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Accueil et influence d'a rebours dans la littérature fin-de-siècle


par Nada Arfaoui
Université de Nantes  - Master de recherche en littérature française et comparée  2018
  

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III- L'art-cure

Dans les trois ouvrages, les écrivains ont traité une branche de la psychologie dédiée à l'étude des phénomènes de création et de l'appréciation artistique dans une perspective psychologique autrement dit ils ont mis en avance les bienfaits de l'art sur leurs personnages, qui se présentaient avec des plaintes psychologiques. En effet, les trois héros trouvent dans la création artistique une cure provisoire à leur maladie psychique, en d'autres termes l'art représente désormais un refuge, qui atténue l'acuité de la névrose.

L'équivoque de l'art s'explique parfaitement dans son double rôle. Bien que l'art produise à certains moments des effets indésirables sur la psychologie des personnages dans la mesure où les héros maladifs se servent de la création artistique pour pénétrer dans des problématiques inconscientes, qui convoquent la névrose, il est à la fois ce remède, qui les conduit à une transformation positive d'eux-mêmes.

Pour contourner ses malheurs, des Esseintes est toujours à la recherche d'un abri artistique, cela se voit tout d'abord dans l'attention excessive qu'il accorde au décor de sa maison. En effet, le héros huysmansien trouve que l'art est sa seule issue pour s'échapper à la vulgarité «au temps où il jugeait nécessaire de se singulariser, des Esseintes avait aussi créé des ameublements fastueusement étranges»1. L'art confère au personnage un sentiment de supériorité, qui lui apporte à tour de rôle une sorte de rassurement psychique et une tranquillité d'esprit.

Le personnage spleenétique trouve une compensation à son âme dolente dans différentes formes d'art, ce qui s'explique parfaitement dans les combinaisons artistiques qu'il invente. « Il s'installait alors dans celle de ces niches dans le décor lui semblait le mieux correspondre à l'essence même d'un ouvrage que son caprice du moment l'amenait à lire»2. Ce mariage artistique entre le décor et la lecture permet au personnage d'accéder à ses émotions refoulés et à y remédier momentanément.

La peinture a aussi joué un rôle majeur dans la résolution des difficultés psychologiques chez des Esseintes, l'exemple des tableaux de Gustave Moreau illustre parfaitement l'idée. En effet, ces toiles, tout en répondant aux attentes du personnage, pénètrent dans ses pensées les plus profondes et les libèrent «Dans l'oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait enfin réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange qu'il avait rêvée»3. La Salomé apparaît en conformité avec les espérances du sujet maladif, ce qui lui permet de se débarrasser de cette frustration de «ce type de la Salomé [...] [qui l'] obsédait depuis des années»4. Les tableaux de peinture fournissent à des Esseintes un moment d'oubli, qui lui permet de se

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.48

2 Ibid.

3 Ibid. P.91

4 Ibid.

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délivrer de ses démons intérieurs hantant sa quiétude psychique. L'art de la peinture dépasse sa simple conception d'art décoratif et acquiert une dimension plus large: les tableaux commutent désormais avec les amis parce qu'ils viennent consoler le héros esseulé «Mais là ne se bornaient point les achats de tableaux qu'il avait effectués dans le but de parer sa solitude»1.

Jean des Esseintes, ce décadent incapable de maintenir une vie sociale, recourt également à d'autres expressions artistiques pour apaiser sa névrose. Les estampes de gravures de Jan Luyken font pareillement l'affaire, des Esseintes se réjouit même de ce type d'«oeuvres pleines d'abominables imaginations, puant le brûlé, suant le sang, remplies de cris d'horreur et d'anathèmes»2. Même ces estampes terrifiantes sont aptes d'apporter un réconfort.

«Ces estampes étaient des mines à renseignements : on pouvait les contempler sans se lasser, pendant des heures ; profondément suggestives en réflexions, elles aidaient souvent des Esseintes à tuer les journées rebelles aux livres»3

Les représentations du monstrueux dans la scène artistique peuvent aussi combler le vide existentiel du personnage névrosé et animer son esprit. La laideur dans l'art fascine des Esseintes parce qu'il y voit se refléter ses souffrances et ses afflictions latentes.

La musique représente également une forme artistique thérapeutique. Le personnage, en s'adonnant à l'écoute de ses morceaux de musique préférée, parvient à calmer ses nerfs : «il avait éprouvé d'ineffables allégresses à écouter le plain-chant que l'organiste avait maintenu en dépit des idées nouvelles»4. La musique religieuse berce les nerfs du personnage et le tient loin des frustrations et des crises nerveuses. Jean des Esseintes n'apprécie pas n'importe quel art musical, il est très sélectif à ce sujet, pour autant il savoure tout de même «la musique profane»5. En effet, des Esseintes «ne se rappelait avec plaisir que certaines séances de musique de chambre où il avait entendu Beethoven et surtout du Schumann et du Schubert qui avaient trituré ses nerfs»6. La musique provoque chez le personnage des états de relaxation et de détente à la fois physique et psychologique. Ce cas-ci nous rappelle "La musicothérapie", qui est une forme de thérapie récente( apparue à la moitié du XXème siècle pour soulager les soldats de la deuxième guerre mondiale) utilisant la musique, le son et le rythme afin de maintenir le bien-être de l'individu.

La névrose de des Esseintes s'apaise aussi par la lecture des oeuvres archaïques et en particulier les ouvrages latins: «une partie des rayons plaqués contre le mur de son cabinet [...] était exclusivement couverte par des ouvrages latins»7. Le personnage huysmansien, en

1 Ibid. P. 96

2 Ibid. P. 97

3 Ibid.

4 Ibid. P.230

5 Ibid. P.232

6 Ibid.233-234

7 Ibid. P. 64

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se mettant à lire, rentre volontiers dans un état d'omission totale dans le sens où la lecture de Pétrone peut lui faire oublier sa névrose et le monde entier. L'utilisation thérapeutique de la lecture se saisit dans le chapitre III dans la mesure où Huysmans consacre ce chapitre tout entier pour parler des livres et la manière dont son personnage les conçoit. L'enchaînement et la longueur des phrases dans cette section traduisent cet état d'absorption dans lequel se trouve le personnage pendant ses lectures. La description minutieuse des livres et la profusion des exemples d'auteurs et d'oeuvres littéraires ne sont pas anodines en d'autres termes Huysmans use la forme pour mimer le fond.

La lecture est tout un art et les livres se métamorphosent à leur tour en oeuvres d'art «Pour l'attirer, une oeuvre devait revêtir un caractère d'étrangeté[...] il voulait, en somme, une oeuvre d'art et pour ce qu'elle était par elle-même et pour ce qu'elle pouvait permettre de lui prêter»1. Jean des Esseintes conditionne que les livres aient un aspect artistique pour avoir une valeur, cette mise en parallèle entre les livres et les oeuvres d'art laisse voir une idéalisation des livres.

L'art dans toutes ses expressions: peinture, lecture et musique libère la subjectivité du héros et favorise sa créativité. Dans le cadre d'un processus créatif, des Esseintes soumis à une forte influence artistique, part de ses malheurs et ses contradictions pour en faire ses propres expérimentations artistiques: la distillation des parfums. «Il avait toujours raffolé des fleurs, mais cette passion [...]s'était tout d'abord étendue à la fleur, sans distinction ni d'espèces ni de genres, avait fini par s'épurer, par se préciser sur une seule caste»2. Jean des Esseintes adore les fleurs, qui sont des productions odorantes et naturelles. En contrepartie, il trouve que tout ce qui est naturel est forcément désuet et moche, quant à lui le beau est l'équivalent de l'artificiel «l'artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l'homme. Comme il le disait, la nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels»3. Le personnage huysmansien trouve dans l'art de fabrication des parfums, un arrangement propice à ses caprices. Pour se détourner du naturel, des Esseintes opte pour un jeu de conversion dans les deux sens «après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses» 4 . L'influence de l'art sur le développement de la capacité d'expérimentation chez des Esseintes, est très apparente.

Il appert que, ces expérimentations artistiques permettent de restituer à la conscience la vérité cachée de soi dans le sens où le personnage recourt à ce champ d'expérimentation pour explorer les zones sombres de son moi. Le duc des Esseintes sollicite, par le truchement de certaines fleurs des souvenirs enfouis «il s'en fut tout bonnement visiter les serres de l'avenue Châtillon [...] revint [...]émerveillé des folies de végétation qu'il avait vues, ne pensant plus qu'aux espèces qu'il avait acquises, hanté sans

1 Ibid. P. 208

2 Ibid. P.122

3 Ibid. P.60

4 Ibid. P.124

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trêve par des souvenirs de corbeilles magnifiques»1. La création des parfums, «cet art admirable [qui] l'avait longtemps séduit»2 aide le personnage à s'échapper à ses ennuis maladifs et l'amène à se délecter provisoirement.

Dans l'oeuvre de Gourmont, il n' y a pas un point de différence à signaler avec À Rebours. En fait, l'art sert également à calmer les nerfs du personnage névrosé et à tenir son équilibre physique et psychique. Hubert se présente comme un personnage entiché de l'art dans ses différentes expressions. La névrose de Hubert provient en partie de sa conception personnelle de la vie dans le sens où il ne cesse de dénoter l'inutilité de cette dernière: « les trains ont un but ; la vie n'a pas de but [...] l'originalité de la vie de n'en a pas avoir, de but. [...] ainsi qu'à une vieille dentelle, le charme même de l'inutilité»3. Face à l'absurdité de sa vie, Hubert considère que l'art est l'essence même de l'existence «Rien n'existait, que l'Art, parce que lui seul, doué de la faculté créatrice, a le pouvoir d'évoquer la vie»4. L'art acquiert une dimension salvatrice, il est la seule chose au monde, qui est capable d'attribuer un sens à la vie humaine.

Le personnage de Sixtine raffole des livres : «Entragues aimait le voisinage des livres qui lui démontraient la probabilité de sa philosophie»5. Les livres développent la confiance en soi et l'amour de soi chez le héros dans le sens où le personnage reconnaît ses talents dans les ouvrages. Ces derniers représentent d'ores et déjà un objet d'éducation, qui renforce davantage l'estime de soi. Les lectures de Hubert se diffèrent complètement des lectures de des Esseintes car celles de Hubert sont "professionnelles" et ciblées, elles servent à nourrir l'imagination de l'artiste et à le mettre sur la voie de la créativité. La lecture se pose comme un calmant de stress parce qu'elle nécessite une attention et oblige donc le personnage à ne plus focaliser son esprit sur les tourments personnels «à feuilleter ses théologiens, Hubert retrouvait déjà un peu de cette paix qu'il convoitait».6

La lecture thérapeutique qu'on retrouve dans les oeuvres décadentes nous rappelle une pratique psychiatrique moderne, à savoir "la bibliothérapie" qui se définit comme suit: l'utilisation du livre comme un outil de soin dans le sens où la lecture serait une source d'apaisement des troubles de la santé mentale (sur le plan académique la notion de bibliothérapie n'existe pas: Le docteur Pierre-André Bonnet, médecin généraliste, est l'auteur de la seule thèse portant sur la bibliothérapie en France) À la différence des autres personnages, Hubert Entragues dispose des capacités créatives, il est un écrivain-artiste. Le lecteur saisit concrètement sa propre création littéraire dans son texte L'Adorant. Hubert apparaît tant chevronné que débutant dans le domaine de la création des oeuvres littéraires, cela se décèle parfaitement dans les débats littéraires qu'il a mené avec brio.

1 Ibid.

2 Ibid.

3 Remy de GOURMONT, op.cit, P.46

4 Ibid. P.80

5 Ibid.

6 Ibid. P.310

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«Quand Flaubert écrivit Salammbô, il fit instinctivement de la jeune prêtresse une carmélite plutôt qu'une vestale, car la vestale obéit à un ordre et la carmélite à une dilection ; l'une s'attache à son état par habitude, l'autre par amour[...]

Zola et d'autres peuvent continuer de cataloguer leurs animaux inférieurs [...] ce sont d'informes créatures en train d'acquérir la lumière, des intelligences chrysalidées: peu importe la qualité des soûleries dont ils se gorgent et les prurits qui font craquer la virginité de leurs filles. Ce qui n'est pas intellectuel nous est étranger[...]

La déconcertante ironie[...] nul original prosateur ne se révéla qui ne fût chrétien d'instinct ou de croyance, de désir ou de nécessité, d'amour ou de dégout,-- de Chateaubriand à Villiers et à Huysmans et nul vrai poète, de Vigny à Baudelaire et à Verlaine»1

Hubert est un artiste polyvalent dans le sens où il n'est pas seulement un écrivain, il est aussi un critique d'art virtuose. Le personnage excelle dans son domaine à tel point qu'il connaît les moindres détails sur les auteurs même ceux qui sont restés méconnus de la foule «Il est mort, dit Hubert, c'était le plus noble écrivain de son temps» « Sixtine s'étonna qu'il ne fût pas connu davantage».2

Pour Hubert Entragues, l'écriture dépasse la simple passion, elle est une échappatoire qui lui permet de s'abriter contre ses malheurs et ses tourments. Hubert, l'amoureux souffreteux transpose son mal être dans son roman et sur son personnage à tel point qu'on a du mal à discerner les deux figures de Hubert et de Guido.

«mon amour déjà se parallélisait , incarné dans Guido Della Preda. Son sort, à cette heure, m'inquiète sérieusement pour des jours. Sixtine vous avez un assassinat sur la conscience (cela fera deux), car si je n'en meurs pas, c'est que la mort de Guido m'aura sauvé la vie.... oui il faut qu'il meure à ma place»3

Hubert fait de son personnage un souffre-douleur dans le sens où il le plonge dans la même situation amoureuse déplorable et lui impose des peines et des châtiments qu'il devrait subir lui-même. Il appert que l'Adorant n'est qu'une sorte d'autobiographie objectivée, qui aide le personnage non seulement à prendre distance de ses souffrances mais également de les communiquer. L'Adorant ne peut pas être classé sous le genre de la science-fiction parce que derrière le portrait de Guido se cache l'autoportrait de Hubert d'Entragues et derrière ce pseudo-récit fictif déniche un journal intime.

« Ce fut une infraction à ses habitudes, --mais un besoin de personnelle sécurité lui imposait de jeter par la fenêtre une moitié de lui-même, pour sauver l'intégrité du reste : en quatre heures de nuit, il atteignait le point final de ce qu'il appelait maintenant «une folle anecdote»[ le dernier chapitre de l'Adorant] ».4

L'écriture s'avère être une activité libératrice, qui facilite la pénétration dans les tréfonds du névrosé dans le sens où elle chasse les démons refoulés et soulage les maux psychiques. L'écriture devient une thérapie à part entière car elle permet de faire le point

1 Ibid. P.265

2 Ibid. P.237

3 Ibid. P.290

4 Ibid. P.291

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sur les pensées souvent négatives et aide le personnage névrosé à dépasser son mal psychique.

Hubert, ce névrosé à jamais seul («Je considère que si quelque chose peut faire supporter la vie[...] c'est la solitude»1 )a besoin d'écrire pour pouvoir subsister. L'écriture s'impose comme une nécessité parce qu'elle est la seule chose au monde capable de combler son vide existentiel «Ah! si j'étais là[...] ermite dans mon rêve, solide cabane, je ferais ce que je ne ferai peut-être pas, une oeuvre»2. Hubert chante l'écriture parce qu'elle est apte d'accueillir l'incohérence et les déformations psychiques de son moi.

«Entragues conta à son ami quelques-uns de ses plans. Que construire des oeuvres![...] Certains matins, il avait songé à ceci : mettre dans une valise quelques livres, ses cahiers, ses notes, ses feuilles écrites et s'aller cacher, pour le reste de sa vie, en une maison bien close, sur le bord de la mer»3

Cette expression artistique devient même son rêve ultime et la seule ambition à laquelle il aspire profondément. L'écriture agit sur les nerfs de Hubert et régit sa psyché et ses comportement : « car si je n'en meurs pas, c'est que la mort de Guido m'aura sauvé la vie»4. Le personnage aurait pu mettre fin à sa vie, s'il n'avait pas ce refuge littéraire, qui l'a aidé à s'évader et à fuir «le repos final». Ce titre du dernier chapitre du roman suscite maintes interprétations dans le sens où il suggère deux fins antinomiques: la mort ou la tranquillité et la paix. En revanche, tout en lisant cette dernière section, le lecteur se rend compte que Gourmont a placé son personnage à mi-chemin entre ces deux fins: Hubert a risqué la mort mais a pu se sauver au dernier moment «Fermant le livre, il revint s'asseoir. Il relut le dernier chapitre de l'Adorant, s'applaudit d'avoir résolu selon les nécessaires conséquences le sort suprême de Guido»5 grâce à l'écriture. Cette dernière acquiert une dimension salvatrice et revêt l'image de cette étincelle d'espoir volée d'un quotidien sinistre. La graphothérapie est une exclusivité de l'ouvrage de Gourmont parce qu'il est le seul texte, qui met en scène un personnage-écrivain muni d'une faculté artistique fructueuse et salutaire.

les formes d'art privilégiées varient d'un héros à un autre, cependant les trois personnages poursuivent le même objectif : un salut. Le personnage du duc de Fréneuse semble endurer la névrose la plus dangereuse en comparaison avec des Esseintes et Hubert dans le sens où les différentes expressions artistiques ne jouent pas souvent en sa faveur. Il est évident que l'art participe en partie à assagir les nerfs de Monsieur de Phocas et à lui procurer un petit moment de délice artistique, cependant cette euphorie momentanée est généralement traversée par des sentiments funestes.

«Oh ! ce musée ! quelle pureté de profils et quelle suavité de lignes dans les moindres camées ! [...] je ne sais quelle sérénité heureuse[... ] mais d'une expression exténuée et jouisseuse à la fois déchirante

1 Ibid. P.311

2 Ibid. P.225

3 Ibid. P. 224

4 Ibid. P. 290

5 Ibid. P.310

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et si lasse que je vais en rêver bien des nuits...Rêver ! Certes, il vaudrait mieux vivre et je ne fais que rêver».1

Les oeuvres d'art emportent le personnage vers un univers onirique et benoît, toutefois elles éveillent en lui des sentiments pernicieux et funèbres. L'art-cure n'est pas aussi important dans l'oeuvre de Lorrain tel est le cas dans les ouvrages de Huysmans et de Gourmont.

À l'image de des Esseintes et de Hubert, les nerfs du duc de Fréneuse se délectent grâce à la lecture : «j'avais beau en suivre le texte dans mon livre, c'étaient les [...] vers de Remy de Gourmont [...] j'avais glisser mon livre à terre [...] la sensation était imprévue, si finement pure et effleurante, qu'un frisson me redressa le torse»2. Les livres exercent un effet particulier sur le personnage dans les sens où ils se présentent comme un moyen d'évasion et de libération, qui permet à Monsieur de Phocas d'oublier le monde extérieur et de joindre un monde imaginaire plus gai et moins sombre que le monde réel. La mention de la poésie de Gourmont est évocatrice: Lorrain a voulu à la fois montrer l'influence de la lecture sur la psychologie de son personnage et rendre hommage à son prédécesseur et inspirateur décadent: Remy de Gourmont. La lecture est aussi décrite comme un antidépresseur ou un anxiolytique : «les beaux vers de Paul Valéry ! Quel calme leur mélancolie nostalgique et sublime apportait en moi»3. La poésie devient une sorte de traitement, qui sert à combattre la névrose et à calmer les spasmes des nerfs.

Tout comme Huysmans, Lorrain évoque la Salomé de Gustave Moreau mais l'interprète d'une manière très distincte dans le sens où il ne s'attarde pas à décrire ses moindres détails mais se suffit de la citer. En effet, le duc de Fréneuse convoque ce tableau de peinture dans le cadre d'une analogie faite avec le personnage d'Izé Kranile : « Salomé! Salomé! la Salomé de Gustave Moreau [...] c'est son immémoriale image que j'évoquais immédiate, le soir où Kranile jaillit sur scène»4. Dans Monsieur de Phocas, ce n'est plus l'oeuvre d'art qui guérit la maladie psychique mais bien les figures réelles, parodiant des oeuvres d'art, qui sont désormais aptes d'adoucir et remédier la névrose « Ses yeux! On ne m'avait parlé que de ses yeux. C'est pour ses yeux que j'étais allé vers elle[...] Izé Kranile ! Qui sait? elle m'eût guéri, celle-là, si elle avait voulu»5. On constate qu'il y a souvent ce rapprochement entre les yeux et les oeuvres d'art, si comme si le personnage, ébloui par la beauté des yeux verts, ne pouvait plus dissocier réalité et art.

« les liquides yeux verts que j'ai vus luire un jour sous les paupières de plâtre de l'Antinoüs, la dolente émeraude embusquée comme une lueur dans les orbites d'yeux des statues d'Herculanum l'attirant

1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 62

2 Ibid. P.68 3Ibid. P.93

4 Ibid. P.80

5 Ibid. P.81

40

regard des portraits de musée, le défi des siècles demeuré dans les prunelles peintes de certaines faces d'infantes et de courtisanes»1

L'enchevêtrement entre le charme des yeux réels et la grandeur artistique pousse à son paroxysme la soumission du personnage dans le sens où Lorrain a voulu montrer que son personnage est doublement soumis: le duc de Fréneuse est conquis par la beauté artistique et asservi par le sortilège des yeux verts au même temps. Lorrain veille à montrer que les yeux produisent, tout comme les oeuvres d'art, un effet remarquable sur la psychologie du héros névrosé dans la mesure où la contemplation des yeux verts est capable d'enivrer le personnage et de vivifier son bien-être perdu « les yeux [...] ont pour moi un charme, une volupté de mystère qui me surexcite et me grise»2. Cette interaction entre la réalité et l'art se présente comme un élément d'originalité dans l'oeuvre de Lorrain en comparaison avec les deux autres ouvrages.

Dans Monsieur de Phocas, on voit s'affirmer la puissance de l'art à guérir la maladie psychique. En effet, Claudius Ethal ou le pseudo « guérisseur» confirme l'omnipotence des oeuvres d'art à vaincre la névrose.

«la seule chance de guérison que vous avez de cette obsession des masques, c'est de vous familiariser avec eux et d'en voir quotidiennement. Contemplez-les longuement, maniez-les même et pénétrez-vous de leur horrifiante et géniale laideur, car il y en a qui sont oeuvres de grands artistes. Leurs laideurs rêvées atténueront en vous la pénible impression de la laideur humaine».3

L'art cesse d'être de l'ordre facultatif, il est désormais une condition de la guérison dans le sens où le personnage se trouve dans l'obligation de recourir à des objets d'art pour pouvoir s'échapper à ses troubles mentaux. Dans le chapitre intitulé « le guérisseur», Claudius Ethal expose les différentes étapes de la guérison: Chaque étape correspond à une oeuvre ou ensemble d'oeuvres d'art.

« C'est assez pour aujourd'hui [...] Quand vous serez plus aguerri, nous feuilletons ensemble les albums des grands déformateurs, les Rowlandson, les Hogarth, les Goya surtout. [...] mais vous n'êtes pas mûr pour le terrible Espagnol. Son oeuvre voilà le philtre de la guérison»4

D'habitude, pour se débarrasser de la névrose, les névropathes doivent faire des consultations psychiatriques, ce qui n'est pas le cas dans l'oeuvre de Lorrain. En fait, Le duc de Fréneuse assiste plutôt à des expositions d'art pour soulager ses souffrances psychiques. Il appert que l'art thérapeutique chez Lorrain est beaucoup plus proéminent et reste de même distinct par rapport à Sixtine et À Rebours. Dans l'ouvrage de Lorrain, il est très difficile de dissocier l'art-provocateur de la maladie psychique et l'art thérapeutique dans le sens où une oeuvre d'art est capable de convoquer le déséquilibre physiologique et psychique et de le calmer au même temps« je ne puis me lasser de contempler et d'étudier

1 Ibid. P.85

2 Ibid. P.89

3 Ibid. P. 99

4 Ibid. P.101

41

l'hallucinant visage. Les Trois Fiancées, c'est étrange de détails et de composition : c'est du fantastique et du rêve rendus avec une préciosité étonnante»1. Le même tableau de peinture engendre deux effets contradictoires le «fantastique» et le «rêve», le personnage s'emporte au même moment vers un monde horrifique qui accentue sa névrose et vers un autre onirique et idyllique qui anesthésie ses nerfs. Lorrain a tendance de combiner les antinomies : art et réalité, fantastique et rêve, tourments et tranquillité. Ce jeu d'amalgame fait l'originalité de Monsieur de Phocas dans le sens où la logique des deux autres textes était moins compliquée et plus claire. À titre d'exemple dans À Rebours de Huysmans, une oeuvre d'art ne peut pas entraîner deux effets contradictoires simultanément tel est le cas des tableaux de Moreau «[c]es oeuvres désespérées»2, qui ne peuvent se classer que dans la case des oeuvres d'art stimulatrices de la névrose «Et perdu dans sa contemplation [l'aquarelle de Moreau] il restait à jamais douloureux»3 ou encore l'exemple de ce morceau de musique «le plain-chant» qu'on peut classer uniquement parmi les oeuvres d'art thérapeutiques «il [des Esseintes] avait surtout éprouvé d'ineffables allégresses à écouter le plain-chant»4. Cette clarté n'est pas de mise dans Monsieur de Phocas, L'embrouillage prend le dessus et devient une particularité propre de Jean Lorrain.

Lorrain a poussé la conception de l'art salvateur dans ses derniers retranchements, cela se perçoit à plusieurs niveaux. D'abord, il a insisté sur le double effet des objets artistiques dans le sens où il a muni toutes les oeuvres d'art d'un pouvoir nocif: la preuve en est que tous les moments de jouissance sont souvent gâchés par des troubles psychiques. La relativisation de l'art thérapeutique se saisit également dans le recours au personnage de Claudius Ethal. En fait, Lorrain incarne l'art dans la figure d' Ethal qu'on reconnaît au début comme étant le «sensuel et somptueux artiste»5 alors qu'on découvre par la suite qu'il est un psychopathe sadique : «l'horrible l'[Claudius Ethal] attire, la maladie aussi ; l'entorse morale et la misère physique, la détresse des âmes et des sens sont pour lui un champ d'expérience affolantes, grisantes, une source de joie»6. La mise en scène d'un peintre malade n'est pas gratuite, elle sert à montrer que l'art est plutôt la cause de la maladie psychique et sa contribution dans la guérison reste restreinte et faible. Contrairement à Huysmans et Gourmont, Lorrain veille à clore son roman sur un épisode lugubre: le duc de Fréneuse met fin à la vie de son pseudo-guérisseur. La mort de Claudius est d'une portée très emblématique: elle symbolise l'incapacité de l'art à guérir la névrose parce que cette dernière vainc le personnage et l'a amené à commettre un crime mais aussi la fin du peintre en elle-même connote la défaite de l'art contre la névrose.

L'art-cure finit par tourner au fiasco, les trois personnages n'ont pas pu se débarrasser de leur maladie psychique. Le duc des Esseintes renonce aux voies de l'art et de

1 Ibid. P.113

2 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 95

3 Ibid.

4 Ibid. P.230

5 Jean LORRAIN, op.cit, P.98

6 Ibid.172

l'expérimentation et décide de reprendre une vie ordinaire, qui pourrait mieux couver sa névrose et son mal-être «des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise.-- Dans deux jours, je serai à Paris»1. De même, Hubert n'a pas réussi à s'en sortir de ses labyrinthes psychiques, cela se saisit dans la prière: «Maître ! Songe à l'invincible dégoût que m'ont suggéré mes frères et soeurs! Songe que j'ai besoin de distractions!»2. Le roman se clôt sur un état de désespoir et de désolation, ce qui laisse entendre l'échec complet de toutes les formes artistiques à remédier les tourments mentaux du héros. Le dénouement de Monsieur de Phocas demeure le plus représentatif au terme de la défaite de l'art dans la guérison de la névrose. En fait, le roman s'achève sur une hallucination «il n' y a pas à dire, j'ai eu cette nuit plus qu'une vision : un être inconnu, de l'invisible et de l'intangible, s'est manifesté.»3, Lorrain confronte son personnage à une figure irréelle pour souligner non seulement la puissance de la névrose mais aussi pour attirer l'attention sur l'avortement de l'expérience artistique thérapeutique.

42

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.249

2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.311

3 Jean LORRAIN, op.cit, P.282

43

Troisième Partie

L'intrigue ou la non-intrigue

I- Le schéma narratif

L'intrigue d'un récit est l'ensemble des faits et des évènements qui constituent un récit. Elle se définit aussi comme étant la combinaison des circonstances et des incidents qui forment le noeud même de l'action. Elle est généralement composée de péripéties et se pose comme une énigme dans l'histoire: elle provoque des émotions chez le lecteur, lui faire se pose des questions auxquelles il cherche à répondre au fur et à mesure de la progression narrative.

Les auteurs décadents remettent en question cette notion d'intrigue dans le sens où le roman décadent abandonne complètement le schéma narratif classique à savoir l'enchainement logique des actions : la situation initiale (le début du roman présentant les éléments nécessaires pour la mise en route du récit) ; l'élément déclencheur (c'est un élément perturbateur qui fait perdre l'équilibre de la situation initiale); les péripéties (les évènements provoqués par l'élément perturbateur couronnés par un point culminant, qui va exploser la tension des péripéties); le dénouement( les éléments de résolution qui conduisent à la situation finale) et la situation finale ( fin du récit).

1- La situation initiale

Les trois ouvrages en occurrence font voler en éclats le schéma narratif traditionnel dans le sens où les romans renoncent à une succession événementielle logique. Dans À Rebours, Huysmans a évité d'inaugurer son roman par une situation initiale de tranquillité, qui présente le cadre spatio-temporel et les personnages, il a souhaité entamer l'histoire par une notice chargée de noeuds non pas déclencheurs d'actions mais plutôt des noeuds psychologiques. La notice met en scène une enfance perturbée du héros : «sa famille se préoccupait peu de lui[...] l'enfant [était] abandonné à lui-même»1. D'emblée l'auteur semble donner beaucoup plus d'importance à la construction de son personnage qu'à la construction du roman lui-même. Le roman de Lorrain s'inscrit dans la même veine dans la mesure où le premier chapitre du roman s'ouvre sur la mention du nom du personnage «Monsieur de Phocas.». Citer le nom du personnage en premier temps laisse voir le primat

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P41

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accordé à ce dernier au détriment de tout autre constituant du roman. Mis à part cette mention du nom, Lorrain au lieu de présenter quelques éléments nécessaires à la mise en route de son récit, consacre les premières pages à esquisser le portrait du héros.

«M. de Phocas était un frêle et long jeune homme de vingt-huit ans à peine, à la face exsangue et extraordinairement vieille, sous des cheveux bruns crespelés et courts. Ce profil précis et fin, la raideur voulue de ce long corps fluet, l'arabesque [....] l'arabesque tourmentée de cette ligne et de cette élégance[...] il hanchait légèrement dans une pose pleine de grâce [...] ce visiteur curieux et indifférent[...]les yeux pris à l'incendie de la cravate par une énorme émeraude[...] la petite tête fine te glabre, toutes en méplats, on eût dit, modelés dans de la cire pâle, une tête semblable à celles que l'on voit, signés Clouet ou Porbus, dans la galerie du Louvre consacrée aux Valois»'

Gourmont reste un peu distinct par rapport à Huysmans et Lorrain dans la mesure où son texte n'apparaît pas aussi anticonformiste. L'auteur commence son récit par une situation de tranquillité où il révèle le contexte spatial et les personnages: «sous les sombres sapins sexagénaires dont les branches s'alourdissaient vers les pelouses jaunies, côte à côte ils allaient»2. Ce conformisme n'est qu'un trompe l'oeil, Gourmont s'insurge contre les situations initiales conventionnelles, qui servent à dévoiler l'identité des personnages, il recourt à la cataphore «ils allaient [...] les joindre [...] l'un à l'autre[...] deux prédestinés[...] ils se connaissaient [...]ils se souvenaient de s'être entrevus [...]depuis huit jours que le château de Rabodanges les hospitalisait, parmi quelques malades pleins de distinction»3. Gourmont veille à garder ses personnages dans l'anonymat et ne livre que l'information de leur maladie.

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera