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Espaces de coworking - capitalisme cognitif et métamorphoses du travail

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par Nina Danet
Université Paris VIII - Master II Information & Communication spécialité Industries créatives 2014
  

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1.3.3 Un projet social ?

Les EC ont jusque là été étudiés essentiellement selon leur capacité à générer de l'innovation (Besson, 2014 Moriset, 2014 ; Suire, 2013) et à les diffuser à l'échelle de la « ville créative » (Chapignac, 2014). Ces recherches sont notamment au fondement des politiques publiques menées à l'égard des EC. Redynamiser le tissu local, créer des emplois, faire éclore des écosystèmes d'innovations capables de s'affirmer dans un contexte

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économique international de plus en plus concurrentiel... sont autant d'objectifs prônés par les politiques européennes qui ont justifié l'implication croissante des collectivités (et particulièrement en France) quant au soutien à la création et au développement des EC (Fekrane, Trupia, 2010, p.7).

Ce qui nous interpelle ici, serait le glissement des référents symboliques de la situation de travail. Outre l'effet de mode, l'engouement médiatique, il nous semble intéressant de replacer le coworking dans ce qu'est le travail, sa place dans la société et ses représentations. Au même titre que le télétravail a nourri une utopie du « travailleur libre », le coworking semble porter en lui les valeurs d'un projet de mode de vie qui va bien au-delà du simple bureau partagé. A l'aune d'une époque où les risques liés au travail occupent souvent le devant de la scène (que l'on parle d'harcèlement, de chômage, de stress etc...) le coworking semble indiquer un chemin consensuel vers une société apaisée, solidaire et épanouissante. Où le travail serait loisir, les collègues seraient des amis, le bureau un salon cosy. Où les nouvelles technologies numériques ne seraient pas des « outils despotes » dans le sens où ils priveraient l'individu d'initiatives et de responsabilités en le soumettant à la technique (Stiegler, 2006) mais bien l'un des moyens de vivre une situation de travail plus libre, conviviale et plus humaine. En poussant le raisonnement, l'individu trouverait dans le coworking la manière de se réaliser en tant que travailleur mais aussi en tant qu'individu . Cela questionne ainsi la place du travail dans la vie mais également le rapport subjectif au travail.

A ce titre, la notion d'ethos en tant qu' « ensemble des valeurs, des attitudes et des croyances relatives au travail qui induisent une manière de vivre son travail au quotidien » (Mercure, Vultur, 2010:2) nous permet de creuser cette réflexion puisque cela invite à cerner les changements de mentalité liés au travail qui s'opèrent dans la société, à « rendre compte entre le domaine du psychologique et du sociologique, entre l'individu et le système social » (Lalive d'Epinay, 1998, p.68). Les auteurs québécois Daniel Mercure et Mircea Vultur distinguent trois composantes de l'ethos (Op.cit.) :

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l'importance du travail dans la vie des individus

2) la centralité du travail par rapport aux autres sphères

3) la signification du travail, c'est à dire sa finalité

Aussi, il nous paraît important afin de poursuivre nos recherches de questionner l'Histoire et les sciences humaines sur les représentations du travail dans les sociétés occidentales. Alors que le coworking est prôné comme projet social, précurseur du travail de demain (comme le coworker incarnerait l'idéal-type du travailleur de demain), il convient de s'interroger sur la place du travail dans l'espace social et les différentes dimensions qu'il recoupe. Pour cela, nous développerons succinctement dans le second chapitre de cette revue de littérature les différentes acceptions qu'a pu recouvrir le concept de travail et ses représentations. Car l'ethos a une histoire, c'est un produit socio-historique, « il surgit, se développe, se cristallise, décline et disparaît en fonction de la myriade d'interactions, conflits et innovations qui font et refont la société en permanence » (Lalive d'Epinay, 1998, p.68). Il ne s'agit pas ici de traiter de manière exhaustive l'ensemble des théories qui ont construit le concept et conduit à sa vision contemporaine, mais bien de voir comment les valeurs au travail véhiculées au sein des EC en tant que tiers-lieu professionnel se positionnent, entre rupture et continuité en interrogeant le travail au niveau sociétal.

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II) Ethos et travail

Il faut savoir que le concept de travail n'est pas immuable et de tout temps. « [Son] contenu et le sens du mot "travail" varient selon les cultures et les époques » (Mercure, Spurk, 2003, p.1). En occident, son acception contemporaine remonterait au XVIIème siècle. Le travail constitue un champ de recherche riche et en perpétuel débat puisqu'il s'agit avant tout de penser l'individu dans la société moderne : « Les sciences humaines issues de la Renaissance n'ont pu penser l'homme et la société en l'absence du travail parce que le travail s'est de plus en plus affirmé comme l'une des formes modernes de l'homme en société. » (Op.cit. p.2) Mais l'idée d'inscription du travailleur au coeur de l'espace social n'a pas toujours existé.

Dans la Grèce classique, le travail correspondait aux efforts fournis pour subvenir aux besoins vitaux. Il correspondait donc à un certain « asservissement à la nécessité à quoi s'oppose le domaine de la liberté, politique et parole » et donc de l'épanouissement personnel. Le travail est une activité rabaissante, privant l'individu de son statut de citoyen et d'acteur de la Cité. Il n'est pas plus source de lien social puisque le métier est vécu comme facteur de « différenciation et de cloisonnement entre les citoyens ». Les activités assimilées au travail, regroupées sous le terme ponos sont en ce sens dévalorisées au profit de l' egon (oeuvre) qui concerne les activités de l'esprit. Ainsi pour réaliser la « bonne vie », il serait nécessaire de se libérer de ces activités contraignantes qui maintiennent une relation de dépendance pour s'adonner aux loisirs, arts et philosophie. Platon et Aristote développent en ce sens la vision d'un idéal individuel social détaché des nécessités et des conditions matérielles de survie. Ainsi, de l'esclave à l'artisan, aucun ne correspond aux critères du citoyen grec digne de ce nom puisque le travail « ruine les corps et brisent les âmes » (Aristote, cité par Migeotte, 2003, p. 17). Il n'est donc pas possible de parler d'une essence du travail, conçue comme réalisation de soi. (Afriat, 1996, p.62). Cette vision va se perpétuer et il faudra attendre des siècles avant d'observer une valorisation du travail comme activité essentielle à l'homme et source de lien social . Ainsi, le travail dans son acception moderne regroupant des activités éloignées est récente, tout comme son caractère central dans l'ordre social.

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2.1 Société industrielle : la valorisation du travail

Un bond dans le temps nous permet de nous rendre compte d'un retournement de situation frappant. Alors que dans la Grèce classique, le travail, activité déshumanisante, faisait du travailleur un réprouvé de la cité, la société industrielle l'érige comme activité essentielle à l'homme. Comment et sur quoi s'est bâtie cette valorisation ? Et comment cela peut-il nous permettre de mettre en perspective les représentations du travail à l'oeuvre dans les EC ?

En se penchant sur la valeur travail en tant qu'idéologie à travers le temps et les textes, on est forcé d'admettre que le travail dans les sociétés occidentales occupe alors une place prépondérante. Tous s'accordent sur ce point, qu'importe les penchants philosophiques, politiques ou économiques. Le travail serait unanimement reconnu comme l'expérience humaine sociale centrale. Ce qui diverge cependant, c'est le sens que l'on donne au travail. La véritable tension qui est donnée à voir n'est pas un débat sur la nécessité de travailler ou non, mais porte d'avantage sur ses finalités. En somme, pourquoi travaillons-nous ? Le travail est-il un devoir ? Un instrument ? Une fin en soi ?

2.1.2 Le travail comme facteur de production

Le XVIIIe marque la mise en place du travail « moderne » (Boissonat, 2012) notamment avec l'avènement de l'économie comme science et au fur et à mesure de la croissance économique dans les pays d'Europe centrale. Au XVIIIème donc, le travail trouve son unité, notamment grâce aux apports des économistes classiques comme Adam Smith et ses contemporains. Bien qu'entretenant la relation entre travail, effort et peine, A.Smith le considère dans son ouvrage de 1764 7 comme « ce qui crée de la richesse ». Ciment de la société, le travail est créateur de lien entre les individus puisque chacun dépend d'autrui, de l'autre, selon le principe de la division du travail. Le lien économique est celui qui permet à la société de se développer, de croître et de s'enrichir sur la base de l'interdépendance entre les individus. Ainsi, des échanges entre marchandises découlent les échanges sociaux dans la société de marché et « le rapport qui lie les individus est fondamentalement celui de la

7 SMITH, Adam, La Richesse des nations, 1776

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contribution des individus à la production et de leur rétribution, dont le travail est la mesure» (Meda, 2010, p.7). En un sens, ce travail conduit à l'autonomie. L'individu par son travail se dote de la capacité d'échanger, de participer à la marche de la société-marché et donc d'exister en son sein. Il permet aux individus d'accéder à une position sociale à partir de leur contribution objective à la production (Meda, 2010, p.8). Cela ne signifie pourtant pas que le travail en tant que tel, c'est-à-dire dans son contenu est glorifié. La pensée libérale au XVIII tend à considérer le marché comme chef d'orchestre de l'ordre social sans pour autant que l'activité de travail soit entendue comme épanouissante ou facteur de « réalisation de soi ». La vision du travail véhiculée ici est celle d'un travail orienté vers une finalité, en l'occurrence, la richesse.

2.1.1 L'éthique du labeur : le travail comme devoir individuel et collectif

« L'oisiveté est péché contre le commandement de Dieu, car Il a ordonné qu'ici-bas chacun travaille. » Martin Luther (1483 - 1546)

Pour Max Weber, cette valorisation du travail trouve ses fondements au-delà des logiques de mécanique économique. La thèse qu'il développe à l'aube du XXème siècle démontre en quoi la culture religieuse (ici le protestantisme) en tant que système de représentation, a forgé cet ethos du travail moderne. Dans la conclusion de son ouvrage L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, il écrit « Le puritain voulait être un homme besogneux, nous sommes forcés de l'être» (Weber cité par Lalive d'Epinay, p.154). Le travail est alors perçu comme une affaire de morale et de devoir. Il constitue un « sacrifice de soi à la collectivité » en contrepartie d'une certaine sécurité et prospérité. La collectivité, alors principe supérieur à l'individu, justifie l'exécution du devoir productif. Avec le protestantisme du XVème et XVIème siècle s'opère le basculement des valeurs attachées au travail qui selon M.Weber constitue les fondements de l'essor de capitalisme industriel, autour de l'éthique du labeur. Selon cette conception, « l'homme est par excellence, l'homme au travail. La figure de l'homme déchu s'incarne dans l'oisif» (op.cit p.155). En résumé, cet ethos pose les fondements d'une société qui serait la « condition d'existence de l'individu » qui par son travail participe au vaste projet conquérant de l'industrialisme.(Op.cit. p.78). La réalisation de l'individu passe par l'accomplissement de son destin social, en exerçant son métier.

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2.1.3 la transition : travail et épanouissement

Dans l'après-guerre, la société industrielle culmine et offre ce pour quoi elle a été bâtie : l'abondance. Que ce soit au travers des Trente glorieuses à la française, du miracle allemand, de la nouvelle renaissance italienne, la réalité du travail change: le PIB croît sans embûches, le plein emploi est assuré et le pouvoir d'achat des salariés n'en est que plus fort. Chrisitian Lalive d'Epinay, sociologue, a dédié une partie de sa carrière à évaluer les mutations socioculturelles à l'oeuvre dans les sociétés développées, notamment autour de la question des transformations du travail et de ses valeurs. Selon l'auteur, dans un climat de prospérité économique, « l'environnement se transforme, les mentalités aussi. Une mutation culturelle - des habitudes, des styles de vie, mais aussi au plus profond des croyances et des valeurs - s'est produite. » (Lalive d'Epinay, 1998, p.82). L'ethos du travail avait mis à la tâche toute une société en marche vers le progrès justifiant les sacrifices. La fin justifiant les moyens, après un siècle et demi de travail acharné, les années dorées apparaissent comme la récompense ultime. En toute logique, l'éthos du travail perd de sa substance. Le « devoir » envers la société n'a plus tant de sens, il se noie dans l'abondance de la consommation et le développement des loisirs. Un glissement s'opère : « la véritable vocation de l'homme n'est plus le travail mais le bonheur, l'épanouissement personnel [...] le droit fondamental n'est plus de vivre et de travailler mais de vivre et s'épanouir. » (Op.cit. p.83). Le concept travail prendrait ici sa forme la plus réduite, la plus vide puisque l'individu se réaliserait en dehors de celui-ci. En un sens, c'est aussi le mythe du travail en tant que liberté créatrice comme il s'imagine chez Marx qui s'épuise. Pour reprendre une expression d'André Gorz, Il n'est donc plus tellement question de se libérer dans le travail si ce n'est de se libérer du travail. En tant que concept étroitement lié à l'individualité, la question de l'épanouissement inverse la relation entre l'individu et la société. Cette dernière doit garantir un « environnement favorable [en] reconnaissant les dimensions non rationnelles de la nature humaine » (Op.cit.) Ce sera la grande mission de l'Etat providence qui tend à dédomager le citoyen de la pénibilité du travail par l'établissement de règlementations économique et sociales. Cela concorde avec l'affirmation progressive d'un droit du travail dont deux des grandes manifestations sont, d'une part la réduction du temps de travail, de l'autre l'élévation des niveaux de salaires. En somme,

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le cadre institutionnel et juridique du travail épouse un éthos de l'épanouissement qui, dans une société d'abondance se cristallise autour des loisirs et des biens de consommation de masse, dans un contexte de plein-emploi. Ainsi, l'idée centrale de l'Etat providence n'est pas tant de revaloriser le travail en soi, si ce n'est d'accéder à un niveau de supportabilité du travail en garantissant l'accès à un revenu, des droits et des protections.

« Cette période de grande transition est l'occasion d'une révolution culturelle au cours de laquelle l'ethos du travail ayant perdu sa raison d'être se voit concurrencer par un hymne nouveau qui change l'individu et son épanouissement » (Op.cit. p.69). La dialectique travail/temps libre à cette époque a inspiré de nombreux chercheurs qui ont cherché à déterminer les nouvelles articulations des temps sociaux. Parmi eux, Jean Viard, sociologue français, a souligné comment l'évolution des conditions du travail moderne déplaçait le centre de gravité de la société du travail au loisir. Dans Le sacre du temps libre, Jean Viard démontre que le temps libre serait désormais la sphère structurante de la société, celle où l'homme développe ses relations sociales et se développe par la même occasion, hors-travail. (Viard, 2004). Pourtant, Christian Lalive d'Epinay invite à nuancer le propos et à s'éloigner d'une opposition trop schématique des deux sphères. Pour lui, le passage d'un ethos du travail à un éthos de l'épanouissement est surtout le reflet d'un changement de point de vue dans la relation symbolique entre l'individu et la société : « l'ethos de travail subordonnait l'individu au tout social, l'ethos de l'épanouissement fait de l'individu la finalité de la société. » Et si dans un premier temps l'ethos du travail s'est manifesté par la perte de centralité du travail, cela ne veut pas dire que le travail perd sa signification et qu'il n'est plus investi de valeurs symboliques. L'auteur émet l'hypothèse que l'ethos de l'épanouissement est associé à une vision polycentrée de la vie et que le travail est réinterprété selon des modalités individuelles portées sur le désir de réalisation de soi. Il est dans cette optique ni tout puissant ni absent, mais imbriqué dans un projet de vie au sens large.

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2.2 Contexte actuel, la dualité d'un travail en quête de sens

2.2.1 Desinstitutionalisation et parcours de vie

Il apparaît que depuis une quarantaine d'années, les standarts des parcours de vie s'affaiblissent. Ils avaient connu leur apogée dans les années 60 avec une institutionnalisation forte autour de l'Etat providence dans un contexte de croissance économique et de quasi-absence de chômage (Cavelli, 2007 : 20). Mais la crise du milieu des années 70 amène plusieurs chercheurs à formuler l'hypothèse de l'érosion de ce modèle insitutionnalisé. Les parcours sont de plus en plus personnalisés et se détachent des trajectoires linéaires. En fait, ces standarts seraient devenus à la fois peu réalistes (dû aux incertitudes du marché du travail) mais aussi peu désirables (l'individu veut jouir d'une souvenraineté et être maître de sa destinée). Du fait de la montée de l'individualisme, on assisterait donc à un déclin de l'autorité de la société et de sa capacité à établir un modèle normatif. D'un côté, l'individu s'émanciperait des tutelles traditionnelles vers la quête de son propre épanouissement. De l'autre, il faut noter que ce retrait de l'institution au sens large peut également être une source de nouvelles tensions : « l'individu moderne a certes conquis sa liberté, mais risque aussi de se retrouver seul face à sa destinée. » (Cavelli, 2007 : 31). La vision du travail dans ce contexte est alors remise en question.

2.2.2 Crise de l'emploi, crise du travail ?

Au regard de l'ethos de l'épanouissement, le travail est en procès. Depuis les années 70-75, les grands mythes de la société industrielle s'effritent et apparaît un climat d'incertitude généralisé . En résumé, nous retrouvons dans les pays développés les grandes lignes suivantes : Stabilisation de l'emploi salarié, entrée et stabilisation du chômage de masse, précarisation de l'emploi salarié , développement des formes précaires d'emploi comme les contrats à durée déterminée ou le travail intérimaire... Le travail salarié, dégradé et parfois dégradant reste pourtant le graal d'une multitude d'individus touchés par le chômage. L'emploi

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est en difficulté dans presque tous les pays de l'OCDE, fluctuant au rythme des crises économiques. Aujourd'hui, le vocable « crise du travail » est expression courante, largement relayée par les médias qui pointent du doigt les pressions grandissantes sur les travailleurs, les risques sanitaires ou psycho-sociaux, mais aussi un certain désenchantement sous la thématique du malaise. L'ethos de l'épanouissement en mettant l'individu au premier plan a mis en exergue tout une série de problématiques liées aux conditions de travail.

2.2.3 Revaloriser le travail à l'aune de l'ethos de l'épanouissement

En revenant à l'ethos de l'épanouissement, la place du travail accordé à ce cheminement individuel vers la réalisation de soi et en quelque sorte le bonheur, reste en débat. Dominique Meda parle de double nature du travail. D'un côté le travail est dévalorisé puisque dans un climat économique instable, il n'est tout simplement plus assuré. Le plein emploi a laissé place à des vagues de chômage qui privent les individus de leur droit à l'épanouissement hors-travail. Ainsi pour certains penseurs dont André Gorz, il faut s'affranchir des idéaux d'une société utilitariste qui a instrumentalisé le travail jusqu'à un point de non retour. La valorisation du travail s'est construite selon des logiques capitalistes de production/consommation et l'extension du salariat. Pour lui, le problème est donc que la société s'est développée autour de valeurs qui nous conduisent dans l'impasse. Dans son ouvrage de 1991, La métamorphose du travail, quête du sens, André Gorz critique cette omniprésence du travail soumis à la sphère marchande. Une critique philosophique, qui nous invite à mobiliser succinctement les apports de Karl Marx. Déjà au XIX siècle, l'auteur plaidait pour que la priorité soit dans le développement humain, de telle sorte que l'individu soit maître de son travail et de la production au lieu de se voir dominé par elle (Noguera, 2011). Car selon Marx, «le travail, cette pure capacité de transformation de la nature donnée à l'homme, qui transforme en même temps l'homme, qui est l'esprit qui toujours nie, supprime le naturel pour mettre à la place de l'humain, a été défiguré, a été détourné de son sens; et il faut désormais libérer le travail, le retrouver dans sa pureté ». (Meda, 2001:10). La deuxième nature du travail explicitée par Dominique Meda va dans ce sens. Le travail source de souffrances est paradoxalement investi d'une valeur d'émancipation, d'épanouissement. Cette ambivalence actuelle est pour l'auteur le signe d'une inadéquation entre les évolutions du

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travail et un modèle organisationnel et sociétal qui a du mal à se défaire de son héritage. Aussi, nous pouvons nous demander comment les EC répondent-ils à la métamorphose du travail en proposant un modèle alternatif qui participerait à l'affirmation de nouvelles valeurs aux travail orienté vers l'épanouissement de l'individu.

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III) Nouveau modèle productif et évolution du travail

Les nouvelles technologies et Internet en premier plan forment l'innovation la plus significative de la fin du XXème siècle. Changement d'ère, changement de civilisation, révolution.... Les expressions ne manquent pas de panache pour illustrer le bouleversement que connaissent les sociétés développées depuis maintenant quatre décennies. Selon Pierre Levy, « il n'y a jamais eu de système de communication qui se soit développé aussi vite dans l'histoire de l'humanité, à l'échelle mondiale. » (Levy, cité par Kleck, 2007,p.26). Le coût d'acquisition diminue d'année en année et leur utilisation se simplifie pour devenir une révolution « grand public ». C'est la « vitesse de pénétration sociale du changement » (Kleck, 2007, p.25) qui est belle et bien spectaculaire : Internet impacte nos modes de vie, de travail, de consommation, nos relations et s'impose comme une « réalité incontournable sur le plan

économique mais surtout social.» (Gilles, Marchandise, 2013, p.27). La propagation
fulgurante des NTIC et particulièrement d'Internet à travers le monde a nourri de nombreux espoirs, une porte de sortie répondant aux défis sociaux, économiques, politiques, écologiques, culturels... En bref, le world wild web s'est vu chargé de résoudre tous les maux contemporains, alimentant une multitude d'ouvrages prospectivistes voire prophétiques. A travers le réseau, on devait voir éclore une société égalitaire, pacifique et connectée au delà des frontières physiques. Le caractère insaisissable et illimité d'Internet a débridé les imaginations, nourrit les utopies tout comme les craintes relatives aux bouleversements puissants qui nous échappent.

3.1 Un nouveau modèle de société, vers une société de la connaissance

Dès les années soixante-dix, Alain Touraine et Daniel Bell avaient identifié l'information et la connaissance comme nouveau fondement de l'économie post-industrielle. « L'immatériel » devient la vraie source de richesse, jusque là assimilée aux éléments matériels (machines, matières premières...). Le capitalisme du XXème siècle reposant sur la

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figure centrale de la grande firme dense, verticale et centralisée se démantèle peu à peu au profit d'une organisation plus réactive, fluide et adaptable (Cohen, 2009). L'apparition progressive mais massive des nouvelles technologies va apporter un souffle à cette théorie, en augmentant de manière exponentielle les potentialités de production et partage de l'information et des connaissances. Pour Manuel Castells, ancien élève d'Alain Touraine et auteur reconnu notamment pour son ouvrage imposant de trois tomes « L'ère des réseaux », le développement informationnel permet de réorganiser la société de manière plus souple, « Les progrès de l'informatique et des télécommunications [ayant] permis à une obscure technologie, qui n'avait pas d'application pratique en dehors de l'informatique, de devenir le levier d'une société de type nouveau : la société en réseau » (Castells, 2001). Malgré la pluralité sémantique observable pour définir ce « nouveau type de société » (société en réseau, société informationnelle, immatérielle, de la connaissance...) les recherches tendent à s'accorder sur le fait que le ciment du monde actuel et à venir n'est plus dans la production bornée, quantifiable de biens matériels mais que s'opère un glissement vers une société organisée en réseau dont la création de valeur repose sur « la production, diffusion, consommation, de connaissances, de compétences et de pratiques cognitives...[...] génératrices de performances, individuelles ou collectives, économiques, sociales et culturelles » (Padiolau cité par Breton, 2005).

Cette réalité nous impose un nouveau cadre référentiel pour envisager le travail. Comme la machine a vapeur a réorganisé le travail au XIXème siècle, les nouvelles technologies en se généralisant dans la sphère professionnelle semblent redéfinir le rapport de l'individu à son travail. Crise, renouveau ? Disparition ou omniprésence ? Les interprétations divergent, se chevauchent, se contredisent, ce qui traduit surtout une complexité de lecture des indicateurs et un bouleversement historique qui demande de repenser le travail tant au niveau de son contenu qu'au niveau de sa forme. Selon Valérie Kleck « le travail, qui est au coeur de nos vies individuelles et de l'organisation de nos vies collectives [...] subit actuellement une telle évolution que toutes les théories et politiques de l'ancienne économie sont devenues inappropriées et totalement inefficaces. » (Kleck, 2006, p.56). Il devient insaisissable, plus difficilement quantifiable et regroupe dès lors des réalités très diverses. L'unité du « travail moderne » apparue sous la société industrielle est ébranlée.

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3.2 La thèse du Capitalisme cognitif

La thèse du capitalisme cognitif présente selon nous un intérêt particulier pour évaluer la métamorphose du travail comme il se manifeste au sein des EC, au travers de la transformation de l'économie capitaliste. Le contenu essentiel de la refonte de l'accumulation du capital repose sur la « captation » de l'économie du savoir. Ainsi le « capital physique devient une variable secondaire par rapport à la capacité de mobiliser en réseau les intelligences des hommes » (Vercellone, 2002 :11). La thèse du capitalisme cognitif invite à repenser le régime d'accumulation. La connaissance n'est pas un stock quantifiable (Besson, 2010) mais bien un mouvement. Ce n'est pas tant la connaissance, mais bien le phénomène de production, le transfert, la circulation de celle-ci qui constitue la vraie richesse. Nous retiendrons une définition générale proposée par les auteurs-collaborateurs de la revue Multitudes, référence française de la pensée du capitalisme cognitif.

« Nous appelons capitalisme cognitif un système d'accumulation associant un mode de production capitaliste, un régime d'accumulation privilégiant la connaissance et la créativité, et un mode de régulation caractérisé par des rapports sociaux fondamentaux et des comportements tournés vers l'innovation, la nouveauté et le partage des droits y afférents. Ce système implique une transformation majeure du rapport salarial et des formes de la concurrence. »

(Dieuaide et.al, 2008, 4)

L'intérêt de cette thèse pour envisager le travail repose sur le fait que malgré les changements qui s'opèrent au gré de la mondialisation et de l'avènement des nouvelles technologies depuis les années soixante-dix, les penseurs du capitalisme cognitif refusent l'idée d'un déterminisme technologique selon lequel l'évolution de la société ne serait qu'une adaptation aux transformations technologiques . Yann Moulier Boutang dans son ouvrage paru en 2007 Le capitalisme cognitif, la nouvelle grande transformation affirme que c'est la « production de la connaissance par la connaissance » et du « vivant au moyen du vivant » qui caractérise l'économie contemporaine. En d'autres termes, alors que les théories de la société de l'information ou de la connaissance qui considèrent les NTIC comme « facteur causal exogène du changement » (Corsani et.al, sd) le capitalisme cognitif s'attache à l'appropriation de la technique et des connaissances instrumentées par la technique, par l'humain. Ainsi, les mutations structurelles ne sont pas simplement « la conséquence globale de la modification

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d'une cause unique extérieure » (Boutang, 2010) mais plus le fruit d'une renégociation complexe des principes capitalistes industriels au prisme de la société de la connaissance. Autrement dit, les auteurs nous invitent à recontextualiser cette « nouvelle ère » en inscrivant les dynamiques actuelles dans l'histoire du capitalisme, en rupture avec une vision « a-historique, positiviste et non conflictuelle de la science et de la technologie qui conduit à effacer les contradictions sociales, éthiques et culturelles que le développement de l'économie du savoir engendre » (Dieuaide et.al, 2008, 5). Le capitalisme cognitif offre en ce sens une grille de lecture qui s'éloigne des mythes, utopies et idéologies qui ont façonnés les discours des théoriciens de la nouvelle économie, repris allègrement par les politiques (op.cit). Finalement, capitalisme cognitif comme « régime en devenir » reconnaît l'existence de tensions entre l'ordre capitaliste et les nouvelles conditions d'un régime en cours de construction. Autre point important, le capitalisme cognitif déborde la sphère productive et des lieux traditionnels de l'entreprise pour annoncer une restructuration à l'échelle de la société (Moulier Boutang, 2010, p.8). Il s'agit d'un processus global (Dieuaide et.al, 2008, p.6). Le passage à une nouvelle forme de capitalisme selon ces auteurs produit un bouleversement des référenciels que ce soit par rapport au temps, à l'espace, à la production, à la hiérarchie et au travail (Besson, 2010).

3.2.1 Idéologie du libre et émergence d'une « creative class »

« le travail, en devenant de plus en plus immatériel et cognitif, ne peut plus être réduit à une simple dépense d'énergie effectuée dans un temps donné » (Negri, Vercellone, 2008:25). Plusieurs auteurs se sont attachés à montrer en quoi le secteur des TIC et le mouvement du logiciel libre laisse entrevoir les contours d'un nouveau modèle productif, d'une nouvelle organisation et d'un nouveau rapport au travail (Vandramin, 2007 ; Himanen, 2001). Pour Yann Moulier Boutang, « le phénomène social et économique du libre » fournirait « un véritable modèle productif. Et ceci, tant sur le plan des forces sociales nouvelles que l'on peut repérer, sur celui de la division sociale du travail, que celui de la rationalité des agents économiques qui se trouve ainsi inventée, promue, des formes d'identité non pas au travail mais à un travail qui a changé fortement de contenu. » (Moulier Boutang cité par Broca, 2008:20). En d'autres termes, le secteur des TIC empreint de l'idéologie du libre serait un

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« avant-goût du bouleversement global de l'organisation du travail » (Broca, 2008:23) permettant d'analyser le capitalisme sous ses multiples facettes. Je propose ici, après avoir exposé brièvement les fondements de « l'idéologie du libre » telle qu'elle a été étudiée par les auteurs mentionnés ci-dessus, de mettre en évidence les nouvelles logiques du travail qu'elle suppose.

Le mouvement du logiciel libre prend forme au tournant des années 70-80, au moment ou apparaît l'ordinateur personnel. Les sociétés informatiques décident de privatiser le code et d'introduire des closes de confidentialité auprès des employés. Ainsi l'accès au code source, qui permettait de modifier, d'améliorer les programmes est largement restreint ce qui empêche donc les communautés d'informaticiens de collaborer autour de l'écriture et l'évolution de ceux-ci. En réaction à ce mouvement de privatisation des contenus, certaines figures du monde des TIC vont donc développer des systèmes entièrement libres pour « revenir aux sources » de ce qui a façonné l'informatique, à savoir la collaboration. Au cours des décennies suivantes, le mouvement va évoluer et se structurer à travers des projets de systèmes d'exploitation, des fondations, des licences... et quelques personnalités comme Richard Stallman (informaticien au MIT à l'origine du GNU) ou encore Linus Torvalds (père de Linux). Le fait que le mouvement du libre se soit développé en réaction contre les pratiques commerciales et les grandes sociétés de l'informatique, ne veut pas dire qu'il n'est resté qu'un épiphénomène contestataire. Aujourd'hui, les projets GNU et Linux combinés forment un système d'exploitation complet qui « a acquis une solide réputation de fiabilité, et est devenu le concurrent principal de Windows. » (Broca, 2008:8).

Selon Pekka Hinamen, chercheur finlandais auteur de « L'éthique hacker et l'esprit de l'ère de l'information » paru en 2001, les pratiques et valeurs véhiculées dans le monde du logiciel libre ont données naissance à une « nouvelle éthique du travail ». Ce travail, qui consiste à bricoler, créer, inventer, modifier... est conçu par les hackers (ici entendu comme membre du mouvement du logiciel libre et non comme la figure médiatique du pirate malveillant), comme une activité passionante, un « plaisir jubilatoire d'expérimentation et de construction » (Dutertre, 2001, 6). En ce sens, la conception du travail s'éloigne du devoir moral ou du rapport financier que l'on retrouve sans l'éthique protestante. Yann Moulier

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Boutang reprend, au travers de sa thèse sur le capitalisme cognitif, les grandes lignes des recherches de P. Hinamen. Pour lui, le mode de production émergeant serait basé sur « le travail de coopération des cerveaux réunis en réseau » (Boutang, 2007, p.95). L'entreprise n'est plus l'unique centre nerveux productif puisque l'activité se dessine au travers des interactions, des communications, des inventions permises par un système ouvert où chacun y injecte son expertise dans un but d'oeuvre collective.

Les deux auteurs partagent un point de vue : avec la généralisation des TIC dans l'ensemble du tissu productif et l'avènement d'une société où la diffusion du savoir des connaissances, des innovations jouent un rôle majeur, l'éthique du travail développées par les adeptes du libre constitue un exemple hors pair. « Les communautés de développeurs du libre auraient inventé le mode de production caractéristique de ce nouveau régime économique. » (Broca, 2008:27). Ainsi, ces communautés seraient des avant-gardes, annonçant une nouvelle manière de concevoir le travail et ceci à l'échelle de la société (et non plus cantonnée au simple secteur de l'informatique). Malgré de nombreuses objections quant aux risques « d'extrapoler des tendances partielles » spécifiques à un secteur de pointe, Yann Moulier Boutang reste fidèle à son raisonnement quant aux mutations du capitalisme: il ne s'agit pas d'affirmer un changement radical et homogène mais bien « d'entrevoir des trajectoires d'évolution. » (Op.cit : 29). Aussi, nous prenons le parti dans le cadre de notre recherche sur le coworking de nous appuyer sur ce raisonnement. En nous intéressant aux nouvelles formes et représentations du travail, nous tentons de tester les espaces coworking comme laboratoires du travail de demain, de voir comment au sein de ces espaces émergent et se laissent entrevoir les dynamiques du capitalisme cognitif comme « régime en devenir ».

A ce titre, il nous semble intéressant d'invoquer la question, bien que controversée, de la « classe créative » qui a été introduite par Richard Florida dans « The rise of creative class ». Devenu un best-seller aux États Unis, cet ouvrage introduit donc la notion de classe créative qui a suscité un grand intérêt auprès des décideurs publics ainsi qu'au sein des communautés scientifiques. Cette « classe » serait représentée par « l'ensemble des individus

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engagés dans des processus créatifs ou d'innovation dans le cadre de leur profession. » Bien qu'il s'agisse d'un « ensemble social des plus composites dont les contours sont au demeurant assez flous » (Roy-Valex, 2006 : 5) et que la notion manquerait de rigueur sociologique, elle permet cependant de mettre en évidence l'émergence d'un « groupe social, hétérogène du point de vue des catégories socioprofessionnelles mais dont les membres partagent les mêmes types de rapports à la connaissance, au travail, voir à la vie quotidienne [...] Ils ont tous en commun d'avoir à créer, c'est à dire réaliser des choses qui n'existaient pas, imaginer des solutions, formaliser des problèmes nouveaux, à inventer, innover.» (Op.cit.). Les valeurs fondatrices réunies sous les 3T (Talent, Tolérance, Technologie), reprennent les principales critiques à la base du développement des nouvelles modalités du travail qui animent les communautés du logiciel libre comme les décrit Pekka Hinamen, tout en l'étendant à une catégorie plus vaste qui serait porteuse d'un renouveau socio-économique dans le cadre du capitalisme cognitif. Malgré les critiques parfois virulentes quant à la construction théorique de la classe créative, il semble cependant pertinent de voir en quoi cela nous permettrait de définir et donner de la consistance à ce que nous appelons « coworkers ». Nous avons vu au début de ce mémoire, que les coworkers ne semblaient pas ou peu être définis par leur profession. Bien qu'il existe désormais quelques études des publics du coworking selon le secteur professionnel8, il nous paraît plus juste de caractériser cette population de travailleurs par un état d'esprit, un ethos spécifique plus que par un métier. Or c'est bien ce glissement que la théorie de la classe créative invite à opérer. Comme le relève Elsa Vivant, « la notion de classe créative n'est pas qu'une question de catégorie socio-professionnelle ; c'est aussi un état d'esprit. Lorsque [Richard Florida] parle de créativité, il entend toute forme possible de créativité qui interagirait et se nourrirait les unes des autres. » (Vivant, 2006, p.2). Au même titre, P.M Menger englobe les artistes, ingénieurs et scientifiques pour caractériser une avant-garde, un noyau scellé par un nouveau rapport au travail plus mobile, créatif, inventif, flexible... (Menger, 2007). Pour lui, ce modèle social que l'on retrouve chez les hackers est similaire à ce qui anime les milieux artistiques et ceci depuis des siècles. Tout comme les hackers, les artistes développeraient des modalités de travail « de plus en plus revendiquées comme l'expression la plus avancée des nouveaux modes de production et des nouvelles relations d'emploi engendrés par les mutations récentes du capitalisme. » Le parallèle effectué entre hackers et artistes est intéressant pour nous puisque nous retrouvons ces deux

8 Voir par exemple les résultats du sondage mené à échelle européenne en 2012 par Deskmag, accessibles via le site www.deskmag.com

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composantes dans la genèse du coworking. Il est d'ailleurs courant d'être confronté à une hésitation quand aux sources du coworking, certains invoquant la Silicon Valley et ses communautés d'informaticiens, d'autres remontant jusqu'aux ateliers d'artistes. Par exemple, la Mutinerie, espace de coworking parisien explique sur son site internet : « Les ateliers d'artistes qui apparaissent au XIXème étaient proches des espaces de coworking modernes : des espaces qui regroupent des individus mettant en commun des ressources et échangent des idées pour nourrir leur activité. »9 avant de poursuivre plus loin, « les acteurs de la révolution des NTIC sont à l'origine de multiples pratiques collaboratives ; ce sont eux qui ont lancé les premiers barcamps, les premières Jelly10 et créé les premiers espaces de coworking. » Les deux positions ne sont donc pas antagonistes et il ne me semble pas impératif de trancher. Au contraire, cette double généalogie est un des points intéressants du coworking. Les espaces de coworking seraient le point de convergence des avant-gardes, des alternatives au travail moderne tel que nous l'avons défini et un des lieux plébiscités par une classe créative « naturellement attirée par ces lieux de vie favorable aux phénomènes d'émergence dont elle renforce le dynamisme et l'attractivité dans un cercle vertueux favorable à l'innovation, au partage et aux synergies. » (Genoud, Moeckli, 2010, p.5)

Il convient ici de définir les contours des modalités de travail telles qu'elles sont développées par une classe créative hétérogène mais animée par des valeurs similaires et qui a notamment trouvé dans les nouvelles technologies, les outils nécessaires à leur réalisation et dans les espaces de coworking, un cadre adéquat. Le développement suivant nous permettra par la suite, en rapport avec notre cas d'étude, de voir comment les EC sont une manifestation concrète des aspirations individuelles et collectives liées au travail et donc, comment ils s'inscrivent dans la « grande transformation » du capitalisme.

9 www.mutinerie.org/qu-est-ce-le-coworking/#.U-J3DEg2lb0 (consulté le 28/07/14)

10 Les barcamps sont des rencontres ouvertes, des ateliers-événements participatifs ou chacun est amené à créer au travers de ses interventions le contenu de la rencontre. Une jelly est un concept de travail en commun dans un cadre inhabituel. On peut l'assimiler à la forme événementielle du coworking. ( www.zevillage.net, consulté le 28/07/14)

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3.2.2 Les nouvelles frontières du travail

a) Rapport au(x) temps

Les frontières temps de travail, temps libre s'estompent. Si, sous la société capitaliste industrielle le partage du temps était envisagé de façon mécanique et binaire (l'un définissant l'autre par soustraction), le capitalisme cognitif modifie les lignes temporelles. Alors qu'un mur était érigé entre l'univers personnel et l'univers professionnel, la tendance encouragée par les nouvelles technologies est à l'agilité, la superposition (voire la confusion) entre les temps privés et les temps de travail. Ainsi, l'efficacité économique, la mesure et la définition même du travail deviennent plus confuses puisque non bornées aux repères temporels classiques imposés par la division du travail sous l'ère industrielle (Vercelonne, 2008, p.10).Une étude menée en 2007 par la sociologue Patricia Vendramin intitulée « Temps et travail » en vient à ces mêmes conclusions : « les activités sont de plus en plus désynchronisées, le temps de travail [...] envahit des plages horaires de plus en plus étendues » (Vendramin, 2007, p.13) . Selon l'auteur, ce brouillage des repères est notamment dû aux réalités d'un marché mondial et en réseau : « Organisation en flux tendus, stratégies axées sur la clientèle, travail par projet, politiques du zéro délai, zéro stock, zéro défaut, autonomie et responsabilisation, nouvelles technologies, sont autant de dispositifs qui,de manière convergente, ont modifié le rapport au temps de travail et transformé les rythmes de travail. » (Op.cit). En effet, si le travail se dilue dans le temps, il gagne aussi en densité. C'est ce qu'on appelle l'intensification du travail, notamment poussée par les TIC qui entretiennent une « culture de l'immédiateté ». (Rapport Digiwork)

Un autre effet à noter, concerne les temps sociaux. Par temps sociaux, il faut entendre les étapes successives censées forger un parcours professionnel au long de la vie, de la formation initiale à la retraite. La structure temporelle de la vie active est bouleversée car « le temps de travail a objectivement perdu la place centrale qu'il occupait par rapport aux autres temps sociaux dans la société industrielle moderne. Le temps de travail constituait le grand principe organisateur dont les autres temps sociaux dépendaient. » (Sue, 1995:16). Aujourd'hui, la formation gagne en importance et s'étend dans le temps avec par exemple la

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mise en place de la formation continue, mais aussi de manière générale le développement de pratiques individuelles pour acquérir de nouvelles compétences (cours en ligne, forums, workshops, ateliers, stages...). La capacité d'apprentissage étant une des clés du capitalisme cognitif (Moulier Boutang, 2010), l'intégration de temps de formation tout au long de la vie devient facteur de compétitivité sur le marché du travail (Azais et.al, 2001, p.130).

De plus, étant donné le développement des formes atypiques de travail, la carrière est envisagée de plus en plus de façon discursive. Il devient difficile d'imaginer un temps plein dans la même entreprise sur trente ans de vie active. Le changement serait devenu la norme, développant ainsi l'individualisation des parcours, des compétences et du rapport au travail. Le recul du contrat à durée indéterminée s'observe par exemple en France depuis une vingtaine d'années, au profit des formes de travail plus flexibles, qu'il s'agisse de contrats à durée déterminée, du temps partiel...A ceci, rajoutons plus largement que la tendance est depuis les années cinquante à la réduction du temps de travail dans les pays développés questionnant sa centralité et son rôle structurant par rapport aux autres temps sociaux (Bouvier, Fatoumata, 2010). L'articulation des temps sociaux, bien qu'en partie dépendant de la conjoncture du marché de l'emploi, devient alors en quelque sorte une entreprise individuelle, entre négociation, valorisation et gestion de carrière. Le travailleur devient « employeur de son propre travail » (Gorz, 2001:12), amené à configurer lui-même sa trajectoire professionnelle selon des modalités plus souples, plus libres. Certains auteurs parlent alors d'une nouvelle théorie des carrières (Arthur, Rousseau, 1996 ; Cadin et.al., 2003) autour du concept de « carrière nomade » ou « carrière sans attaches ». Ces deux expressions traduisent une vision du parcours professionnel caractérisé par un « lien faible avec l'entreprise et un accent important sur l'autonomie et l'engagement. » (Vendramin, 2007:13).

b) Rapport à l'espace :

Les technologies ont rendu possible le principe d'ubiquité. C'est à dire que la présence physique n'est plus la condition sinéquanone du travail. Communiquer, travailler n'importe où et n'importe quand était notamment l'une des pierres angulaires des expériences de télétravail. L'individu, à partir du moment où il a accès à un équipement technologique adéquat, peut s'affranchir des contraintes spatiales dans le cadre de son activité. « La coprésence n'est plus

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qu'une modalité parmi d'autres du lien professionnel ; présence et distance s'entremêlent sans cesse dans les relations de travail. » (Vandramin, 2007:31). L'unité de lieu n'est donc plus inhérente au travail ce qui se concrétise par l'avènement de formes de travail plus diffuses, nomades et en réseau, rendues progressivement possibles grâce aux usages des TIC. Cependant, il faut prendre un certain recul avec les thèses qui ont annoncé dans les années 90 la fin des territoires, des villes, des frontières etc...(Badie, 1995). Il a depuis été démontré que sous les effets de la mondialisation et de la diffusion généralisée des TIC, nous n'assistions pas tant à la la disparition des territoires mais plutôt à une « déterritorialisation » et « reterritorialisation » des espaces (Moulier Boutang, 2002, 4). C'est également ce que les géographes de l'innovation soutiennent en invitant à penser la « crise du principe de territorialité » sans pour autant remettre en cause toutes les formes de territorialisation car « il est, au contraire, permis de penser que lorsque les activités et les acteurs économiques se seront libérés des contraintes spatiales, la dimension spatiale sera encore plus importante qu'aujourd'hui. » (Feldman, 2002 :40). La grande révolution ne serait donc pas dans l'abolition de l'espace physique mais plus dans l'abolition de la distance ou encore l'abolition de la « tyrannie de la distance » (Op.cit). En d'autres termes, le travailleur connecté qui subit de moins en moins les contraintes liées aux déplacements, aux heures de présence, à la localisation même de son activité, jouit de nouvelles libertés qui modifient son rapport à l'espace et à son lieu de travail. Il naît de cette transformation une réalité complexe entre « processus concomitants de dispersion et de concentration » (Moriset, 2014, p.4). Par exemple, alors que l'économie immatérielle semblait propice à l'éclatement géographique des travailleurs dans les territoires ruraux notamment avec les pratiques de télétravail, il a été prouvé que les centres urbains sont toujours, voire de plus en plus, le lieu privilégié, notamment par la classe créative. (Op.cit) Pourquoi ? Pour certains auteurs qui se sont penchés sur le renforcement paradoxal du poids des villes depuis la révolution numérique, étant donné l'éclatement de l'unité de temps et de lieu des activités économiques, les individus seraient davantage sensibles au cadre de vie dans son ensemble. Les métropoles seraient grâce à l'offre culturelle, les lieux de convivialité (bars, restaurants etc...), les réseaux de transport performants, ou encore l'accessibilité des services publics, les espaces les plus attractifs. (Moriset, 2014).

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Cette attente en terme de cadre de vie se répercute sur l'espace de production (espace de travail). Étant donné la pénétration du travail dans la sphère privée et vice-versa, on remarque que l'espace de travail est envisagé différemment. A titre d'exemple, une étude menée auprès de 500 étudiants d'une grande école française offre des résultats significatifs11 quant aux attentes d'une génération de jeunes diplômés, engagés dans des carrières intellectuelles . Les futurs entrants sur le marché du travail plébiscitent un lieu de travail en centre ville, un bureau «qui ne ressemble pas à un bureau », agréable à vivre, proche du domicile. Ils se dressent en bloc (93%) contre le bureau classique et le cloisonnement individuel (73%). Ils envisagent des formes de travail mobiles, mais ne sont pas prêts à travailler n'importe où. En bref, un espace de coworking ?

c) Rapport à la production :

La définition de « productif » comme celle d' « improductif » perd de sa consistance, les deux s'interpénètrent. « Le rôle central que tendent désormais à jouer, dans la production, l'intelligence (collective), et d'autres facultés humaines attachées à la subjectivité des travailleurs et à la socialité permet de comprendre l'effacement progressif de la distinction entre travail et hors-travail » (Amsellem, 2013, p.215). Les qualités primordiales ne seraient plus de l'ordre de la force ou la résistance physique face à une situation de travail usante, mais bien cognitives. La capacité créatrice, d'invention, d'innovation, d'improvisation sont les compétences spécifiques aux nouvelles formes du capitalisme, ce qui modifie le sens du travail mais surtout l'investissement individuel qu'il sous-entend. Les auteurs parlent alors de « production de l'homme par l'homme » (Op.cit) ou de « production de soi » (Gorz, 2002) dans le sens où l'individu est intégré au marché du travail avec « toutes ses aptitudes et compétences acquises et développées, au-delà de l'entreprise et même de l'éducation formelle, dans les interactions quotidiennes, résultent de l'expérience commune de la vie en société. » (Gollain, 2010:23). On retrouve ici, dans le cadre productif, l'effacement progressif des frontières entre privé-professionnel. Si les deux sphères temporelles se chevauchent désormais, par extension, il est de plus en plus compliqué de distinguer ce qui dépend du travail et du loisir, ce qui s'insère dans une logique économique ou non. Car si les attentes

11 Enquête menée en juin 2013 par la Chaire Immobilier et Developpement durable de l'ESSEC, sous la direction du professeur Ingrid Nappi-Choulet auprès de 492 étudiants de ESSEC Grande Ecole. http://www.huffingtonpost.fr/sylvia-di-pasquale/open-space-travail_b_4673522.html (consulté le 19/07/14)

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envers les travailleurs sont de plus en plus variées et non bornées au strictes compétences opérationnelles, les individus eux aussi développent plus de critères quant au contenu de leur travail. Ils recherchent désormais un travail qui soit « intéressant, amusant, source d'apprentissage et de réalisation personnelle. » et ce « travail, alliant passion, plaisir et recherche d'épanouissement personnel, rentre mal dans un cadre trop formalisé » (Vandramin, 2007:20). Autrement dit, la dimension expressive du travail gagne en importance s'inscrivant dans « un projet plus large, guidé par la réalisation de soi. » (Op.cit.)

De plus, le travailleur du capitalisme cognitif est polyvalent. De par son parcours professionnel qui regroupe des expériences de plus en plus variées et sa formation de plus en plus complète, l'individu est amené à mobiliser un ensemble de compétences et de talents sur un éventail de plus en plus large. Les tâches se diversifient et demandent une adaptation constante de la part du travailleur. C'est également le cas si l'on considère l'évolution constante et soutenue des technologies numériques. Les versions de logiciels, les nouvelles applications, les nouveaux terminaux recquièrent d'une part un socle de qualifications conséquent mais aussi une capacité d'apprentissage autonome, de « débrouillardise ».

d) Rapport à la hiérarchie :

Suite à l'éclatement des cadres référenciels du travail moderne, le rapport à la hiérarchie est modifié. Premièrement, le nivellement est moins important, dû notamment à une élévation généralisée du niveau de formation. Le caractère intellectuel, cognitif, du travail, fait pencher vers une complémentarité des travailleurs plus que vers une organisation verticale faite de relations de subordination. Deuxièmement, nous l'avons vu plus haut, l'autonomie et l'individualisation sont désormais deux caractéristiques importantes du travail. Les rapports hiérarchiques sont alors assouplis, plus informels. Dans le secteur des TIC « l'accessibilité des hiérarchies fait partie d'une politique plus générale misant sur la qualité des relations sociales. La communication est importante, dans une logique de partage de l'information. Une bonne coopération est essentielle» (Vendramin, 2007:14). L'assouplissement des relations hiérarchiques s'inscrit dans cette logique d'affaiblissement du modèle de la grande firme à organigramme pyramidal. Ce basculement a notamment été illustré par Raymond via le modèle de la cathédrale et du bazar. Selon l'auteur, « L'une des

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transformations les plus fortes qu'internet et les technologies de l'information ont favorisées est le renforcement de pratiques sociales et d'organisations "horizontales". Elles sont à l'oeuvre dans les relations d'autorité et de hiérarchies dans de nombreux domaines et voient la fragilisation progressive des formes les plus verticales. » L'organisation du travail suit cette logique, privilégiant les forces de coopération, de travail en équipe autour de projets plutôt qu'une fragmentation hiérarchique de la production. Il en ressort une forme de « bazar » ou de « chaos », plus complexe, moins lisible. Cela ne veut pourtant pas dire qu'il n'y a pas d'organisation. Simplement, cette organisation s'invente et se négocie au gré des projets et des collaborateurs ; elle est co-construite plus qu'imposée, et critique, par rapport à l'organisation scientifique du travail dans le sens où cette dernière ne permet pas l'affirmation et l'autonomie des individus. Pekka Himanen en étudiant l'éthique du travail en vigueur dans l'univers hacker formule clairement cette critique (Himanen, 2001) :

« La culture qui consiste à contrôler le temps de travail est une culture dans laquelle on considère les adultes comme des êtres incapables de prendre en main leur existence. Elle conçoit qu'il n'y a qu'une poignée de personnes suffisamment mûres au sein de certaines entreprises et administrations pour se prendre en charge et que la majorité des adultes ne peuvent pas faire de mêmes sans être couvés par ce petit groupe doté de l'autorité. Dans cet environnement, la plupart des êtres humains se trouvent condamnés à obéir. »

e) Rapport au collectif :

Pour toutes les raisons que nous venons d'exposer ci-dessus, le rapport au collectif est modifié, tout simplement parce que le collectif n'est plus ce qu'il était à savoir « une entité stable, bien délimitée, fruit d'une coopération fine, de règles formelles et de codes implicites. » L'environnement social, technique et organisationnel qui émane du monde professionnel des TIC suggère une nouvelle lecture. Patricia Vendramin met en évidence le paradoxe que l'on pourrait y voir : d'un côté l'accent est mis sur l'individualité. Travailler à l'heure de l'immatériel recquiert un ensemble de capacités cognitives qui suppose une implication subjective. L'individu développe alors une vision plus personnelle de son travail puisqu'il y investit sa personnalité, ses facultés « cognitives mais également expressives et affectives » (Gollain, p.2). Les parcours sont eux aussi de plus en plus individuels sur un mode projet, mouvants dans le temps et l'espace. En bref, alors qu'une partie de la littérature tend à se focaliser sur l'individualisation des conditions de travail et d'emploi et donc

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relativiser la dimension collective du travail, des éléments d'étude notamment du secteur des TIC démontrent qu'au contraire, on retrouve un désir « d'être ensemble au travail, de créer des « nous » [...], une volonté et un besoin constants de s'associer aux autres à la fois pour réaliser l'activité professionnelle mais aussi pour porter un projet personnel. » (Vendramin, 2007: 27). L'opposition individu/collectif n'est pas pertinente. Il faut percevoir les nouvelles formes de collectif et les nouvelles forme de vivre le collectif qui permettent l'expression des individualités. Ainsi, Patricia Vendramin élabore la notion de « nomadisme coopératif » (Vendramin, 2007) inspirée du concept « d'individualisme coopératif » de C.Thuderoz développé dans un cadre pourtant tout autre, celui de l'industrie métallurgique et sidérurgique. Dès le milieu des années 90, l'auteur observait sur les différents sites étudiés l'importance des aspirations individuelles dans les formes de coopération au travail. Il propose de caractériser la nouvelle attitude au travail par la combinaison paradoxale de la subjectivation de l'individu (sa capacité à dire « je » et à affirmer son projet personnel) et de sa capacité à « tisser des liens, échanger, à communiquer avec d'autres individus ». (Thuderoz, cité par Vendramin, 2007: 29). Cette manière d'envisager le collectif ne veut pas dire qu'un individualisme féroce vampirise les solidarités collectives. « Si l'histoire personnelle et la trajectoire individuelle sont ce qui donne du sens à la situation professionnelle de chacun, cela ne signifie pas qu'il soit fait une utilisation fonctionnelle de l'autre. L'engagement dans un collectif c'est aussi une attente de convivialité, de relations « vraies », une passion partagée pour un travail et un respect de l'autre. » (Op.cit.:33) Encore une fois, il faut saisir là l'apparition de nouvelles formes de solidarités plus complexes et diffuses, plus éphémères selon des parcours individuels différenciés.

A l'heure des TIC, de l'éclatement de l'unité de temps et de lieu du travail, le rôle de la technique dans la constitution des formes collectives a constitué un vaste champ d'études. Mais plutôt que d'étudier la technique en tant que telle, il semble plus pertinent dans le cadre de notre définition d'un idéal-type du travail, de voir les formes de coopération et de collectif qu'elle permet de mettre en oeuvre. En d'autres termes, il est nécessaire de se pencher sur les usages des TIC dans le tissage des solidarités, d'observer comment l'humain s'approprie la technique pour constituer des nouvelles formes collectives. Comme le soulignent à leur tour les auteurs du capitalisme cognitif, « Les TIC ne peuvent correctement fonctionner que grâce à un savoir vivant capable de les mobiliser » (Negri, Vercellone, 2008) sans quoi, elles ne

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seraient qu'une ressource stérile. Dans ce sens, P.Vendramin propose de dégager plusieurs traits caractéristiques des collectifs de travail comme ils se dessinent dans le secteur des TIC grâce à l'appropriation des nouveaux outils de communication et des nouveaux modes d'organisation.

? Ubiquité : les collectifs sont des réseaux d'interconnexions réelles et virtuelles. Le nomadisme ici suggère le mouvement, la dynamique et la superposition des relations de présence et distance rendue possible par les usages des TIC. Le collectif de travail n'est plus dépendant de l'espace physique : « L'avènement des moyens de communication a instauré la coopération au-delà de la coprésence et une conscience du collectif qui n'est pas forcément ancrée à un espace. La coprésence n'est plus qu'une modalité parmi d'autres du lien professionnel » (Vandramin, 2007: 31).

? Malléabilité: les frontières sont redéfinies au gré des projets. C'est l'activité en commun qui fait le lien, dans le présent, sans réelle projection sur le long terme.

? Hétérogénéité :les individus engagés ont des statuts variés, des formations et des parcours diversifiés. Les cercles professionnels s'entrecroisent et ne sont plus autant hermétiques. Naissent ainsi des modes de coopérations nouveaux au delà des appartenances pré-établies, motivés par la réalisation du projet, l'atteinte des objectifs, la mobilisation des ressources.

Par extension, l'engagement dans un collectif n'est plus le même. L'individu s'engage dans un collectif avec des attentes personnelles et une certaine exigence quant à ce que cela peut lui apporter. Si le travail cesse d'être intéressant, épanouissant, l'idée de nomadisme suggère qu'il n'est pas exclu de rompre avec le collectif pour partir vers d'autres espaces professionnels. Deuxièmement, l'engagement n'est pas unique et exclusif. Nous avons vu plus haut que les travailleurs sont désormais amenés à construire leurs parcours individuels de manière discursive au gré des opportunités, des expériences et des réseaux auxquels ils adhèrent. Ainsi, « Les engagements sont liés à des projets [...] le travail par projet permet aux individus de construire leurs propres « réseaux de mobilité » et « carte d'employabilité » (Op.cit. :34). Ces engagements sont donc inscrits dans le temps, motivés par des choix personnels en fonction de ce qu'ils apportent en terme d'épanouissement et de construction de

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l'identité professionnelle. Et le fait que l'engagement repose sur un choix plutôt que sur des appartenances communautaire, modifie le rapport de l'individu au collectif. Selon J. Ion et B. Ravon :

« Les individus jouent un rôle de plus en plus actif dans la création et l'animation collectives [...] La nature du lien social qui se donne à voir dans des collectifs éphémères et non forcément structurés ne peut en effet être analysée dans le cadre habituel de la société des individus, lorsque l'engagement est pensé comme une intégration sociale dans une identité collective [...] En effet, nombre de caractéristiques contemporaines de l'engagement relèvent d'un fonctionnement en réseau, en ce qu'elles ne contribuent aucunement à fixer les limites de l'unité sociale du groupement. » (Ion et Ravon, cité par Vendramin, 2007 : 37)

IV) Concusion partielle : Une mise en capacité ?

Cet état des lieux des mutations en cours permettent de faire un parallèle avec ce que les EC promeuvent en tant que tiers-lieux professionnel. A savoir un espace où se vivent et s'expérimentent ces nouvelles formes de travail, plus souples, plus horizontales, plus collectives aussi, tout en insistant sur l'individu et sa subjectivité. Avec le redessinement des frontières que l'on a évoqué ci-dessus, l'idée de « mise en capacité » des individus semble celle qui donne cohérence à cet idéal-type. Par « mise en capacité », nous évoquons le phénomène de transition du travailleur agent au travailleur acteur, nous référant aux définitions du sociologue André Akoun : « Par agent, on désigne l'individu qui exécute une tâche, qui est essentiellement déterminé à agir par des conditions qui lui sont imposées. Par acteur, on désigne l'individu qui agit selon ses propres desseins, selon ses propres motivations. » (Akoun, cité par Noseda, Racine, 2009:7). Ce que nous voulons dire, c'est qu'après l'ethos du travail moral, puis l'affaiblissement de celui-ci sous l'ethos de l'épanouissement, le travail semble être sujet à une revalorisation symbolique placée sous le thème de l'expression et l'affirmation de soi. Les choix personnels que ce soit en termes de formations, de lieux, d'horaires, de collègues, les formes d'implications subjectives que l'on observent dans les modalités de travail de la classe créative nous amènent à considérer l'affirmation d'un « ensemble des valeurs, des attitudes et des croyances relatives au travail qui induisent une manière de vivre son travail au quotidien » (Mercure,Vultur, 2010:2), c'est à dire d'un ethos particulier, propre au capitalisme cognitif, qu'il convient de tester au travers du

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coworking. Ici déjà se profile une des hypothèses que nous développerons ultérieurement : Les EC seraient le lieu de déploiement d'un nouveau rapport de l'individu au travail, un lieu où le travail n'est plus subi mais négocié selon des trajectoires personnelles, un désir d'accomplissement, de lien social ; où le travailleur devient acteur et se libère des schémas pré-établis de l'organisation du travail. Après l'individu-producteur, l'individu-consommateur, l'individu acteur ?

4.1 Quête de sens et Nouvel esprit du capitalisme

« L'expressivité, l'autonomie et le partage se sont dispersés dans des usages de plus en plus multiples, socialement divers et culturellement hétérogènes. Si bien que ce qui avait valeur d'émancipation dans un monde-à-soi est parfois regardé comme aliénation conformiste dans un monde où les valeurs culturelles de 68 se sont largement diffusées et où les intérêts marchands ont épousé les revendications de l'individualisme contemporain. » (Cardon, 2012, p.28)

Là est l'ambiguïté du capitalisme cognitif tel qu'il a été conceptualisé par Yann Moulier Boutang. Tout en l'inscrivant dans la longue histoire du capitalisme, il insiste pourtant sur sa qualité intrinsèque à surpasser le capitalisme. Pour lui, « il possède un côté libérateur, émancipateur [...] et porte bien en lui une clôture du capitalisme. » (Boutang, 2009:3). A ce titre, la mobilisation de la théorie développée par Luc Boltanski et Eve Chiapello en 1999 dans leur ouvrage Le Nouvel esprit du capitalisme, nous offre des éléments pertinents pour remettre en question l'idée d'une « clôture du capitalisme ». Pour les deux auteurs, la critique du capitalisme a revêtu deux formes essentielles : la « critique artiste » (le capitalisme est facteur d'oppressionn d'un désenchantement du monde et s'oppose à la liberté, la créativité) et la « critique sociale » (le capitalisme est source d'inégalités et de misère). La spécificité du système capitaliste fait qu'il a développé la capacité de se servir de ces critiques pour se regénérer. A ce titre, les revendications exprimées par les mouvements sociaux et étudiants de mai 68 autour des thématiques de libération qui ont façonné la critique artiste se retrouveraient dans la métamorphose du travail. Il n'est pas exagéré de soutenir en effet que les nouvelles valeurs qui semblent animer la classe créative seraient en accord avec l'esprit libéral contemporain. L'individu acteur, l'individu entrepreneur de sa vie est une figure clé de ce capitalisme cognitif. L''investissement subjectif au travail, l'autonomie et l'esprit d'initiative la principale source de valorisation du capital. Si nous suivons cette logique, le

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capitalisme cognitif pourrait être cette mue du capitalisme ayant absorbé des idéaux d'une génération opprimée. Mais la thèse de L.Boltanski et E.Chiapello ne s'arrête pas là puisqu'elle porte un regard nuancé sur ce Nouvel esprit du capitalisme. Ce qui était liberté serait devenu injonction. Injonction à s'épanouir, s'exprimer, à être soi... En définitive, les auteurs mettent en lumière des nouvelles formes d'opressions et de contraintes dûes à la récupération des valeurs de la critique artiste. Le projet de libération de la critique artiste s'est exprimé sous la forme d'une « émancipation par rapport à toute forme de détermination susceptible de limiter la définition de soi et l'autoréalisation des individus » (Boltanski, Chiapello, 1999, p.578). Or, les gains de libération se seraient traduits par des vagues de précarisation et des formes de « dépendances systémiques ». De l'autonomie à la solitude, il n'y a parfois qu'un pas.

Nous ne contestons pas ces apports qui ont selon nous permis d'analyser en profondeur les évolutions de la société contemporaine et d'y porter un regard plus nuancé. Cependant, à l'aune de ce que nous avons pu entrevoir à travers cet état de l'art, la thèse du Nouvel esprit du capitalisme soulève un point important qu'il convient de mettre en perspective. Le modèle capitaliste se regénère en se nourrissant des critiques qui lui sont adressées. Au terme de leur conclusion, Luc Boltanski et Eve Chiapello invitaient à « ouvrir le champ des possibles » en posant de nouveau un regard critique sur la société.

Le capitalisme cognitif comme nous l'avons étudié au cours de notre état de l'art s'articule autour d'un projet de mise en capacité qui questionne l'idée de libération telle qu'elle s'est manifesté au travers de la critique artiste. Le but de notre recherche sur les espaces de coworking est d'interroger la notion de travail selon les modalités d'un capitalisme renouvelé. Mais la question du « travail libéré » reste ambigüe. Nous admettons que le capitalisme cognitif n'est pas l'avènement d'un monde du travail sans contraintes. Celles-ci peuvent être exogènes (rythmes de travail, concurrence, ...) ou endogènes (investissement personnel croissant, ambitions...). Nous soutenons par ailleurs que des initiatives commes le coworking peuvent non pas effacer les contraintes, mais plutôt s'en saisir pour proposer un environnement en adéquation avec les projets de vie, d'expression et de réalisation de soi. Comme le souligne M.Vultur, « nous sommes [aujourd'hui] en présence d'un jeu entre contraintes et espaces de liberté. Ce jeu crée des potentialités diverses et suppose que les

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individus soient outillés pour s'en saisir positivement sans pour autant en faire d'eux des victimes. » (Vultur, 2010 : 17). Le cadre du capitalisme cognitif envisage un nouvel « horizon de sens » où chaque individu serait acteur de son travail. Les espaces de coworking en tant que manifestation de la métamorphose du travail nous permettent de tester la réalisation mais aussi les limites du projet du capitalisme cognitif. Car si les travailleurs cognitifs profitent de plus amples possibilités dans la poursuite de leurs buts et d'une extension du contrôle sur leur vie, cela semble également induire une surresponsabilisation des individus, l'injonction à l'initiative et à la performance (Cavalli, 2007 : 30). La thèse du nouvel esprit du capitalisme nous invite à étudier les EC au coeur de cette ambivalence.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery