La question de l'esclavage divise à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous les assauts des philosophes et des économistes, et Malouet se pose en défenseur inconditionnel de cette institution dès les années 1780. Cependant, c'est sans doute le sujet qui mérite le plus d'être nuancé car l'opinion de Malouet évolue sensiblement entre les années 1770 et les années 1780-1790, que l'historiographie le concernant retient généralement.

2.3.1 Un mal nécessaire

Une chose qu'il est important de souligner est que depuis Paris, on ne connaît strictement rien des réalités de l'esclavage. Au mieux cette institution est-elle examinée en tant que souffrance d'un Autre, abstrait et lointain, sinon comme profit réalisé par le mode de travail dans les colonies304. Cette distance est mise en lumière par Malouet qui fait part du choc qu'est pour lui la confrontation à la réalité de l'esclavage quand il met le pied à Saint-Domingue. « Ce fut pour moi un spectacle nouveau et qui me fit une vive impression, écrit-il305 » Il reconnaît que c'est une « malheureuse institution »306 dont l'Europe n'est cependant pas responsable. Ce ne sont pas les marchands européens qui créent la servitude, qui perdurera de toute façon même s'ils se retirent de ce commerce307. Pourtant, il est loin de s'opposer à ce système et le présente comme une nécessité.

Il justifie tout d'abord le recours à l'esclavage comme un impératif en regard d'un certain ordre naturel des choses.

« Personne ne croit aujourd'hui que les Européens soient propres à cultiver les terres de la zone torride ,
· ils ne pouvoient s'y établir que comme conquérans, et les denrées précieuses qu'ils demandoient à ce sol usurpé ne pouvoient être

304 Nick NESBITT, « Radicaliser les radicaux: Saint-Domingue et le problème de l'esclavage dans la Révolution », in Anja BANDAU, Marcel DORIGNY et Rebekka VON MALLINCKRODT (dirs.), Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe siècle. Circulation et enchevêtrement des savoirs, Karthala, 2010, p. 238.

305 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 44.

306 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 7.

307 Ibid., p. 25.

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produites que par des bras asservis308. »

En effet, Malouet reprend l'idée largement admise au XVIIIe siècle, selon laquelle les Européens ne sont naturellement pas disposés à travailler dans les colonies, idée semblant être accréditée par l'épreuve des faits pour les contemporains. De plus, confrontés à l'impératif de mettre en valeur leur terre, d'assurer la subsistance de leur famille, de payer leurs dettes, ils sont, bien malgré eux, contraints d'acheter des esclaves car ils n'ont pas d'autres moyens de remplir leurs obligations309. Il use abondamment de l'argument économique à ce sujet, en évoquant le sort des trente-six mois, ces travailleurs Blancs qui « vendoient leur liberté pour ce temps-là310.» À l'origine de la colonisation, en effet, la force de travail n'est pratiquement constituée que d'engagés Blancs. Mais « durement traités, souligne Paul Butel, ils se font difficilement aux conditions climatiques, et les épidémies [font] des coupes sombres dans les rangs des travailleurs. » De plus ils coûtent cher, et la durée brève du contrat de service, trois ans seulement chez les Français (contre six chez les Anglais) n'incite pas l'habitant à risquer ses capitaux dans l'achat d'engagés311. C'est donc par calcul que l'on se tourne vers l'esclavage312. Ainsi, se procurer vers une main-d'oeuvre relativement bon marché devient d'autant plus nécessaire qu'en même temps, sur les grands marchés d'Europe, le prix du sucre est en baisse au tournant du XVIIIe siècle. Dès lors, les esclaves succèdent aux engagés313. Les colons n'y voient que des avantages : leur coût est rapidement amorti, ils représentent un capital toujours disponible, ils peuvent être une source de profit non monétaire, et entretiennent le prestige de leur propriétaire. Du point de vue des maîtres, pragmatiques, le souci de contrôle de la main-d'oeuvre justifie l'emploi d'esclaves Noirs, dont les chances de succès en cas d'évasion sont moindres que s'il s'agit d'Amérindiens ou de Blancs314.

L'importance de la main-d'oeuvre servile est un des principaux critères de la richesse des planteurs au XVIIIe siècle. La dimension de l'atelier d'esclaves conditionne la capacité de production pour la plantation de la canne, sa coupe et son traitement au moulin pour raffiner le sucre. Les esclaves représentent plus ou moins 30 % du capital investi, proportion en hausse à la fin de l'Ancien Régime en raison du renchérissement de leur prix. Pour Saint-Domingue, entre le milieu des années 1770 et l'année 1790, la population d'esclaves passe de 250 000 à 500 000 individus. En 1790, les négriers français y vendent plus de 39 000 esclaves. Près de 18 000 sont

308 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 7-8.

309 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 13.

310 Ibid., p. 23.

311 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 93-94.

312 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites négrières, op. cit., p. 82.

313 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 93-94.

314 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites négrières, op. cit., p. 82-83.

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achetés au Cap, le plus grand port de la colonie, qui en redistribue ensuite une partie jusque dans la Partie-de-l'Ouest315. On comprend donc aisément que l'institution de l'esclavage, même si elle est jugée malheureuse par Malouet, trouve à ses yeux matière à défense.

Il fonde également son approche en invoquant des raisons de sécurité. Pour Malouet, il est vital que les esclaves restent subordonnés à l'autorité des Blancs, pour garantir la sécurité de ces derniers316. En effet, le déséquilibre démographique pèse en défaveur des Européens qui sont largement minoritaires. Les révoltes d'esclaves sont l'obsession des colons qui craignent en permanence un soulèvement massif de leur main-d'oeuvre317. Ce phénomène est endémique dans les colonies, ce dès les origines de la colonisation. Fuites et révoltes sont attestées dès l'arrivée espagnole en Amérique à la fin du XVe siècle, où les esclaves se soulèvent contre leur sort. Le gouverneur Ovando demande même en 1503 aux souverains l'arrêt de l'envoi d'esclaves Noirs à l'Espaflola. Les révoltes et la fuite sont des aspects indissociables d'affrontements armés car les marrons lancent des raids contre les plantations, volent du bétail et des vivres, enlèvent des femmes et détroussent les voyageurs318. C'est en partie pourquoi la Grand-Case, c'est-à-dire la maison du maître, se situe sur les hauteurs de la propriété, pour des raisons de sécurité, et à bonne distance de l'habitat des esclaves, pour surveiller la main-d'oeuvre319. Le cas de figure des révoltes serviles du Surinam au XVIIIe siècle est à ce point de vue très représentatif des préoccupations sécuritaires qui animent les colons. Le nombre des esclaves y est considérable, et en croissance de façon continue. Si à la fin du XVIIe siècle on compte environ 4 300 esclaves pour 800 Blancs, on évalue dans les années 1750 à 50 000 l'effectif de la population servile, répartie en 591 plantations. La condition que le Surinam, prospère colonie hollandaise de plantation, réserve tout au long du siècle à sa population servile est sans doute parmi les plus terribles qui puissent exister en la matière. Le labeur y est harassant, les sévices courants et les punitions impitoyables. Les révoltes d'esclaves sont, de fait, nombreuses, et culminent dans les années 1760 où des groupes de fuyards trouvent refuge dans la forêt. Leur nombre exact est difficile à déterminer et oscille entre 3 000 et 20 000. Toutefois la menace est sérieuse pour la colonie. Afin d'endiguer une vague nouvelle de marronnage et de pillage, le gouverneur de Paramaribo fait appel à des troupes de mercenaires recrutées en Europe. Plus de 1 200 soldats participent à cette guérilla, à laquelle ils sont mal préparés, dans un milieu qu'ils ne connaissent pas et dont ils ne soupçonnent pas les pièges. Ils sont épaulés par les Black

315 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 121-122.

316 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 310.

317 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », op. cit., p. 65.

318 Rafael LUCAS, « Marronnage et marronnages », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 2002, no 89, p. 15-16.

319 Jacques de CAUNA et Marie-Cécile REVAUGER, La société des plantations esclavagistes. Caraïbes francophones, anglophones, hispanophones: regards croisés, Paris, Les Indes savantes, coll. « Rivages des Xantons », 2013, p. 26 ; Jean MEYER, Histoire du sucre, op. cit., p. 140.

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Rangers, troupes d'esclaves affranchis ou en promesse de l'être. Ces forces conjointes réussissent à chasser un certain nombre de marrons du territoire surinamien, mais au prix de lourdes pertes : 1 100 soldats sur les 1 200 engagés périssent. La guerre, connue comme la « première guerre des Boni » s'étend quasiment sur une décennie, de 1768 à 1777320.

Pour Malouet, il est impératif d'endiguer ce phénomène. Il estime que la contrepartie de l'esclavage passe par une amélioration de la condition de la main-d'oeuvre.

2.3.2 Malouet philanthrope ?

Si Malouet fait partie des contempteurs de l'abolition dès les années 1780, ses débuts ne sont pas placés sous une telle radicalité ; il se montre même favorable à un affranchissement progressif321. Nous savons grâce aux archives qu'il rend sa liberté le 16 avril 1777 à une esclave âgée de 28 ans, prénommée Judith, dite Ursule, alors qu'il est à Cayenne. L'acte d'affranchissement, réalisé devant notaire, établit que Judith est désormais « réputée libre pour tous et uns chacuns, et qu'elle [jouit] de tous les droits et privilèges accordés pour les affranchis par les ordonnances de règlements de sa majesté322. »

Dans sa lettre sur les esclaves du Surinam de 1777, Malouet y résume les leçons qu'il tire de son expérience de propriétaire, qu'il recoupe avec ce qu'il observe au Surinam :

« En écrivant sur l'esclavage et sur la nécessité de le maintenir dans nos colonies, je n'ai pas dit, à beaucoup près, tout ce qu'un sujet pouvait me fournir, ou plutôt j'ai renvoyé à une autre circonstance la démonstration des moyens nécessaires pour concilier en cette partie l'humanité et la politique323. »

Nous l'avons vu, il se dit profondément touché par le sort des esclaves et du comportement souvent indigne de leurs maîtres. Il est cependant loin d'être contre ce système, ou même d'accepter l'idée d'une révolte. En modéré, l'économie de sa pensée envisage surtout la nécessité de corriger les

320 Francis DUPUY, « Des esclaves marrons aux Bushinenge : le marronnage et ses suites dans la région des Guyanes », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 2002, no 89, p. 30-32.

321 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », op. cit. ; Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit.

322 ANOM E 233 F°305.

323 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 56.

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excès et les dysfonctionnements plutôt que de tout réformer sans discernement324. Selon lui, il existe une marge de manoeuvre possible en agissant sur les maîtres qui, en tant que propriétaires d'esclaves, ont des devoirs envers eux. Il donne quelques pistes dans la lettre sus-mentionnée :

« Je suis très persuadé, monsieur, que nous avons des devoirs à remplir envers nos esclaves, dont le plus grand nombre des maîtres s'affranchit, et qu'il est de l'intérêt du gouvernement et de celui des particuliers d'y veiller avec plus d'exactitude qu'on ne l'a jamais fait. Si on n'adoucit la condition de l'esclave, si on ne lui inculque la portion de morale et de religion dont il est susceptible, si le despotisme domestique et ses excès ne sont repoussés, si on ne met un frein à la licence f...] qui en résulte, nos colonies éprouveront les mêmes révolutions que Surinam325. »

Il s'agit dans un premier temps de rendre la condition des esclaves plus supportable.

Une police de l'esclavage

Le cadre juridique des colonies est contenu dans l'édit de mars 1685, plus connu sous le nom de « code noir ». Sa dernière version, celle de l'édition de 1724 pour la Louisiane, le définit ainsi :

« Nous avons jugé qu'il estoit de nostre authorité et de nostre Justice, pour la conservation de cette colonie, d'y establir une loy et des règles certaines , pour y maintenir la discipline de l'Église catholique, apostolique & romaine, & pour ordonner de ce qui concerne l'estat & la qualité des esclaves dans lesdites isles326. »

324 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », op. cit., p. 64.

325 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 56.

326 Le Code Noir ou édit du roy servant de règlement pour le gouvernement & l'administration de la justice, police, discipline & le commerce des esclaves nègres dans la province & colonie de la Louisianne, Versailles, 1724, 18 p.

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L'expression « code noir » apparaît en 1718, et coïncide avec l'apparition de la racialisation des rapports Blancs/Noirs, de plus en plus fondés sur le préjugé de couleur. Jean-François Niort relève le caractère polysémique et confus de cette appellation. Elle désigne à l'origine l'édit de 1685, et au gré des différentes éditions et éditeurs. C'est une signification de l'ensemble de la législation servile qui devient un recueil d'édits, de textes juridiques. Dans sa plus grande extension sémantique, elle désigne l'ensemble de la législation coloniale, jusqu'à 1788327. Le code noir apparaît dans l'opinion dominante actuelle comme un texte horrible et odieux, refusant à l'esclave toute humanité, le ravalant au rang de « chose» ou d'animal. Cette image radicalement négative est issue en grande partie de la lecture qu'en livre le philosophe Louis Sala-Molins328, et qui est souvent reprise par l'historiographie, à l'image de Marie Polderman qui insiste sur la réification de l'esclave dans le texte de l'édit329.

Dans les faits, les esclaves sont soumis à la police domestique des maîtres. Dans sa lettre, Malouet le constate et dans une certaine mesure le déplore. L'habitude d'agir toujours à leur guise, bien établie chez les maîtres, « dégrade les caractères, [il] faut [donc] une excellente éducation et des principes bien établis pour résister à cette impulsion330. » Pour lui, la solution passe par « la religion pour les esclaves, et l'oeil de l'administration pour les maîtres.» Il préconise donc « une police sévère pour [ceux] qui abusent331. » En effet, la responsabilité des maîtres est rapidement mise en avant, quand bien même l'édit de 1685 confère à l'esclave un statut juridique. Une lecture historique montre qu'inspiré du droit romain, l'édit de 1685 ne distingue que le libre du non-libre. L'esclave y est donc reconnu dans son humanité à travers un certain nombre de dispositions « assurant une protection légale contre les mauvais traitements des maîtres, des normes juridiques garantissant (théoriquement) à l'homo servilis un minimum de dignité et une condition matérielle décente332. » Contrairement à la lecture proposée par Louis Sala-Molins, l'édit de 1685 donne à l'esclave un statut juridique assorti de droits et de devoirs, réaffirmé par l'ordonnance de 1767. Par exemple, les articles prévoient le baptême obligatoire des esclaves, l'interdiction de les faire travailler le dimanche et jours de fête sans l'autorisation du curé, l'obligation pour le maître de les nourrir (2 livres de maïs par jour), ou d'infliger des châtiments mesurés (30 coups de fouet maximum)333.

327 Jean-François NIORT, La figure juridique du Noir à travers l'évolution de la législation coloniale française (XVII-XIXe siècles), < http://www.manioc.org/fichiers/V13076>, 2014.

328 Jean-François NIORT, « Homo servilis », op. cit., p. 2.

329 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 382.

330 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 56.

331 Ibid., p. 57.

332 Jean-François NIORT, « Homo servilis », op. cit., p. 4.

333 Ibid., p. 150 ; Jean-François NIORT, La figure juridique du Noir à travers l'évolution de la législation coloniale française (XVII-XIXe siècles), op. cit.

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Dans les faits toutefois, ces dispositions ne sont jamais vraiment appliquées. Michèle Duchet cite un rapport du gouverneur Fiedmond qui donne en 1779 des exemples d'esclaves en Guyane préférant la mort aux rigueurs de l'esclavage, ou bien de Mirabeau, gouverneur de Guadeloupe, qui s'insurge en 1753 contre l'usage bien établit de ne pas punir le meurtre d'un Noir334. Dans ses Notes à M. le baron de V. P. Malouet, le baron de Vastey335 dresse une liste absolument effrayante des châtiments infligés aux esclaves, allant des membres sciés à la langue arrachée en passant par le fouet, les chiens affamés et la torture par le feu336. Les administrateurs se font l'écho de ces problèmes et certains proposent des mesures visant à améliorer le sort des captifs. Puisque les mauvais traitements les acculent à la fuite ou au suicide, il faut leur rendre l'illusion de leur liberté et la conscience de leur dignité, qui les dédommagent de la servitude. Malouet en appelle au devoir d'humanité du maître qui doit faire oublier à l'esclave sa condition servile en traitant, non pas comme son égal, mais comme son semblable337. Bien évidement, cet appel à la vertu des maîtres et à la bonne volonté des esclaves semble tout à fait dérisoire. Même si les instructions royales données au gouverneur de la Guyane en 1773 lui demandent de « veiller à ce que les maîtres rendent aux esclaves leur état supportable », ces injonctions sont rarement suivies d'effet338.

Malouet prend exemple de ce qu'il a observé au Surinam, où il passe trois jours chez Mme Godefroy, propriétaire de cinq cents esclaves, nous dit-il, qui applique une discipline « soit supérieure à la nôtre, [...] soit plus soignée [...] et jamais dans ses ateliers on n'en a eu de marrons339. » Malouet en conclut que la métropole doit laisser aux colonies les moyens et la responsabilité morale de leur police intérieure340. Pour Abel Poitrineau, il souhaite donc établir une police de l'esclavage, c'est-à-dire un ensemble de dispositions législatives, judiciaires et réglementaires par lesquelles la puissance publique contrôlerait l'exercice de leur droit par les maîtres et le sanctionnerait en cas d'abus341. Malouet en donne le principe de fonctionnement. Il s'agirait d'un tribunal domestique installé dans chaque paroisse, sous l'autorité de l'État. Ce tribunal serait composé « des plus notables habitans et du curé. Les gens de couleur propriétaires pouvoient y être admis comme assesseurs. » Le tribunal nommerait des inspecteurs d'ateliers pourvus d'un rôle

334 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit., p. 148.

335 Jean-Louis Vastey, dit Pompée Valentin, baron de Vastey (1781-1820), homme politique et porte-parole du royaume d'Haïti, farouche défenseur de l'indépendance haïtienne, auteur de nombreux pamphlets contre l'esclavage et la colonisation.

336 Pompée-Valentin VASTEY, Notes à M. le baron de V. P. Malouet en réfutation du 4e volume de son ouvrage intitulé « Collection de mémoires sur les colonies, et particulièrement sur Saint-Domingue, etc. » publié en l'an X, Cap-Henry, P. Roux, imprimeur du roi, 1814, p. 12.

337 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit., p. 148.

338 ANOM C14/43 F°224.

339 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 57.

340 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 23.

341 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit., p. 50.

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de surveillance, « exerçant la police correctionnelle. Les délits majeurs étoient toujours dans le ressort de la justice ordinaire. » Il part du principe que chaque habitant est inspecteur de droit sur son habitation, à moins qu'il ne soit convaincu d'avoir enfreint la réglementation. Dans ce cas l'État peut le rappeler en métropole ou nommer un « procureur-gérant » en charge d'assurer le contrôle à sa place342.

Ainsi Malouet propose de définir les rapports, les droits et les devoirs des maîtres et des esclaves dans un texte de loi, prémunissant ces derniers des traitements abusifs. Ce faisant, il fait abstraction de l'édit de 1685 qui contient ces dispositions, mais qu'il juge « vicieuses et incomplètes343 », sans toutefois préciser lesquelles. Certes, cette réglementation n'est pratiquement jamais appliquée. En réponse, il propose une sorte d'auto-discipline des maîtres, sous la supervision d'un tribunal composé, en définitive, de planteurs. Ce qui soulève la question de l'indépendance de cette institution et de son réel pouvoir de coercition en cas d'abus caractérisé. Si chaque habitant est inspecteur de droit chez lui, quel est l'intérêt et le réel pouvoir des inspecteurs nommés par le tribunal ?

Malouet brosse donc le portrait un peu simpliste d'une société servile vouée à l'arbitraire des planteurs qu'il serait possible de contenir par la loi. Cette dialectique, illustrant la distorsion entre les réalités locales et la façon dont elles sont perçues en métropole, démontre que la compréhension d'un phénomène global comme la colonisation doit être attentive aux dynamiques locales, et ne peut pas s'observer à travers le prisme linéaire du modèle diffusionniste344.

Le devoir moral de l'Europe

Malouet ne considère pas que l'Europe soit responsable de l'esclavage. Selon lui un négrier « achète à une société barbare et féroce les membres qui la composent et se vendent alternativement. » Il pousse son raisonnement plus loin. En achetant un esclave, le colon se rend propriétaire non pas d'un individu mais d'une force de travail345. De plus, si toutes les nations européennes cessaient la traite, dit-il, cela n'empêcherait pas les sociétés africaines de la continuer comme il en a toujours été, car elles ne connaissent que la guerre et le droit du plus fort. Elles n'intègrent pas la civilisation apportée par le contact des Européens. Conclusion, qui se passe de commentaire : l'abandon de la traite n'oeuvre pas en faveur du bien de l'humanité. Les Noirs ont

342 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 25.

343 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 18.

344 David Wade CHAMBERS et Richard GILLESPIE, « Locality in the History of Science », op. cit., p. 226-227.

345 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 25.

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donc tout intérêt à fuir un « despote qui a le droit de les égorger, pour passer sous la puissance d'un maître qui n'a que le droit de les faire travailler, en pourvoyant à leur besoin346. » Ce faisant, l'Europe se voit assujettie à un devoir moral, qui est de ne pas rendre l'état de ses esclaves pire qu'auparavant. « La philosophie et l'humanité, écrit-il, peuvent bien nous pardonner d'aller prendre sur l'autel du despotisme le plus absurde ses victimes renaissantes pour en faire des laboureurs347. » En clair : l'Europe émancipe les Noirs par le travail.

En cela, Malouet estime que le sort des esclaves n'est pas celui dépeint par les « philanthropes ». Dans l'ensemble, les maîtres offrent des conditions de vie décentes à leurs esclaves, dit-il. En échange de leur liberté et de leur travail, le maître doit les soigner, les aider dans la vieillesse, élever leurs enfants, les vêtir, les loger, les nourrir. « Au final, la condition des esclaves est plus enviable que celle des journaliers en Europe, qui n'ont pas ces sécurités348. » De nombreux esclaves ont même conscience de leur statut privilégiés, auquel Malouet oppose la misère et le dénuement des paysans européens, livrés aux intempéries, aux maladies, à la famine, accablés par les impôts349. Malgré leur liberté, « ils restent à la merci des riches dont dépend leur subsistance. Quel est donc le malheur de cette espèce d'individus comparés aux autres journaliers, et où est l'injustice de leur maître ? » Aucun et il en veut pour preuve qu'il n'est pas rare de voir des esclaves rire, chanter à l'atelier, travailler avec entrain350.

Ces allégations sont pour le moins déroutantes, quand on les confronte aux réalités de l'esclavage et de la traite négrière, que Malouet n'ignore pas, ce qui serait pour le moins surprenant. C'est ce que lui répond Vastey en 1814 :

« [...] Les colons se sont couverts de tous les crimes ! Ils nous ont torturés, mutilés dans les tourmens les plus inouïs, dont je ne vous ferai pas le détail ici ,
· car vous [Malouet] êtes colon ,
· vous devez les connaître mieux que moi ,
· et il n'y a pas de doute que vous en avez fait expérience ,
· ils nous ont, dis-je, livré aux plus affreux supplice pendant des siècles entiers, sans que nous puissions nous en plaindre ni en tirer une juste vengeance351. »

Se pose la question de savoir quel genre de maître est Malouet. Est-ce un « bon maître », si

346 Ibid., p. 28-29.

347 Ibid., p. 25.

348 Ibid., p. 30-33.

349 Ibid., p. 36.

350 Ibid., p. 38-39.

351 Pompée-Valentin VASTEY, Notes à M. le baron de V. P. Malouet, op. cit., p. 6.

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tant est que l'on puisse considérer les choses de cette façon ? Il faudrait, pour s'en rendre compte, pouvoir consulter les archives concernant son habitation à Saint-Domingue, si elles existent, ce que notre recherche ne nous a pas permis de faire.

En tout état de cause, ses prises de positon sur l'esclavage l'entraînent dans une violente polémique qui l'oppose en 1789 aux Amis des Noirs et au pasteur Schwartz (pseudonyme de Condorcet), par articles de presse interposés dans le Journal de Paris, dans laquelle on lui reproche de tenir un discours dépeignant une réalité qu'il n'a pas côtoyée depuis quasiment dix ans352. Son Mémoire sur l'esclavage des Nègres, véritable tir de barrage contre les prises de positions abolitionnistes, est commenté par le marquis de Mirabeau, qui le tourne largement en dérision par des remarques particulièrement mordantes. Il s'arrête d'ailleurs avant la fin du texte, visiblement excédé « par ce genre de raisonnement et de péritie qui [lui] interdit absolument d'aller plus loin353. »

Malouet et les mulâtres

Malouet s'intéresse également, à la veille de la Révolution au sort des mulâtres, ces gens issus de parents Noirs et Blancs, aussi appelés gens de couleur ou libres de couleur. Les mulâtres constituent un groupe important dans les colonies, particulièrement à Saint-Domingue, comme l'illustre le tableau ci-dessous354.

 

Saint-Domingue

Guadeloupe

Martinique

1681

4,84%

-

-

1687

5,07%

8,44%

-

1700

12,27%

8,54%

7,28%

1752-1754

33,95%

14,57%

-

1764-1767

33,49%

15,63%

14,57%

1789

89,36%

22,30%

49,23%

Tableau 3 : Part des affranchis par rapports aux Blancs

352 Carl Ludwig LOKKE, « Le plaidoyer de Malouet en faveur de l'esclavage en 1789 », op. cit. ; ANONYME, « Journal de Paris », op. cit.

353 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 60.

354 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 227.

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Propriétaires de plantations et d'esclaves, vivant dans l'opulence pour un certain nombre d'entre eux, ils n'ont toutefois pas les mêmes droits sociaux et politiques que les Blancs355. Ils forment, en quelque sorte, le Tiers état des colonies356.

Pour Malouet, partout où l'esclavage est établi, les hommes libres constituent nécessairement la première classe. En revanche, les mulâtres et les affranchis doivent rester dans la seconde357. La couleur de peau trace une frontière qu'il est impératif de ne pas franchir :

« Sans doute, on ne nous fera pas désirer l'incorporation et le mélange des races ,
· f...] c'est à l'ignominie attachée à l'alliance d'un esclave noir, que la nation doit sa filiation propre. Si ce préjugé est détruit, si l'homme noir est parmi nous assimilé aux blancs, il est plus que probable que nous verrions incessamment des mulâtres nobles, financiers, négocians, dont les richesses procureraient bientôt des épouses et des mères à tous les ordres de l'État. C'est ainsi que les individus, les familles, les nations s'altèrent, se dégradent et se dissolvent358. »

Malouet plaide pour une une hiérarchie stricte entre Blancs et gens de couleur, pour des raisons racistes mais aussi pour des raisons fonctionnelles. Les mulâtres « doivent y trouver une communauté d'intérêts avec la première [classe], nous dit-il, qui les rende ses auxiliaires : le comble de l'absurdité est de les placer à une telle distance des blancs, qu'ils croient avoir à gagner en devenant leurs ennemis359 » Alors qu'en France l'Assemblée nationale veut instaurer l'isonomie entre Blancs et mulâtres, non pas par humanisme mais plutôt comme un appel à un groupe méritant, Malouet s'oppose catégoriquement à cette ouverture le 15 mai 1791360. Cependant, à Saint-Domingue, les mulâtres sont particulièrement nombreux : environ 30 000 individus, dont 3 000 propriétaires qui représentent un groupe actif et influent361. Dans le rapport qu'il rédige pour le compte de l'Angleterre en 1793, en prélude du traité de Whitehall, Malouet indique que les mulâtres occupent une position économique solide à Saint-Domingue. Ils possèdent des plantations de café,

355 Ibid., p. 227-228.

356 Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 381.

357 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 10-11.

358 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 49-50.

359 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 10.

360 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit., p. 68 ; Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 381 ; Nick NESBITT, « Radicaliser les radicaux: Saint-Domingue et le problème de l'esclavage dans la Révolution », op. cit., p. 235.

361 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 300 ; Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 386.

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d'indigo, des raffineries de sucre, qui rapportent environ 40 millions de livres par an362. De plus, ils sont représentés en métropole. Malouet évoque l'avocat Joly, un mulâtre domingois qui lui fait lire quelques mémoires et l'entretient à plusieurs reprises sur leur droit légitime, en tant que propriétaires, à avoir accès aux droits politiques. Finalement, il reconsidère sa position initiale et engage alors les mulâtres à présenter d'abord leurs revendications à l'assemblée du club de Massiac, « jugeant très-important que les propriétaires eux-mêmes prissent en cette occasion une sorte de patronage sur les gens de couleur, en se montrant favorables à leurs prétentions, qu'on pouvoit circonscrire dans des limites convenables, si nous en prenions l'initiative363. »

Bien qu'il considère que ce soient des « prétentions », Malouet défend lui-même le dossier des mulâtres devant le club de Massiac. Il déclenche, sans surprise, les ires de l'assemblée :

« Je me rendis moi-même à l'assemblée dans cette intention ,
· mais à peine pus-je me faire entendre : je représentai inutilement qu'il étoit de la saine politique de nous montrer les protecteurs, et non les parties adverses des gens de couleur364. »

Ce qu'il faut bien voir ici, finalement, c'est que Malouet agit par pragmatisme. D'un côté, il sait que les mulâtres sont de fervents royalistes, fidèles à la France. D'un autre côté, leur position d'infériorité juridique, malgré une assise économique considérable, les fait rechercher les honneurs et les distinctions365. Ainsi, en regard de la puissance potentielle que les mulâtres constituent, et dans le but de conserver la suprématie économique et sociale des propriétaires Blancs sur les propriétaires Noirs aux colonies, Malouet en vient à considérer qu'il vaut mieux les avoir avec soi que contre soi. L'idée est donc, dans un premier temps, d'utiliser les mulâtres pour contrôler les Blancs trop épris d'indépendance366. Dans un second temps, en échange de quelques preuves de considération et de justice, de quelques promesses bien formulées, inspirant des lendemains meilleurs, il s'agit d'amener les planteurs Blancs à intégrer dans leurs rangs les mulâtres367.

362 Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 386.

363 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 11.

364 Ibid.

365 Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 386.

366 Ibid., p. 385.

367 Ibid., p. 386.

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2.4 Le « système colonial » de Malouet : un principe conservateur

Ce système colonial constitue l'acmé de sa pensée sur le terrain des colonies, qu'il développe abondamment dans l'introduction du quatrième volume de sa Collection de mémoires. En réalité, le système colonial est plutôt pour Malouet l'occasion de ramasser l'ensemble d'une réflexion élaborée sur un quart de siècle, au moment où Napoléon tient les rênes du pays. Nous l'avons dit, il s'agit pour lui de revenir aux affaires en mettant en avant sa longue expérience coloniale. Il pose donc trois principes, très simples, qui forment « le principe conservateur » des colonies, reprenant en grande partie ses réflexions antérieures : une législation différenciée entre la métropole et ses possessions outre-mer, une autonomie législative des colonies, enfin une réforme du statut de l'esclave.

2.4.1 Revenir aux affaires : le lobby colonial

À son retour d'exil de Londres, au lendemain du coup d'État du 18 brumaire, Malouet cherche à reprendre du service au sein de l'administration coloniale. Nous l'avons évoqué, le soulèvement des esclaves de Saint-Domingue et son exil londonien l'ont financièrement ruiné. C'est aussi un fervent monarchiste, soucieux d'ordre et de prestige national. De fait, et à l'image de bon nombre de monarchiens, il verse dans le bonapartisme. Pourtant, si le Premier consul met en place un État fort qui conserve une grande partie des acquis de la Révolution, il nourrit en matière coloniale une position indécise368 que tentent de faire basculer en leur faveur les coloniaux de l'Ancien Régime. Regroupés autour de personnages comme Narcisse Baudry des Lozières, les ministres de la Marine Forfait et Decrès, l'ancien intendant de Saint-Domingue Barbé de Marbois, Moreau de Saint-Méry ou Guillemin de Vaivre, le groupe colonial forme une sorte de bureau de la propagande qui pousse le Premier consul à restaurer l'ordre colonial tel qu'il était sous l'Ancien Régime.369 Malouet fait partie de ces lobbyistes. Il joue sur sa réputation et met en avant son expérience de planteur et d'administrateur. Ses livres s'inscrivent dans le cadre de la politique consulaire et ne sont certainement pas étrangers à son élaboration370. Par exemple, il se prononce en

368 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 415 ; Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 905.

369 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 186 ; Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 146 ; Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 908.

370 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 186-192.

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faveur d'une législation différenciée entre la métropole et les colonies, considérant que les lois valables pour l'une ne peuvent et ne doivent pas s'appliquer pour les autres au risque de mettre à mal l'équilibre de la société coloniale. Ce qui est pour lui l'occasion de conspuer l'égalité des droits, une « métaphysique dangereuse dont on a trop abusé371 » et de faire coïncider ses idées avec la politique consulaire qui, le 13 décembre 1799 dans la Constitution de l'An VIII consacre la spécificité des colonies dans son article 91, et préconise des lois spéciales pour ces territoires372.

Soucieux de restaurer la main-mise de la France sur son domaine colonial373, Malouet estime que « les colonies ne pouvoient être gouvernées comme leurs métropoles ; car elles n'ont ni la même fin, ni les mêmes moyens374. » Il s'appuie également sur des considérations économiques :

« Des cent vingt millions de revenu colonial, il nous en reste cinquante de bénéfice numéraire chaque année. La perte des colonies entraîneroit la ruine de nos manufactures, celle de la marine marchande et subsidiairement celle de l'agriculture, jusqu'à ce que l'industrie nationale se fût ouvert laborieusement des débouchés375. »

Cette argumentation est largement partagée par la plantocratie, dont Bonaparte ne tarde pas à céder aux sirènes. En outre, les coups d'État successifs de Toussaint Louverture à Saint-Domingue entraînent chez le premier Consul une grande méfiance. Il est également motivé par l'argument économique, teinté d'anglophobie. La production de Saint-Domingue chute et le peut qui est produit est capté par les Anglais, en position monopolistique sur le sucre et le café, ce qui met à mal l'emploi et participe au renchérissement des denrées coloniales en métropole376. De fait, la loi promulguée le 20 mai 1802 consacre la restauration de l'ordre colonial d'Ancien Régime aux colonies, un véritable retour à zéro, selon Jean-François Niort377. Alors que l'esclavage est légalement abolit en 1794, la loi du 20 mai supprime le travail forcé et rétablit l'esclavage378. Le 2 juillet, un arrêté retire les droits de la citoyenneté aux gens de couleur et leur interdit, ainsi qu'aux

371 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 15.

372 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 416 ; Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 909.

373 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 53.

374 Ibid., p. 4.

375 Ibid., p. 247.

376 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 416 ; Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 908.

377 Jean-François NIORT, La figure juridique du Noir à travers l'évolution de la législation coloniale française (XVII-XIXe siècles), op. cit.

378 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 909.

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Noirs, d'entrer en métropole. Pour la Guadeloupe, un arrêt consulaire spécifique (dont l'original est retrouvé en 2007) est rendu le 16 juillet 1802, un arrêt « consternant et effrayant » précise Jean-François Niort, qui rétablit l'esclavage, le préjugé de couleur et la traite. L'interdiction de séjour et des mariages mixtes en métropole est également rétablie379.

Ce basculement de la politique consulaire s'accompagne également d'une radicalisation du discours colonial, qui s'engage dès lors dans une racialisation des rapports entre Blancs et Noirs.

2.4.2 Vers une radicalité idéologique

Considérant les événements de Saint-Domingue, Malouet part du constat que, selon lui, l'esclavage sans limite a conduit à une révolution. Inversement, la liberté pour tous a engendré le plus grand chaos dans les colonies. Se faisant le porte-parole de la plantocratie, il considère l'abolition de l'esclavage de 1794 comme une véritable catastrophe, rendue possible par un a priori des économistes et des philosophes qui se pensent capables de gérer une telle révolution380. Il se montre également prompt à user du préjugé de couleur. Pour les Noirs, liberté rime avec paresse, à laquelle ils sont naturellement disposés. Ils ne sont pas éduqués, leurs moeurs ne leur permettent pas de vivre dans une société autre que celle des camps ou des ateliers. Ils ne savent pas où est leur intérêt, qui ne peut évidemment leur être indiqué que par l'autorité bienveillante du maître381. Malouet révèle même l'existence d'une « conjuration universelle des Noirs » dans toutes les Antilles qui viserait à asservir les Blancs des îles, à défaut de les éradiquer jusqu'au dernier :

« Le voilà donc connu ce secret plein d'horreur : la liberté des noirs, c'est leur
domination ! c'est le massacre ou l'esclavage des blancs, c'est l'incendie de nos champs,

de nos cités382. »

Le contexte, on le voit, est largement favorable à une attaque en règle contre les idées abolitionnistes. Il est également caractérisé par une propagande diffusant des théories racistes, qui

379 Jean-François NIORT, La figure juridique du Noir à travers l'évolution de la législation coloniale française (XVII-XIXe siècles), op. cit.

380 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 2-3.

381 Ibid., p. 225.

382 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 46.

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voient le jour peu à peu et s'affichent comme des vérités indiscutables, fondées sur des observations « scientifiques ». L'argumentation accumule les « preuves » que les Noirs sont des esclaves par nature, sur la base des événements survenus à Saint-Domingue. La ligne générale est définie par deux thèmes. D'abord les faits montrent que les Noirs libérés ne travaillent pas, du fait de leur tendance naturelle à l'oisiveté. C'est-à-dire, du point de vue des colons et des négociants, qu'ils ne s'adonnent pas aux cultures d'exportations, les seules qui, finalement, intéressent le commerce européen. À l'évidence, le lobby colonial ne fait que peu de cas du travail à la production de cultures vivrières. La conclusion relève de l'évidence pour les colons : il faut remettre les Noirs au travail. « Tout repose sur le postulat que le Noir libre ne travail pas, écrit Yves Benot. On ne vérifie pas ce qu'il se passe à Saint-Domingue, ce qui occulte complètement l'effort de redressement entrepris par Toussaint Louverture383 » qui relance les productions dans le sud par un système de fermage384. Le deuxième thème éclaire le fait que les Noirs ne pensent qu'à commettre des exactions à l'encontre des Blancs, bien pires que ce qu'ils ont eu à subir eux-mêmes. Malouet est horrifié par la résistance de Toussaint Louverture à l'expédition Leclerc en février 1802 : il ferait égorger les Blancs par dizaine dès lors que la France veut reprendre possession de Saint-Domingue. Accorder la liberté aux Noirs, c'est devoir vivre sous leur domination385. Donc la sécurité des colons, et de l'Europe en général, exige le retour à l'esclavage, seul moyen capable de maintenir la sûreté des propriétés et des cultures coloniales386.

Malouet prend également en compte l'aspect commercial et économique. Nous l'avons vu, le soulèvement de Saint-Domingue, là où il a toute sa fortune, l'a ruiné. Il n'est guère surprenant qu'il milite pour la restauration d'un système qui lui a apporté richesse, prestige et honneurs. De plus, le régime du Consulat favorise une réflexion qui ne cherche plus à s'opposer aux abolitionnistes sur le terrain des idées, mais à mesurer quel sera l'apport du commerce colonial sur l'économie, sur la richesse et la puissance de la France. C'est une approche purement pragmatique. « La question de savoir si une autre structure de l'économie française ne pourrait pas lui assurer tout autant de richesses que l'économie esclavagiste des plantations n'effleure pas le lobby de la plantocratie », conclut Yves Benot387.

Se pose alors la question de savoir comment assurer l'avenir des colonies, dans une logique de restauration de l'ordre colonial.

383 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 188.

384 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 407.

385 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 190.

386 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit., p. 44.

387 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 184.

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2.4.3 L'avenir des colonies : le « système colonial » de Malouet

Malouet s'efforce de rattacher la domination blanche des colonies à une interprétation singulière du droit naturel. « Le propriétaire et celui qui ne l'est pas, le soldat et le magistrat n'ont pas les mêmes droits ; mais le riche et le pauvre, le fort et le faible, l'homme libre libre et celui qui ne l'est pas, tous ont des droits relatifs qui doivent être respectés388. » Si Malouet se targue de faire preuve de bon sens, nous voyons qu'en réalité il ne parvient pas à s'extraire du modèle de la société d'ordre. Pour Yves Benot, ces lignes sont « menaçantes tout autant pour les classes subalternes des sociétés européennes que pour les Noirs des colonies. [...] Quand Malouet parle d'unir les Européens contre les Noirs libérés, il convient d'entendre par Européens les propriétaires et leurs valets, et ceux-là seulement389. » Ainsi, Malouet théorise un système colonial fondé sur trois principes destinés à assurer un ordre colonial durable, expurgé des erreurs du passé, un système rénové et efficient, aux finalités économiques évidentes390.

L'autonomie législative des colonies

Malouet généralise l'idée du droit relatif aux colonies. Celles-ci doivent avoir un régime législatif différent de celui de la métropole, relatif à leur état, ce qui constitue le premier principe du système colonial. S'il concède que les colonies doivent rester subordonnées à la France au titre des richesses, des débouchés commerciaux et du prestige qu'elles confèrent, l'autorité métropolitaine ne doit s'étendre que sur ce qui lui est utile, et « qu'elle ne s'arrête qu'à ce qui [lui] est inutile ou étranger, ou contradictoire à [ses] lois, et à [ses] moeurs nationales. » Partant, il recycle l'idée qu'il développe dès son retour de Saint-Domingue et qu'il redit après sa visite du Surinam en 1777. Les colonies doivent avoir la responsabilité de leur police intérieure. La France ne peut imposer ses directives sur les propriétés et sur l'état des personnes dans les colonies sans le consentement des propriétaires, sous-entendu des Blancs391. Pour Malouet, il est inutile de chercher à savoir si la gouvernance adoptée par les colons est bonne ou mauvaise : cette question ne concerne pas Paris. La seule question qui vaille pour la France est le respect des droits fondamentaux des colons, qui consistent à disposer des moyens d'assurer eux-mêmes leur propre sécurité et de maintenir les

388 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 3.

389 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 191-192.

390 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit., p. 46.

391 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 5.

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esclaves au travail392 car « la liberté des noirs, c'est leur domination ! c'est le massacre ou l'esclavage des blancs, c'est l'incendie de nos champs, de nos cités. Ces noirs ont bien évidemment forfait à la liberté : qu'ils rentrent sous le joug !393 » Les colonies doivent donc garder l'initiative des lois sur leur régime intérieur, thèse que Malouet propose déjà à son retour de Saint-Domingue394.

En complément de cette réforme du statut des colonies, il suggère également une action en direction de l'esclavage, corollaire indispensable de leur exploitation.

De l'esclave au travailleur non-libre

Il convient de reconsidérer le statut des captifs. Malouet propose de faire évoluer leur statut, au motif que l'Europe moderne ne peut se satisfaire de l'esclavage tel qu'il est pratiqué. Selon lui, cette institution est héritée de l'Antiquité, qui la plaçait par delà le bien et le mal, extérieure à toute législation. La validité de cet argument reste bien évidemment discutable, toutefois Malouet s'en sert pour justifier le fait que l'Europe moderne doive légiférer à ce sujet. Dans une société coloniale où une minorité de propriétaires Blancs accapare richesse, foncier et pouvoir face à une large majorité d'esclaves, la loi doit garantir aux uns la propriété et la sécurité, aux autres la protection et l'entretien en retour de leur travail. Ainsi « i1 faut définir et constituer les droits du serf, comme ceux du maître ; car un homme dépourvu de toute espèce de droits, à la disposition absolue d'un autre homme, est l'esclave des anciens, et ne doit point être le nôtre395. » L'idée que Malouet envisage une évolution du statut juridique de l'esclavage est évoquée chez différents auteurs. Nous retrouvons par exemple cette assertion chez Gaston Raphanaud396 ou chez Abel Poitrineau397, qui laissent entendre que Malouet serait favorable à la mise en place d'une sorte de régime féodal pour les colonies, dans lequel les esclaves seraient assimilés à des serfs attachés à la glèbe, c'est-à-dire la terre du domaine. À l'évidence il s'agit là d'une lecture rapide. En effet, Malouet réfute cette possibilité398. Pour lui, cette éventualité comporte des aspects qui la rende impraticable, voire tout simplement impensable :

392 Ibid., p. 49.

393 Ibid., p. 46-47.

394 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 190.

395 Ibid., p. 22.

396 Gaston RAPITANAUD, Le baron Malouet, op. cit., p. 100.

397 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit., p. 50.

398 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 5, op. cit., p. 50.

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« Faut-il partager ma terre avec lui [le serf] ? Qui m'en remboursera le prix ? Comment le forcerai-je à cultiver pour lui et pour moi les deux moitiés, si une heure, un jour de travail dans la semaine, suffit à sa subsistance ? Il faudra donc opposer encore à sa paresse les voies coactives ? Et me voilà, avec le droit de châtiment, redevenu maître et lui esclave ,
· ou si je n'ai aucune autorité sur lui, il en aura bientôt sur moi et me réduira à labourer pour lui399. »

Le poids des arguments économiques l'emporte, si ce n'est celui de la mauvaise foi. Cependant Malouet, en politicien, envisage une ouverture en proposant un changement de terme. Il souhaite substituer le mot « esclave », qui véhicule une image déplorable de la condition des Noirs, par celui de « non-libre », plus politiquement correct. L'idée, surprenante, est également que le qualificatif de « non-libre » renvoie à l'achat, non pas de la personne morale de l'esclave, mais de sa force de travail, de ses services. Face à ses obligations vis-à-vis de son maître, le statut de « non-libre » doit permettre à l'esclave de faire contre mauvaise fortune bon coeur en se consolant par l'exercice de ses droits.

Ainsi, Malouet milite en faveur d'une plus large autonomie des colonies et d'une réforme du statut de l'esclavage. Pour arriver à cette finalité, il faut garantir le bon fonctionnement et la préservation par une « loi conservatrice. »

Une loi conservatrice

Afin de conserver les débouchés commerciaux des colonies, il convient de réduire au maximum les risques de conflits qui nuisent au commerce. D'une part, sur la plan intérieur, par crainte des soulèvements d'esclaves et du marronnage, les colons sont soumis à la nécessité de se défendre. Néanmoins, cette contrainte impose de limiter les débordements de part et d'autre pour éviter de retomber dans les travers qui ont conduit à la situation dans laquelle s'est retrouvée Saint-Domingue dans les années 1790. Aussi, Malouet propose l'instauration d'une loi qui « civilise » les rapports entre maîtres et esclaves. « Voilà la loi conservatrice !400 » D'autre part, sur le plan extérieur, Malouet reprend les idées qu'il a mises en oeuvre dans les années 1790, notamment lors de la signature du traité de Whitehall. Il est favorable à une neutralisation des colonies en cas de

399 Ibid., p. 51.

400 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 4, op. cit., p. 19.

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conflit, dans « l'intérêt général des peuples commerçants d'Europe401. » Pour ce faire, il rencontre Napoléon et Talleyrand et plaide pour un front commun des puissances esclavagistes. Ce faisant, en porte-parole des colons, Malouet révèle que ces derniers ne se sentent pas concernés par la guerre entre l'Angleterre et la France. « Ils se sentent plus proches d'un planteur esclavagiste anglais que d'un sans-culotte imbu de l'idée de la fraternité et de l'égalité, écrit Yves Benot. [...] Pour eux, leurs alliés « naturels » [...] ce sont les esclavagistes de toutes les nations européennes présentes dans la colonisation des Antilles402. »

CONCLUSION

Pierre Victor Malouet se montre donc soucieux de préserver les colonies. Son statut de planteur et d'administrateur lui permet de développer une réflexion qu'il tient tout au long de sa carrière, qui s'efforce à la fois de concilier les intérêts parfois contradictoires des planteurs et de la métropole. Sur le terrain de l'esclavage, en revanche, ses prises de position évoluent sensiblement. Là aussi il tente d'élaborer un compromis entre humanisme et nécessité. S'il se montre soucieux du sort des esclaves et qu'il considère leur affranchissement comme une chose envisageable, il finit par refuser en bloc cette éventualité au tournant des années 1780. C'est à partir de cette décennie qu'il prend appui sur cette thématique pour étoffer ses arguments, en soutien de l'orientation politique de sa carrière. Loin d'être animé par un esprit philanthropique, Malouet envisage la question coloniale en professionnel, en évacuant les problématiques humaines sur lesquelles repose l'exploitation des colonies, pour ne retenir que les enjeux économiques et systémiques403. Il justifie même la nécessité de l'esclavage comme un devoir morale et civilisateur de l'Europe en faveur des Noirs. À mesure que sa carrière évolue et que le temps passe, Malouet livre une vision de plus en plus déconnectée des réalités coloniales. Comme le lui fait remarquer le baron de Vastey, ses écrits sont fondés sur une expérience datée d'un quart de siècle404, qui ne prend pas en compte les évolutions récentes. De fait, au début du XIXe siècle, il développe une réflexion très théorique, dans laquelle il place l'autonomie législative des colonies comme une nécessité, accolée à une réforme du statut des esclaves, dans un cadre législatif garanti par l'État.

Ainsi, quand Malouet est nommé commissaire ordonnateur en Guyane en 1776, il se trouve dans une position vis-à-vis de l'esclavage qui lui fait envisager l'affranchissement comme une

401 Ibid., p. 25.

402 Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op. cit., p. 191.

403 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des colonies françaises », op. cit., p. 52.

404 Pompée-Valentin VASTEY, Notes à M. le baron de V. P. Malouet, op. cit., p. 5.

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possibilité, ce qui est important à garder en tête dans le cadre de la préparation de son projet.

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DEUXIÈME PARTIE

-

DÉVELOPPER LA GUYANE : LA GENÈSE D'UN PLAN

La réflexion ministérielle autour de l'implantation d'une colonie Blanche en Guyane s'inscrit dans les prolongements directs de la Guerre de Sept ans. La ministre Choiseul, en effet, accorde à cette colonie une valeur stratégique et défensive de premier plan face aux Anglais. La tentative d'implantation d'un établissement à Kourou et l'échec retentissant qui en résulte ont des conséquences durables sur la façon dont on pense le modèle de mise en valeur de cette colonie, et détermine pour partie la mission de Malouet, en parallèle au projet définit par le baron de Besner. Bien plus qu'une simple mise en valeur d'un territoire lointain, le projet dans lequel Malouet se trouve impliqué revêt une forte dimension expérimentale. Il s'agit d'une part d'appliquer de nouvelles méthodes de peuplement en détournant au profit de la Guyane le marronnage endémique du Surinam pour en faire un foyer de peuplement constitué de propriétaires libres. D'autre part on souhaite développer la colonie en augmentant la surface des terres cultivables grâce à la dessiccation de certaines zones humides, favoriser la culture des épices et l'exploitation du bois.

L'objet de cette deuxième partie consiste alors à mettre en lumière les différents facteurs qui président à l'élaboration du plan imaginé pour la Guyane et leurs interactions. Dans un premier temps, nous donnerons un aperçu de ce qu'est cette colonie au XVIIIe siècle en décrivant son cadre naturel, sa population et son économie. Dans un second temps, il s'agira d'expliquer quels sont les appareils institutionnels, scientifiques et idéologiques qui déterminent l'action ministérielle, avec en creux l'objectif de caractériser plus justement le rôle de Malouet et la teneur de son intervention. Nous détaillerons cette dernière, enfin, présentée par Malouet devant Maurepas.

1 APERÇU DE LA GUYANE SOUS L'ANCIEN RÉGIME

En brossant à grands traits le tableau de la Guyane sous l'Ancien Régime, nous allons en donner une vue d'ensemble, en décrivant son cadre naturel, sa population et son économie. Il s'agit également de prendre la mesure de la distance qui existe entre l'univers dans lequel Malouet évolue à Paris, entre salons mondains et coulisses ministérielles, et cette colonie marginale et marginalisée, faisant figure de bout du monde.

1.1 Le cadre naturel

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Le cadre naturel est certainement ce qui présente le plus grand dépaysement aux yeux des

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européens qui débarquent en rade de Cayenne. Pour les colons, la résistance du milieu est quelque chose d'extrêmement difficile à surmonter et conditionne le succès d'un établissement en Guyane.

1.1.1 Relief et hydrographie

Tout d'abord, on trouve une zone côtière, qui couvre 6 % de la superficie totale du territoire, au relief relativement plat. À l'ouest de Cayenne s'étendent des savanes sèches, sur environ 1500 km2, tandis qu'à l'est, des marécages côtiers (les terres basses) qui séparent les plaines de la mer, s'étendent sur 3700 km2. Ensuite vient la chaîne septentrionale, qui s'étend entre la zone côtière et le massif central guyanais, qui forme une chaîne de collines abruptes, aux sommets plats, ne dépassant pas 350 m d'altitude. Le massif central guyanais est quant à lui une formation de collines aux parois abruptes, dont les sommets tabulaires culminent à 600-700 mètres d'altitude, interrompus çà et là par de très anciennes coulées volcaniques. Enfin, la pénéplaine méridionale forme un relief monotone, peu élevé (250 m en moyenne)405.

L'abondance des précipitations et la présence de terrains pour la plupart imperméables, à faible pente, offrent à la Guyane un réseau hydrographique extrêmement dense, avec des cours d'eau puissants. Le Kourou, fleuve tout à fait moyen en Guyane, a un débit comparable à celui du Rhône. La pente générale du relief détermine un réseau en éventail très ramifié, allant du Maroni (frontière avec le Surinam) à l'Oyapok (frontière avec le Brésil), avec un écoulement général empruntant la direction nord-sud. La pente très faible n'occasionne que très rarement des crues d'une grande envergure, pour des fleuves qui adoptent un profil en escalier, aux cours ponctués de nombreux rapides et cascades (les sauts)406. Pierre Barrère décrit un territoire irrigué par un grand nombre de cours d'eau407, qui sont autant de moyens de communication qui suppléent largement au faible développement des voies terrestres. Grâce à l'archéologie, l'équipe de Yannick Le Roux a reconstitué une grande partie des voies de circulation aménagées

405 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 41 ; Jean-Claude GIOCOTTINO, « Un monde tropical », in Pierre PLUCHON (dir.), Histoire des Antilles et de la Guyane, Toulouse, Privat, coll. « Univers de la France et des pays francophones; Série Histoire des provinces », 1982, p. 26 ; Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 8-9.

406 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 43.

407 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France équinoxiale, contenant la description des côtes de la Guiane, de l'île de Cayenne, le commerce de cette colonie, les divers changements arrivés dans ce pays, et les moeurs et coutumes des différents peuples sauvages qui l'habitent; avec les figures dessinées sur les lieux, Paris, Piget, 1743, p. 10.

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par les jésuites pour desservir l'habitation Loyola, mettant ainsi en évidence leur importance408. Les cours d'eau sont donc le moyen le plus utilisé par les colons pour se rendre d'une habitation à une autre, ou pour gagner Cayenne. La moitié des habitants disposent d'un canot à naviguer. En 1737, ils sont une petite centaine à posséder au moins une pirogue409. Ainsi, lors de sa tournée dans la colonie, Malouet utilise principalement ces moyens de locomotion410.

Très vite naissent les idées de percer des canaux pour joindre entre elles deux criques et faciliter les relations inter-habitations. Le canal de la Crique Fouillée, reliant la rivière de Cayenne au Mahury est ouvert en 1737, pour permettre aux habitants de la Comté et de Roura, ainsi qu'au gouverneur de Lamirande dont l'habitation se trouve à Matoury de venir à Cayenne plus rapidement411. Malouet cite l'exemple de l'habitant Boutin, conseiller au Conseil supérieur de Cayenne, qui a construit un canal reliant la rivière de Kaw à son habitation afin d'en faciliter l'accès. « Sans autre secours que celui de son atelier composé de cinquante nègres ou négresses, écrit-il, [M. Boutin] a creusé le canal que j'ai parcouru412. »

1.1.2 Le climat

Pierre Barrère évoque des « pluyes presque continuelles pendant les trois quarts de l'année [qui] rendent l'air assez tempéré413. » En effet, située en pleine zone équatoriale, soumise aux alizés de nord-est, la Guyane connaît un climat chaud, aux températures constantes toute l'année, très pluvieux, donc très humide (environ 86,6 % d'humidité en moyenne sur l'année). Les saisons sont surtout marquées par la pluviosité, qui permet de faire ressortir quatre saisons, au découpage très théorique.

Une première saison des pluies (15 décembre-15 février) correspond à l'hiver boréal, qui amène des précipitations faibles dans l'ensemble, avec un maximum en janvier. La petite saison sèche (15 février-15 mars) est une succession d'averses et de belles éclaircies, avec une légère augmentation des températures. La deuxième saison des pluies (15 mars-15 juillet) est l'époque la

408 Yannick LE ROUX, Les communications intérieures en Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794), http://www.manioc.org/fichiers/V11058, 2010.

409 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763 : mise en place et évolution de la société coloniale, tensions et métissages, Guyane, Ibis Rouge Editions, coll. « Collection Espace outre-mer », 2004, p. 551.

410 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, Deuxième édition., Paris, E. Plon, 1874, vol. 2/1, p. 118.

411 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 551-552.

412 Pierre-Victor MALOUET et Ferdinand Jean DENIS, Voyage dans les forêts de la Guyane française, Paris, Sandré, 1853, p. 24.

413 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France équinoxiale, op. cit., p. 6.

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plus instable, marquée par de fortes pluies et une légère baisse des températures. Enfin, la grande saison « sèche » (15 juillet-15 décembre), l'été boréal, est une période caractérisée par des averses modérées, quelquefois violentes cependant. Le minimum est atteint en septembre-octobre.

La température annuelle moyenne est d'environ 26 °C, avec une très faible variation d'une année sur l'autre. Janvier est le mois le plus froid (25 °C en moyenne) alors qu'octobre est le plus chaud (27 °C en moyenne). Si les amplitudes thermiques annuelles et mensuelles sont très faibles, en revanche l'amplitude journalière est nettement plus sensible. « On est même obligé quelquefois, écrit Pierre Barrère, de faire du feu, à cause du froid qui se fait sentir assez vivement, sur tout [sic] les matins414. » Les écarts entre le jour et la nuit augmentent à mesure que l'on s'éloigne des côtes, si bien que des amplitudes journalières de 15 °C peuvent être observées415.

1.1.3 Les sols

On distingue traditionnellement deux catégories de sols : les terres hautes et les terres basses. Les terres hautes sont peu fertiles, malgré la luxuriante forêt qui les recouvre. La couche d'humus est très fine et se détériore rapidement sans la protection du couvert forestier, qui la protège des fortes précipitations et des ensoleillements excessifs. Ces sols sont en partie couverts par des savanes naturelles, à l'ouest de Cayenne. Pourtant, certaines zones fertiles existent, comme le décrit le baron de Besner dans une lettre datant de 1774, dans laquelle il attribue cette richesse des sols à des origines volcanique416. En réalité, la formation pédologique des terres hautes provient d'une altération de la roche mère, qui varie en fonction du couvert forestier, de l'action des eaux de ruissellement, etc. Les sols d'origine granitique sont les moins fertiles en raison de leur acidité. Les plus intéressants sont ceux qui dérivent de roches basiques, que l'on retrouve dans les régions de Camopi jusqu'à Maripasoula417.

Les terres basses, quant à elles, se répartissent à l'ouest de Cayenne (140 000 hectares) mais sont rarement cultivables dans ce secteur. En revanche celles qui s'étendent du Mahury à l'Oyapock (250 000 hectares) sont souvent riches et leur potentiel se révèle si on les assèche. Ce sont des alluvions marins récents, formant de vastes étendues marécageuses et planes, envahies par les fortes

414 Ibid.

415 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 47-48 ; Jean-Claude GIOCOTTINO, « Un monde tropical », op. cit., p. 29 ; Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 12-13.

416 ANOM C14/44 F°60.

417 Jacques BARRET, Atlas illustré de la Guyane, IRD., Guyane, Laboratoire de cartographie de la Guyane: Institut d'Enseignement Supérieur de Guyane, 2001, p. 51.

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marées418. Toutefois, ces sols ne sont pas tous directement utilisables. Tout dépend de leur salinité, de la présence de sulfure et de l'épaisseur plus ou moins importante de la couche de pégasse (dépôt de matières végétales, pouvant dépasser un mètre de hauteur) qui nécessite un drainage efficace. Les meilleurs sols sont ceux présentant une couche de pégasse sur de l'argile bleue419.

1.1.4 La forêt

Constituant l'abri d'une riche et extraordinaire biodiversité, la forêt couvre pratiquement 90 % du territoire, hormis quelques versants et sommets de collines et quelques rives marécageuses420. La puissance de cette végétation inspire à Malouet cette réflexion pleine d'admiration et d'humilité :

« C'est là que la nature sauvage étale toute sa magnificence. Nous, qui ne savons rendre la terre productive qu'avec des bras et des charrues, comment n'éprouverions-nous pas un sentiment d'admiration au milieu de ces déserts immenses, où s'exerce, sans bras et sans charrue, la puissance d'une éternelle végétation ; où l'homme, véritablement étranger à cette multitude d'êtres animés qui y vivent en propriétaires, représente au milieu d'eux un monarque détrôné ! C'est pour un Européen un autre univers que ce continent ; c'est, sous d'autres formes et dans d'autres proportions, qu'il retrouve les quadrupèdes, les reptiles, les oiseaux, les insectes421. »

La forêt primaire, le grand bois, dense, obscure et toujours verte, est certainement l'élément naturel le plus impressionnant pour les Européens. Cette luxuriance représente néanmoins un frein à la pénétration vers l'intérieur, elle masque le relief, rend difficile la reconnaissance topographique422. Il est difficile d'y pénétrer autrement que par les fleuves. L'existence des pistes y est souvent conceptuelle, fondée sur des coutumes saisonnières de déplacement en fonction de repères remarquables comme une montagne, un cours d'eau. Les utilisateurs ouvrent des passages juste suffisant pour le passage d'un homme. On retrouve le témoignage en 1740 du naturaliste Pierre Barrère sur l'existence de ces chemins. Il note que leur tracé est peu lisible, explique Yannick Le Roux. Il se matérialise par des entailles dans l'écorce des troncs, des branches que l'on casse. Les

418 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 55-56.

419 Jacques BARRET, Atlas illustré de la Guyane, op. cit., p. 51.

420 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 58 ; Jean-Claude GIOCOTTINO, « Un monde tropical », op. cit., p. 28.

421 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 112.

422 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 58.

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chemins sont difficiles à suivre car la végétation est envahissante et encombre le passage de troncs couchés, de lianes, obligeant souvent à sauter de l'un à l'autre. Les routes ne sont pas directes : les Indiens contournent les monts, évitent les marais, ou parfois les traversent en passant sur des troncs d'arbres abattus423.

Les différentes espèces d'arbres (2 à 3000) sont en général à feuillage persistant mais il est à souligner que leur taille moyenne, en particulier celle des arbres utiles, est inférieure à celle qui est observée dans d'autres zones équatoriales. De plus la forêt change en fonction du milieu et de la nature des sols. Les sols marécageux sont couverts de grands arbres avec de puissants contreforts pour maintenir leur stabilité (comme les palmiers Pinot que l'on retrouve dans les pinotières des plaines du Kaw) tandis que les pentes sont davantage colonisées par des plantes hygrophiles, principalement des mousses. Enfin, les vasières de la zone côtière sont occupées par des forêts de palétuviers424.

La forêt offre un potentiel économique appréciable, dont l'exploitation reste toutefois malaisée car les arbres d'une même espèce se trouvent souvent disséminés425. La forêt fournit un grand nombre de fruits comestibles ou oléagineux. « On trouve véritablement dans ces forêts, dit Malouet, et j'y ai recueilli moi-même, de la salsepareille ; j'ai vu des arbustes à épices, inférieurs au cannelier, mais qui en avaient le goût et l'odeur. Les girofliers et les muscadiers transplantés ici de l'Île-de-France par M. Poivre ont prospéré426. » Beaucoup de plantes utiles se trouvent donc en Guyane à l'état sauvage.

1.2 La population

Les instructions remises à Malouet donnent une description de la population guyanaise. « [Elle] est de trois espèces : celle des Blancs, celle des Indiens, ou naturels du pays, et celle des gens de couleur427. » Relativement peu peuplée en 1776, la colonie compte au total 9 676 personnes : 977 colons blancs, 200 libres de couleurs, et 8 499 esclaves noirs.

423 Yannick LE ROUX, Les communications intérieures en Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794), op. cit.

424 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 13 ; Jean-Claude GIOCOTTINO, « Un monde tropical », op. cit., p. 30.

425 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 14.

426 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 112.

427 ANOM C14/43 F°223.

 

Blancs

Libres de couleur Esclaves

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Tableau 4: Répartition de la population en Guyane (1776)

Cette population est principalement concentrée sur Cayenne et quelques points côtiers. Le graphique ci-après428 montre que la population de Cayenne est quasiment multipliée par 6 sur huit décennies, passant d'environ 2 000 individus en 1710 à quasiment 12 000 en 1788. Toutefois, nous voyons que cet accroissement est à mettre principalement à l'actif de la population servile, qui constitue l'immense majorité de la population, alors que le contingent des Blancs connaît une progression très faible, tendant vers une relative stagnation sur la période considérée.

428 Catherine LOSTER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime: étude archéologique et historique de l'économie et du réseau économique d'une colonie marginale, la Guyane (XVIIe et XVIIIe siècles), Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en archéologie pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.d), Laval, Québec, 2012, p. 116.

104

14000 12000 10000 8000 6000 4000 2000

0

 

1710 1712 1717 1720 1723 1733 1737 1749 1763 1765 1770 1772 1776 1777 1781 1786 1787 1788

Libres (Blancs et libres de couleur) Esclaves africains Esclaves amérindiens Population totale

Tableau 5: Evolution de la population de Cayenne (1710-1788)

Enfin, s'ajoute à cette population un nombre indéterminé d'Amérindiens (les estimations oscillent entre 15 000 et 20 000 individus) principalement dispersés dans la forêt429.

1.2.1 Les Blancs

« Les Blancs, précisent les instructions, sont des Européens que l'attrait de la fortune a appelé dans ce climat ou qui sont nés dans la colonie des Européens anciennement établis430. » Mis à part le personnel de gérance et quelques « gens de conditions » à la tête des rares habitations rentables, la population blanche est constituée d'anciens forçats, d'engagés, de soldats devenus cultivateurs, de vagabonds ou de rescapés des dramatiques expéditions colonisatrices des XVIIe et XVIIIe siècles.

429 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 329.

430 ANOM C14/43 F°223.

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Tableau 6: Evolution de la population blanche en Guyane (1704-1788)

Comme le montre le graphique ci-dessus431, les Blancs sont relativement peu nombreux en Guyane. On peut distinguer deux périodes dans le peuplement de cette colonie. La première période court des années 1680 jusqu'au traité de Paris en 1763. Celle-ci est caractérisée par une colonisation peu suivie par la métropole, qui ne s'investit que de très loin dans le peuplement de cette terre lointaine. Une propagande se met en place pour obtenir des engagés sur trois ans, mais prend fin au tout début du XVIIIe siècle432. Il faut véritablement attendre l'expédition de Kourou en 1763 pour que s'ouvre une nouvelle période de peuplement massif de la Guyane, qui connaît alors un afflux de populations européennes inédit à l'époque, qui se solde par la débâcle que l'on sait433.

Le groupe des Blancs ne constitue pas cependant une entité socio-économique homogène. Bien qu'il monopolise pouvoir et propriété, il est organisé en couches superposées, dans le strict respect de critères sociaux et économiques434. Et de ce point de vue, les réussites sont souvent très disparates. « C'est toujours l'impression d'un manque de perspectives et d'espoirs, écrit C.F.

431 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 329 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 279.

432 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 60.

433 Voir p 142 sur l'expédition de Kourou.

434 Pierre PLUCHON, « Les populations libres », in Pierre PLUCHON (dir.), Histoire des Antilles et de la Guyane, Toulouse, Privat, coll. « Univers de la France et des pays francophones », 1982, p. 163.

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Cardoso, de gens vivant au jour le jour et en proie à la léthargie, qui se dégage de la lecture des documents concernant les planteurs guyanais435. » La situation économique des Blancs en Guyane n'est pas reluisante et confine à l'indigence pour la majorité d'entre eux. Les quelques planteurs pouvant témoigner d'une certaine aisance sont rares et appartiennent quasiment tous à « l'aristocratie » locale ayant un siège au Conseil supérieur, comme Boutin, Kerkhove, Macaye, ayant sans doute des liens importants avec le marché international436. Dans son étude portant sur plusieurs habitations en Guyane, Catherine Losier montre bien les liens qui unissent les habitants les plus importants avec les marchés extérieurs, témoignant pour certains d'une véritable aisance matérielle, par exemple l'habitation Macaye437. Il est cependant rapide de parler de richesse. Pour reprendre le cas de Claude Macaye, procureur du Conseil supérieur de 1742 à 1781, il est une figure incontournable du milieu guyanais. Située au fond de Rémire, l'habitation Macaye est un patrimoine qui se transmet dans la famille depuis 1689. En 1737, l'habitation produit du cacao et du café, puis du café sur un polder de 20 hectares aménagé par Claude Macaye en 1764. Le recensement de 1772 fait état d'une cinquantaine d'esclaves438. En 1775, le roi le distingue pour services rendus en lui accordant des lettres de noblesses. Dans une lettre du 30 janvier 1777, Macaye s'excuse auprès du ministre de ne pas avoir présenté sa gratitude plus tôt, car les dépêches ministérielles du 25 août 1775 ne lui sont parvenues qu'en janvier 1777. Il déplore également le fait qu'il ne puisse profiter de cette distinction car il n'a « point les moyens de faire passer en France à un secrétaire du roy les sommes nécessaires pour payer le sceau439. » Finalement, un courrier du ministère daté du 11 juillet 1777 rend compte du dénouement de l'affaire :

« Monseigneur a décidé le 11 juillet 1777 que les frais de sceau et de marc d'or des lettres de noblesses accordées au sieur Macaye, procureur au Conseil supérieur de Cayenne, seroient payés par la caisse des colonies440 »

L'unité permettant d'étalonner la richesse d'une habitation est le nombre d'esclaves, qui sont accaparés par une poignée de grandes exploitations. La réalité des habitants confine à l'indigence et la misère noire. Un habitant sur six met en valeur sa concession sans esclave ni matériel. La moitié

435 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 354.

436 Ibid.

437 Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime, op. cit., p. 318-326.

438 Ibid., p. 319-320.

439 ANOM E295 F° 291.

440 Ibid.

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des habitations comptent moins de 10 esclaves. 11 % disposent de plus de 50 esclaves, dont 2,5 % plus de 100441. Ce qui permet de relativiser l'opulence qui, a priori, serait le lot commun des Blancs et des notables de la colonie. Bien au contraire, Malouet fait état au ministre, dans une lettre du 26 mars 1777, de la pauvreté quasi générale. Parmi tous les habitants à qui il rend visite, il n'en rencontre qu'une douzaine qui vivent convenablement, à l'image d'un certain Gervais, un ancien soldat « qui cultive seul sept arpens de terre plantés en vivres et en cotons » qui lui donnent « l'existence d'un très riche paysan ». Mais pour la plupart des autres, la misère noire est le lot quotidien. Malouet décrit un habitant à Oyapock mourant de faim. D'autres, à Aprouague, « ne vivant que de racines, n'ayant ni pain ni vin, obstrués, languissans sur leurs grabats442. » Il relate sa rencontre avec « le sieur Rochelle », dont le parcours semble l'avoir marqué :

« Cet homme a gagné cent mille écus à Saint-Domingue, et il est venu les fondre ici sur une détestable terre. Je l'au trouvé nu, travaillant avec ses nègres, et n'ayant dans sa maison ni meubles ni provision443. »

Ainsi, pour Jean Meyer, ces « petits Blancs » vivotent dans un quotidien misérable, en butte avec les activités des libres de couleur, dans une société qui suscite amertume et jalousie. Il « se forme ainsi un esprit local, de médiocre envergure, fait de rancoeurs longtemps remâchées le long des années de demi-misère444. »

Enfin, il est à signaler à partir des années 1760, en lien avec l'expédition de Kourou, un petit nombre d'Acadiens. Il s'agit d'une quarantaine de familles regroupées dans les savanes du littoral de la Guyane à partir de 1765, soit un total d'environ 250 personnes installées entre Kourou et Iracoubo. Pour 254 habitants recensés en mai 1767 au poste de Sinnamary, on en retrouve plus de 220 en 1772 dans les quartiers de Sinnamary et de Kourou, dont les deux tiers sont des habitants acadiens ou des habitants alliés à des familles acadiennes par l'intermédiaire des nombreux mariages qui ont pu être célébrés sur la période445.

Bernard Cherubini évoque le désintérêt que l'historiographie consacre à ce groupe, à l'image

441 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 352.

442 ANOM C14/50 F°65.

443 Ibid.

444 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale. I, La Conquête, Paris, Pocket, 1996, p. 171.

445 Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens en Guyane (1765-1848) : une « société d'habitation» à la marge ou la résistance d'un modèle d'organisation sociale », Port Acadie: revue interdisciplinaire en études acadiennes, 2009, no 13-14-15, p. 149-151.

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du peu d'attention des administrateurs consacrée à ces populations. Elles constituent une petite paysannerie locale, à la marge du système d'exploitation dominant, celui de la grosse habitation esclavagiste. Les Acadiens, en effet, vivent en vase clôt, à l'écart de la société de plantation et de Cayenne. Cette petite société s'organise autour de petites unités économiques et domestiques constituées d'une famille d'habitants blancs, en majorité d'origine acadienne ou s'étant préalablement trouvés en Acadie avant 1764, et de deux ou trois esclaves noirs. En moyenne, une famille possède deux boeufs, une vache, quatre brebis, un mouton, trois cochons et six poules. Ce qui engendre ainsi des formes d'autonomisations économiques, sociales et politiques qui se traduisent par des stratégies matrimoniales et par des choix de développement économique qui doivent parfois s'adapter aux incertitudes des événements politiques et sociaux. L'activité économique des Acadiens est diversifiée. En plus de la pêche et de l'agriculture, ils exercent leurs talents de bûcherons, de navigateurs et de bâtisseurs de bateaux446.

1.2.2 Les gens de couleur

Les gens de couleur sont libres ou esclaves. En 1776, on dénombre 200 libres en Guyane, ce qui est très peu par rapport à la population servile qui avoisine les 8 500 individus447.

Les affranchis

Ce sont des affranchis ou leurs descendants, qui restent marqués par leur ancienne condition servile. « Ils sont déclarés incapables de toutes fonctions publiques. Les gentilshommes même qui descendent à quelque degré que ce soit d'une femme de couleur ne peuvent jouir des prérogatives de la noblesse. Cette loi est dure mais nécessaire, dans un pays où il y a quinze esclaves contre un Blanc448. » En dépit de leur condition, ils se sont néanmoins constitués en groupe social actif, nous l'avons vu, dont la réussite, parfois spectaculaire engendre ressentiment et haine, qui dégénèrent en racisme pur et simple449. Toutefois, si leur nombre devient significatif dans les Antilles dès les années 1750, ils ne seront jamais très nombreux en Guyane450.

446 Ibid., p. 152, 163.

447 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 329.

448 ANOM C14/43 F°224.

449 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 173.

450 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 350.

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Les esclaves

 

1710/1719

1720/1729

1730/1739

1740/1749

1750/1759

1760/1764

Bateaux

10

12

3

6

5

3

Esclaves vendus

624

1231

201

989

305

420

Années de guerre

4

0

6

8

3

4

Tableau 7 : La traite négrière vers la Guyane (1710-1764)

La deuxième catégorie de gens de couleur est constituée par les esclaves, de loin le groupe le plus nombreux de la colonie, puisqu'il représente environ 85 % de la population après 1710. Arrivés en Guyane via la traite, ils sont généralement originaires du Congo, du Sénégal, parfois de l'Angola et du Mozambique. On recense environ 80 expéditions négrières entre 1713 et 1789, soit environ 2 % de l'ensemble, ce qui est très peu et témoigne de l'intérêt très faible que suscite la colonie dans le commerce de traite au XVIIIe siècle. Eu égard à la pauvreté de la colonie, celle-ci n'est ravitaillée par les négriers davantage par nécessité que par choix. Accostant à Cayenne après les Antilles, les ceux-ci vendent malgré tout de façon réticente en raison des difficultés à se faire payer451.

Comme l'illustre le tableau ci-dessus452, la traite connaît une évolution fluctuante en relation avec la guerre. Sur la période 1710-1764, on compte vingt-cinq années de conflit, durant lesquelles la fréquentation des négriers est plus aléatoire que durant les années de paix où elle devient plus régulière. Toutefois, même lors de période de paix, il est aisé de constater que la fréquentation des négriers reste très faible. En 1729, quatre bateaux font escale à Cayenne, trois en 1740 et 1764, deux pour les années 1713, 1714, 1718, 1726, et 1755, années pourtant calmes453.

Pour la période 1770-1790, les chiffres recueillis sur la base de données Slave Voyages454 nous permettent d'établir le graphique suivant :

451 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 329 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 386.

452 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 387.

453 Ibid.

454 http://www.slavevoyages.o rg Slave Voyage est une base de données qui se constitue dans les années 1990 et donne lieu à l'élaboration d'un CD-ROM qui circule entre les chercheurs. En 2006, elle est mise en ligne, rendue accessible à tous et gratuite. C'est une base de données importante, complétée au fur et à mesure de la découverte des données archivistiques et de leur traitement.

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Tableau 8: Évolution du nombre d'esclaves introduits en Guyane (1771-1790)

Hormis un pic qui correspond à l'année 1778, que nous pouvons mettre en relation avec les mesures prises par Malouet pour accroître la main-d'oeuvre dans la colonie, nous constatons que le nombre moyen d'esclaves introduits reste globalement faible et ne dépasse jamais les 400 captifs annuellement.

Les esclaves débarquant à Cayenne sont généralement en piteux état. Nous l'avons vu, la mortalité à bord des navires est importante et touche de façon indifférenciée esclaves et marins. Les conditions d'entassement, de promiscuité, d'hygiène déplorable, de durée du voyage, de nourriture insuffisante et déséquilibrée entraîne d'importantes pathologies intestinales, scorbut, fièvres, etc. Pour la Guyane, la mortalité moyenne est de 18 % des déportés. Certains navires connaissent des mortalités supérieure à 50 %. Il n'est pas rare que l'on se débarrasse des rescapés. En 1726, le Phénix abandonne à Cayenne 14 esclaves trop malades. Il convient également de prendre en considération le traumatisme lié à l'arrachement aux siens, l'angoisse de la traversée océanique pour des peuples n'ayant jamais quitté le sol africain455.

L'exemple de L'Aimable Victoire donne une idée des conditions dans lesquelles se déroule une transaction d'esclaves en Guyane. Le 10 juin 1778, peu avant son départ définitif de Guyane, Malouet achète pour la colonie 228 esclaves au capitaine Jean Laurent de Gallinée, capitaine de L'Aimable Victoire, navire en provenance du Mozambique. Les esclaves sont « reconnus en bon état d'après l'examen qui en a été fait par les médecins et chirurgiens du roy. » Le prix est fixé selon le cours en vigueur au Cap français durant les six derniers mois de l'année en cours, selon une

455 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 390.

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certification par écrit des négociants Foäche, Meunier et Plombart456. Le 15 septembre 1778, l'ordonnateur Préville averti le ministre de la tromperie de Gallinée :

« Vous verrez par le certificat cijoint, Monseigneur, des médecins et chirurgiens que les administrateurs [Fiedmont et Malouet] ont été surpris par ce capitaine dans leurs achats, que presque tous ces esclaves avoient une galle répercutée qui s'est déclarée peu de jours après leur livraison, par les informations qui ont été prises par ceux des dits Nègres qui commencent à parler créole ,
· ont dit avoir prit à bord des remèdes qui vraisemblablement leurs étoient donnés à cet effet ,
· ce qu'il y a de constant c'est qu'ils en sont encore tous couverts et qu'il a été presque impossible d'en tirer parti jusqu'à présent pour les travaux engagés457. »

Préville dénonce une tromperie de plus grande ampleur. En effet, les esclaves ne sont pas originaires du Mozambique comme le prévoient les termes du marché passé entre Malouet et Gallinée, et bon nombre d'entre eux ont pris la fuite dès leur arrivée :

« Tous ces Nègres sont un ramassis de toutes espèces, en partie pris dans des établissements d'Européens, de Portugais, et les plus mauvais sujets possibles. Doués de la paresse de leurs anciens maîtres, ils y ajoutent le marronnage le plus décidé, suite de leur désir à rien faire. Plusieurs des habitants de Sinnamari ont en achetés qui leur ont décampés presque à leur arrivée dans cette partie et qui n'ont encore pu être rattrapés malgré les détachements fréquents qui sont à leur suite458. »

Ces deux extraits de la correspondance de Préville témoignent également de la pénurie de main-d'oeuvre qui règne en Guyane, à mettre en relation avec les possibilités d'acquisition et de paiement des habitants. La question de la solvabilité des acquéreurs est récurrente et les

456 ANOM E299 F°37.

457 ANOM E299 F°50-51.

458 ANOM E299 F°247.

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administrateurs tentent parfois d'y remédier459, comme le fait Malouet en achetant la cargaison de L'Aimable Victoire.

Propriété du maître (un Blanc ou un affranchi), la main-d'oeuvre servile évolue dans un monde très hiérarchisé et différencié. Les esclaves domestiques, généralement des femmes, disposent d'une liberté et d'une abondance de ravitaillement, dont sont loin de jouir les esclaves destinés aux travaux physiques. « On vieillit plus facilement dans la grande case que dans les huttes de l'atelier », écrit Jean Meyer460.

En outre, le statut servile est envisagé comme une stricte altérité vis-à-vis des Blancs, dans un rapport de soumission jugé nécessaire, et décrit de façon explicite dans les instructions pour Malouet :

« On ne saurait mettre trop de distance entre les deux espèces, on ne saurait imprimer aux nègres trop de respect pour ceux auxquels ils sont asservis. Cette distinction rigoureusement observée même après la liberté est le principal lien de la subordination de l'esclave, par l'opinion qui en résulte que sa couleur est vouée à la servitude et que rien ne peut le rendre égal à son maître461. »

Il est néanmoins déploré, dans ce document, que la plupart des maîtres se conduisent en tyran avec leurs esclaves. On estime qu'en faisant perdre, autant que faire se peut, le désir de liberté des esclaves par un bon traitement, les maîtres obtiendraient de meilleurs résultats. Aussi, le roi souhaite que l'administration coloniale veille à ce que les propriétaires d'esclaves ne se rendent pas coupables de mauvais traitements. Ne nous méprenons pas : ces déclarations, se voulant empreintes d'humanité, n'en restent pas moins dirigées vers l'intérêt bien compris du colon :

« Ce molen est dicté par la nature et sollicité en même temps par les vrais intérêts de l'habitant. Le nègre bien traité, bien nourri, travaillerait mieux, vivrait plus longtemps, et la fécondité des femmes suffiraient à remplacer ceux qui mourraient ou deviendraient infirmes. Il est d'autant plus intéressant d'éclairer les propriétaires à cet égard que le commerce porte peu d'esclaves à Cayenne, que l'espèce s'épuise et viendra insensiblement à manquer, tandis qu'elle pourrait se soutenir, se multiplier même par sa propre reproduction462. »

459 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 396.

460 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 166.

461 ANOM C14/43 F° 224.

462 ANOM C14/43 F° 224-225.

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L'esclave reste une marchandise, il représente un investissement, un capital, qu'il convient de bien entretenir afin qu'il ne se dévalorise pas trop rapidement, et pour se prémunir des risques de marronnage. En tout état de cause, la survie des Noirs est médiocre dans l'ensemble. La population servile enregistre un taux de mortalité très important. « Il est peu de Noirs vieillards. [...] D'évidence, tout indique que la mortalité des premières années est épouvantable463. »

1.2.3 Les Amérindiens

Il est difficile de dénombrer avec précision les populations amérindiennes en Guyane, confrontées au choc microbien et contraintes pour beaucoup de fuir dans la forêt. De plus, les tentatives de dénombrement effectuées par les Européens aux XVIIe et XVIIIe sont très superficielles. Souvent, on se contente de convoquer les populations dans un village pour les recenser. Dans pareil cas, les femmes et les enfants ne se déplacent pas, et on ne comptabilise que les hommes en âge de porter les armes464. On peut cependant avancer quelques estimations.

C. F. Cardoso, avance une population comprise entre 15 000 et 20 000 individus, répartis en vingt-quatre groupes connus, disséminés entre l'Oyapock et le Maroni465. Pour sa part, Marie Polderman estime que leur nombre est passé d'environ 30 000 individus à l'arrivée des Européens à environ 2 000 à la fin du XVIIIe siècle466. La principale cause d'extinction des Indiens reste bien entendu les épidémies apportées par les Européens et les esclaves, qui déciment des groupes entiers. Les tribus de l'intérieur, plus isolées et difficiles à rencontrer, sont cependant moins touchées que celles du littoral. Les épidémies sont fréquentes et meurtrières. En 1704, une épidémie de variole tue 1 200 Indiens. En 1715, une maladie pulmonaire frappe la mission jésuite de Kourou et tue 300 Indiens. En 1750, le gouverneur d'Orvilliers fait état de « rhumes et de fluxions de poitrine » qui touchent les Indiens Palikour et un groupement le long de l'Oyapock467. Les récits des Européens et des administrateurs font régulièrement état de maladies touchant les villages Indiens, à l'image de ce que relate Malouet :

463 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 166.

464 Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de Guyane française. Deuxième article », Population, 1965, 20e année, no 5, pp. 801-828.

465 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 64.

466 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 162.

467 Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de Guyane française. Deuxième article », op. cit., p. 817.

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« J'allai dans chaque rivière jusqu'aux villages indiens qui habitent sur les rives. Dans celle d'Aprouague , on me prévint que la peuplade la plus voisine du poste étoit attaquée d'une maladie épidémique qui en avoit fait périr la moitié. J'ordonnai au chirurgien du poste de s'y transporter avec des remèdes, du vin, des vivres frais ,
· et je m'y rendis moi-même. Je trouvai ces malheureux Indiens dans leurs hamacs, ayant à peine la force de parler. Ils étoient attaqués d'une dyssenterie affreuse ,
· il n'y avoit debout que le chef et deux de ses femmes468. »

D'une manière générale, les Français sont frappés par le comportement des Indiens, qui refusent toute contrainte. On les dit versatiles, instables, peu capables de persévérance et de fidélité. Ils seraient dépourvus de curiosité, uniquement préoccupés par leurs désirs immédiats. Enfin, ils seraient faibles de caractère469. À l'évidence l'incompréhension règne, et le monde amérindien est ici perçu à travers le prisme forcément déformant qui jauge les Amérindiens en fonction d'une grille de lecture européenne et chrétienne, entre crainte et méfiance, intérêt et mépris, convoitise, condescendance, et surtout difficultés de communication470. Dès lors, on distingue ceux qui ont reçu « quelques instructions des missionnaires et sont en liaison avec les Européens », de ceux qui vivent « retirés dans l'intérieur des terres, [qui] n'ont jamais eû de communication avec aucune nation d'Europe471. » Dans l'ensemble, les interactions entre les Amérindiens et la société coloniale restent occasionnelles et peu suivies, même à l'époque des missions jésuites. L'esclavage des populations autochtones disparaît presque complètement après 1740 environ, si bien qu'elles restent largement méconnues des Européens. Malouet reconnaît qu'il est incapable de retracer l'histoire de ces peuples avant l'arrivée des Européens472.

De fait, les témoignages du XVIIIe siècle ne représentent pas une valeur ethnographique fiable, estime C.F. Cardoso. Les Blancs qui s'intéressent aux Amérindiens font rarement le distinguo entre les différentes tribus lorsqu'il s'agit de décrire les moeurs et les modes de vie, à l'image de Pierre Barrère qui décrit « les Sauvages du continent de la Guiane, [comme] des hommes tout nuds , épars dans les bois, rougeâtres, de petite taille, ayant surtout un gros ventre [et] des cheveux noirs & applatis473. » Le plus souvent, ce type de descriptions se rapportent aux Galibi, les mieux connus à

468 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires et correspondances officielles des colonies, et notamment sur la Guiane française et hollandaise, tome 1, Paris, Baudouin, Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/1, p. 59.

469 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 171.

470 Ibid., p. 172-173.

471 ANOM C14/43 F° 224.

472 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 148-149.

473 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France équinoxiale, op. cit., p. 121.

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l'époque. Malgré cela, il ressort des traits partagés par ces tribus. Ce sont de petits groupes familiaux, vivant dans des villages souvent situés sur des collines, pratiquant la chasse (à l'arc), la pêche (à l'arc ou au harpon) et une agriculture se limitant à quelques pieds de rocou, du coton, des racines (manioc, igname, patate douce), du maïs ou du mil474.

« L'yvrognerie à part, écrit Barrère, les Indiens Guianois en général sont d'assez bonnes gens, leurs moeurs ne sont pas si corrompues qu'elles semblent le devoir être475. » Malouet les décrit parfaitement adaptés à leur environnement, heureux comme ils sont, leur mode de vie suffisant à satisfaire leurs besoins. Il estime que les Européens n'ont pas à se mêler de leurs affaires.

Assurément, il est difficile pour l'observateur du XXIe siècle d'appréhender la façon dont les Amérindiens ont vécu cette rencontre et la cohabitation avec ces visiteurs. Il est cependant envisageable, en exploitant les témoignages fournis par les missionnaires, de se livrer à un travail de reconstitution de ce moment. Observatoires privilégiés des interactions culturelles, la mission religieuse est en effet une des principales zones de contact entre les deux univers, c'est-à-dire des « espaces sociaux au sein desquels les cultures se rencontrent, se heurtent et se débattent entre elles, souvent dans un contexte de relations de pouvoir relativement asymétriques, que l'on observe dans le colonialisme, l'esclavage, ou bien dans leurs séquelles et la façon dont elles sont vécues dans de nombreux endroits du monde d'aujourd'hui476 » selon la définition forgée par Mary Louise Pratt. Ce sont donc des espaces essentiels où les interactions entre un monde blanc, catholique, en lien avec les capitales européennes et les réseaux religieux, un monde amérindien et parfois un monde africain s'observent de façon concrète.

Malouet relate à ce propos une anecdote particulièrement significative. Les missionnaires envoyés le long de l'Oyapock, moyennant des échanges de présents, parviennent à rassembler des Amérindiens tous les dimanches dans la chapelle qu'ils ont construite. « Ils les catéchisoient, les baptisoient et les faisoient assister au service divin en leur distribuant chaque fois une ration de taffia. » Ce procédé fonctionne jusqu'au moment où les approvisionnements de taffia viennent à manquer. Ne recevant plus d'alcool, les Amérindiens ne se rendent plus à la messe, ce n'apprécient pas les missionnaires qui les envoient chercher par des fusiliers. Les Amérindiens résistent et envoient une délégation auprès de Malouet et du préfet apostolique pour se plaindre du comportement des missionnaires : « Nous étions convenus, traduit l'interprète, moyennant une bouteille de taffia par semaine, de venir les entendre chanter et de nous mettre à genoux dans leur carbet. Tant qu'ils nous ont donné le taffia, nous sommes venus ; lorsqu'ils l'ont retranché, nous les

474 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 67.

475 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France équinoxiale, op. cit., p. 123-124.

476 Mary Louise PRATT, « Arts of the Contact Zone », Profession, 1991, no 9, p. 34.

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avons laissés sans leur rien demander, et ils nous ont envoyé des soldats pour nous conduire chez eux. Nous ne le voulons point. » Malouet charge le préfet apostolique de leur expliquer quel est l'objet réel de l'action des missionnaires. « Son sermon fut inutile, écrit-il : ils y répondirent par des éclats de rire. » Afin d'apaiser les tensions, Malouet renouvelle « le traité du taffia », mais ne constate aucune conversion, aucun rapprochement entre Blancs et Amérindiens, aucun champ labouré, et conclut à l'impossibilité d'établir une « république des Indiens civilisés477. »

Concrètement, les conversions obtenues ne le se sont pas au sens où les missionnaires l'entendent. Le message évangélique est assimilé puis réinterprété selon les représentations spirituelles chamaniques des Amérindiens. La rencontre illustre l'idée de middle ground mise en lumière par Richard White, qui appelle la création mutuelle, tant du côté français que du côté amérindien, d'une sorte de terrain d'entente entre les deux mondes. Cette création passe d'abord par l'intégration de l'Autre dans sa propre grille de lecture conceptuelle. Ainsi, pour les Français, les Amérindiens deviennent-ils des sauvages. Inversement, les missionnaires sont assimilés par les peuples indigènes à des chamanes. Cette invention d'un terrain commun débouche sur le respect de conduites conventionnelles, mais dans le cadre d'une situation nouvelle où chaque camp agit en fonction de ses propres buts. Pour les Français, il s'agit d'évangéliser et d'ordonner ce qu'ils considèrent comme un monde sauvage. Les Amérindiens quant à eux cherchent à modifier ou ajuster l'ordre établi en leur faveur, en cherchant à se procurer des outils métalliques ou en profitant de l'intercession avec le monde des esprits dont les missionnaires semblent capables. La création du middle ground repose de facto sur l'incapacité des deux protagonistes à parvenir à leurs fins par la force ; de là naît la nécessite pour chacun de trouver un moyen d'obtenir autrement la coopération des étrangers478. Ce qui permet d'envisager deux conclusions. D'une part, l'idée « d'incommensurabilité sémiotique », c'est-à-dire d'incompatibilité, entre les deux univers se trouve ici battue en brèche. Il semblerait que ce soit davantage un argument avancé par les missionnaires qui appuient sur les différences culturelles, sur le supposé côté déraisonnable et inconstant des Amérindiens, pour justifier, dans une certaine mesure, leur échec dans l'entreprise d'évangélisation. D'autant plus au XVIIIe siècle où les contacts sont devenus plus simples avec la multiplication des passeurs ou des intermédiaires culturels479. D'autre part, il semble également erroné de parler

477 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 47-48.

478 Richard WHITE, The Middle Ground: Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650 - 1815, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Cambridge studies in North American Indian history », 1991, p. 95-98 ; Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ? Malentendus et traduction culturelle dans les missions jésuites en Guyane », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane: histoire & mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage: discours, pratiques et représentations. Actes du colloque, 16 au 18 novembre 2010, Cayenne, Guyane française, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Editions, coll. « Espace outre-mer », 2011, p. 445-446.

479 Sanjay SUBRAHMANYAM, « Par-delà l'incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps modernes », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2007, vol. 54-4bis, no 5, p. 44-45.

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d'acculturation car les Amérindiens pensent la rencontre selon leur propre stratégie et vivent leur histoire indépendamment du sens que les jésuites veulent lui donner. On observe plutôt une disjonction culturelle qui aboutit, au final, à une réinterprétation des codes de chacun, donc à une évolution qui place les protagonistes dans une nouvelle position l'un vis-à-vis de l'autre480.

Ces interactions permettent dans bien des cas la réussite d'une implantation européenne, qui se traduit par une captation des savoirs indigènes par les colons481. Par exemple, afin de subvenir à leurs besoins alimentaires, les Européens imitent les pratiques amérindiennes et acquièrent peu à peu les techniques et les connaissances nécessaires à la culture des plantes locales482. Le père Lamousse établit une grammaire et et un dictionnaire de la langue galibi483. Toutefois, si le socle amérindien reste un des seuls moyens d'appréhender le milieu, les connaissances botaniques françaises en Guyane demeurent paradoxalement peu étendues. D'une part parce que la colonie dépend largement des approvisionnements métropolitains, d'autre part parce que le métissage n'y est pas très important484. Cependant, la construction du savoir botanique témoigne d'une hybridation culturelle, comme le montre les termes d'origine amérindienne utilisés pour la désignation des végétaux, par exemple. Le rapport que confie Guisan à Malouet au retour de ses deux missions dans les marais de Kaw est parcouru de termes amérindiens. Guisan et son équipe évoluent dans des pri-pris (des marécages) au milieu des mocou-mocous485 (plantes aquatiques portées par une longue tige cylindrique, creuse et épineuse, dont la sève est irritante).

1.3 Économie et production

L'économie en Guyane est au XVIIIe siècle un microcosme semblable au modèle antillais, à ceci près que la production Guyanaise n'est pas centrée sur la monoculture sucrière et se rapproche de l'agriculture pratiquée dans les Antilles vers la fin du XVIIe siècle. Marie Polderman et C.F. Cardoso mettent en avant le fait que cette variété des cultures (rocou, coton, sucre, cacao, café, parfois indigo) témoigne d'une faiblesse générale du modèle, tant du point de vue des connaissances techniques, de la disponibilité de la main-d'oeuvre que du point de vue de la disponibilité en capitaux.

480 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ? », op. cit., p. 440-442 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Par-delà l'incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps modernes », op. cit., p. 54.

481 Neil SAFIER, « Global Knowledge on the Move: Itineraries, Amerindian Narratives, and Deep Histories of Science », Isis, 2010, vol. 101, no 1, p. 135.

482 François REGOURD, « Maîtriser la nature: un enjeu colonial. Botanique et agronomie en Guyane et aux Antilles (XVIIe-XVIIIe siècles) », Revue française d'histoire d'outre-mer, 1999, vol. 86, no 322, p. 42.

483 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 343.

484 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane française, op. cit., p. 68-69.

485 ANOM C14/50 F° 102.

118

1.3.1 Habitants et habitations

L'habitation est en Guyane, comme dans les Antilles, la structure de base sur laquelle repose l'exploitation agricole. Si l'on se réfère à la Maison Rustique de Préfontaine, on y découvre que « c'est une certaine étendue de terrein sur une longueur & une largeur déterminées, qu'on a en propriété, à titre de concession du roi486. » La terre est vendue entre particuliers ou concédée gratuitement au planteur par l'administration coloniale, au nom du roi, proportionnellement à l'étendue de ses « forces », c'est-à-dire en fonction du nombre d'esclaves ou des capitaux détenus. En moyenne, une concession s'étend sur une surface de 1 300 à 1 400 pas, soit environ 180 hectares. Le règlement du 9 août 1722 précise que le planteur est pleinement propriétaire des terres concédées, à condition qu'il les mette en valeur, sans quoi elles sont rétrocédées au roi, ce qui dans les faits se produit rarement487. À l'image de la condition des habitants, les habitations renvoient une image contrastée de leur situation. En général, elles pourvoient aux besoins de survie élémentaires, guère plus. Un certain nombre d'entre elles apparaissent et disparaissent en quelques années lorsque le concessionnaire meurt et que personne ne peut reprendre l'affaire, à l'image de l'habitation Picard, une sucrerie créée en 1664 et qui n'est plus occupée à partir des années 1720-1730, ou l'habitation Saint-Régis qui se trouve en cessation d'activité vers les années 1750488.

Malouet nous donne une description assez détaillée de l'habitation Boutin, qui constitue dans une certaine mesure le modèle de réussite en Guyane :

« Là, sur une éminence, j'aperçois un hameau au milieu duquel s'élèvent la maison du maître et sa manufacture. Plus loin des plantations de cannés, de cafiers, de cacaotiers, une allée de canneliers entremêlés de grands ananas, des touffes de bananiers, une haie de citroniers, forment l'entourage de la savane, et les grands arbres de la forêt terminent ce beau paysage. Nous sommes chez M. Boutin, conseiller au conseil supérieur de Cayenne. Sans autre secours que celui de son atelier composé de cinquante à soixante nègres ou négresses, il a creusé le canal que j'ai parcouru, il a construit ses bâtiments et un moulin à eau. Il faut se

486 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison rustique à l'usage des habitans de la partie de la France équinoxiale, connue sous le nom de Cayenne, Paris, Chez Cl. J. B. Bauche, Libraire, à Sainte-Geneviève, 1763, p. 2.

487 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 160 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 73.

488 Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime, op. cit., p. 244, 275.

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placer sur ma pirogue indienne, au milieu des singes, des perroquets, pour concevoir combien je fus ravi du premier aspect de cette habitation. Je voyais, pour la première fois, dans ce vaste désert, l'industrie et le luxe européens, car M. Boutin réunissait chez lui toutes les commodités d'un propriétaire aisé. Sa maison de bois revêtue en plâtre était ornée d'une galerie, et posée sur une terrasse couverte de briques et encadrée dans un mur de quatre ou cinq pieds d'élévation . l'intérieur bien distribué était décemment meublé. Un jardin garni de fruits et de légumes, une basse-cour bien pourvue, une abondance de poisson, de gibier, annonçaient la bonne chère qu'on nous destinait; et la sérénité, l'air robuste et satisfait des nègres me prouvaient aussi que chacun dans ce séjour participait à l'aisance du maître489. »

Cette description nous permet de voir que la mise en valeur s'effectue par des moyens variés, mais dans l'ensemble, les conditions de mise en culture restent centrées sur les terres cultivées, c'est-à-dire un jardin, qui désigne l'abattis sur lequel on cultive les produits voulus (cacao, rocou, café, etc.) selon la technique de la culture sur brûlis, culture extensive bien adaptée à un vaste territoire à condition de laisser reposer la terre pendant de longues années ; l'abattis des nègres, sur lequel chaque esclave dispose d'une parcelle pour y planter des vivres ; enfin des parcelles d'arbres fruitiers490. Pour fonctionner, une habitation a besoin d'entretenir du bétail qui fournit de la viande et des bêtes de somme pour travailler la terre et faire tourner le moulin. Toutes les habitations sont loin d'en posséder et la présence de bétail est le marqueur d'une certaine réussite491. Ainsi, le recensement de 1709 mentionne pour l'habitation Picard un cheptel de 21 chevaux et 45 bêtes à cornes492 qui nécessitent des pâturages et des réserves de bois. Enfin, une habitation doit être pourvue de débarcadères, de chemins et des moyens de transports493 comme dans l'habitation Boutin décrite par Malouet, qui n'est accessible que par voie d'eau au moyen d'un canal.

Cadre de l'exploitation agricole, c'est aussi un lieu de vie. Dans l'idéal, Préfontaine préconise une reconnaissance minutieuse des terres (nature des sols, vents dominants, disponibilités en eau, etc.) afin de déterminer le lieu d'implantation des différents bâtiments : la maison du maître (l'habitation particulière), les cases des esclaves, les magasins, la cuisine, et les bâtiments

489 Pierre Victor MALOUET, Voyage dans les forêts de la Guyane française, Paris, Gustave Sandré, libraire, 1853, p. 24-25.

490 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 161 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 70-71.

491 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 90.

492 Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime, op. cit., p. 244.

493 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 161.

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nécessaires à l'exploitation des cultures produites, qui diffèrent selon la nature de celles-ci. Dans les faits, cependant, l'habitation est une structure dédiée avant tout à la production, si bien que les bâtiments en dur sont rares. Dans la majorité des cas, ils sont construits « dans des matériaux simples, explique Nathalie Croteau, qui traduisent une volonté de s'installer rapidement et temporairement494. »

Ce mode d'occupation est aussi le symptôme des difficultés rencontrées par les planteurs. À titre d'exemple, la réussite de l'habitation de Loyola, tenue pas les Jésuites à partir des années 1665 jusqu'en 1763, représente un cas tout à fait exceptionnel pour la Guyane. Les fouilles entreprises entre 1994 et 2000 par Yannick Le Roux sur ce site témoignent de l'importance de cette habitation, à travers la nature des bâtiments (une forge, une chapelle, un cimetière, un moulin, un séchoir) et la valeur des matériaux de construction. En 1720, Loyola s'étend sur 1500 hectares, fait travailler 400 esclaves, produit la moitié du café guyanais en 1736, domine la production de sucre (25 carrés de canne à sucre en 1737) et d'indigo en 1740495. La réalité est bien moins idyllique pour la majorité des planteurs. « Les sources, dit C.F. Cardoso, sont presque unanimes à attester le manque de soin des propriétaires, le caractère délabré et languissant des propriétés496. » Dans la majorité des cas, les habitants s'acharnent à cultiver les sols anémiques et fragiles des terres hautes, de nature cristalline et acide, malgré la fertilité des terres basses attestée par la réussite du Surinam voisin, mais dont l'exploitation nécessite des techniques d'asséchement lourdes et coûteuses497. Leurs faibles rendements ne permettent généralement pas de tirer des revenus suffisants, si bien que la majorité des habitants se retrouve en butte à des difficultés financières, endettés auprès du roi et des négriers498. En remontant le cours de l'Approuague, Malouet observe une trentaine d'habitations en grande difficulté, plus démunies les unes que les autres499.

Ainsi les disparités entre les habitations sont importantes. La Guyane compte environ 230 habitations au XVIIIe siècle, ne dépassant généralement pas 30 hectares. C.F. Cardoso explique que la main d'oeuvre servile est regroupée dans un très petit nombre de grandes habitations. Or, la valeur d'une exploitation s'apprécie plus par le nombre d'esclaves que par sa superficie ou sa production. En outre, les recensements ne prennent pas en compte les habitations comprenant moins de dix esclaves. Autrement dit, les petits propriétaires, ayant très peu d'esclaves, ne sont pas considérés comme des « habitants à part entière », les terres de ces petits Blancs ou gens de couleur libres n'étant même pas portées sur le recensement des habitations500.

494 Nathalie CROTEAU, « L'habitation de Loyola: un rare exemple de prospérité en Guyane française », Journal of Caribbean Archaeology, 2004, Special publication, no 1, p. 71.

495 Ibid., p. 75 ; Yannick LE ROUX, « Loyola, l'habitation des jésuites de Rémire en Guyane française », In Situ. Revue des patrimoines [Revue en ligne]: < http://insitu.revues.org/10170>, 2013, no 20.

496 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 163.

497 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 71.

498 Nathalie CROTEAU, « L'habitation de Loyola: un rare exemple de prospérité en Guyane française », op. cit., p. 69.

499 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 123-124.

500 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 165.

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1.3.2 Techniques culturales et moyens de production

Nous l'avons vu, l'abondante végétation de la Guyane véhicule l'idée, largement partagée par les colons et les administrateurs, que les terres sont très productives, en dépit des relevés effectués par certains naturalistes comme Bajon ou Leblond. Selon C.F. Cardoso, « de leur propre aveu, [Bajon et Leblond] devaient faire face à la résistance coriace des planteurs, qui se cramponnaient à leurs idées traditionnelles. » Les connaissances des planteurs dans ce domaine semblent en effet fort réduites. Ils attribuent volontiers les résultats médiocres des cultures aux mauvaises conditions climatiques et au milieu difficile : les ravages des fourmis, les pluies trop fréquentes qui lessivent les sols, la chaleur de la saison sèche qui les brûle en profondeur. Jamais les méthodes de culture ne sont remises en question501. « La force du préjugé dans lequel on est sur ce point est si considérable, dit Bajon, que lorsqu'on voit quelqu'un s'écarter de cette conduite, & prendre une nouvelle route & plus réfléchie, l'on se fâche contre lui502. »

Les méthodes culturales sont pourtant rudimentaires et témoignent d'un niveau technique peu élevé. Les propos de Bajon à propos de la canne à sucre sont édifiants :

« Il paroît bien étrange que depuis le temps qu'on la cultive dans cette colonie, on ne se soit jamais écarté d'une routine peu méthodique, & qu'on n'ait jamais fait avec réflexion, des essais propres à désabuser de l'erreur dans laquelle on est sur la manière de la planter et de la cultiver. f...] On s'est toujours opiniâtré à planter les cannes dans des terres f...] nouvellement découvertes, sans les labourer, & à les distribuer dans ces terres sans ordre et sans soins503. »

Et les choses n'évoluent guère. En parcourant la colonie, Malouet se rend compte que globalement, le problème des cultures vient du désordre et du manque d'encadrement général. Dans le quartier de l'Oyapock, il constate que « les cultures y sont aussi désordonnées [que dans l'Approuague], et si les habitants ne veulent pas se soumettre à des plans plus sensés, [son] avis est

501 Ibid.

502 Bertrand BAJON, Mémoires pour servir à l'histoire de Cayenne et de la Guiane françoise: dans lesquels on fait connoître la nature du climat de cette contrée, les maladies qui attaquent les Européens nouvellement arrivés, & celles qui régnent sur les blancs & les noirs: des observations sur l'histoire naturelle du pays, & sur la culture des terres, Paris, Grangé, 1778, vol.2, p. 360.

503 Ibid.

122

bien de les laisser libres dans leurs fantaisies504. »

Les travaux agricoles commencent invariablement par un abattis (défrichement), culture itinérante sur brûlis dont la réalisation est détaillée par Préfontaine505. La terre, ainsi fécondée par les cendres, donne sur une période de trois à cinq ans avant de s'épuiser. Il convient dès lors pour le planteur d'anticiper, en préparant un nouvel abattis. Celui-ci est exploité dès qu'il est en rapport, quand bien même le précédent n'est pas totalement épuisé, car le planteur ne peut pas entretenir deux parcelles à la fois. L'habitant Boutin explique ce fonctionnement à Malouet :

« Les premières récoltes suffisent pour dépouiller [le sol] de cette couche de terreau qui nous donne d'abord de grands produits, surtout en vivres ; mais les plants chevelus ou racines pivotantes périssent au bout de quelques années. [...] Tout cela vient bien pendant deux ou trois ans, mais aussitôt que la plante rencontre le tuf, elle jaunit et

meurt5°6. »

Sur le long terme, cette itinérance débouche sur un éloignement progressif des bâtiments d'exploitation, si bien que parfois le planteur est forcé de les abandonner et d'en construire des neufs, pour se rapprocher des nouvelles cultures. L'habitant Boutin en est ainsi à son troisième établissement en vingt ans507. Les conséquences de ce modèle extensif sont multiples. D'abord, il entraîne une faible productivité et des rendements agricoles médiocres, car les planteurs ne sont en mesure de cultiver que de petites plantations. Les esclaves, occupés aux travaux de défrichement quasi permanents, ne peuvent se consacrer à la culture et à la fabrication de marchandises. Ensuite, une parcelle peut être à nouveau cultivée, une fois qu'elle est revenue « en grand bois », après une période de quinze à vingt ans de jachère. À savoir que la forêt ne se reconstitue pas sur les plus mauvais sols. Elle est remplacée par la savane, ce qui condamne l'abattis à l'abandon508.

En outre, dans l'ensemble « la colonie de Guyane manque cruellement de tout509. » En particulier, elle souffre d'un manque chronique de capitaux. Si la terre est obtenue gratuitement, la mise de départ pour lancer une habitation reste en revanche très lourde. Le planteur doit construire les bâtiments, acquérir les outils et les bêtes de somme. Il doit aussi acheter des esclaves, et renouveler l'opération régulièrement, du fait d'une mortalité supérieure à la natalité dans la main-

504 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 128.

505 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison rustique, op. cit.

506 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 119.

507 Ibid.

508 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 143.

509 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne, op. cit., p. 441.

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d'oeuvre servile, nous l'avons vu. Les planteurs sont confrontés à une augmentation des prix au cours de la période, d'autant que les négriers français ont tendance à vendre leur cargaison plus chère. En 1714, un esclave s'achète 550 livres tournois en moyenne510. En 1763, Préfontaine écrit que « le prix ordinaire d'un Nègre à Cayenne, en tems de paix, est de mille livres. Une Négresse vaut neuf cens livres, une Nègre de huit à neuf ans, sept à huit cens livres511. »

Un planteur doit aussi tenir compte du temps nécessaire à l'amortissement de son installation. Une sucrerie, en moyenne, nécessite un investissement de 40 000 livres et l'achat de 100 à 200 esclaves. Au bout de cinq ans, la production devient régulière, l'investissement est amorti en sept années. Ainsi, s'il a les moyens d'attendre tout ce temps et si son habitation est bien tenue, un planteur peut espérer une rentabilité allant de 12 à 14 % du capital. C. F. Cardoso évoque le cas du planteur Giraud qui, en 1767, affirme retirer plus de 20 000 livres de revenu annuel de son habitation de 43 esclaves. Cela étant, il ne faut pas perdre de vue que l'immense majorité des planteurs ne peuvent pas afficher de tels résultats. L'une des causes de ce marasme est, bien entendu, le manque de capitaux et le besoin de s'en procurer, régulièrement pointé du doigt512.

Ainsi, l'agriculture guyanaise se situe à mi-chemin entre l'agriculture spéculative telle que pratiquée dans les Antilles, et une agriculture presque artisanale, ce qui constitue un frein pour obtenir des résultats intéressants sur le long terme513.

1.3.3 La production

Les produits tropicaux

Comme toute agriculture coloniale, elle est essentiellement tournée vers l'exportation de produits tropicaux. À la différence du modèle antillais, elle n'est cependant pas centrée sur le sucre. On trouve en Guyane, en effet, de nombreuses cultures telles que le coton, le café, l'indigo, le rocou, le cacao, le sucre et les épices (à partir de 1773). Cette variété de produits dénote un manque de moyens (financiers, techniques, et en main-d'oeuvre) général à l'installation d'une production sucrière. Bien que Préfontaine recommande la sagesse au futur planteur, en concentrant ses efforts

510 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 168.

511 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison rustique, op. cit., p. 124.

512 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 169.

513 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 73.

124

sur un seul objet de culture et de fabrique514, il n'est pas rare de trouver en Guyane des habitations produisant deux, voire trois denrées515.

D'après le tableau ci-dessous, tiré de l'ouvrage de C.F. Cardoso, on note au début de la période une forte présence du rocou (une plante tinctoriale) et du sucre, avec une petite production de coton. À partir des années 1750, le sucre s'effondre et le rocou domine largement la production guyanaise. Le coton connaît une progression sensible, pour arriver vers les années 1770 au même niveau que le rocou, stimulé par la demande européenne et sa facilité de culture. Le sucre, en revanche, ne cesse de s'effondrer, couvrant à peine les faibles besoins de la colonie. Essentiellement tournée vers la production de tafia (eau de vie), la quantité de sucre produite devient si faible certaines années que la colonie n'est pas en mesure d'en exporter. Sur l'ensemble de la période, les productions de cacao et de café se maintiennent, bon an mal an. Au total, le volume des exportations a tendance à augmenter, mais reste globalement très faible. Il fait écho à la petite taille de la colonie qui, comme nous l'avons vu, compte environ 200 exploitations de plus de 10 esclaves vers les années 1770. C'est sans commune mesure avec la situation à Saint-Domingue qui, en 1789, regroupe plus de 460 000 esclaves, répartis entre 7858 propriétés importantes516.

 

1719 (valeur)

1737 (poids)

1752 (poids)

1752 (valeur)*

Moyenne 1766/1774 (poids)

Moyenne 1766/1774 (valeur)

Rocou

46424

89225

260541

203222

376700

292409

Coton

706

1630

17919

28431

142077

224923

Cacao

 

102336

91917

49365

9750

52960

Sucre

121084

387400

80363

30903**

15383

4093

Café

 

58409

226881

23925

38697

34526

Valeur des exportations

250953

 
 
 
 

620772

* Calculée d'après la moyenne des prix de 1766-1774

** Moyenne d'après le prix du sucre blanc et celui du sucre brut entre 1766 et 1774

Tableau 9: Productions de la Guyane (1719-1774)

Cette diversité des cultures traduit par ailleurs la difficulté d'adaptation des colons aux conditions locales. Ce sont souvent d'anciens soldats ou des citadins fuyant la misère, pour qui les techniques agricoles ne sont peu voire pas connues. Le choix des cultures n'est donc pas toujours en adéquation avec la nature des sols ni la conjoncture européenne. Les habitants les plus modestes persistent à cultiver le rocou, plante dont la culture nécessite peu de moyens financiers, matériels et humains, alors que les marchés européens sont saturés par une offre excédant la demande. La

514 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison rustique, op. cit., p. 3.

515 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 211.

516 Ibid., p. 215.

125

nécessité d'un rendement immédiat pousse les habitants forts modestes dans des logiques de court terme, dans lesquelles on tente plusieurs cultures qui sont abandonnées dès la première difficulté517.

Les autres cultures : épices, tabac et bois

Les épices

Depuis le début de la colonisation les épices sont perçues comme un moyen de développer le territoire et d'enrichir les habitants. S'en procurer et en découvrir sont des leitmotiv tout au long de la période. On récolte depuis la fin du XVIIe siècle la cannelle et la vanille. Dans les années 1740, on cultive du safran. La Condamine, en 1744, distribue aux habitants des graines de quinquina et de corossol. En 1768 sont introduits poivrier, giroflier et muscadier, ainsi qu'en 1773, où la Guyane reçoit six girofliers, quelques canneliers de Ceylan et une caisse de noix de muscade518.

Le clou de girofle devient un produit d'exportation important pour la Guyane à partir des années 1780, bien que sa consommation en Europe soit limitée. La cannelle se récolte tous les trois ans et son exportation ne commence qu'en 1787. Mais l'intermittence de sa production et la méconnaissance du procédé utilisé par les Hollandais pour préparer l'écorce donne un produit de qualité fort médiocre. Le poivre n'est réellement cultivé qu'à partir de 1784 et les premières exportations débutent en 1813. Sa culture reste marginale, quand bien même le poivre de Cayenne est de bonne qualité. Enfin, la muscade rencontre des difficultés liées au climat, très défavorable. En outre, les arbres sont sexués si bien que la différenciation ne peut se faire qu'au bout de sept à huit années de culture. Ainsi la culture de la muscade reste compliquée et n'est pas un article d'exportation en Guyane519.

Le tabac

La plante y pousse naturellement mais le traitement des feuilles après fermentation et séchage est mal maîtrisé, ce qui en fait un produit de mauvaise qualité malgré les efforts des

517 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 77.

518 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 243 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 88.

519 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 244-246 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 88.

126

autorités et plusieurs projets à partir de 1776. Ce sont essentiellement les esclaves qui en produisent pour leur consommation et pour alimenter l'étroit marché local520.

Le bois

Enfin, les « grands bois » sont régulièrement cités pour les richesses qu'ils renferment et les perspectives d'exploitation lucrative qu'ils nourrissent. Dans son utilisation immédiate, le bois est le matériau de base de l'architecture coloniale, pour la construction des fortifications, des palissades, des maisons, des habitations. On envisage également de l'utiliser pour la construction navale, dès 1714. Mais son exploitation est difficile car on ne connaît qu'un nombre limité d'espèces utilisables, qui sont souvent éloignées les unes des autres, difficilement accessibles et transportables. De plus l'exploitation est essentiellement manuelle, et les différents essais pour fabriquer des moulins à planche n'ont pas été concluants521.

1.3.4 L'élevage et la pêche

Historiquement, le bétail est importé en nombre du Cap-Vert dès 1694, puis de Nouvelle-Angleterre à partir de 1715522. Dès les années 1763, l'ordonnateur d'Esessars traite avec les compagnies de commerce de Maranhão et Grão-Pará en vue d'introduire en Guyane des bovins acclimatés523. Comme le montre Marie Polderman, l'élevage est peu développé en Guyane et reste une activité largement annexe. Environ 77 habitations (moins de la moitié du total) se partagent quelque 3 200 bestiaux qui, dans l'ensemble, sont laissés libres et paissent un peu partout. Les administrateurs encouragent pourtant cette branche car l'insuffisance en animaux domestiques est mise sur le même plan que le manque d'esclaves. Les habitations ont besoin de la force animale pour faire tourner les moulins à sucre524. Il n'y a pas de boucherie en Guyane. La taille restreinte du cheptel fait que les administrateurs empêchent leur abattage pour favoriser la reproduction525.

520 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 246 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 88.

521 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 254 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 95-96.

522 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 89.

523 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 251.

524 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 89-93.

525 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 250.

La pêche, enfin, représente une source d'approvisionnement non négligeable pour les colons. Elle se pratique au filet, à la ligne, au harpon, ou « à l'indienne » pour les poissons de rivière : soit à la flèche, soit en pratiquant la nivrée (on empoisonne temporairement le cours de la rivière avec certaines plantes - le bois diable, le nicou, le conany - qui paralysent le poisson.) En plus du poisson, les colons pêchent le lamantin, un gros mammifère des fleuves amazoniens, des huîtres et des crabes, très importants pour la nourriture des esclaves et des colons les plus pauvres526.

CONCLUSION

La Guyane est donc une terre de contraste. Le milieu particulièrement contraignant hypothèque largement les chances de succès des habitants et les tentatives de mise en valeur par la métropole. La structure sociale, analogue à celle que l'on retrouve dans les Antilles, reproduit le modèle de l'économie coloniale fondée sur l'esclavage comme main-d'oeuvre et la production de produits d'exportations. Cependant, la Guyane ne connaît pas, comme les îles à sucre des Antilles, une monoculture sucrière. Ses productions sont éparpillées en une multitude de cultures différentes, révélant les faiblesses du modèle guyanais qui repose sur une agriculture peu efficace, maintenant la majorité des habitants dans une situation de précarité économique.

L'enjeu pour la métropole est donc de mettre ce territoire en valeur en s'inspirant du modèle du Surinam voisin, tout en l'érigeant en pivot d'un dispositif militaire voué à assurer la sécurité des Antilles. La valeur stratégique que le ministère de la Marine accorde à la Guyane dès la fin de la guerre de Sept ans est l'occasion d'une succession de plans et de projets destinés à remplir les objectifs ministériels, dont le principal acteur est le baron de Besner. C'est dans ce contexte que Malouet est amené à intervenir en Guyane.

127

526 Ibid., p. 255 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 103-104.

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2 COMMENT METTRE EN VALEUR LA GUYANE ?

À partir de 1763 et la signature du traité de Paris, la France projette de faire de la Guyane une plate-forme de ravitaillement pour les Antilles et une base arrière pour en assurer la protection. Le ministère de la Marine orchestre les différents projets de mise en valeur de la Guyane, dont le principal, et de triste mémoire, est l'expédition de Kourou. L'étude de ces projets met au jour une impulsion administrative en métropole et dans les colonies, qui insuffle une dynamique d'ensemble, qui anime les rouages d'un dispositif administratif et scientifique destiné à capter les savoirs venus des colonies pour remplir les objectifs définis par le ministère. En bout de chaîne, cette mécanique de fond aboutit à des plans, à des projets, qui sont discutés, examinés, et pour certains voués à une réalisation concrète dans les colonies, comme c'est le cas de la Guyane, ce qui justifie l'envoie de Malouet.

2.1 L'administration coloniale

La Marine s'organise et se bureaucratise à partir du ministère de Colbert, autour du Secrétariat d'État. Son oeuvre coloniale est d'abord un travail de création des instances gouvernementales dirigeantes pour les colonies, qu'il entreprend après la mort du duc de Beaufort en 1665. « Avant cette époque, écrit Étienne Taillemite, le commandement suprême n'est ni fixé, ni véritablement organisé d'une manière rationnelle527. »

2.1.1 Le ministère de la Marine : l'administration centrale

À partir de 1670, les organismes coloniaux sont placés sous la coupe du secrétariat d'État à la Marine, au sein duquel évoluent des premiers commis spécialisés. Ceux-ci en représentent les principales cellules décisionnaires, hormis pour les questions financières qui restent une prérogative du Contrôleur Général, dès lors que celui-ci ne possède pas en même temps le secrétariat d'État à la

527 Etienne TAILLEMITE, « Le haut commandement de la Marine française de Colbert à la Révolution », in Jean MEYER, José MERINO, Martine ACERRA et Michel VERGÉ-FRANCESCHI (dirs.), Les marines de guerre européennes: XVIIe-XVIIIe siècles. Actes du colloque organisé au Musée de la Marine et à l'Université de Paris-Sorbonne, Paris, Presse Paris Sorbonne, 1998, p. 267.

129

Marine528.

Les affaires coloniales sont réparties par Colbert en trois bureaux : le Ponant, le Levant et les Fonds. Cependant, à la fin du règne de Louis XIV (1661-1715), des réformes interviennent et les choses évoluent vers une certaine modernisation. La répartition des tâches se rationalise et chaque bureau se voit attribuer une fonction déterminée. Ainsi Jérôme de Pontchartrain forme en 1709 le Bureau des colonies, le Bureau des consulats et le Bureau des classes529.

Le Bureau des colonies représente une entité particulière, sur laquelle s'appuient les ministres successifs pour donner des instructions, réglementer et entretenir une correspondance avec les territoires ultra-marins. À sa tête, nous trouvons le premier commis, « véritable bras droit et interlocuteur privilégié du Secrétaire d'État à la Marine530. » qui fait figure de vice-ministre des colonies. Quand Malouet est nommé ordonnateur, le poste de premier commis est occupé par Antoine Anselme Auda de 1775 à 1777 puis par Jean-Baptiste Dubuq de 1777 à 1795531. Avec l'avènement de Louis XVI (1774-1791) et l'arrivée d'Antoine Raymond de Sartine532 aux commandes de la Marine, les commis des colonies font figure de spécialistes, rompant avec une tendance à l'affairisme qui avait cours jusque-là533. Hommes de l'ombre, le premier commis occupe pourtant un poste-clé où la plupart des décisions sont prises, intégrant ce que Jean Meyer appelle un brain trust, c'est-à-dire un groupe restreint d'experts, un « cercle magique » de gens qui se connaissent et sont souvent amis, proche de l'entourage royal. Ce petit groupe détient la réalité du pouvoir et oriente l'ensemble de la politique coloniale534. « Roi, secrétaire d'État, contrôleur général (qui détient les cordons de la bourse) et premiers commis des instances en cause sont les véritables initiateurs de la politique535. »

Le premier commis joue le rôle de rapporteur. L'essentiel de son travail consiste à résumer le contenu du courrier ministériel, d'en dresser des extraits cohérents, et surtout de proposer les solutions aux problèmes. Il trie les plans et autres projets qui inondent le ministère, il rédige les projets d'arrêts et les arrêts eux-mêmes, s'arrogeant la haute-main sur les décisions importantes. Le rôle du premier commis est donc primordial. Même en cas de refus de ses propositions, il lui est loisible de dresser l'acte définitif d'une manière qui coïncide finalement avec ses projets initiaux. Ce qui fait que le choix du premier commis relève d'une décision politique ; en ce sens il est souvent un

528 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 104.

529 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française. Le premier empire colonial. Des origines à la Restauration, Paris, Fayard, 1991, vol. 2/1, p. 580.

530 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 32.

531 Ibid., p. 30.

532 Antoine Raymond de Sartines, ministre de la Marine de 1774 à 1780.

533 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 586.

534 Jean MEYER, « Les « décideurs »: comment fonctionne l'Ancien Régime? », The Annual Meeting of the Western Society for French History, 1987, no 14, p. 87.

535 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 104.

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proche du ministre536.

Le premier commis est donc un personnage incontournable, avec lequel il vaut mieux entretenir de bons rapports pour la suite de sa carrière. À ce titre, Malouet en fait les frais en 1764. En effet, deux inspecteurs des magasins des colonies sont nommés en 1763. L'un d'eux choisi de rester au bureau des colonies à Versailles. Grâce au soutien de Jarente, l'évêque d'Orléans, nous l'avons vu, Malouet est nommé par le ministre Choiseul pour occuper la place vacante. Il est envoyé à Rochefort en 1764, ce que n'apprécie pas Accaron537, premier commis du bureau des colonies, qui a créé ces postes et souhaite naturellement y placer ses hommes. Cette hostilité envers Malouet fragilise sa position au point qu'elle rend nulle les fonctions qui devaient être les siennes538.

D'une façon générale, l'administration coloniale repose sur une tradition centralisatrice, et son organigramme reprend celui des départements portuaires. Parallèlement à cela, le règlement du 7 mars 1669 donne à Colbert la Marine, le commerce et les consulats. Cette double administration, à la fois militaire et civile, caractérise le département de la Marine sous l'Ancien Régime. Elle se retrouve à son tour transposée dans les colonies. Ainsi, l'administration des départements portuaires français, à l'exemple de Rochefort, sert de modèle à l'organisation des territoires outre-mer. « L'arsenal de Rochefort est le siège de l'organisation d'un département maritime ; tandis que la ville de Cayenne contrôle la gestion de la colonie de Guyane française539. »

2.1.2 Gouverneur, intendant et Conseil supérieur : l'administration locale

Depuis le règlement du 4 novembre 1671, Colbert organise le gouvernement des colonies autour d'une direction bicéphale. Elle est composée du gouverneur, représentant le roi, et de l'intendant de la Marine, représentant l'administration, auxquels vient s'ajouter le Conseil supérieur, chargé de rendre la justice. Les colonies reproduisent ainsi, à distance, les institutions métropolitaines540. Pour en préciser les rôles et le fonctionnement, notre approche repose en partie sur les instructions émanant du roi, remises aux administrateurs sous forme de mémoires, véritable

536 Jean MEYER, « Les « décideurs » », op. cit., p. 88, 90.

537 Jean-Augustin Accaron, premier commis entre 1759 et 1764.

538 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, p. 26-27.

539 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 35-36.

540 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 604 ; Jean TARRADE, « Les intendants des colonies à la fin de l'Ancien Régime », in La France d'Ancien Régime, Toulouse, Privat, 1984, p. 674 ; Michel VERGE-FRANCESCHI, « Administrateurs coloniaux aux XVIIe et XVIIIe siècles: gouverneurs et intendants », in Paul BUTEL (dir.), L'espace caraïbe: théâtre et enjeu des luttes impériales, XVIe - XIXe. Actes du colloque international de Talence, 30 juin - 2 juillet 1995, Talence, Maison des pays ibériques, 1996, p. 117.

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feuille de route définissant le cadre d'intervention de chacun541.

Le gouverneur

« Lieutenant général et gouverneur» par son titre officiel, le gouverneur est un militaire issu de l'armée de terre ou de la Marine. Sur dix-sept gouverneurs généraux en poste aux îles du Vent de 1638 à 1763, quinze sont capitaines de vaisseaux du Roi ou chefs d'escadre des armées navales542. Il représente le roi outre-mer : il est à ce titre la première autorité de la colonie. Nommé par lettre de commission, il est le seul responsable politique du territoire543.

Les instructions du roi nous apprennent que « l'autorité particulière du gouverneur s'étend sur tout ce qui a rapport à la défense et à la sûreté du pays ». Il exerce ses pouvoirs sur « les officiers militaires, sur tous les gens de guerre et sur les habitans connus miliciens544. » Il est donc investi du commandement militaire, et contrôle tous les moyens servant à garantir la sécurité de la colonie.

C'est un personnage central, qui peut se faire remettre « chaque fois qu'il le désire, l'état des fonds de la caisse du roy et des aprovisionnemens en tout genre qui sont dans le magasin. » Enfin, il est précisé que le bon ordre exige que le gouverneur « ait connaissance de tout ce qui se passe dans la colonie. Aucun habitant ne peut être embarqué sans sa permission par écrit et après que les formalités prescrites pour la sûreté des créanciers ont été remplies545. »

Le gouverneur bénéficie d'une vaste délégation d'autorité, qui lui ouvre un éventail assez large de compétences. Il doit maintenir l'ordre, protéger les civils, faire appliquer la législation royale et les décisions du Conseil supérieur (au besoin par la force) et veiller aux concessions de terres faites par le roi à des particuliers. « Incontestablement, les lieutenants généraux sont maîtres dans la colonie » souligne Pierre Pluchon. Le contexte international y est pour beaucoup : la prééminence du gouverneur s'impose à une époque où les conflits occupent les devants de la scène546. Toutefois ses compétences en matière de justice et de finances sont limitées d'une part par les fonctions de l'intendant, d'autre part par le Conseil supérieur547.

541 ANOM C14/43 F° 216.

542 Michel VERGE-FRANCESCHI, « Administrateurs coloniaux aux XVIIe et XVIIIe siècles: gouverneurs et intendants », op. cit., p. 115-116.

543 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 605.

544 ANOM C14/43 F° 218.

545 ANOM C14, op. cit., p. 43 F°218.

546 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 605 ; Michel VERGE-FRANCESCHI, « Administrateurs coloniaux aux XVIIe et XVIIIe siècles: gouverneurs et intendants », op. cit., p. 117.

547 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 35-36.

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L'intendant

Ce personnage, généralement issu du corps des officiers de plume de la Marine, est un agent du secrétaire d'État de la Marine. Entre 1635 et 1791, sur les quarante-huit intendants, vingt et un sont écrivains, commissaires ou commissaires généraux de la Marine. Le restant vient du monde de la robe, surtout après le règne de Louis XIV548. L'intendant ne représente pas la personne du roi mais l'administration. De ce fait, ce n'est pas un chef politique mais un administrateur civil549. Comme le lieutenant général, l'intendant est nommé par commission. Il porte le titre d'intendant de justice, police et finances, et à partir du XVIIIe siècle s'ajoutent les postes de la guerre et de la marine. Il est ainsi chef de la justice, des finances (civiles et militaires) et de la fiscalité. « En temps de guerre, écrit Pierre Pluchon, l'intendant vit dans l'ombre, pressé de satisfaire aux exigences de la situation. En temps de paix, s'il n'a pas le goût de la subordination, il peut faire sentir l'étendue de sa puissance », ce qui signifie que l'intendant jouit d'une grande autorité qui, toutefois, est modérée par le fait que bon nombre des « décisions doivent obligatoirement être prises de concert par l'officier de plume et l'officier d'épée, tout comme la présentation du budget prévisionnel550. »

L'intendant trouve sa place dans les colonies les plus importantes. Pour les autres, il s'agit d'un commissaire ordonnateur placé sous l'autorité du gouverneur, ce qui est le cas de la Guyane551. C'est un commissaire, chargé par le roi d'une mission temporaire et révocable. Il est nommé par lettres patentes, comportant l'énumération précise de ses pouvoirs. En outre, il n'est pas tenu de se faire recevoir dans une juridiction, ni d'y faire enregistrer ses lettres de commission. Il peut donc user de ses pouvoirs, même à distance, dès le jour où ses lettres lui ont été délivrées par la grande chancellerie. Un commissaire peut subdéléguer ses pouvoirs, dans la mesure toutefois où il y est explicitement habilité par ses lettres de commission552.

Ses prérogatives sont décrites ainsi dans les instructions du roi :

« L'ordonnateur est seul chargé de tout ce qui concerne la finance, la régie des magasins, les approvisionnemens, la perception des droits et impositions, entretien et réparations des bâtiments appartenants au roy, il réunit en cette partie ainsy que sur la marine militaire et marchande toute l'autorité attribuée aux intendants des ports du

548 Michel VERGÉ-FRANCESCHI, « Administrateurs coloniaux aux XVIIe et XVIIIe siècles: gouverneurs et intendants », op. cit., p. 115.

549 Jean TARRADE, « Les intendants des colonies », op. cit., p. 674.

550 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 605.

551 Jean TARRADE, « Les intendants des colonies », op. cit., p. 674.

552 Lucien BÉLY, « Intendants de la Marine », in Dictionnaire de l'Ancien Régime, 2005e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 1383.

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royaume par les ordonnances de 1689 et 1765553. »

Cet administrateur bénéficie d'une grande autonomie d'action et de décision. Il évalue lui-même les situations et décide de son propre chef des mesures à adopter. « Quelles que soient les décisions royales et ministérielles et la centralisation, rappelle Céline Ronsseray, l'ordonnateur jouit d'une réelle liberté dans l'exécution des ordres du roi touchant la justice, la police et les finances », si bien qu'il possède la majeure partie des pouvoirs décisionnels de la colonie554, comme nous le précisent les instructions :

« C'est sous son autorité que tout passe, tous les marchés pour les ouvrages et fournitures et que sont faites toutes les adjudications ; il fait poursuivre et contraindre les débiteurs des droits du roy, et les comptables en retard, il a enfin en ce qui concerne les troupes les mêmes pouvoirs et le même exercice que les intendans des armées555. »

Ainsi, les instructions remises à Malouet illustrent l'étendue des pouvoirs qui lui sont confiés, et la multitude des tâches administratives qui en découle. À titre d'exemple, citons cette ordonnance du 5 décembre 1776, qu'il fait enregistrer par le Conseil supérieur, dans laquelle il prend des mesures contre les débiteurs à la caisse du roi. Il constate que « les secours que [la] bienfaisance [de sa Majesté] voudroit rendre utiles à tous, sont arrêtés entre les mains de plusieurs, par un oubli indiscret des conditions auxquels ils les ont reçus. » Il établit alors un texte en dix points afin de recouvrer les créances et de prévenir les éventuels abus556. Dans une lettre datée du 5 février 1777, il demande au ministre Sartine de bien vouloir lui accorder un crédit de 200 000 francs afin de reconstruire la prison, qu'il a dû faire détruire à cause de son état délabré, et de rénover les remparts de Cayenne « qui interceptent l'air [et] ne sont bons à rien si on ne les répare557. »

Le Conseil supérieur

Créé le 14 août 1703, le Conseil supérieur apporte la justice du roi aux habitants :

« Les tribunaux éstablis pour rendre la justice à Cayenne et dépendances consistent dans

553 ANOM C14/43 F° 219.

554 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 41.

555 ANOM C14/43 F° 210.

556 ANOM C14/43 F° 16.

557 ANOM C14/44 F° 225.

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un Conseil supérieur, une juridiction et un siège d'amirauté. Le Conseil supérieur tient ses séances tous les deux mois dans la ville de Cayenne, son autorité est renfermée dans la distribution de sa justice, le droit de faire des représentations lui est également réservé après l'enregistrement des règlements qui lui seront présentés, il est essentiel qu'il soit étroitement contenu dans ces bornes, par l'influence que ses démarches peuvent avoir sur les esprits558. »

Le Conseil est composé du gouverneur général et du lieutenant général des Îles d'Amérique, du gouverneur particulier et de l'intendant de la place, d'un lieutenant du roi, d'un major, de huit conseillers, d'un procureur et d'un greffier. Il réunit également les habitants les plus influents de la colonie. Pour Cayenne, ce sont, entre autres, MM. Mitifeu, Kerckove, Gras, Poulin, Benoist, Patris, Blouin, Lombard, Boudé, Macaye, Artur et Mallescot quand Malouet arrive en Guyane559. Son fonctionnement est à l'image des parlements métropolitains, c'est-à-dire des cours souveraines, jugeant en dernier ressort au nom du roi et enregistrant les lois. Il est également habilité, jusqu'à l'ordonnance de 1766, à prendre des règlements de police générale que réclame la colonie560. C'est aussi lui qui enregistre les lettres de commission et les instructions des administrateurs. Les attributions principales demeurent le pouvoir d'enregistrer et celui de faire des représentations sur les textes soumis à l'enregistrement. Céline Ronsseray estime que dans la pratique, cette possibilité permet au Conseil de jouer un rôle de contre-pouvoir, en atténuant l'influence du gouverneur et de l'ordonnateur561. Pour ce faire, le Conseil supérieur, comme les Parlements métropolitains, a recours aux querelles de préséances et au refus d'enregistrement. Surtout, cette institution peut servir de tribune aux colons défendant leurs intérêts face aux représentants de la monarchie que sont le gouverneur-général et l'intendant562.

En théorie, les magistrats agissent en toute indépendance des administrateurs qui doivent, le cas échéant, appliquer les décisions rendues par le Conseil. Ceci constitue une limite à l'autorité respective du gouverneur et de l'intendant, dont l'action envers le Conseil se limite à un rôle d'inspection. Les administrateurs doivent veiller à ce que les magistrats « se conduisent avec l'honnêteté, la décense et la dignité de leur état563. » Dont acte : dans le rapport de l'administration pour l'année 1777 adressé au ministre Sartine, Malouet fait part de la santé déclinante de M. de

558 ANOM C14/43 F° 221.

559 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 418.

560 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 611.

561 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 480.

562 François REGOURD, « Hommes de pouvoir et d'influence dans une capitale coloniale. Intendants et gouverneurs-généraux à Port-au-Prince dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle », in Josette PONTET (dir.), Des hommes et des pouvoirs dans la ville XIVe-XXe siècles: France, Allemagne, Angleterre, Italie, Talence, Presse Universitaire de Bordeaux, 1999, p. 210-211.

563 ANOM C14/43 F° 221.

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Macaye564 et de ses « mauvais effets, par l'influence qu'ont sur ses opinions celles des gens qui l'environnent. » Il n'hésite pas à rappeler à l'ordre des conseillers pour leur comportement ou leurs excès de langage, comme en témoigne une lettre adressée au ministre datée du 26 avril 1777. Malouet explique au ministre son intervention contre les conseillers Patris et Pierre Berthier, qui font courir des bruits sur Monsieur et sur Mme Adélaïde, dont Malouet est un proche, et calomnient. « [...] les vues droites et bienfaisantes du Gouvernement, qui [convertit] le bien en mal, qui se [fait] un jeu d'alarmer les esprits par des conjectures sinistres, qui [répand son] souffle empoisonné sur les objets les plus respectables565. »

Les instructions insistent sur le fait que la justice du Conseil soit rendue au nom du roi. Elles précisent qu'après la religion, la justice est « l'objet le plus digne de l'attention des souverains. Ils règnent principalement pour maintenir la propriété et la sûreté des peuples et s'ils ne peuvent remplir ce devoir par eux-mêmes, leur première obligation est d'établir pour les supléer des juges intègres et éclairés566. » En vertu de quoi, « les sieurs de Fiedmond567 et Malouët doivent donc honorer les magistrats et leur conseillers par leur exemple et le respect dû à leur caractère568. »

Mais en pratique, même si les instructions exhortent les administrateurs à travailler en bonne intelligence avec les membres du Conseil, les tensions restent fortes. Céline Ronsseray précise que « si la création du Conseil supérieur [est] motivée par la volonté de contrebalancer les pouvoirs des administrateurs, les usages [...] en sont éloignés du fait de leur simple présence au sein de cette assemblée. » En effet, ces derniers y sont présents d'office, eu égard à leurs fonctions, ainsi que les habitants les plus influents. De ce fait, la pression autour des places de conseillers est forte, compte tenu du rôle que le Conseil fait jouer dans la colonie : être conseiller signifie intégrer ce que Céline Ronsseray désigne comme « l'aristocratie » de la colonie569.

2.1.3 L'administration en Guyane

En définissant les rôles des trois principaux acteurs de la colonie, la monarchie fixe un cadre dans lequel gouverneur et ordonnateur exercent une autorité commune, qui s'étend à tous les domaines de l'administration générale, de la religion à la police des ports, de l'inspection des tribunaux à l'affranchissement des esclaves, de l'entretien des chemins à la nomination des notaires

564 Claude Macaye, procureur général au Conseil supérieur de Cayenne de 1742 à 1781.

565 ANOM C14/43 F° 234.

566 ANOM C14/43 F° 222.

567 Louis Thomas Jacau de Fiedmont, gouverneur en Guyane de 1765 à 1781.

568 ANOM C14/43 F° 222.

569 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 480-483.

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et des huissiers, en passant par la réglementation de la chasse, de la pêche, de la distribution des eaux d'arrosage, etc. « Tous ses [sic] objets sont soumis à la délibération commune des deux chefs570. » Dès lors, les correspondances et les documents officiels portent les signatures conjointes du gouverneur et de l'ordonnateur, comme on peut le voir, par exemple, en consultant les procès verbaux datant du 16 et du 20 février 1777, qui relatent la visite des habitations de M. Boutin et de

M. de Macaye, qui sont signés par Fiedmond et Malouet571.

Cela dit, il ne faut pas perdre de vue que ce cadre fixé par Versailles reste très largement théorique, et qu'une grande autonomie est laissée, de facto, dans l'application des directives royales. « J'avois heureusement pris la précaution avant mon départ, dit Malouet, de me faire autoriser, ainsi que M. de Fiedmont, à suspendre l'exécution et la promulgation des ordres du roi, dont nous reconnoîtrions les inconvénients572. » Cette remarque démontre qu'au XVIIIe siècle, la monarchie peut se reposer sur une administration coloniale composée d'un personnel mieux formé, bénéficiant d'une connaissance plus accrue des territoires outre-mer573. En cela, Malouet s'avère être un administrateur qui bénéficie d'une longue expérience acquise à Saint-Domingue. Durant cette période, il fait ses premières armes à des postes à responsabilités et se frotte à la société coloniale. « Les prétentions des administrateurs civils et militaires, leurs abus d'autorité, les préjugés, les habitudes vicieuses des colons, les intérêts du commerce et de la culture, tels furent, pendant mon séjour à Saint-Domingue, les objets de mes études et de mes réflexions574. » : c'est un homme averti qui arrive à Cayenne en 1776.

Un autre exemple nous est révélé par Malouet qui, peu de temps avant son départ pour Cayenne, est convoqué à Versailles par le ministre Sartine. C'est là qu'il se voit chargé par le roi de « l'exécution [des mesures qu'il a proposées pour la Guyane], avec une plus grande latitude de confiance et de pouvoirs que n'en avoient les autres administrateurs ; [qu'il sera lui-même] le rédacteur de [ses] propres instructions ; qu'on laisseroit en place l'ancien Gouverneur, M. de Fiedmont, qui étoit un vieux maréchal-de-camp, honnête homme, mais sans capacité ; qu'il auroit ordre de ne [...] contrarier [Malouet] en rien, et de seconder toutes [ses] dispositions575. » L'autonomie d'action de l'ordonnateur et l'importance du poste dont ici clairement mises en valeur, sans doute à dessein par Malouet qui, rappelons-le, écrit ces lignes au moment où il envisage reprendre du service auprès de Napoléon.

Néanmoins, la position importante de l'ordonnateur au sein de l'administration coloniale lui

570 ANOM C14/43 F°219.

571 ANOM C14/44 F°243 et 244.

572 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 31.

573 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 33.

574 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 41.

575 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 18-19.

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vaut d'être secondé par un certain nombre de commissaires ordinaires et d'inspecteurs, suivant une organisation hiérarchique verticale. (Voir tableau 10 ci-après576.)

La répartition des responsabilités est également distribuée de façon horizontale, dispositif complémentaire qui témoigne d'un souci de surveillance. « Il est nécessaire d'avoir à l'esprit ce rapport de force pour mieux comprendre le jeu de pouvoir et les querelles de fonction entre les administrateurs en Guyane au même moment » explique C. Ronsseray577.

Afin de palier aux contraintes liées à la taille de la colonie et aux difficultés de communication entre Cayenne et le reste du territoire, une délégation de pouvoir est instituée par l'ordonnance du 24 mars 1763. Celle-ci permet au ministre de nommer des subdélégués détenteurs de pouvoirs en matière d'ordonnancement. Par provision, ceux-ci sont délégués au Conseil supérieur et le président en cas d'absence de l'ordonnateur.

Travaillant en étroite relation avec l'ordonnateur, le contrôleur a la responsabilité de la discipline, de la police du port et de l'inspection des classes. Il vérifie le travail des écrivains, inspecte l'hôpital et les magasins. Son domaine d'intervention se rapporte à tout ce qui touche directement à l'argent : achats, dépenses, soldes, appointements des officiers.

L'écrivain des colonies se place dans une hiérarchie d'officiers supérieurs. Il est responsable des écritures : il enregistre les correspondances, mentionne les décès, réalise les inventaires et tous les travaux d'écriture et de comptabilité.

Le garde-magasin principal, pour sa part, tient les registres de tout ce que le magasin délivre aux administrateurs et à l'état-major pour le ravitaillement de la colonie. Il conserve les clés de tous les magasins de la colonie. Son rôle est capital car, de fait, il permet la circulation des biens et de l'argent au sein de la colonie par le biais de l'achat et de la vente de vivres. Le garde-magasin principal n'agit que sur ordre de ses supérieurs. Il est soumis au contrôle de l'ordonnateur et du contrôleur qui vérifient ses registres. La seule autorité dont il dispose est exercée sur les gardes-magasins de Sinnamary, Oyapock, Kourou et Approuague.

Enfin, pour achever ce rapide tour d'horizon, évoquons ici le rôle des très nombreux commis qui officient au sein des différents bureaux de la colonie. Qu'ils soient commis principaux, commis ordinaires, ou commis extraordinaires, ils sont chargés des travaux d'écriture confiés par un officier supérieur attaché au magasin, au contrôle, à la trésorerie ou à l'intendance578.

576 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 38.

577 Ibid., p. 39.

578 Ibid., p. 38-45.

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Tableau 10 : Organigramme administratif de la Guyane française XVIIIe siècle.

2.2 Les savoirs en mouvement

L'effort de centralisation entrepris par Colbert à partir des années 1660 intègre un volet scientifique important. Le ministre, en effet, donne aux sciences une place prépondérante qui intègre, via la Machine coloniale, un dispositif institutionnel de stockage, de validation, d'expertise et de diffusion centré sur Paris, voué à soutenir l'effort colonial français.

2.2.1 Paris, ville-monde

Au coeur d'une métropolisation des savoirs, Paris est un lieu où se croisent savants, objets insolites, cartes, plantes, qui permettent la mise en forme des savoirs579. La capitale du royaume s'érige peu à peu en véritable haut lieu scientifique, un site privilégié qui permet l'observation de

579 François REGOURD, « Capitale savante, capitale coloniale: sciences et savoirs coloniaux à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 20 juin 2008, n° 55-2, no 2, p. 123.

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phénomènes et de savoirs venus d'outre-mer. Cela contribue à former une identité locale des savoirs, produite dans le contexte global d'une capitale qui devient au XVIIIe siècle un lieu d'expertise, de validation des connaissances et des innovations580. Cette « métropolité » se lit à travers le développement des sciences académiques, la transmission des savoirs, les nouvelles formes de sociabilités culturelles, la circulation des imprimés, qui favorisent la constitution d'un espace public des sciences où s'articulent réunions de validation des savoirs et entreprises de vulgarisation581. La multiplication des journaux spécialisés, comme le Journal des savans par exemple, prétend répondre aux besoins des érudits comme des hommes de science, en quête d'informations sur les publications récentes et les nouvelles découvertes. Le journal est également un média qui permet de faire connaître ses propres ouvrages, ses propres travaux, et même de solliciter des informations. Ce qui participe à la constitution européenne d'un espace savant, au sein duquel s'imbriquent des réseaux locaux et des échanges internationaux animés par les lettrés, les savants, soutenu par un réseau de distribution constitué des libraires et des éditeurs582.

2.2.2 Le modèle académique français

C'est au cours du XVIIe siècle que les sciences deviennent un enjeu essentiel pour l'administration de l'État. La nécessité de donner au roi les moyens de sa puissance est à l'origine d'un mouvement d'institutionnalisation académique visant à la captation des savoirs583. De Richelieu à Louis XVI, diverses fondations marquent la volonté de la monarchie française de rationaliser l'activité intellectuelle en lui donnant un cadre académique584. L'action déterminante de Colbert se place dans cette lignée. Il fonde en 1666 l'Académie royale des sciences, qui constitue un tournant majeur dans l'histoire des sciences. Appelée à devenir une des institutions savantes les plus influentes en Europe, conçue pour élaborer une méthodologie scientifique efficace, mener un travail

580 Stéphane VANDAMME, « Measuring the scientific greatness: the recognition of Paris in European Enlightenment », Les Dossiers du Grihl, 2007, no http://dossiersgrihl.revues.org/772, p. 8, 12 ; Stéphane VANDAMME, Paris, capitale philosophique: de la Fronde à la Révolution, Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2005, p. 192.

581 Stéphane VANDAMME, Paris, capitale philosophique, op. cit., p. 13-14 ; Jean-Pierre VITTU, « Un système européen d'échanges scientifiques au XVIIIe siècle: les journaux savants », Le Temps des médias, 2013, vol. 1, no 20, p. 53.

582 Jean-Pierre VITTU, « Un système européen d'échanges scientifiques au XVIIIe siècle », op. cit., p. 48-53.

583 Christine LEBEAU, « Circulations internationales et savoir d'État au XVIIIè siècle », in Pierre-Yves BEAUREPAIRE et Pierrick POURCHASSE (dirs.), Les circulations internationales en Europe: années 1680-années 1780, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2010, p. 170 ; Maria Pia DONATO, Antoine LILTI et Stéphane VANDAMME, « La sociabilité culturelle des capitales à l'âge moderne: Paris, Londres, Rome (1650-1820) », in Christophe CHARLE (dir.), Le temps des capitales culturelles XVIIIe - XXe siècles, Champ Vallon., Seyssel, coll. « Époques », 2009, p. 30.

584 Daniel ROCHE, « Académies et académisme: le modèle français au XVIIIe siècle », Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, 1996, vol. 108, no 2, p. 644.

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de recherche pratique et théorique, et oeuvrer à la diffusion des savoirs, elle est entièrement vouée à desservir la gloire et la puissance de la France585. La fondation de l'Académie des sciences ouvre la voie à la mise en place de « la scientifique trinité originelle de la science monarchique, formée du Jardin du Roi, de l'Académie des Sciences, et de l'Observatoire de Paris586. »

L'Académie des sciences

L'Académie des sciences est fondée dans un contexte scientifique dans lequel discussions philosophiques et querelles savantes sont intimement mêlées, comme le montre les correspondances, les récits de voyageurs, les comptes rendus de journaux. La vie savante s'organise en cercles privés, en lieux informels qui suscitent des relations occasionnelles et souvent temporaires587. Selon Robin Briggs, Colbert fonde l'Académie des sciences suite à une réflexion qu'il entretient dès 1663 sur la création d'un modèle français capable de rivaliser avec son homologue anglais. Dans une volonté de servir le prestige du roi, il cherche à placer les figures les plus éminentes de la République des lettres sous l'influence et le contrôle du souverain588.

La mise en place de l'Académie des sciences, dont le modèle peut être observé déjà à Florence ou à Londres, procède par étapes successives. Les contraintes de la vie savante nécessitent de rassembler et de diffuser l'information sur les travaux en cours, ce qui impose une planification des réunions, la publication des résultats589. Ainsi, le 22 décembre 1666 se tient dans la Bibliothèque du roi une séance de travail qui réunit les mathématiciens (astronomes, mathématiciens, mécaniciens) et physiciens (botanistes, zoologistes, anatomistes...), inaugurant les réunions bihebdomadaires de l'Académie et la tenue des procès verbaux590.

Conscient des dangers que peuvent représenter des intellectuels dissidents, Colbert s'inspire de l'exemple de Richelieu en achetant leur soutient591. Placés sous son autorité directe de 1666 à 1683, puis de Louvois (1683-1691), enfin de Pontchartrain (1691-1699), les Académiciens sont pensionnés par la monarchie ce qui, de facto, les met au service du roi et les maintient dans une

585 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des Sciences and the Pursuit of Utility », Past & Present, 1991, no 131, p. 39.

586 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime: le cas de la Guyane et des Antilles françaises, XVIIe-XVIIIe siècles, Thèse de doctorat en histoire moderne, sous la direction de Paul Butel, Université Bordeaux Montaigne, Bordeaux, 2000, p. 258.

587 Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes et leur rôle dans les relations culturelles et sociales au XVIIIe siècle », Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, 1999, vol. 111, no 1, p. 404.

588 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des Sciences and the Pursuit of Utility », op. cit., p. 42.

589 Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes », op. cit., p. 404.

590 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 262.

591 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des Sciences and the Pursuit of Utility », op. cit., p. 42.

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position de dépendance vis-à-vis du pouvoir, qui peut influer sur le choix des membres, ou orienter les travaux des savants592. Par ailleurs, le cadre fixé par Colbert permet à certaines pratiques de s'affirmer, à travers des règles de discussion, des principes de démonstration et d'exposition, à mettre en parallèle avec les progrès réalisés dans le domaine de l'expérimentation et du rôle important des procédés de vérification et de validation. Ces pratiques sociales et scientifiques donnent à la science royale française une identité propre, porteuse d'un niveau d'exigence qui détermine les différents équipements et infrastructures à acquérir : l'Académie exige des ouvrages, des livres, des machines, des laboratoires et des découvertes593.

Les premiers Académiciens sont peu nombreux : moins d'une quinzaine, auxquels on adjoint quatre élèves et un secrétaire. La sélection des quinze premiers est le fruit de la concertation entre Chapelain, l'abbé de Bourseis et Pierre Carcavy. L'opposition de la Sorbonne semble avoir conduit Colbert à adopter des critères drastiques afin de rassembler la fine fleur des savants français594. « Les techniciens, hommes de machines et de bricolages, sont exclus au profit des savants reconnus, écrit Daniel Roche. Les cartésiens comme leurs adversaires ne sont pas recrutés, l'académisme français n'impose pas de théorie et veut limiter l'impact des querelles595. »

À la veille du XVIIIe siècle, le règlement pris par Pontchartrain en 1699, consacre l'affirmation de l'autonomie de la science et l'appui que le pouvoir royal donne aux savants. « L'Académie royale des sciences a deux maîtres : le roi et les sciences596. » L'Académie est placée sous l'autorité directe du roi, ce qui assure un financement régulier des académiciens qui, recevant de généreuses pensions, jouissent d'un prestige considérable, en adéquation avec l'exigence de notoriété intellectuelle597.

Le Jardin du roi

Le Jardin du roi est créé en trois étapes. Guy de la Brosse, médecin ordinaire de Louis XIII, est considéré comme son fondateur. Il en obtint la création en trois étapes : d'abord le 6 janvier

592 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 263.

593 Ibid. ; Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes », op. cit., p. 404-405.

594 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des Sciences and the Pursuit of Utility », op. cit., p. 42-43 ; François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 263.

595 Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes », op. cit., p. 404.

596 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des Sciences and the Pursuit of Utility », op. cit., p. 43 ; François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 266.

597 Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes », op. cit., p. 404-406.

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1626, un édit du roi décide la création d'un « Jardin royal des plantes médicinales », dont la surintendance est confiée au premier médecin Héroard. Ensuite, en 1633, l'achat d'un terrain au faubourg Saint-Victor. Enfin, en mai 1635, un nouvel édit royal constitue le véritable acte de naissance du Jardin. Dirigé par les premiers médecins du roi qui héritent de la fonction de surintendant, sa fonction principale est alors largement orientée vers la médecine et l'enseignement. On y décrit les plantes et leurs vertus curatives pour un public de futurs médecins et apothicaires mais également pour de nombreux curieux, collectionneurs ou amateurs de plantes, pris dans la mouvance de la passion des jardins botaniques qui s'empare de la France au XVIIe siècle598. À partir de 1718, le Jardin perd progressivement sa vocation uniquement médicale. Son appellation passe de « Jardin royal des plantes médicinales » en « Jardin du roi », dans lequel l'étude des sciences naturelles et physico-chimiques prend une place de plus en plus considérable599.

Sous l'impulsion des surintendants comme Fagon (1793-1718), Du Fay (1732-1739) et surtout Buffon (1739-1788), le Jardin du roi devient une institution remarquable. La majorité du personnel reste des médecins, chirurgiens ou apothicaires, mais Fagon et Buffon recrutent aussi des scientifiques de grande valeur, comme Tournefort, Jussieu, Vaillant, Dantry d'Isnard, Simon Boulduc, Etienne-François Geoffroy, Le Monnier. Fagon favorise la diffusion des idées et des connaissances scientifiques de son temps. Il encourage la culture des plantes coloniales, favorise les voyages d'études dans les pays lointains. Son action personnelle contribue à faire du Jardin un établissement important. À la mort de Louis XIV en 1715, Fagon est nommé surintendant à vie, et le restera jusqu'à sa mort en 1718. Du Fay fait construire deux grandes serres chaudes et transforme le jardin, jusque-là consacré aux végétaux de la pharmacopée, en jardin botanique d'essai, ouvert à toutes les espèces. Buffon double peu à peu la superficie du Jardin600.

Un effort important est entrepris en direction de la diffusion des idées et des connaissances scientifiques. Fagon favorise les voyages d'études dans les pays lointains, tandis que Buffon, reprenant la politique de Du Fay, entretient une correspondance suivie avec les hommes de science européens, les fonctionnaires en poste aux colonies, sollicitant des envois de renseignements, délivrant les brevets de « Correspondant du Jardin » ou « du Cabinet du roi ». Renfermant des collections d'histoire naturelle venant même parfois des

598 Yves LAISSUS, « Le Jardin du Roi », in René TATON (dir.), Enseignement et diffusion des sciences au XVIIe siècle, Paris, Hermann, 1964, p. 287-288 ; François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 258.

599 Yves LAISSUS, « Le Jardin du Roi », op. cit., p. 292.

600 Ibid., p. 290-297.

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cours d'Europe comme la Pologne, le Danemark, la Prusse ou la Russie, le prestige du Jardin sort des frontières du royaume601. Il devient un lieu de rencontre, d'échange et de transmission de savoir entre simples curieux, passionnés, savants, désireux de découvrir des plantes et des curiosités. « Là s'opère [...] le passage insensible de la curiosité individuelle, écrit François Regourd, à la connaissance raisonnée et collective, du plaisir des curieux au savoir des scientifiques602. »

L'Observatoire royal

Enfin, la construction de l'Observatoire royal en 1667, qui coûte plus de 50 000 livres, ajoute un bâtiment qui centralise tout le savoir astronomique du temps603. L'Observatoire parachève l'entreprise colbertienne, porteuse d'une symbolique prestigieuse. « Paris est désormais l'un des plus grands centres du savoir scientifique européen, sinon le plus grand604. » Sous la houlette des Cassini, l'Observatoire centralise les données venues d'Europe, d'Amérique ou d'Asie et conserve également les observations du ciel menées quotidiennement. Ces travaux permettent des avancées considérables pour la cartographie605.

2.2.3 La Machine coloniale

Le triptyque institutionnel et scientifique formé par l'Académie des sciences, le Jardin du roi et l'Observatoire royal porte la science française sur le devant de la scène européenne. Sa mise en place entre en coïncidence avec l'effort de centralisation et de rationalisation administrative entrepris par Colbert. En contrôlant les Finances, les Bâtiments royaux, la Marine et les principales académies savantes, le ministre omniprésent se dote des moyens nécessaires pour opérer un recentrage politique de l'expansion coloniale française. Le modèle colbertien fait la part belle à une forte bureaucratisation, qui puise dans le potentiel d'un

601 Ibid., p. 292-298.

602 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 259.

603 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des Sciences and the Pursuit of Utility », op. cit., p. 43 ; François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 264.

604 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 264.

605 François REGOURD, « Capitale savante, capitale coloniale », op. cit., p. 137.

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appareil d'État absolutiste les ressources pour coordonner une entreprise de « mobilisation des mondes606 » s'appuyant sur la centralité de Paris comme lieu de validation, d'analyse et de diffusion des informations venant des régions ultra-marines607. C'est dans ce contexte institutionnel que s'animent les rouages d'une Machine coloniale, mise en évidence par François Regourd et James McClellan608. Il s'agit d'un réseau d'académies liées de très près à l'autorité royale, des relations sociales spécifiques qui mêlent les relations de clientèle, de mécénat et de devoir administratif, qui se constituent autour du ministère de la Marine et des institutions scientifiques parisiennes, dans le but de déployer et de soutenir la colonisation française609.

Médecine navale et coloniale

Les efforts se portent en premier lieu sur la médecine. Les prémices institutionnelles d'une médecine coloniale sont jetées à l'initiative de la Marine royale, sous la supervision du ministère de la Marine et des Colonies. Les premières infrastructures sollicitées au XVIIe siècle sont les hôpitaux navals de Rochefort, Brest et Toulon, où sont créées au XVIIIe siècle des écoles navales de médecine afin de fournir à la Marine royale des médecins et des chirurgiens. La Société Royale de Médecine est fondée en 1778 à Paris, dans le but de coordonner au niveau national l'action des médecins et des sciences médicales, avec un important volet concernant la médecine navale610. À ce dispositif métropolitain répondent des structures implantées aux colonies, principalement les hôpitaux royaux. Situé au-dessus du port, celui de Cayenne est construit en 1699 pour apporter des soins aux soldats de la garnison et aux habitants pauvres611. L'hôpital colonial est dirigé par « le médecin du roi », agent royal ayant pour fonction de développer les savoirs coloniaux en menant des recherches localement612. C'est le cas par exemple de Jacques-François Artur, 1er médecin du roi à Cayenne de 1736 à 1771, qui produit une correspondance personnelle et scientifique importante, rédige de nombreux mémoires ainsi qu'une histoire de la Guyane613.

Ces différentes structures médicales sont régulièrement informées de l'état sanitaire des

606 Bruno LATOUR, La science en action, Paris, Gallimard, 1987, p. 512.

607 François REGOURD, « Les lieux de savoir et d'expertise coloniale à Paris au XVIIIe siècle: institutions et enjeux savants », in Anja BANDAU, Marcel DORIGNY et Rebekka VON MALLINCKRODT (dirs.), Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe siècle. Circulation et enchevêtrement des savoirs, Paris, Editions Karthala, 2010, p. 38-39.

608 James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The Colonial Machine: French Science and Colonization in the Ancien Regime », Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, pp. 31-50.

609 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 23.

610 James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The Colonial Machine », op. cit., p. 33-34.

611 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 485.

612 James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The Colonial Machine », op. cit., p. 34.

613 Céline RONSSERAY, « Un destin guyanais: Jacques-François Artur, 1er médecin du roi à Cayenne au XVIIIe siècle », Annales de Normandie, 2003, vol. 53, no 4, p. 352.

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colonies et des épidémies qui s'y déclarent. En effet, quand les Européens prennent pied en Amérique, ils amènent avec eux de nombreux germes pathogènes comme la variole, la rougeole, le paludisme, des parasites intestinaux, qui affectent durement les populations locales et les esclaves. En février 1744, une épidémie de rougeole frappe Cayenne et touche seulement les créoles, les esclaves et les Indiens. Des filles à marier, débarquées en 1716, sont à l'origine d'une épidémie de variole, que l'on soigne à l'aide de mercure et qui décime essentiellement les Amérindiens. Le mal rouge de Cayenne, autre nom donné à la lèpre, frappe en 1743. Artur tente de l'enrayer en soignant les malades avec du mercure et des plantes614. En 1778, Antoine Poissonier des Perrières, dans un courrier qu'il adresse au ministre Sartine depuis Cayenne, propose un remède contre le mal des mâchoires qui frappe les enfants d'esclaves615. Les autorités sont également attentives à l'état des hôpitaux portuaires et à la santé des marins. La mortalité sur les navires est très importante, en particulier sur les navires négriers. Très élevée aux origines de la traite (environ 30%), elle connaît une baisse rapide au XVIIIe siècle (environ 15%) du fait d'une meilleure alimentation et de mesures d'hygiènes plus efficaces. L'esclave étant une marchandise coûteuse, les armateurs ont l'obligation d'embarquer à bord un chirurgien, qui reste malgré tout impuissant face aux épidémies de scorbut et aux maladies infectieuses, aux révoltes ou au mauvais temps qui allonge la durée du voyage. Ces conditions difficiles touchent aussi bien les captifs que l'équipage. Soumis pareillement aux épidémies et à des conditions de travail très dures, la mortalité des marins ne diminue pas au fil du XVIIIe siècle, et reste même supérieure, dans l'ensemble, à celle des captifs616.

Géographie et cartographie

Maîtriser un espace lointain nécessite également une maîtrise de sa représentation cartographique. L'empire colonial se diversifiant, le besoin des autorités de connaître ces territoires se développe en même temps que la centralisation administrative du pouvoir. Les outils qu'offre la géographie sont essentiels pour l'administration. Ils octroient, d'une part, les moyens de démontrer la puissance royale par la représentation de ses possessions ; d'autre part il s'agit d'informer et d'instruire l'État617, d'avoir une vue générale des colonies, d'en dresser un inventaire

614 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 475-477.

615 ANOM C14/57 F° 150 ; ANOM C14/89 F° 23

616 Marcel DORIGNY, Bernard GAINOT et Fabrice LEGOFF, Atlas des esclavages: traites, sociétés coloniales, abolitions de l'antiquité à nos jours, Nouvelle édition augmentée., Paris, Éditions Autrement, coll. « Collection Atlas/Mémoires », 2013, p. 27.

617 Caroline SÉVENO, « La carte et l'exotisme », Hypothèses, 2008, vol. 11, no 1, p. 52-53.

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spatial, de localiser les ressources naturelles et les habitants. La perte du Canada en 1763 oriente clairement la cartographie vers une vocation militaire, pour renforcer la défense des îles antillaises618. Les efforts entrepris par la monarchie dans ce domaine sont relativement importants. À l'image de pays comme l'Autriche ou le Danemark, et contrairement à l'Angleterre qui accuse un retard certain, la France dispose depuis les années 1750, sous l'impulsion de Choiseul et de Jean Baptiste Berthier, d'une cartographie unifiée et normalisée de l'ensemble du territoire, établie par triangulation619. De fait, les bureaux de Versailles disposent au Dépôt des cartes, plans et journaux de la Marine, de très nombreuses cartes locales, réalisées sur le terrain par les arpenteurs, les militaires ou les administrateurs620. Parallèlement, une ordonnance royale du 24 mars 1763 stipule que les cartes de tous les ports et places fortes des Antilles soient réactualisées annuellement, ce qui contribue à renforcer le rôle d'objet de connaissance attribué aux cartes621.

Toutefois, le corpus cartographique des colonies, en particulier pour la Guyane, est loin d'être aussi complet. En 1774, dans un mémoire qu'il adresse au ministre, l'ingénieur-géographe Simon Mentelle, en poste à Cayenne, fait état d'une situation peu reluisante. Les connaissances géographiques sur la Guyane sont restreintes et proviennent essentiellement de trois sources : « 1° les itinéraires de quelques voyageurs ; 2° les observations astronomiques et les opérations trigonométriques de M. de La Condamine : 3° les travaux des ingénieurs géographes entretenus dans la colonie depuis 1762622. » Dans l'ensemble, Mentelle déplore que les documents à disposition soient très imparfaits, presque toujours dépourvus d'échelle, fondés sur des estimations. La longueur du chemin à parcourir est exprimée en heure de marche, en journée de cabotage, « or, il est très ordinaire de ne mettre qu'une heure en descendant une rivière pour faire le chemin qu'on a bien de la peine à remonter en six, et même en dix heures, avec la même équipe623. » En revanche les travaux de La Condamine, qui effectue des relevés trigonométriques, de l'ingénieur-géographe Dessingy, qui cartographie en 1762 le terrain entre le cap d'Orange et le Kourou, (« travail très détaillé qui comporte une échelle », précise Mentelle) et de lui-même, (Mentelle cartographie en grande partie le Maroni et l'Oyapock) sont bien plus précis, mais trop limités et trop peu nombreux :

618 François REGOURD, « Coloniser les blancs de la carte. Quelques réflexions sur le vide cartographique dans le contexte colonial français de l'Ancien Régime (Guyane et Antilles françaises, XVIIe-XVIIIe siècle) », in Isabelle LABOULAIS-LESAGE (dir.), Combler les blancs de la carte. Modalités et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVIIe-XXe siècle), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, coll. « Sciences de l'Histoire », 2004, p. 227.

619 Kapil RAJ, « La construction de l'empire de la géographie. », op. cit., p. 1166 ; Caroline SEVENO, « La carte et l'exotisme », op. cit., p. 55.

620 François REGOURD, « Coloniser les blancs de la carte », op. cit., p. 227.

621 Caroline SEVENO, « La carte et l'exotisme », op. cit., p. 55.

622 ANOM C14/43 F°291.

623 ANOM C14/43 F°291.

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« [Ce] sont des morceaux précieux par le mérite de leur auteur et par ce quelles (sic) ont été faites avec de grands instruments, tels, sans doute, qu'on en verra guère dans la colonie. Mais ces travaux sont en petit nombre, et ils ne peuvent donner la position que de quelques points ; ce sont les prémiers (sic) matériaux d'un grand édifice, et leur utilité doit dépendre l'emploi qu'on en fera624. »

Mentelle fait remarquer que les travaux de cartographie sont rendus difficiles par manque de moyens et par la difficulté de se déplacer en Guyane, véritable gageure au XVIIIe siècle625. De plus, il informe le ministre que les documents sont difficilement exploitables en l'état car ils ne sont pas regroupés en un seul endroit. Ils sont de fait inutiles pour les voyageurs et les expéditions militaires s'aventurant à l'intérieur des terres, « obligés d'avoir pour guide des Indiens ou des Nègres ou mulâtres libres626. » ce qui peut sembler problématique :

« On sçait que par l'infidélité des Indiens il est arrivé quelque fois que ces détachements ont manqué leur objet et sont revenus à la ville accablés de fatigue, et après avoir consommé leurs vivres dans des marches inutiles, ou même opposés à la route qu'on se proposoit de tenir627. »

Ainsi Mentelle propose-t-il de rassembler en un seul corps d'ouvrage tous les matériaux que la colonie possède sur la géographie de la Guyane. Il suggère dans son mémoire que les travaux se poursuivent, assortis de moyens adéquats pour pouvoir réaliser un travail sérieux et de qualité628. De fait, combler les blancs de la carte revêt également un objectif administratif. En joignant aux cartes un mémoire, il s'agit de compléter l'information, la préciser, proposer des améliorations afin de faciliter la prise de décision administrative à Versailles629.

624 ANOM C14/43 F°292.

625 Yannick LE ROUX, Les communications intérieures en Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794), op. cit. ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 539.

626 ANOM C14/43 F°293.

627 ANOM C14/43 F°294.

628 ANOM C14/43 F°294.

629 François REGOURD, « Coloniser les blancs de la carte », op. cit., p. 227.

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Botanique et agronomie

Enfin, le dernier chantier qui anime les rouages de la machine coloniale s'intéresse à l'agronomie et à la botanique. Une fois encore, c'est sous l'initiative de Colbert et des théories mercantilistes que la nature tropicale revêt un enjeu économique de premier plan, vers les années 1670. La monarchie encourage la culture des plantes existantes dans les colonies, mais cherche également à en implanter de nouvelles. L'introduction de plantes devient un enjeu économique de premier ordre pour Colbert qui, par ce moyen, espère favoriser l'émergence d'une agriculture coloniale capable de compenser les difficultés conjoncturelles liées à la baisse du prix du sucre, tout en permettant à la France de se dégager du commerce étranger pour des produits à forte valeur ajoutée comme la soie ou les épices630. Les différents ministres de la Marine s'évertuent tout au long du XVIIIe siècle à poursuivre cette politique en s'appuyant sur un double réseau marchand et administratif. Le réseau marchand, charpenté par les ports de la façade atlantique. Ainsi, en 1726 un jardin d'apothicaire à Nantes sert d'interface entre le monde colonial et l'administration. Il stocke les spécimens rapportés des colonies et délivre aux capitaines des listes de plantes. Le réseau administratif pour sa part collecte les graines et les plantes et consigne des informations sous forme de mémoires631.

L'Académie des sciences et le Jardin du roi jouent un rôle important au sein de ce système. « Leurs liens avec les ministères sont quasi symbiotiques, explique Julien Touchet : constitution des collections et aide à la colonisation sont imbriquées dans leurs moyens, sinon dans leurs buts, notamment au niveau important du personnel632. » Ainsi, il convient d'avoir sur place un réseau d'informateurs fiables et de qualité. C'est au cours du XVIIIe siècle que l'Académie des sciences et le Jardin du roi dépêchent dans les colonies des médecins coloniaux à qui l'on accorde le titre de « botaniste du roi ». C'est le cas de Pierre Barrère en 1721, correspondant d'Antoine de Jussieu en Guyane, ou de Fusée-Aublet et de Patris, tous deux recommandés en 1762 et 1764 par Bernard de Jussieu, qui fournissent régulièrement à l'Académie des sciences et au Jardin du roi plantes, graines, herbiers, mémoires, illustrations, etc633.

Concernant la Guyane, les vues ministérielles sont particulièrement attentives à développer la culture des épices, dans le but de concurrencer les Hollandais, et l'exploitation du bois. Dès les origines de l'installation française en Guyane, se procurer des épices, en découvrir et en cultiver paraît être un moyen de développement du territoire. En 1693, Ferroles propose au ministre de

630 François REGOURD, « Maîtriser la nature », op. cit., p. 49.

631 Ibid., p. 47.

632 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 53.

633 François REGOURD, « Maîtriser la nature », op. cit., p. 48-49.

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cultiver de la cannelle venue d'Amazonie. En 1742, on cultive du safran. L'introduction du poivrier (1784), du giroflier (1773) et du muscadier (1773) est relativement tardive dans la colonie634. Un projet naît dès les années 1763 avec l'expédition de Kourou, dont l'objectif est de mettre en place une migration des plantes par le biais d'un réseau de jardins coloniaux. Ce projet est repris par André Thouin, jardinier en chef du Jardin du Roi depuis 1764. S'inspirant des réalisations de Pierre Poivre à l'île de France (l'île Maurice) et l'île Bourbon (la Réunion) le ministère développe deux jardins coloniaux : en 1777 à Saint-Domingue, et en 1778 en Guyane sur l'habitation de la Gabrielle. « Ces deux jardins, explique François Regourd, confiés à des botanistes talentueux, [deviennent] dès lors des postes avancés de la politique coloniale du Jardin du roi635 » dont la vocation est de centraliser les plantes destinées à compléter les collections européennes ; ce sont également des lieux d'expérimentation de cultures, où l'on reçoit des graines et des plantes en vue de leur acclimatation. Ce projet d'un réseau de jardins coloniaux est contemporain, en Guyane, d'une réussite en matière d'agrobotanique, en particulier grâce au développement des « épiceries » et surtout de la girofle636.

Les premières tentatives sont peu concluantes. Entre 1720 et 1722, le gouverneur La Motte-Aigron crée un jardin proche de Cayenne où il tente de développer la culture du café, dont des graines sont introduites en contrebande du Surinam, mais le projet périclite rapidement par suite d'un mauvais emplacement et d'enjeux administratifs contradictoires637. Il faut attendre 1778 pour que la culture de la girofle sont réalisées en Guyane sur l'habitation la Gabrielle, où Malouet crée la même année un Jardin du roi à la tête duquel il fait placer en 1779 Guisan. L'idée est de centraliser en ce lieu toutes les cultures d'épices en Guyane. Ainsi, dès le mois d'août, Malouet fait transférer trois pieds de girofliers à la Gabrielle. En 1785, un rapport de Guisan aux administrateurs fait état de 4 411 girofliers en plein rapport, ce qui permet d'en distribuer 261 dans la colonie638. La Gabrielle commercialise sa production de clous de girofle à partir de 1788639.

On s'intéresse également au bois. La majeure partie de la Guyane est couverte d'une forêt qui fascine et suscite un intérêt permanent quant à ses richesses et son exploitation potentielle. Matériau de construction de base de la colonie, on songe également à l'utiliser pour la construction navale. Certains bois sont aussi utilisés pour leurs fruits, leurs graines, pour améliorer l'ordinaire de la colonie. Par exemple, le baume de copahu est à usage pharmaceutique, le yayamadou sert à

634 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 87-88.

635 François REGOURD, « Maîtriser la nature », op. cit., p. 51.

636 Ibid. ; Emma C. SPARY, Utopia's Garden: French Natural History from Old Regime to Revolution, Chicago, The University of Chicago Press, 2000, p. 50 ; Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 40-41.

637 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 142.

638 Ibid., p. 155.

639 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 88.

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fabriquer des chandelles, l'hévéa, décrit par Fusée-Aublet en 1777, donne le caoutchouc. De nombreux échantillons sont collectés et envoyés au ministre dans le courant du XVIIIe siècle par Pierre Barrère ou Jacques François Artur, qui envoie en 1740 34 échantillons640. Des projets de pépinières voient le jour dans les années 1770, et Malouet l'oublie volontiers, à l'initiative du baron de Besner, qui rédige en 1775 un mémoire sur les bois de Guyane641 dans lequel il prévoit de réaliser un inventaire des espèces utiles, tant en matière de constructions civiles ou navales, qu'à usage médicinal. Il prévoit de multiplier ces arbres au sein d'une pépinière qu'il envisage d'implanter à proximité de Cayenne :

« [La pépinière] servira principalement à fournier les arbres qui seront plantés le long des grands chemins. Ces arbres appartiendront au roi et seront plantés par ses nègres. Il ne conviendra d'employer dans cette plantation que des arbres utiles, tant pour la charpente que pour la construction642. »

Besner envisage également de procéder à la naturalisation d'espèces locales afin de les introduire en France « dans les provinces méridionales [où elles deviendront] utiles643. »

2.3 Repenser le modèle colonial. La Guyane comme champ d'expérimentation

Suite à la signature du traité de Paris, le ministère de la Marine repositionne ses objectifs en imaginant faire de la Guyane le centre névralgique du dispositif colonial français dans l'aire caraïbe. Cette réflexion est d'abord menée par Choiseul qui imagine l'expédition de Kourou en 1763, qui est un véritable désastre humain et financier. Les prolongements de cette débâcle influencent de façon décisive le modèle sur lequel s'appuie la réflexion et les objectifs que l'on donne aux différents plans qui vont voir le jour dans les années 1770 pour le Guyane. En effet, comme le montre l'impulsion donnée par Sartine qui souhaite appliquer des « méthodes nouvelles644 », cette terre

640 Ibid., p. 95-96.

641 ANOM C14/42 F°163.

642 Ibid.

643 Ibid.

644 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, p. 65.

151

lointaine de Guyane devient un champ d'expérimentation à la fois économique, agronomique et technique, avec en toile de fond le débat autour de l'esclavage qui devient de plus en plus sensible à cette époque.

2.3.1 L'expédition de Kourou

Dès 1759 et l'arrivée de Choiseul au secrétariat d'État aux Affaires étrangères, celui-ci développe une réflexion globale visant à faire pièce à la puissance anglaise, en prenant appuis sur les colonies françaises d'Amérique. Devenu ministre de la Marine en 1761, il est confronté au fait que les îles à sucre des Antilles tombent les unes après les autres aux mains des Anglais. La situation militaire provoque un changement stratégique à Versailles, qui se traduit par un glissement d'une réflexion globale sur la façade atlantique vers une approche plus attentive aux enjeux locaux. C'est à l'initiative de Choiseul que naît en 1762 le projet d'implanter une colonie en Guyane645. Pourquoi la Guyane ? La réflexion menée au ministère mobilise les ressources de la Machine coloniale. L'Académie des sciences missionne les botanistes Adanson et Fusée-Aublet (qui se rend sur place en 1762), qui adressent au ministre des mémoires sur les potentialités de cette colonie646. L'objectif pour Choiseul est double. D'une part, il s'agit d'y créer un point d'appui défensif afin d'assurer la défense des possessions françaises d'Amérique. D'autre part, il envisage de la transformer en une sorte de plate-forme de ravitaillement, d'où l'on prévoit d'expédier bois précieux et vivres pour les Antilles. Par ailleurs, et contrairement à ces dernières, la Guyane est vide de monde (environ 7500 colons en 1763) ce qui permettrait d'implanter un peuplement massif647. S'inscrivant à rebours du cadre colonial ayant cours alors, Choiseul conçoit donc de créer une colonie de peuplement à vocation militaire. Un second point, qui constitue aussi une rupture majeure, est que la colonie sera sans esclaves. En effet, ceux-ci ont tendance à s'enfuir en cas de guerre, tandis qu'un colon libre, propriétaire de la terre qu'il cultive, est plus enclin à la défendre. Du moins le pense-t-on648. On tâche également par ce moyen d'enrayer le problème du marronnage, qui est endémique au Surinam voisin, en proie à des révoltes d'esclaves649.

Le ministre prévoit donc d'expédier environ 15 000 Européens avec pour objectif de les

645 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763 : le dernier rêve de l'Amérique française, Paris, Vendémiaire, coll. « Chroniques », 2011, p. 16-17.

646 Ibid. ; François REGOURD, « Kourou 1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial », in Charlotte de CASTELNAU-L'ESTOILE et François REGOURD (dirs.), Connaissances et pouvoirs, les espaces impériaux (XVIe - XVIIIe). France, Espagne, Portugal, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2005, p. 234.

647 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 63.

648 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit., p. 71.

649 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 63.

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implanter entre le Kourou et le Maroni650. Une importante campagne de promotion est lancée en France et en Allemagne. Des imprimés sont diffusés, expliquant comment rejoindre les ports de départ, ventant les innombrables richesses du pays, rassurant sur les conditions sanitaires et sur les dangers éventuels. Les frais de voyage et d'installation sont pris en charge par l'État. Cette propagande draine un nombre important de gens, de toute condition, les uns désirant faire fortune par un placement rémunérateur ; les autres fuyant la misère et aspirant à des jours meilleurs651. Le ministre fait appel à une majorité de colons étrangers, car il ne souhaite pas puiser dans les réserves démographiques du royaume, que l'on imagine alors en état de dépeuplement. Ainsi, ce sont en majorité des populations issues des pays rhénans, de Belgique, de Hollande, de Prusse, d'Autriche ou de Suisse qui se massent sur les routes en direction de Rochefort, du Havre et de Marseille. S'ajoute un contingent de Français ainsi que quelques Canadiens, chassés par la conquête anglaise652.

Le premier convoi fait voile vers Cayenne en mai 1763 et mouille dans la rade en juillet. Mais Choiseul est pressé et souhaite concrétiser le projet rapidement pour prendre par surprise les Anglais. Il précipite le départ des convois suivants, alors que les préparatifs en Guyane tardent à se mettre en place. En effet, Brûletout de Préfontaine, en charge de construire les abris, arrive à Cayenne après le premier convoi. L'intendant Jean Baptiste Thibault de Chanvalon n'appareille qu'en novembre 1763. Ainsi 37 convois se succèdent et déversent entre juillet 1763 et mai 1765 un flot de plus de 10 000 migrants dans la basse vallée du Kourou653. Leur traversée s'effectue souvent dans des conditions déplorables. Entassés avec le bétail dans les navires, mal nourris et éprouvés par les intempéries, ce sont des individus déjà affaiblis moralement et physiquement qui débarquent à Cayenne et à Kourou654. De plus, le sort sort semble s'acharner car les vivres transportées dans les cales des navires arrivent à Cayenne dans un piteux état et se détériorent rapidement sous l'effet du climat. Sur place, Préfontaine ignore l'emplacement de la future colonie. Il est également confronté au manque de soutien des autorités coloniales, si bien qu'il peine à mettre en place la logistique dont il a la charge655. L'opération tourne rapidement au drame. La colonie, qui ressemble davantage à un campement de fortune, n'est pas en mesure d'accueillir dans de bonnes conditions les migrants qui, pour la plupart d'entre eux, sont contraints de dormir à la belle étoile, à même le sol, dans une atmosphère humide, parmi les insectes dangereux dont regorge la région656. Thibault de Chanvalon

650 Ibid.

651 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit., p. 115.

652 Ibid.

653 Ibid., p. 150, 156.

654 Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French Atlantic », Past & Present, 2006, no 192, p. 87-90.

655 Ibid., p. 158.

656 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 64.

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informe rapidement Choiseul de la débâcle qui se profile. Mais malgré ses alertes répétées, Kourou se transforme très vite et très tôt en un mouroir à ciel ouvert, dévasté par les maladies souvent propagées par les nouveaux arrivants qui ont côtoyé le bétail pendant les 6 à 8 semaines de traversée657. L'intendant lui-même tombe malade, son neveu succombe. La dysenterie, le typhus, le paludisme, la fièvre jaune et la typhoïde font un véritable carnage. Le seul médecin, secondé par 7 chirurgiens et une poignée de sages-femmes, complètement débordé, est impuissant à endiguer l'épidémie qui fauche 6 colons sur 10. Au total, on estime que sur les 10 446 personnes implantées, environ 1 700 seulement choisissent de rester.658.

À Versailles, l'opprobre est jetée sur Thibault de Chanvalon, qui est emprisonné au Mont-Saint-Michel. Turgot s'en sort grâce au crédit de son frère659. L'affaire a un retentissement énorme dans les milieux coloniaux, bien plus que dans les allés du ministère. Ça n'est pas tant le coût humain qui entraîne l'indignation, mais l'importance des moyens financiers engagés en vain, que l'on hésitera désormais à mobiliser en faveur du développement de la Guyane. Raynal estime le total des pertes à 30 millions de livres, pour un apport de 450 à 500 personnes qui s'installent finalement à Cayenne ou à Sinnamary660.

Cet échec entraîne des conséquences sensibles sur la réflexion des différentes parties intéressées à la mise en valeur de la Guyane. Le destin tragique de cette tentative française inspire différentes conclusions quant aux causes de son échec. Bien entendu, l'épidémie qui a ravagée la colonie est invoquée, mais cette explication est rapidement écartée. Bajon constate que le climat n'est pas aussi mortifère qu'on veut bien le dire. À l'origine la situation sanitaire à Kourou est peu ou prou analogue à celle de Cayenne, d'ailleurs les esclaves et les Blancs sont atteints des mêmes maladies.

La première conclusion, qui s'impose à Choiseul et au sein de la plantocratie, est qu'une colonisation blanche est impossible dans les régions torrides. Cette idée est reprise par Raynal en 1770 dans son Histoire des deux Indes, pour qui la mise en valeur des colonies, particulièrement celle de Guyane, ne peut s'effectuer sans le recours aux esclaves africains661. La deuxième conclusion est d'ordre politique et concerne les limites d'un tel projet quand il est aussi mal organisé, mal préparé, mal pensé, où trop d'intérêts divergents entrent en opposition. Surtout, l'affaire de Kourou révèle ce que l'ignorance, ou tout du moins la représentation que l'on se fait des conditions locales, engendre. Il y a une distorsion flagrante entre ce qui est imaginé à Paris dans les ministères, où des projets biens huilés voient le jour à plusieurs milliers de kilomètres des territoires

657 Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French Atlantic », op. cit., p. 87.

658 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit., p. 177-180.

659 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 64.

660 Ibid. ; Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit., p. 91.

661 Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French Atlantic », op. cit., p. 87-90.

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concernés, et les contraintes locales, tant naturelles qu'humaines, qui sont mal prises en compte662.

En dépit de ce désastre, qui aurait pu marquer l'abandon des projets coloniaux pour la Guyane, le ministère continue de penser que cette partie de son empire peut jouer un rôle défensif crucial. L'idée d'en faire une colonie de laboureurs libres, capable de ravitailler et d'apporter un soutien militaire aux possessions antillaises fait long feu et perdure jusqu'à la Révolution663. Ainsi, divers projets sont entrepris sous l'impulsion d'un personnage dont le rôle est déterminant dans l'intervention de Malouet : le baron de Besner.

2.3.2 L'entrée en scène du baron de Besner

Un premier essai à Tonnegrande

Ce militaire alsacien participe à l'expédition de Kourou comme recruteur, dans la zone rhénane frontalière. Il est envoyé en septembre 1765 en Guyane afin d'enquêter sur les raisons de l'échec de l'expédition. Son arrivée suscite un regain d'espoir auprès des colons, qui craignaient d'être abandonnés par la métropole après l'échec de Kourou664. Très actif, il parcourt la colonie, fait des relevés, observe, prend des notes. Il rédige plusieurs mémoires dans lesquels, petit à petit, il précise sa réflexion sur les moyens d'aménager la Guyane. Par exemple, dans un Précis sur les Indiens665, il propose un plan de « civilisation » propre à attirer dans la colonie des populations amérindiennes et à les y fixer comme travailleurs libres. À l'image du Surinam, il propose d'étudier la dessiccation des zones humides pour étendre la surface agricole fertile666. Dans un Mémoire sur la colonie de Cayenne en 1767, il montre que les échecs successifs de la culture du cacao dans les années 1720 et de l'indigo dans les années 1750 sont davantage dus à une mauvaise évaluation des capacités de la colonie, et n'ont en tout cas rien à voir avec une prétendue malédiction pesant sur la Guyane, la vouant à rester éternellement dans un état de sous-développement :

« L'état de foiblesse dans laquelle la colonie de Cayenne a toujours langui depuis

662 Ibid., p. 89.

663 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », Western Society for French History, 2011, no 39, p. 108.

664 ANOM C14/25 F°44.

665 ANOM C14/42 F° 144

666 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, Albin Michel, 2014, p. 46, et p. 132.

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plus d'un siècle a paru jusqu'ici, assés généralement, déposer contre le sol de la nature du climat de la Guyane. La plupart de ceux qui ont rendu compte en ont porté ce jugement, et il étoit naturel de croire qu'un vice phisique devoit dans ce pays être la cause de sa grande infériorité aux autres colonies méridionales. Il ne sera cependant pas difficile de faire voir que ce jugement qui semble condamner la Guyane à un entier abandon , porte sur une hipotèse destituée de fondement, et que les causes simplement morales ont déterminé le sort de la colonie de Cayenne667. »

Le ministre de la marine, le duc de Praslin, ainsi que le premier commis Dubucq, s'intéressent à Besner et à ses projets. Celui-ci fait parvenir en 1768 à Praslin un Projet d'instruction pour l'établissement d'une peuplade d'Européens dans la Guyane. S'inspirant largement du modèle de Kourou, Besner y voit l'occasion d'appliquer son idée de colonie d'Indiens dans la région de Tonnegrande, sous la supervision de quelques survivants de l'expédition de Kourou et de nouveaux colons européens. À cette occasion, la Compagnie de l'Approuague est fondée, avec un capital de 2 400 000 livres. Le projet est très détaillé et envisage de s'appuyer sur Cayenne et le magasin du roi pour soutenir la mise en route de l'établissement : ravitaillement, outil, etc668. Quelques familles sont installées à Tonnegrande, d'autres à Mahury, comme ces cinq familles libres sénégalaises et leurs esclaves. Un certain Guinguin, roi de Badagry (ville côtière au sud de l'actuel Nigeria) fait même savoir qu'il souhaite faire du commerce avec la colonie669. Pourtant démarré sous les meilleurs hospices, semble-t-il, le projet se trouve rapidement en butte à des difficultés. La colonie manque d'habitants. Besner, dès le mois d'octobre 1768, se plaint des nombreux abus commis dans la répartition des terres et des logements car aucun des officiers présents n'est capable de réaliser des opérations d'arpentage670. Maillart-Dumesle fait part de ses doutes quant à la réussite de l'entreprise, dans une lettre du 14 février 1769671 L'opération tourne court. Très vite, la colonie engloutit les 800 000 livres investies par l'État. Les colons désertent petit à petit les lieux si bien qu'il n'y a quasiment plus personne au bout de deux ans. À son retour en métropole au début des années 1770, Besner tombe en disgrâce auprès du nouveau ministre de Boynes, qui lui fait savoir que la Marine se passera définitivement de ses services672. Pourtant, malgré ce nouveau revers, le camp Besner reste

667 ANOM C14/35 F°245.

668 ANOM C14/35 F°266.

669 ANOM C14/38 F°164.

670 Ibid.

671 ANOM C14/38 F°149.

672 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 6.

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optimiste. Le chevalier Benjamin Jacques de Besner, commandant des troupes de Cayenne, frère du baron, écrit au ministre en janvier 1772 que la colonie de Tonnegrande est finalement en passe de réussir. La mortalité, forte au début, est revenue à un niveau analogue à ce qui est généralement constaté ailleurs en Guyane. Il concède cependant qu'un peuplement Blanc réussi est une entreprise particulièrement difficile à mener à bien, mais envisage toutefois d'élargir la tentative de Tonnegrande673.

Un pas vers l'abolition de l'esclavage

En fait, la réflexion de Besner est à mettre en perspective avec le principal problème qui anime la plantocratie des années 1760-1770, qui est celui de la main-d'oeuvre. La correspondance des îles à sucre fait état du progrès du marronnage, qui reste tout au long du XVIIIe siècle un facteur d'inquiétude majeur pour la plantocratie. Celle-ci, en effet, redoute le déséquilibre démographique qui pèse en sa défaveur, si bien que les soulèvements d'esclaves sont sa hantise. De nombreux témoignages dénotent une hostilité latente entre colons et esclaves : affaires d'empoisonnement, incendies des plantations, agressions, suicides... En Guadeloupe, on signale en 1725 des bandes d'esclaves en rébellion, regroupant de 2000 à 3000 individus, réfugiés à l'intérieur des terres. À Saint-Domingue, où l'avance des cultures est plus lente, le marronnage est un phénomène récurrent jusqu'à la fin du siècle. La plus célèbre bande est celle du Maniel, qui s'installe à la limite de la partie française. À l'Île de France, le gouverneur Dumas signale en 1769 des désertions d'esclaves et une grave affaire criminelle674.

Besner, lui-même propriétaire d'une habitation en Guyane près de Montjoli675 n'ignore pas cette problématique. Proche des milieux anti-esclavagistes, le baron affine sa réflexion au contact de Raynal, qui tire argument dans son Histoire des deux Indes d'un mémoire de Besner qui prévoit une amélioration de la condition des esclaves et leur affranchissement progressif676. Ce plan tire les conséquences de l'échec de Kourou qui, pour Besner, montre la nécessité de recourir à la main d'oeuvre locale. Après avoir songé aux Indiens, l'échec de Tonnegrande l'amène à envisager un affranchissement progressif, qui transformerait en vingt ans la masse servile en journaliers libres qui, sûres d'améliorer leur condition, ne songeraient plus à se

673 ANOM C14/43 F°131.

674 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit., p. 146.

675 Ibid., p. 132.

676 Ibid., p. 130 ; Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op. cit., p. 113.

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révolter. D'où l'intérêt du travailleur libre. Une colonie ainsi constituée n'aurait plus à craindre le marronnage, elle serait même un pôle d'attraction pour les esclaves des autres nations677.

2.3.3 La Guyane, une colonie de travailleurs libres ?

Les projets pour la Guyane semblaient devoir en rester là mais « en 1776, écrit Malouet, Cayenne redevint pour la troisième fois dans l'espace de douze ans un nouveau Pérou. Un baron de Besner qui visoit à en être gouverneur [...] avoit électrisé toutes les têtes678. »

Un troisième projet pour la Guyane

Le baron de Besner, dès le début des années 1770, inonde littéralement le bureau du ministre de mémoires visant à développer la Guyane. Sa réflexion est même assez versatile et il semble ne rien vouloir laisser au hasard, s'intéressant aux taxes, au mode d'attribution des concessions, à l'introduction d'esclaves, à l'exploitation forestière, au développement de l'élevage bovin, et à intégrer dans ce processus des Indiens « civilisés » et les esclaves marrons du Surinam venus trouver asile dans la forêt guyanaise. À terme, il souhaite proposer une alternative à l'esclavage679.

Que vise Besner ? Au moins deux choses. La première, comme le fait remarquer Malouet, est d'être nommé au poste de gouverneur en Guyane680. La seconde est de faire fortune en soutenant la création d'un nouvelle compagnie681. Il s'agit de la société du commerce d'Afrique, formée en 1772, qui devient en 1773 la Compagnie de Guyane, dirigée par trois fermiers généraux, Charles de Mazières, Jean-Baptiste de Harenc Borda, et Jacques Paulze, auxquels s'associe le comte de Jumilhac, gouverneur de la Bastille. La compagnie de Guyane bénéficie des patronages successifs des ministres de Boynes et Sartine. D'abord vouée à la traite négrière, cette compagnie s'oriente peu à peu vers le développement des cultures en Guyane, sous l'influence de Besner et de l'ancien gouverneur du Sénégal Pierre Félix Barthélemy David. Le 6 janvier 1776, le Conseil d'État autorise la formation d'une « Compagnie de la Guiane française » qui reçoit d'importantes concessions entre

677 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit., p. 154-155.

678 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 6.

679 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op. cit., p. 112.

680 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 6.

681 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op. cit., p. 112.

158

l'Oyapoc et l'Approuague, ainsi que de nombreux avantages matériels et des primes pour l'introduction des Noirs682.

À en croire Malouet, Besner parvient à persuader l'entourage de Monsieur ( compte de Provence, le futur Louis XVIII ), dont le surintendant Cromot, d'investir dans cette compagnie :

« f...] Des mémoires très-bien écrits, firent une telle impression, que le conseil de Monsieur se persuada que la plus riche portion de son appanage devoit être désormais dans la Guiane683. »

Les actionnaires de la compagnie ont déjà tout prévu et planifié, nommé un directeur-général, des secrétaires, un garde magasin, affrété des navires. Malouet précise que la compagnie prévoit de créer de grandes exploitations de café, de tabac, de cacao, faire des essais de culture de la vigne, introduire du bétail684.

Il ajoute que le « dernier article [du] prospectus étoit une manufacture de petits fromages, dont [la compagnie] espéroit un grand bénéfice. » Il se défend de tout sarcasme à l'endroit de ces « extravagances », qui naissent pourtant « chez des esprits éclairés ». « David, écrit Malouet, l'ancien gouverneur du Sénégal [...] avoit donné sur le commerce intérieur de l'Afrique des mémoires estimés. Belleisle et Paultz passoient pour les plus fortes têtes de la finance. » À l'en croire, Malouet cherche seulement à dénoncer le danger des « rêves de la cupidité685. »

En effet, pour promouvoir son idée, Besner s'appuie sur un réseau de personnages influents, « des savans, précise Malouet, des financiers, des gens de la cour, il leur distribuoit ses mémoires, et les intéressoit tous au succès de ses plans686. » Besner est un personnage qui évolue dans l'orbite de Jussieu et qui fréquente le cercle anti-esclavagiste, en particulier l'abbé Raynal, qui est aussi un proche de Malouet. Bien évidemment, la réussite d'une colonie mise en valeur par des Noirs libres et propriétaires de leur terre constituerait un argument de poids pour la cause anti-esclavagiste, et une preuve par les faits que les Noirs sont capables de travailler pour leur propre compte, sans la contrainte du fouet. De fait, Raynal reprend cette partie du plan de Besner dans son Histoire des deux Indes687.

682 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 89 ; Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 432-434.

683 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 7-8.

684 Ibid., p. 10.

685 Ibid.

686 Ibid., p. 6.

687 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op. cit., p. 113.

159

Les vues anti-esclavagistes de Besner s'avèrent toutefois davantage fondées sur des considérations pragmatiques, et son argumentation se situe dans la droite ligne de celle que soutiendront les Amis des Noirs à la fin des années 1780. La plantocratie justifie la discipline qu'elle impose à sa main-d'oeuvre parce que cette dernière serait lâche, traîtresse, indolente, prompte à se soulever contre les Blancs à la moindre occasion. Besner, pour sa part, ne souscrit pas à cette position et lui oppose que cette attitude est davantage la conséquence de l'esclavage, qui place les esclaves en position de faiblesse, qui les infantilise, qui les maltraite et les surexploite, plutôt qu'une disposition naturelle des Noirs à l'indolence et à la sauvagerie688. Mais cette aspiration antiesclavagiste chez Besner, en tout cas dans ce qu'il énonce dans son plan, semble davantage motivée par des raisons stratégiques que par pure philanthropie. Il ne perd pas de vue la valeur militaire et stratégique que revêt la Guyane pour le gouvernement, qui tient à conserver son seul point d'appuis sur le continent américain. Besner dresse le constat que les esclaves en fuite venant du Surinam sont si déterminés à défendre leur liberté qu'ils sont parvenus à mettre en échec les forces hollandaises. Et ils sont nombreux : il avance le chiffre de 30 000 individus, ce qui laisse augurer une force considérable. Sans aucun doute exagère-t-il. Même s'il bénéficie de l'appui de Maurepas689, il doit persuader du bien-fondé de son projet et joue de la corde sécuritaire. Il convient d'accueillir ces fugitifs en Guyane, puis de les affranchir et de leur donner des terres dont ils seraient les propriétaires. Ainsi ils seraient naturellement disposés à se défendre et, reconnaissant envers une puissance qui les couvre de ses bienfaits, ils seraient des alliés indéfectibles du royaume. Et puis, pour des raisons de police intérieure, Besner invoque le fait que les révoltes serviles sont la hantise de toutes les sociétés esclavagistes. Développer une colonie de cultivateurs libres réglerait définitivement le problème690. Même si cette proposition est novatrice et s'inscrit à contre-courant des idées véhiculées par la plantocratie, Besner sacrifie malgré tout à l'idée profondément ancrée que seuls les Noirs peuvent travailler sous les tropiques. Michèle Duchet précise qu'« aucun texte ne montre plus nettement que l'anti-esclavagiste n'est pas dicté par des considérations philanthropiques seulement, mais que la philanthropie n'est conçue que comme un moyen permettant de résoudre le problème de la main-d'oeuvre coloniale691. »

688 ANOM C14/57 F°185.

689 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 15.

690 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op. cit., p. 112-113.

691 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, op. cit., p. 154.

160

L'intervention de Malouet : un procès a posteriori du projet de Besner ?

Malouet, commissaire général de la marine fraîchement nommé, se trouve chargé par le ministre Sartine de l'examen de ce dossier. Il est conscient que le travail demandé par le ministre peut s'avérer délicat :

« [...] Le travail dont j'avois été chargé avoit une importance réelle et une importance relative, [parce qu'il] s'agissoit d'appuyer ou de contrarier les demandes de Monsieur et de son conseil, de lutter contre une compagnie de finances qui avoit du crédit, et contre l'engouement de plusieurs hommes puissans, du nombre desquels étoit M. de Maurepas692. »

De plus, les récents événements ayant opposés Sartine à Malouet semblent ajouter à l'importance que revêt cette mission pour le nouveau commissaire. Il est évident que Malouet, en quête de légitimité suite à sa récente promotion, tente de marquer des points. Les relations entre les deux hommes semblent être au beau fixe et Malouet ne tarit pas d'éloges envers Sartine ; faut-il y voir pour autant un coup de pouce du ministre en faveur de son commissaire ? Difficile à dire car nous ne connaissons pas les intentions réelles du ministre, dont on pourrait aussi bien penser qu'il confie un dossier épineux à un commissaire ambitieux, avec qui il a eu maille à partir quelques mois auparavant, pour mieux l'écarter en cas d'échec.

Quoi qu'il en soit, Malouet travaille le dossier méticuleusement. Il fait rassembler toute la documentation disponible sur la Guyane, entreposée au Dépôt des colonies à Versailles et l'étudie en profondeur. Il croise les informations remises par le ministre sur le projet de Besner avec son expérience de planteur à Saint-Domingue. Pour lui, le verdict est sans appel :

« [...] J'avois donc des notions exactes sur le commerce et la culture des colonies, sur les frais d'un nouvel établissement, sur les profits probables qu'un capitaliste intelligent pouvoit attendre d'un placement d'argent dans les terres d'Amérique , et je ne trouvois dans les mémoires qui m'avoient été remis aucune base fixe d'après laquelle on pût calculer, diriger ou conseiller une grande entreprise693. »

692 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 8-9.

693 Ibid., p. 8.

161

Il rend son rapport au ministre et intervient directement auprès du surintendant Cromot pour détourner Monsieur « de la perspective illusoire qu'on lui avoit présentée. » Il participe à plusieurs conférences avec les financiers de la compagnie. Non pour les convaincre de renoncer à leur projet, mais en tant que représentant du gouvernement. Il considère que l'État, « protecteur des fortunes particulières qui composent la fortune publique » ne peut cautionner cette troisième entreprise de mise en valeur de la Guyane, qu'il estime vouée à l'échec694.

Dès lors, l'opposition de Malouet se comprend mieux. Si le plan de Besner semble pêcher par optimisme, précipitation et opportunisme, on ne peut nier qu'il se fonde sur une réelle approche idéologique vis-à-vis de l'esclavage qui lui donne une certaine cohérence. En réalité, en 1776, Malouet souscrit pleinement aux vues de Besner, dont il reprend à son compte les grands principes, particulièrement à l'affranchissement progressif des esclaves sur vingt ans695.

De fait, il a beau jeu de railler des faits qu'il décrit un quart de siècle plus tard, à la lumière des problématiques telles qu'elles surviennent en ce début de XIXe siècle. De même qu'il lui est facile de peindre le portrait d'un baron de Besner, campé dans la posture d'un personnage aux idées farfelues, doublé d'un intrigant sans scrupule, dont il aurait été le seul à percevoir les manoeuvres et les dangers de son plan. À l'évidence, Malouet se donne le beau rôle. Ses remarques parfois mordantes, livrées a posteriori, servent surtout à disqualifier les idées abolitionnistes et anticolonialistes, au moment où Bonaparte est en passe de rétablir l'esclavage et où Malouet refait son apparition sur la scène politique au début du XIXe siècle. De fait, en étudiant la feuille de route que propose Malouet au ministre, on s'aperçoit facilement qu'il est surtout méfiant à l'endroit du volet purement économique du plan de Besner, et non pas sur l'affranchissement progressif des esclaves, terrain pourtant sur lequel on aurait pu s'attendre à le voir réagir énergiquement. Ce qui invite à nuancer la position de Malouet à l'endroit de l'esclavage et donne plutôt à voir un homme dont la réflexion s'élabore au fur et à mesure du temps et de l'évolution de la conjoncture. C'est donc le Malouet du XIXe siècle qui livre un procès au baron de Besner, non pas celui des années 1770 qui partage un certain nombre d'idées avec le militaire alsacien.

694 Ibid., p. 9.

695 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », op. cit., p. 67.

162

CONCLUSION

Les efforts monarchiques pour centraliser, rationaliser et moderniser l'appareil d'État aboutissent à la mise en forme d'une direction des affaires coloniales articulée autour de deux entités. En métropole, elle est composée d'une administration centrale que constitue le ministère de la Marine et le Bureau des colonies. Le pendant outre-mer prend forme autour d'une administration coloniale à deux têtes calquée sur le modèle métropolitain : au gouverneur échoie le pouvoir militaire et la préséance ; l'intendant incarne pour sa part l'administration royale. Le Conseil supérieur, avatar colonial des Parlements métropolitains, fait figure de contre-pouvoir opposable aux administrateurs. Cet ensemble administratif est secondé par une Machine coloniale qui coordonne l'activité scientifique grâce à un ensemble de réseaux savants et académiques, faisant de Paris un haut lieu d'expertise et de validation des savoirs. La réalisation concrète de cet ensemble peut se lire dans les différents plans qui sont imaginés pour la Guyane, depuis l'expédition de Kourou en 1763, en passant par les différentes tentatives de Besner, jusqu'à l'intervention de Malouet qui, à son tour, émet des propositions.

3 LA PROPOSITION DE MALOUET : ENTRE PRUDENCE ET

163

PRAGMATISME

Le plan que défend Malouet en 1776 devant Maurepas comprend quatre domaines dans lesquels l'État est invité à intervenir. Tirant argument des rapports qui ont été rédigés par les administrateurs successifs depuis 1709 jusqu'à 1775, il préconise de procéder par étape, sans précipitation. Alors que les précédents plans prévoyaient tous plus ou moins une mise en valeur agricole par un peuplement Blanc sous la coupe d'une compagnie commerciale, Malouet analyse les raisons qui selon lui ont voué les différentes tentatives passées à l'échec, pour proposer une approche différente et semble-t-il plus réaliste qu'il regroupe en 18 points très généraux. S'il s'agit de développer la Guyane dans un but stratégique, l'État doit agir en coïncidence avec ses objectifs et prendre la mise en valeur à son compte.

Ce document ne figure pas dans les archives mais on le retrouve consigné dans la longue introduction du premier volume de sa Collection de mémoires696. Dans cette feuille de route, Malouet vise à relancer la production, restructurer le réseau commercial et d'approvisionnement, investir dans des infrastructures dédiées à la production, lancer des travaux d'aménagement du territoire novateurs, enfin miser sur l'incorporation des populations locales. Prudent, il prend avant toute chose soin de préciser que ses propositions sont pour le moment des hypothèses qu'il faudra vérifier sur place. Toutefois, si une première analyse permet de mettre au jour une réelle volonté de proposer quelque chose de différent et efficace sur le plan économique, le discours qui se veut novateur et réaliste de Malouet ne résiste pas à la comparaison avec les projets de Bessner en 1767 et 1768697, dont il reprend en grande partie les principes.

3.1 Dynamiser l'économie et le commerce

Malouet constate que la production guyanaise est très faible en regard de son potentiel. Nous l'avons vu, la colonie souffre d'un manque de main-d'oeuvre récurrent, en partie parce que les navires négriers ne fréquentent pas assez régulièrement ses eaux. La première chose à faire consiste donc à attirer les armateurs, en redonnant de la crédibilité à cette colonie.

696 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 1-89.

697 ANOM C14/35 F° 245 et ANOM C14/35 F° 266

164

3.1.1 Ravitailler la colonie

Malouet constate l'irrégularité de la fréquentation des navires marchands qui, selon lui, pondère fortement l'arrivée de main-d'oeuvre en nombre suffisant698. Ce constat, déjà dressé par Bessner en 1767699, rend compte de l'aspect aléatoire du ravitaillement dont dépend en grande partie la colonie700. En effet, celui-ci est très faible compte tenu du manque de moyens des habitants et de la faible quantité de numéraire en circulation, des difficultés à aborder la rade de Cayenne sans s'échouer, et relativement fluctuant selon que la France est en paix ou engagée dans un conflit armé. Ainsi, durant le Guerre de Sept ans (1756-1763) on peut observer une chute radicale des mouvements commerciaux701.

Malouet propose alors un arrangement, une sorte d'engagement réciproque entre les colons et les armateurs, sous le patronage de l'État. D'abord, il faut inciter les navires négriers à accoster à Cayenne pour y vendre des esclaves, et leur assurer de repartir les cales pleines de denrées702. Malouet pointe ici le fait qu'il n'y a jamais suffisamment d'argent en circulation en Guyane. À l'instar des autres colonies, la monnaie métallique est rare en Guyane et on a souvent recours au troc pour régler ses échanges703. « Les commissaires ordonnateurs se plaignent toujours d'être à court d'espèces, écrit C. F. Cardoso, de ne pas avoir de quoi payer la garnison et les fonctionnaires, etc704. » Ainsi, face au manque récurent de liquidités en circulation en Guyane, l'État doit payer comptant une partie de la cargaisons, et octroyer aux négriers une prime en quittance d'octroi pour sa cargaison retour vers les Antilles. Ensuite, les habitants en créance auprès des négriers doivent s'engager auprès de l'État à fournir des denrées aux négriers à leur retour. Malouet ajoute toutefois qu'il convient de ne pas précipiter les choses et que le soutien de l'État est déterminant. Si les quotas d'approvisionnement pour les négriers ne sont pas atteints, l'État doit prendre la différence à sa charge pour continuer à encourager colons et armateurs à travailler ensemble705.

Dans un deuxième temps, Malouet reprend à son compte une des propositions faite par Besner, qui consiste à construire une liaison commerciale permettant d'importer des bestiaux depuis le Cap-Vert, et d'organiser un circuit de traite par l'intérieur des terres avec l'aide des Indiens706. En

698 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 85.

699 ANOM C14/35 F° 246

700 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 281 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 110-111.

701 Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime, op. cit., p. 130-132.

702 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 85.

703 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 114.

704 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 271.

705 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 85-86.

706 Ibid., p. 87-88.

165

fait, comme nous l'avons détaillé plus en amont, il s'agit de réactiver l'ancienne filière d'introduction du bétail en Guyane par le Cap-Vert mise en place en 1664, pour que la Guyane devienne en mesure de fournir les Antilles707.

3.1.2 Dynamiser le commerce et la production : aides, incitations et récompenses

Dans son mémoire de 1768, Bessner suggère que l'État stimule le commerce en créant des débouchés afin « d'augmenter l'aisance des cultivateurs708. » Malouet reprend à son compte cette idée et la développe. Il s'explique :

« Quand on emploie la voie des récompenses, il faut qu'elles soient suffisantes pour exciter, sans quoi on manque son objet709. »

De fait, afin de stimuler l'activité, de récompenser les initiatives et de susciter l'émulation, Malouet assujettie toutes les entreprises à l'octroi d'avantages (matériels ou financiers) et d'honneurs, tout d'abord en fonction d'objectifs à atteindre. Pour les armateurs, il préconise la distribution de primes à ceux qui introduisent en Guyane des esclaves et des travailleurs Blancs. Il convient aussi d'attribuer des distinctions honorifiques et d'anoblir ceux qui porteront à Cayenne « 1000 esclaves et 150 Européens en trois ans. » Une prime de 10 000 francs par an sera versée à l'armateur qui introduira le plus grand nombre de tête de bétail en une année710. Pour dynamiser les exportations depuis Cayenne, Malouet prévoit d'anoblir tout armateur qui, pendant cinq ans, exporte la plus grande quantité de bois, vivres ou bestiaux pour les Antilles. « Un seul pourra l'obtenir, pour favoriser l'émulation, précise-t-il711. »

L'État doit par ailleurs encourager l'exploitation du bois, comme le préconise Bessner en 1767712. Nous l'avons vu, le bois en Guyane suscite un intérêt important par la surface du couvert forestier. Afin d'encourager l'exploitation, Malouet suggère d'exempter de droits et d'impôts à vie les

707 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 250 ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 89.

708 ANOM C14/35 F°268

709 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 88.

710 Ibid., p. 85, 88.

711 Ibid., p. 88.

712 ANOM C14/35 F° 248

166

habitants parvenant à un débit annuel de bois en haute futaie. Des lettres de noblesse seront accordées à tout habitant propriétaire de 1000 têtes de bétail et de deux moulins à scie713. Enfin, une prime de 6000 livres par an est destinée aux deux exploitations en terre basse les plus productives, proportionnellement à leur surface et aux forces employées714. Enfin, afin de susciter des vocations parmi les habitants les plus en vue et d'intéresser les autorités à collaborer avec la métropole, Malouet propose d'une part d'accorder des distinctions à Macaye, Kerkhove et Patris pour leur zèle et leur esprit d'initiative. D'autre part, il trouve juste d'appliquer au Conseil de Cayenne le traitement honorifique qui a cours dans les autres colonies715.

Malouet suggère également d'actionner le levier des incitations financières. D'une façon générale, afin de dynamiser la production, il envisage de transformer la Guyane en une vaste zone franche dans laquelle toute installation nouvelle sera exonérée d'impôts et de droits716. Dans le même ordre d'idée, les habitants investissant dans la dessiccation des zones humides seront exonérés d'impôts717. Destinée à l'exploitation forestière, une exemption de droits sera accordée pendant sept ans, par tranche de douze esclaves, pour les habitants qui reboisent leurs friches718.

Dans un troisième temps, l'État doit prendre à son compte la mise en place des infrastructures productives en distribuant « de bons terrains et des secours pendant deux ans719. » À nouveau, nous retrouvons cette idée chez Bessner. L'État doit fournir aux habitants les aides nécessaires à leur établissement : des outils, des graines, des plants. « On leur donnera tous les secours que les circonstances permettront, pour aider dans les premières difficultés720. » Chez Malouet, ce genre de mesure vise principalement l'exploitation forestière, les pêcheries et la production agricole. Malouet réfléchis en deux temps. D'abord, l'État doit établir pour son compte des moulins à scie pour produire des planches et des madriers destinés aux Antilles. Tablant sur un amortissement étalé sur deux ans, Malouet suggère d'investir 40 000 livres. Une fois la mise récupérée, le même principe doit être appliqué pour l'établissement de pêcheries et la construction de bateaux pêcheurs721. Enfin, pour faire fonctionner ces établissements, Malouet pense y installer des entrepreneurs languedociens et béarnais, avec « avances en vivre, animaux, outils et ustensiles », ainsi que des avances en moulins et en bateaux722, au même tire que Bessner estime

713 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 89-90.

714 Ibid., p. 87.

715 Ibid., p. 90-91.

716 Ibid., p. 89.

717 Ibid., p. 87.

718 Ibid., p. 90.

719 Ibid., p. 83-84.

720 ANOM C14/35 F°267-268

721 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 86-87.

722 Ibid., p. 87-88.

167

essentiel l'encadrement de personnel qualifié, des « créoles intelligens et au fait de la culture723. »

3.2 Un aménagement scientifique et technique du territoire

Dans l'esprit de Malouet, le développement de l'activité en Guyane est corrélée avec l'aménagement d'infrastructures nouvelles. Mais il reste prudent et préconise au préalable une expertise scientifique et technique.

3.2.1 « Entretenus » et missions scientifiques

En relation avec les secteurs à développer, Malouet estime qu'il faut augmenter le nombre de ce qu'il appelle des « entretenus », c'est-à-dire des personnels scientifiques pensionnés par l'État. Dans le cadre des missions installées sur le Marroni, le Canoupi et l'Oyapock, il suggère d'engager un botaniste et un ingénieur, chargés de repérer et aménager les chemins et les canaux entre les trois établissements724. Il faut ensuite embaucher « deux professeurs en hydraulique et mécanique [...] [ainsi que] deux ou trois artistes capables pour les dessèchements » des zones humides, des pinotières, en vue d'établir des cultures sur les terres basses725. Enfin, il faut engager un chimiste et un naturaliste pour examiner les gommes, les résines, les herbes et le bois de teinture, secondé par « deux bons indigotiers726. »

En soit, l'idée de développer la culture de l'indigo n'a rien de nouveau et Bessner relate les précédents essais entrepris en 1750, sur les recommandations du ministère de la Marine qui « la faisoit envisager comme une source prochaine des plus grandes richesses. » Malgré l'envoi d'un indigotier pour enseigner la façon aux habitants, c'est un échec cinglant. Bessner dénonce un empressement du ministère par un manque de connaissances, qui conduit les habitants à la ruine727. Cette plante est introduite en 1698 en Guyane. C'est une culture secondaire qui ne connaît qu'un fort développement en 1704 avec l'introduction de plants de la variété guatimalo. En 1711, on dénombre 22 indigoteries en Guyane, dont 2 appartiennent aux Jésuites. En 1748, pourtant, ils abandonnent cette industrie du fait de la mauvaise qualité de la production, en rapport avec la qualité des sols.

723 ANOM C14/35 F° 270

724 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 84.

725 Ibid., p. 87-88.

726 Ibid., p. 89.

727 ANOM C14/35 F°248

168

C'est une activité peu, voire pas du tout rentable. Elle ne se pratique pas selon les règles de l'art car elle est soumise aux contraintes naturelles, auxquelles les Jésuites répondent en construisant des bâtiments couverts pour se protéger de la pluie. Une nouvelle tentative lancée en 1753 échoue de la même façon. La culture de l'indigo fonctionne très mal et périclite rapidement, si bien qu'en 1762, il ne reste que 3 indigoteries, situées à Macouria, Rémire et Matoury728.

3.2.2 Aménagements et infrastructures

Dans la mesure où l'intervention de l'État n'est prévue que sur deux années dans ce domaine, Malouet désire « former rapidement un quartier florissant729. » Ainsi, l'effort doit se porter sur la construction de trois moulins à scie730. Mais, pour éviter le déboisement, il convient de lancer un programme de reboisement en plantant des arbres fruitiers et de construction. L'idée est de développer des pépinières sur les friches des habitations, pour une superficie d'environ 4 carreaux chacune (1 carreau = 1,13 hectare environ). Enfin, afin de rendre leur culture plus efficace, Malouet souhaite regrouper toutes les cultures d'épice sur la Montagne Gabrielle, afin de « s'y livrer à une exploitation précise et raisonnée731. »

3.3 Le peuplement

La question du peuplement en Guyane est centrale parce que c'est l'une des causes de son sous-développement. Les précédentes tentatives de mise en valeur par un peuplement Blanc se sont toutes soldées par des échecs mordants, à l'image de celle de Kourou dont l'ombre plane sur l'élaboration de ce plan et ancre durablement dans certains esprits, dont Malouet, l'idée que les Blancs ne sont pas faits pour travailler sous les tropiques, contrairement aux populations Africaines. Sans écarter les propositions de Besner sur l'enrôlement des fugitifs du Surinam, il articule son projet autour d'un peuplement Noir venus d'Afrique, et d'un peuplement local en intégrant les esclaves fugitifs du Surinam.

728 Nathalie CAZELLES, Les activités industrielles de l'habitation Loyola (1668-1768),

http://www.manioc.org/fichiers/V11058, 2010.

729 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 84.

730 Ibid., p. 86-87.

731 Ibid., p. 90.

169

3.3.1 Un peuplement venu d'Afrique et d'Europe

Ancien gouverneur du Sénégal et ayant des parts dans la Compagnie de Guyane, Pierre Félix David propose un projet de peuplement qui est d'abord écarté au profit de celui proposé par Besner. Mais Malouet fait remarquer que « de tous les projets proposés pour l'accélération de l'établissement, le plus utile, et dont l'exécution étoit la moins dispendieuse, est celui présenté par

M. David. » Ce projet consiste à faire émigrer à Cayenne 60 familles libres de Gorée ou du Sénégal, avec 1800 esclaves. Par ailleurs, plusieurs de ces Africains sont navigateurs et conservent des relations sur le continent, ce qui permettrait d'établir une traite directe entre Cayenne et Gorée. Il s'agit de faire d'une pierre deux coups : peupler la colonie et monter un réseau de traite à moindre frais732. Malouet recommande la prudence à l'endroit des esclaves auxquels il faudra bien recourir. Il redoute le marronnage et insiste pour qu'on ne les laisse manquer ni de nourriture, ni de vêtements, ni de logement, et que l'on ait recours à des châtiments modérés733.

Il faudrait aussi faire venir en Guyane une vingtaine de filles par an que l'on recruterait à l'hôpital des Enfants-Trouvés et de les placer quelques années chez des habitants désignés « pour les instruire aux choses du ménage, à l'éducation des volailles et bestiaux, au dévidage du coton, afin de les marier ensuite avec les travailleurs établis734. »

3.3.2 Un peuplement local

Le projet d'incorporer les fugitifs du Surinam viendrait en complément de ce dispositif, mais Malouet estime sa mise en oeuvre délicate car elle nécessite au préalable une concertation avec les autorités hollandaises. Dans le même ordre d'idée, si l'on veut s'appuyer sur la main-d'oeuvre indigène, il convient de la fixer à des endroits voulus afin de l'évangéliser et de la former au travail que l'on attend d'elle. Pour cela, il faut créer trois missions le long du Marroni, du Canopi et de l'Oyapock735. Mais Malouet n'attache aucun crédit au plan de civilisation des Indiens et doute fort que l'on puisse en faire des colons utiles à la métropole. Il propose cependant de les exempter de corvée et de les rémunérer si l'on a recours à leurs services736. En réalité, Malouet se résout à suivre le plan de Besner au sujet du peuplement, mais il met en garde le ministre que l'on devra agir avec

732 Ibid., p. 83.

733 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », op. cit., p. 66.

734 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 89.

735 Ibid., p. 84.

736 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », op. cit., p. 65-66.

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prudence afin de ne pas hypothéquer les chances de succès. Il préconise d'employer des missionnaires expérimentés pour traiter avec les Indiens et les marrons du Surinam737.

3.4 Police intérieure et administration

La question de la police intérieure est abordée par Malouet mais il se borne aux constats généraux et en livre un condensé. « Il y a beaucoup à faire, précise-t-il. » Il fait remarquer que les divisions et les tracasseries administratives entravent le développement des projets car, selon lui, leur succès dépend d'une volonté commune du gouverneur et de l'ordonnateur d'oeuvrer dans le même sens. Malouet pointe un problème récurrent soulevé par l'administration bicéphale, à savoir celui de l'entente et de la collaboration en bonne intelligence entre les deux administrateurs, peu enclins « pour partager entre eux de bonne foi l'honneur, les fautes et les moyens738. »

Il reprend également un projet qu'il avait développé en 1775 devant le Comité de législation pour les colonies, celui « d'autoriser et de créer une assemblée des représentants de la colonie » dont l'objectif est de discuter de l'imposition, vérifier les recettes et les dépenses de la colonie pour en certifier les comptes, faire parvenir au ministère des rapports sur les dysfonctionnements constatés, préparer les règlements à établir, etc. C'est « un des projets majeurs du nouvel ordonnateur, explique Jean Tarrade, pour lui [...] le meilleur moyen d'imposer ses vues pour la mise en valeur des terres basses de la colonie à l'instar des voisins hollandais de Surinam. » Il agit en s'inspirant de la façon de faire à Saint-Domingue où la répartition de l'impôt est effectuée par la réunion au Cap français des deux Conseils supérieurs du Cap et de Port-au Prince, qui tiennent une session commune739.

CONCLUSION

Malouet propose un plan qu'il place sous le signe de la prudence et de la mesure. Or, les projets que fait le baron de Bessner à la fin des années 1760 promeuvent un certains nombres de principes que l'on retrouve dans les propositions de Malouet. Hormis sur le volet scientifique et technique, il reprend à son compte les principes de recourir à l'État pour stimuler l'économie et apporter son soutien au développement. Malouet se démarque cependant en s'écartant du modèle de

737 Ibid., p. 66.

738 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 91.

739 Jean TARRADE, « Malouet et les colonies: législation et exclusif », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, p. 37-36.

mise en valeur par le biais d'une compagnie commerciale, qu'il estime risqué, dépassé, et auquel il ne croit guère. En outre, sa réflexion se nourrit d'idées qu'il puise dans le libéralisme économique alors en germe. L'État, en quelque sorte, doit investir en Guyane et se porter garant pour la colonie afin de réinstaurer un climat de confiance vis-à-vis du marché. C'est un investissement sur le long terme que propose Malouet, afin de construire les bases solides d'un développement économique en adéquation avec les possibilités de la Guyane, visant à concilier les intérêts de la monarchie et des colons.

Quant à la question du peuplement, l'enjeu va bien plus loin qu'une simple question posée dans le but de déterminer quels individus seraient les mieux adaptés à la mise en valeur de la colonie. Politiquement parlant, la réussite d'un peuplement d'esclaves affranchis serait une vitrine de premier choix pour la cause anti-esclavagiste que représente ici Besner. Maintenant, si nous envisageons cette question du point de vue de Malouet, vraisemblablement y souscrit-il dans une optique sécuritaire pour juguler le marronnage. Cependant, comme il le laisse entendre en 1775 dans ses écrits en prenant l'exemple des affranchis de Saint-Domingue, Malouet croit aux vertus de l'esclavage, qui offrirait aux Noirs la possibilité de sortir de leur état de « sauvagerie » par le contact éminemment « civilisateur » de la culture européenne740. Il est donc raisonnable d'avancer l'hypothèse selon laquelle s'il souscrit à l'affranchissement progressif imaginé par Besner, c'est pour mieux utiliser l'éventuelle réussite de ce projet pour montrer que l'esclavage est nécessaire, malgré tout.

Enfin, fort de son expérience de planteur, il insiste sur le fait que les habitants, en prise directe avec les problématiques coloniales, sont plus à même de présider à leur destinée que le ministère de la Marine situé à huit semaines de bateau. Sa proposition pour créer une assemblée coloniale va dans ce sens.

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740 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires tome 4, op. cit., p. 148.

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TROISIÈME PARTIE

-

L'ADMINISTRATEUR DES LUMIÈRES EN GUYANE

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L'action de Malouet en Guyane, bien que relativement brève, permet d'observer un homme très actif, un grand travailleur, déterminé à réaliser ses objectifs. Interlocuteur privilégié entre la métropole et sa colonie, c'est par lui que transite l'essentiel des informations entre les deux entités. Malouet s'affiche alors comme un vecteur de la tradition administrative et scientifique métropolitaine, qu'il diffuse au coeur de la colonie en prenant appuis sur les relais scientifiques locaux. C'est également un administrateur de terrain qui se livre à de véritables investigations, en quête d'informations qu'il va chercher auprès des habitants et au Surinam. Promoteur du projet colonial, il anime dans la mesure de ses moyens la recherche locale et se charge de dynamiser les secteurs économiques relevant des objectifs définis par son projet. En cela, la bonification des zones humides de Cayenne puis des régions de Kaw et de l'Approuague constitue le fer de lance de son dispositif, qui met en lumière le rôle essentiel de l'ingénieur Jean Samuel Guisan. Malgré cela, le bilan s'affiche comme mitigé. Malouet essuie quelques revers qui autorisent une certaine remise en cause, tant du point de vue de ses réalisations que du point de vue de l'image d'un administrateur clairvoyant et au-dessus de tous reproches qu'il se forge. Partant, c'est aussi l'occasion de nuancer, voire de contester, certains points de l'historiographie se rapportant à ce personnage, pour en proposer une lecture que nous souhaitons plus juste.

1 UN INTERMÉDIAIRE ENTRE LA COLONIE ET LA MÉTROPOLE

La réalisation du projet ministériel met en mouvement une machinerie qui fait fonctionner de concert les centres savants et administratifs métropolitains, avec les différents acteurs situés en Guyane : scientifiques, habitants, Amérindiens et esclaves. Dans cette organisation, l'ordonnateur est un point de convergence des informations, véritable courroie de transmission entre la métropole et la colonie. D'un côté il centralise et diffuse les informations récoltées sur le terrain, d'un autre il contribue à propager les pratiques administratives et scientifiques européennes par le biais d'une correspondance normalisée avec le ministère de la Marine. Son rôle est aussi éminemment pédagogique puisqu'il doit informer les habitants des projets que la métropole envisage. En ce sens, l'Assemblée générale de Guyane est l'occasion d'un exercice de communication, à la fois pour affirmer l'autorité de l'administration et pour éclairer les habitants. En tant que principal animateur et rapporteur de cet événement, Malouet saisit l'occasion pour se mettre en valeur auprès du ministère.

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1.1 Centraliser et diffuser l'information

Conformément aux directives ministérielles, et dans la droite ligne de la redéfinition du projet colonial voulu par Colbert, les administrateurs coloniaux sont soumis à l'impératif d'informer la métropole par la collecte d'informations. En Guyane, Malouet fait littéralement figure d'enquêteur. Ses investigations s'appuient d'un côté sur ses observations personnelles, et sur la sollicitation des intermédiaires locaux que sont les différents spécialistes, botanistes, ingénieurs-géographes, habitants entreprenants, mais également les esclaves et les Amérindiens. S'insérant dans les rouages de la Machine coloniale, Malouet intègre cette mécanique en tant qu'intermédiaire entre la colonie et la métropole, polarisant les échanges de savoirs entre les deux entités.

1.1.1 Informer la métropole, éclairer la colonie

L'une des caractéristiques de l'action de l'ordonnateur est constituée par la dimension informative de sa mission. Tout au long des deux années qu'il passe en Guyane, Malouet informe la métropole par une correspondance soutenue avec le ministère, à qui il fait parvenir des lettres, des comptes-rendus et des mémoires. Son action comporte également un fort aspect didactique à l'attention de la colonie, qu'il s'agit d'informer et, d'une façon plus générale, d'instruire.

Une correspondance normalisée

En qualité de représentant de l'administration royale dans les colonies, l'ordonnateur correspond avec le ministre de la Marine à qui il rend compte de son action, de la situation, demande des instructions sur des sujets précis. En la matière, les échanges épistolaires entre Malouet et Sartine sont abondants. « [...] J'y ai plus écrit peut-être sur l'administration de Cayenne que tous les administrateurs qui m'ont précédé », déclare-t-il au moment de son départ en août 1778, dans une lettre vraisemblablement adressée à son ami François Legras, l'ancien procureur général du Conseil du Cap741. L'inventaire de la sous-série C14 recense pour Malouet, entre 1776 et 1778, 302 courriers échangés avec le ministère. Sous l'administration de Maillart du Mesle (entre 1766 et

741 Gabriel DEBTEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet, 1777. », op. cit., p. 60.

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1771) nous avons relevé 296 lettres, et 208 pour l'ordonnateur de Préville (1773-1774 puis 17781785). Ce décompte, à défaut de pouvoir être exact, permet néanmoins de se faire une idée du volume des échanges épistolaires, qui répondent aux exigences adressées aux administrateurs depuis les années 1670 et la redéfinition du projet colonial initiée par Colbert742.

La correspondance avec le ministre est distribuée en fonction de la répartitions des pouvoirs à la tête de la colonie. De fait, les sujets concernant l'autorité conjointe de l'ordonnateur et du gouverneur font l'objet de « lettres communes » signées des deux administrateurs. Les sujets relevant de l'autorité de chacun sont consignés dans les « lettres particulières. » Malouet fait également parvenir trois comptes-rendus (pour l'année 1776743, 1777744 et 1778745) dans lesquels il passe au crible tous les sujets sur lesquels il travaille et qui lui permettent de faire un point de la situation : l'administration générale, les finances, les réunions du Conseil supérieur, la justice, les décisions qu'il a prises, l'état général de la colonie, etc.

Homme de cabinet, le besoin de répertorier, d'étudier et de collecter les richesses naturelles des territoires outre-mer fait également de l'ordonnateur un homme de terrain qui dresse un inventaire des questions scientifiques touchant la colonie. Ainsi, Malouet profite de sa tournée en Guyane pour visiter des cultures d'épices et dresser des procès verbaux précis. Il examine un giroflier planté depuis trois ans, mesure sa circonférence et sa hauteur. Il fait de même avec un cannelier « du même âge, ayant lorsqu'il a été planté un pied de hauteur, lequel a été mesuré en notre présence et s'est trouvé en avoir douze aujourd'hui. » Il renouvelle l'opération sur l'exploitation de M. Macaye, où il inspecte un giroflier et un cannelier746. Il visite l'habitation de M. Noyer, chirurgien-major. Celui-ci a reçu de l'Île de France quatre noix de muscade, qu'il met en terre le 8 février 1773 suivant les recommandations de Pierre Poivre. Finalement, une seule noix germe. Malouet en rend compte au ministre le 3 mai 1777 :

« Le muscadier donne des espérances de réussite aussi heureuse que les transplantations des autres arbres d 'épiceries. f...] La tige qui le 2 juin 1774, n'avoit que sept pouces de haut, a aujourd'hui six pieds et demi, et deux pouces et demi de circonférence. Le 24 avril dernier l'arbre a porté fleurs747. »

742 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 250.

743 ANOM C14/43 F° 84

744 ANOM C14/50 F° 62

745 ANOM C14/50 F° 96

746 ANOM C14/44 F° 243

747 ANOM C14/44 F° 133

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De passage aux anses d'Iracoubo, il observe la pêche à la tortue, sur laquelle on fonde de grands espoirs. En réalité, ce projet, imaginé à la hâte, ne peut pas être édifié en un objet de commerce profitable. En revanche, cette vérification lui permet de constater que la pêche au lamantin, dans la baie de Cachipour, semble nettement plus prometteuse si on y met les moyens. Pour le moment, il n'y a qu'un seul bateau appartenant à un dénommé Limbourg, un « homme industrieux et actif », qui écoule difficilement sa production. Cette visite lui permet de suggérer au ministre un moyen de développer plutôt cette industrie : d'abord, il faut fournir à Limbourg un meilleur bateau pour qu'il puisse commercer avec la Martinique. Puis, il faut augmenter le parc de bateaux si l'on veut approvisionner toutes les Antilles en poisson sec748.

« Ne rien exclure a priori, soumettre à l'expertise les faits les plus improbables comme les plus ordinaires, rendre curieux ce qui est banal, exotique ce qui est familier749 » : l'ordonnateur revêt donc une fonction d'enquêteur qui doit être attentif à l'ensemble de l'espace naturel qui l'entoure, sans pour autant se laisser entraîner par ses goûts ou sa curiosité. On le voit aisément dans les comptes-rendus que fourni Malouet. Des finances à la réfection de la prison, du séminaire du Saint-Esprit inactif aux lourdeurs de la justice, de la création d'une boucherie au recouvrement des dettes, des difficultés rencontrées par les habitants à la qualité des bois de construction : chaque sujet qui nécessite son attention fait l'objet d'un chapitre particulier. De fait, transmettre le fruit de son travail par la voie administrative, généralement sous forme d'un mémoire ou d'un compte-rendu, impose une forme codifiée, répondant à des exigences normatives. Il s'agit en effet de rendre ces informations suffisamment lisibles et explicites pour les centres du pouvoir et du savoir métropolitains. « Ce qui domine est le souci de codifier, de calibrer, de rendre uniformes et universelles des pratiques locales », précise Noëlle Bourguet, afin que les données issues des colonies soient comparables entre-elles, analysables et exploitables750.

Grâce à une correspondance normalisée et codifiée, l'ordonnateur peut rendre compte précisément de l'état de son travail et ainsi informer la métropole. Il utilise également ces modalités sur le terrain diplomatique pour rapporter ce qu'il observe au Surinam.

748 ANOM C14/43 F° 42

749 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde: voyage et histoire naturelle », op. cit., p. 173.

750 Ibid., p. 173-174 ; François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 250.

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Au coeur de la prospérité du Surinam

Le voyage qu'il entreprend au Surinam est également un moyen pour Malouet d'accéder à toutes les informations relatives à la colonie hollandaise, qu'il adresse au ministre, et que l'on retrouve dans le troisième volume de sa Collection de mémoires. Sa correspondance développe abondamment ses observations du modèle colonial hollandais. Parmi les points essentiels, il juge l'administration coloniale plus efficace que celle de la France. « Les principes y sont républicains et les formes monarchiques, écrit-il à François Legras en 1778. Ce qui forme la combinaison de gouvernement la plus efficace751. » Le pouvoir est aux mains du gouverneur, qui nomme un magistrat supérieur en charge de l'autorité publique. Celui-ci supervise un Conseil de police et d'administration composé de douze conseillers élus par la colonie. Le gouverneur rend compte de ses décision devant le Conseil, qui peut émettre des réclamations, ainsi que chaque particulier752.

D'une façon générale, Malouet se montre admiratif par le fait que les magistrats respectent les lois sans rechigner, sans s'indigner. Ils utilisent les recours légaux en cas de litiges. Il prend l'exemple de M. Menerzaguer, gendre du gouverneur Neupveu, condamné à tort à une amende de 200 pistoles. Celui-ci paie, ne fait pas jouer son lien de parenté avec le gouverneur, et attend le prochain Conseil pour se pourvoir. « Cet ordre-là est admirable, écrit-il. Parmi nous, un gouverneur, dans ce cas-là, se seroit mis en colère, et son gendre aussi ; on auroit envoyé chercher le commissaire, on l'auroit humilié, et on auroit appris aux assistans que les gens en place et leurs parens ne sont pas faits pour payer l'amende. Voilà nos moeurs753 ! »

Malouet note que les impôts sont payés sans problème, à échéance. Les denrées de la colonies sont acheminées vers Paramaribo avant leur exportation. Là, on vérifie si le propriétaire des denrées est en règle avec ses impôts. S'ils ont été payés, la cargaison est acceptée. Dans le cas contraire, le montant est déduit du prix de la cargaison. Malouet, en esprit pratique, tire parti de cette observation :

« Comme il faut toujours rendre ses lumières acquises profitables à son pays, j'ai fait adopter à Cayenne cet usage que le Conseil supérieur vient de consacrer par un règlement754. »

751 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 60.

752 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires tome 3, op. cit., p. 71-72.

753 Ibid.

754 Ibid., p. 79.

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Du point de vue des finances, la situation n'est cependant pas reluisante. Il rapporte :

« Sur quatre cents habitations, vingt habitans seulement ne doivent rien et sont d'une richesse énorme, cent doivent du tiers au quart ,
· cent cinquante, la moitié, et le reste est engagé pour les trois quarts, la totalité et au-delà de ce qu'ils possèdent755. »

Sur un revenu total d'environ 22 millions, la colonie est endettée à hauteur de 80 millions envers les créanciers européens. Cette configuration alarmante confinerait au découragement si les cultures n'étaient pas si florissantes. Il écrit à son ami François Legras :

« Les Hollandais m'ont f...] présenté le plus magnifique spectacle que puisse produire le courage et l'industrie. Une armée de 100 000 hommes en bataille et la colonie de Surinam sont les deux choses que je me félicite le plus d'avoir vues ? Je me suis promené dans des jardins plus beaux que ceux des Tuileries, qui étaient il y a dix ans couverts de dix pieds d'eau756. »

Cet extrait renvoie à la description qu'il fait de l'habitation de M. de Limes. Celle-ci, en effet, comporte un quai propre et commode, un chemin empierré « au moyen duquel [il arrivoit] sans [s']embourber à la maison du maître. » Le jardin est garni d'arbres fruitiers, de légumes et d'une basse-cour abondante. « En comparant tout ceci à la mesquinerie, à la malpropreté, et à la misère de Cayenne, écrit Malouet, j'étois tenté de me faire adopter Hollandais, et de renoncer à la France Équinoxiale757. » Il attribue cette prospérité à la mise en valeur des terres basses. Celles-ci se présentent de façon uniforme sur 400 lieues « entre l'Orénoque et l'Amazone758. » S'il estime que la terre de Saint-Domingue procure de meilleurs rendements du fait de sa qualité et du peu de travail qu'elle requiert, il constate que les Hollandais sont de bien meilleurs techniciens d'une part, bien mieux ordonnés et disciplinés d'autre part. Il salue « l'uniformité d'ordre et de méthode dans la distribution et l'exécution des travaux. » Au lieu de laisser libre cours à leur « caprice », comme c'est le cas en Guyane, tous les habitants sont soumis à l'exécution du même plan, épaulés par des

755 Ibid., p. 87.

756 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 59.

757 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 3, op. cit., p. 98.

758 Ibid., p. 87.

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ingénieurs compétents759.

Ainsi, Malouet considère que l'endettement de la colonie n'est que passager et que ce problème se résoudra de lui-même. Selon son analyse, il serait le résultat de la baisse du cours du café et du « faste dans les bâtiments et les jardins » qui auraient ruiné la majeure partie des habitants, à l'image de l'habitation de M. de Limes dont ses « Tuileries [...] et sa superbe manufacture, après un moment d'enthousiasme, [lui] ont paru extravagants. » Ce sont des dépenses importantes et inutile à ce niveau760. Malouet prédit que le marché va s'autoréguler. Cet argument libéral lui fait expliquer à Legras que les habitants les plus endettés sont contraints au fur et à mesure de céder leurs biens à leurs créanciers. « Lorsque la révolution sera consommée, écrit-il, lorsque les gens ruinés auront disparu, on ne s'apercevra d'aucun changement dans les produits761. » De fait, il trouve là matière à appuyer le volet financier de son projet de dessiccation des terres basses en Guyane. Les colons hollandais sont soutenus d'un côté par la métropole qui leur accorde une avance de 4 à 10 esclaves en fonction de la superficie cultivée. D'un autre côté ils bénéficient de la caution apportée par l'engagement monarchique qui crée un climat de confiance à destination des financiers amstellodamois, qui « investissent à 200 000 florins à 6% par terres762. »

Ainsi, les observations menées au Surinam, si elles permettent une approche des raisons de la prospérité de cette colonie, sont également l'occasion d'établir une comparaison avec la Guyane et d'y puiser l'inspiration pour des solutions en Guyane. Dès lors, Malouet entend fournir concrètement des exemples aux habitants guyanais.

De la leçon à l'exemple

Homme des Lumières, Malouet confère à son travail une dimension informative et pédagogique à destination de la colonie. D'une façon générale, il s'étonne du manque de savoir des habitants et de leur obstination à persister dans une voie qui, semble-t-il, n'est pas la bonne. Le champ lexical qu'il utilise est éloquent et ses écrits, aussi bien que sa correspondance, font état, presque à l'envi de « l'ignorance » qui règne dans la colonie, du peu de « lumière » dont disposent les habitants, de leur « conservatisme » et des trop rares planteurs « habiles et éclairés ». En 1780,

759 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 59-60.

760 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 3, op. cit., p. 98.

761 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 60.

762 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 3, op. cit., p. 94.

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dans le compte rendu au roi rédigé par Malouet et Sartine, ce constat est repris :

« Il y a une alliance notoire entre la pauvreté et l'ignorance dont résulte un amour-propre opiniâtre, [l'habitant] se complaît dans sa manière d'être, pourvu que les premiers besoins soient satisfaits763. »

Selon Julien Touchet, les déficiences supposées de la société coloniale appellent la tutelle d'une administration intelligente764. Des ouvrages comme La Maison Rustique de Préfontaine sont rédigés dans ce but didactique. Il s'agit d'éclairer l'habitant, et Malouet se voit comme un agent important de cet encadrement. Il est convaincu du bien fondé de ses idées ; leur application, selon lui, relève de l'évidence. Ainsi, sa tournée en Guyane est l'occasion d'informer les habitants qu'il rencontre. Mais la tâche est ardue et Malouet avoue au ministre les difficultés qu'il rencontre avec les habitants les plus éloignés de Cayenne, criblés de dettes, souvent très pauvres, insolvables, éloignés de tout : des voies de communication, du courrier, de l'imprimerie, etc. Certains ne sont pas au courant des projets de la métropole, et ne savent même pas qui il est. « Comment plaire à de pareilles gens, et leur être véritablement utile? » Ainsi, Malouet donne une dimension pédagogique à ces rencontres. Il tente d'expliquer pourquoi il est important de payer ses dettes et de n'emprunter de l'argent que quand on est en état de le rembourser. Il explique également les faiblesses des pratiques culturales, tente de combattre la force de l'habitude, surtout des mauvaises habitudes. Il dévoile la nature exacte des projets de la métropole et explique aux habitants quel est le but d'une colonie765.

La dimension didactique de son projet occupe une place centrale dans sa réflexion. Il cherche à établir, par l'expérience du terrain, l'appréhension concrète des choses observées sur place, un cadre à l'administration et un modèle pour les habitants, « sans quoi [il auroit] eu l'air d'un missionnaire apostolique et point d'un administrateur766. » Avec le projet de mise en valeur des terres basses, Malouet veut doter la Guyane d'une vitrine des lumières métropolitaines à l'usage des habitants. Comme le lui fait remarquer Boutin : « nous n'avons ni modèles, ni artistes, ni capitaux767. » Qu'à cela ne tienne, l'ordonnateur ne se dépare pas d'un certain optimisme ; son administration et le travail de l'ingénieur Guisan, nouvellement recruté, vont changer les choses et

763 ANOM C14/52 F° 98

764 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane française (1720-1848), op. cit., p. 117.

765 ANOM C14/50 F° 67

766 ANOM C14/50 F° 68

767 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet tome 1, op. cit., p. 121.

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placer la Guyane sur la voie du développement :

« Des procès verbaux authentiques, des opérations géométriques, sont substituées à des fables absurdes,
· un système de culture fondé en raison et en fait va s'établir dans la Guyane, le Gouvernement ne peut plus errer, les entrepreneurs savent ce qu'ils ont à faire pour réussir,
· il ne leur manque plus que des modèles de dessèchemens, de bâtimens, d'écluses, de machines, et ils vont être exécutés768. ,»

Par ailleurs, Malouet fait porter ses efforts en faveur de l'éducation en Guyane et engage des mesures dans ce sens. Son projet s'avère pragmatique, destiné à former la jeunesse aux disciplines utiles dans les colonies. Dans son compte rendu pour 1777, il fait part de sa reprise en main du collège, qui consiste en « un maître d'école sur une habitation qui ne produit rien. » Pour lui, créer un établissement scolaire digne de ce nom « est de la plus haute importance pour la colonie. » Il engage un professeur de mathématique qu'il fait venir de France, auquel il adjoint les services du « plus sensé des missionnaires » et d'un « maître d'écriture. » Il transforme la maison du collège en pensionnat, qui accueille 22 élèves, dont 12 pensionnaires. C'est un enseignement aux visées utilitaristes qui est prodigué ici, en phase avec les besoins d'une société de cultivateurs. On y enseigne donc la géométrie, la mécanique et l'hydraulique. « Nul besoin de latin769. »

En concertation avec M. Maire, le directeur du collège, Malouet projette d'embaucher en plus deux professeurs laïcs de mathématiques, deux régents pour enseigner la grammaire, l'histoire et la religion. Son projet pédagogique est de former une sorte d'école d'ingénierie coloniale, où l'on enseigne « la conduite des esclaves, le travail de la terre, en se fondant sur des faits avérés. » Il projette également d'écrire « une espèce de catéchisme moral et physique », qui servirait de socle à l'élaboration du premier code de l'éducation dans les colonies770. Le 28 août 1778, M. Maire fait état de besoins en livres et de la nécessité d'allouer une pension pour les enfants qui ne pourront payer les frais de scolarité, en particulier les mulâtres771.

Même fort modeste, cet établissement, permettrait donc, si l'on suit Julien Touchet, d'affirmer que la Guyane serait arrivée dans la phase 2 du modèle de Basalla, qui décrit le moment où émerge une science coloniale et des infrastructures entraînant les colonies sur les chemins de l'autonomie scientifique772. Il nous semble cependant que cette affirmation peut être nuancée. En

768 Ibid., p. 187.

769 ANOM C14/50 F° 92

770 ANOM C14/50 F° 93

771 ANOM C14/50 F° 219

772 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 285.

182

effet, l'approche strictement diffusionniste proposée par Georges Basalla peut, à première vue, se montrer séduisante pour expliquer le développement de territoires par le lien étroit entretenu avec la science européenne, qui surgit dans un contexte colonial. Cependant, cette grille de lecture s'avère être quelque peu rapide, car certaines régions, effectivement, ne parviennent pas à s'extraire du sous-développement, de la dépendance vis-à-vis de la métropole, et de l'exploitation qui en résulte, comme le montre la Guyane. Ce cadre revient à ériger les savoirs et les pratiques métropolitaines comme des modèles, ce qui laisse de côté les cadres locaux et préexistants à l'arrivée des Européens773. De fait, considérer que la création d'institutions dédiées aux savoirs constitue une preuve de l'autonomisation scientifique de la Guyane, donc l'entrée dans la phase 2 du schéma de Basalla, nous semble être une erreur de perspective. Les savoirs institutionnalisés restent largement des produits métropolitains, destinés à exploiter au mieux les ressources guyanaises dans le cadre des objectifs ministériels.

Relais du pouvoir monarchique et vecteur d'une tradition administrative et scientifique métropolitaine, l'ordonnateur est un des rouages actifs de la Machine coloniale, qu'il alimente par le biais de la correspondance ministérielle. Il est également le point d'entrée du projet colonial dans les possessions outre-mer. Toutefois, il convient de prendre du champ par rapport à cette analyse du rôle de l'ordonnateur, qui suggère une colonie engoncée dans un rôle périphérique et passif face aux apports du centre européen. Ainsi notre approche se montre attentive à l'appui essentiel des intermédiaires locaux, avec lesquels Malouet est en relation.

1.1.2 Circulation des savoirs et relais locaux

Les relais locaux jouent un rôle primordial dans le travail d'enquête de l'ordonnateur. Suite à la redéfinition du projet colonial initié par Colbert, les institutions savantes métropolitaines s'attachent à déployer un réseau de correspondants dans les colonies afin d'accroître la collecte d'informations scientifiques774. On assiste alors peu à peu à l'émergence d'une « science coloniale » selon la définition de Georges Basalla, c'est-à-dire une science sous tutelle de la métropole, fondée sur des institutions et des individus en étroite relation avec les centres savants et

773 David Wade CHAMBERS et Richard GILLESPIE, « Locality in the History of Science: Colonial Science, Technoscience, and Indigenous Knowledge », Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, p. 226.

774 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des techniques académiques de collecte et d'expertise dans l'espace caraïbe français (XVIIe-XVIIIe s.) », in Philippe HRODEJ et Sylviane LLINARES (dirs.), Techniques et colonies (XVIIe-XXe siècles), Paris, Publication de la Société Française d'Histoire, 2005, p. 33.

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administratifs européens.

Les spécialistes voyageurs

Les colonies assistent donc à l'arrivée de voyageurs, souvent pensionnés par l'Académie des sciences, qui collectent des échantillons, se livrent à des observations diverses, sondent les rivières, décrivent la faune et la flore, rédigent des mémoires, et font parvenir le fruit de leur travail aux savants de l'Académie des sciences, de l'Observatoire ou du Jardin du roi. En effet, le naturaliste à proprement parler n'est pas le voyageur qui arpente le terrain mais celui qui attend les envois à Paris, pour en faire de nouveaux matériaux scientifiques775. Ainsi, en 1721, le médecin Pierre Barrère reçoit le brevet de « médecin-botaniste du roi à Cayenne » grâce à l'appui de Jussieu. Ce titre fait de lui le correspondant de l'Académie des sciences lors de son séjour en Guyane jusqu'en 1725776. Une fois obtenu son brevet de médecin du roi à Cayenne le 22 décembre 1735, Artur séjourne en Guyane de 1736 à 1771. L'Académie des sciences le nomme correspondant, titre qui le met en rapport avec Réaumur, Bernard de Jussieu et Buffon777. François Fresnau, ingénieur du roi en Guyane dont le nom est lié à ses travaux sur le caoutchouc, est également correspondant de l'Académie des sciences778.

En plus de rendre compte, de collecter et d'alimenter en informations les institutions savantes métropolitaines, ces voyageurs, sont porteurs d'un savoir-faire et de techniques qu'ils mettent en oeuvre dans le cadre de leur mission. En l'absence d'université ou de lieu de formation, ils jouent un rôle très important de vecteur des savoirs et des techniques scientifiques au sein des colonies779. Ainsi des contacts se nouent entre ces agents royaux à la pointe des techniques européennes et certains habitants, amateurs férus de sciences qui s'investissent dans l'élaboration du projet colonial. Dans le cadre du dessèchement des terres basses en Guyane, Malouet recrute l'ingénieur hydraulicien Guisan, à qui il confie les habitants Bois-Berthelot et Couturier, deux des colons parmi « les plus distingués », dans le but de les former aux techniques de drainage, mal

775 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes du Jardin du roi et du Muséum d'histoire naturelle: essai de portrait-robot », Revue d'histoire des sciences, 1981, vol. 34, no 34-3-4, p. 264.

776 Henri FROIDEVAUX, Notes sur le voyageur guyanais Pierre Barrère, Imprimerie nationale., Paris, 1856, p. 6.

777 Jean CHAÏA, « Jacques-François Artur, 1708-1779, premier médecin du roi à Cayenne, correspondant de Buffon, historien de la Guyane », 87e congrès des sociétés savantes, 1962, p. 37-38 ; Jacques François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guianne, op. cit., p. 49-50.

778 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes », op. cit., p. 266.

779 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des techniques académiques de collecte et d'expertise », op. cit., p. 38.

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maîtrisées en Guyane780. Ils accompagnent donc Guisan entre mars et mai 1778, lors d'une expédition envoyée dans la région de Kaw et de l'Approuague destinée à la reconnaissance des terrains susceptibles d'êtres desséchés. Les trois hommes pratiquent des relevés pédologiques, sondent la profondeur des marais, réalisent des opérations d'arpentage et de trigonométrie781. L'ensemble de ces opérations fait l'objet d'un mémoire que Guisan rend aux administrateurs en mai 1778782 ainsi qu'un rapport rédigé par Couturier sur un Voyage avec Guisan à Approuague783.

En plus de ces spécialistes voyageurs, souvent en liés aux académies parisiennes, et qui apportent leurs compétences au sein de la colonie, l'ordonnateur bénéficie de l'appui de spécialistes locaux.

Les spécialistes locaux

Certains de ces spécialistes sont, en effet, affectés de façon permanente dans les colonies. Ils constituent des relais efficaces pour les Académies métropolitaines, qui peuvent non seulement augmenter leurs capacités de collecte, mais aussi jouir d'intermédiaires diffusant les sciences et techniques métropolitaines au coeur des colonies. « Ces acteurs de la science coloniale participent pleinement, de fait, à la fécondation permanente des pratiques scientifiques locales de collecte et d'expérimentation », précise François Regourd784. En effet, détenteurs d'un savoir technique spécifique, allié à une connaissance approfondie du milieu, ces intermédiaires, sont une source d'information de première main dont le avis sont précieux pour les administrateurs. De plus, leur implantation locale les rend disponibles en permanence785. La consultation des archives révèle la diversité des tâches qui leur sont confiées. Arrivé à Cayenne en 1764, l'ingénieur Brodel est envoyé dans la région de l'Oyapock afin de tracer les emplacements pour l'implantation d'une future colonie. En 1766, « il eut ordre de M. de Fiedmond, de relever la coste devant et des deux côtés de la ville de Cayenne, et de placer sur la carte la situation et la figure des roches qui découvrent à mer basse. » Il reçoit sa commission d'ingénieur-géographe en 1768 et poursuit ses opérations « dans la

780 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires tome 1, op. cit., p. 38.

781 ANOM C14/50 F° 102

782 ANOM C14/50 F° 120

783 ANOM C14/50 F° 202

784 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des techniques académiques de collecte et d'expertise », op. cit., p. 40.

785 Monique PELLETIER, « Les ingénieurs-géographes au lendemain du traité de Paris (1763). », op. cit., p. 42.

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ville et dans la savanne. » L'année suivante, il remonte le cours de « la rivière de la Comté, et [pénètre] par les terres dans le haut de la rivière de Prouague » qu'il décrit. En 1770, il dirige des travaux de fortification. L'année suivante, il est « envolé pendant l'hiver pour trouver et établir une communication entre le haut des rivières de Prouague et d'Oyapok. Il [redescend] par cette dernière rivière. Il étoit au moment de son départ pour chercher une communication entre les rivières de l'Oyapok et de Prouague lors qu'arriva l'ordre de sa réforme. » Il passe l'année 1772 en France et revient à Cayenne en janvier 1773, où il se livre à des « opérations géographiques », effectue des reconnaissances sur les « islets devant Cayenne, sur les montagnes de la Gabrielle, et dans les savannes entre Courou et Sinnamary786. » Malouet l'emploie ensuite pour dresser une carte générale de la Guyane, conjointement avec l'ingénieur-géographe Simon Mentelle787. Il lui confie enfin la réalisation d'un moulin à planche, mais Brodel décède avant d'avoir mené à bien sa mission788.

La présence de ces spécialistes démontre que la diffusion des pratiques métropolitaines fait florès dans les colonies et s'accompagne par la production de documents, de rapports, de mémoires ou de cartes précis, chiffrés, directement exploitables par les Académies789. Ces relais scientifiques locaux sont « la main qui recueille les objets, précise Marie-Noëlle Bourguet, l'oeil qui les observe et les décrit, comme pour permettre au naturaliste resté en Europe de voir et travailler à distance. » De fait surgit l'évidence de l'importance d'une discipline à observer dans la rédaction d'un procès-verbal d'observation, de respecter des normes d'identifications de colis ou d'échantillons, etc790. Le 12 octobre 1778, Patris, conseiller au Conseil supérieur de Cayenne, médecin et botaniste, envoie au ministre un procès verbal des observations de plants de giroflier qu'il a effectuées sur les habitations de MM. Macaye, Courant, et Mme de Billy. Il décrit la taille, la forme des fleurs, la qualité de la terre, l'exposition. Ainsi en février 1778, il observe que le giroflier planté chez Macaye « a fait voir dans son contour, jusqu'à sept à huit pieds de hauteur, une multitude de corymbes [...] tous parvenus à une floraison parfaite791. » Celui placé chez Courant « s'est aussi couvert de fleurs pour la première fois, mais avec une profusion bien plus grande que celui de M. de Macaye. » Il joint à son document des échantillons : deux branches « desséchées du gérofflier de M. Courant que les scies d'une mouche bagasse en avoient détachées dans une nuit, et une de celui de M. de Macaye sur laquelle [il a] fait tout [son] possible pour conserver quelques fleurs épanouies. » Il ajoute également « trois petites grappes de clouds, préparées comme dans l'Inde, en les faisant passer à

786 ANOM E52 F° 28

787 ANOM C14/43 F° 45

788 ANOM C14/50 F° 68

789 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des techniques académiques de collecte et d'expertise », op. cit., p. 41.

790 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde: voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle) », op. cit., p. 177.

791 ANOM E331 F° 372

186

l'eau bouillante, ressuer dans des feuilles à la fumée pendant vingt-quatre heures, et ensuite sécher au soleil792. »

Patris approfondit son analyse en se livrant à une critique de ses sources :

« Leur odeur aromatique et pénétrante vont vous mettre à même, monseigneur, de juger avec combien peu de fondement le sieur Fusée-Aublet793 dans la description des plantes de la Guyane s'est hasardé d'avancer que les géroffliers transportés de l'Inde à Cayenne étoient des géroffliers bâtards. f...] Car selon Rumphe794 qui a traité le plus en détail du gérofflier, il y en a trois espèces qui donnent des clouds aussi bons et aussi aromatiques795. »

Pourtant, même si la botanique est une des branches de l'histoire naturelle qui a le plus progressé sur le plan méthodologique, la formation reçue par ces spécialistes les préparent mal aux tâches qui les attendent : Patris est médecin. L'approche livresque de leur discipline reste donc importante, si bien que c'est souvent le terrain qui fait le botaniste796. De plus, Marie-Noëlle Bourguet souligne combien, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'effort de discipline et de codification minutieuse des pratiques locales ne vise pas à reconnaître à l'intermédiaire permanent des colonies un statut d'observateur actif et autonome, participant par son travail d'investigation à l'élaboration du savoir. « C'est moins la conception d'un empirisme scientifique qui s'exprime ici que le désir, pour le savant de cabinet, de voir à travers l'oeil du voyageur, d'agir par ses gestes, sans se déplacer797. » On peut également voir, avec Neil Safier, que le rôle subalterne réservé aux locaux démontre que la science est une modalité de l'impérialisme colonial798. Cependant, cet effort disciplinaire atteste de la participation de la Guyane, comme du reste des colonies d'ailleurs, à la construction d'une éthique scientifique fondée sur des données exactes et précises799.

792 ANOM E331 F° 373

793 Jean Baptiste Christian Fusée-Aublet (1720-1778), apothicaire-botaniste, auteur d'une Histoire des plantes de la Guiane françoise rangées suivant la méthode sexuelle qui paraît en 1775. Voir François REGOURD, « Kourou 1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial », op. cit., p. 236-237.

794 Georg Everhard Rumphius (1627-1702), militaire et architecte hollandais connu pour ses travaux d'histoire naturelle et son cabinet de curiosités.

795 ANOM E 331 F° 373-374

796 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes », op. cit., p. 264, 279.

797 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde: voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle) », op. cit., p. 178.

798 Neil SAFIER, Measuring the new world, op. cit.

799 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des techniques académiques de collecte et d'expertise », op. cit., p. 42.

187

L'ancrage de spécialistes locaux permet donc une diffusion plus en profondeur des pratiques scientifiques métropolitaines, même si leur rôle est plus effacé. Parmi eux, Jean Samuel Guisan, que Malouet recrute au Surinam, occupe une place à part.

Guisan, un ingénieur inséré dans les réseaux savants

Né à Avrenche, en mars 1740, il quitte sa Suisse natale en juillet 1769 pour se rendre au Surinam à la demande de son oncle Nicolas David Guisan800. Il travaille comme économe sur la plantation appartenant à la société Guisan & Sugnens, située à Accaribo, qu'il fait fructifier rapidement. Il se fait rapidement remarquer par la qualité de son travail, aussi bien que par sa personnalité. Issu d'une famille désargentée qui l'a poussé à effectuer des études peu passionnantes à son goût, il n'a de cesse durant sa jeunesse de vouloir s'extraire de cette condition dans laquelle il est enfermé. Ainsi, il entreprend de se former seul, après son travail, en consacrant ses maigres économies à l'achat de livres traitant de sujets techniques et scientifiques801. Cet autodidacte acquiert des connaissances poussées, si bien qu'il semble maîtriser tous les métiers : la cartographie, la construction (maçonnerie et charpenterie) l'architecture (bâtiments et urbanisme)802. Kirsten Sarge ajoute :

« C'est un mécanicien innovant (hydraulique, machines agricoles), un ingénieur planificateur (études économiques du territoire), un agronome et pédologue ,
· c'est aussi un meneur d'hommes, chef de chantier et organisateur (gestionnaire de l'atelier royal) , c'est en outre un consultant expert auprès des administrateurs, du ministre et des habitants propriétaires et un administratif qui rend des comptes réguliers et précis. Il trouve encore le temps de s'occuper de ses propres affaires et de curiosités naturelles803. »

C'est de plus un individu intègre, qui se montre extrêmement soucieux de bien faire les

800 Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 102.

801 Ibid., p. 91.

802 Kirsten SARGE, « Au service du bien public en Guyane (1777-1791). Quelques éclairages complémentaires aux mémoires de Guisan », in Le Vaudois des terres noyées. Ingénieur à la Guiane française 1777-1791, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, 2012, p. 57.

803 Ibid.

188

choses, de donner l'exemple modestement et d'agir dans l'intérêt général804. C'est également un homme de cabinet dont la production administrative (rapports, mémoires, tableaux de compte adressés aux administrateurs ou au ministre) et cartographique est très dense805. Ce qui en fait un « ingénieur total », selon Kirsten Sarge806.

Il est également inséré dans les réseaux savants. Une fois passé en Guyane, il continue d'entretenir une correspondance avec le gouverneur, son oncle et certains notables. En effet, son Traité sur les terres noyées qui paraît en 1788 suscite aussi bien en Guyane qu'au Surinam un intérêt certain pour les colons férus d'agronomie. En août 1789, il est accueilli comme membre honoraire de la Société d'agriculture du Surinam. Il correspond avec le gouverneur Frederici qui l'interroge sur la géologie, la pédologie et la minéralogie de la Guyane. En 1777, il est initié à la Loge de Jérusalem, constituée à Paramaribo. Il noue à la même époque des liens avec l'Académie des sciences de Paris dans le cadre de ses travaux sur les épices et sur la gymnote électrique. En 1782, il correspond avec Lavoisier et effectue des envois jusqu'en 1788 d'échantillons de clous de girofle et de cannelle, dont l'analyse confirme la qualité. Enfin, en 1791, il assiste à une des séances de l'Académie des sciences à Paris au cours de laquelle il est remercié par l'académicien Le Roy pour ses travaux sur la gymnote807.

Ainsi se dessine le portrait d'un ingénieur talentueux, cheville ouvrière du dispositif mis en place par Malouet, qui participe activement au mouvement scientifique qui anime la colonie et les institutions parisiennes. Sa collaboration avec MM. Couturier et Bois-Berthelot nous amène à nous intéresser également au rôle des habitants sur le terrain scientifique.

Les habitants

Acteurs moins visibles que les relais scientifiques reconnus comme tels par les réseaux académiques, certains habitants deviennent des interlocuteurs de premier choix pour l'ordonnateur. Certains prennent des initiatives et se lancent dans des expérimentations, comme la culture des épices, ainsi que nous venons de le voir, à l'image de Macaye et Courant avec les girofliers, ou bien comme c'est le cas de M. Noyer qui expérimente la culture des noix de muscades. D'autres rédigent

804 Ibid., p. 58.

805 Ibid., p. 59-61.

806 Ibid., p. 57.

807 Ibid., p. 61-62.

189

des mémoires dans lesquels ils exposent des projets divers. C'est le cas par exemple d'un certain Laloue qui, en 1777, fait parvenir à Malouet un mémoire dans lequel il planifie la création sur quatre années d'une nouvelle colonie de 300 habitants en Guyane. Pour lui, le Surinam doit servir de modèle. « Leur phlègme et leur patience doivent servir de frein à notre trop grande pétulance », explique-t-il. Son projet consiste à importer 300 esclaves de Martinique, de Guadeloupe et de Saint-Domingue pour leur faire effectuer les travaux préparatoires : défricher de grandes parcelles de terrain qu'il conviendra de planter en vivres destinés à nourrir la colonie et les esclaves qu'il projette ensuite de faire venir de Guinée. Pour ce faire, il préconise d'envoyer deux frégates pour traiter 1 000 à 1 200 esclaves ente 15 et 18 ans, « comme étant les plus propres à cet âge à se plier au joug de l'esclavage et aux travaux des habitations. » Dans son idée, Laloue envisage que les captifs préparent les logements et fassent d'autres défrichements de 400 carreaux chacun le long des rivières, pour y planter des vivres et du cacao. Ce n'est qu'une fois que les terres seront en rapport que les colons s'installeront avec leur famille et qu'il faudra alors leur faire crédit de six esclaves chacun808.

Le manque de « lumières » en Guyane que déplore Malouet le pousse à se rapprocher du moindre individu possédant un niveau d'expertise technique quelconque. Il rencontre ainsi M. Bagot, un « habitant très-instruit de la qualité des bois » et lui confie le soin d'établir un rapport sur l'exploitation forestière et ses conditions de réalisations. Bagot est secondé dans sa mission « par un charpentier de Brest » nommé Verdi809. Ils commencent les relevés le 1er février 1777 mais Verdi meurt le 6 mars au poste d'Approuague. Bagot continue seul dans des conditions difficiles jusqu'au 26 mai, date à laquelle il revient à Cayenne en très mauvaise santé810. Il a reconnu les rives de l'Approuague et de l'Oyapock, où il a marqué 8 000 arbres de construction situés à environ 300-400 pas de la rivière, ce qui en rend l'exploitation envisageable. Bagot rend son rapport final en juillet 1777, dans une note qu'il transmet à Fiedmond et Malouet. Malgré les difficultés, il accepte la mission. Il relève deux causes principales qui rendent l'exploitation du bois difficile. D'abord, les différentes essences de bois sont mélangées. Celles qui sont exploitables sont très éloignées les unes des autres, ce qui complique considérablement leur extraction, d'autant plus que le charroi est effectué par des esclaves. Il pointe ensuite le manque de matériel et de main-d'oeuvre, nécessaires à une exploitation de plus grande ampleur811.

Par conséquent, nous voyons que Malouet tire des informations de terrain relativement

808 ANOM C14/45 F° 364-365

809 ANOM C14/43 F° 84

810 ANOM C14/44 F° 168

811 ANOM C14/44 F° 168

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précises auprès de certains habitants, lui permettant de constater la réalité culturale et d'envisager les conditions d'une éventuelle exploitation forestière. Discret dans les sources, mais pourtant essentiel, l'apport des Amérindiens et des esclaves sur le terrain du savoir est un socle sur lequel l'ordonnateur doit compter.

L'apport des Amérindiens et des esclaves

Nous l'avons vu, l'appréhension du milieu guyanais par la captation des savoirs indigènes n'est pas très développée en Guyane, du fait d'une grande dépendance de la colonie vis-à-vis des produits métropolitains812. En revanche, le rôle des savoirs amérindiens est essentiel dans la maîtrise de l'espace. La progression le long du littoral et vers l'intérieur des terres s'effectue en empruntant les pistes utilisées par les Amérindiens. Ainsi en 1789, un chemin permet au naturaliste Leblond de rencontrer des Waynas établis dans 23 villages, le long d'une piste de 200 km le long du Maroni813. Le recours aux Amérindiens s'avère indispensable pour évoluer dans un milieu que le colon connaît très mal. Les expéditions vers l'intérieur requièrent les services d'un guide indigène, car l'aspect des chemins est davantage celui d'un layon ouvert entre des repères remarquables (montagnes, criques, arbres, etc), entretenu par la circulation plus ou moins fréquente des utilisateurs. Leur tracé peut donc évoluer en fonction de la saison sèche ou pluvieuse, la chute des arbres, le choix arbitraire de celui qui ouvre le layon, « d'où la difficulté pour les colons français, épris de rationalité et de chemins rectilignes, larges et clairement visibles » de les utiliser, explique Yannick Le Roux814. Les colons reprennent le tracé de certaines pistes amérindiennes, souvent liées à des formations naturelles comme les cordons littoraux du Chemin des Anses par exemple. La piste des Nouragues, du nom de la peuplade amérindienne qui vit dans cette région, suit la ligne de crête des montagnes de Roura et sert de base au tracé du chemin de l'Approuague815.

Malouet a recours aux services des Amérindiens lors de sa tournée en Guyane, qu'il utilise comme guides, comme pagayeurs, pour la chasse ou la pêche. Cette cohabitation suscite chez lui des réflexions qui vont à rebours de celles qui prévalent en général chez les Européens (et sont d'autant plus surprenantes quand on les met en perspective avec ses opinions franchement esclavagistes). Dans ce XVIIIe siècle traversé par d'importants questionnements philosophiques sur

812 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 68.

813 Yannick LE ROUX, « Les chemins en Guyane française sous l'Ancien Régime (1667-1794) », op. cit., p. 281.

814 Ibid., p. 282.

815 Ibid., p. 281-283.

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« l'état de nature » et le « bon sauvage816 », Malouet ne considère pas les peuples indigènes comme des sauvages arriérés. Il se montre attentif à leur organisation sociale et politique, à leurs relations hiérarchiques, à la façon dont la communauté décide de sa destinée. « La communauté délibère, le chef exécute : la paix ou la guerre, une alliance, un changement de domicile, une chasse commune, voilà toutes les délibérations de leur conseil817. » Tout lui semble se dérouler simplement, naturellement et sans heurts, ce que l'Europe est incapable de faire. Les Amérindiens semblent attacher beaucoup d'importance à leur indépendance et à la liberté dont ils jouissent, si biens que la culture, les arts et les moeurs européens leur restent totalement étrangers :

« L'amour de la vie sauvage, la résistance à la civilisation perfectionnée ; et si l'on considère combien de fatigues, de périls et d'ennuis cette vie sauvage leur impose, il faut qu'elle ait un charme particulier, qui ne peut être que l'amour de l'indépendance, caractère distinctif de tous les êtres animés818. »

Il en va de même pour les idées religieuses. Malouet les « accable de questions » et ne souscrit pas aux propos diabolisants des missionnaires. Mêmes si les conceptions chamaniques lui échappent en grande partie, il constate que les Amérindiens on un « sentiment de justice naturelle qui les dirige et paraissent disposés à la croyance d'une autre vie plus heureuse que celle-ci819. » En effet, à la différence des religions révélées, le savoir du chamane ne repose pas sur un dogme constitué, fixe et écrit. « C'est une connaissance et une expérience qui procèdent, dans un premier temps, d'une prise de conscience par la personne de sa capacité à circuler entre [...] les deux dimensions, visibles et invisibles, du monde », explique Gérard Collomb. De fait, les autres expériences spirituelles construites sur la capacité à communiquer et à interagir avec le monde des esprits sont, du point de vue du chamane, tout à fait conciliables avec sa propre expérience, et elles peuvent même lui paraître complémentaires. Ce que ne comprennent pas les Européens, et en premier lieu les missionnaires, qui voient dans les chamanes des rivaux820. Malouet en conclut que les entreprises d'évangélisations sont inutiles et vouées à l'échec car un « Indien n'a au-dessus de lui d'autres pouvoirs que celui de la nature. ». Il ne voit pas l'intérêt de « leur faire connaître [nos]

816 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes », op. cit., p. 281-282.

817 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 132.

818 Ibid., p. 133.

819 Ibid., p. 143.

820 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ? Malentendus et traduction culturelle dans les missions jésuites en Guyane », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane: histoire & mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage: discours, pratiques et représentations. Actes du colloque, 16 au 18 novembre 2010, Cayenne, Guyane française, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Editions, coll. « Espace outre-mer », 2011, p. 448-449.

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angoisses, nos vices et nos besoins821. »

Malouet clôt sa réflexion en affirmant que vouloir s'ingérer dans les affaires amérindiennes est une erreur. Menant une vie adaptée à leurs besoins peu nombreux, il « est plus que douteux que, devenant leurs instituteurs, nous les rendissions plus sages et plus heureux. » Cependant, cette vie « sauvage » n'a rien à envier à la vie « civilisée », car l'une comme l'autre ne peuvent conduire au bonheur. La première parce qu'elle refuse toute contrainte, vouant les Amérindiens à « végéter dans les bois », la seconde parce qu'elle détourne les bienfaits de la civilisation en voulant « asservir à ses passions tout ce qui l'entoure822. » Pour Malouet, homme des Lumières, la raison, la religion et la liberté sont les trois ingrédients universels du bonheur. De fait, loin de souscrire au « voeu du philosophe de Genève, de retourner dans les bois ou de ramener nos institutions à leur antique origine », il oppose au projet rousseauiste les progrès accomplis par la raison et l'étendue des savoirs qui en découle. Ces savoirs doivent être mobilisés pour étudier les moeurs et les sociétés amérindiennes afin d'en tirer les leçons adéquates, pour éclairer les défauts des sociétés européennes et trouver les moyens d'y remédier823. Ces observations menées par l'ordonnateur témoignent de l'intérêt croissant au XVIIIe siècle pour l'homme en tant qu'objet d'étude. Cette discipline n'en est cependant qu'à ses balbutiements et il faudra attendre l'arrivée en Guyane en 1781 du botaniste Louis-Claude Richard, qui posera les premiers jalons d'une méthode d'enquête ethnographique824.

À côté de cet apport amérindien, les esclaves, pour leur part, constituent une source de savoirs importés d'Afrique. Si l'approche de ces compétences est difficilement réalisable autrement que par le prisme du colon, qui dénigre les savoirs des Noirs du fait de leur condition servile, on dénote toutefois un intérêt des européens pour les soins. En effet, les esclaves n'ont pas accès aux remèdes métropolitains, trop chers et en quantité trop restreinte. Ainsi les différents administrateurs s'intéressent-ils à l'utilisation des simples [plantes condimentaires et médicinales] chez les esclaves. Si l'activité de Malouet semble très discrète à ce sujet, Artur signale en 1752 que l'ordonnateur Lemoine teste les simples qu'un esclave utilise contre la lèpre825. Ces échanges de savoirs se retrouvent également dans le cadre de l'habitation, comme en témoignent un nombre important de poteries et pipes en terres retrouvées à Loyola, témoignant d'un savoir faire spécifique mis en oeuvre par les esclaves826.

821 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 143.

822 Ibid., p. 133.

823 Ibid., p. 140.

824 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes », op. cit., p. 281.

825 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 72.

826 Nathalie CAZELLES, Les activités industrielles de l'habitation Loyola (1668-1768),
http://www.manioc.org/fichiers/V11058, 2010.

193

Ainsi, les différents intermédiaires, qu'ils soient européens, indigènes ou africains, spécialistes ou amateurs passionnés, de passage ou implantés dans la colonie, permettent à l'ordonnateur de mener à bien son travail d'enquête. Ce rôle d'interface entre les centres savants et administratifs européens et leurs périphéries met en lumière la fonction de passeur que revêt également l'ordonnateur. Dans cette optique, l'Assemblée générale de Guyane qui se réunit entre janvier et mai 1777 est un lieu d'observation privilégié, qui illustre plus concrètement encore la façon dont Malouet devient un point de convergence des échanges de savoirs entre la France et la Guyane.

1.2 L'Assemblée nationale de Guyane : un outil de communication

Conformément aux instructions ministérielles, Malouet convoque une Assemblée générale des habitants827. Chaque quartier ou paroisse élit deux délégués, qui sont attendus le 7 janvier 1777 à l'hôtel du gouvernement à Cayenne. Le procès verbal mentionne des acteurs et administrateurs déjà présents au Conseil supérieur : le gouverneur Fiedmond, l'ordonnateur Malouet ; les conseillers Louis Le Neuf de la Vallière, Honoré Vian, Macaye ; les députés des paroisses Vallet de Fayolle pour Roura, et Brouille de la Forest pour Sinnamary ; enfin Loeffler comme greffier de l'assemblée828. Pour Malouet, très enthousiaste, « jamais cette pauvre colonie ne s'étoit vue honorée d'une marque aussi flatteuse de la bonté du Roi et de la bienveillance de son ministre », écrit-il à Sartine le lendemain829. L'ordonnateur peut ainsi mettre en pratique les principes de transparence et de concertation vis-à-vis des habitants qui lui semblent nécessaires, tant d'un point de vue didactique que d'un point de vue relationnel. C'est aussi l'occasion de présenter son bilan de la situation en Guyane, ainsi que l'ébauche d'un plan et une série de mesures qui sont soumises à la délibération des députés. Lors de cette première séance, ils reçoivent un résumé des différentes mesures qui devront être débattues dans leur quartier. Celles-ci portent sur l'administration économique, civile, et politique de la colonie. Bien plus qu'un simple exposé des buts et des moyens pour relancer l'économie guyanaise, cette Assemblée est aussi un outil de communication à l'attention de la colonie, visant à affirmer l'autorité de l'ordonnateur.

Cette assemblée représente pour l'administration une opportunité de mettre en avant l'autorité dévolue aux administrateurs, plus particulièrement à l'ordonnateur. « Ces signes extérieurs

827 ANOM C14/44 F° 66

828 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 486.

829 ANOM C14/44 F° 56

194

de ses responsabilités sont importants pour l'administrateur, explique Céline Ronsseray, car c'est ce qui permet de le distinguer du reste de la communauté cayennaise. » Et de rappeler également le rôle important que jouent les espaces dédiés à l'exercice du pouvoir : l'Assemblée se tient dans l'hôtel du Gouvernement de Cayenne, qui rappelle le cadre de l'autorité de l'administrateur830.

1.2.1 Un exercice de communication

Tout d'abord, l'Assemblée est un lieu de dialogue entre la métropole et sa colonie dans lequel s'observent deux niveaux de discours, l'un allant du roi vers la colonie, l'autre allant de l'administration coloniale vers les habitants.

Le roi communique avec ses sujets

Représentant du roi dans la colonie, c'est au gouverneur Fiedmond qu'est confiée la tâche d'ouvrir la séance. Par un bref discours, il annonce l'objectif général de l'Assemblée. Celle-ci a été voulue par le roi, dans le but de délivrer aux habitants ses intentions pour « l'accroissement et le bien général de la colonie. » Malouet, à son tour, insiste sur l'importance que le roi accorde à la colonie. Louis XVI croit au potentiel de la Guyane, et son administration « juste et éclairée » envoie un signe fort à l'attention des habitants. Le roi leur fait confiance au point de consentir à exposer publiquement ses projets et à en débattre avec eux. Ils sont dépositaires de l'intérêt général, le roi leur confie la mission d'oeuvrer pour l'intérêt de tous, en leur laissant un pouvoir décisionnaire sur les sujets n'entrant pas dans le champ des compétences des administrateurs831.

Pourtant ce discours, qui se veut bienveillant ne doit pas faire illusion. La Guyane fait figure de bout du monde. C'est une colonie pauvre et très peu peuplée, éloignée des grands circuits maritimes du commerce triangulaire, si bien qu'elle reste un élément marginal du dispositif colonial français, et ne suscite guère l'attention de l'administration. « La colonie ne se réveilla [...] que sous le choc de la grande tentative de Choiseul, écrit Jean Meyer, qui se termina en désastre et en scandale832. » Dès lors, isolés de tout, les habitants se sentent oubliés et développent au fil des décennies une grande méfiance vis-à-vis de tout ce qui vient de la métropole. Jean Meyer parle même de haine. Les planteurs, riches et pauvres, deviennent de plus en plus enclins à vouloir gérer

830 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 517.

831 ANOM C14/44 F° 60

832 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 183.

195

seuls leurs affaires, et supportent d'autant plus mal la sujétion à une monarchie lointaine qui semble les avoir oubliés833.

Un des enjeux de l'Assemblée, donc, est de rassurer les habitants sur les intentions royales, et de ce point de vue, la partie n'est pas gagnée d'avance et la première séance débute de façon houleuse. Les habitants endettés s'alarment des dispositions pour recouvrer les créances, et perçoivent l'installation d'une compagnie de commerce d'un mauvais oeil. Nous l'avons vu, Malouet avait mis en garde le ministre sur les projets irréalistes de la compagnie. Il fait cependant son devoir et défend ce projet voulu par la monarchie, quand bien même ses « agens se donnent tous les jours en spectacle comme les plus ineptes et les plus grossiers de tous les hommes834. » Il tente de rassurer l'Assemblée et répète d'ailleurs tout au long de son allocution qu'en tant que dépositaires du pouvoir royal, les administrateurs n'ont de seul but que de suivre les instructions de Versailles et d'oeuvrer à la prospérité de la colonie et de ses habitants. La deuxième séance débute sous les mêmes auspices. Malouet défend points par points ses idées, pendant quatre heures. Face aux objections, il oppose les mémoires réalisés par les députés:

« Il falloit sans cesse montrer aux interlocuteurs, que tel fait étoit établi par leur aveu, que ce qu'ils vouloient dire démentoit ce qu'ils avoient dit ,
· enfin, j'en vins à bout, et j'en fus si content, que je finis par un compliment qui n'étoit pas mérité par tous les assistans835. »

L'accent est donc mis sur une volonté affirmée de collaboration, et d'accorder le plus grand crédit aux desiderata des habitants, qui seront envoyés « aux pieds du trône836. »

Réhabiliter l'administration coloniale

Un autre aspect de cette communication va de l'administration coloniale vers les habitants. En premier lieu, en se plaçant en porte-parole de l'autorité royale, dévoué à l'intérêt général, Malouet veut réhabiliter l'administration coloniale aux yeux des habitants. Désormais, elle garantira

833 Ibid., p. 48.

834 ANOM C14/44 F° 137

835 ANOM C14/50 F° 62

836 ANOM C14/44 F° 60

196

la « prospérité sociale » en appliquant la loi de façon sévère et impartiale. En cela, il joue la carte de la transparence en fustigeant les prévarications des administrateurs qui, en tant que représentants de l'autorité royale, sont les plus répréhensibles de tous. Il veut préserver les habitants de leurs abus837. « Abus de pouvoir, absolutisme, arbitraire, autoritarisme, despotisme, dictature, omnipotence, prépotence, tyrannie... Les mots ne manquent pas aux colons pour dénoncer les usages de leurs administrateurs, écrit Céline Ronsseray, usages ne se limitant pas à une période précise838. » Mal payés, souvent avec du retard, les fonctionnaires, quand bien même sont-ils honnêtes, sont régulièrement obligés de subvenir à leurs propres besoins. À des mois de distance de la métropole, le service du roi est envisagé comme un moyen de faire fortune, ou de rétablir une situation financière délicate. Dès lors, les intérêts publics se confondent avec les intérêts privés, au détriment des habitants. Jean Meyer décrit une administration hautement corruptible et corrompue, parfois enrichie dans des conditions extravagantes, une société de vol systématique et organisé, rejetant toute contrainte839. Et les exemples sont légion. La colonie manque de tout : d'esclaves, de numéraire, de population et très souvent de ravitaillement, surtout en cas de conflit. L'un des centres vitaux de la colonie est le magasin, qui renferme toutes les marchandises entrant et sortant de la colonie, si bien que le garde-magasin se trouve régulièrement au coeur des trafics. La Guyane est une colonie où bien souvent la disette couve, le pain et la farine y sont des denrées chères. Les trafics de farine sont courants. Le garde-magasin Tissier, en 1717, trempe dans ces détournements. Soupçonné par Guillouet d'Orvilliers, il falsifie les comptes du magasin pour masquer ses agissements. L'ordonnateur Morisse profite de la situation troublée lors de l'expédition de Kourou en 1763 pour s'octroyer le droit de prendre des denrées dans le magasin du roi, sans les payer, alors que l'arrivée d'un nombre croissant de colons, qu'il faut nourrir, rend la sécurité alimentaire délicate840. L'endettement parmi les administrateurs est récurrent. Citons le cas de Fiedmond qui, lorsqu'il quitte son poste à Cayenne en 1779, est redevable à la caisse de la colonie de 10 459 livres841. Cet état quasi-généralisé d'abus en tout genre contribue logiquement au ressentiment des habitants à l'encontre de l'administration et de leur méfiance envers la métropole.

Outil de promotion du projet colonial, l'Assemblée est aussi le lieu où l'ordonnateur expose son projet.

837 ANOM C14/44 F° 62

838 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 451.

839 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 172.

840 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 201.

841 ANOM E 183 F° 233

197

1.2.2 Le projet de Malouet

Malouet de dresser un premier bilan de la situation de la colonie. Il reprend dans un premier temps les grandes lignes des conclusions qu'il avait présentées devant Maurepas à Versailles, pour ensuite proposer les objectifs ministériels et les moyens envisagés pour leur réalisation.

Le constat de Malouet

Il réaffirme donc que la Guyane est impropre aux grandes cultures. En revanche, il souligne qu'elle se prête naturellement à l'exploitation forestière, et à l'élevage, grâce à ses immenses savanes naturelles. Enfin, il souhaite développer la mise en culture des terres basses suivant l'exemple du Surinam.

« Nous rapportons à trois causes principales l'état d'inertie et de langueur où se trouve la Guiane , sa position relativement aux autres colonies, le vice du sol et du climat, celui de la distribution locale des établissements qui y ont été faits842. »

En définissant ces trois causes principales, Malouet expose tout d'abord le fait que la Guyane doit en partie son sous-développement à son éloignement des grands circuits commerciaux. Contrairement aux Antilles qui se sont développées grâce aux flibustiers puis aux Espagnols, qui favorisèrent les échanges de marchandises et d'argent avec la métropole, la Guyane est restée isolée. Les premiers colons ont dû travailler une terre ingrate, sans pouvoir espérer le moindre secours extérieur843. Mais Malouet ne fait pas ici seulement référence à la situation géographique de la Guyane. Cette expression de « position relative » fait aussi allusion à sa position économique par rapport aux autres colonies. Sa réflexion est ici teintée par les théories économiques libérales, qui exercent une forte influence dans le landerneau colonial, en relation avec l'épanouissement de la pensée physiocratique. Plutôt que de s'obstiner à développer les grandes cultures sucrières, alors que la colonie n'en a pas les moyens et qu'elle n'est pas compétitive, l'ordonnateur propose une forme progressive d'exploitation. Dans un premier temps, il préconise de se concentrer sur les secteurs pour lesquels la Guyane présente un avantage par rapport aux autres colonies (en l'occurrence le

842 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit.

843 ANOM C14/44 F° 61

198

bois, le bétail et les vivres). Dans son idée, il s'agit d'abord d'enrichir la colonie et ses habitants avec ce qu'elle est apte à produire naturellement, construire une base solide, pour qu'à l'avenir les planteurs soient en mesure d'investir dans la grande culture sucrière844.

Ensuite, nous l'avons vu, s'ajoutent les contraintes naturelles, notamment les pluies abondantes, qui « dégradent [les] terres hautes, et qui entraînent incessamment les sels dans les bas fonds845. » La nature des sols est aussi en cause. Les terres hautes en Guyane sont généralement peu fertiles, hormis dans quelques quartiers privilégiés. La cause première est d'ordre géologique. « Ce continent a été bouleversé par quelque grand accident de la nature, explique Malouet, [à l'origine d'un] mélange désordonné du sable, du tuf, de la terre végétale, des pierres vitrifiées846. » Le baron de Bessner dresse le même genre de constat, dans une lettre de 1774 où il fait état de cette « découverte inattendue» :

« La première fois que j'eus occasion d'assister à une fouille de terre un peu profonde dans le continent de la Guyane, je fus fort surpris de trouver les différentes espèces de terre mêlées au hasard sans aucun ordre, au lieu d'être rangées par couches comme je les avois observées partout ailleurs. [...] J'ai eu occasion de remarquer depuis, dans mes différens voyages, [que cette singularité] se rencontrait dans toutes les terres de la Guyane française847. »

Enfin, Malouet montre que la distribution des établissements est préjudiciable aux habitants et à l'économie. L'habitat dispersé des colons entraîne une mauvaise répartition des moyens productifs et complique l'acheminement des denrées. « Six cents habitans dispersés sur cent lieues de côte. L'éloignement du chef-lieu multiplie les frais et les difficultés dans l'échange de vos denrées et de vos besoins. » C'est aussi un obstacle supplémentaire pour les quartiers les plus éloignés de Cayenne, qui reçoivent, de fait, peu de secours des « artistes et des ouvriers ». L'action de l'administration s'en trouve entravée. Elle ne peut que difficilement rendre la justice et prodiguer ses conseils, si bien que « la langueur, la pauvreté se perpétuent malgré ses soins vigilants848. » En fait, cet éparpillement de l'habitat contribue à fragiliser la population. Isolés les uns des autres, les habitants se retrouvent bien souvent livrés à eux-mêmes dans un environnement difficile, coupés du reste du monde et de l'aide extérieure. Dès lors, comme le montre C.F. Cardoso, l'isolement et la difficulté du milieu livrent les colons à l'alcoolisme et aux épidémies, comme le paludisme, la

844 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des colonies », op. cit.

845 ANOM C14/44 F°61

846 Ibid.

847 ANOM C14/42 F°186

848 ANOM C14/44 F°61

199

dysenterie, les maladies vénériennes, ou de nombreuses maladies de peau, qui trouvent un terrain favorable sur ces organismes déjà éprouvés par une longue traversée maritime, propice au scorbut849. « Ni l'alimentation de l'époque, écrit Jean Meyer, ni le genre de vie des colons, encore moins les connaissances médicales n'étaient adaptées, ni même adaptables850. »

Buts et moyens du plan proposé

Malgré ce bilan en demi-teinte, Malouet ne se dépare pas d'un certain optimisme. Tout n'est pas perdu :

« Ainsi, la Guiane, dans son état actuel, malgré les vices de sa position et de son sol, malgré les malheurs que nous avons à déplorer, est encore susceptible des entreprises les plus fructueuses851. »

L'ordonnateur en appelle donc au bon sens : tous les acteurs y gagneront en travaillant main dans la main, il en va de l'intérêt de tous. Les entreprises les plus fructueuses, subordonnées à un plan général, soutenu par un gouvernement protecteur, ne peuvent que réussir. Le premier moyen de ce plan est de « rendre cette colonie utile aux autres par l'exportation des bois, des vivres, des animaux852. » De ce point de vue, le plan de Malouet s'inscrit dans la continuité des projets qui naissent à Versailles pour la Guyane depuis l'expédition de Kourou en 1763.

En revanche, Malouet, véritablement, diffère de ses prédécesseurs dans la formulation de ses buts. Sa démarche est résolument tournée vers l'intérêt général, en faisant d'abord porter les efforts là où les avantages comparatifs de la Guyane lui semblent les plus favorables. Il expose ses intentions ainsi :

« Faire naître de ces premiers produits l'augmentation des forces et l'établissement des grandes manufactures dans les terres basses, y provoquer des placements de fonds de la part des capitalistes d'Europe par une grande fidélité des engagemens853. »

849 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit.,s, 1999, p. 336.

850 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit. p 180.

851 ANOM C14/44 F°62

852 Ibid.

853 ANOM C14/44 F°62

200

Les colonies sont envisagées au travers de leur utilité pour la métropole et comme de simples pourvoyeuses de produits non disponibles sur le territoire national. Ce modèle de mise en valeur connaît une vague de contestation de plus en plus prégnante de la par de certains économistes, nous l'avons vu. On dénonce un mode d'exploitation qui repose sur un principe d'accaparement des ressources, plus que sur un principe de création de richesses renouvelables. Il faut assurer la prospérité des colonies comme des provinces, si lointaines soient-elles, car elles doivent également contribuer à l'enrichissement du pays. « Le paradoxe du fait colonial, explique Alain Clément, est qu'au final, les colonies sont une chance pour la France à partir du moment où elles ne sont plus de simples colonies, mais de véritables partenaires économiques. » Il est donc préférable d'entretenir des relations commerciales avec une colonie enrichie plutôt qu'une colonie dominée, appauvrie sous le joug de la métropole qui, par ricochet, appauvrit la métropole854.

Ainsi, en prônant un enrichissement progressif de la colonie, Malouet s'inscrit en rupture par rapport aux plans précédents qui fondent la réussite sur l'exploitation des ressources par le biais de compagnies commerciales. L'influence libérale alimente sa réflexion économique. Au lieu de développer les formes de cultures extensives traditionnelles, il souhaite orienter la mise en valeur vers une exploitation raisonnée et intensive des sols. Il s'agit d'attirer des capitaux étrangers, tout en conservant un interventionnisme bienveillant de l'État. La défense des intérêts français justifie une telle entorse aux principes de l'exclusif colonial, et façonne l'un des fondements de la pensée coloniale de Malouet.

L'interventionnisme se manifeste au travers de mesures incitatives et restrictives, venant à l'appui du plan proposé. Il est prouvé que les méthodes traditionnelles de culture sont inefficaces, il faut donc en changer, notamment en investissant les terres basses. Les habitants peuvent néanmoins continuer de travailler les terres hautes selon la méthode traditionnelle ; le cas échéant ils se retrouveront circonscrits sur un terrain mesuré à l'aune de leurs moyens productifs. Les autres, qui acceptent de se lancer dans la culture des terres basses, recevront « par préférence tous les secours et encouragemens que le gouvernement pourra leur procurer855. »

Face aux difficultés rencontrées par la Guyane, qui entravent son développement, Malouet jette les bases de principes généraux vers lesquels doit tendre la colonie. Se démarquant du traditionnel modèle de mise en valeur, il puise ses arguments à la source des théories économiques libérales pour proposer une exploitation qui se veut raisonnée. Ces principes doivent servir de

854 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des colonies », op. cit., p. 121-124.

855 ANOM C14/44 F°63

201

charpente à des propositions concrètes.

1.2.3 Une collaboration entre la métropole et la colonie

Malouet insiste sur l'importance de cette assemblée. Dans son discours, l'administration a une vue d'ensemble des problèmes et peut fournir les moyens de les résoudre. Mais rien ne vaut l'expérience du terrain des habitants qui travaillent une terre quotidiennement depuis des années. Aussi il veut responsabiliser son auditoire en faisant le pari qu'il verra où se situe son intérêt, c'est-à-dire, dans son esprit, que les habitants collaboreront avec l'administration et adhéreront à son plan. « C'est à vous maintenant, dit-il, à éclairer l'administration sur votre situation, sur vos besoins, sur vos ressources856. » Des trois causes principales du retard de la colonie, Malouet dresse une liste de treize propositions, comprenant certains objectifs ministériels, qu'il soumet à la délibération des députés de l'assemblée. Ces propositions portent sur une restructuration générale de la colonie, de son économie et de ses moyens agricoles.

Les treize propositions de Malouet

Afin de lutter contre les problèmes engendrés par la dispersion des habitations, Malouet propose un rapprochement de « tous les établissements du chef-lieu, ou des principaux postes », ainsi qu'un regroupement des cultures entreprises sur les terres basses, autour des lieux habités. Au-delà de ces regroupements, il propose une relocalisation rationnelle des moyens de production et des cultures. Son idée est de procéder à une distribution mieux ordonnée de celles-ci, en fonction de la qualité des sols, et de dédier un quartier spécifique à l'élevage. Ainsi il demande aux députés de réfléchir à une répartition des habitants par classe dans chaque quartier, en spécifiant le type de culture et le nombre d'habitants s'y livrant857.

S'inscrivant dans la continuité des projets successifs imaginés depuis 1763, et en reprenant pour partie les souhaits ministériels, Malouet envisage d'attribuer un quartier au développement « d'une population de blancs pasteurs et ouvriers », voire, dans la mesure du possible, de plusieurs

856 Ibid.

857 ANOM C14/44 F°64

202

groupes amérindiens « civilisés » et transformés en cultivateurs. Au fur et à mesure du temps, ces populations doivent former une sorte de rideau défensif contre les esclaves marrons du Surinam858. Quand bien même la colonie dispose d'une garnison, Malouet observe qu'une intervention armée risque de mettre la Guyane en délicatesse avec ses voisins hollandais. Un des moyens envisagé, donc, pour contourner cet obstacle, repose sur l'idée que nous avons par ailleurs déjà développée, qu'un cultivateur libre défendra mieux sa terre que ne le ferait un esclave.

D'un point de vue financier, l'urgence est d'assainir les comptes afin de restaurer la crédibilité de la Guyane auprès des « capitalistes d'Europe ». Pour ce faire, Malouet propose que l'administration engage un processus de contrôle strict. La colonie doit respecter ses engagements et les habitants doivent honorer leurs dettes859. Sur le plan économique, l'ordonnateur estime qu'il est primordial de rationaliser les productions. La surproduction de rocou menace de ruiner les planteurs. Il convient aussi de déterminer quelle est la forme la plus économique pour exploiter le bois, les vivres et le bétail860. Malouet propose alors de créer, pour chaque secteur, une association d'habitants, qui détermineront en commun comment améliorer leur exploitation. Partant, les députés doivent évaluer le projet de création d'une chambre économique861.

Enfin, il convient d'envisager un développement des cultures en terre basse. Rappelons qu'à ce stade, la réflexion de Malouet est encore en cours d'élaboration puisqu'il ne s'est pas encore rendu au Surinam pour observer ce procédé. Dans cette optique, les députés doivent évaluer le type de production susceptible d'offrir le meilleur rendement. De là, est-ce qu'un dessèchement s'avère nécessaire, et avec quels moyens supplémentaires862 ?

La réponse de l'Assemblée

L'avis de l'Assemblée est rendu en deux temps. D'abord, le procureur général Claude Macaye livre un sentiment général sur les propositions de Malouet. S'il se montre généralement favorable aux propositions de l'ordonnateur, il apporte néanmoins des éléments de contradiction et de temporisation importants à prendre en compte, d'autant qu'au moment où siècle l'Assemblée pour la première fois, Malouet n'a pas encore entrepris son tour en Guyane. Ensuite, l'Assemblée siège à

858 ANOM C14/44 F°63

859 ANOM C14/44 F°64

860 Ibid.

861 ANOM C14/44 F°64

862 ANOM C14/44 F°63

203

plusieurs reprises pour discuter en plus en profondeur les différentes propositions, et rend un arrêt définitif lors de la séance du 19 mai 1777863.

Tout d'abord, pour Macaye, il paraît évident qu'un regroupement des habitations et une contiguïté des cultures en terre basse constituent un avantage pour tout le monde. Néanmoins, le procureur soulève qu'à l'examen des cartes, l'éloignement des habitations n'est pas flagrant et qu'il faudra donc examiner attentivement ce sujet. Il en va de même pour les terres basses. La continuité des exploitations en terre basse lui paraît difficile. Macaye fait remarquer que celles qui sont contiguës, entre Mahuri et Kaw, sont bien moins nombreuses qu'au Surinam, et appartiennent à quelques propriétaires. « Il semble que cette contiguïté des habitations ne sauroit avoir lieu dans ces circonstances. », d'autant que leur mise en valeur n'est pas d'un accès facile pour tous les planteurs et nécessite, le cas échéant, l'octroi d'aides pour les plus modestes864. Finalement l'Assemblée tranche et reconnaît que si la dispersion des habitations est effectivement un problème, c'est « un vice difficile à réparer ». Ce rapprochement proposé ne peut avoir lieu que dans l'exploitation des terres basses865.

Concernant la relocalisation des moyens de production, Macaye insiste sur la nécessité d'une inspection préalable des terres, surtout dans les quartiers inhabités. Toutefois, contrairement à ce que propose Malouet, l'Assemblée juge qu'adapter les cultures en fonction du type de sol est quelque peu irréaliste. Il paraît difficile de faire changer d'avis un habitant qui n'a pas les moyens ni les connaissances nécessaires pour faire pousser autre chose que ce qu'il réussit. Il est donc préférable de « dire que chaque espèce de terre ne sauroit être propre à toute espèce de culture. » Ainsi, l'Assemblée propose la nomenclature suivante : les terres profondes conviennent au cacao et au café ; les terres sablonneuses de Kourou et Sinnamary conviennent au coton et indigo ; les terres de l'Oyapoc et de la Comté sont adaptées au rocou ; enfin les plaines autour de la Gabrielle sont parfaites pour la culture de la canne à sucre866.

Le procureur émet ensuite un avis réservé sur le développement de l'élevage dans un quartier dédié, faute d'informations précises, car « cette proposition demande une grande connoissance de l'intérieur des terres, dit-il, des bois qui y croissent [...] des savannes naturelles qui peuvent s'y trouver [...] des moyens et du temps nécessaires pour les former867. » L'arrêt définitif reste également prudent. Si l'Assemblée n'est pas contre le principe de développer des ménageries sur le modèle de celles de Kourou et de Sinnamary, en revanche l'introduction des bestiaux, la

863 ANOM C14/44 F°137

864 ANOM C14/44 F° 74

865 ANOM C14/44 F° 154

866 Ibid.

867 ANOM C14/44 F° 75

204

construction de haras et la fourniture d'esclaves doit rester à la charge de sa majesté.

Par ailleurs, Macaye se montre favorable à l'idée de procéder à une division des habitants par classe, à condition qu'elle ne génère pas de différence. L'Assemblée prend le contre-pied et estime cette mesure inutile les habitants ont des intérêts divergents et sont de toute façon peu enclins aux associations solidaires868.

Quant au projet d'établir un cordon défensif par l'établissement de « blancs pasteurs » et mettre à contribution les tribus amérindiennes, Macaye ne se montre pas convaincu. D'une part, l'établissement dans des quartiers dédiés réclame une étude plus approfondie des lieux, afin de déterminer si leur exploitation est viable. D'autre part, il remet en cause l'idée d'intégrer les Amérindiens à ce processus. Il invoque les difficultés rencontrées lors des tentatives précédentes. « Ceux qui connoissent le génie des peuples indiens, dit-il, leur manière de vivre, leurs haines respectives, leurs guerres de nation à nation, leur amour de la liberté [...] trouveront ce projet bien difficile869. » L'arrêt définitif de l'Assemblé confirme ces réserves. Installer une colonie blanche apparaît impossible en zone tropicale. Toutefois, la multiplication « des petits ouvriers et des petits habitans » est jugée plus appropriée car « le travail de leur main les rend utiles et durs à l'effort » et ils peuvent être affectés à la défense de la colonie. En revanche, si fixer des populations amérindiennes s'avère extrêmement compliqué, il ne faut pas pour autant abandonner ce projet pour des raisons politiques. Il faut donc favoriser les contacts avec les Blancs par l'envoi de missionnaires et traiter les Amérindiens en hommes libres870.

Le volet économique des réformes envisagées par Malouet est abordé avec la même circonspection. Macaye fait remarquer qu'avant d'orienter la Guyane vers l'exploitation forestière et l'élevage, il faut connaître précisément quels revenus la colonie peut en tirer. Il s'agit de comparer leur rentabilité avec celle de l'agriculture pour déterminer si finalement ces secteurs sont « plus utiles et plus [lucratifs] pour la colonie. » L'Assemblée rend un avis prudent. Les habitants estiment que pour le moment, l'exploitation du bois n'est pas une priorité, par manque de moyens matériels et humains. Il en va de même pour l'exportation de vivres et de bétail. Seule la certitude de débouchés sera susceptible de redonner confiance et de pousser les habitants à s'investir dans ces activités871.

En revanche, Macaye rejoint complètement l'avis de Malouet par rapport à la culture du rocou. Il reconnaît que cet aspect requiert un examen poussé. À la surproduction de cette plante tinctoriale doit répondre une action administrative, dans le but de restreindre et d'améliorer sa

868 ANOM C14/44 154-155

869 ANOM C14/44 F° 75

870 ANOM C14/44 F° 154

871 ANOM C14/44 F° 152

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production872. C'est, selon lui, l'examen de ces différents éléments qui déterminera la viabilité ou non d'une chambre économique. Enfin, le procureur abonde largement dans le sens de Malouet au sujet de l'assainissement des finances de la colonie. Il ne fait aucun doute que les abus doivent être sévèrement réprimés et que les engagements doivent être tenus si la Guyane veut retrouver une certaine crédibilité et attirer des capitaux873. L'arrêt du mois de mai confirme cet avis de Macaye. Plutôt que d'accorder plutôt que d'accorder des privilèges exclusifs contraires à la liberté et à la propriété, l'Assemblée estime qu'il est préférable de développer le rocou, d'en perfectionner la façon et d'en assurer la qualité par deux syndics nommés par les notables de la colonie. Concernant les finances, les administrateurs doivent veiller à réprimer la fraude pour redonner confiance aux marchands européens. Enfin, les députés trouvent inutile de créer une Chambre d'agriculture, vu l'état de la colonie. L'Assemblée leur semble un outil mieux adapté874.

Finalement, la mise en valeur des terres hautes et des terres basses est un sujet dont l'importance mérite la plus grande considération de la part de l'Assemblée. Macaye admet que les terres hautes sont généralement d'un faible rapport. Néanmoins il signale que certaines sont malgré tout fertiles, comme l'a montré le baron de Bessner. En conséquence, il pense que l'action administrative doit se déployer à l'échelle de la Guyane toute entière, afin d'en recenser les endroits où les terres hautes sont les plus fertiles. De là, il convient d'investir les terres basses en se fondant sur l'expérience acquise par certains habitants qui, depuis 1763, se sont lancés dans cette entreprise. Macaye estime bon de déterminer quel serait le montant des investissements à consentir pour aménager ces terres. En outre, il préconise un calcul de rentabilité précis, afin de savoir si les bénéfices dégagés des terres basses peuvent contribuer au désendettement de la colonie875. Ces remarques portent sur des points relativement importants. L'exploitation des terres basses en Guyane est très peu pratiquée. En effet, à l'arrivée de Malouet, seules 7 habitations, sur les 250 recensées en Guyane, exploitent des terres basses. C'est en 1763 qu'ont lieu les premiers essais de culture. Un colon, nommé La Hayrie, tente la mise en valeur d'un fond dès cette date, mais sans grands résultats, par manque de méthode. En la matière, Macaye jouit d'une solide expérience puisqu'il fait figure de précurseur. À partir de 1764, il entreprend un polder de près de vingt hectares aux Fonds de Rémire pour y planter du café. Il procède méthodiquement et s'adjoint la collaboration de Simon Mentelle et de l'arpenteur Tugny. En 1767, s'inspirant des travaux de Macaye, François Kerkhove met sept mois pour aménager son habitation de la Rivière du Tour de l'Île876. Le

872 ANOM C14/44 F° 74

873 ANOM C14/44 F°75

874 ANOM C14/44 F° 155

875 ANOM C14/44 F°73-74

876 Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 332.

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procureur fait donc ici figure d'expert.

Sur ce sujet central, l'Assemblée reconnaît que les terres hautes sont de qualité variable et qu'il en est des bonnes comme des mauvaises. Les terres des quartiers de Rémire, la Gabrielle, l'Oyapock, Kaw, Macouria et Kourou présentent une fertilité reconnue. Aussi semble-t-il opportun de continuer à les utiliser car leur préparation est moins exigeante pour la culture des vivres, elles s'épuisent moins vite, d'autant que les travaux et les engrais pour bonifier les terres épuisées ne sont à la portée que d'un très petit nombre d'habitants. Concernant les terres basses, les habitants reconnaissent leur intérêt mais le roi doit au préalable ordonner des travaux de prospection sous la direction d'ingénieurs qualifiés. Les travaux d'aménagement, extrêmement coûteux, doivent être financés par le roi. À charge aux habitants exploitant les terres basses de rembourser les avances faites877.

Enfin, l'Assemblée profite de cette occasion pour soumettre des demandes spécifiques aux administrateurs. Les habitants demandent l'établissement d'un moulin banal, l'interdiction d'enterrer les morts dans les églises et la réduction des jours de fêtes. Mais d'une manière plus générale, les demandes vont dans le sens d'une demande faite au roi pour soutenir le développement économique de la colonie. Les députés souhaitent de ce fait que les encouragements soient étendus également aux habitants les plus modestes, et qu'il y ait une exemption de capitation de cinq ans pour les habitants qui se lancent dans la culture du cacao878.

L'Assemblée général de Guyane est donc le lieu où se rencontrent, par l'intermédiaire de Malouet, les projets administratifs et techniques de la métropole, et les intérêts des colons fondés sur leur appréciation plus concrète des possibilités, au sens large, de la colonie. Il pense que les mesures prises peuvent constituer un tournant décisif dans l'histoire de la Guyane si elles sont appliquées, responsabilité qui incombe aux administrateurs car il ne dénombre qu'une dizaine de personnes présentes à l'Assemblée qui soit capable de « raisonner convenablement sur la culture et d'administration de la colonie879. »

877 ANOM C14/44 F° 151-153

878 ANOM C14/44 F° 163

879 ANOM C14/50 F° 62

207

CONCLUSION

La fonction d'ordonnateur, au-delà des prérogatives définies par les directives royales, se dessine ici de façon plus implicite mais néanmoins tout aussi importante. Interface incontournable entre la métropole et la colonie, Malouet est en premier lieu un relais d'informations pour les instances décisionnelles administratives et scientifiques parisiennes, avec qui il échange par le biais d'une correspondance normée et codifiée. Pour satisfaire à cette exigence, l'ordonnateur se fait enquêteur et puise les informations sur la colonie auprès des relais locaux que sont les scientifiques de passage, les spécialistes locaux, les habitants ou les Amérindiens. En second lieu, l'ordonnateur fait transiter l'information vers la colonie. Dans cette optique, Malouet utilise l'Assemblée à la fois comme un véritable outil didactique de promotion du projet ministériel auprès des habitants et comme un lieu où se confrontent les vues métropolitaines et locales. Il s'agit d'aboutir à un projet de développement concerté, davantage centré sur les possibilités guyanaises, mais répondant aux objectifs définis par le projet colonial français. En ce sens, Malouet définit plusieurs directions qui visent à tirer au mieux partie du potentiel de la Guyane en faisant porter l'effort de l'administration sur une rationalisation de la gestion des affaires, d'une part ; d'autre part en sollicitant une intervention de l'État qui doit prendre à son compte le développement de la colonie par une série d'investissements destinés à dynamiser l'économie et à créer des débouchés. De cette manière, en s'appuyant sur l'arrêt rendu par l'Assemblée, Malouet dispose d'une feuille de route pour encadrer son action et préparer au mieux le développement de la Guyane.

208

2 PRÉPARER LE DÉVELOPPEMENT GUYANAIS

Dès que Malouet prend les rennes de l'administration en Guyane, il est accaparé par un intense travail administratif qui l'amène à s'intéresser à tout ce qui se rapporte aux questions financières, judiciaires et de police. Présenter de façon exhaustive tous les postes sur lesquels Malouet intervient est un travail qui dépasse largement les objectifs de ce mémoire, et nécessiterait sans doute une étude à part entière tant la matière est dense. Aussi avons-nous dû procéder à des choix. Nous consacrerons donc cette partie principalement aux sujets qui ont un rapport direct avec le projet que le ministère lui confie, en évoquant cependant quelques réalisations annexes mais néanmoins significatives. En premier lieu, les finances. L'endettement chronique des habitants est la première chose qui frappe Malouet. Détenant les cordons de la bourse, il signale de façon régulière au ministre que des économies sont à réaliser, notamment au niveau du fonctionnement de la justice et des nombreux abus qui en découlent. Par ailleurs, son plan prévoit un développement des activités économiques, soutenues par un important programme scientifique et technique, dont la dessiccation des terres basses constitue le point central, dans lequel Malouet place beaucoup d'espoirs.

2.1 Administrer la colonie, administrer les hommes

Les fonctions de Malouet, nous l'avons vu, lui donnent la haute main sur la justice et les finances. De fait, l'état de la colonie sur ces deux sujets est des plus préoccupant. Elle est en effet endettée, la justice fonctionne mal et de nombreux abus en tout genre viennent assombrir le tableau. La lecture de la correspondance de Malouet laisse entrevoir un administrateur qui consacre une grande part de son temps et de son énergie à résoudre ces problèmes.

2.1.1 Assainir les finances

Quand Malouet clôt l'exercice comptable de l'année 1776, le déficit de la colonie est de 50 000 francs. Dans les commentaires qui accompagnent l'envoi des comptes au ministre, il pointe deux causes principales auxquelles il faut remédier. La première : l'endettement chronique des habitants. Il y a, d'une façon générale, des arriérés de plus de trois années. Il cite l'exemple de la

209

société Oblin, qui doit 56 000 francs depuis 1774. La seconde raison est à imputer aux dépenses inutiles, qui pourraient être évitées. En cela, il incrimine les approvisionnements trop aléatoires, qui ont contraints l'ordonnateur de Lacroix à tout acheter sur place le double du prix en France880.

« La Guyane rapporte annuellement 5 à 600 000 livres et coûte autant au roi depuis quinze ans, sans aucun accroissement881 », constate Malouet. En effet, le déficit de la colonie est en fait endémique. Sur la période 1725-1755, les dépenses du roi sont multipliées par quatre, alors que les recettes fiscales ne suivent pas. En 1733 par exemple, l'impôt rapporte environ 20 000 livres, alors que la dépense est plus de deux fois supérieure (voir tableau ci-dessous)882.

1725

1740

1744

1745

1746

1747

1755

40765

70760

70874

65914

69666

78224

164841

Tableau 11 : Dépenses du roi dans la colonie (livres)

De plus Malouet doit travailler avec des comptes qui sont souvent mal tenus, et présentés avec beaucoup de retard, quand ils ne cachent pas des recettes fictives afin de dissimuler des opérations frauduleuses de la part des administrateurs883. Aussi est-il prudent et il signale qu'il n'exagère pas l'état des comptes, comme ont pu le faire certains de ces prédécesseurs afin d'obtenir plus facilement des aides. Toutefois, il espère que son zèle lui vaudra de l'aide du ministre en cas de besoin884.

Recouvrer les dettes

Le premier chantier auquel Malouet s'attaque est celui du recouvrement des créances. « Les habitans sont presque tous débiteurs au roi et au commerce, écrit-il au ministre, accoutumés à recevoir du gouvernement des secours qui ont toujours été faciles par l'abus qu'ils en ont fait885. » Ainsi, Dès le 5 décembre 1776, il fait promulguer une ordonnance selon laquelle les débiteurs du roi doivent régulariser leur situation avant le 1er février 1777 sous peine de poursuites. Toutes avances en argent, animaux, vivres et marchandises sont suspendues jusqu'au recouvrement du tiers des

880 ANOM C14/44 F° 252

881 ANOM C14/50 F° 65

882 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 137.

883 Ibid., p. 138.

884 ANOM C14/43 F° 84

885 ANOM C14/50 F° 67

210

dettes. Les débiteurs reconnus insolvables ne pourront prétendre à aucune avance ni encouragement, « hormis le secours de la charité. » Enfin, les débiteurs du roi depuis plus d'un an, seront « saisis et inscrits au registre des interdits de distribution des secours de Sa Majesté886. »

Toutefois en mars 1777, face à la pauvreté générale de la colonie et à l'insolvabilité de la plupart des habitants, il avoue au ministre Sartine qu'il ne peut se résoudre à engager des poursuites contre tous les débiteurs, malgré l'ordonnance du 5 décembre 1776. La Guyane doit trois ans de revenus au roi, or il est impossible de lui faire payer la totalité en une récolte. Il cite l'exemple de M. Demontis pour appuyer ses dires :

« La cession que M. Demontis, conseiller, a faite de ses biens à ses créanciers est un autre sujet d'alarme pour les débiteurs. Cependant il étoit temps de l'y déterminer , car en leur abandonnant tout, il fait perdre encore soixante-dix pour cent à ses créanciers887. »

Pour solutionner au mieux ce problème, Malouet est contraint de se montrer conciliant. Il accorde des délais, il interdit l'assignation des plus pauvres en justice, il efface les dettes des habitants insolvables, comme c'est le cas pour M. Rochelle par exemple. Criblé de dettes, il est ruiné et il lui est impossible de rembourser888. Malouet reçoit pour paiement tout ce qu'on lui donne, mais finalement il ne récupère que peu d'argent : 110 000 livres au total. Le reste est composé de vivres, de bois, de terrains cédés au roi, de « denrées de toute sorte et au prix qu'on a voulu », précise-t-il. Il cite le cas du chevalier de Bertrancourt :

« Le chevalier de Bertancourt devoit 10 000 livres à la caisse, il m'a cédé pour cela une mauvaise habitation attenante à celle du roi , je lui ai donné quittance, et lui aurois pas donné de sa terre et de sa maison 50 louis s'il avoit fallu les sortir de la caisse. Le plus grand nombre de débiteurs, qui paroissent avoir payé, sont dans le même cas889. »

886 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 276.

887 Ibid., p. 353.

888 ANOM C14/50 F° 72

889 ANOM C14/50 F° 96

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Quand il quitte la Guyane, la question des dettes semble close. « Enfin voilà la grande affaire des dettes du roi réglée et terminée890 », déclare-t-il. Toutefois son travail ne s'arrête pas là, car les deux années qu'il passe en Guyane sont placées sous le signe des économies à réaliser.

Faire des économies, rationaliser les dépenses

En premier lieu, Malouet insiste pour recevoir des approvisionnements réguliers et de bonne qualité, dispensant ainsi l'administration de devoir acheter ce qui lui manque sur place et au prix fort. Il signifie au ministre que les économies procèdent « par le choix, l'envoi et l'emploi bien ordonné des matières, souvent même par des dépenses faites à propos. » Il se plaint de la piètre qualité des munitions et des autres fournitures qui arrivent de France. Les farines entassées pourrissent vite. Les marchandises sèches manquent, les fournitures de bureau également. « Je viens d'acheter des fournitures de bureaux le triple de ce qu'elles auroient coûté en France » écrit-il. L'habillement des troupes est réalisé sans aucun soin : les guêtres sont mal faites si bien qu' « il faut en payer à nouveau la façon. » Il manque la doublure des vestes. Les draps sont de mauvaise qualité891.

Le 15 décembre 1776, dans son envoi du relevé des dépenses de l'hôpital, Malouet écrit que des économies d'environ 10 000 francs pourraient être réalisées grâce à une organisation plus rationnelle. En effet, les bâtiments sont « ouverts aux quatre vents », les malades peuvent boire et manger à volonté. Ils peuvent également aller et venir à leur guise : beaucoup en profite pour aller au cabaret. De fait, ce fonctionnement aggrave les maladies et coûte cher. En conséquence, Malouet ferme la pharmacie « où chacun se sert à sa guise » et ordonne qu'on ne délivre des remèdes que sur ordonnance du médecin. Il demande par ailleurs au ministre le soutien d'un second apothicaire et le retour en Guyane du médecin Laborde892

Il cherche donc à réduire au maximum les dépenses inutiles. Il supprime des emplois qu'il juge superflus en réformant la moitié de la brigade du port. Il ne garde que quinze hommes sur les trente employés. Il envisage à terme de ne conserver que quatre officiers et trois timoniers, et de former vingt esclaves « à l'apprentissage de la mer et au service des ports893. » Il y a un trop grand nombre de procédures criminelles contre les esclaves, alors que la plupart des faits qui leur sont reprochés sont du ressort de la police domestique. De fait, les dépenses dues à l'emprisonnement des

890 ANOM C14/50 F° 73

891 ANOM C14/44 F° 212

892 ANOM C14/43 F° 79

893 ANOM C14/50 F° 70

212

esclaves marrons sont considérables, c'est pourquoi Malouet en fait supporter le coût aux maîtres894.

L'exemple des postes de garde est en ce sens assez significatifs. Le 22 décembre 1777, l'ordonnateur adresse au ministre une longue lettre sur leur situation. Il y désapprouve la façon dont ils sont créés, parfois en dépit du bon sens : Fiedmond installe une garnison le long du Maroni pour défendre la frontière avec le Surinam alors que cette zone n'est pas contestée par les Hollandais. Pour Malouet, c'est du gaspillage d'argent et de ressources. Les postes coûtent annuellement 60 000 francs et dispersent les forces militaires, qui sont de toute façon « trop peu nombreuses pour en imposer » : 15 soldats au poste d'Oyapock, 7 à Approuague, 8 à Kourou, 20 à Sinnamary et 25 à Maroni. Les garnisons sont sous-employées, indisciplinées, se livrent à la débauche et à la boisson. Les officiers et sous-officiers, « privés, dans ces déserts, de toute société, d'étude, de culture, d'émulation, [...] s'abrutissent souvent, et deviennent incapables de donner des ordres raisonnables895. »

De plus, trop de colons ruinés se reposent sur l'aide apportée par les magasins et les hôpitaux implantés autour des postes. Pour Malouet, c'est un vrai problème. « À mon dernier passage à Sinnamary, écrit-il, je retrouvai à l'hôpital les mêmes individus, toujours ivres, toujours misérables. » Il souhaite donc prendre des mesures contre « ceux qui profitent et ne produisent rien » et propose au ministre, d'une part, de renvoyer en France, sous six mois, tous ceux qui ne sont pas capables de subvenir à leur propre besoin ; d'autre part de supprimer les hôpitaux et les magasins. À défaut de pouvoir supprimer tous les postes, il faut les réorganiser différemment, ne laisser sur place qu'un chirurgien, un commandant et deux archers, qui seront visités deux à trois fois dans l'année par un officier ou un administrateur, et concentrer toutes les forces militaires à Cayenne. De cette façon, il n'y a plus à entretenir inutilement des bâtiments, des corps de garde, une garnison, des infirmiers, etc896.

Des économies à réaliser dans tous les secteurs, Malouet s'attache également à reprendre en main la circulation monétaire dans la colonie.

Réforme monétaire

La pénurie de numéraire est un problème constant en Guyane. Administrateurs et habitants ont généralement recours au troc, à différentes monnaies de papier internes à la colonie et aux

894 ANOM C14/45 F° 213

895 ANOM C14/44 F° 362

896 ANOM C14/44 F° 362

213

lettres de change897. Depuis la fin du XVIIe siècle, il existe une monnaie de compte coloniale, la livre coloniale, indexée sur la production de la Guyane, qui vaut 30 % de moins que la livre tournois. Pour 100 livres de denrées importées, il faut verser 150 livres coloniales898.

Malouet estime ce système préjudiciable pour la colonie. Il résume sa pensée à ce propos dans deux lettres datées du 28 octobre et du 22 décembre 1777899 où il expose la situation concernant la circulation monétaire en Guyane. Pour lui, la différence entre la valeur intrinsèque et la valeur à Cayenne de 30 % pour la livre et d'un septième pour les piastres est absurde : si ses appointements sont versés en livre, il gagne 30 %, alors que s'ils sont versés en piastres, il n'y gagne qu'un septième. Recevant des rouleaux de quatre livres dix sous pour six livres payables en France, Malouet explique que « l'esprit du commerce, en général, est l'avidité », et que de fait les marchands augmentent systématiquement leurs prix de 30 %. Ce qui est problématique à double titre, parce que les marchandises coûtent plus cher, et que la la Guyane, toujours à cours de numéraire, se retrouve « absolument [dépourvue] de grosse et petite monnoie » pendant six mois de l'année900.

En conséquence, il présente au ministre deux propositions. La première consiste à envoyer à Cayenne les deux tiers des fonds assignés en espèces, ayant cours à Cayenne pour un tiers en plus de sa valeur. « En somme, écrit C.F. Cardoso, le système monétaire guyanais deviendrait pareil à celui des Antilles. » La deuxième solution consiste à envoyer de la monnaie de France, percée au milieu pour en soustraire le dixième ou le douzième de sa valeur nominale, pour constituer une réserve permanente de 100 000 écus, suffisante à la circulation au sein de la colonie. Les pièces étrangères ne seront plus reçues que comme marchandise au poids. C'est cette deuxième mesure qui sera partiellement adoptée en 1781 par la loi sur la circulation monétaire901.

Après une mesure destinée à encadrer la circulation monétaire en Guyane et éviter ainsi un trop grand désavantage commercial, Malouet remet de l'ordre dans les affaires judiciaires de la colonie.

2.1.2 Réformer la justice et réprimer ses abus

Dans un courrier du 17 janvier 1777 adressé au ministre, Malouet présente une situation

897 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 114.

898 Ibid., p. 120.

899 ANOM C14/44 F °306 et 326

900 ANOM C14/44 F° 306

901 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 274-275.

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assez anarchique de la justice en Guyane. Son analyse semble définitive : « Il est impossible de trouver de bons magistrats902 », écrit-il. Toutes les procédures criminelles s'instruisent sur le compte du roi, ce qui entraîne de nombreuses dépenses et accroît la lenteur des procédures903. Son témoignage montre que rendre une justice impartiale et efficace dans une colonie aussi petite est une véritable gageure904.

Ainsi il désigne un premier abus à réprimer. Claude Macaye, procureur général du Conseil supérieur vieillit ; c'est le seul magistrat digne de ce nom de la colonie. Il faut songer à le remplacer, mais il n'y a personne capable de pourvoir à ce poste, ni à ceux de procureurs et de lieutenant de juge d'ailleurs. Ces postes restent vacants905. De fait, l'absence de juristes qualifiés entraîne une application de la justice inconséquente dans laquelle « les parties n'ont aucun secours pour défendre ou établir leurs droits. » Les plaignants doivent comparaître en personne à l'audience et l'exposé des faits est « toujours cruellement embrouillé par les demi-connoissances des mauvais praticiens qui se trouvent ici. » De fait Malouet demande au ministre d'envoyer des procureurs qualifiés, car ceux qui occupent ce poste ici sont « de très-mauvais sujets, dont [il serait] d'avis de purger la colonie. Ces mêmes hommes continuoient donc, sans qualité, à se mêler obscurément de toutes les affaires ; ils les multiplient, les embrouillent, désolent les juges et les plaideurs906. »

Les procédures en matière civile sont donc longues et coûteuses, au point que les habitants les plus fortunés et sachant le mieux se défendre, s'adressent directement au ministre pour obtenir justice. L'interminable affaire Lafitte en est la parfaite illustration. Cet individu est condamné en 1773 par le Conseil supérieur de Cayenne pour une affaire d'impayés avec un négociant bordelais. Sauf que la plupart des conseillers l'ayant condamné sont ses débiteurs : il y a donc un conflit d'intérêt qui engage Lafitte à penser que le Conseil le condamne à dessein, pour ne pas avoir à le rembourser. Depuis, l'affaire se perd dans un labyrinthe de procédures à répétitions, entre les associés de Lafitte, contre ses juges, etc. Quand Malouet prend en main l'affaire dans le courant de l'année 1777, Lafitte assigne en justice tous les magistrats supérieurs et inférieurs de la colonie et ne reconnaît pas le tribunal de Cayenne car tous les conseillers lui doivent de l'argent. Il ne sait donc pas vers quelle juridiction se tourner et s'en remet à l'ordonnateur. Cette affaire « ennuie, scandalise et fait perdre du temps » à Malouet qui botte en touche et renvoie le dossier au ministre907.

Le deuxième volet de son action consiste à réduire les frais de justice. Le principal problème relève des trop nombreuses dépenses qu'entraînent le déplacement des juges. En charge des affaires

902 ANOM C14/50 F° 86

903 ANOM C14/45 F° 213

904 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 141.

905 ANOM C14/43 F° 32

906 ANOM C14/45 F° 213

907 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 401-402 ; ANOM C14/50 F° 96.

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touchant les officiers civils, les habitants, et théoriquement les esclaves, les juges et les procureurs doivent se rendre dans la juridiction où la plainte a été posée908. Cependant cette façon de faire est particulièrement onéreuse dans un territoire aussi vaste et les frais de transports sont importants. « L'assassinat d'un nègre coûte 4 000 francs. » Les frais de justice, rien que sur Cayenne s'élèvent à 14 000 francs par an909. Sur l'ensemble de la colonie, Malouet estime leur montant à 40 000 écus910. Du fait de la pénurie de magistrat, le juge et le procureur sont débordés, d'autant qu'ils sont mal payés. Ils n'ont aucun intérêt à multiplier les instructions criminelles, donc les criminels sont rarement poursuivis911.

Pour y remédier, Malouet provoque un arrêt de règlement afin d'augmenter les appointements des magistrats pour qu'ils puissent subvenir à leurs dépenses, et supprimer les déplacements en nommant dans chaque quartier un commissaire de justice, pour constater les délits par un procès verbal qu'il envoie au juge. Il demande au ministre de bien vouloir lui expédier rapidement les lettres patentes confirmatives nécessaires afin que sa mesure soit suivie d'effet, car il avoue avoir le plus grand mal à contenir les agissements des magistrats indélicats912.

L'action de Malouet permet donc de remettre quelque peu en ordre les affaires judiciaires de la Guyane. Face à un manque de juristes compétents qui multiplient les affaires et à une organisation dispendieuse, le règlement qu'il adopte donne de la souplesse et de la rationalité au fonctionnement de la justice. Par ailleurs, son plan pour la colonie comporte un point suggéré par le baron de Bessner au gouvernement, concernant un peuplement par le biais des esclaves fugitifs du Surinam et des Amérindiens.

2.1.3 Un coup d'arrêt aux projets de Bessner

Le plan de Malouet comporte un dispositif de peuplement de la Guyane, que l'on envisage de réaliser par l'enrôlement des esclaves fugitifs du Surinam, et par l'établissement de missions religieuses pour fixer les Amérindiens dans le but d'en faire des agriculteurs. Ces deux perspectives, imaginées par le baron de Bessner et fortement soutenues par Sartine, illustrent bien la distorsion qui existe entre la vision métropolitaine du monde colonial en général, et les réalités locales. La

908 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 140.

909 ANOM C14/44 F° 99

910 ANOM C14/45 F° 213

911 ANOM C14/44 F° 99

912 ANOM C14/45 F° 213

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prise en compte du contexte guyanais permet à l'ordonnateur de déconstruire l'édifice échafaudé à Versailles.

Enrôler les esclaves fugitifs du Surinam

C'est avant son départ pour Cayenne, en juin 1776, que Malouet commence à travailler sur cette question. Le 15 juin, dans une note à soumettre au ministre, il pense qu'il faut envoyer quelqu'un en Hollande pour trouver deux domestiques noirs connaissant la langue de Surinam, qui seraient chargés d'attirer en Guyane les esclaves révoltés de cette colonie913. S'il avait rapidement fait part de ses doutes à un ministre visiblement convaincu de la réussite de ce projet, les réalités locales semblent donner raison à Malouet. Le 29 novembre, il écrit qu'il « est incertain que cette nation soit mécontente de son état actuel et en désire le changement914. » Il propose d'attendre que la méfiance des habitants de Cayenne à leur encontre se dissipe, après quoi les marrons passés en Guyane seront installés sur la rivière Mana où il est plus facile de les surveiller. Il suggère également de soudoyer les meneurs afin de garantir leur loyauté915.

Mais le 26 mars 1777, l'ordonnateur fait savoir que le point de vue en France est faussé. Accueillir des fugitifs en Guyane risque de faire des émules, ce qui ne manquera pas de renforcer le marronnage au Surinam. De plus, comment se fier à des gens qui changent de camps contre de l'argent ? Ce peuple a acquis par les armes sont indépendance. « Ils ne quitteront pas la patrie qu'ils se sont faite, explique Malouet, le terrain qu'ils ont fortifié pour un établissement incertain, pour courir le risque d'être détruits dans leur émigration. » Les tractations engagées avec Camoupi et Atis, deux leaders marrons, échouent car ils ne sont pas intéressés pour passer en Guyane. Pour Malouet, il s'agit de prendre aussi en compte le risque encouru. Un tel peuple ne se déplacera pas sans exigences et risque de vouloir s'accaparer les établissements français installés à proximité du leur. Les chances de succès s'avèrent minces, aussi faut-il impérativement contenir ces nouveaux arrivants « par la religion et la police, et alors, le temps aidant, peut-être deviendront-ils de fidèles sujets de sa majesté916. » Malouet demande alors au ministre d'envoyer des prêtres pour les « civiliser », de préférence des hommes ayant déjà oeuvré en Afrique dans les missions établies dans les royaumes de Congo et Loango. « La connoissance de l'une de ces langues est nécessaire aux envoyés. Il nous paroît très-intéressant, M., que vous vous en procuriez deux au moins de cette

913 ANOM C14/43 F° 176

914 ANOM C14/45 F° 39

915 Ibid.

916 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 228-229.

217

espèce917. »

Son voyage au Surinam est déterminant pour cette question. En réalité, ces esclaves dont Bessner veut faire les alliés de la France, sont peu nombreux. Ils sont « attachés à leurs villages et à leurs plantations » et reçoivent tous les ans du gouvernement hollandais des armes, des vêtements et du matériel, si bien qu'ils n'ont aucun intérêt à rejoindre la Guyane918.

Ainsi, même si le projet s'avère prometteur depuis Versailles, sa mise en oeuvre est contrecarrée par la réalité locale qui en fait une chimère. Il en va de même pour ce que le ministère envisage pour les Amérindiens.

« Une république d'Indiens civilisés »

Nous l'avons vu, sous l'influence du baron de Bessner, le gouvernement souhaite en effet procéder à un peuplement de la colonie par l'évangélisation des Amérindiens afin d'en faire des agriculteurs « civilisés » qui, selon l'idée établie au XVIIIe siècle que nous avons développé par ailleurs, seraient mieux à même de défendre leur terre en cas d'invasion. Il s'agit, concrètement, de rassembler les Amérindiens au sein d'un établissement sous l'autorité de religieux, dans le but d'évangéliser ces peuples indigènes.

Cette idée de civiliser par la religion est à mettre en perspective dans un contexte religieux plus large qui trouve ses racines dans la Contre-réforme catholique. En effet, suite au concile de Trente (1545-1563), les ordres religieux sont mobilisés pour rassembler au sein de l'Église catholique les foules européennes ayant versé dans la Réforme. Leur action vise également à convertir les peuplades du Nouveau Monde au catholicisme. La Compagnie des Jésuites, fondée en 1534 par Ignace de Loyola, est un des fers de lance de cette entreprise. Les pères se donnent pour mission l'instruction des fidèles catholiques, et la conversion des hérétiques et des infidèles par la prédication, la confession, les exercices spirituels et l'éducation des plus jeunes. De fait, l'action missionnaire est indissociable de l'entreprise de colonisation919.

En Guyane, les premiers contacts entre jésuites et amérindiens commencent dès le XVIIe siècle. Les missions sont itinérantes tout au long du XVIIe siècle, et se déplacent le long du littoral à

917 Ibid., p. 236.

918 ANOM C14/44 F° 227

919 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 211 ; Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ? », op. cit., p. 435.

218

la rencontre des Amérindiens920. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que des missions permanentes voient le jour. En 1709, les pères Lombard et Ramette créent une mission sur le Carouabo. Elle est déplacée en 1711 à l'embouchure du Kourou. En 1740, une autre mission voit le jour à Sinnamary. Dans le même temps, les pères de Cayenne créent les missions de Saint Paul et de Sainte Foy sur l'Oyapock921. Ces trois missions rassemblent chacune environ 500 Amérindiens, même s'il est difficile d'avoir un dénombrement précis. Dès les années 1740-1750, les missions se répartissent ainsi :

À l'ouest de Cayenne .
·

- Mission de Kourou fondée par les pères Lombard et Ramette.

- Mission de Saint-Joseph du Sinnamary, du père Carnave.

À l'est de Cayenne .
·

- Mission de Saint-Paul de l'Oyapock, du père Dayma

- Mission de Notre Dame de la Foi du Camopi (ou Sainte-Foy) des pères Bessou et Huberland - Mission de Ouanary du père d'Antillac

- Mission des Palicour du père Fourré

- Mission de Saint-Joseph de l'Approuague922

Toutefois, l'arrêt du Parlement du 6 août 1762 et l'édit royal de novembre 1764 abolissent en France la Compagnie de Jésus. L'expulsion des jésuites est effective en 1765 en Guyane. Conséquemment, les missions périclitent. Cependant un certain nombre de pères choisit de rester et leur présence perdure jusqu'à la fin des années 1780. La pénurie de prêtres dans la colonie et le retard pris dans le remplacement expliquent cette pérennité : les premiers pères spiritains n'arrivent qu'en 1778923.

Ainsi, en 1776, à la demande de Louis XVI au pape Pie VI, quatre anciens jésuites portugais sont envoyés en Guyane pour, à nouveau essayer, de rassembler les Amérindiens des régions de Macari, Couani et de l'Oyapock924. Malouet, dans le compte-rendu d'administration pour l'année 1777, rapporte au ministre la création à Couani d'une mission employant trois prêtres portugais. Les débuts sont toutefois difficiles. Parmi les religieux, deux meurent rapidement, « le troisième est en mauvais état ». Malouet lui envoie en aide le père Lanoue. De plus, les contacts sont difficiles car les Amérindiens pensent avoir affaire à des envoyés du roi du Portugal, dont ils se méfient car les

920 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ? », op. cit., p. 438.

921 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 214-219 ; Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ? », op. cit., p. 438.

922 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 345.

923 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 261-262.

924 Ibid., p. 261 ; Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 347.

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Portugais les réduisent en esclavage925.

La mission est un projet religieux donc, mais également politique, économique et administratif926. À plusieurs reprises, la correspondance entre l'ordonnateur et le ministre fait état de projets de cultures que l'on pense développer au sein de la mission de Couani. Dans une lettre datée du 2 novembre 1777, Malouet informe Sartine qu'il confie aux missionnaires le soin de réaliser des expérimentations de culture de tabac en tâchant de tirer profit des techniques utilisées au Brésil927. Ce qui fait partie intégrante de la mise en valeur de la mission et de son maintien, par les revenus générés. Certaines missions connaissent même un développement important, à l'image de celle de Kourou qui, au plus fort de son développement vers le milieu du XVIIIe siècle, est gérée comme une habitation très rentable, et rassemble environ 450 Amérindiens928.

Du point de vue de l'ordonnateur, la mission revêt également un aspect administratif important. La lecture des Mémoires et de la correspondance de Malouet suggère un homme peu préoccupé par le fait religieux. Il considère que c'est un outil à mettre au service de l'intérêt national, utile pour créer du lien social et pacifier les rapports maître/esclave929. Cependant, il déplore le manque de moyens alloués à cet objectif. Il écrit au ministre le 18 janvier 1778 que le séminaire du Saint-Esprit de Cayenne n'a pas encore formé un seul missionnaire et manifeste un doute certain quant aux aptitudes de ceux en place :

« Quand on auroit voulu donner la préférence aux plus idiots, on n'auroit pas mieux réussi. J'en connois particulièrement quatre qui n'ont pas l'ombre du sens commun : de pareils hommes sont hors d'état de prêcher, de confesser, d'instruire les esclaves, et de se faire respecter des maîtres930. »

De fait, ceux que le supérieur Robillard envoie sont recrutés en France et sont incompétents, explique Malouet. Ainsi, les missions ne fournissent jamais de bons sujets car « elles recrutent partout, et engagent quels qu'ils soient ceux qui se présentent931. »

Face aux difficultés rencontrées, tant pour établir des établissements durables que du fait de

925 ANOM C14/50 F° 96

926 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 219.

927 ANOM C14/44 F° 333

928 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ? », op. cit., p. 438.

929 ANOM C14/50 F° 91

930 ANOM C14/50 F° 92

931 Ibid.

220

l'incompétence des missionnaires, Malouet juge impossible la création d'une « république des Indiens civilisés » en employant le clergé régulier. Il considère, éventuellement, que le clergé séculier serait plus efficace932. La réalisation du projet de Malouet se heurte également aux réalités locales, propres au microcosme guyanais cette fois.

2.1.4 Conflits de personnes et difficultés administratives

Dès son arrivée à Cayenne, Malouet se retrouve absorbé par un travail administratif intense. Les premiers temps de son administration sont placés sous le signe de la cordialité. Ses relations avec les différents interlocuteurs sont plutôt bonnes, voire amicales avec l'ordonnateur de Lacroix. Ils travaillent ensemble quelques semaines, au terme desquelles Malouet est introduit devant le Conseil supérieur, le 25 novembre 1776. De Lacroix y tient un discours fort élogieux en faveur de son successeur933. Suivant son habitude, Malouet observe et tente de se rapprocher des groupes les plus influents de la colonie. Cependant, méfiant, il avance masqué. « J'observai auparavant les gens auxquels j'avois affaire, écrit-il, et quoique je sois naturellement simple et franc, j'avoue que je combinai avec artifice toutes mes relations selon l'ordre et la qualité des personnes934. » Il parvient à s'attirer la sympathie des militaires, qui ne sont pas source de problèmes particuliers. Il décrit un groupe sans prétention qui, d'une façon générale, lui rend plus de services qu'il ne crée de problèmes935.

Cependant, l'état de grâce est de courte durée. En effet, placé sous la protection du procureur-général Macaye par de Lacroix, Malouet attend beaucoup du Conseil supérieur pour mener à bien ses projets. Cependant, celui-ci se révèle rapidement peu coopératif. L'ordonnateur déplore la médiocrité de ses membres qui, selon lui, rivalise avec l'intérêt qu'ils ont à contrecarrer ses projets par des méthodes abusives et irrégulières. En réaction, l'ordonnateur les harangue et les avertis en réunion du Conseil. « Il a fallu prendre sur ces messieurs un ascendant absolu, écrit-il, et je l'ai pris ; ainsi je décidai que je serois froid et sévère avec tous les officiers de justice, et je l'ai été936. » Il doit faire face à l'opposition de certains conseillers, en particulier Patris et Berthier, qui lui vouent une farouche hostilité. Ils profitent du moindre faux pas pour alimenter des calomnies. Ils font courir le bruit que Malouet ne serait qu'un homme de main à la solde de Monsieur, le frère du

932 Jacques François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guianne, op. cit., p. 767.

933 ANOM C14/43 F° 32

934 ANOM C14/50 F° 66

935 Ibid.

936 ANOM C14/50 F° 76

221

roi, et de Mme Adélaïde, qui oeuvrerait pour confisquer tout le commerce au profit de la Compagnie de Guyane, au détriment des petits armateurs particuliers qu'on chercherait à évincer. Malouet et Fiedmond les réprimandent en réunion du Conseil, et l'ordonnateur conseille à Berthier de solder ses dettes « au lieu de calomnier les entreprises bienveillantes du gouvernement. » Lors de la remise des mémoires des députés de l'Assemblée, Malouet s'aperçoit que certains tournent outrancièrement en dérision son projet, comme celui d'un certain Rubert937. Il n'est pas dupe de la manoeuvre et s'emporte. Il réprimande les députés :

« Je fis remarquer la distance qu'il y avoit de la liberté à la licence938. »

Il s'avère que Patris manoeuvre en sous-main et exerce des pressions sur certains députés, dont certains viennent d'ailleurs présenter des excuses à l'ordonnateur939.

L'hostilité des habitants va grandissante. La plupart d'entre eux sont endettés auprès des commerces et du roi, et ne remboursent pas leurs dettes. En conséquence, Malouet décide de suspendre les prêts aux habitants tant qu'ils ne se seront pas acquittés de leurs créances et de leur refuser l'accès au magasin940. Très rapidement, il se voit affublé d'une réputation de « censeur austère de la paresse et de l'intrigue941. » On se méfie de lui : un tel homme ne peut être que le promoteur d'une compagnie exclusive, qui va soumettre à son monopole toute la colonie942. L'extrait suivant, tiré du compte rendu de ses six derniers mois d'administration que Malouet adresse au ministre le 20 août 1778, témoigne à lui seul du climat de tension et de défiance dans lequel l'ordonnateur se débat deux années durant :

« Plus j'ai montré de franchise et d'authenticité dans les opinions et mes censures, plus on m'a opposé d'intrigues secrètes, de machinations de toute espèce. f...] Ils ont essayé tous les moyens, toutes les ressources analogues à leur cause : menaces, lettres, placards anonymes. f...] Enfin, un a fait mon épitaphe. J'ai été peint comme un homme méchant, autoritaire, auquel il faut se victimiser, et qui n'aime pas son prochain comme lui-

même943. »

937 Ibid.

938 ANOM C14/50 F° 77

939 Ibid.

940 ANOM C14/50 F° 96

941 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 110.

942 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 24.

943 ANOM C14/50 F° 97

222

Il est également l'objet d'attaques des représentants de la Compagnie. Suite aux prévarications et aux négligences dont se rendent coupables M. Voiturier, directeur général, et son adjoint M. Olivier, Malouet ne cesse d'avertir le ministre. Il dénonce leur manque de sérieux dans les approvisionnements qui sont faits à la légère. Le 16 juin 1777, M. Dalbanel, commandant du poste d'Oyapock, adresse une plainte au gouverneur Fiedmond à propos du comportement de Voiturier. Il exerce des pressions sur les habitants et possède un cabaret qu'il gère « soit-disant au nom de ses commettans944. » De plus, il fait venir des esclaves du Sénégal « qui supportent moins qu'aucune autre nation le travail de la terre. » Plus grave encore, Malouet soupçonne la Compagnie de se livrer à des actions frauduleuses pour toucher la prime sur l'introduction d'esclaves. En effet, ses agents effectuent un tri dans la cargaison et envoient en Guyane les plus mauvais et revendent les meilleurs aux Antilles945. La correspondance entre Malouet et Sartine est régulièrement émaillée des avertissements de l'ordonnateur à l'encontre de la Compagnie. Mais à force de tirer la sonnette d'alarme, il s'attire les foudres du prince de Conti946, qui accorde sa protection à la Compagnie. Malouet apprend dans cette lettre que, de surcroît, Voiturier et Olivier affirment qu'ils agissent sous l'autorité de l'ordonnateur qui leur impose ses directives. Il est contraint de se justifier auprès du prince de Conti et de Sartine, à qui il demande de prendre sa défense contre cette manoeuvre destinée à le discréditer947.

Les difficultés décrites ci-dessus ne sont en rien exceptionnelles, en réalité. Dans une si petite colonie où l'on s'ennuie, les intrigues et les querelles font figure de distractions de choix. Les correspondances officielles et les nombreux rapports font état des difficultés permanentes que rencontrent ces hommes pour travailler ensemble. Ainsi, Malouet se plaint rapidement des relations de travail difficile qu'il entretient avec Fiedmond. « Je n'entends pas ce qu'il veut, écrit-il au ministre, ni ce qu'il pense, ni ce qu'il fait948. » Fiedmond se décide avec peine et reste très évasif. Pour Malouet, il réfléchit comme un soldat et un homme de cabinet coupé des réalités. Dans une lettre datée du 1er décembre 1776, reproduite dans ses Mémoires, il avoue les difficultés qu'il a à mener « honorablement et utilement » sa mission, car il est « subordonné à l'influence d'un militaire ignorant et obstiné949 ». Il peut difficilement imposer son autorité sur les magistrats car le gouverneur tempère : « Lorsque j'en conclus qu'il faut punir et réformer, il excuse, il intercède. Lorsque je distingue par un accueil différent les gens sans reproches de ceux qui en ont mérité, tous

944 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 377.

945 Ibid., p. 334-335.

946 Louis-François-Joseph de Bourbon-Conti (1734-1814), prince de sang, comte de La Marche puis dernier prince de Conti.

947 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 2, op. cit., p. 69-71.

948 ANOM C14/43 F° 84

949 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 401.

223

éprouvent de la part du gouverneur les mêmes signes de bienveillance950. » Il craint de voir son autorité bafouée par le Conseil supérieur et le gouverneur. Il demande donc au roi un ordre interdisant au Conseil de s'immiscer dans les affaires d'administration et prescrivant à l'ordonnateur de maintenir la juridiction et la police qui lui sont attribuées par les ordonnances951.

« Dans cette machine mise au point par Colbert, écrit Céline Ronsseray, les attributions de chacun sont normalement définies afin d'éviter toute ingérence. Pourtant dans la pratique, des tensions peuvent apparaître952. » Au-delà du simple conflit de personne, il faut voir dans ces tensions une conséquence du système voulu par Colbert. Le problème est que la frontière qui sépare les attributions des deux chefs et du Conseil est sinueuse, si bien que chacun a tendance à empiéter sur les prérogatives des autres. Pierre Pluchon estime que Colbert a manqué de clairvoyance en instituant ce système de tempérance mutuelle entre l'épée et la plume, avec le Conseil supérieur en position d'arbitre. En transposant le système français dans les colonies, il aurait agi en homme de robe et en métropolitain, l'esprit encombré de préjugés. « [Colbert] ne perçoit pas que les possessions, dit Pluchon, à la fois par leur éloignement, et à cause de la guerre qui les assiège souvent, ont besoin d'un commandement unique et fort et non de deux chefs que l'humeur peut jeter l'un contre l'autre au détriment des intérêts du roi953. » Ainsi de nombreux conflits animent la Guyane au XVIIIe siècle. Citons par exemple les tensions entre Guillouet d'Orvilliers et Morlhon de Grandval, quand celui-ci écrit au ministre pour lui décrire le désordre de la colonie. Ou bien entre Grandval et l'ordonnateur Lefebvre d'Albon, quand ce dernier prend l'initiative d'enregistrer un édit sur les invalides954.

Ce genre d'incohérences administratives est rapporté par Malouet, dès 1776. Il remet en cause du mode de gouvernance. Placer deux hommes à la tête de la colonie complique les choses. « Il faut à la tête de celle-ci un homme sage et instruit, mais il n'en faut pas deux », écrit-il au ministre955. Il dénonce la dégradation des rapports entre l'ordonnateur et les conseillers depuis le passage de Maillard-Dumesle956, ainsi que la trop grande influence du Conseil. Non seulement Maillard-Dumesle ne parvient pas à faire payer aux conseillers ce qu'ils doivent au roi, mais il reçoit « de quelques-uns des apostrophes mortifiantes et l'on voit par ses lettres qu'il [ne cesse] de demander son rappel pendant deux ans. » À la même époque, Fiedmond usurpe les fonctions judiciaires de l'ordonnateur en faisant juger devant un conseil de guerre deux habitants, coupables

950 ANOM C14/50 F° 62

951 ANOM C14/43 F° 272

952 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 457-459.

953 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 607.

954 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 465.

955 ANOM C14/43 F° 84

956 Jacques Maillard-Dumesle, ordonnateur de 1766 à 1771.

224

d'un vol dans un magasin. « M. Maillard [n'est] informé du jugement qu'au moment de l'exécution957. » Ainsi, considérant une éventuelle absence de sa part, Malouet nourrit des craintes quant à la bonne gestion des affaires. Ses appréhensions se révèlent fondées à son retour du Surinam, dix-huit mois plus tard. Il s'aperçoit que le Conseil supérieur a abusé de la faiblesse de Fiedmond. Profitant de son absence, certains conseillers ont fait annuler les arrêts que l'ordonnateur avait faits émettre. La sanction est sans appel : il démet de leurs fonctions les responsables. Puis il recommande au procureur du Conseil supérieur, Claude Macaye, d'empêcher toute délibération sans l'aval des administrateurs958.

Dans ces conditions, Malouet marche sur des oeufs car, de son propre aveu, sa marge de manoeuvre est assez réduite. En outre, l'éloignement de la métropole complique les choses. Dans son dernier compte rendu pour l'année 1778, il se montre quelque peu agacé que les dernières instructions du ministre aient mis huit mois à lui parvenir, le privant « de son soutien et de ses instructions », rendant parfois sa position difficile959. La transmission de la correspondance officielle et le retour des ordres et instructions est donc particulièrement longue. S'ajoute un manque chronique de liaison maritime jusqu'au XIXe siècle, en raison de la pauvreté de la Guyane960, si bien qu'un arbitrage royal est assez aléatoire, quand il a lieu.

L'administration pointilleuse et parfois intransigeante de Malouet suscite donc une levée de bouclier quasi générale au sein de la colonie. Il avoue que c'est une erreur de sa part car « cette façon de faire ne manqua pas son effet, qui étoit de déplaire et d'indisposer tous ceux qui tiennent à leurs préjugés, à leurs habitudes, et qui les voient attaquées sans ménagement961. » qui lui ont valu des attaques de toutes part pendant deux années : mémoires, lettres, placards anonymes, chansons, épitaphe. Il est « dépeint comme quelqu'un de méchant, sévère, et arbitraire ». Certains agitateurs, « cinq ou six magistrats et conseillers », estime Malouet, ont « aposté, pendant la nuit, des gens qui jetoient des pierres aux passans, afin d'exciter sans doute un soulèvement962. » Mais ces difficultés ne semblent pas entamer la détermination de l'ordonnateur à mener à bien la mission qui lui est confiée et qui en fait un acteur important sur le terrain des sciences et techniques au sein de la colonie.

957 ANOM C14/42 F° 272

958 ANOM C14/44 F° 198

959 ANOM C14/50 F° 96

960 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 29.

961 ANOM C14/50 F° 62

962 ANOM C14/50 F° 96

225

2.2 Activités scientifiques, économiques et urbanistiques

Si le volet administratif de l'activité de Malouet constitue une part non négligeable de son passage à Cayenne, il consacre par ailleurs beaucoup d'énergie à animer les secteurs qui relèvent des sciences et techniques, de l'économie et de l'urbanisme. Promoteur du projet colonial, il dynamise en premier lieu l'activité géographique et cartographique.

2.2.1 La cartographie

Dès le début de l'époque moderne, la cartographie est une discipline importante, dont les fins administratives ou militaires desservent le projet colonial. C'est un outil pour les pouvoirs centraux, destiné à mieux administrer les territoires conquis. Il répond aux exigences de recensement méthodique de l'espace, des occupants et des ressources de la colonie963. Dans cette configuration, l'ordonnateur anime l'expertise géographique des territoires qui lui sont confiés964. Concernant la Guyane, le constat de Malouet est pour le moins édifiant. Il fait part en décembre 1776 au ministre de son effarement quand il apprend que de toutes les copies des cartes de la Guyane envoyées en France, il n'en existe plus aucune au Bureau des colonies. Il insiste sur la grande valeur de ces documents pour le développement de la Guyane, car ils localisent les ressources, les cours d'eau, les voies de communication, etc. Il fait part du découragement des ingénieurs-géographes qui ont effectué ces travaux difficiles :

« Les sieurs Dessingy, Meutel et Brodel sont restés sans récompense ; il ne reste plus d'autres monuments de leurs voyages que les minutes de leurs cartes, bientôt dévorées par les insectes965. »

Pour l'ordonnateur, la tâche n'est pas simple, d'autant que depuis le départ de Dessingy, il n'y a plus que deux ingénieurs-géographes en Guyane : Mentelle et Brodel. En effet, Dessingy est rapatrié en France pour des raisons de santé. Patris et Bajon, respectivement « ancien médecin du

963 Caroline SEVENO, « La carte et l'exotisme », op. cit., p. 49 ; François REGOURD, « Coloniser les blancs de la carte. », op. cit., p. 227.

964 François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 251.

965 ANOM C14/43 F° 45

226

roy et ancien chirurgien major », expliquent :

« [M. Dessingy] à été attaqué d'un flux de sang au mois de juillet 1774 [...] ; que cette maladie ne faisant qu'empirer [...] pendant tout le reste de l'année, il a été dans un état de foiblesse et d'épuisement, duquel il s'est toujours résenti de depuis966. »

Malouet réorganise donc la façon de travailler des ingénieurs-géographes, et définit les objectifs. Il confie à Mentelle et à Brodel le travail de terrain pour dresser une carte générale de la Guyane et du cours de chaque rivière. La direction des opérations est laissée à Mentelle, personnage « très-instruit, ses opérations sont rectifiées par des connoissances étendues en géométrie et astronomie », secondé par Brodel, qui « n'est qu'un homme laborieux et exact, propre à son état, mais au-dessous de la première classe. » Pour le travail de cabinet, Malouet leur adjoint le chevalier de Besner, frère du baron de Bessner, qu'il estime « fort propre à ce travail. » Son objectif final est de parvenir à réaliser un petit Atlas de la Guyane, « rien n'étant plus capable d'accréditer la Guyane que la connoissance détaillée de sa position et de la distribution de ses eaux967. »

Pour motiver ses troupes, il promet à Mentel et Brodel des récompenses pour leur zèle et leur peine, et déplore qu'elles soient aussi tardives. En effet, pour bon nombre d'entre-eux, les experts scientifiques des colonies n'ont pour subsister que leur pension, souvent assez maigre. Ainsi, l'entrain du personnel scientifique colonial est régulièrement stimulé par des pensions, des gratifications et des titres968. De fait, Malouet demande pour Mentelle « la place d'ingénieur-garde des plans et cartes de la Guiane, et mémoires géographiques, avec un traitement de 2000 livres, et pour le sieur Brodel un supplément de 500 livres, 100 pistoles ne pouvant suffire ici à la subsistance et à l'entretien d'un ingénieur quelconque969. » Le ministre accède à sa requête le 25 juillet 1777. Mentelle reçoit « la commission de capitaine d'infanterie et le brevet de garde des plans et cartes de la Guiane », ainsi qu'un traitement de 2 000 livres. Brodel, pour sa part, voit son traitement porté à 1 500 livres970. Au moment où Malouet s'apprête à quitter la Guyane en août 1778, il informe la ministre que sous son administration, le dépôt des cartes s'est enrichit de quarante nouvelles cartes971.

Ainsi, en dynamisant l'activité cartographique par sa réorganisation et en stimulant le

966 ANOM E219 F° 699

967 ANOM C14/43 F° 45

968 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes », op. cit., p. 289, 301.

969 ANOM C14/43 F° 45

970 ANOM E309 F° 666

971 ANOM C14/50 F° 96

227

personnel scientifique en revalorisant sa condition, Malouet parvient à obtenir des résultats encourageants. Ses efforts se portent également sur l'amélioration du cadre de vie.

2.2.2 Travaux d'urbanisme et d'assainissement

Principale agglomération et chef-lieu de Guyane, Cayenne est plutôt un bourg qu'une ville. C'est la seule vraie paroisse de la colonie, quasiment jusqu'à la Révolution972. Malouet la décrit comme « un village mal dessiné que l'on s'étonne de trouver fortifié. » Il y a très peu d'espace, les maisons sont en bois, petites et entassées sans ordre le long de rues étroites. « En passant par la porte de la ville, qui n'a pas six pieds de haut, écrit Malouet, j'ai cru entrer en prison. » Pour lui, le fait qu'un si petit nombre d'hommes, « maîtres d'un si grand territoire, trouve opportun de s'entasser dans un espace si confiné973. » De fait, en 1777, le bourg comprend 1 000 habitants, répartis dans la vieille ville et dans les faubourgs974.

Cayenne est un bourg fortifié, dont seuls les bâtiments officiels, pour lesquels on utilise la brique à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, ressemblent à des maisons. « Le reste est barraque en bois, bouzillé, qui exige des réparations perpétuelles, décrit Malouet. Il faut continuellement faire et défaire, et il n'y a pas moyen de prendre d'autres arrangemens975. » En effet, le matériau de base des bâtiments reste le bois, ce qui aggrave les risques d'incendies976. Le prix des logements est exorbitant du fait de la rareté de la main d'oeuvre, des matériaux et de l'espace pris par les fortifications. Ainsi, une maison coûte « dix à douze mille francs » au premier achat, « louée quinze cent francs », précise Malouet977.

En conséquence, il entreprend des mesures pour assainir et rationaliser l'espace public. En novembre 1777, il fait état d'un projet de réunir les deux villes de Cayenne en une seule978. Il arrête une ordonnance faisant obligation aux propriétaires de maison de faire paver l'emplacement devant chez eux. « Rien ne ressemble moins à une ville que ce lieu-ci, écrit-il au ministre. Dans le temps des pluies, chaque rue est un torrent ou un fossé bourbeux ; les fondemens des maisons se dégradent, la voie publique devient impraticable979. » Malgré un manque de main-d'oeuvre et un directeur de travaux, M. Rochin, qui « n'est ingénieur que par hasard, et parce qu'il n'y en a point

972 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 467.

973 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 198.

974 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 471.

975 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 286.

976 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 473.

977 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 286.

978 ANOM C14/44 F° 183-184

979 ANOM C14/44 F° 99

228

d'autres980 », Malouet fait entretenir les bâtiments publiques et engage des travaux de réfection de la maison des Jésuites qui menace ruine981. Il procède à des aménagements autour de Cayenne, au point que « ceux qui en étoient absens depuis un an ne s'y reconnoissent plus. » Ainsi, il crée des jardins publics agrémentés de promenades et il assèches les marécages alentours : « il n'est plus d'eaux stagnantes et d'exhalaisons infectes982. »

De plus c'est une ville insalubre. L'ordonnateur en fait l'expérience :

« Je n'ai jamais vu moins de quatre-vingt-dix malades à l'hôpital. J'ai eu moi-même quatre mois la fièvre. Depuis qu'elle m'a quitté, elle circule toujours dans ma maison. J'ai emmené ici quatre Européens, dont deux ont péri , et enfin, presque tout ce que je connois d'habitans, officiers, employés, depuis Oyapock jusqu'à Sinnamari, a été attaqué cette année de fièvres aiguës et dangereuses983. »

Ainsi, le 9 janvier 1777, il fait établir une ladrerie aux îlets de Rémire pour y confiner les esclaves atteints de la lèpre, ainsi que les Blancs qui refuseraient de retourner en France984. Cette maladie qui apparaît dans la colonie en 1743 est mal soignée et souvent confondue avec d'autres affections jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, comme l'éléphantiasis985, ou bien assimilée à une forme aiguë de de la syphilis ou de la vérole. Artur tente de soigner la lèpre avec des plantes et du mercure, mais sans grands succès. Cette maladie est considérée comme hautement contagieuse, et l'isolement semble la seule mesure prophylactique efficace pour mettre la population à l'abri de la contagion986.

L'amélioration du cadre de vie et l'assainissement de Cayenne semblait indispensable et cette mesure est saluée par Artur987. À ces réalisations, Malouet se fait parallèlement promoteur d'activités nouvelles, sur lesquelles on fonde de grands espoirs pour le développement futur de la colonie.

980 ANOM C14/50 F° 93

981 Ibid.

982 ANOM C14/50 F° 96

983 ANOM C14/50 F° 70

984 ANOM C14/62 F° 55

985 Jacques François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guianne, op. cit., p. 737.

986 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 477-478.

987 Jacques François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guianne, op. cit., p. 737.

229

2.2.3 La promotion de nouveaux secteurs d'activité : les épices et les bois

La monarchie se soucie en effet du développement des plantes commerciales, mais également de la recherche qui permette de les cultiver avec un meilleur rendement, d'acclimater des espèces exogènes. Cette attention portée à l'Histoire Naturelle pousse l'administration coloniale à devoir prendre en compte la gestion du transfert de plantes et aux savoirs indispensables à leur adaptation au climat colonial988. Ainsi, dès le 21 août 1776, Malouet propose de profiter de son passage au large de Madère pour se procurer un arbre à pain et tenter son acclimatation en Guyane989. Mais les principaux efforts de l'ordonnateur montrent un intérêt particulier pour l'exploitation des bois. Celui-ci se manifeste dans deux directions. La première s'intéresse à son exploitation. La seconde concerne la création d'une pépinière.

L'exploitation des bois

L'exploitation du bois pour la construction navale est une des préoccupations majeures de l'administration coloniale, nous l'avons vu. Toutefois, avant de se lancer dans la production, Malouet a besoin d'un état des lieux, de savoir si l'entreprise peut être réellement rentable, et quelles sont les conditions de sa mise en place. Le rapport que lui fournit M. Bagot laisse entrevoir des possibilités réelles, bien que nécessitant beaucoup de travail et un investissement conséquent. Bagot dresse un inventaire de ses besoins en cas de mise en route de ce projet : il lui faut des ouvriers spécialisés, comme « des charpentiers, des constructeurs, des scieurs de long, un ou plusieurs taillandiers avec leurs outils, un ou même deux chirurgiens, [...] quelque remèdes nécessaires, la quantité de nègres que l'on voudra y emploler », au moins soixante d'une « bonne nation », affectés à la scie, au charroi et au transport990. Bagot a également besoin d'outillage et de fournitures diverses. Il demande « des scies, haches, serpes, sabres ou machettes, pics, arminettes, palettes, limes, meules, fusil, poudre, plomb, balle, criq, [...] barre de justice, menottes, cordages, poulies, cabestans, clous, marteaux, vrilles, tarrières, etc. » Il ajoute les vivres indispensables, la boisson, le vin. Il sollicite le recours « d'Indiens qui serviront à transporter les vivres, à la chasse et à la pêche », ainsi que « quatre charpentiers pour construire des embarquations (sic) propres aux

988 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 26 ; François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op. cit., p. 253.

989 ANOM C14/43 F° 210

990 ANOM C14/45 F° 394

230

transports des bois sur les dessins [qu'il] leur [donnera]991. » Si ces conditions sont réunies, Bagot avance une production de 30 à 35 milles pièces la première année, puis 90 000 à 100 000 la seconde, toujours avec la même équipe992. Sur ces travaux, Malouet informe le ministre en juin 1777 que le projet promet d'être rentable. Il assure que Bagot est capable, avec une équipe de cinquante esclaves scieurs de long de fournir 100 000 pieds cube de bois à 50 sous le pied. « En y ajoutant cinq sous de fret, le bois de Guyane reviendra à Brest à 55 sous : ce qui ne seroit pas cher », précise-t-il993.

Le développement de ce secteur laisse donc entrevoir des perspectives intéressantes pour la colonie. Dans un but d'exploitation raisonnée, Malouet couple l'exploitation du bois avec la mise en place d'une pépinière.

La création d'une pépinière

Très rapidement, l'ordonnateur engage des recherches et des travaux dans le but de mettre en place une pépinière. Il s'agit de rassembler en un même endroit les espèces de bois exploitables, répondant à la fois au problème de dispersement des différentes essences dans la forêt, à la difficulté de les exploiter, et favoriser le reboisement des zones défrichées laissées à l'abandon. Malouet informe le ministre le 1er février 1777 qu'il a fait délimiter et défricher un terrain sur 300 arpents autour de Cayenne, où il fait venir des plants et des graines994. Toutefois, comme le fait remarquer Julien Touchet, ce projet trouve ses origines chez le baron de Bessner qui, en 1775, propose la création d'une pépinière en Guyane. Il faut d'abord inventorier les différentes espèces utiles, tâche pour laquelle le baron propose son frère, et ensuite les multiplier dans une pépinière. Son entretien ne sera pas dispendieux : Bessner estime qu'un petit nombre d'esclaves, sous la supervision d'un jardinier et d'un élève fera l'affaire. Le gouverneur Fiedmond s'oppose en partie à l'emploie du chevalier de Bessner car il estime que ses compétences en botanique sont trop succinctes. En revanche il donne son aval pour qu'il dirige la pépinière et s'occupe du dessin des plantes995.

De fait, la réalisation d'un tel projet nécessite un personnel compétent. Le ministre Sartine écrit donc à Malouet le 21 août 1776 qu'il engage le jardinier Millet, et que ce dernier embarquera

991 ANOM C14/45 F° 395

992 ANOM C14/45 F° 396

993 ANOM C14/44 F° 168

994 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 328.

995 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 145-148.

231

du Havre avec lui996. Reste que les travaux prennent du retard, du fait du problème récurrent de la main-d'oeuvre. Malouet réclame au ministre qu'on lui alloue une trentaine d'esclaves pour avancer les travaux, car le terrain sur lequel il commence à installer la pépinière, qui court des remparts et s'étend vers la mer, est inondé et couvert de palétuviers qu'il faut abattre997.

Ce projet de rationalisation de l'exploitation forestière en se focalisant sur des espèces « utiles » élevées en pépinière, volonté des Lumières d'ordonner la Nature, se prolonge par un effort dirigé vers la culture des épices.

Les épices

En 1772, l'ordonnateur Maillard-Dumesle charge un certain Dallemand de trouver des terrains propices à recevoir les premiers plants de girofliers et de canneliers, expédiés depuis l'Île de France par Pierre Poivre. Dallemand parcoure la Guyane pendant trois mois et identifie les terres du quartier de la Côte comme les plus propices : ce sont des terres grasses, abritées et irriguées par de nombreux petits ruisseaux, idéales pour le giroflier. Parmi les 28 personnes visitées, Dallemand retient 4 habitants chez qui seront distribuées les épices : Macaye (2 girofliers, 1 cannelier, 1 james rosa), Mme de Billy (1 giroflier, 1 cannelier), Courant (1 giroflier, 1 cannelier, 1 james rosa), et Boutin (1 giroflier, 1 cannelier, 1 james rosa)998. Quand les premiers plants arrivent à Cayenne en 1773, il n'existe pas encore de lieu dédié à la culture des épices. L'administration les confie aux habitants les plus éclairés. Cette dispersion des plants est vraisemblablement aussi un moyen de répondre à la menace de destruction par le premier corsaire venu, avance Julien Touchet999.

Quand Malouet arrive à Cayenne, la culture des épices en est encore à ses balbutiements. Dans son dernier compte rendu d'activité pour l'année 1778, il se félicite toutefois des premiers succès rencontrés. Il informe le ministre de la première récolte de cannelle, ainsi que des premiers clous de girofle. Le muscadier de M. Noyer ne produit rien pour le moment, mais il est en fleur1000. Un second courrier daté du 14 août 1778 est plus détaillé et met en avant le besoin prégnant de nouvelles dispositions à l'endroit de la culture des épices. Malouet annonce au ministre que les trois girofliers sont en plein rapport. Leur récolte est même suffisamment abondante pour envisager de

996 ANOM C14/43 F° 209

997 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 149.

998 Ibid., p. 90.

999 Ibid., p. 151-152. 1000ANOM C14/50 F° 96

232

faire des semis. Un des trois girofliers est transplanté chez M. Courant. Il souligne également que, bien que les succès soient encore modestes, les plants de girofliers sont précieux et il désapprouve le fait que Courant ait refusé une garde militaire pour le transport de son arbre. Il pense que le cadre de l'habitation privée ne convient plus pour la culture des épices, car il faut de la place pour accueillir les nouveaux plants issus des semis. Ainsi, conformément à ce qu'il annonçait à M. Maurepas avant son départ pour Cayenne, Malouet informe que l'administration a dores et déjà « déterminé deux emplacemens différens pour la plantation des clous qui proviendront de cette récolte. » En outre, il lui paraît indispensable de regrouper les épices en un seul lieu et de « prendre des mesures efficaces pour la sûreté et le régime d'une culture aussi intéressante1001. » Ce qui préfigure le transfert en 1781 des cultures d'épices sur les montagnes de la Gabrielle, sous la houlette de Guisan.

La mobilisation de Malouet en faveur de la mise en valeur du patrimoine forestier et de son exploitation raisonnée repose sur la volonté ministérielle de faire de la Guyane un chantier naval, exportateur de bois de construction. L'aspect commercial est renforcé par le développement de la très lucrative culture des épices. En parallèle, l'ordonnateur se charge d'insuffler un souffle nouveau à des activités peu dynamiques jusqu'à présent, en sollicitant l'intervention de l'État.

2.2.4 Un développement sous l'aile de l'État : l'élevage et la pêche

L'un des grands objectifs ministériels pour la Guyane est d'en faire une base arrière capable d'assurer le ravitaillement des Antilles. Pour ce faire, on fonde de grands espoirs sur l'élevage et la pêche, deux secteurs d'activité relativement marginaux, mais dont les potentialités laissent entrevoir une production et des revenus substantiels.

L'élevage

Bien que l'élevage ne soit qu'une activité annexe en Guyane, c'est un secteur sur lequel la monarchie fonde de grands espoirs pour l'essor futur de la colonie. Toutefois, son développement n'est pas aussi simple que ce que les plans imaginés à Versailles laissent à penser. Malouet se trouve confronté aux réalités locales et doit résoudre les obstacles qui se dressent devant lui, au premier

1001ANOM C14/50 F° 27

233

rang desquels se trouve l'importation des bestiaux. On envisage d'en faire venir du Cap-Vert, selon le circuit historique depuis 1694. Cependant, il constate que c'est impossible et en informe le ministre dès son arrivée à Cayenne. En effet, sous l'action combinée d'une compagnie commerciale peu scrupuleuse et d'une sécheresse désastreuse qui dure depuis cinq années, l'archipel est dans un désarroi économique complet1002. Il se penche alors rapidement sur la question et le 30 novembre de la même année, il écrit au ministre que si l'importation de bestiaux s'effectue, il est inutile car trop coûteux de les faire venir depuis la France ou l'Afrique. En revanche, l'introduction via le Para par la compagnie portugaise de la place représente, selon lui, une alternative intéressante. Malgré les refus répétés de la cour du Portugal de traiter avec les Français, Malouet avance que l'avantage économique est évident pour la colonie, d'une part ; et que cela dispense la France de devoir recourir à des intermédiaires espagnols ou anglais, d'autre part. En conséquence de quoi, l'ordonnateur souhaite ouvrir de nouvelles négociations avec le Portugal. Pour convaincre Lisbonne de changer d'avis, il faut mettre en avant les objectifs de développement pour la Guyane, donc l'intérêt commercial du Portugal en regard des débouchés potentiels. En cas d'un nouvel échec, Malouet pense qu'il faudra malgré tout se résoudre à effectuer la traite du bétail depuis l'Afrique1003.

Concernant les haras, il écrit au ministre que l'État doit intervenir s'il veut assurer un développement plus conséquent. En effet, les chevaux sont rares en Guyane car le terrain est difficilement praticable pour eux. De plus, leur importation est difficile. Des essais infructueux sont tentés par l'Amérique du Sud puis par Saint-Domingue. La filière provenant de la Nouvelle-Angleterre est la solution qui semble avoir le mieux fonctionné, précise Yannick Le Roux1004. Malouet préconise d'employer un Blanc et dix esclaves pour un haras de cent juments, ou une ménagerie de trois cents vaches. Il faut tabler sur vingt carreaux de fourrage par établissement, et assurer un suivi vétérinaire. Il prévoit que « cent mille écus sur quatre ans » devraient suffire pour créer six établissements, qui seront cédés « à crédit au prix coûtant à des hommes sages et intelligents qui y feroient de gros bénéfices ». Le gouvernement doit tabler finalement sur un investissement nécessaire à la création d'une douzaine d'établissements avant de se retirer1005.

Le second problème concerne la situation du cheptel. Le 23 décembre 1776, Malouet explique au ministre qu'il est nécessaire de faire les choses dans l'ordre. Avant de prétendre exporter des bestiaux vers les Antilles, il faut d'abord satisfaire le problème de la demande intérieure. Il constate une dégradation générale du cheptel par l'habitude des habitants qui en dispose de manger de la viande de boucherie tous les jours. « [...] Chaque particulier faisoit tuer et débiter à son gré,

1002ANOM C14/50 F° 84

1003ANOM C14/43 F° 37

1004Yannick LE ROUX, Les communications intérieures en Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794),

http://www.manioc.org/fichiers/V11058, 2010.

1005ANOM C14/50 F° 84

234

boeufs, vaches, veaux », écrit-il, « chacun pour son compte ; il en résultoit une grande incertitude dans l'approvisionnement de l'hôpital, des habitans malades, et de tous ceux qui, n'ayant point de ressources en volaille et en poisson, ont grand besoin de viande de boucherie. » De plus, après avoir consulté le recensement des bestiaux, il avance qu'il faut impérativement empêcher la destruction

des souches de bétails1006. En conséquence de quoi, il s'est « décidé à établir une boucherie », pour
juguler les excès d'abattage et approvisionner plus équitablement la colonie en viande « au plus bas prix1007. »

Alors, pour amorcer le mouvement, Malouet se rapproche de M. Delaforest. Ensemble, ils passent un marché dans lequel Delaforest s'engage à transformer son habitation de Sinnamary en ménagerie. Il doit créer des parcs, aménager des écuries, planter des vivres et du fourrage. Une fois en rapport, il doit tout céder au roi. En contrepartie, Malouet s'engage à lui racheter la totalité à 200 livres le carreau de vivre et de fourrage en rapport1008. Par ailleurs, il mobilise les missionnaires installés à Couani pour procéder à des essais d'élevage. Il fait envoyer douze vaches, des moutons et quelques cabris. Il recommande à Préville, son successeur, d'envoyer en soutien « un Blanc intelligent et deux esclaves1009. »

De fait, malgré un bilan qui décrit une situation compliquée de l'élevage, Malouet montre dans quelle direction l'intervention étatique doit aller, et il entreprend avec l'aide d'un habitant zélé de former une ménagerie devant servir d'exemple. Dans le même ordre d'idée, l'action de l'État doit favoriser l'exploitation des ressources halieutiques.

La pêche

Nous l'avons vu, la pêche est une source d'approvisionnement importante pour les colons. C'est une activité généralement productive1010 dont il conviendrait de développer la capacité exportatrice en regard de son potentiel, notamment en ce qui concerne la pêche au lamantin. Dans une lettre du 6 décembre 1776, Malouet constate que cette activité est encore très marginale, pour deux raisons. La première est qu'il n'y a qu'un seul pêcheur, M. Limbourg. La seconde est que la demande est trop modeste. Limbourg, en effet, parvient difficilement à écouler sa production de 10

1006Ibid.

1007ANOM C14/43 F° 90

1008ANOM C14/50 F° 96

1009Ibid.

1010Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 401.

235

000 lamantins salés. Pour l'ordonnateur, il faut rationaliser ce secteur, ce qui permettrait de dynamiser l'économie locale, et ferait réaliser des économies diminuant les envoies de boeuf séchés depuis la France. Il achète donc à Limbourg la moitié de sa cargaison pour nourrir les esclaves du roi. Il propose également au ministre de lui fournir un meilleur bateau afin qu'il puisse écouler plus facilement une partie de sa production en Martinique1011.

Suivant les objectifs du plan, il convient de mettre des moyens suffisants dans la pêche pour, à terme, pouvoir approvisionner toutes les Antilles. Malouet pense qu'il faut, d'une part, augmenter la capacité de production. Il demande au ministre de lui envoyer « huit pêcheurs et saleurs de Grandville, quatre bateaux pontés de vingt à trente tonneaux ainsi que tous les ustensiles de pêches. » D'autre part, il insiste sur la nécessité d'intéresser de nouveaux entrepreneurs à investir dans la pêche. Pour ce faire, l'État doit prendre à sa charge l'ouverture de nouveaux débouchés en achetant toute la production invendue, et en octroyant « aux saleurs de poisson une petite gratification de huit pour cent sur le produit de la pêche. » Malouet évalue le coût pour le roi entre 8 000 et 10 000 francs par an, ce qui reste très modeste « et ne peut pas être mis en parité avec les avantages qui doivent en résulter1012. »

Dans l'ensemble, le développement de la pêche semble requérir une intervention étatique moins lourde que l'élevage, pour des résultats visibles plus rapidement. En soutien du développement économique de la colonie, l'ordonnateur défend un ambitieux programme de mise en valeur des terres basses, qui mobilise savoirs techniques et savoirs agronomiques.

2.3 L'asséchement des terres basses : l'élan donné par Malouet

Le cheval de bataille de Malouet pour la Guyane reste la mise en valeur des terres basses. Cette poldérisation des côtes Guyanaises répond principalement à deux préoccupations relevant d'objectifs politiques de maîtrise du territoire, et d'objectifs économiques en rapport avec une mise en valeur de nouvelles terres agricoles que l'on juge plus productives1013. D'après la définition donnée par Frédéric Bertrand et Lydie Goeldner, « les polders désignent des étendues de marais maritimes endiguées, asséchées et mises en valeur à des fins, sinon exclusivement, du moins en premier ressort, agricoles1014. » Leur réalisation s'appuie sur de puissants moyens humains,

1011ANOM C14/43 F° 248 1012ANOM C14/43 F° 42 1013Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 17. 1014Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les côtes à polders. », op. cit., p. 79.

236

financiers et technologiques, à l'origine de cette forme de « bonification particulièrement achevée des marais maritimes1015. » Cette technique ancienne, qui remonte à l'Antiquité romaine, est largement utilisée en Europe, principalement en Hollande, qui l'exporte notamment dans sa colonie du Surinam1016. Sous la houlette de Jean Samuel Guisan, ingénieur que Malouet recrute dans cette colonie, la dessiccation des terres basses connaît des avancées significatives, bien que limitées, en Guyane.

2.3.1 Une technique ancienne exportée dans les colonies

Fondées principalement sur l'augmentation de la production agricole à des fins commerciales, les conquêtes de terres sur la mer sont attestées en Europe depuis l'Antiquité. La conquête de la Bretagne par les légions romaines en 43 av. JC conduit aux premiers endiguements du pays sur 29 000 hectares afin de nourrir l'armée1017. L'image négative renvoyée par les marais, auxquels on associe maladies, miasmes, moustiques et pourriture, est à mettre en parallèle avec une conception hygiéniste qui soutient un « discours dessiccateur » hostile à ces espaces. Il trouve un regain d'intérêt durant la Renaissance dans toute l'Europe, par la diffusion des techniques hollandaises, comme le montre assez l'usage du terme désormais universel de « polder »1018. Les travaux hollandais se déploient à grande échelle dès la fin du Moyen-Âge, afin de contenir une pression démographique grandissante. Ce qui est rendu possible par une disponibilité constante de main-d'oeuvre et une production agricole entretenue par l'augmentation de la surface agricole. Dès le XVe siècle, les autorités sont attentives à l'entretien des dunes ainsi crées. On procède à la plantation de carex des sables, une herbe qui permet d'éviter l'affaissement et l'érosion du cordon dunaire sous l'effet combiné du vent et de la mer. On évacue les eaux et on maintient l'assèchement de manière efficace par la mise en place de moulins à vent, qui déversent le trop plein d'eau dans des canaux ou des rivières. La construction d'un moulin et l'entretien des canaux est un lourd investissement qui demande la collaboration de plusieurs investisseurs. D'où la nécessité de clore l'espace drainé par des digues. Ce qui fait des polders des biens privés. De fait, il s'avère nécessaire de participer aux frais de construction et d'entretien pour en bénéficier. « Le drainage par moulin est donc en règle générale lié à des entreprises de type capitaliste », précise Raphaël Morera1019.

1015Ibid.

1016Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 18. 1017Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les côtes à polders », op. cit., p. 81.

1018Ibid., p. 85 ; Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 17. 1019Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 19-20.

237

Cette entreprise de desséchement est à l'origine d'innovations économiques et techniques qui permettent à la Hollande de connaître une mutation environnementale radicale. De fait, ce modèle fait florès en Europe, surtout à partir du XVIIe siècle. On le retrouve en Grande-Bretagne dans la région de Fens, en Italie dans la région de Venise et la plaine du Pô, sur les côtes allemandes de la Frise et du Schlewig-Holstein, et de façon plus marginale en Espagne. Cette domination hollandaise doit beaucoup aux travaux de deux ingénieurs renommés (Vierlingh au XVIe siècle, spécialiste des polders d'atterrissement, et Leeghwater au XVIIe siècle, spécialiste des polders d'assèchement) qui contribuent largement à cette diffusion1020. En France, les entreprises de bonification des zones humides sont plus tardives, mais, sous l'impulsion du roi, permettent de définir un cadre juridique, technique et économique.

Les précédents français

Les travaux d'assèchement du royaume se placent dans le prolongement de cet élan européen. Les marais sont aménagés dès le Xe siècle pour y pratiquer la pisciculture, profiter de leurs ressources cynégétiques, ou transformer les parties les plus hautes en prairies pour le bétail. À la fin du XIIe siècle, les marais poitevins sont desséchés grâce à un plan de drainage élaboré par les cisterciens, en regroupant plusieurs abbayes. Les moines apportent leur savoir faire et perfectionnent les techniques largement empiriques employées jusque-là par les habitants1021. Les premières initiatives royales ont lieu sous le règne de Henri III, notamment autour de l'étang de Pujaut en 1583, mais sont encore très secondaires. L'action de quelques exilés français en Hollande, en particulier Joseph Juste Scalyger qui, en 1597, encourage Henri IV à assécher ses marais, donne un nouvel élan aux projets de bonification des zones humides. Deux arguments prévalent : d'abord la réussite indéniable de l'entreprise dans le reste de l'Europe, ensuite les nombreux marais disponibles en France1022.

Ainsi, l'édit de 1599 ordonne l'inventaire des terres disponibles et susceptibles d'être asséchées. En 1610, Bradley, en procédant à des visites systématiques, chiffre à plus d'un million d'arpents la surface de marais disponibles. En 1630, le chancelier Séguier l'évalue à 130 000 ha, principalement localisés dans le Poitou, la Normandie et la Provence. Par leur diversité et leur

1020Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les côtes à polders », op. cit., p. 85 ; Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 22-23.

1021Jean-Luc SARRAZIN, « Maîtrise de l'eau et société en marais poitevin (vers 1150-1283) », Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, 1985, vol. 92, no 4, p. 337-338.

1022Raphael MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 18.

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étendue, les marais apparaissent comme un filon à exploiter, que justifie la réussite des différentes entreprises menées un peu partout en Europe1023. En effet, la bonification des zones humides depuis le XVe siècle renforce les puissances commerciales hollandaises et vénitiennes, d'autant plus qu'elles s'accompagnent d'un essor démographique1024.

La mise en valeur des zones humides s'accompagne nécessairement d'un questionnement sur les moyens mobilisés pour la réalisation de cette entreprise. « Les dessiccateurs ont de fait largement bénéficié du soutien royal avec lequel ils ont élaboré un système tout autant juridique qu'économique d'une redoutable efficacité », souligne Raphaël Morera1025. Sous l'impulsion de Sully puis de Richelieu, le modèle français se caractérise donc par un investissement durable de l'aristocratie ministérielle et financière dans les travaux, permettant de fixer un cadre juridique stable1026. La conduite des travaux s'opère dans le cadre de sociétés de type commercial, dont les droits sont garantis par l'État et répartis à hauteur de l'investissement consenti par chaque investisseur. Sur le plan technique, la réalisation des ouvrages est confiée à des ingénieurs - notamment le brabançon Humphrey Bradley, employé par Henry IV, qui constitue une référence en la matière. L'exploitation des sites est ensuite confiée à des agents recrutés parmi les officiers de justice ou de finance locaux1027. Les lourds investissements consentis sont compensés par la grande rentabilité des marais, dont l'essentiel des revenus provient de la céréaliculture et de l'élevage1028. Ce système politique, économique et financier participe fortement à marquer l'emprise royale sur le territoire et renforce l'autorité du pouvoir central1029. Il profite également à l'étroite élite politique et marchande proche du pouvoir, dont il affermit l'assise politique et contribue largement à son enrichissement1030.

Les ressources des marais, reconnues et exploitées depuis des siècles, connaissent un regain d'intérêt au tournant du XVIe siècle en Europe. La France suit cet exemple en mettant en valeur progressivement ses zones humides. S'inspirant des techniques hollandaises, elle met en place un cadre juridique et économique, à travers lequel il faut lire les projets de drainage engagés en Guyane.

1023Ibid., p. 24. 1024Ibid., p. 49. 1025Ibid., p. 51. 1026Ibid., p. 51-52. 1027Ibid., p. 110. 1028Ibid., p. 234. 1029Ibid., p. 110. 1030Ibid., p. 235.

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Les pionniers en Guyane

En Guyane, l'épuisement des terres hautes est un facteur déterminant de la mise en valeur des terres basses. La culture itinérante sur brûlis atteint ses limites et n'est pas compatible avec une agriculture moderne, tournée vers l'exportation. Les marécages deviennent donc de nouveaux territoires à conquérir1031.

La constitution progressive en Europe d'un corps d'ingénieurs spécialisés permet d'exporter les techniques de poldérisation à l'époque de la conquête coloniale, où elle sert les objectifs d'une agriculture exportatrice1032. Ainsi, au Canada, l'estran de la baie de Fundy est conquis à partir de 1632 par les Français puis les Britanniques, pour nourrir la colonie et produire du fourrage d'hiver, dont les surplus sont exportés vers les Treize Colonies anglaises1033. Suite à la la perte du Canada par la France, quelques Acadiens arrivent en Guyane vers 1762-1764. Ils s'installent dans les régions de Kourou et Sinnamary et ces défricheurs d'eau importent avec eux leur savoir faire, illustrant un transfert de savoir inter-colonial. Au côté de cette paysannerie, d'autres Canadiens arrivent en 1763 et son acquis aux terres basses. Il s'agit du gouverneur Fiedmond et de l'arpenteur Tugny. Enfin, il faut ajouter l'arrivée de scientifiques requis pour accompagner l'expédition de Kourou : les ingénieurs Mentelle, Dessingy et Brodel, et le naturaliste Fusée-Aublet. Ceux-ci contribuent à ce que Yannick Le Roux appelle « la révolution agricole des terres basses1034 » qui reprend les formes de la poldérisation réalisée au Surinam.

La mise en valeur de la plaine côtière du Surinam débute dans les années 1650, sous la direction de la Compagnie Néerlandaise des Indes Occidentales. Elle se prolonge d'ailleurs rapidement au siècle suivant au Guyana, alors sous domination britannique. Les investissements massifs sont un facteur crucial de réussite d'un tel projet car les coûts des aménagements sont très élevés, en plus de l'immobilisation des capitaux jusqu'à ce la terre soit en rapport. Cette nécessaire disponibilité de capitaux explique qu'on retrouve partout, et de tout temps, les mêmes types d'investisseurs, c'est-à-dire l'aristocratie marchande, qui rachète en 1770 la Compagnie des Indes Occidentales, finance la colonisation et étend les polders1035.

Les Français de Guyane ne sont pas ignorants des succès rencontrés en terres basses par leurs voisins hollandais. L'un des premiers à se lancer dans l'aventure de la bonification des zones

1031Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 333. 1032Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les côtes à polders », op. cit., p. 85.

1033Ibid., p. 81.

1034Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 331. 1035Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les côtes à polders », op. cit., p. 85.

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humides est l'ingénieur François Fresnau en décembre 1741, qui reçoit l'approbation du ministre pour entreprendre la création de marais salants1036. Mais les premières mises en culture de ces espaces ont lieu à partir de 1763. Hubert de La Hayrie exécute la mise en valeur d'une parcelle mais sans résultats probants, par manque de savoir faire. Sa veuve se remarie avec Patris qui reprend l'expérience en 1773. Dans le foulée de La Hayrie, Claude Macaye aménage en 1764 un polder de près de 20 ha sur le Fonds de Rémire où il cultive du café. Enfin, en 1767, Claude François de Kerkhove conduit des travaux de desséchement dans son habitation de la Rivière du Tour de l'Île, mais il échoue. Le gouverneur Fiedmond, conscient du manque de savoir faire des Français, concède des terres à des colons hollandais, à un certain Touzet notamment, pour que les Français puissent avoir des modèles. Par ailleurs, il autorise Kerkhove en 1774 à se rendre au Surinam afin qu'il comprenne les raisons de son échec. De retour à Cayenne, fort des informations qu'il a récupérées, il mène de nouveaux essais qui, cette fois, s'avèrent fructueux1037. Toutefois, l'engouement des terres basses chez les colons reste assez marginal. En 1775, seulement 7 habitations sur 250 y pratiquent des cultures1038.

Alors que Malouet s'attribue volontiers l'introduction des cultures en terre basse en Guyane, les précédents travaux réalisés par les Acadiens, puis les initiatives de quelques colons inspirées des pratiques du Surinam, démontrent l'inexactitude du mérite que s'octroie l'ordonnateur. Par ailleurs, nous pouvons tout autant contredire l'affirmation de Rodolphe Robo qui fait de Malouet et de Guisan les responsables de l'introduction de la culture en terre basse1039. Malouet s'affiche davantage comme un organisateur, et en ce sens il insuffle une nouvelle dynamique à ce projet grâce au voyage qu'il effectue au Surinam.

2.3.2 Un transfert de savoirs du Surinam vers la Guyane

Le voyage qu'accomplit Malouet au Surinam du 10 juillet au 19 août 1777 est principalement motivé par le fait de collecter des informations sur la méthode hollandaise de

1036Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 71.

1037Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans l'économie de la Guyane, à la fin du XVIIIe siècle », in Le Vaudois des terres noyées. Ingénieur à la Guiane française 1777-1791, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, 2012, p. 32-34 ; Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 332-333.

1038Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 332. 1039Rodolphe ROBO, « Malouet en Guyane », op. cit., p. 59.

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poldérisation. Accompagné de l'ingénieur-géographe Simon Mentelle, il visite un certain nombre d'habitations en terre basse et fourni un relevé précis et étendu des besoins nécessaires à la réalisation d'un polder. Toutefois, la Guyane manque de personnel qualifié pour mener à bien de tels travaux. C'est là que Malouet se fait présenter l'ingénieur Guisan, par l'intermédiaire du gouverneur Nepveu1040.

Le recrutement de Guisan

Malouet se montre immédiatement très enthousiasmé par ce personnage atypique. Il prend l'initiative de lui proposer de passer au service de la France pour un projet en Guyane, dont il serait le maître d'oeuvre. Malouet lui assure le soutien sans réserve de l'administration, et des moyens conséquents pour réaliser le projet. Il lui offre le poste de capitaine d'infanterie, ainsi que le brevet d'ingénieur en chef hydraulique pour toute la Guyane. S'il le souhaite, Guisan peut également occuper le poste d'ingénieur militaire et « d'ingénieur de place1041 », et recevoir la croix du Mérite au bout de dix années de service. Face à cette offre, Guisan se montre modeste :

« Je lui répondis qu'en ce qui regardait mes propositions, mes conditions, les bazes qu'il venait de leur donner, joint à la perspective de faire de grandes choses, de faire le bien en grand dans une grande occasion suffiraient pour déterminer ma volonté1042. »

De fait, Guisan se contente du brevet de capitaine d'infanterie et de celui d'ingénieur hydraulicien, avec un appointement de 6 000 francs par an1043. Il est par ailleurs placé à la tête d'un haras du roi, ce qui lui permet de bénéficier de l'usage de chevaux, fort rares en Guyane. On lui fournit également différents avantages matériels et en nature, comme de la nourriture, des domestiques, etc. « Tout cela me fut fourni gratis. En évaluant les choses au plus bas, je devais regarder que mes appointemens montaient au moins à douze mille francs par an1044. » Ce qui,

1040Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 138 ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de

Malouet, vol. 1, op. cit., p. 184-185.

1041De la place de Cayenne.

1042Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 140.

1043Environ 8 000 euros. (Voir Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 140.)

1044Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 149.

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comparé aux 12 000 livres que reçoit l'ordonnateur et les 15 000 livres du gouverneur, est considérable.

Pour Malouet, c'est une réussite et une belle collaboration qui s'annonce. « Enfin, écrit-il dans ses Mémoires, j'obtins la permission d'emmener avec moi et d'attacher au service du roi un ingénieur habile, qui était de plus un excellent homme, M. Guizan ; c'est le service le plus important que j'aie rendu à la Guyane française1045. » Malouet ramène également de précieuses informations concernant les cultures du Surinam et la réalisation d'un polder.

Les travaux de dessèchement

Comme le fait remarquer Yannick Le Roux, « une habitation en terre basse est un chef-d'oeuvre de travail et d'industrie1046. » Malgré les précédents guyanais et les informations laissées par Macaye et Kerkhove à ce sujet, Malouet, secondé par Mentelle, observe la façon dont sont menés les travaux de dessiccation au Surinam. Il consigne l'intégralité de ses notes dans un mémoire qu'il met à disposition de la colonie afin que chacun puisse le consulter1047. Les archives ne semblent pas contenir un tel document, aussi nous sommes-nous appuyés sur le texte qui figure dans le troisième volume de sa Collection de mémoires1°48.

La première année est consacrée aux travaux de mise en place de l'enceinte à dessécher. Il faut d'abord procéder à des opérations d'arpentage afin de déterminer la dénivellation du terrain, puis délimiter la parcelle. Celle-ci est ensuite déboisée, brûlée et les souches sont enlevées. C'est un travail extrêmement long et pénible. Macaye rapporte que cette opération lui a coûté « trois cent soixante journées de nègres1049. »

Il faut ensuite réaliser l'enceinte du polder. On démarre les travaux à la saison sèche, par un fossé de fondation de deux ou trois pieds sur le terrain où va se trouver la digue. « Ce fossé de fondation se nomme à Surinam tranche-aveugle » précise Malouet. Ensuite on construit la digue avec la terre que l'on récupère des fossés. « On nomme au Surinam dame, ce que nous nommons digue, explique-t-il ; d'où l'on dit un terrain damé, pour exprimer qu'il est entouré de digues. » En effet, il est indispensable de créer un espace entièrement clos, étanche à l'environnement extérieur.

1045Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 184-185.

1046Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 336.

1047ANOM C14/50 F° 62

1048Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 3, op. cit., p. 143-150.

1049Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 336.

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Le fossé d'entourage est large d'environ douze pieds et Macaye qualifie son élaboration de « rude » car les esclaves doivent creuser un sol rempli de racines de palétuviers. Ce qui nécessite une seconde équipe chargée de les couper à la hache1050. Pour cette opération, Malouet note qu'il faut un esclave tous les 500 pieds. On assure l'étanchéité de la digue par de l'argile bleue.

On creuse ensuite le canal d'écoulement, aussi profond que la marée basse, sur une largeur de quatre mètres, afin de faire communiquer le polder avec la rivière ou la mer. On installe une écluse ou un coffre pour réguler l'écoulement des eaux. Si c'est un coffre, il faut le calfater avant de l'installer, « ce qui prouve qu'ils doivent être moins lourds qu'on ne les faits à Cayenne, explique Malouet, et qu'ils ne doivent point faire masse avec la charpente considérable auxquels ils sont liés. » Les coffres et les écluses peuvent être réalisés en bois, auquel cas il faut utiliser des bois d'une très grande qualité. L'ordonnateur préconise cependant de maçonner les écluses, car celles construites en bois « risquent de se retrouver attaquées par les vers. » En position fermée, l'écluse empêche la remontée des eaux de mer à marée haute. En position ouverte, elle permet l'écoulement des eaux pluviales. Le coffre, quant à lui, est un simple châssis en bois où pivote une porte qui s'ouvre et se ferme selon les mouvements des marées1051. Toutefois, Malouet observe que généralement, les aménagements au Surinam relient la digue côté mer à celle-ci par deux canaux à écluses au lieu d'un seul. Une écluse s'ouvre à marée basse pour l'écoulement des eaux, l'autre « s'ouvrant au flot1052, [...] reçoit les eaux nécessaires pour faire tourner un moulin à sucre pendant sept heures. » À l'intérieur de l'enceinte, il faut établir une distribution de canaux et de fossés, « les uns pour servir d'écoulement, les autres pour être le réservoir de l'eau qui y entre pendant le flot, laquelle est destinée à l'action du moulin lorsque la marée baisse. »

Ce faisant, les travaux permettent de délimiter un espace construit, dédié à la maison du maître et aux dépendances, d'un espace cultivé où l'on entreprend les cultures à partir de la deuxième année. Principalement, l'exploitation est tournée vers la canne à sucre, le café, le coton et le cacao. L'indigo est en passe d'être abandonné au Surinam. Comme en Guyane, le climat et les pluies abondantes nuisent à la qualité du produit : « À peine retire-t-[on] cinq à six livres d'indigo par cuve, dont la grandeur est de dix pieds carré1053. » L'aménagement intérieur du polder est déterminé par le type de culture. Pour la canne, on pratique une rigole tous les quatre pieds. Ces rigoles accueillent les plants de cannes, la pièce fait 100 toises au carré, divisée en planches de 30 pieds limitées par les rigoles. Chaque pièce est séparée par des canaux de circulation. Un canal central complète le dispositif, servant à actionner un moulin à marée1054. Les rendements que

1050Ibid.

1051Ibid., p. 337.

1052Le flot : la marée montante, par opposition au jusant, qui désigne la marée descendante.

1053Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 3, op. cit., p. 140.

1054Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 337.

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laissent entrevoir Malouet semblent conséquents, d'autant que selon la qualité de la terre, les cannes peuvent produire pendant quinze à trente ans, soit bien plus qu'à Saint-Domingue. D'où l'intérêt de mener les cultures soigneusement et avec suffisamment de main-d'oeuvre. Il recommande « un nègre pour environ trois acres et demi de terre1055. » Pour le café, on plante d'abord des bananiers, qui servent d'abris aux jeunes plants élevés en pépinière, « de quinze ou dix-huit pouces de hauteur. » Les caféiers sont plantés à neuf pieds les uns des autres, suffisamment en profondeur pour que les racines s'enfoncent dans la couche d'argile bleue1056. Une pièce de café produit trente ans en moyenne, parfois davantage1057. « Le rapport ordinaire des cafiers est une livre et demie ou deux livres de Hollande par an, en deux récoltes1058 », précise Malouet. La mise en culture achevée, un polder ne commence à devenir rentable que deux années plus tard. L'opération représente par conséquent une immobilisation de capitaux de cinq ans, durant lesquels ils sont improductifs1059.

Quand les terres sont épuisées, on clôt les digues. L'espace se remplit d'eaux pluviales et reste inondé pendant six à sept ans. Régulièrement, on coupe au sabre les halliers et les arbrisseaux et « on laisse les débris pour former par putréfaction, un fumier sur le sol. » Après ce laps de temps, on ouvre les digues, on creuse de nouveaux fossés, de nouveaux canaux, on retourne la terre à la houe et on replante1060. En effet, il est recommandé de noyer le polder au bout de trente à quarante ans, afin d'en régénérer la fertilité. Il arrive fréquemment qu'on inonde sur de courtes périodes certains carrés infestés d'insectes et de parasites1061.

La bonification des zones humides par endiguement représente donc un travail très sophistiqué, reposant sur des compétences organisationnelles, agronomiques et techniques pointues. Chaque type de culture nécessite des aménagements particuliers qui, en regard des rendements, laissent présager des revenus substantiels au colon qui s'y adonne. Mais la mise de départ est lourde avant de pouvoir espérer un retour sur investissement, ce qui justifie, pour Malouet, une intervention massive de l'État pour soutenir ce projet. Cette visite permet également de constater le manque d'expertise des colons guyanais en la matière. Dans cette perspective, dès son retour du Surinam en août 1777 jusqu'à son départ de Cayenne en août 1778, épaulé par Guisan, il lance les travaux du polder de Cayenne et entreprend l'évaluation des terres basses.

1055Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 3, op. cit., p. 150.

1056Ibid., p. 152.

1057Ibid., p. 152-153.

1058Ibid., p. 157.

1059Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 337 ; Ciro

Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 56.

1060Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 3, op. cit., p. 137-138.

1061Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 338.

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2.3.3 Les premiers travaux lancés par Malouet

L'arrivée de Guisan à Cayenne marque un tournant dans l'asséchement des terres basses. Ingénieur habile, versé dans plusieurs disciplines techniques qu'il maîtrise, cet homme devient rapidement la cheville ouvrière du dispositif scientifique et technique de Malouet en Guyane. Ses aptitudes se manifestent principalement dans les premiers travaux lancés par Malouet d'un polder à Cayenne puis de l'évaluation des terres basses dans la région de l'Approuague et des marais de Kaw.

L'habitation du roi

Se déployant au sud de Cayenne, le polder comprend une digue qui s'étend sur 4,5 km. L'objectif est double pour l'ordonnateur. D'une part, ces travaux doivent servir de modèle aux habitants en utilisant la structure de l'habitation du roi déjà en place. D'autre part, il s'agit d'assainir les abords de la ville en supprimant une partie de la mangrove et du « marécage qui en [rend] l'air insalubre et y [attire] de nuées de maringouins, cousins qui désolaient tout le monde1062 », écrit Guisan. Il fait creuser un canal pour mettre en communication le port avec les faubourgs de Cayenne, ce qui permet d'assécher la zone en question et d'y aménager un espace propre avec des promenades agréables « où naguère des chiens de chasse n'osaient pas même s'hazarder ; en un mot, un ensemble d'ont (sic) l'importance était grande pour le pays », écrit Guisan, qui se montre conscient de la valeur pédagogique que revêt ce polder. Il veut que « ces travaux [deviennent] une excellente école, un modèle précieux [que les colons] pourront dans tous les tems consulter à leur commodité et le suivre en toute sûreté1063. » Si ce modèle semble avoir inspiré deux habitants qui « travaillent pour leur compte sur le même plan », nous informe Malouet, les oppositions restent farouches, surtout parmi les précurseurs qui s'étaient lancés dans ces travaux une dizaine d'années auparavant :

« Ceux qui passoient ci-devant pour des démonstrateurs et qui, faute de connoissances et de principes avoient échoué dans leur entreprise, les sieurs Tenguy, Kerkove, Folio, avouent avec humiliation la supériorité du sieur Guisan , mais leur obstination n'est pas encore vaincue sur tous les points, et les sieurs

1062Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 155. 1063Ibid., p. 155-156.

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Groussou, Patris, Berthier sont loin de se rendre sur aucun .
· ce sont les seuls personnages de la colonie qui n'aient jamais voulu visiter les travaux faits, afin de pouvoir en contester au besoin l'utilité ou le succèsb064. »

Malouet affiche une certaine déception car la majorité des habitants regarde ces travaux avec scepticisme et souvent indifférence. Pourtant, il y consacre des moyens importants. Concrètement, il effectue le creusement de 6 000 toises1065 de fossés et parvient à mettre en valeur « de la très mauvaise terre malgré tout : [il l'a] couverte d'arbres, de grains et de fourrages ». Il fait venir par bateau des plants de « banane et de patate ». Quand les travaux de dessiccation seront terminés et l'habitation en rapport, Malouet estime son prix à 100 pistoles le carreau ce qui, il l'espère, fera taire les oppositions1066.

Malgré une détermination évidente et une ferme conviction dans l'utilité de son projet, Malouet ne parvient pas à emporter l'adhésion des habitants. Bien qu'il se défende d'être un « faiseur de mémoire1067 », il semblerait qu'il ne parvienne pas à se défaire de cette image, ce qui amène inévitablement de l'eau au moulin de ses détracteurs. Cependant, s'appuyant sur l'expérience de Guisan acquise au Surinam, il démarre une campagne d'évaluation des terres basses en mars 1778.

Évaluer les terres basses

Les premiers objectifs du ministère sont de bonifier les zones humides de la région de Kourou. Mais le 22 décembre 1777, Malouet contredit cette intention :

« Les anses de Kourou sont un banc de sable imprégné de sel marin où l'on peut faire d'abondantes récoltes de coton, indigo, rocou et vivres de toutes espèces, tant que ce sel n'est pas entièrement dissous par les pluies ou épuisé par la végétation. Mais au bout de dix ou douze ans, il n'y a plus rien de productif [...1 et

1064ANOM C14/50 F° 96 10651 toise = 1,94 m. 1066ANOM C14/50 F° 83 1067ANOM C14/50 F° 65

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les pauvres gens qui essaient de fumer ce sable, ne sentent pas que le fumier animal échauffe et engraisse les terres humides, mais brûle celles qui sont sablonneuse'068. »

Pour lui, les meilleurs endroits pour les dessèchements sont dans la région de Kaw et de l'Approuague. « Il y a des plages entières, contiguës en pinautières, comme à Surinam », souligne-t-

il1069.

Si Malouet semble vouloir aller vite, Guisan temporise. Il est plus indiqué, selon lui, d'effectuer des opérations de reconnaissance des marécages durant la saison des pluies que durant la saison sèche où le soleil favorise les exhalaisons néfastes à la santé. « Cette réflexion, toute simple qu'elle est, ne laissa pas de frapper le monde, s'étonne Guisan, parce qu'on ne s'était jamais occupé de terres basses dans ce pays1070. » Dès lors, en mars 1778, et en accord avec les délibérations de l'Assemblée, Malouet lance une campagne d'évaluation de toutes les terres basses de la colonie. Guisan, accompagné de MM. Bois-Berthelot et Couturier, reconnaît une zone qui s'étend du Mahury jusqu'à l'Oyapock. Cette exploration des terres basses s'étend du 3 mars au 3 mai 1778, pour un total de 49 jours de travaux répartis en deux expéditions. La première expédition a lieu entre le 3 et le 15 mars et permet d'effectuer une reconnaissance de 4 lieues de marécages. Lors de la seconde, du 6 avril au 3 mai, l'équipe de Guisan cartographie entièrement la plaine de Kaw, qui présente 20 lieues carrées de très bonne terre qui laissent entrevoir de grandes perspectives1071. Malouet se montre admiratif du travail effectué par ces trois hommes, dans des conditions pénibles et parfois dangereuses. Il salue leur courage auprès du ministre :

« Il m'a fallu des hommes de cette trempe pour une opération dont la fatigue est aussi rebutante qu'inappréciable, car, pour vous en donner une idée, Monseigneur, ils sont obligés de marcher un mois de suite dans l'eau jusqu'à la ceinture f...] n'ayant pour nourriture que du biscuit et de l'eau de vie, couchant sur des planches toujours humides'072. »

En effet, le rapport que rend Guisan à Fiedmond et Malouet rend compte au jour le jour des

1068ANOM C14/44 F° 362

1069Ibid.

1070Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 150.

1071ANOM C14/50 F° 25

1072ANOM C14/50 F° 52

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opérations effectuées, dans des conditions éprouvantes. Le 3 mars, ils passent dix heures à se frayer un passage en défrichant des palétuviers, dévorés par les moustiques. « Nos mains ne suffisent pas pour ôter les maringouins de notre visage seulement », indique Guisan. Le lendemain, la progression est si difficile au milieu de joncs « gros comme le pouce et hauts de sept à huit pieds » qu'ils sont contraints d'abandonner un canot avec une partie des vivres. Il pleut continuellement et les conditions de confort sont plus que spartiates. La nourriture est rapidement immangeable à cause de l'humidité. Guisan, Bois-Berthelot et Couturier ne semblent pourtant pas se départir d'une certaine bonne humeur :

« Dans les commencemens, tout cela paraissait bien dur et répugnant. On s'y habitua et l'on ne faisait plus qu'en rire lorsque, le matin, on trouvait quelqu'un dans un bain. La fatigue faisait tellement dormir que rarement pouvait-on s'apercevoir soi-même de sa propre situation. Jamais de ma vie, je n'ai dormi aussi profondément ,
· lorsque la pluye me tombait sur le visage, je ne m'en apercevais que bien rarement'°73. »

En revanche, les esclaves dorment entassés dans le seul canot restant et sont obligés d'écoper pour dormir au sec. Mal équipés, ils se blessent continuellement. L'impossibilité de prendre du repos à cause de la pluie continuelle et des moustiques met leurs nerfs à rude épreuve et ils menacent de s'enfuir. Ce qui contraint Guisan à la fermeté. « Quelques petits châtimens faits à propos, écrit Guisan, les réflections (sic) justes que je leur faisais faire et une grande fermeté furent ce qui me les fit maîtriser jusqu'à la fin1074. » Le 15 mars, l'expédition repart de bonne heure le matin et est contrainte de marcher vingt heures d'affilées, tenaillée par la faim. Elle arrive à Cayenne le 16 au petit matin dans un état d'épuisement général. La seconde expédition se déroule peu ou prou dans les mêmes conditions, même si les esclaves disposent cette fois de canots « tentés » pour le soir, et sont « habillés d'une casaque de drap, chaussés de guêtres, de souliers, et par-dessus une grande culotte, afin qu'ils puissent marcher dans les herbes coupantes sans en être blessés1075. »

Au cours de ces deux expéditions, Guisan et son équipe réalisent de nombreux sondages qui révèlent une très grande uniformité des sols composés d'un « fond de bonne vase marine, recouverte d'un à deux pieds de terreau. » Des opérations d'arpentage sont effectuées dans la savane, ainsi que

1073Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 150. 1074Ibid., p. 151.

1075ANOM C14/50 F° 102

249

des opérations de trigonométrie. L'équipe procède à une reconnaissance complète de la crique Angélique, remonte jusqu'à la Gabrielle pour effectuer des relevés à la boussole « parmi des caïmans énormes. » Pour Guisan, les endroits visités présentent tous les caractéristiques requis pour des dessèchements réussis. Dans l'ensemble, les sols renferment beaucoup de terreau naturel, ils sont disposés en plan incliné vers la mer et ils comportent un pourtour de palétuvier qui forme une digue naturelle. La dessiccation de ces zones est donc possible, moyennant l'aménagement d'un canal de Mahuri à Kaw, et d'un autre le reliant à la mer. Il faut également prévoir la construction d'un troisième canal la crique Angélique jusqu'au pied de la Gabrielle1076.

L'expertise de Guisan se dévoile ici. Pour définir la qualité des sols, il s'appuie sur l'observation de la végétation, mais aussi sur une analyse pédologique. « Il ne croit pas que les palmiers pinots soient des marqueurs suffisants de fertilité », explique Yannick Leroux. Alors que les contemporains associent généralement végétation luxuriante et sols riches, Guisan ne souscrit pas à cette idée et distingue quatre formations pédologiques en terres basses : les vases franches, les vases sableuses, les vases de palétuvier, et les vases tourbeuses. Ainsi, un sol de bonne qualité, selon lui, se constitue de trois couches : du terreau, de la vase mêlée et de la vase franche. Par comparaison avec ceux qu'il a observé au Surinam, il localise ces sols sur les bords du Couripi et au sud de l'Oyapock1077.

Malouet se montre généreux en considération des efforts consentis et des résultats prometteurs. Ainsi, Guisan devient ingénieur en chef, chargé des travaux de drainage, assisté par Couturier qui devient sous-ingénieur. L'ordonnateur demande au ministre la confirmation de ces postes par des brevets royaux et réclame une gratification pour Bois-Berthelot1078. On peut également supposer que ces largesses, confirmées par le roi, servent de caution à Malouet face aux habitants dubitatifs et opposés à son projet, en particulier les conseillers Patris et Berthier. D'autant que Guisan, s'il fait montre d'une remarquable expertise scientifique et technique, est également un gestionnaire et un organisateur efficace. Il joint à son rapport une carte sur laquelle il fait figurer la répartition des terres et trace les limites des concessions. Son idée est de concéder gratuitement ces terres, « sans même [...] faire payer aucun frais pour les écritures, pour les titres et les enregistremens. » À l'en croire, il parvient à susciter un véritable engouement à Versailles au point que soixante demandes parviennent à Cayenne en six mois, émanant de courtisans et de financiers. Afin d'éviter tout désordre, Guisan et Malouet prennent des dispositions pour que les concessions soient délivrées à Cayenne et non en France. Il s'agit ainsi d'éviter que « des gens, dont l'intention n'aurait jamais été de donner un seul coup de bêche dans ces terres fertiles » n'occupent la place au

1076ANOM C14/50 F° 109

1077Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans l'économie de la Guyane », op. cit., p. 37. 1078ANOM C14/50 F° 53

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détriment des locaux1079. En janvier 1780, Malouet refuse même d'accorder des concessions de terre en Guyane à des demandeurs qui manquent de connaissances ou de moyens pour les mettre en valeur1080. Partant, sous l'indication de Guisan, les concessions sont contiguës les unes aux autres, à l'image du Surinam, afin de faciliter les contacts entre les colons1081.

Ainsi, ces opérations de reconnaissance, malgré le fait qu'elles exigent un travail relativement éprouvant, permettent de localiser les endroits où les terres basses sont les plus fertiles. L'expertise scientifique et technique de Guisan, acquise au Surinam, constitue véritablement un atout pour Malouet, qui met également à profit ses compétences d'organisateur et de gestionnaire.

CONCLUSION

Ainsi, l'ordonnateur dirige son attention sur l'administration qu'il tente de remettre en ordre, sur les aspects économiques qu'il dynamise, enfin sur des réalisations scientifiques et techniques. Les nombreuses tâches administratives qui l'accaparent l'entraînent à assainir les finances en soldant les créances des habitants qui pour certains couraient depuis plus de trois ans. Il réalise des économies en supprimant des postes inutiles, en réformant certaines procédures judiciaires, et suggère au ministre de mieux répartir les dépenses en faisant un effort sur l'approvisionnement. S'attachant à étudier les projets proposés par le baron de Bessner, Malouet conteste leur réalisation. Son administration intransigeante et pointilleuse le confronte à de nombreuses difficultés et lui vaut l'inimitié de nombreux habitants, qui n'hésitent pas à lui mettre des bâtons dans les roues. Sur le plan économique, Malouet agit en faveur de l'exploitation forestière qu'il souhaite faciliter par la création de pépinières. Il intervient également, mais de façon plus marginale, dans le domaine des épices. Son action s'observe également dans la promotion de secteurs comme la pêche et l'élevage, dans le but de ravitailler les Antilles. Ce volet économique est prolongé par les grands travaux entrepris pour la bonification et la reconnaissances des zones humides, opération pour laquelle il se rend au Surinam et recrute Guisan. De fait, lors de son départ de la colonie en août 1778, Malouet se félicite d'un bilan globalement positif1082.

1079Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 155. 1080ANOM C14/52 F° 93 1081Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 193. 1082ANOM C14/50 F° 62

251

3 LA GUYANE APRÈS MALOUET

Le bilan que dresse Malouet de son passage à Cayenne semble positif, à la lecture de son dernier compte-rendu. Il a remis de l'ordre dans l'administration, mis au pas les conseillers les plus récalcitrants, soldé les créances, embelli Cayenne, réaliser des asséchements exemplaires et productifs. Si l'on suit ses recommandations à la lettre, il ne fait aucun doute pour lui que la Guyane devienne le pays de Cocagne qui semble être sa destinée1083. À en croire ses Mémoires, son retour à Versailles en 1779 lui vaut les honneurs générales et on salue unanimement la qualité de son travail, laissant l'impression d'un appareil d'État dont l'attention est accaparée par la Guyane et la réussite du plan de Malouet1084. Toutefois, si effectivement il peut verser à son actif quelques beaux succès, il est indéniable que durant ces deux années il a essuyé des revers qui viennent ternir son bilan. Ce qui est pour nous l'occasion de proposer une réévaluation à la fois de l'image du personnage et de son travail en Guyane.

3.1 Un bilan mitigé

Si Malouet met tellement en lumière l'apport que constitue l'arrivée de Guisan à Cayenne dans le courant de l'année 1777, il est vraisemblable que cet artifice rhétorique lui permet de se mettre en valeur auprès du ministre, tout en oubliant pudiquement les échecs de bon nombre de ses entreprises. Il s'entoure d'ailleurs de précautions à ce sujet, demandant l'indulgence ministérielle :

« Je demande encore une fois qu'on me pardonne le bien que je dirai de moi, en faveur de la vérité avec laquelle j'exposerai le mal même que je pourrois dissimuler1°85. »

En dépit de cela, une étude plus poussée des archives fait apparaître un bilan finalement

mitigé.

1083Ibid.

1084Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 165. 1085ANOM C14/50 F° 64

252

3.1.1 L'apport de Guisan

Rendre compte de l'intégralité de ce qu'a effectué Guisan en Guyane sort largement du cadre de notre travail. Toutefois, ses réalisations découlent directement des décisions prises par Malouet, ce qui crée un précédent dans l'administration guyanaise. Ainsi un rapide survol s'avère éclairant pour justifier l'apport qu'il représente. À l'évidence, la collaboration entre les deux hommes est décisive et est à verser au crédit de Malouet. Bien plus qu'un transfert de compétence et de savoir entre le Surinam et la Guyane, l'ordonnateur place sa nouvelle recrue dans une position unique au sein de l'administration locale. Les instructions qu'il laisse au moment de son départ à son successeur Préville est « une initiative [...] inédite dans l'administration locale », écrit Kirsten Sarge1086. Malouet donne également des directives à Guisan qui, dans l'immédiat, doit dessécher 150 carreaux de terre supplémentaires sur l'habitation du roi et y renouveler « toutes les cases à nègre de l'habitation du roi et y bâtir un hôpital », ainsi qu'un moulin à bestiaux. Il doit par ailleurs établir une ménagerie à vaches sur le terrain acheté à M. de Bertancourt (attenant à l'habitation du roi), y construire des écuries et y cultiver des plantes fourragères1087. Malouet définit en outre le cadre dans lequel Guisan doit évoluer. Il ne rendra compte qu'à l'ordonnateur, « qui ne pourra rien changer aux présentes instructions et aux travaux arrêtés. » Celui-ci doit laisser carte blanche à l'ingénieur, qui doit disposer « seul et supérieurement » de l'atelier du roi, et doit recevoir toute l'aide matérielle nécessaire1088.

Malouet impose Guisan auprès de l'administration locale et auprès du ministère comme le seul responsable de tous les nouveaux projets. Il gère les habitations royales l'Atelier du roi, il joue le rôle de consultant auprès des habitants, il prend en charge les nouvelles cultures, bref : il a la haute main sur l'agronomie, la gestion du territoire et l'économie de la colonie. En contrepartie, le ministère exige un rapport trimestriel des activités1089. Ainsi, le 24 avril 1780, Guisan fait parvenir au ministre un Mémoire et observations sur les travaux de terres basses et les opérations que j'ai exécutées à Cayenne, avec des projets pour l'amélioration de cette colonie1090, dans lequel il affirme que l'idée de Malouet de vouloir donner un exemple aux habitants est nécessaire. Il indique que dans ce but, il poursuit les travaux d'assèchements de la zone de palétuvier de la rade de Cayenne, où la terre est plus fertile, pour y planter des vivres et du coton1091. Mais pour lui, fonder des

1086Kirsten SARGE, « Au service du bien public (1777-1791) », op. cit., p. 66. 1087ANOM C14/50 F° 96

1088Ibid.

1089Kirsten SARGE, « Au service du bien public (1777-1791) », op. cit., p. 65. 1090ANOM C14/52 F° 247

1091ANOM C14/52 F° 248

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établissements supplémentaires autour de Cayenne est inutile en raison de la mauvaise qualité des terres. Il faut concentrer les efforts sur les régions de l'Approuague et de Kaw. Cette mise en valeur des zones humides doit, à terme, aboutir à une restructuration de la colonie :

« Lorsque cet établissement sera fait, il lui faut une police, il faudra le gouverner, donc il faut qu'il ressorte du gouvernement de Cayenne, ou il faut transporter le gouvernement de Cayenne à Aprouague. Dans ce dernier cas, Cayenne ressortirait du gouvernement d'Aprouague ; mais dans ces deux cas les canaux de communication sont indispensables, parce que la communication par mer est trop difficulteuse, ou bien il faut établir des paquebots publics qui aillent et viennent sans cesse de ces endroits à l'autre ; ce qui est très facile'°92. »

Guisan atteste également le fait que la bonification des terres basses nécessite un fort investissement, que l'État doit prendre à sa charge. Pour installer 20 habitants dotés de 40 esclaves chacun, la mise s'élève à 800 000 livres sur quatre années, auxquelles s'ajoutent le renouvellement des esclaves, les traitements d'un chirurgien major et de deux chirurgiens ordinaires, la fourniture en médicaments, le traitement de quatre ingénieurs, de six économes, etc., soit un total de 1 286 000 livres, « avec laquelle somme le gouvernement établirait vingt habitations qui la cinquième ou sixième année feraient autant de revenu que toute la colonie actuelle1093. »

En 1779, Malouet le charge de regrouper sur la Gabrielle la culture des épices. La nouvelle épicerie de la Gabrielle devient une habitation royale, et les épices commencent à y être rassemblées en 1783. La première récolte de clous de girofle, très modeste, est effectuée en 1785 et donne deux livres de clous. Elle est de 2 000 livres en 1788. La qualité est contrôlée en France par Lavoisier et atteint un standard proche de celle des Hollandais1094. Indéniablement, Guisan jouit d'une excellente réputation à Versailles. En décembre 1780, il est envoyé à Rochefort pour assécher les marécages. Les travaux tardant à démarrer, il estime qu'il perd son temps et presse Malouet de le renvoyer à Cayenne. Il craint en effet que les projets commencés en Guyane ne partent à vau l'eau sans sa supervision. Il embarque pour Cayenne fin 1781, avec de nouvelles instructions pour le développement des terres basses1095. Il s'agit d'un vaste projet sur l'Approuague, centré sur

1092ANOM C14/52 F° 248-249

1093ANOM C14/52 F° 250

1094Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans l'économie de la Guyane », op. cit., p. 48-49. 1095Kirsten SARGE, « Au service du bien public (1777-1791) », op. cit., p. 67.

254

l'habitation du Collège, « l'habitation la plus ambitieuse jamais conçue de tout l'Ancien Régime en Guyane1096. » Les travaux débutent en 1782, et deux ans plus tard, sur les 64 carrés asséchés, « 24 carrés sont plantés, tant en vivres qu'en cannes à sucre1097. » En 1787, 84 carrés sont défrichés, l'exploitation emploie 200 esclaves. Guisan fait sortir de terre une sucrerie et une vinaigrerie. Il élabore également un moulin conçu pour tourner à marée montante et descendante1098.

Tant que Malouet reste en place, Guisan jouit d'une relative tranquillité et d'une liberté d'action totale. Mais dès que la nouvelle équipe dirigeante accoste à Cayenne, il rencontre des difficultés croissantes. Il ne cache pas son inimitié à son endroit et fustige largement l'attitude des nouveaux administrateurs. Nommé gouverneur à la place de Fiedmond, le baron de Bessner, « ce qu'on appelle un vrai panier percé », un « fripon1099 », intrigue à la cour et rédige un mémoire contre les projets actuels en Guyane. Guisan réplique :

« Je fis un mémoire qui pulvérisait celui de M. de Bessner, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Et comme il avait négligé de le signer, je me permis d'en parler avec un peu de liberté et beaucoup d'énergie, avec tout le feu que donne l'amour du bien public. M. de Bessner n'osa plus rien objecter contre les projets de Cayenne11°°. »

Il éprouve la même défiance à l'égard de Préville, « plein de vanité, [...] hautain et vindicatif », dont il réprouve les malversations et les « rapines1101 ». Il éprouve particulièrement des difficultés avec l'ordonnateur Lescallier, anti-esclavagistes, qui voit en lui un séide de Malouet. De fait, en 1787, il est écarté baïonnette au canon de la gestion de l'habitation du Collège au prétexte que les travaux ne vont pas assez vite et qu'ils coûtent cher1102. En réalité, Lescallier entretien des vues personnelles sur la sucrerie et projette de l'acquérir, mais son éviction en 1788 consacre le retour en grâce de Guisan, qui bénéficie du soutien du gouverneur Villebois jusqu'à son départ définitif de Guyane en 17911103.

1096Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans l'économie de la Guyane », op. cit., p. 41.

1097ANOM C14/54 F° 170

1098Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans l'économie de la Guyane », op. cit., p. 42-43.

1099Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 196.

1100Ibid.

1101Ibid., p. 295-296.

1102Ibid., p. 241-253.

1103Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans l'économie de la Guyane », op. cit., p. 43 ; Kirsten SARGE, « Au

service du bien public (1777-1791) », op. cit., p. 68.

255

Toutefois, en regard du bagage technique et administratif très faible de la Guyane, l'arrivée de Guisan permet à Malouet de constituer un cadre administratif unique pour cet ingénieur talentueux, clé de voûte du dispositif qu'il entend déployer en Guyane. Si cette collaboration entre les deux hommes est une réussite, les revers rencontrés par l'ordonnateur dans d'autres domaines viennent incontestablement ternir son bilan.

3.1.2 Des projets prometteurs qui n'aboutissent pas

Parmi tous les projets que Malouet a contribué à mettre en place, les résultats s'avèrent pourtant être en deçà de ce qui était projeté à l'origine. De fait, si les travaux préliminaires à ces entreprises montrent des réelles possibilités de succès pour la colonie, leur développement butte sur les réalités locales, les erreurs d'appréciation, le manque de moyens et de compétences, et vient contredire les plans imaginés à Versailles.

C'est le cas pour l'exploitation des bois. S'appuyant sur le rapport de Bagot, Malouet confie à l'ingénieur Brodel la réalisation d'un moulin à planche pour lancer cette industrie. En effet, celui-ci bénéficie d'une certaine expérience en la matière. Le 26 janvier 1770, il adresse au premier commis de la Marine une lettre dans laquelle il rend compte de sa tentative d'installer un moulin à planches sur l'Oyapock, mais qui n'a pas abouti faute de moyens financiers1104. Hélas pour Malouet, c'est un échec complet. Brodel s'avère finalement incapable de réaliser le moulin, malgré l'expérience dont il s'est prévalue auprès de l'ordonnateur. Malouet s'explique au ministre :

« Il étoit bon géographe et mauvais mécanicien . je ne suis ni l'un ni l'autre, et j'ai cru, sur sa parole, qu'il étoit en état de faire un moulin à planche. [...] Il a passé six mois à gaspiller du bois et de l'argent, n'a rien fait qui vaille, et est mort1105. »

L'ordonnateur reconnaît son erreur et prend les frais à sa charge. Il déplore dans sa Collection de mémoires que ce projet, visiblement rentable, n'ait pas été davantage soutenu. Aucune suite ne lui a été donnée, aussi bien par le ministre que par l'Assemblée générale de Guyane1106

Le projet de pépinière tourne court également. Dès la fin 1777, Malouet constate l'échec de

1104ANOM E53 F° 32

1105ANOM C14/50 F° 68

1106Voir la note dans Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 380.

256

cette entreprise et rend compte au ministre des « essais infructueux, de l'impossibilité de fixer dans un même sol les différentes espèces de bois que produit la Guiane » malgré la collaboration « d'un jardinier de Paris ». Finalement, seul le carapa a levé. Selon lui, la raison de son échec tient au fait que la plupart des espèces qu'il a semées (balata, grignon, coupi, bagasse...) ne pousse pas sur un terrain sec et ensoleillé mais en sous-bois sur sol humide. Le projet est donc abandonné. Malouet ajoute, comme pour se justifier, que de toute façon il voit mal les habitants, « à qui tout manque, savoir, moyens, envie, se livrer à planter des arbres de construction. » Il conclut qu'il faut donc s'en tenir « aux pépinières que la nature prépare toute seule sur chaque espèce de terrein, en reproduisant rapidement les arbres qu'on y détruit1107. » Ainsi, ces explications plus ou moins scientifiques influencent l'action politique de Malouet, qui renonce au projet d'obliger les habitants à entretenir une pépinière sur leur habitation, « une chimère à laquelle il faut renoncer », précise Julien Touchet1108. Pour l'ordonnateur, il « reste donc à gérer le patrimoine forestier et à aider une nature conçue comme un principe d'organisation efficient, thème cher aux Lumières1109 » et pour ne pas rester sur cet échec, il finit par transformer le terrain de la pépinière en jardin public « abondamment pourvu d'arbres fruitiers et de légumes » qu'il intègre dans un projet plus vaste d'aménagement des alentours de la ville de Cayenne, que nous avons évoqué1110.

L'élevage se trouve peu ou prou dans la même situation. Le compte rendu de l'année 1777 dénote des difficultés rencontrées par l'ordonnateur pour développer un haras et une ménagerie. Malouet ne dispose pas assez d'esclaves, aucun habitant n'est motivé, et ses finances ne lui permettent pas d'introduire plus de six juments1111. En revanche, la pêche semble apporter des résultats plus probants. Au moment de son départ de Guyane, il constate les premiers résultats. La salaison de poisson qu'il a installée à Islet-la-Mère et confiée à un certain Jean Ayouba, « un sujet très intelligent », qui produit 2 000 poissons par semaine pendant tout l'été et nourrit les esclaves de l'atelier du roi. De fait, il recommande à son successeur Préville de tripler les appointements d'Ayouba et d'ajouter des gratifications « si sa pêche a un succès soutenu ». Il convient également de lui fournir tous le matériel dont il aura besoin1112.

Enfin, les premiers dessèchements effectués autour de Cayenne, suscitant l'enthousiasme de Malouet, engagent rapidement Guisan à plus de modération :

1107ANOM C14/50 F° 70-71

1108Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 150.

1109Ibid.

1110ANOM C14/50 F° 71

1111ANOM C14/50 F° 84

1112ANOM C14/50 F° 96

257

« Dans l'idée que son espoir était bien fondé pour l'exécution des grandes choses qu'on avait en vue, il rendit peut-être, de cette première opération, un compte un peu trop favorable au ministre1113. »

Il s'avère effectivement que le choix de l'emplacement n'est pas idéal en regard des exigences agronomiques et pédologiques, car il empiète en partie sur la rade de Cayenne1114. Les analyses actuelles démontrent que l'acidité trop élevée de ces sols les rend en effet impropres à l'agriculture1115. Il est vraisemblable que l'évolution chimique de la terre l'ait rendue rapidement stérile, estime Yannick Leroux1116. De plus, les travaux entrepris ne sont toujours pas terminés en 1782. En 1788, l'ordonnateur Lescallier signale qu'en plus de n'avoir jamais rien produit, les travaux ont été extrêmement coûteux en capitaux et en esclaves1117. Un rapport de Guisan daté de 1779 sur le fonctionnement de l'habitation du roi fait état de 500 esclaves requis pour ces travaux1118. De fait, il est aisé de constater que cet échec ne contribue pas à enthousiasmer les habitants. Le 6 novembre 1789, Guisan rapporte que l'habitation du roi est abandonnée1119.

Malgré de réelles possibilités, le manque de moyens et de motivation des habitants hypothèque grandement les chances de succès, selon Malouet. S'ajoute des lacunes flagrantes sur le terrain scientifique et technique. Les mutations économiques souhaitées afin de transformer une colonie à l'activité restreinte et peu ouverte sur l'extérieur, en un territoire dynamique, soutenant les Antilles par ses exportations semble, a priori, réalisables si l'on suit les recommandations de Malouet, et avec une intervention massive de l'État1120. Se pose alors la question de la réelle portée du passage de Malouet en Guyane.

3.2 Une proposition de relecture

À la lumière du bilan que nous venons d'établir, et qui nuance les annonces quelque peu optimistes de Malouet, une réévaluation de son passage à Cayenne est également envisageable à la

1113Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 156.

1114Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans l'économie de la Guyane », op. cit., p. 35.

1115C. MARIUS, Notice explicative de la carte pédologique de l'Île de Cayenne, Paris, OSTROM, 1969, p. 14.

1116Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans l'économie de la Guyane », op. cit., p. 36.

1117ANOM C14/50 F° 28

1118ANOM C14/51 F° 235

1119ANOM C14/81 F° 37

1120ANOM C14/50 F° 86

258

lueur de la réception qu'en font les habitants. Nous pourrons ainsi soutenir certains points de contestation de l'historiographie le concernant.

3.2.1 La réception du projet de Malouet en Guyane

L'un des leitmotiv qui irrigue la pensée de Malouet est la pédagogie et la valeur didactique qu'il donne à son travail. Si « éclairer la colonie » semble a priori une intention louable, la prétendue vacuité intellectuelle de la Guyane ne semble pas si évidente quand on considère les Remarques sur les propositions respectives de deux compagnies de culture qui se présentent pour la Guyane, datées de 1780 et adressées au ministre. Ce document au discours relativement univoque, voire partisan, épingle vigoureusement Malouet au sujet de son projet et, s'il nécessite des précautions méthodologiques quant à son utilisation, n'écorne pas moins le mythe de l'administrateur intègre au-dessus de toutes polémiques :

« M. Malouet, nonobstant qu'il assure dans ses mémoires comme un résultat important auquel a abouti sa mission à Cayenne, qu'il est parvenu à convaincre enfin les habitans de la Guyane de la mauvaise qualité de leurs terres hautes et de l'excellence de leurs fonds, M. Malouet ne doit pas non plus prétendre au mérite d'avoir le premier articulé et fait reconnoItre ces vérités dans la colonie ,
· elles étoient connues et non contestées avant qu'il y arrivât. Lui-même en avoit été informé avant son départ de France par le baron de Bessner qui en avoit donné connoissance au ministre dès l'année 1772. [...] M. Malouet n'a fait à cet égard autre chose qu'exécuter le projet du baron de Bessner que celui-ci lui avoit communiqué. Dans les faits, une pareille entreprise étoit utile et convenable mais elle n'étoit pas nécessaire pour persuader qu'on pouvoit mettre en valeur les terres basse, personne à Cayenne ne doutoit de l'existence de Surinam. [...] [Le baron de Bessner] ne dira pas, comme M. Malouet, qu'il a trouvé aux habitans la plus incroyable ténacité à ne pas vouloir avouer qu'ils étoient dans l'erreur à cet égard [de persister à cultiver les terres hautes] [...] Ce qui véritablement est inconcevable c'est que 12 ans après, M. Malouet ait trouvé tant de peine à leur persuader ce dont ils étoient convaincus douze ans avant en ce que l'expérience

259

n'a cessé de leur confirmer depuis1121. »

De fait Malouet accuse un fort déficit d'image au sein de la colonie, où il est accusé de s'approprier le plan que le baron de Bessner avait établi en 1769, et dont nous avons déjà signalé les emprunts qu'il avait effectivement faits. La réception de son travail par les habitants apparaît donc comme des plus mitigée. On lui reproche, à dessein, d'avoir pillé et dénigré les travaux de Bessner pour s'en arroger la paternité :

« Le baron de Bessner auroit continué, comme il a fait jusqu'ici à dédaigner ces réclamations, si les prétentions mal fondées de M. Malouet n'avoient fait regarder ce dernier comme ayant des connoissances nouvelles et uniques sur la colonie de Cayenne, et si le baron de Bessner n'avoit à se justifier de l'accusation formelle de M. Malouet qui le chargeoit d'avoir sur cette colonie des notions fausses et des principes erronés1122. »

En outre, Malouet se rendrait coupable de psittacisme en expliquant à qui veut bien l'entendre les causes de la dégradation des terres hautes, « mais cette vérité d'adoption ne lui a procuré qu'une connoissanc stérile » car Bessner peut se prévaloir d'une expérience de terrain qui l'a conduit à cette découverte1123. Le rapport conclut au fait que les projets soumis par Malouet n'ont pas l'importance à laquelle il prétend et coûtent cher. Il considère que ceux proposés par Bessner sont mieux adaptés aux possibilités de la Guyane1124.

C'est une lourde charge portée contre l'ordonnateur. À l'évidence, ce rapport instruit contre lui et intervient à un moment où Bessner souhaite obtenir le poste de gouverneur en Guyane, et nous avons vu avec Malouet, mais aussi avec Guisan, quel est le caractère de cet homme. Même s'il est à prendre avec circonspection, ce document peut être lu à la lumière des événements de 1775 qui opposent Malouet à Sartine et encore plus en amont, ses démêlés avec le Conseil supérieur du Cap. Ce faisant, nous pouvons dire que Malouet utilise les mêmes armes que ses contempteurs et n'hésite pas à verser dans la calomnie. Loin de remettre en cause ses qualités de gestionnaire et d'organisateur qui paraissent évidentes, soulignons tout de même que, rompu à la rhétorique et

1121ANOM C14/52 F° 259-260 1122ANOM C14/52 F° 260 1123Ibid.

1124ANOM C14/52 F° 257

260

maniant la plume avec facilité, il déploie tout son talent épistolaire, dans une tendance assez marquée à présenter les choses sous un angle favorable pour sa réputation et sa carrière, quitte à tordre le cou aux faits. Ce qui constitue bien évidemment une force puisque l'image de l'administrateur intègre et talentueux lui est souvent encore associée.

Certes, Malouet ne fait pas l'unanimité en Guyane et son travail, si ce n'est sa personne, est dénigré. Cependant, cette configuration dévoile un homme qui, s'il est effectivement un administrateur compétent, n'en est pas moins habile quand il s'agit de s'arroger des mérites qui ne lui reviennent pas nécessairement. Soucieux de faire carrière, à l'image de ce qu'a monté Neil Safier pour La Condamine1125, Malouet se montre très attentif à sa réputation en France et n'hésite pas à enjoliver les faits pour se mettre en valeur. Ce qui nous engage à nuancer certains points historiographiques le concernant.

3.2.2 Une réévaluation de l'action de Malouet en Guyane

À nouveau, l'examen du travail de Malouet nous permet de contredire un certain nombre d'idées véhiculées par une partie datée de l'historiographie le concernant. En effet, et contrairement à ce qu'affirme Gaston Raphanaud, l'essentiel du travail de Malouet est consacré à remettre de l'ordre dans l'administration générale de la colonie. Non pas par choix, comme Raphanaud le laisse sous-entendre1126, mais parce que telles sont les prérogatives de sa fonction d'ordonnateur. Comme nous l'avons montré, sa correspondance avec le ministre fait état d'un travail important sur la question de la justice (manque de magistrats compétents, simplification des procédures) des finances (recouvrement des dettes, éviter les dépenses inutiles) et les mesures qu'il prend en témoignent. « Ainsi, écrit-il au ministre, je peux me dire bon économe et suis néanmoins persuadé qu'il ne seroit pas difficile de mieux faire ; mais j'ai gagné beaucoup d'argent en n'en prêtant point1127. »

Sur le plan économique, son action apparaît comme modeste dans l'immédiat, si ce n'est l'impulsion donnée à la bonification des zones humides, qui ne prend de l'ampleur qu'au milieu des années 1780. On peut mettre dans la balance le manque de soutien des administrateurs et la mauvaise volonté des habitants qui, il est vrai, ne lui facilite pas les choses. Pourtant, Michel Devèze lui accorde « des effets bénéfiques » sur le plan économique, qui permettraient à la colonie

1125Neil SAFIER, Measuring the new world, op. cit.

1126Gaston RAPHANAUD, Le baron Malouet, op. cit., p. 215. 1127ANOM C14/50 F° 72

261

d'exporter pour 444 000 livres de marchandise à la veille de la Révolution1128. Il nous semble également que cette affirmation soit à nuancer. En effet, en considérant le contexte commercial général de la Guyane, il ne paraît pas flagrant que l'intervention de Malouet soit une rupture, comme le suggère Michel Devèze.

Tableau 12 : Nombre de navires (toutes nations confondues) à avoir touché Cayenne entre 1688 et 1794.

Le tableau ci-dessus1129 montre que dans les années suivant l'expédition de Kourou, jusqu'au début de la guerre d'Indépendance des États-Unis (1775-1783), au cours de laquelle la France joue un rôle important, le nombre de bateaux accostant à Cayenne reste assez élevé du fait de l'Exclusif mitigé en vigueur depuis 1768, qui autorise la colonie à commercer avec d'autres pays et d'autres colonies. Au début de la guerre d'Indépendance des États-Unis, et particulièrement en 1777, le commerce de la Guyane ne semble pas trop affecté par le conflit, comme en témoigne la création de la Compagnie de la Guyane1130. On s'aperçoit que la tendance générale depuis l'expédition de Kourou oscille entre 30 et 40 navires par an. Si leur nombre diminue considérablement entre 1778 et 1784, les années suivantes voient leur fréquentation repartir, mais celle-ci reste dans la tendance générale. Comme Malouet l'évoque d'ailleurs dans ses Mémoires, « la guerre d'Amérique [occupe] toute l'attention du gouvernement1131. » Il n'est donc pas évident que son action ait contribué de façon significative aux progrès commerciaux de la Guyane. De plus, après sa capture par les Anglais à son retour en 1778, Malouet se fait confisquer tous ses documents. En pleine guerre avec

1128Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 65.

1129Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime, op. cit., p. 132. 1130Ibid.

1131Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 165.

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l'Angleterre, celle-ci met la main sur le projet français en Guyane. Sartine envoie alors des troupes, une corvette de 16 canons et des approvisionnements à Cayenne1132, mais les Anglais ne semblent pas y accorder beaucoup d'importance. Ce qui en dit long sur la valeur de la colonie sur la scène internationale et rejoint l'idée mise en avant par C.F. Cardoso de colonie marginalisée.

Peut-on alors suivre Gaston Raphanaud qui lui prête l'intention de vouloir réformer la Guyane1133 ? À nouveau, il semble que ce soit une erreur de perspective car, comme le rappelle Malouet lui-même dans sa correspondance avec François Legras, sa mission consiste « en un développement de vues et de moyens [...] pour produire à la longue un mouvement d'idées et de travaux utiles1134. » Son travail est de préparer le cadre d'un essor futur, « pas de créer une nouvelle colonie1135. » De plus, Malouet se défend, comme nous l'avons montré, d'être un réformateur, comme il l'affirme ici :

« f...] je me proposai de ne rien annoncer de nouveau et de ne rien souffrir d'anciennement mauvais, ce qui se réduisoit à ne pas changer brusquement mais à épurer autant que je le pourrois toutes les parties de l'administration1136. »

C'est au contraire un conservateur, qui raisonne de façon pragmatique. Il considère que l'épreuve de l'Histoire justifie la conservation des principes qui se révèlent efficaces et utiles. Les mesures à prendre ne sont que correctives, afin de rendre le système plus efficace, par touches successives, en fonctions des buts que l'on se propose d'atteindre. Toute sa réflexion est échafaudée sur ce principe et ne l'engage donc pas à remettre en cause ni le colonialisme, ni l'esclavagisme, ni la monarchie. De fait, Malouet oriente son travail en Guyane selon les principes défendus par la monarchie, garante de l'intérêt général qu'il associe volontiers, dans le contexte colonial, à l'intérêt de la plantocratie. Son projet pour la Guyane semble se démarquer des précédents et peut apparaître par certains aspects innovant par son approche technique et scientifique, et rationnel du point de vue économique par son recours aux thèses libérales plutôt que mercantilistes. En réalité, Malouet se borne à soutenir un modèle colonial fondé sur l'esclavage et l'exploitation d'une quantité réduite de ressources, au profit de la métropole et du milieu colonial dont il fait partie. Malgré son analyse

1132ANOM C14/51 F° 46

1133Gaston RAPHANAUD, Le baron Malouet, op. cit., p. 219.

1134Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit.,

p. 60.

1135ANOM C14/50 F° 65

1136ANOM C14/50 F° 64

263

pertinente de la situation, il reste emprisonné dans la doctrine coloniale mercantiliste qui n'envisage les colonies que comme des pourvoyeuses de richesses exotiques à haute valeur ajoutée. Ce qui rejoint l'idée de Philippe Castejon d'un glissement sémantique du mot « colonie » vers une signification purement économique, au détriment du sens originel de foyer de peuplement sur le modèle Antique1137. Lui qui se targue de vouloir puiser à la source de l'Histoire l'évaluation des faits, en homme des Lumières qui veut ordonner la Nature à sa main, à aucun moment il n'envisage la possibilité que le modèle antillais ne soit peut-être pas le mieux adapté pour la Guyane. Malouet reste enfermé dans le schéma mercantiliste colbertien, dans lequel les colonies fournissent les denrées que le royaume ne peut pas produire, lui évitant de les acheter à l'étranger, et n'entrent pas en concurrence avec ce dernier1138. De ce fait, il ne s'intéresse pas à la communauté acadienne qui, pourtant, propose un modèle viable de communauté pastorale, loin de l'économie d'habitation et de l'agriculture d'exportation, sans doute plus en phase avec les possibilités naturelles du territoire, comme l'a montré Antoine Cherubini1139. Ce qui peut paraître paradoxale pour lui qui veut enrichir la Guyane dans un premier temps pour en faire un partenaire de la métropole, car il est préférable d'entretenir des relations commerciales avec une colonie enrichie plutôt qu'une colonie dominée, appauvrie sous l'exploitation du royaume1140.

Si le nom de Malouet est généralement associé à celui des travaux de desséchement en Guyane, le volet administratif et économique semble négligé par l'historiographie qui en fait un sujet annexe. C'est pourtant l'activité qui occupe la plus grande partie de son temps et à laquelle il consacre beaucoup d'énergie. Il avoue en août 1778 au ministre que la remise en ordre administrative l'a contraint à puiser dans ses réserves et qu'il en sort moralement épuisé1141 moralement. Toutefois, ce travail est loin d'être une réforme et Malouet oriente son action vers la défense du modèle colonial défini par la monarchie. Bien que certains aspects puissent laisser envisager de profonds changements dans un contexte international tendu avec l'Angleterre, ces perspectives ne semblent pas inquiéter Londres outre-mesure, ce qui, finalement, en dit certainement plus long sur la place de la place qu'occupe la Guyane sur la scène internationale que ce qu'en dit Malouet. Dans cette optique, il convient d'essayer de voir comment il perçoit ces deux années passées à Cayenne.

1137Philippe CASTEJON, « Colonia, entre appropriation et rejet: la naissance d'un concept », op. cit., p. 253-254. 1138Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 14.

1139Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens en Guyane (1765-1848) », op. cit.

1140Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des colonies », op. cit., p. 121-124.

1141ANOM C14/50 F° 96

264

3.2.3 La Guyane, un sacrifice consenti par Malouet ?

Malgré un le bilan mitigé de ses réalisations en Guyane, Malouet évoque dans son dernier compte-rendu d'août 1778 une certaine réussite. Il se félicite de pouvoir récolter les premiers fruits de son labeur. Malgré quelques revers, dont la mise en place d'un moulin à planche, il annonce les succès des dessèchements, des pêcheries et des haras1142. Or, nous avons vu ce qu'il en était et son constat, à l'évidence, est quelque peu surévalué. Toutefois, il se montre satisfait de sa mission, qui lui « a plu infiniment » et où il a « trouvé pâture à [son] activité1143. » À son arrivée à Paris en 1779, il décrit un accueil triomphal, un grand intérêt de M. de Maurepas pour son travail et les suites favorables accordées par le ministère à ses propositions1144.

Pourtant, la correspondance avec le ministre ne suggère pas que Malouet ait apprécié sa mission outre mesure. Il laisse davantage envisager que c'est un sacrifice auquel il consent pour servir la France. Il est vrai qu'il semble évoluer dans des conditions matérielles qui sont loin des standards auxquels il est accoutumé à Paris :

« J'ai le bonheur d'avoir sous mes fenêtres une porte de la ville, un corps-de-garde et tout le tapage qui en résulte, le fossé dans lequel on vient de jeter des chiens enragés, et la prison : tout cela est immédiatement sous ma chambre à coucher, et à dix pas de mon cabinet. Ainsi je suis l'homme de la ville le plus infecté de toutes ces exhalaisons, et dont le repos est le plus continuellement troublé1145. »

Ainsi, dès le 16 novembre 1776, il écrit au ministre :

« M., si vous m'aviez oublié à Paris, j'en aurois été fort touché ,
· mais si vous m'oubliiez à Cayenne, vous me mettriez au désespoir1146. »

1142Ibid.

1143Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit.,

p. 60.

1144Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 165.

1145Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 2, op. cit., p. 94.

1146Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome 1, op. cit., p. 200.

265

Quelques mois plus tard, il réitère, dans la même veine. Après sa tournée en Guyane, il souhaite être rappelé s'il n'y a plus rien d'utile à faire ou s'il manque de moyens pour mener à bien sa mission « car ce pays-ci n'est supportable qu'autant qu'on peut y travailler avec honneur et sûreté à bien mériter l'État1147. » Ce qui est loin du fonctionnaire sûre de lui, triomphant et réglant tous les problèmes en un claquement de doigts. Au contraire, l'ordonnateur tâtonne, commet des erreurs et ne parvient qu'en apparence à apporter des solutions aux problèmes qu'il identifie. On peut également envisager que c'est à nouveau un tour de passe-passe rhétorique, dans lequel Malouet se décrit plus ou moins en difficulté pour mieux briller en cas de succès, ou justifier son échec le cas échéant.

D'ailleurs, il n'hésite pas parfois à se livrer à un peu d'humilité. Il reconnaît que son attitude lui cause du tort. D'une part, parce que le rôle du fonctionnaire pointilleux dans lequel il s'enferme lui attire nécessairement les foudres des habitants, méfiants à l'égard de la métropole et habitués à mener leurs affaires comme ils l'entendent. D'autre part, son attitude « d'instituteur », de faiseur de « leçons » contre la prétendue « ignorance » des colons lui vaut d'être peu apprécié. Il reconnaît là une erreur d'appréciation de sa part. De fait, il avoue à Sartine que présider l'Assemblée aura été une leçon d'humilité pour lui, qui se croyait capable de la mener selon ses désirs. Les revers qu'il essuie l'engagent rapidement à plus de modestie :

« Le premier mouvement de l'amour-propre est de se croire fort à l'aise. Celui du bon sens et de l'expérience sera désormais pour moi de traiter avec une assemblée quelconque, comme si chaque membre étoit plus fort et plus capable que moi1148. »

Ainsi, Malouet accuse un tel déficit d'image au sein de la colonie que ses soutiens s'y comptent sur les doigts d'une main. « J'aurai donc été ici jusqu'au dernier moment aimé de tous les honnêtes gens, craint des autres1149 », écrit-il au ministre. En première lecture, on pourrait penser qu'il se sent animé d'un désir pédagogique réel et qu'il se débat contre vents et marrées pour diffuser un modèle administratif et scientifique bienveillant à l'égard des colons. Toutefois, l'image de l'ordonnateur porteur des bienfaits civilisationnels de la métropole dans ce bout du monde qu'est la

1147ANOM C14/43 F° 84 1148ANOM C14/50 F° 74 1149ANOM C14/50 F° 96

266

Guyane, illustre davantage une manifestation hégémonique de la métropole sur sa colonie, plutôt qu'une réelle volonté éducative et de service de l'intérêt général. En dénigrant les savoirs locaux au profit des savoirs métropolitains, la diffusion d'un projet administratif et technique ici se donne à voir comme une des modalités de l'impérialisme et de la domination exercée sur les colonies1150.

Dès lors, en acceptant une mission présentée comme difficile par le ministre, dans une colonie marginale et marginalisée, il apparaîtrait que Malouet tente de faire d'une pierre deux coups. D'un côté, eu égard à ses différends avec le ministre avant son départ, il est possible d'imaginer qu'il saisisse cette occasion pour s'éloigner des allées ministérielles et faire quelque peu oublier ses incartades qui faillirent lui coûter carrière et réputation en 1775. D'un autre côté, Malouet saisit sans aucun doute cette mission comme une opportunité pour sa carrière, d'où le zèle, l'énergie et l'opiniâtreté qu'il déploie à sa réalisation, même s'il n'hésite pas à présenter les choses à son avantage, en faisant siennes certaines idées prises chez les uns et les autres, faisant l'impasse sur les difficultés et les échecs rencontrés. À son retour à Paris, outre les félicitations royales et une gratification de 30 000 francs, Malouet reste toutefois à son poste de commissaire et n'entrevoit aucune perspective de carrière1151. Il lui faudra attendre l'arrivée de son ami le maréchal de Castrie à la tête de la Marine pour être nommé intendant à Toulon en 17811152.

Malouet, donc, affiche des résultats probants dès son retour à Versailles qui lui valent les félicitations, en dépit d'un bilan mitigé qu'il agrémente en sa faveur. En réalité, une partie de sa correspondance avec le ministre met à jour les obstacles qu'il rencontre et laisse entrevoir un administrateur hésitant, constamment confronté à des difficultés qu'il ne surmonte pas toujours, tâtonnant, commettant des erreurs, dont l'attitude condescendante est mal perçue par les habitants. Ces derniers, loin d'adhérer à ses idées, livrent une vision bien différente en pointant le fait que Malouet, se parant de toutes les vertus de l'intégrité, ait pourtant calomnié et pillé sans vergogne le travail du baron de Bessner. Il paraît difficile de trancher une telle affaire dans laquelle, forcément, chaque partie tire la couverture à soi. Nous observons également un fonctionnaire qui, sous couvert de pédagogie, propage un modèle impérialiste qui ne prend pas en considération les savoirs locaux, et dont il a tout intérêt à soutenir les vues pour sa carrière et ses affaires personnelles à Saint-Domingue. Ce qui nous engage à préférer retenir de Malouet l'image d'un homme, certes compétent, travailleur et sans aucun doute administrateur efficace, mais néanmoins sachant manoeuvrer de façon habile pour s'octroyer des mérites qui ne lui reviennent pas forcément, n'hésitant pas à verser

1150Neil SAFIER, Measuring the new world, op. cit. ; Kapil RAJ, « La construction de l'empire de la géographie. », op. cit., ; David Wade CHAMBERS et Richard GILLESPIE, « Locality in the History of Science », op. cit., p. 225-226. 1151Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 165.

1152Ibid., p. 181.

267

dans la calomnie afin de préserver son image, sa carrière et ses intérêts.

CONCLUSION

Ainsi, c'est un bilan mitigé que l'on peut dresser du passage de Malouet en Guyane. Si l'arrivée de Guisan donne une impulsion déterminante à la bonification des zones humides sur le plan opérationnel et technique, cette réussite est relativisée par les semi-échecs rencontrés par Malouet dans bon nombre de projets qu'il lance. Malgré des travaux fructueux réalisés en amont, permettant de récolter des données importantes sur le bois, la pêche ou l'élevage, il est évident que la mise en oeuvre des projets s'y rapportant reste décevante, compte tenu des espoirs et des objectifs ambitieux qui les motivent. Par ailleurs, il paraît également évident que le projet ne fait pas l'unanimité en Guyane, tant par sa nature que par la personne de Malouet, qui semble s'être mis quasiment toute la colonie à dos par une gestion des affaires intransigeante, et sans doute aussi par sa personnalité. Ces difficultés, il les occulte bien volontiers dans sa correspondance, présentant les événements sous leurs aspects les plus favorables pour lui, lui permettant de préserver son image et sa carrière. Ces considérations nous engagent donc à réévaluer, nuancer ou contester certains points d'historiographie, pour nous orienter vers une proposition que nous souhaitons plus juste d'un fonctionnaire zélé et investi dans sa mission, mais très soucieux de sa carrière et n'hésitant pas à verser dans la médisance pour la préserver.

268

CONCLUSION GÉNÉRALE

Cette étude consacrée à Pierre Victor Malouet aura donc été l'occasion d'examiner l'ascension sociale et professionnelle d'un bourgeois de province, que rien ne destinait à faire carrière dans la Marine. Son parcours est somme toute relativement classique au XVIIIe siècle, entre une scolarité chez les Oratoriens, des études de droit et une formation parachevée par de nombreux déplacements, à l'image du Grand Tour en vogue dans l'aristocratie. Il doit son entrée dans la Marine à un réseau particulièrement efficace englobant le cercle des relations familiales, coloniales, ministérielles et mondaines, qu'il entretient tout au long de sa carrière. Nous avons montré que son arrivée à Saint-Domingue est pour lui une étape importante de son cursus. Il y devient propriétaire, fait fortune, et grâce à l'appui de son ami François Legras, il y fait ses premières armes dans l'administration coloniale à un poste important.

Ce passage à Saint-Domingue est fondateur car il y acquiert une expérience particulière, qui le met en prise aux problématiques à la fois des planteurs et de l'administration. Cette configuration détermine en grande partie sa feuille de route politique pour le restant de sa carrière, dans laquelle il oeuvre à ce que les intérêts, parfois contradictoires, de la plantocratie et de la monarchie entrent en coïncidence. Ce début de parcours contribue à faire de lui un personnage considéré dans les allées du pouvoir comme un spécialiste des colonies, réputation en partie due aux mémoires qu'il rédige sur l'administration de Saint-Domingue, et entretenue par ses soins. Par ailleurs, il développe une réflexion particulièrement nourrie sur l'esclavage, qui évolue au fil du temps et devient dans les années 1780 un marche-pied pour sa carrière politique. Figure majeure du lobby esclavagiste, il développe une réflexion pragmatique, qui se dit attentive au sort de la main-d'oeuvre servile, mais dans laquelle il évacue le problème humain de l'esclavage par des considérations pour le moins cyniques. Se défendant d'être un philanthrope, il ne retient que les aspects économiques et systémiques de l'exploitation coloniale, érigeant sa défense et celle de l'esclavage en un concept qu'il nomme le « système colonial ». Le lobby colonial, particulièrement actif en ce début de XIXe siècle, lui permet de revenir aux affaires et de pousser Napoléon à rétablir l'esclavage en 1802. Il est donc difficile, pour un observateur du XXIe siècle, de ne pas porter un regard sévère et consterné sur ces considérations indéfendables.

Par ailleurs, Malouet est un fonctionnaire qui attache une grande importance à l'ordre et au respect des lois, dont la bonne marche est la garantie de la stabilité du système et des droits de chacun. Aussi se montre-t-il particulièrement tatillon dans ces domaines, si bien qu'il se forge à Saint-Domingue la réputation d'un administrateur sourcilleux et intransigeant. Il cultive en outre

269

l'image d'un travailleur zélé et infatigable, épris de bon sens et de justice, dévoué au service de la monarchie. Cependant, nous avons révélé que cette réputation, savamment entretenue par Malouet, est un écran de fumée qui masque une ambition parfois mal maîtrisée. C'est un homme qui veut faire carrière et, en pragmatique qu'il est, prend position en faveur de la monarchie tant qu'elle lui permet d'avancer dans la hiérarchie et de préserver ses affaires à Saint-Domingue : il n'hésitera d'ailleurs pas à se compromettre avec l'Angleterre en signant le traité de Whitehall. Soucieux de son image, il n'hésite pas à se livrer à des manoeuvres frauduleuses, à verser dans la calomnie, à s'approprier des mérites qui ne lui reviennent pas et à enjoliver ses résultats afin de se valoriser.

Son passage en Guyane est également une occasion d'apporter une vision plus nuancée du personnage et de son action. Notre problématique nous a conduit à interroger la façon dont se réalise un projet administratif et technique, dans une colonie qui fait figure de bout du monde, mal connue de la métropole. Dans un contexte de défaite militaire après le traité de Paris en 1763, la Guyane acquiert une valeur stratégique aux yeux du gouvernement, avec laquelle il souhaite opérer un basculement de l'équilibre militaire dans l'arc circum-caribéen face à l'Angleterre. Le projet porté par Malouet s'insère dans ce cadre. La Guyane doit devenir un verrou stratégique, une base arrière pour ravitailler et assurer la défense des précieuses îles à sucre antillaises. Centrée sur l'exploitation des ressources naturelles de la colonie, il s'agit en outre d'opérer une mutation économique et agricole importante en développant la mise en valeur des terres basses. Dans cette optique, Malouet jouit d'un grande liberté d'action pour, d'une part, évaluer la faisabilité de ce plan, d'autre part pour engager ses propres mesures si nécessaire. De fait, notre étude révèle un administrateur efficace, attaché à remettre de l'ordre dans les affaires administratives et judiciaires de la colonie. Il oeuvre à mettre en place un cadre destiné à assurer la réalisation des objectifs ministériels, ce qui nous permet de contester certaines affirmations qui font de lui un réformateur sur ce terrain.

En outre, notre approche attentive aux interactions entre savoir et pouvoir, nous permet également de proposer une lecture qui fait apparaître le rôle de vecteur de l'ordonnateur sur le terrain des sciences. Il contribue à la diffusion de la tradition administrative et scientifique métropolitaine au sein de la colonie, en fondant son approche sur une dimension didactique, destinée à « éclairer » et à informer les habitants. En parallèle, prenant appui sur les relais locaux, Malouet mène de nombreuses investigations, collecte des informations qui alimentent la Machine coloniale par le biais d'une correspondance abondante. Son indépendance administrative lui permet de prendre des initiatives et d'animer la recherche locale, ce en quoi l'impulsion qu'il donne aux cultures en terre basse, épaulé par Guisan, est très significative. Cette approche vigilante aux interactions entre savoirs locaux et savoir métropolitains permet de s'extraire du modèle strictement diffusionniste. Ainsi, nous pouvons nuancer la réelle portée pédagogique du projet de Malouet, qui

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considère finalement la Guyane comme un désert culturel. En réalité, son attitude met en lumière le rôle que la science occupe dans le projet colonial. En dénigrant les savoirs locaux, pourtant bien présents, il entretient son image d'administrateur clairvoyant et intuitif auprès du pouvoir, en y substituant un bilan tourné à son avantage, sur le mode de la brillante réussite pleine d'autosatisfaction. De ce fait, il s'inscrit pleinement dans une logique impérialiste, dont la science constitue un facteur de domination de la métropole sur ses colonies, servant de métaphore et de moyen pour légitimer les aspirations coloniales, pour reprendre la formule de David Wade Chambers et Richard Gillespie1153.

Ainsi, et sans remettre en cause les indéniables qualités d'organisateur et de gestionnaire qui sont les siennes, il apparaît que Malouet, pragmatique avant tout, maîtrise les canaux grâce auxquels, par une plume déliée et un sens évident des logiques réticulaires, il parvient à faire évoluer sa carrière tout en se forgeant une image d'homme intègre et dévoué au service de la monarchie. Notre contribution permet de nuancer cette idée, largement reprise par l'historiographie, et souligne le rôle central de l'ordonnateur sur le terrain scientifique, interface incontournable entre la métropole et ses colonies. Le projet qu'il développe en Guyane, présenté comme novateur, ne l'est en réalité que sur les moyens qu'il se propose de mettre en oeuvre, car Malouet reprend en grande partie les idées du baron de Bessner qu'il détourne à son profit. Son approche libérale de l'économie lui permet cependant de se démarquer des précédents plans, en plaçant l'État au centre du dispositif plutôt qu'une compagnie commerciale. Celui-ci doit jouer un rôle moteur en investissant massivement en Guyane, dans les secteurs où elle présente un avantage comparatif supérieur aux autres colonies. Il préconise ainsi de concentrer les efforts monarchiques sur le développement des cultures en terres basses, et l'impulsion qu'il donne à la mise en place de ce projet, sur le plan technique, scientifique et administratif est tout à fait déterminant.

Toutefois, une question reste en suspend. Au-delà de la réussite dont il s'enorgueillit, il nous apparaît quelque peu surprenant que Malouet, aux premières loges pour bénéficier des données techniques et économiques afin de réaliser une entreprise de dessiccation, ne se soit pas investi personnellement dans les terres basses, dont il soutient que les rendements permettent des bénéfices substantiels. Certes, en tant qu'administrateur, la réglementation ne l'y autorise pas, mais nous avons vu qu'il existait de nombreux passe-droit et qu'il ne s'était pas privé d'en user à Saint-Domingue. De plus une réussite personnelle en la matière constituerait une brillante démonstration de la viabilité de son projet, que saurait, à n'en pas douter, exploiter à son profit le ministère. De fait, la question

1153« Indeed, for scientists, science served as metaphor and means of legitimate colonial aspiration. », dans David Wade CHAMBERS et Richard GILLESPIE, « Locality in the History of Science », op. cit., p. 226.

271

de savoir quelle est la réelle valeur intrinsèque de ce projet, ainsi que sa réelle portée au sein du dispositif colonial français nous semble être une piste à explorer pour une étude future, en le plaçant dans une perspective plus globale, qui le comparerait à d'autres projets d'aménagement intervenus dans les colonies.

272

ANNEXES

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Annexe 1 : Carte de la Guyane 274

Annexe 2 : Indiens de Guyane 275

Annexe 3 : « Triangulation de l'île de Cayenne », par Dessingy 276

Annexe 4 : « Carte topographique de l'île de Cayenne », par Dessingy 277

Annexe 5 : Les treize propositions de Malouet 278

Annexe 6 : « Correspondance avec l'abbé Becquet » 284

Annexe 7 : « Mémoire de Simon Mentelle pour demander la Croix de Saint-Louis » 289

Annexe 8 : « Carte de la Guiane françoise », par Mentelle 293

Annexe 9 : « Embouchure de la rivière de Kourou », par Mentelle 294

Annexe 10 : Les terres basses avant Guisan 295

Annexe 11 : Carte du polder de Malouet 296

Annexe 12 : Plan de la ville de Cayenne 297

Annexe 13 : « Plan du bourg qu'on se propose d'exécuter au nouveau quartier d'Approuague », par

Guisan 298

Annexe 14 : Vue cavalière de l'habitation Loyola 299

Annexe 15 : Pierre Victor Malouet 300

Annexe 16 : Jean Samuel Guisan 301

Annexe 1 : Carte de la Guyane1154.

274

1154Catherine LOSTER, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime, op. cit., p. 3.

Annexe 2 : Indiens de Guyane (illustration de 1768)1155

275

1155Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France équinoxiale, op. cit., p. 122.

276

Annexe 3 : « Triangulation de l'île de Cayenne1156. », par Dessingy (1777).

1156ANOM 14DF88A

277

Annexe 4 : « Carte topographique de l'île de Cayenne avec le cours des rivières et criques navigables qui l'environnent1157. », par Dessingy (1770-1771)

1157ANOM 14DFC632A

278

Annexe 5 : Les treize propositions de Malouet1158.

1158ANOM C14/44 F°63

279

280

281

282

Transcription :

Objets et délibération proposé (sic)

Savoir si les terres hautes sont généralement mauvaises et impropres à toute autre culture que celle des vivres, excepté dans les nouveaux abatis, où le fumier des feuilles pourries suffit à la nourriture des plantes pendant deux ou trois années ?

2. Si les terres basses sont généralement bonnes et susceptibles de desséchement ? Quelle augmentation de forces est nécessaire pour y parvenir ? Quelle somme d'avances peut être proportionnée pour le terme de paiement aux dettes actuelles et aux revenus libres de la colonie ?

3. L'exportation des bois , des vivres et des animaux, paroissant être la ressource la plus prochaine et la plus analogue à l'état actuel de la colonie, quels sont les moyens les plus économiques de s'y livrer ? Ne conviendroit-il pas de former une association d'habitans qui se destineroit en commun à l'exploitation des bois, et une autre association pour l'établissement des ménageries, dans les différens quartiers qui seroient reconnus les plus propres à ces différens objets ?

4. La consommation du rocou étant bornée, et la trop grande extension de cette culture ne pouvant que ruiner les entrepreneurs, ne conviendroit-il pas de former aussi une association des cultivateurs de cette denrée dans le quartier qui y seroit reconnu le plus propre, en en interdisant la culture aux autres, ou en cherchant les moyens de la perfectionner ?

5. N'est-il pas utile et conforme au bien général de rapprocher le plus qu'il sera possible tous les établissemens du chef-lieu, ou des principaux postes, en procurant aux habitans éloignés des facilités pour leur déplacement ?

6. Le desséchement des terres basses n'exige-t-il pas le même régime, c'est-à-dire, d'être facilité et exécuté de proche en proche, sans permettre dans aucun cas des entreprises à de trop grandes distances des lieux habités ?

7. Quelle peut être la distribution la mieux ordonnée des cultures et des établissemens, c'est-à-dire , quelle est la destination la mieux indiquée par la nature pour la culture et l'établissement de chaque quartier ?

8. En supposant que cette destination soit constatée par des faits, ne doit-elle pas être irrévocablement maintenue ?

9. Si l'on veut s'occuper avec précaution d'une population de blancs pasteurs et ouvriers, ne

convient-il pas de leur assigner un quartier dans lequel ils pourraient successivement s'étendre et former à la longue une chaîne contre les nègres-marrons ?

10. Si l'on peut rapprocher et fixer parmi nous plusieurs peuplades d'Indiens, ne convient-il pas, dans la même vue, de les engager à s'établir dans une position déterminée ?

11. Les objets ci-dessus étant examinés, discutés et arrêtés , ne convient - il pas de faire une division des habitans par classes, en spécifiant les genres de cultures et le nombre d'habitans qui s'y livrent dans chaque quartier ?

12. L'institution d'une chambre économique telle qu'elle est proposée , remplira-t-elle son objet ? Est-elle susceptible de quelque inconvénient ?

13. Vu la nécessité d'établir dans la colonie une circulation de fonds et d'avances, tant de la part de sa majesté que de la part des capitalistes d'Europe, y a-t-il, pour y parvenir, d'autre moyen que celui de donner aux sentences et jugemens pour dettes une force irrésistible, et aux engagemens de toute espèce un caractère inviolable, ou qui ne puisse jamais être violé impunément ? La sévérité résultante de ces principes n'est-elle pas la base la plus sûre de la propriété, du crédit et de la liberté

civile ?

283

Malouët

284

Annexe 6 : « Correspondance de l'abbé Becquet, supérieur du Séminaire du Saint-Esprit à Paris, avec l'ordonnateur Malouet, au sujet du retrait d'une partie des nègres et des moyens alloués aux missions » (octobre 1776)1159.

1159ANOM F5A 21, 22, 23

 

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287

Transcription :

Cayenne, le 18 octobre 1776

Les besoins indispensables du service m'obligent, Monsieur, à

rappeller aux atteliers du roi partie des nègres que

le ministre avoit bien voulu accorder aux missionnaires

pour les servir ; je vous prie donc de renvoyer à Cayenne

au reçu de la présente le nègre Capet qu'il m'est de toute

impossibilité de vous laisser plus longtemps. Tout ce que

je puis faire est de vous accorder 150 livres par an pour

vous tenir lieu du nègre dont je vous prive, à compter

du jour de son retour ici, en attendant les ordres du

ministre, auquel je rends compte du parti que je prends.

J'ai l'honneur d'être avec un très parfait attachement monsieur votre très humble et très obéissant serviteur

Malouët

M. l'abbé Jacquemain, missionnaire à Sinamari

288

Monseigneur [...] 16 may

En vous remettant bien le mémoire que M. Jacquemin

missionaire de Sinamary en Guiane a eu l'honneur

de vous addresser, et qui est des plus interressant au bien

de la colonie, vous m'avez chargé de vous marquer

que M. Malouet retiroit l'un des deux nègres que

le roi a toujours accordé aux missionaires pour les

servir. L'un en qualité de pescheur et chasseur, l'autre

en qualité de domestique de cuisine. Comme il ny a

point en Guiane ny boucherie, ny marché, le

missionaire revenant d'exercer le saint ministère dans

les habitations avec son nègre obligé de l'accompagner

soit en canot, soit autrement, trouveroit à peine de quoi

satisfaire la faim. Il est même très difficile qu'avec deux

nègres seulement il puisse se procurer les besoins nécessaires

de la vie. M. Malouet, il est vrai promet 140 livres de plus

aux missionaires à qui il [...] des deux nègres mais

avec cette gratification chaque année, on n'aura que le

rebut d'une habitation, encore une vieille nègresse ou un

nègre estropié de moitié coûtera vingt à trente sole par jour

en le louant ; encore fautil en répondre s'ils meurent de maladie.

D'ailleurs le garde magasin a fait entendre aux missionaires

qu'on alloit leur retrancher les meubles et ustensiles nécessaires

qu'on leur avoit toujours accordés. C'est les réduire aux

dernières extrêmités dans un pais où l'on fait à peine

avec 400 livres ce qu'on fait en France avec cent livres. N'est-il

pas à craindre, Monseigneur, que cela ne dépeuple

la colonie de Cayenne de missionaires, tandis que le

service colonial les invite à venir dans les autres colonies

occuper des cures de dix à douze mil livres ? Nos missionaires

ne vont point à Cayenne pour y [...] ils ny cherchent

que le bien des âmes, comme ils ont fait et font encore

ailleurs mais encore doivent-ils vivre de l'autel.

Cependant, Monseigneur, comme je recommande à tous

nos missionaires le plus grand concert avec l'administration,

je vous supplie, en donnant sur ces objets des ordres assez

précis pour ne pouvoir pas être éludés au loing, donc

compromettre durement nos missionaires qui deviendroient

alors victimes de l'humeur. Ils l'attendent de votre bonté

ainsi que les lettres patentes qui assureront leur sort.

Je vais proposer sur ces articles M. de Sierseaut [?]

J'ai l'honneur d'être avec le plus parfait dévouement,

Monseigneur

Paris le 14 may 1777

Votre très humble et très obéissant

Serviteur Becquet, superviseur général du séminaire du Saint Sulpice.

Annexe 7 : « Mémoire de Simon Mentelle pour demander la croix de Saint-Louis » (août 1789)160

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Transcription :

Le 19 août 1789

Ingénieur géographe Cayenne

Mémoire

pour demander la croix de

Saint Louis

Simon Mentelle, capitaine d'infanterie, garde du dépôt des cartes et plans de la colonie de Cayenne, ingénieur géographe du roi, âgé de 57 ans.

1763 : a été pourvu de la commission d'ingénieur géographe le premier avril ; s'est rendu à Cayenne avec M. de Préfontaine, au mois de juillet ; a tracé à Kourou le camp destiné à la nouvelle colonie et fait plusieurs voyages et opérations relatives à cet établissement.

1764 : a reçu de sa majesté une commission, en date du premier août qui lui donne le rang et l'ancienneté de lieutenant dans les troupes nationales de la colonie.

1767 : dans les mois de mars, avril, mai et juin a fait un voyage dans l'intérieur des terres, par ordre de M. le gouverneur, en date du 17 mars. 1771 : sa place de géographe a été supprimée au mois de mai.

1777 : le premier janvier, a reçu de MM. Les administrateurs l'ordre de se charger des cartes et plans relatifs à la géographie qui étoient dans les archives du gouvernement, pour travailler à dresser une carte générale de la colonie.

Par ordre de MM. Les administrateurs, en date du 6 juillet, a fait avec M. Malouët un voyage dans la colonie hollandoise de Surinam pour y prendre des connoîssances sur le dessèchement des terres noyées.

Le 12 juillet : brevet de capitaine dans les troupes des colonies ; et commission de garde du dépôt des cartes et plans de celle de Cayenne. 1780 : a été chargé par le gouvernement de tout ce qui concerne les alignements et le nivellement de la nouvelle ville de Cayenne.

1782 : dans les mois d'août, septembre, octobre et novembre, a fait un voyage au cap de Nord ; par ordre de M. le gouverneur en date du 25 juillet pour contribuer à l'établissement du poste militaire de Vincent Pinçon et pour y tracer un fort et les autres choses relatives.

1783 : par ordre de M. le gouverneur en date du 22 août, il a accompagné dans les bois un détachement commandé pour la recherche des nègres marrons.

291

Il a l'honneur de représenter qu'il y a plus de vingt six ans qu'il sert dans la colonie en qualité d'ingénieur géographe militaire puisqu'il y est venu en 1763 avec un ordre du roi en date du premier avril et que son grade militaire lui a été confirmé, peu de temps après, par sa commission du premier août 1764, qui lui donne le rang et l'ancienneté de lieutenant dans les troupes nationales de la colonie.

Il représente encore qu'il a fait par ordre du gouvernement un grand nombre de voyages et beaucoup d'opérations, soit pour la reconnaissance du pays ; soit relativement au service militaire ou à l'utilité publique.

Il observe que si sa place de géographe a été supprimée pendant quelque temps, par des raisons d'économie, cet évenement a seulement suspendues ses fonctions, mais qu'il est resté dans la colonie, toujours prêt à reprendre dès que l'ordre lui en seroit donné. Ce qui est arrivé au premier janvier 1777. Qu'à cette époque, MM. Les administrateurs lui ayant confié le dépôt des cartes et plans de la colonie, sa majesté en confirmant cette nomination, lui a fait expédier le brevet qui lui donne rang de capitaine dans les troupes des colonies, avancement qu'il n'auroit pas pu obtenir si la suspension qu'il avoit éprouvé dans ses fonctions eut été regardée comme une interruption de service.

Enfin, il prie le ministre de vouloir bien se faire représenter les comptes que les chefs de cet officier ont rendu de lui en différent temps.

Simon Mentelle

292

Je certifie que le mémoire de monsieur Mentelle est fondé sur des autorités dont j'ai fait la vérification, et que j'ai trouvées très conformes à ce qu'il rappelle. Le zèle avec lequel cet officier sert depuis que je suis dans la colonie le rend bien digne des grâces de la cour. Je désire sincérement qu'il obtienne celle qu'il sollicite dans le présent mémoire.

Cayenne, le 20 aoust 1789

Defourny

Si monseigneur daigne se faire rendre compte de ceux qui ont constamment été rendus de la [...], il jugera si les chefs de la colonie verront avec plaisir l'obtention de la garde de M. Coté pour la succession. M. Mentel me paroit avoir le temps de service reqi (sic) pour la croix de Saint Louis. Il a toujours servi avec la plus grande activité, il n'à (sic) cessé de montrer le plus grand zèlle (sic) et le plus permanent exemple. Il est personnellement un modèle de toutes les vertus. C'est un ingénieur qui laissera un grand vide dans le service si on avoit le malheur de le perdre. Je me joins donc à luy pour supplier monseigneur de luy accorder une décoration dont il est si digne et qu'il a si bien mérité par ses services.

Le chevalier d'Alais

293

Annexe 8 : « Carte de la Guiane françoise », par Simon Mentelle (juin 1778)1161

116114DFC353bisA

294

Annexe 9 : « Embouchure de la rivière de Kourou à partir du dessin du sieur Mantelle et plan du bourg de Kourou.1162 » (1773)

1162ANOM 14DFO6B

295

Annexe 10 : Les terres bases avant Guisan1163.

1163Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit.,p. 341.

296

Annexe 11 : Carte du polder de Malouet11

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1164Yannick LE Roux, « La révolution agricole des terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit., p. 342.

Annexe 12 : Plan de la ville de Cayenne (1823)1165. On distingue au sud le polder réalisé par Guisan, aussi large que la ville elle-même.

297

1165Jean Samuel GUTSAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 146.

298

Annexe 13 : «Plan du bourg qu'on se propose d'exécuter au nouveau quartier d'Approuague166. », réalisé par Guisan (1789)


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1166ANOM 14DFC486A

Annexe 14 : Vue cavalière de l'habitation Loyola, par Hébert (1730)1167.

299

1167Yannick LE ROUX, « Loyola, l'habitation des jésuites de Rémire en Guyane française », op. cit., p. 2.

300

Annexe 15 : Pierre Victor Malouet, portrait posthume réalisé par Gabriel Amable de la Foulhouze (1862)1168.

1168Musée Mandet, Riom. Voir également Jean Samuel GUTSAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 136.

Annexe 16 : Jean Samuel Guisan, auteur anonyme (1799)1169

301

1169Jean Samuel GUTSAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 213.

302

ILLUSTRATIONS

Page 1 : « Pierre Victor Malouet », par H. Rousseau et E. Thomas1170.

303

1170Augustin CHALLAMEL et Désiré LACROIX, Album du centenaire. Grands hommes et grands faits de la Révolution française (1789-1804)., Paris, Jouvet & Cie, éditeurs, 1889, p. 10.

304

SOURCES

305

Sources manuscrites

Archives nationales, fonds « colonie » :

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- Série E « Secrétariat d'État à la Marine - Personnel colonial ancien (XVIIe-XVIIIe siècles) », dossiers 53, 129, 200, 298, 299, 309, 331

- Série F5A « Secrétariat d'Etat à la Marine - Missions religieuses (1635-1808) », dossiers 21 et 25

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2.1.3 Commerce et économie

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2.1.4 Esclavage, traite négrière et abolitionnisme

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2.1.5 Antilles et Saint-Domingue

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2.2 Sciences et empire

2.2.1 Science et colonisation

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REGOURD François, « Capitale savante, capitale coloniale: sciences et savoirs coloniaux à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 20 juin 2008, n° 55-2, no 2, pp. 121-151.

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REGOURD François, « Les lieux de savoir et d'expertise coloniale à Paris au XVIIIe siècle: institutions et enjeux savants », in Anja BANDAU, Marcel DORIGNY et Rebekka VON MALLINCKRODT (dirs.), Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe siècle. Circulation et enchevêtrement des savoirs, Paris, Éditions Karthala, 2010, pp. 32-49.

ROCHE Daniel, « Trois académies parisiennes et leur rôle dans les relations culturelles et sociales au XVIIIe siècle », Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée, 1999, vol. 111, no 1, pp. 395-414.

ROCHE Daniel, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l'utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003, 1031 p.

ROMANO Antonella et VANDAMME Stéphane, « Sciences et villes-mondes, XVIe - XVIIIe siècles: penser les savoirs au large », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2008, n° 55-2, no 2, pp. 7-18.

SORLIN Sverker, « Ordering the World for Europe: Science as Intelligence and Information as Seen from the Northern Periphery », Osiris, 2000, vol. 15, pp. 51-69.

SPARY Emma C., Utopia's Garden.
· French Natural History from Old Regime to Revolution
, Chicago, The University of Chicago Press, 2000, 352 p.

VANDAMME Stéphane, « How to produce local knowledge in an European Capital ? The territorialization of Science in Paris from Descartes to Rousseau », Les Dossiers du Grihl, 27 juin 2007.

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· de la Fronde à la Révolution
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VITTU Jean-Pierre, « Un système européen d'échanges scientifiques au XVIIIe siècle: les journaux savants », Le Temps des médias, 2013, vol. 1, no 20, pp. 47-63.

320

3 LA GUYANE AU XVIIIE SIÈCLE

3.1 Généralités

BACOT Jean-Pierre et ZONZON Jacqueline, Guyane: histoire & mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage, discours, pratiques et représentations, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, coll. « Espace outre-mer », 2011, 580 p.

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DEVEZE Michel, Histoire generale : Antilles, Guyanes, la mer des Caraïbes, de 1492 à 1789, Paris, SEDES, coll. « Regards sur l'histoire », 1977, 382 p.

DEVEZE Michel, Les Guyanes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je? », n° 1315, 1968, 128 p.

GIOCOTTINO Jean-Claude, « Un monde tropical », in Pierre PLUCHON (dir.), Histoire des Antilles et de la Guyane, Toulouse, Privat, coll. « Univers de la France et des pays francophones; Série Histoire des provinces », 1982, pp. 13-32.

MAM LAM FOUCK Serge, Histoire generale de la Guyane française des debuts de la colonisation à la fin du XX° siècle. Les grands problèmes guyanais, Petit-Bourg, Ibis Rouge Éditions, 2002.

POLDERMAN Marie, La Guyane française, 1676-1763 .
· mise en place et évolution de la société coloniale, tensions et métissages
, Guyane, Ibis Rouge Éditions, coll. « Espace outre-mer », 2004, 721 p.

321

3.2 Économie, société et administration

CARDOSO Ciro Flamarion, La Guyane française (1715-1817) Aspects économiques et sociaux. Contribution à l'étude des sociétés esclavagistes d'Amérique, Guadeloupe, Ibis Rouge Éditions, 1999, 424 p.

CAZELLES Nathalie, « Les activités industrielles de l'habitation Loyola (1668-1768) », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane : histoire & mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage: discours, pratiques et représentations. Actes du colloque, 16 au 18 novembre 2010, Cayenne, Guyane française, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, coll. « Espace outre-mer », 2011, pp. 305-322.

CROTEAU Nathalie, « L'habitation de Loyola: un rare exemple de prospérité en Guyane française », Journal of Caribbean Archaeology, 2004, Special publication, no 1, pp. 68-80.

LE ROUX Yannick, « Loyola, l'habitation des jésuites de Rémire en Guyane française », In Situ. Revue des patrimoines [Revue en ligne] : < http://insitu.revues.org/10170>, 2013, no 20.

LE ROUX Yannick, AUGER Réginald et CAZELLES Nathalie, Les jésuites et l'esclavage Loyola. L'habitation des jésuites de Rémire en Guyane française, Québec, Presses de l'Université du Québec, 2009, 281 p.

LE ROUX Yannick, L'habitation guyanaise sous l'Ancien Régime. Étude de la culture matérielle, Thèse de doctorat en Art et archéologie, sous la direction de Jean-Marie Pesez, EHESS, Paris, 1995, 850 p.

LE ROUX Yannick, « Les chemins en Guyane française sous l'Ancien Régime (1664-1794) », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane: histoire & mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage: discours, pratiques et représentations. Actes du colloque, 16 au 18 novembre 2010, Cayenne, Guyane française, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, coll. « Espace outremer », 2011, pp. 281-304.

LE ROUX Yannick, Les communications intérieures en Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794), http://www.manioc.org/fichiers/V11058, 2010.

322

LOSIER Catherine, « Les réseaux commerciaux de la Guyane de l'Ancien Régime: apport de l'archéologie à l'étude de l'économie d'une colonie marginale », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane: histoire et mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage, discours, pratiques et représentations, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, 2011, pp. 337-358.

LOSIER Catherine, Approvisionner Cayenne au cours de l'Ancien Régime.
· étude archéologique et historique de l'économie et du réseau économique d'une colonie marginale, la Guyane (XVIIe et XVIIIe siècles)
, Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en archéologie pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.d), Laval, Québec, 2012, 468 p.

RONSSERAY Céline, Administrer Cayenne, sociabilités, fidélités et pouvoirs des fonctionnaires coloniaux en Guyane au XVIIIe siècle, Thèse de doctorat en histoire moderne, sous la direction de Guy Martinière, Université de la Rochelle, La Rochelle, 2007, 691 p.

3.3 Peuplement

GODFROY Marion F., Kourou, 1763 . le dernier rêve de l'Amérique française, Paris, Vendémiaire, coll. « Chroniques », 2011, 285 p.

LOWENTHAL David, « Colonial Experiments in French Guiana, 1760-1800 », The Hispanic American Historical Review, 1952, vol. 32, no 1, pp. 22-43.

REGOURD François, « Kourou 1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial », in Charlotte de CASTELNAU-L'ESTOILE et François REGOURD (dirs.), Connaissances et pouvoirs, les espaces impériaux (XVIe - XVIIIe). France, Espagne, Portugal, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2005, pp. 233-252.

ROTSCHILD Emma, « A Horrible Tragedy in the French Atlantic », Past & Present, 2006, no 192, pp. 67-108.

TRAVER Barbara, « A « New Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », Western Society for French History, 2011, no 39, pp. 107-121.

323

3.4 Populations

CHERUBINI Bernard, « Les Acadiens en Guyane (1765-1848) : une « société d'habitation» à la marge ou la résistance d'un modèle d'organisation sociale », Port Acadie : revue interdisciplinaire en études acadiennes, 2009, no 13-14-15, pp. 147-172.

CHERUBINI Bernard, « Les Acadiens, « habitants » en Guyane de 1772 à 1853. Destin des lignées, créolisation et migration », Études canadiennes, 1996, no 40, pp. 79-97.

FRENAY P. et HURAULT Jean-Marcel, « Les Indiens Émerillon de la Guyane française », Journal de la Société des Américanistes, 1963, vol. 52, no 1, pp. 133-156.

HURAULT Jean-Marcel, « La population des Indiens de Guyane française. Deuxième article », Population, 1965, 20e année, no 5, pp. 801-828.

HURAULT Jean-Marcel, « La population des Indiens de Guyane française. Premier article », Population, 1965, 20e année, no 4, pp. 603-632.

HURAULT Jean-Marcel, Français et Indiens en Guyane, 1604-1972, Paris, Broché, 1972, 438 p.

4 PIERRE VICTOR MALOUET

4.1 Notices bibliographiques

« Malouet avant 1789 », L'Union, 1867, Étude de l'ancienne société française, pp. 24-41.

DE GÉRANDO, « Malouet (Pierre Victor) », in Biographie universelle ancienne et moderne ou histoire par ordre alphabétique, de la vie privée et publique de tous les hommes qui se sont distingués par leurs écrits, leurs actions, leurs talents, Paris, Michaud Frères, n° 26, 1820,pp. 403-407.

324

DE LUPPÉ Robert, Madame de Staël et J.-B.-A. Suard . correspondance inédite (1786-1817), Genève, Librairie Droz, 1970, 128 p.SUARD Jean Baptiste A., Gazette de France. Notice sur le caractère et la mort de M. le Baron Malouet, Pillet, 1814, 12 p.

4.2 Études sur Malouet

EHRARD Jean et MORINEAU Michel (dirs.), Malouet (1740-1814). Actes du colloque des 30 novembres - 1er décembre 1989, Revue d'Auvergne, Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, vol.1-2, Tome 104, 206 p.

GRIFFITHS Robert H., Le Centre perdu, Malouet et les« monarchiens » dans la Révolution française, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1988, 275 p.

RAPHANAUD Gaston, Le baron Malouet : ses idées, son oeuvre, 1740-1814, Paris, A. Michalon, 1907, 316 p.

4.3 Parcours et formation

BOUSCAYROL René, « Origines et prime jeunesse », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, pp. 17-24.

COSTABEL Pierre, « L'Oratoire de France et ses collèges », in Enseignement et diffusion des savoirs en France au XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 1964, pp. 67-92.

JULIA Dominique et FRIJHOFF Willem, « Les Oratoriens de France sous l'Ancien régime. Premiers résultats d'une enquête », Revue d'histoire de l'Église de France, 1979, vol. 65, no 175, pp. 225-265.

PERRICHET Marc, « Malouet et les bureaux de la Marine », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, pp. 25-33.

325

RENWICK John et PÉROL Lucette, Deux bibliothèques oratoriennes à la fin du XVIIIe siècle: Riom et Effiat, Saint-Etienne, Université de Saint-Etienne, 1999, 356 p.

ROBO Rodolphe, « Malouet en Guyane », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814)., Revue d'Auvergne., Riom, 1990, vol.1-2, tome 104, pp. 57-60.

VLADISLAVA Sergienko, « Les monarchiens au cours de la décennie révolutionnaire », Annales historiques de la Révolution française, 2009, no 356, pp. 177-182.

4.4 Malouet et les colonies

DUCHET Michèle, « Malouet et le problème de l'esclavage », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, pp. 63-70.

LOKKE Carl Ludwig, « Le plaidoyer de Malouet en faveur de l'esclavage en 1789 », Annales historiques de la Révolution française, 1938, 15e année, no 87, pp. 193-204.

LOKKE Carl Ludwig, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », The Journal of Negro History, 1939, vol. 24, no 4, pp. 381-389.

POITRINEAU Abel, « L'état et l'avenir des colonies françaises de plantation à la fin de l'ancien régime, selon Pierre Victor Malouet », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des universités de Clermont, 1990, pp. 41-52.






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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius