Conclusion générale : Derrida,
intraitable
Derrida aura introduit la question de l'écriture en
philosophie, déplaçant sa géo-graphie, ses
frontières, déplaçant l'idée même de
frontière, de limite entre le même et l'autre. Il l'aura fait dans
une écriture multiple, stratifiée, texturée,
disséminée. On le remarque d'abord à l'extraordinaire
diversité des textes qui parsèment le corpus mais dont
on ne risquera pas ici une typologie.328 Car ce qui paraît
« signer » plus encore l'idiome derridien c'est la manière
dont il aura cherché à re-marquer, dans chacun de ces textes,
cette hétérogénéité même comme effet
de trace - y compris, donc, dans les textes qu'on désignerait un peu
vite comme les plus « sérieux » (au sens qu'une certaine
philosophie donne à ce terme) et même si, incontestablement, ce
sont dans certains des volumes archi-greffés du début des
années 70, que cette re-marque est la plus remarquable, là
où notamment, d'un pli supplémentaire, elle s'augmente de
dispositifs paratextuels éclatant la linéarité du texte.
Cette écriture tympanisante provoque, interpelle, violente : elle
appelle des lectures elles-mêmes multiples ; souvent, elle oblige les
lecteurs à frayer leurs voies en tâtonnant dans la nuit du
non-savoir, égarés au milieu de carrefours de sens. Question de
la lecture comme contre-signature, question de responsabilité.
Nous nous sommes intéressés dans ce
mémoire à la déconstruction de la métaphysique
comme ordre de la vérité notamment parce qu'elle nous a
semblé ouvrir à cette multiplicité de lectures possibles.
Lire la déconstruction au prisme de la vérité permettrait
de faire apparaître des strates de discours
hétérogènes. Nous sommes d'abord partis d'un
problème : comment faire l'économie de la vérité
dès lors que le discours déconstructeur s'énonce dans un
langage ordonné à cette valeur ? Sous l'effet d'une redoutable
mise en question des fondements logocentriques de la vérité et de
la maîtrise - de la présence du présent - le maître
est défait comme jamais peut-être dans l'histoire de la
philosophie, mais c'est encore à son jeu qu'on joue. Face aux coups
imparables, il doit reconnaître sa défaite, mais il sait d'avance
qu'elle est sa victoire, puisque c'est encore lui, à partir de ses
propres critères, qui en décide. « Il faut la
vérité » écrit Derrida et, d'un certain point de vue,
la déconstruction ressemble à une pensée-Sisyphe qui nous
dit « qu'il faut continuer indéfiniment à interroger la
présence dans la clôture du savoir ».329 Toute une
strate du texte derridien, très argumentée, très
démonstrative, pliée
328 Pour une telle typologie, au demeurant très utile,
voir Rudy Steinmetz, Les styles de Derrida, Paris, De Boeck
Supérieur, 1994, p.14.
329 VP, p.121
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aux normes rigoureuses de la métaphysique, autorise
cette lecture qui ne manque pas de justesse. Et on ne compte pas les occasions
où Derrida aura reconduit à la métaphysique ceux qui,
affirmant bruyamment une différence absolue, pensaient, par
naïveté ou méconnaissance de la rouerie du maître,
s'en être tirés à bon compte au moment où ils se
laissaient réapproprier dans l'économie du même. Il y a
assurément quelque chose d'intraitable dans les textes de Derrida qui
passerait presque pour une forme de conservatisme, une défense
opiniâtre de la tradition.
Mais réduire le texte derridien à la rigueur de
ses analyses conceptuelles, ce serait risquer de reproduire le geste de
répression de l'écriture qu'il aura lui-même fait
apparaître comme violence institutrice de la métaphysique. Ce
serait en effacer les plis, l'aplatir au niveau du seul discours significatif :
lire au sens minimal de rassembler le sens, y entendre quelque chose, sans
doute, mais s'aveugler encore plus sûrement à la
textualité, ne pas lire au sens inouï que Derrida aura donné
à la lecture. Ne pas lire ce qu'il aura donné à lire en
exhumant la réserve d'écriture qui fait marcher la machine
logocentrique en l'affectant d'un retard originaire qui tient le sens en
haleine. Autrement dit, ne tenir aucun compte des effets pratiques de la
différance, de ce qu'elle diffère. Ce qu'il y a d'intraitable
dans l'idiome derridien - mais cette fois comme
dissémination irréductible, impossible à traiter, à
dominer logiquement - c'est ce plus d'un sens, plus d'une voix, plus d'une
langue qui écrit - la vérité, qui
l'écarte, l'espace, la diffère à jamais. L'impossible
économie de la vérité c'est sa ruine par et dans
le texte qui l'inscrit, qui lui donne tout à la fois vie et mort. La
vérité en faillite, les signifiants sont
déchaînés, ils ne se raccrochent plus à
l'étalon du signifié transcendantal. Rattrapé par
l'inflation signifiante, le logos ne peut plus honorer ses traites,
différant sans cesse sa promesse de restituer un sens plein, lequel
reste, dans l'attente interminable, indécidable. Si le maître est
déjoué ce n'est pas d'être vaincu à son propre jeu,
c'est qu'il y a toujours déjà du jeu dans son jeu, une
trace d'écriture qui entame son logos, l'ouvre en le divisant,
d'entrée de jeu. Confronté à des cas où il ne sait
plus trancher d'un savoir assuré, le maître est contraint de
révéler son essence arbitraire. Il faut la
vérité. Oui, mais dans quel sens ? Toute une strate du texte
derridien remarquant cette équivocité irréductible, reste
imprenable, à la vérité ne se laisse pas prendre.
On pourrait être tenté d'y voir la poésie
de Derrida, un effet purement littéraire, mais ce serait
méconnaitre ce que cette indécidabilité syntaxique exhibe
de la condition textuelle de tout discours, de tout engagement langagier. Non
que tout soit de la « littérature » : il y a une
hétérogénéité de styles et de hauteurs, de
touches, des manières différentes de faire droit à
l'opacité signifiante ou au contraire de la réduire ; mais cette
hétérogénéité ne saurait être
arraisonnée en un système d'oppositions tranchées, entre
textes philosophiques et textes
133
littéraires par exemple. Tout texte
déterminé se découpe plus ou moins violemment dans un
texte général, un tissu de traces de traces, une structure de
renvoi infini à (de) l'autre. Le discours philosophique qui entend
réduire le langage facto-empirique dans lequel il est contraint de
s'énoncer en visant la pureté d'un discours
théorico-logique transparent, ce discours demeure pris dans la
toile qu'il prétend dominer et qui lui donne tous ses concepts en les
contaminant de leur autre, à la racine. Tous ces discours qui se veulent
univoques ne vivent que des voix multiples qui les hantent. En ce sens, si l'on
ose dire, les tournures qui désarçonnent, les « pirouettes
», ne sont rien moins qu'un artifice ou un ornement, un supplément
superfétatoire : elles font éprouver la faillite
irréductible du vouloir-dire sans laquelle aucun sens ne s'ouvrirait
jamais. En réduisant par et dans une opération d'écriture
inouïe le recouvrement significatif, en publiant la défection du
sens vrai, Derrida met la scène sur le devant de la scène. Tout
le travail d'écriture, de syntaxe, de Derrida, inséparable de son
travail conceptuel mais ne s'y réduisant pas, fait une scène
à la philosophie. Une scène, c'est-à-dire non pas une
démonstration logique débouchant nécessairement sur une
conclusion mais un mouvement d'écriture, un mouvement imprimé au
corps de la langue qui par ses effets, par son événement,
défait la maitrise (y compris de ceux qui fustigeant les discours du
maître sont dupes des vieilles racines métaphysiques qui irriguent
leur critique). Derrida aura remis la philosophie en scène :
répétition rigoureuse de l'histoire de la philosophie, de ses
grands problèmes, mais répétition subversive par
réinscription du logos dans une scène d'écriture
plus ample et plus puissante. Non pas un ailleurs fantasmatique, un autre
topos, mais un entre, un no man's land, un non-lieu
qui suspend toute opposition décidable, exemplairement celle du vrai et
du non-vrai. L'excès d'une folie logée au coeur de la raison.
Derrida, intraitable. Oui, mais en quel sens ?
On écoutera alors les discours
excédés dénoncer ces textes qui multiplient les
apories, dénoncer la faconde d'une écriture littéralement
séduisante, qui nous laisse, pour son bon plaisir, dans l'im-passe,
faisant qu'entre nous ça ne passe pas, qu'on ne s'entende pas etc.
Toucher ainsi à la vérité c'est irresponsable. Ça
détruit la possibilité de la justice, la possibilité
même d'un monde possible. Et puis c'est un geste déplacé,
obscène, qui touche au propre. Pratique condamnable, stérile, qui
fait obstacle à la découverte de la vérité avec
tous ses tours de plume qui ne s'effacent pas devant la chose à dire.
C'est illisible, c'est de la littérature.
Il est vrai qu'il y a dans ces textes quelque chose de
monstrueux, qui reste inappropriable, intraitable. C'est là ce qui en
eux provient de l'à-venir, d'un avenir qui, Derrida le rappelle dans
De la grammatologie « ne peut s'anticiper que dans la forme du
danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité
constituée et ne peut donc s'annoncer, se
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présenter, que sous l'espèce de la
monstruosité ».330 Mais cet avenir
monstrueux, im-possible en ce qu'il excède tous les possibles à
l'horizon, c'est la possibilité même de la toute autre justice
qu'aura donné à penser Derrida : justice tout autre de revenir au
tout autre, à l'incalculable, à la singularité absolue de
l'autre. Toute une strate du texte derridien se lit comme un renouvellement
profond de la pensée éthico-politique en ce qu'elle
problématise l'éthicité de l'éthique comme
expérience de l'aporie, de l'impossible. Mais il serait réducteur
de confiner cette strate dans ce que l'on nomme parfois le « dernier
Derrida », celui du prétendu tournant. Si sa pensée aura
été attendue au tournant c'est pour n'avoir pas vu que le motif
éthico-politique la traverse de part en part, lui donne son mouvement.
Et d'abord parce qu'écrire - la vérité descelle
la possibilité même de la justice. Dans l'économie d'un
savoir absolu, dans un système de règles formalisables,
calculables il n'y a ni décision, ni responsabilité, ni justice.
Réduire la justice à la vérité, c'est manquer la
justice, c'est manquer de justice par excès de justesse, c'est sous le
couvert de la bonne conscience se dérober à toutes
responsabilités. Il ne saurait y avoir de décision responsable et
donc de justice possible sans une expérience de l'aporie ou de
l'indécidable, c'est-à-dire sans une décision qui, au
moment où elle tranche, ne sait plus. Une décision folle. Mais
alors, demandera-t-on, comment distinguer la décision juste du coup de
force du maître dont on a mis à nue la violence arbitraire ?
Comment s'assurer que le mal ne se dissimule pas sous les traits du bien ? On
ne le peut pas. La justice diffère infiniment de l'injustice mais aucun
savoir ne garantira une distinction assurée. Il faut en décider,
dans l'incertain. Ce n'est qu'à assumer ce risque qu'on laissera une
chance à la justice. Sur ce point aussi, Derrida aura été
intraitable.
« La déconstruction est la justice » parce
que ces textes monstrueux, entrelacement de ce nous appelons abusivement ici
des « strates » hétérogènes, sont toujours
déjà engagés à promettre l'impossible,
l'événement, l'à-venir. Langage prophétique qui
promet aussi une vérité à faire, encore à venir,
incalculable, unique, événementielle, incroyable, et donc
seulement croyable, à peine croyable. Ce qui inspire cette langue
inouïe, le souffle qui l'anime et rend son texte parfois illisible, pas
encore lisible, c'est cette venue de l'autre, cette venue à laquelle il
faut se préparer en écrivant la langue de l'autre, rêve
d'un idiome absolu, rêve d'impossible mais inscrit au coeur de toutes
paroles. Avec un risque là encore : que cet idiome monstrueux, toujours
déjà en instance d'appropriation, ne devienne à son tour
un langage du maître, un langage subjuguant. Que les tours
d'écriture tournent mal, que le bien vire au mal. Nous aurons fait de
notre mieux.
330 DG, p. 14
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