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Ecrire - la vérité. une lecture de Derrida


par Thibault Mercier
Université Paris Nanterre - Master 2 Histoire de la Philosophie 2021
  

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Conclusion générale : Derrida, intraitable

Derrida aura introduit la question de l'écriture en philosophie, déplaçant sa géo-graphie, ses frontières, déplaçant l'idée même de frontière, de limite entre le même et l'autre. Il l'aura fait dans une écriture multiple, stratifiée, texturée, disséminée. On le remarque d'abord à l'extraordinaire diversité des textes qui parsèment le corpus mais dont on ne risquera pas ici une typologie.328 Car ce qui paraît « signer » plus encore l'idiome derridien c'est la manière dont il aura cherché à re-marquer, dans chacun de ces textes, cette hétérogénéité même comme effet de trace - y compris, donc, dans les textes qu'on désignerait un peu vite comme les plus « sérieux » (au sens qu'une certaine philosophie donne à ce terme) et même si, incontestablement, ce sont dans certains des volumes archi-greffés du début des années 70, que cette re-marque est la plus remarquable, là où notamment, d'un pli supplémentaire, elle s'augmente de dispositifs paratextuels éclatant la linéarité du texte. Cette écriture tympanisante provoque, interpelle, violente : elle appelle des lectures elles-mêmes multiples ; souvent, elle oblige les lecteurs à frayer leurs voies en tâtonnant dans la nuit du non-savoir, égarés au milieu de carrefours de sens. Question de la lecture comme contre-signature, question de responsabilité.

Nous nous sommes intéressés dans ce mémoire à la déconstruction de la métaphysique comme ordre de la vérité notamment parce qu'elle nous a semblé ouvrir à cette multiplicité de lectures possibles. Lire la déconstruction au prisme de la vérité permettrait de faire apparaître des strates de discours hétérogènes. Nous sommes d'abord partis d'un problème : comment faire l'économie de la vérité dès lors que le discours déconstructeur s'énonce dans un langage ordonné à cette valeur ? Sous l'effet d'une redoutable mise en question des fondements logocentriques de la vérité et de la maîtrise - de la présence du présent - le maître est défait comme jamais peut-être dans l'histoire de la philosophie, mais c'est encore à son jeu qu'on joue. Face aux coups imparables, il doit reconnaître sa défaite, mais il sait d'avance qu'elle est sa victoire, puisque c'est encore lui, à partir de ses propres critères, qui en décide. « Il faut la vérité » écrit Derrida et, d'un certain point de vue, la déconstruction ressemble à une pensée-Sisyphe qui nous dit « qu'il faut continuer indéfiniment à interroger la présence dans la clôture du savoir ».329 Toute une strate du texte derridien, très argumentée, très démonstrative, pliée

328 Pour une telle typologie, au demeurant très utile, voir Rudy Steinmetz, Les styles de Derrida, Paris, De Boeck Supérieur, 1994, p.14.

329 VP, p.121

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aux normes rigoureuses de la métaphysique, autorise cette lecture qui ne manque pas de justesse. Et on ne compte pas les occasions où Derrida aura reconduit à la métaphysique ceux qui, affirmant bruyamment une différence absolue, pensaient, par naïveté ou méconnaissance de la rouerie du maître, s'en être tirés à bon compte au moment où ils se laissaient réapproprier dans l'économie du même. Il y a assurément quelque chose d'intraitable dans les textes de Derrida qui passerait presque pour une forme de conservatisme, une défense opiniâtre de la tradition.

Mais réduire le texte derridien à la rigueur de ses analyses conceptuelles, ce serait risquer de reproduire le geste de répression de l'écriture qu'il aura lui-même fait apparaître comme violence institutrice de la métaphysique. Ce serait en effacer les plis, l'aplatir au niveau du seul discours significatif : lire au sens minimal de rassembler le sens, y entendre quelque chose, sans doute, mais s'aveugler encore plus sûrement à la textualité, ne pas lire au sens inouï que Derrida aura donné à la lecture. Ne pas lire ce qu'il aura donné à lire en exhumant la réserve d'écriture qui fait marcher la machine logocentrique en l'affectant d'un retard originaire qui tient le sens en haleine. Autrement dit, ne tenir aucun compte des effets pratiques de la différance, de ce qu'elle diffère. Ce qu'il y a d'intraitable dans l'idiome derridien - mais cette fois comme dissémination irréductible, impossible à traiter, à dominer logiquement - c'est ce plus d'un sens, plus d'une voix, plus d'une langue qui écrit - la vérité, qui l'écarte, l'espace, la diffère à jamais. L'impossible économie de la vérité c'est sa ruine par et dans le texte qui l'inscrit, qui lui donne tout à la fois vie et mort. La vérité en faillite, les signifiants sont déchaînés, ils ne se raccrochent plus à l'étalon du signifié transcendantal. Rattrapé par l'inflation signifiante, le logos ne peut plus honorer ses traites, différant sans cesse sa promesse de restituer un sens plein, lequel reste, dans l'attente interminable, indécidable. Si le maître est déjoué ce n'est pas d'être vaincu à son propre jeu, c'est qu'il y a toujours déjà du jeu dans son jeu, une trace d'écriture qui entame son logos, l'ouvre en le divisant, d'entrée de jeu. Confronté à des cas où il ne sait plus trancher d'un savoir assuré, le maître est contraint de révéler son essence arbitraire. Il faut la vérité. Oui, mais dans quel sens ? Toute une strate du texte derridien remarquant cette équivocité irréductible, reste imprenable, à la vérité ne se laisse pas prendre.

On pourrait être tenté d'y voir la poésie de Derrida, un effet purement littéraire, mais ce serait méconnaitre ce que cette indécidabilité syntaxique exhibe de la condition textuelle de tout discours, de tout engagement langagier. Non que tout soit de la « littérature » : il y a une hétérogénéité de styles et de hauteurs, de touches, des manières différentes de faire droit à l'opacité signifiante ou au contraire de la réduire ; mais cette hétérogénéité ne saurait être arraisonnée en un système d'oppositions tranchées, entre textes philosophiques et textes

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littéraires par exemple. Tout texte déterminé se découpe plus ou moins violemment dans un texte général, un tissu de traces de traces, une structure de renvoi infini à (de) l'autre. Le discours philosophique qui entend réduire le langage facto-empirique dans lequel il est contraint de s'énoncer en visant la pureté d'un discours théorico-logique transparent, ce discours demeure pris dans la toile qu'il prétend dominer et qui lui donne tous ses concepts en les contaminant de leur autre, à la racine. Tous ces discours qui se veulent univoques ne vivent que des voix multiples qui les hantent. En ce sens, si l'on ose dire, les tournures qui désarçonnent, les « pirouettes », ne sont rien moins qu'un artifice ou un ornement, un supplément superfétatoire : elles font éprouver la faillite irréductible du vouloir-dire sans laquelle aucun sens ne s'ouvrirait jamais. En réduisant par et dans une opération d'écriture inouïe le recouvrement significatif, en publiant la défection du sens vrai, Derrida met la scène sur le devant de la scène. Tout le travail d'écriture, de syntaxe, de Derrida, inséparable de son travail conceptuel mais ne s'y réduisant pas, fait une scène à la philosophie. Une scène, c'est-à-dire non pas une démonstration logique débouchant nécessairement sur une conclusion mais un mouvement d'écriture, un mouvement imprimé au corps de la langue qui par ses effets, par son événement, défait la maitrise (y compris de ceux qui fustigeant les discours du maître sont dupes des vieilles racines métaphysiques qui irriguent leur critique). Derrida aura remis la philosophie en scène : répétition rigoureuse de l'histoire de la philosophie, de ses grands problèmes, mais répétition subversive par réinscription du logos dans une scène d'écriture plus ample et plus puissante. Non pas un ailleurs fantasmatique, un autre topos, mais un entre, un no man's land, un non-lieu qui suspend toute opposition décidable, exemplairement celle du vrai et du non-vrai. L'excès d'une folie logée au coeur de la raison. Derrida, intraitable. Oui, mais en quel sens ?

On écoutera alors les discours excédés dénoncer ces textes qui multiplient les apories, dénoncer la faconde d'une écriture littéralement séduisante, qui nous laisse, pour son bon plaisir, dans l'im-passe, faisant qu'entre nous ça ne passe pas, qu'on ne s'entende pas etc. Toucher ainsi à la vérité c'est irresponsable. Ça détruit la possibilité de la justice, la possibilité même d'un monde possible. Et puis c'est un geste déplacé, obscène, qui touche au propre. Pratique condamnable, stérile, qui fait obstacle à la découverte de la vérité avec tous ses tours de plume qui ne s'effacent pas devant la chose à dire. C'est illisible, c'est de la littérature.

Il est vrai qu'il y a dans ces textes quelque chose de monstrueux, qui reste inappropriable, intraitable. C'est là ce qui en eux provient de l'à-venir, d'un avenir qui, Derrida le rappelle dans De la grammatologie « ne peut s'anticiper que dans la forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s'annoncer, se

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présenter, que sous l'espèce de la monstruosité ».330 Mais cet avenir monstrueux, im-possible en ce qu'il excède tous les possibles à l'horizon, c'est la possibilité même de la toute autre justice qu'aura donné à penser Derrida : justice tout autre de revenir au tout autre, à l'incalculable, à la singularité absolue de l'autre. Toute une strate du texte derridien se lit comme un renouvellement profond de la pensée éthico-politique en ce qu'elle problématise l'éthicité de l'éthique comme expérience de l'aporie, de l'impossible. Mais il serait réducteur de confiner cette strate dans ce que l'on nomme parfois le « dernier Derrida », celui du prétendu tournant. Si sa pensée aura été attendue au tournant c'est pour n'avoir pas vu que le motif éthico-politique la traverse de part en part, lui donne son mouvement. Et d'abord parce qu'écrire - la vérité descelle la possibilité même de la justice. Dans l'économie d'un savoir absolu, dans un système de règles formalisables, calculables il n'y a ni décision, ni responsabilité, ni justice. Réduire la justice à la vérité, c'est manquer la justice, c'est manquer de justice par excès de justesse, c'est sous le couvert de la bonne conscience se dérober à toutes responsabilités. Il ne saurait y avoir de décision responsable et donc de justice possible sans une expérience de l'aporie ou de l'indécidable, c'est-à-dire sans une décision qui, au moment où elle tranche, ne sait plus. Une décision folle. Mais alors, demandera-t-on, comment distinguer la décision juste du coup de force du maître dont on a mis à nue la violence arbitraire ? Comment s'assurer que le mal ne se dissimule pas sous les traits du bien ? On ne le peut pas. La justice diffère infiniment de l'injustice mais aucun savoir ne garantira une distinction assurée. Il faut en décider, dans l'incertain. Ce n'est qu'à assumer ce risque qu'on laissera une chance à la justice. Sur ce point aussi, Derrida aura été intraitable.

« La déconstruction est la justice » parce que ces textes monstrueux, entrelacement de ce nous appelons abusivement ici des « strates » hétérogènes, sont toujours déjà engagés à promettre l'impossible, l'événement, l'à-venir. Langage prophétique qui promet aussi une vérité à faire, encore à venir, incalculable, unique, événementielle, incroyable, et donc seulement croyable, à peine croyable. Ce qui inspire cette langue inouïe, le souffle qui l'anime et rend son texte parfois illisible, pas encore lisible, c'est cette venue de l'autre, cette venue à laquelle il faut se préparer en écrivant la langue de l'autre, rêve d'un idiome absolu, rêve d'impossible mais inscrit au coeur de toutes paroles. Avec un risque là encore : que cet idiome monstrueux, toujours déjà en instance d'appropriation, ne devienne à son tour un langage du maître, un langage subjuguant. Que les tours d'écriture tournent mal, que le bien vire au mal. Nous aurons fait de notre mieux.

330 DG, p. 14

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"Tu supportes des injustices; Consoles-toi, le vrai malheur est d'en faire"   Démocrite