République Algérienne Démocratique et
Populaire
Ministère de l'enseignement Supérieur et de la
Recherche Scientifique
Université Mentouri - Constantine
Ecole Doctorale De Français
N°- d'ordre : Pôle Est
N°- de série : Antenne Mentouri
MEMOIRE Présenté en vue de l'obtention du
diplôme de : MAGISTER Filière :
Sciences des Textes Littéraires
L'aventure scripturale au coeur de
l'autofiction
dans Kiffe kiffe demain de Faiza
Guène
Présenté par Nadia
Bouhadid
Sous la direction du Docteur Farida
Logbi, Maître de conférences
Université Mentouri Constantine
Devant le jury composé de :
Président : Dr. Abdou Kamel, Maître
de conférences
Université Mentouri Constantine
Rapporteur : Dr. Farida logbi, Maître de
conférences
Université Mentouri Constantine
Examinateur : Dr.Nedjma Benachour, Maître
de conférences
Université Mentouri Constantine
Dédicace
,4 ta mémoite de mon 0ère .. ,4 ea
mémoite de ma tante...
,4 ma ttèo c~ète mène dont éa
teneteue et "attention étaient 0ou~ moi une o ce a0aioante qui m"a
accom0acinée au lonci de ce taieu~.
,4 toute ma iamilie qui a c~u en moi et m" a tou/oued
encoutaciée : lelouna, loiem, Paitima, deita, leloiammed....
,4 toud me4 ami~ dont te doutien m"a oit
oéconioitée et encoutaciée.
,4 toud ceux qui m'ont, d'une maniète ou d'une autre,
doutenue et encou/aciée, qu"i~o cettou$ent ici ma ~incète
ci~atitude.
Remerciements
Pe tieaei à nemencien «iuemeat letm, 4o9di
Panida gai, a«ec de~ lenécie« co~~eil~ et de~ oiden$atioae
leentiaeatee, a 9aidé à die« l'ac~emiaemeat de mo~ mode~te
tnamil, Pe lai deme~ne neco~aaiemate leo~n ~oa c~~leane« accueil, 44
di~leo~idilité et deentoat ~oa damaaité,
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feu ,feciounlieema g~i m'a fait déco~enin ceauflime noma«, 9e fte
menai~ 4ddee la nemencien leo~n m'a«oin tnafemid l'~mo~n de la
litténatane,
4e lele~ di«cène menci à toute leendo~~e
gui m'a écoutée, co~eeillée, efco~na9ée et cn~ eu
moi,
letenci à 7,1 Se gai m'a dooé co~na9e et
le~tie~ce leo~n cofcnétiden ce tnamil,
SOMMAIRE
Sommaire
|
1
|
Introduction
|
4
|
Première partie : Les abords de l'oeuvre
|
12
|
Chapitre I : Etude des indices paratextuels
|
.13
|
I. Le nom de l'auteur
|
13
|
II.L'intitulé générique
|
15
|
III. Approche titrologique
|
15
|
1. Définition et fonctions des titres
|
15
|
2. Approche titrologique de Kiffe kiffe
demain.....................
|
18
|
|
Chapitre II : Les stratégies d'ouverture et de
clôture
|
25
|
I. L'incipit .
|
25
|
I.1. Définition
|
. 25
|
I.2. Les fonctions de l'incipit
|
. 27
|
I.3. L'entrée dans Kiffe kiffe
demain.......................................................
|
28
|
|
II. Les clausules
|
33
|
II.1. Définition
|
.33
|
II.2. La sortie de Kiffe kiffe demain
|
34
|
|
Chapitre III: Etude onomastique
|
....40
|
1. Doria ou la quête de filiation
|
41
|
2. Mm. Burlaud ou le psychologisme
|
....45
|
3.Yasmina :le courage d'une mère
|
..47
|
3. Le père ou « l'absence béante »
|
49
|
4. Hamoudi/Youssef et l'injustice sociale
|
..49
|
5. Nabil : le nul ou le noble ?
|
52
|
6. Tante Zohra
|
.....53
|
7. Lila ou le métissage impossible
|
54
|
8. Les assistantes sociales
|
55
|
|
Deuxième partie : L'écriture
autofictionnelle
|
...57
|
Chapitre I : Autofiction :
l'ambigüité d'un concept
|
58
|
Chapitre II : L'autofiction stylistique dans
Kiffe kiffe demain
|
...65
|
I. Une langue au bout de la langue
|
. ..66
|
I.1 .Manifestations phono-syntaxique du français
branché
|
....66
|
I.1.1 Prononciation
|
66
|
I.1.2. Langue maternelle et interférence
|
69
|
I.1.3 La syntaxe
|
75
|
I.2.Propriétés lexicales
|
...86
|
A. L'argot
|
87
|
A. 1. Les procédés lexicaux
|
.88
|
a. Troncation
|
.89
|
b. La dérivation
|
89
|
b. 1. La suffixation .
|
89
|
b. 1.1. La suffixation parasitaire
|
90
|
b. 1.2. La ressufixation
|
90
|
b. 2. La préfixation
|
91
|
c. Le redoublement
|
92
|
A.2. Les procédés stylistiques
|
93
|
-La métaphore :
|
93
|
B. Le verlan ou l'argot à clef
|
98
|
C. L'emprunt
|
... 104
|
|
Chapitre III : Kiffe kiffe demain roman
autofictionnel référentiel ?
|
.117
|
Troisième partie : L'espace interculturel
autofictionnel 122
Chapitre I : Un regard stéréotypé
126
1- Tentative de définition .126
2- .Le stéréotype et la banalisation .129
2.1 Une banlieue aux griffes de la violence .130
2-1.1Violence à l'école .....130
2-1.2 Le stéréotype du frère et/ou
père tyranniques ...131
2-1.3Les policiers face aux jeunes de la banlieue ....133
3. Le stéréotype du racisme 135
4. Le stéréotype de la famille arabe nombreuse.
...137
Chapitre II: l'entre deux univers 139
1- Culture d'origine et intégration 140
2. Chez Soi comme Ailleurs ou l'entre deux « bleds »
144
2-1- Regard porté sur le pays d'accueil 144
2- 2- Regard porté sur le pays d'origine .....147
3- Le tiers espace comme double absence 150
4- Regards croisés .154
Chapitre III : univers culturel universel 160
-Une culture télévisuelle 160
Conclusion .168
Bibliographie 172
Introduction
Pendant les années quatre-vingts, une nouvelle vague
d'écrivains se réclamant d'une « Littérature
beur » s'est manifestée dans le champ littéraire
français. Les beurs (du mot « arabe » en inversant les
syllabes) sont les descendants d'immigrés de première
génération d'origine maghrébine. Ce mouvement
littéraire a été par ailleurs un phénomène
social qui a marqué la scène politique en France, avec La
Marche des beurs en 1983. Effectivement, une marche pour
l'égalité et contre le racisme, organisée par les jeunes
issus de l'immigration, est partie de Marseille avec 32 personnes pour aboutir
le 03 décembre 1983 à Paris par une manifestation de 100 000
personnes. Ces jeunes beurs se sont réunis pour revendiquer publiquement
l'égalité des droits et affirmer leur volonté d'être
reconnus comme des citoyens français à part entière.
Née dans un tel espace en pleine effervescence, la
littérature beur s'est attachée à prendre en charge cette
dimension socioculturelle ainsi que politique. Effectivement, les premiers
romans beurs avaient pour seul souci de rendre témoignage d'une vie
misérable dans un pays d'accueil souvent injuste, de la nostalgie du
pays d'origine et du rapport douloureux avec la langue française. Des
noms de jeunes écrivains commencèrent ainsi à
émerger, entre autres : Mehdi Charef, Nacer Kettane, Farida Belghoul,
Mehdi Lallaoui, Azouz Begag... Cependant, la critique n'a pas été
très accueillante avec ces récits jugés peu
intéressants à l'exception de ceux de Mehdi Charef et surtout
Azouz Begag. Ce dernier s'est distingué par la constance de son style et
notamment par l'humour qui arrache ses romans au misérabilisme. Le
statut social d'immigré de ces écrivains semblait être le
seul inconvénient qui les empêchait d'être reconnus, «
comme si le problème qui s'y pose en littérature était
celui de la possibilité même d'une activité
littéraire dans un espace qui jusqu'à ces dernières
années n'a jamais été considéré comme un
espace littéraire1 ». Cette littérature a
été donc négligée et peu étudiée,
elle s'est vue même attribuer des appellations comme «
littérature mineure », « littérature naturelle
».
1 Bonn, Charles, « Un espace
littéraire émergeant », art. en ligne :
http://lebkiri.com/HTML/Charles_bonn.html
Toutefois, depuis quelques années, le roman beur
(appelé également roman de l'immigration ou des
immigrations, « roman issu de la deuxième génération
d'immigration ») s'est imposé comme phénomène
littéraire important occupant le devant de la scène
littéraire en France. Cet espace d'immigration balisé d'abord par
la sociologie, se retrouve à la fin du XXe siècle l'objet de
multiples études s'ouvrant sur un champ fertile de nouvelles
réflexions littéraires. Le mérite de cette
génération revient à son refus de soumission à tout
conformisme, ces jeunes immigrés refusent ainsi d'avoir le même
sort que leurs parents. Ils sont français, la langue française ne
leur est pas étrangère et les thèmes qu'ils
évoquent diffèrent complètement de ceux de la
première génération. Ils manient ainsi différemment
l'objet littéraire en multipliant les formes, le style et les genres
pour exprimer souvent le mal d'une génération tiraillée
entre deux univers.
C'est dans un tel espace que s'est développé
l'esprit de notre jeune écrivaine. En effet, Faiza Guène est une
jeune française d'origine algérienne, vivant à Pantin en
Seine-Saint-Denis. En 2004, à l'âge de dix-neuf ans à
l'exemple d'une Sagan, Faiza met les pieds dans le grand monde de la
littérature avec la publication de son premier roman Kiffe
kiffe demain, oeuvre qui a été l'une des
meilleure vente de l'année et a été traduite en vingt deux
langues. Guène a par ailleurs réalisé plusieurs
courts-métrages : La Zonzonière en 1999, RTT et Rumeurs
en 2002, Rien que des mots en 2004. En outre, en 2002, elle
réalise un documentaire intitulé Mémoire du 17 octobre
1961. En 2006, elle publie son deuxième roman Du rêve
pour les oufs.
Notre corpus d'analyse est, donc, son tout premier roman
Kiffe kiffe demain. Nous empruntons à Hachette, l'éditeur de
Kiffe kiffe demain, le résumé de
l'oeuvre mentionné sur la quatrième de couverture : «Doria a
quinze ans, un sens aigu de la vanne, une connaissance encyclopédique de
la télé, et des rêves qui la réveillent. Elle vit
seule avec sa mère dans une cité de Livry-Gargan, depuis que son
père est parti un matin pour trouver au Maroc une femme plus jeune et
plus féconde. Ça, chez Doria, ça s'appelle le mektoub, le
destin : "Ça veut dire que, quoi que tu fasses,
tu te feras couiller. " Alors autant ne pas trop penser
à l'avenir et profiter du présent avec ceux qui l'aiment ou font
semblant. Sa mère d'abord, femme de ménage dans un Formule 1 de
Bagnolet et soleil dans sa vie. Son pote Hamoudi, un grand de la cité,
qui l'a connue alors qu'elle était " haute comme une barrette de shit ".
Mme Burlaud, sa psychologue, qui met des porte-jarretelles et sent le Parapoux.
Les assistantes sociales de la mairie qui défilent chez elle, toujours
parfaitement manucurées. Nabil le nul, qui lui donne des cours
particuliers et en profite pour lui voler son premier baiser. Ou encore Aziz,
l'épicier du Sidi Mohamed Market avec qui Doria essaie en vain de caser
sa mère. Kiffe kiffe demain est d'abord une
voix, celle d'une enfant des quartiers. Un roman plein de sève, d'humour
et de vie.
Dès que l'idée de réaliser un travail
universitaire nous est présentée, nous avons décidé
de travailler sur une écrivaine, des noms ont commencé alors
à hanter nos rêves : Yasmina Mechakra, Maissa Bey, Malika
Mokeddem... Comme vous pouvez le remarquer nous avons un faible pour la
littérature maghrébine et spécialement féminine.
Cela n'a aucune relation avec le féminisme mais nous avons toujours
admiré ces femmes, notamment algériennes, qui arrivent à
prendre la parole, ne serait ce que au coeur d'une fiction, pour coucher sur du
papier leur verbe. Kateb Yacine disait justement « quand une femme
écrit, elle vaut son pesant de poudre1. »
Faiza Guène, à l'exemple de ces femmes
algériennes courageuses, a refusé de rester muette et a pris sa
jeune plume pour marquer sa présence en or dans un univers d'immigration
au coeur d'une banlieue en crise. Le choix de Kiffe kiffe
demain, roman d'une écrivaine issue de la
deuxième génération d'immigrés répond
à notre volonté de découvrir la spécificité
de cette littérature qui a su donner voix aux revendications d'une
génération insoumise. Un espace littéraire tant
ignoré mais qui vient de gagner fièrement droit de cité
dans la littérature française ne mériterait- il pas
l'intérêt de tout chercheur?
1 Kateb Yacine cité in la quatrième de
couverture de Malika Mokaddem, L'interdite, Paris, Grasset, 1993
Nous tenterons, donc, d'expliciter les points forts sur
lesquels s'appuie une littérature émergente. Nous avons
jugé que Kiffe kiffe demain est un corpus
représentatif du phénomène littéraire beur qui nous
éclairerait le mieux sur ce genre d'aventure romanesque.
Notre problématique aura au centre de son
intérêt de mettre en relation la particularité de cette
littérature jaillissante avec un concept encore ambigu dans le champ
littéraire, celui de l'autofiction. Nous optons ainsi pour une approche
qui aura l'ambition de concilier les différentes acceptions
données à l'autofiction et prouver que ces dernières aussi
divergentes qu'elles paraissent sont en réalité indissociables
pour une compréhension intelligible du texte et son contexte se
déployant dans le cadre de cette nouvelle conception d'écriture
de soi.
L'analyse de toute oeuvre nécessite d'abord une
approche lucide des balises installées par l'auteur pour asseoir sa
fiction. Nous nous interrogerons sur les différentes techniques
scripturales mises en oeuvre par l'auteure pour ainsi orienter son lecteur vers
une meilleure détection de ses intentions littéraires ainsi que
l'atmosphère générique dans laquelle s'inscrit le
roman.
La lecture de Kiffe kiffe demain
nous a permis de remarquer que l'originalité de son oeuvre
réside au niveau de la langue employée. Un foisonnement de
questions s'est alors imposé : quelles sont les caractéristiques
d'une telle langue qui a valu une renommée internationale à son
auteure ? En quoi réside spécialement sa nouveauté ?
Quelles sont alors les stratégies mises en oeuvre par Guène pour
bien activer sa « machinerie scripturale » ? A quels besoins
répond une telle mise en scène de la langue ? Et encore est-ce
seulement la langue qui a contribué à la réussite de cette
oeuvre ou bien un espace spécifique qui fait sa richesse et son
originalité ?
Une autre interrogation inscrit Kiffe kiffe
demain dans son rapport avec un genre littéraire. La
langue peut-elle nous renseigner sur l'appartenance générique
d'une
oeuvre ? L'oeuvre de Guène est-elle classable ? Sur
quels critères s'orienterait-elle vers tel ou tel genre
littéraire ? Une telle écriture ne pourrait-elle pas se rapporter
à un genre non encore bien défini comme celui de l'autofiction?
Quels seraient alors les enjeux d'une telle forme et les rapports entre
l'écriture et le genre autofictionnel chez Guène? L'autofiction
se manifeste-t-elle dans Kiffe kiffe demain seulement
à travers la langue employée ou y a-t-il d'autres
éléments extratextuels qui renforceraient son asseoiement au
coeur de l'oeuvre.
Cette problématique nous a poussée à
envisager notre étude au croisement de plusieurs approches :
autofictionnelle, phono-linguistique, sociolinguistique, et même
psychosociale. Il serait donc intéressant d'appliquer dans ce sens une
approche interdisciplinaire. Nous avons ainsi sollicité plusieurs outils
méthodologiques : En matière « d'écriture de Soi
» nous nous inscrivons dans le cadre des travaux réalisés
par Doubrovsky, Lejeune, Colonna, Jenny et Gasparini au sujet de l'autofiction.
Le concept d'autofiction a suscité énormément
d'intérêt depuis son apparition vu son caractère de
nouveauté. Nous verrons à quel point l'oeuvre de Guène
répond aux critères d'un tel genre littéraire et les
différents champs d'application qu'elle propose. En linguistique les
travaux de Claire Blanche Benveniste et ceux de Françoise Gadet au sujet
de la langue parlée, nous seront énormément utiles. Quant
à la phonologie nous retiendrons deux noms : Pierre LEON et Nicole
Derivery.
La sociolinguistique discipline qui s'attache à mettre
en interaction le côté linguistique avec sa concrétisation
sociale, nous ouvrira des pistes assez pertinentes dans l'explication du
linguistique à travers le social. Effectivement, cette discipline «
a affaire à des phénomènes très variés : les
fonctions et les usages du langage dans la société, la
maîtrise de la langue, l'analyse du discours, les jugements que les
communautés linguistiques portent sur leur(s) langue(s), la
planification et la standardisation linguistiques... Elle s'est donné
primitivement pour tâche de décrire les différentes
variétés qui coexistent au sein d'une communauté
linguistique en les mettant en rapport avec les structures sociales ;
aujourd'hui, elle englobe
pratiquement tout ce qui est étude du langage dans son
contexte socioculturel.1" Nous nous intéresserons
spécialement aux travaux de Gumperz au sujet de l'alternanace,
l'interférence et de l'emprunt, ceux de Grosjean et Hamers en
bilinguisme et biculturalisme et enfin ceux de Guiraud en parler argotique.
Les travaux en psychosociale nous seront également d'un
grand secours. Gordon Allport, psychologue social, définit sa discipline
comme une « tentative de comprendre et d'expliquer comment la
pensée, les sentiments et les comportements des individus pouvaient
être influencés par la présence réelle,
imaginaire2». La psychologie ainsi que la psychosociale
nous ont fourni des concepts clefs très adaptés à
l'analyse des textes littéraire où le langage serait lieu de
rencontre, de confrontation de l'imaginaire subjectif et collectif.
Armée de l'ensemble de ces outils et dans une
perspective interdisciplinaire nous procéderons ainsi : La
première partie sera consacrée aux abords de l'oeuvre,
c'està-dire à tout ce qui nous permet d'approcher l'oeuvre sans
trop y sombrer. Le premier chapitre analysera Kiffe kiffe
demain au moyen de quelques balises offertes par le paratexte.
L'analyse titrologique sera, toutefois, l'un des éléments que
nous privilégions vu l'originalité du titre. Ensuite, dans le
deuxième chapitre nous examinerons les stratégies d'ouverture et
de clôture du texte qui nous permettraient de saisir la logique
guènienne dans l'élaboration des Seuils et des sorties de son
aventure scripturale. La thèse de Khalid Zekri sur l'étude des
incipit et exipit sera un document de référence incontournable.
Enfin, nous déboucherons dans le troisième chapitre sur une
analyse onomastique des noms de quelques personnages en rapport avec la
thématique récurrente dans le roman.
Dans la deuxième partie, nous tenterons d'expliciter le
rapport de l'autofiction à l'écriture. Nous survolerons, au cours
du premier chapitre, les différentes
1 Baylon, Christian, Sociolinguistique.
Société, langue et discours, Nathan, 1991, p.35.
2 ALLPORT, G. W., «The historical
background of modem social psychology» in LINDZEY, G.,
ARONSON, E. (dir. ), Handbook of Social Psychology, Reading Mass,
Addison-Wesley, 2e ed., vol. 1, 1954, p. 1-80. cité par : Ivana
Marková, Le dialogisme en psychologie sociale, lien :
http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/2042/8948/1/HERMES_2005_41_25.pdf
conceptions proposées pour le concept de l'autofiction
et nous essayerons d'éclairer les enjeux de cette notion encore
ambiguë dans le champ littéraire. Cette tentative de
délimitation de la conception de l'autofiction, aussi brève
qu'elle soit, nous permettra de nous situer dans un cadre particulier. Le
deuxième chapitre adoptera une analyse de l'autofiction par rapport
à la spécificité de l'écriture de Guène,
nous parlerons dans ce sens de l'autofiction stylistique, première
conception proposée par son auteur Serge Doubrovsky. Cette analyse de la
langue serait réalisée en investissant des concepts
empruntés à plusieurs disciplines : linguistique, phonologie,
sociolinguitique. Donc, nous optons pour une étude interdisciplinaire,
raison pour laquelle cette étude constituera le gros du travail de la
deuxième partie. Le dernier chapitre analysera l'oeuvre sous l'angle de
l'autofiction référentielle, nous appliquerons en quelque sorte
le principe du structuralisme génétique. Autrement dit, nous
ferons appel à des éléments extratextuels pour expliciter
le rapport de l'oeuvre avec l'élément
référentiel.
Quant à la troisième partie, elle sera
consacrée à l'étude de l'espace interculturel
autofictionnel dans l'oeuvre, autrement dit, nous approcherons l'autofiction
à travers l'espace interculturel qui se manifeste dans l'oeuvre. Nous
analyserons dans le premier chapitre les stéréotypes
générés dans un espace biculturel et socialement
très spécifique, celui de la banlieue parisienne. Ensuite, nous
examinerons dans le deuxième chapitre « l'entre deux univers
», les représentations et les stratégies identitaires
utilisées par des locuteurs biculturels pour comprendre leur
hybridité. Enfin, le troisième chapitre analysera un mode de
référence culturelle très original, c'est un espace de
culture d'une jeunesse qui ne connait pas de barrières.
Nous chercherons ainsi à saisir l'écriture de
Guène dans les différentes facettes ayant valu à cette
jeune auteure le succès et l'intérêt qui lui ont
été consacrés. Son oeuvre nous aidera à mieux
comprendre un genre nouveau sur lequel porte l'ambiguïté et les
avis divergents celui de l'autofiction.
Première partie :
LES ABORDS DE L'OEUVRE
Première partie : LES ABORDS DE L'OEUVRE
Chapitre I : Etude des indices paratextuels
"Un texte se présente rarement à l'état
nu, sans le renfort de l'accompagnement d'un certain nombre de
productions"1 tels que les " titres, sous-titres, préfaces,
notes, prières d'insérer, et bien d'autres entours moins visibles
mais non moins efficaces, qui sont, pour le dire trop vite, le versant
éditorial et pragmatique de l'oeuvre littéraire et le lieu
privilégié de son rapport au public et par lui au
monde."2 Gérard Genette nomme ce "discours d'escorte qui
accompagne tout texte "le paratexte.
"Il existe donc, autour du texte du roman, des lieux
marqués, des balises, qui sollicitent immédiatement le lecteur,
l'aident à se repérer, et orientent presque malgré lui,
son activité de décodage."3 Kiffe kiffe
demain n'est pas riche de données paratextuelles, notre
approche se contentera d'analyser les éléments suivants : nom de
l'auteur, l'intitulé générique et le titre.
I. Le nom de l'auteur
Chaque auteur une fois le terme mis à son aventure
d'écriture se voit automatiquement obligé de la signer. Quelques
uns sont tentés de voiler leur identité et choisissent un faux
nom ou pseudonyme. Dissimuler son identité renvoie à des choix
personnels : certains préfèrent choisir un nom attractif qui
contribuerait à une meilleure diffusion de leur production
littéraire, d'autres le font contraints tel que Mohammed Mouleshoul qui
a choisi de publier ses premiers romans sous le pseudonyme de Yasmina Khadra
craignant -étant un militaire- que son vrai nom lui cause des ennuis.
Cependant, d'autres utilisent des pseudonymes par simple fantaisie, comme
Romain Gary qui a pu décrocher un deuxième prix Goncourt avec son
oeuvre La vie devant soi sous le pseudonyme Émile Ajar.
1 Genette, G., Seuils, Paris, Seuil, 1987,
p.7.
2 Genette, G., "Cent ans de critique
littéraire", in Le Magazine Littéraire n° 192,
février 1983.
3 Mitterant, Henri, "Les titres des romans de Guy
des Cars", in Duchet, C., Sociocritique, Paris, Nathan, 1979,
p.86.
Quant à l'auteure de Kiffe kiffe
demain, elle a choisi plutôt de publier sa toute
première oeuvre sous son vrai nom Faiza Guène. Tout comme son
héroïne, Faiza affiche sa spontanéité et assume son
écrit. Elle n'a pas eu peur de publier son oeuvre sous son vrai nom,
quoique ce soit son premier pas dans le monde littéraire, car tout
simplement Guène écrit pour le plaisir :
"C'est un peu particulier, je n'ai pas fait la
démarche d'écrire un manuscrit pour être publiée.
J'écris depuis que je suis enfant, cela me plaît de raconter des
histoires.1"
Soulignons toutefois que le nom de l'auteur est
mentionné sur la première de couverture sans l'accompagnement du
titre de l'oeuvre. On a l'impression que le titre de l'oeuvre est Faiza
Guène et non pas Kiffe kiffe demain. La
présentation de la première couverture est, dans une grande
partie, du ressort de l'éditeur et c'est à propos de ce sujet que
Claude Pinganaud2, directeur des Editions Arléa,
déclare :
« Un éditeur publie au départ un texte
et une personne, pas encore un auteur et encore moins une oeuvre même si,
au fond, c'est ce dont il rêve 2»
Donc Hachette, l'éditeur de Kiffe kiffe
demain, aurait voulu présenter d'abord à son
public, "une personne", la jeune Guène dont le nom était jusqu'
alors inconnu. Un nom annonçant un talent remarquable qui promettra un
succès international. Signalons seulement que cette présentation
de la première de couverture a été appliquée
seulement aux premiers exemplaires car une fois ce nom lancé dans le
monde livresque et vu l'immense demande, Hachette décide d'en publier
davantage mais la nouvelle version comporte le nom de l'auteur (Faiza
Guène), cette fois-ci accompagné, juste au dessous, du titre
de son oeuvre Kiffe kiffe demain. L'auteure
et son texte sont alors exposés au monde entier.
1
http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html
2 Claude Pinganaud cité par : Grangeray,
Emile, Enquête littéraire : bousculade au bal des
débutants in Le Monde, édition électronique du jeudi
2 septembre 1999.
L'intitulé générique
Dans les premiers exemplaires (rappelons-le toujours), rien
n'a été mentionné à propos de l'appartenance
générique de l'oeuvre. Ce silence à la fois de l'auteur et
de l'éditeur est sûrement significatif. Ils auraient voulu laisser
au lecteur le soin de juger : le texte, le talent de l'auteur et de ce fait
pouvoir lui choisir un classement selon les pertinences de chaque lecteur.
Cependant, l'éditeur s'est prononcé sur cette appartenance en
mentionnant Kiffe kiffe demain comme roman dans la
quatrième de couverture :
"Kiffe kiffe demain est d'abord une voix,
celle d'une enfant des quartiers. Un roman plein de sève et
d'humour."
Approche titrologique
Nous estimons que le titre est l'élément le plus
important de cet ensemble paratextuel, car c'est le premier signe que
l'oeil du lecteur embrasse avant tout autre chose. Autrement dit, le titre
intervient comme intermédiaire entre l'oeuvre et le lecteur.
C'est pour cela que nous lui avons réservé une place
importante dans cette approche.
1. Définition et fonctions des titres
L'étude des titres ou la
titrologie1 s'est imposée depuis un certain nombre
d'années comme un outil très important dans l'approche des
oeuvres littéraires. Un titre est d'abord "ce signe par lequel le
livre s'ouvre : la question romanesque se trouve dès lors posée,
l'horizon de lecture désigné, la réponse promise.
Dès le titre l'ignorance et l'exigence de son résorbement
simultanément s'imposent. L'activité de lecture, ce désir
de savoir ce qui se désigne dès l'abord comme manque à
savoir et possibilité de le connaître (donc avec
intérêt), est lancée."2
1 Léo H. Hoek, La marque du titre :
dispositifs sémiotiques d'une pratique textuelle, Paris, Mouton,
1981 .Cité par J-P Goldenstein, Entrées en
littérature, Paris, Hachette, 1990, p.68.
2 Grivel, Charles, Production de
l'intérêt romanesque, Paris-La Haye, Mouton, 1973, p. 173.
Occupant ainsi une place indéniable dans le
péritexte1, le titre joue un rôle très important
dans la relation du lecteur au texte. En effet, dans l'absence d'une
connaissance précise de l'auteur, c'est souvent en fonction du titre
qu'on choisira de lire ou non un roman.
L'auteure de Kiffe kiffe demain est
justement l'une de ces jeunes auteurs quasi- inconnus qui se sont
imposés dans le monde littéraire grâce à leurs
productions originales. En effet, Faiza Guène est un nom qui n'a vu le
jour qu'en 2004, date de publication de son premier roman. Cela dit, le titre
Kiffe kiffe demain était la seule chose qui
pouvait solliciter l'intérêt d'un lecteur. Nous tenterons de
découvrir ce que ce titre a d'aussi exceptionnel pour valoir une
renommée internationale à sa jeune auteure d'à peine
dix-neuf ans. L'impact de ce titre sur le lecteur serait-il dû au fait
qu'il soit surprenant? Fascinant? Choquant? Ou enchanteur?
"Le titre est souvent choisi en fonction d'une attente
supposée du public, pour les raisons de "marketing"(...) il se produit
un feed-back idéologique entre le titre et le public"2.
Ainsi, pour qu'un titre "accroche" il doit jouer auprès du lecteur le
rôle d'un séducteur et fonctionner de fait comme un texte
publicitaire. Claude Duchet définit le titre ainsi :
Le titre est " un message codé en situation de
marché : il résulte de la rencontre d'un énoncé
romanesque et d'un énoncé publicitaire ; en lui se croisent
nécessairement littérarité et socialité : il parle
de l'oeuvre en termes de discours social mais le discours social en terme de
roman.3 »
1 Genette distingue deux sortes de paratextes : le
paratexte situé à l'intérieur du texte (titre,
préface, titres de chapitre, table de matière) auquel il donne le
nom de péritexte, et le paratexte situé à
l'extérieur du livre (entretiens, correspondance, journaux intimes)
qu'il nomme épitexte. cette notion de « péritexte
» est introduite par Gérard Genette dans Palimpsestes,
Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique »,
1982, puis développée dans Seuils, Paris,
Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1987, p. 8-9.
2 Mitterand, Henri, Les titres des romans de Guy
des Cars, in Duchet, C., Sociocritique, Nathan, 1979, p92.
3 Duchet, Claude, «Eléments de
titrologie romanesque», in LITTERATURE n° 12,
décembre1973.
Nous expliciterons les différents aspects par lesquels
le titre de notre jeune auteure rend compte de cette rencontre de
littérarité1 et socialité.
Se souciant de répondre aux besoins du
"marché littéraire" le titre est travaillé de
plus en plus par l'auteur et l'éditeur. Tout comme un texte publicitaire
le titre a pour rôle de mettre en valeur l'ouvrage et de séduire
un public et dans cette perspective il est évident qu'il peut
réunir ces fonctions : la fonction référentielle (il
doit Informer), la fonction conative (il doit impliquer) et la
fonction poétique (il doit susciter l'intérêt ou
l'admiration). "Toutefois le rôle du titre d'une oeuvre
littéraire ne peut se limiter aux qualités demandées
à une publicité car il est "amorce et partie d'un objet
esthétique. "2Ainsi, il est une équation
équilibrée entre «les lois du marché et le
vouloir-dire de l'écrivain2».
Le titre est également considéré comme
emballage et "incipit romanesque"3. Emballage
car « il promet savoir et plaisir » constituant ainsi un "acte
de parole performatif", incipit romanesque en tant que premier
élément introduisant le texte.
En outre, le titre peut assumer deux fonctions principales :
"mnésique" quand il sollicite le savoir antérieur (le
déjà familier) du lecteur ; de "rupture" quand il
s'affiche comme nouveau et original. Pendant que dans le premier cas, le titre
cherche à atteindre un public précis ou, comme l'écrit C.
Duchet «sélectionne son public», dans le
deuxième, le but est plutôt de se faire de nouveaux
admirateurs.
Nous tenterons à travers une lecture analytique de
démontrer le fonctionnement du titre dans l'oeuvre de Faiza
Guène.
1 Roman Jakobson d'finit la littérarité ainsi :
« L'objet de la science de la littérature n'est pas la
littérature mais la `littérarité', c'est-à-dire ce
qui fait d'une oeuvre donnée une oeuvre littéraire » (in :
Questions de poétique.- Paris : Seuil, 1974, pp. 11-24 ; p. 15, Trad .
Tzvetan Todorov ; éd. orig. Prague, 1921).
2 Achour Christiane, Bekkat Amina , Clefs pour la
lecture des récits, CONVERGENCES CRITIQUES II, éditions du
Tell, Alger, 2002, p.7 1
3 Léo H. Hoek, La marque du titre :
dispositifs sémiotiques d'une pratique textuelle, op. cit.
2. APPROCHE TITROLOGIQUE DE Kiffe kiffe demain
Dans notre cas, le rôle du titre "Kiffe
kiffe demain" est complexe et, par conséquent, nous
examinerons sa fonction par rapport au texte du roman. A travers ce roman, nous
essayerons d'étudier la stratégie mise en place par le titre pour
reproduire indirectement le texte du roman.
En effet, avec le titre Kiffe kiffe
demain nous sommes en présence d'un énoncé
connotatif. Cependant l'originalité de ce titre réside au niveau
de sa structure, il serait alors intéressant de l'approcher aussi bien
sur le plan morphosyntaxique que sémantique. En effet, "le titre du
roman requiert une véritable analyse de discours, comme préalable
à son interprétation idéologique et
esthétique."1
Nous nous appuierons dans notre analyse sur les travaux de Leo
Hoek qui, comme le remarque Henri Mitterand, propose un modèle
sémantique qui consiste en un découpage " des monèmes
constitutifs du titre, appelés ici opérateurs, selon une
catégorisation qui distingue l'animé humain
(considéré pour sa condition, exemple La Demoiselle
d'Opéra, ses qualifications, sa situation narrative), l'inanimé
(opérateurs objectaux, par exemple les Gommes), la temporalité
(indications de durée et d'époque, par exemple Chronique du
règne de Charles IX ou La Semaine Chronique du règne de Charles
IX ou La Semaine Sainte), la spatialité (par exemple le labyrinthe ou
Notre-Dame de Paris), l'événement( ce qu'on pourrait appeler des
opérateurs "narratiques", ou encore factuels, par exemple La
Débâcle, La Curée)"2.
Au plan du dénoté le titre Kiffe
kiffe demain ne comporte pas d'opérateur spatial, non plus
d'opérateur objectal, ni d'opérateur évènementiel.
En revanche, il est constitué d'un syntagme verbal un peu particulier
car le verbe "Kiffer" est répété deux fois et
suivi d'un opérateur temporel "demain". Remarquons-le, cette
reprise du verbe n'est pas admissible au niveau de l'écrit mais reste
tout de même courante à
1 Mitterand, Henri, « Les titres des romans
de Guy des Cars », op.cit, p92.
2 Ibid. p93.
l'oral, comment peut-on alors interpréter cette
récurrence? Serait-il un énoncé articulé en
situation d'oral où la répétition représente une
forme d'insistance sur l'importance du mot répété? Ou
bien, cela ne serait-il qu'une sorte de jeu de mots pour faire allusion
à autre chose qu'au sens dénoté du mot?
Quant à l'opérateur temporel "demain",
il dénote un futur très proche et bien précis : la
journée qui suit "aujourd'hui". Cependant, ce même
opérateur sur le plan connotatif renvoie à l'Avenir dans son sens
large. Nous pouvons ainsi dire que l'action se passera dans un présent
aspirant à un lendemain. Mais la nature de ce "lendemain"
dépendrait du sens donné au syntagme verbal "kiffe kiffe
".
Revenons d'abord sur la signification du mot argotique
"Kiffer" : ce verbe est un néologisme qui a vite gagné droit de
cité dans le jargon des jeunes français et qui a pris le sens de
"aimer". Kiffe kiffe demain serait alors : "aime
aime demain", la répétition du verbe n'est pas alors
fortuite mais tout au contraire est utilisée à dessein pour
insister sur l'importance de garder l'espoir et d'avoir confiance en son
lendemain.
Cependant le jeu sur les sonorités nous oriente vers un
sens opposé en faisant allusion à l'homophone "kifkif"
qui veut dire "c'est exactement pareil". L'expression Kifkif est
à l'origine une expression arabe qui semble avoir été
importée en France au XIXe siècle par les soldats qui avaient
été envoyés en Afrique du Nord. Donc, cette expression
s'est introduite dans la langue française tout en gardant la même
signification "pareil" et a réussi à être admise dans le
dictionnaire. Cependant, l'expression "kifkif" n'est utilisée
qu'en langue familière et notamment entre jeunes. L'allusion à
une telle expression nous renseigne sur le genre de langue employée par
Faiza Guène.
La combinaison du monème "Kiffe kiffe"'(pris
ainsi dans le sens kif-kif) et l'opérateur temporel
"demain" témoigne d'un vide, d'un lendemain inconnu, d'une
perte, et par là même, d'une nécessité de
quête. Cela annonce clairement le contenu
du roman. D'ailleurs, les premières pages du roman nous
informant que la narratrice est abandonnée par son père annoncent
cette perte:
"...les profs, entre deux grèves, se sont dit que
j'avais besoin de voir quelqu'un parce qu'ils me trouvaient renfermée
(...) je crois que je suis comme ça depuis que mon père est
parti. Il est parti loin." (pp.9.10)
De plus, le monème «demain» précise la
nature de la perte et le terrain dans lequel les personnages de Guène
vont s'inscrire. En effet, l'histoire de la narratrice est celle de son
entourage, de toute une communauté beurette souffrant de :
l'acculturation, l'intégration, la différence, l'injustice etc.
Cet espace d'injustice entraîne un désespoir et du fait une perte
de confiance en soi et en son lendemain.
Le titre pris dans le sens de Kifkif demain
fonctionne sur une condition d'opérateur psychologique car il renvoie
à un état d'âme: le pessimisme et l'indifférence.
Claude Duchet propose à ce genre de titre le terme de "sème
pathétique"1
Cependant, si le titre est pris dans le sens de
"Kiffe kiffe demain", l'opérateur temporel
"demain" connoterait "l'espoir" et "le rêve d'un meilleur
lendemain". Ce titre réunissant les deux revers de la vie : amour
espoir/ pessimisme désespoir ne peut-il pas être
considéré comme un opérateur
évènementiel?
Remarquons également que dans Kiffe kiffe
demain le verbe est conjugué à l'impératif.
Rappelons-le ce temps est utilisé soit pour donner des ordres, soit pour
inciter quelqu'un à faire quelque chose et concernant notre titre, comme
on l'a vu plus haut, nous retenons cette dernière utilisation.
En outre, le verbe "kiffer" est conjugué à la
deuxième personne du singulier autrement dit cet énoncé
soit est adressé à quelqu'un de familier, soit il est
articulé en situation d'oral où la plupart des conversations se
tiennent souvent à la deuxième personne du singulier (le
vouvoiement est rarement utilisé). "La deuxième personne
1 C. Duchet cité par Mitterand, Henri, «
Les titres des romans de Guy des Cars », in C. Duchet,
Sociocritique, Nathan, 1979, p92.
peut désigner soit un locuteur déterminé,
soit une personne fictive"1, et dans ce titre la deuxième
personne interpelle tout lecteur averti. Ainsi, l'auteur a voulu dès le
début induire le lecteur en complice, c'est-à-dire l'impliquer en
instaurant cette atmosphère d'intimité. En effet, tout titre
"passe contrat avec le futur lecteur : c'est sa valeur illocutoire, sa valeur
contractuelle, ce qui en fait un acte de parole performatif. Il promet savoir
et plaisir."2
Le titre Kiffe kiffe demain est un
énoncé court, facile à mémoriser et "allusif" (il
ne dévoile pas tout). Nous décelons également une
exploitation extrême des traits prosodiques, de la polysémie et de
la symbolique des mots.
La séduction d'un titre varie d'un auteur à un
autre selon ses objectifs, son talent, les époques et le type de
lectorat visé. Cette forme d'attraction peut se faire aussi bien au
niveau du contenu qu'à celui de la forme. En ce qui concerne notre jeune
auteure, elle a choisi de renforcer cette séduction en jouant à
la fois sur les deux aspects. Nous remarquons d'abord un jeu sur les
sonorités (le titre offre des allitérations en "k" et "f") puis
une sorte d'ambiguïté produite par la signification connotative du
titre.
Cela dit, le titre "Kiffe kiffe
demain" réunit deux signifiés prenant une valeur
oxymorique (Kiffer et kifkif) d'où sa polysémie. Il a ainsi une
valeur métaphorique c'est-à-dire qu'il résume le contenu
du roman d'une façon symbolique. Leo Hoek propose pour ce genre de titre
résumant le sujet l'appellation " titre subjectal"3. En
effet, l'expression "Kiffe kiffe demain" est
polysémique et cela se confirme à la lecture du roman. Doria se
présente dès les premières pages du roman, après
avoir
1 Benviniste, E., «Structure des relation de
personnes dans le verbe», art. cité in Ph. Gasparini,
Est-il je? Paris, Seuil, 2004, p.173.
2 Mitterand, Henri, Les titres des romans de Guy
des Cars, in C.Duchet, Sociocritique, édit.Nathan, 1979,
p91
3 Leo Hoek cité in Mitterand,
Henri, Les titres des romans de Guy des Cars, in C.Duchet,
Sociocritique, Nathan, 1979, p91, Selon Leo Hoek il y a deux types de
titre: " le titre subjectal, qui désigne le sujet du texte (...) et le
titre objectal, qui désigne le texte en tant qu'objet,
c'est-à-dire en tant qu'appartenant à une classe donnée de
récits, exemples Aventures de..., Révélation sur...,
Histoire de etc. »
été abandonnée par son père, comme
une fille qui a une vision noire du monde et qui pense que son jour n'a plus de
lendemain, c'était pour elle alors Kif-kif demain (c'est pareil) :
"Quel destin de merde. Le destin c'est la misère
parce que t'y peux rien. Ça veut dire que quoi que tu fasses, tu te
feras toujours couiller (...) C'est comme le scénario d'un film dont on
est les acteurs. Le problème, c'est que notre scénariste à
nous, il a aucun talent. Il sait pas raconter de belles histoires
» (p19)
Vers la fin elle explique sa position :
(...) C'est ce que je disais tout le temps quand j'allais pas
bien et que Maman et moi on se retrouvait toutes seules : kif-kif demain"
(p. 192)
Mais petit à petit les évènements heureux
dans sa vie se succèdent et elle change d'avis vers la fin du roman et
préfère plutôt l'expression Kiffe kiffe Demain, et
retrouve alors l'espoir et commence même à aspirer à
beaucoup de choses :
" Avec tous les évènements de cette
année de toute façon, je me disais que la vie, franchement, c'est
trop injuste. Mais là depuis quelque temps, j'ai un peu changé
d'avis... Plein de choses sont arrivées qui ont changé mon point
de vue." (P.177)
" Maintenant, Kif-kif demain je l'écrirais
différemment. Ça serait kiffe kiffe demain, du verbe kiffer (...)
ils ont peut-être raison les gens qui disent tout le temps que la roue
tourne (...) Ici, y a plein de truc à changer...je mènerai la
révolte de la cité (...) ce sera une révolte intelligente,
sans aucune violence, où on se soulèvera pour être
reconnus, tous. "(p.1 93)
Ainsi, le titre Kiffe kiffe demain
et le texte du roman sont harmonieusement complémentaires "l'un annonce,
l'autre explique, développe un énoncé programmé
jusqu'à reproduire parfois en conclusion son titre, comme mot de la fin,
et clé de son texte."1 En effet ce titre est présent
au début, au cours et même à la fin du récit, il
oriente et programme l'acte de lecture. Autrement dit ce titre Kiffe Kiffe
demain
1 Achour Christiane, Bekkat Amina, Clefs pour la
lecture des récits, Convergences Critique II, Tell, Alger,
2002.p72
remplit une fonction conative en fonctionnant comme "embrayeur
et modulateur de lecture1."
La structure morphosyntaxique du titre s'écartant de la
norme grammaticale du français standard, ainsi que la connotation
sémantique nous renseigne sur le genre de langue employée par
Faiza Guène. Un titre original qui promet une langue bien imagée
et surtout soumise aux besoins linguistiques d'une classe sociale peu
favorisée. Signalons que cette rupture est un aspect de la
littérarité qui se croise dans ce titre avec la socialité.
En effet, le titre fait allusion au langage employé dans les banlieues
françaises habitées généralement par une classe
sociale marginalisée.
Le choix d'un tel titre veut certainement provoquer chez le
lecteur un sentiment d'inattendu et de ce fait stimuler sa curiosité.
Comme nous l'avons souligné plus haut, certains titres tentent d'attirer
le lecteur en le surprenant et surtout en le fascinant. Kiffe kiffe
demain en éveillant ainsi l'intérêt remplit
une fonction« apéritive ». En outre, il remplit une
fonction de "rupture" car il se présente comme une démarcation
par rapport aux titres habituels par sa formulation « atypique ».
Donc, Kiffe kiffe demain a bien
rempli son rôle d'accroche et c'est sans doute ce qui lui a valu la vente
de plus de 200 000 exemplaires et le tour du monde en étant traduit en
vingt-deux langues. Outre la formulation originale de Kiffe kiffe
demain il y a d'autres facteurs qui ont contribué à
son succès et à sa diffusion (entre autres le thème
d'actualité, de la vie sociale des "beurs" à un moment où
ce problème est soulevé publiquement en France et coïncide
avec les dernières émeutes, ce genre d'écrit n'est
sûrement pas passé inaperçu).
Cela dit, le choix d'un titre est primordial dans une oeuvre. On
a vu comment Guène annonce à la fois le contenu du récit
et le cheminement de l'écriture.
1 Achour Christiane, Bekkat Amina , Clefs pour la lecture des
récits, Convergences Critique II, op. cit., p.73
Récapitulons cette interprétation du titre à
travers ce schéma :
- Kiffer = aimer, adorer.
- Registre familier (Jargon des jeunes).
- Conjugaison à l'impératif : Incitation ou
obligation.
Kiffer

-Conjugaison à la deuxième Personne du singulier
Oral familiarité
Kiffe kiffe demain
Kiffe kiffe
Répétition du verbe = insistance

Homophone = Kif-kif
Demain = futur très proche
Demain
Demain = Avenir
Le titre "apparaît donc comme l'un des
éléments constitutifs de la grammaire du texte, et aussi de sa
didactique : il enseigne à lire le texte1."
1 Mitterand, Henri, « Les titres des romans de Guy des
Cars », in C.Duchet, Sociocritique, Paris, Nathan, 1979,
p.91.
Chapitre II : Les stratégies d'ouverture et de
clôture
La présente étude tentera de cerner les
différentes stratégies mises en place dans l'entrée du
texte ou ce qu'on appelle l'incipit ainsi que dans la clôture du texte ou
l'excipit dans l'oeuvre romanesque de Faiza Guène. Cette analyse nous
permettra de mettre au jour les relations entre le début et la fin du
texte dans Kiffe kiffe demain.
I. L'incipit
I.1. Définition
Après l'étude du titre qui nous a
révélé des informations assez intéressantes, il est
temps d'aborder le texte proprement dit en commençant par son
commencement autrement dit par son incipit.
« On nomme incipit le début d'un roman
(du latin incipio qui veut dire : commencer). À l'origine, on
désignait par ce terme la première phrase d'un roman, aussi
nommée phrase-seuil. Il est cependant commun de nos jours de le
considérer plutôt comme ayant une longueur variable. Il peut ne
durer que quelques phrases, mais aussi plusieurs pages. 1»
L'incipit est donc un élément textuel crucial
pour toute lecture, il est « une annonce ou du moins une orientation
générale2». C'est dans cette perspective
qu'il met en oeuvre un ensemble de mécanismes balisant l'entrée
pour le lecteur. Il est donc « instant fatidique de rencontre des
désirs de l'écrivain et des attentes du lecteur, l'incipit
romanesque, «lieu littéraire par excellence' '3».
L'auteur saisit dès lors son talent, sélectionne un public et
élabore sa propre stratégie pour présenter un incipit.
Toutefois, l'écrivain ne perd pas de vue que l'incipit est " à la
fois lieu d'orientation et de perdition, le commencement est un piège
qui envoûte le lecteur par l'attraction sensuelle de l'écriture,
par le pouvoir stupéfiant de la parole romanesque, par
1 Wikiwépidia, L'encyclopédie libre en
ligne :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Incipit
2 Friedrich D. E. Schleiermacher,
Herméneutique. Pour une logique du discours individuel, Paris,
Le Cerf, 1987, p. 102.
3 Del Lungo, Andrea, L'Incipit romanesque,
Paris, Seuil, 2003, présentation en ligne :
http://www.editionsduseuil.fr/livre/Po%E9tique,%20n%B0%20136/9782020608411
l'incessante recherche d'une différence. 1"
Certains estiment même que «le roman n'est que le
développement de son commencement [...] chaque élément
constituant s'y rattache 2»
L'incipit est devenu donc une question cruciale dans la
critique contemporaine, mais dont les contours restent encore flous. En effet,
la délimitation de l'incipit dans le texte est encore l'objet de
plusieurs interrogations : serait-il la première phrase d'un texte
(phrase-seuil)? Ou juste le premier paragraphe ? Ou encore toute la
première page ? Khalid Zekri, en tentant d'apporter une réponse
à ces interrogations, définit l'incipit ainsi :
« Fragment textuel commençant au seuil
d'entrée dans la fiction (...) et se terminant à la
première fracture importante du texte3 »
Cette question de délimitation devient de plus en plus
délicate en situant la fin de l'incipit "à la première
fracture importante du texte". En effet, cette localisation de "fracture
textuelle" relève essentiellement d'estimations subjectives et reste
ainsi arbitraire et relative. Cependant, certains signes marquent explicitement
cette rupture, Andrea Del4 pour délimiter un incipit propose
des critères pertinents et assez récurrents: "La présence
d'indications de l'auteur, de type graphique : fin d'un chapitre, d'un
paragraphe ; insertion d'un espace blanc délimitant la première
unité, etc; la présence d'effets de clôture dans la
narration ("donc...", "après ce préambule, cette introduction"
etc...) ; le passage d'un discours à une narration et vice versa ; le
passage d'une narration à une description et vice versa ; un changement
de voix ou de niveau narratif ; un changement de focalisation ; la fin d'un
dialogue ou d'un
1 Del Lungo, Andrea, L'Incipit romanesque,
op. cit.
2 Grivel, Charles, Production de
l'intérêt romanesque, Paris-La Haye, Mouton, 1973, p.91.
3 Zekri, Khalid, Etude des incipit et des
clausules dans l'oeuvre romanesque de Rachid Mimouni et dans celle de
Jean-Marie Gustave Le Clézio, thèse de doctorat,
Université Paris XIII, 1998, p. 46
4 Del Lungo, Andrea, "Pour une poétique de
l'incipit", cité dans Zekri, Khalid, op. cit., p. 136.
monologue (ou bien le passage à un dialogue ou à un
monologue) ; un changement de la temporalité du récit (ellipses,
anachronies, etc...) ou de sa spatialité1".
I.2 Les fonctions de l'incipit :
L'incipit remplit généralement trois fonctions.
Il informe, intéresse et noue le contrat de lecture. Il informe en
instaurant un décor bien défini : présentation des
personnages et de l'ancrage spatio-temporel. « Il intéresse par
divers procédés techniques, par exemple l'utilisation de figures
de style ou encore en une entrée in medias res (le récit
débute dans le feu de l'action) 2» . Il cherche
ainsi à séduire le lecteur en le troublant et en créant
chez lui un sentiment d'attente, une curiosité non assouvie. Il noue le
contrat de lecture car dès le début, il place des signes
permettant au lecteur de deviner le genre du style de l'oeuvre. Il remplit dans
ce sens une fonction codifiante.
Les fonctions "codifiante" et "séductive"
appelées "fonctions constantes" selon Khalid Zekri, accompagnent
intimement tout incipit. Signalons, toutefois, que les fonctions de l'incipit
peuvent se retrouver dans un même incipit mais à des
manifestations à valeurs différentes. C'est également dans
l'incipit que se manifeste pour la première fois la voix narrative,
c'est pour cette raison que tout signe textuel doit interpeller l'attention du
lecteur et solliciter son sens d'interprétation.
Nous allons chercher à relever les topoi d'ouverture
c'est-à-dire "les motifs ou les procédés qui ouvrent les
textes et permettent le démarrage du récit en orientant ses
modalités scripturales (soit sur le mode narratif, descriptif ou
l'alternance des deux à la fois).3 "
1 Zekri , Khalid, Etude des incipit et des
clausules dans l'oeuvre romanesque de Rachid Mimouni et dans celle de
Jean-Marie Gustave Le Clézio, op.cit., p.11
2 Wikipédia, L'encyclopédie libre en
ligne :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Incipit
3 Zekri , Khalid , op.cit, p82.
I.3. L'entrée dans Kiffe kiffe demain
La première phrase du roman : « C'est lundi et
comme tous les lundis je suis allée chez Mme Burlaud», nous
plonge directement dans le quotidien d'un personnage- narrateur qui
fréquente une vielle dame de façon régulière. Ce
narrateur, comme nous le verrons plus loin, est une lycéenne qui prend
en charge la narration et nous fait en quelques lignes le portrait de cette
vielle femme qui est sa psychologue. L'identité de cette dernière
est bien révélée dans le deuxième paragraphe. Par
contre, les indications sur l'espace et le temps sont vagues: l'ancrage spatio-
temporel du récit est flou. Cette première phrase qui nous a mis
en contact avec le texte, nous dévoile une narratrice-personnage
plongeant le narrataire dans un récit in medias res (dans le
feu de l'action).
L'emploi du passé composé dans l'incipit prend
une valeur de répétition et d'habitude. Quant à l'instance
narrative qui se manifeste dès l'incipit est le pronom personnel «
je » désignant une narratrice-personnage. La narratrice semble
ainsi être le personnage principal de l'histoire mais son nom n'est pas
révélé, de ce fait on ne peut se prononcer sur le statut
générique de l'oeuvre. Cependant, toute la scène tourne
autour de cette narratrice qui essaye de répondre aux questions
"bizarres" de sa psychologue :
"Aujourd'hui, elle m'a sortie de son tiroir de bas de
collection d'images bizarres, de grosses taches qui ressemblent à du
vomi séché. Elle m'a demandé à quoi ça me
faisait penser!" (p.9)
La narratrice nous présente une image répugnante
mais également assez amusante de son interlocutrice:
" Mme Burlaud, elle est vieille, elle est moche et elle
sent le Parapoux. Elle est inoffensive mais quelques fois, elle
m'inquiète vraiment (...) elle m 'a fixé de ses yeux globuleux en
remuant la tête comme les petits chiens mécaniques à
l'arrière des voitures. "(p.9)
Le procédé descriptif mis en place dans cette
« scène du psychologue » renvoie à la technique du
portrait à la manière caricaturale. Il s'agit
précisément d'un topos d'ouverture axé sur une description
péjorative. L'intention, dans ce cas, est d'abord, semble-t-il, la
recherche de formes nouvelles pour exprimer un jugement complice. Cette
description caricaturale est faite dans un "esprit tendancieux" (Freud) visant
à discréditer le personnage-cible "la psychologue" et à
faire de son destinataire le complice de la dépréciation.
Autrement dit c'est une mise en scène de la description visant un effet
de confidence (vraie ou fausse).
On apprend dans le deuxième paragraphe que l'idée
de voir un psychologue était celle de ses professeurs au lycée
:
"C'est le lycée qui m'a envoyé chez elle.
Les profs, entre deux grèves, se sont dit que j'avais besoin de voir
quelqu'un parce qu'ils me trouvaient renfermée...peut-être qu'ils
ont raison, je m'en fous, j'y vais, c'est remboursé par la Sécu."
(p.9)
La narratrice est consciente de son problème mais elle
essaye de l'ignorer et de se montrer indifférente, et c'est bien
là la réaction d'une adolescente qui ne veut pas avouer qu'elle a
besoin d'aide. En effet, pour un adolescent reconnaître qu'il a besoin
d'autrui est une faiblesse détruisant l'image de l'adulte à
laquelle il s'identifie. Dès l'incipit alors, le texte nous met en
contact avec une jeune adolescente dont la spontanéité est
frappante.
La dernière phrase de ce deuxième paragraphe
fait allusion, sous une autre forme, au titre du roman pris dans le sens de
kifkif "(...) je m 'en fous, j'y vais". Ainsi cet incipit
remplit une fonction métonymique dans le sens où il résume
le roman qui ressasse l'insurrection du personnage contre l'injustice qui
l'entoure, soit celle du système patriarcal de son pays d'origine, soit
celle de la France accueillante, et réagit contre tout cela par une
moquerie amusée et amère à la fois.
Présenter dès le début de son roman un
personnage qui consulte régulièrement une psychologue
dévoile l'intention de l'auteur : présenter un personnage
souffrant d'un trouble, d'une situation difficile, et cherchant à la
dépasser. La crise du sujet énonciateur est ainsi
révélée dès le départ.
Les indices livrés dans l'incipit ne permettent pas en
fait de construire une image du personnage et cachent même souvent un
manque informationnel qui les empêchent d'être signifiants : ainsi,
on ne connaît ni le nom de la narratrice ni son âge (quoique le mot
"lycée" soit un indice qui délimite quand même son
âge entre 15 et 18 ans). Donc, le lecteur est d'emblée
confronté au sentiment de manque informationnel qui induit une «
torsion » de la narration et, par contrecoup, invite le récepteur
à s'interroger sur la place de la narratrice et en particulier sa
position par rapport au personnage central. Cependant, un lecteur averti
pourrait deviner que le "je" se manifestant dès l'incipit est celui de
la narratrice-personnage principal. Le troisième paragraphe,
situé dans la deuxième page, nous donne plus de détails
sur la vie de la narratrice. Il nous révèle les raisons de son
enfermement :
"Je crois que je suis comme ça depuis que mon
père est parti (...) il est retourné au Maroc épouser une
autre femme sûrement plus jeune et plus féconde que ma
mère. Après moi maman n'a plus réussi à avoir
d'enfant (...) papa, il voulait un fils (...) il s'est cassé. Comme
ça, sans prévenir (...) ça fait plus de dix mois
maintenant"(p. 10)
Ce paragraphe fonctionne comme un flash-back qui nous fait
remonter à la source du problème : l'héroïne,
d'origine marocaine, est abandonnée par son père pour des raisons
qu'elle n'arrive pas à admettre :
"Il voulait un fils. Pour sa fierté, son nom,
l'honneur de la famille et je suppose encore plein d'autres choses stupides
"(p. 10)
Etre délaissée par son père sans aucun
avertissement ou un simple au revoir est très décevant pour une
adolescente, surtout quand elle apprend qu'elle est en
quelque sorte la responsable de ce départ : "Moi.
Disons que je ne correspondais pas vraiment au désir du
client"(p.10)
Ce retour en arrière a permis "d'exposer après
un début in media res, le contexte nécessaire à
l'intelligence du récit"1. Nous considérons ce
flash-back comme une pause, mais aussi comme une rupture nécessaire pour
la compréhension globale de l'incipit. Le flash-back tout en
étant une activité de la mémoire renvoie aussi à la
technique de la "talking cure" préconisée dans la thérapie
psychanalytique. En effet, pour traiter la plupart des maux psychiques et des
fois même physiques les psychanalystes poussent leur patient à
remonter à la source du mal et surtout à en discuter car la
parole est un acte curatif. Bien que cette rupture ne fût pas
suscitée par la psychologue, elle épouse très bien le
contexte. L'auteur met ainsi les techniques scripturales au service de
l'atmosphère thématique.
Après cette pause la narratrice met les pieds sur terre
et revient à la discussion avec sa psychologue :
"Quand Madame Burlaud me demande si mon père me
manque, je répond "non" mais elle me croit pas. Elle est perspicace
comme meuf. De toute façon c'est pas grave ma mère est là.
Enfin elle est présente physiquement. Parce que dans sa tête, elle
est ailleurs, encore plus loin que mon père" (p.1 1)
Doria dissimule ainsi, devant sa psychologue, la souffrance
causée par le départ du père. Cependant, les clins d'oeil
à la réalité ne laissent pas le lecteur
indifférent. En effet, l'utilisation du mot "perspicace" nous confirme
le doute de Mme Burlaud. La narratrice révèle ainsi son intention
d'avoir le lecteur pour seul confident, et de gagner de ce fait sa sympathie et
sa crédibilité.
Sur le plan typographique, l'incipit s'arrête à ce
dernier paragraphe car il est suivi d'un blanc très marquant (toute
la page 12). Sur le plan sémantique, nous estimons que c'est à
ce niveau également, que se situe la première fracture
importante. En
1 Gasparini, Ph., Est-il je ?, op.cit,
p.196
effet, on passe sans transition d'un événement
habituel "tous les lundi" à un événement ponctuel «
Le Ramadan ». Nous pouvons ainsi lire:
"Le RAMADAN a commencé depuis un peu plus d'une
semaine " (p.13)
Le mot Ramadan est écrit en majuscule et
précédé d'un déterminent défini "le", ce qui
marque son importance. Ainsi, on découvre que la narratrice est
musulmane, ce qui explique les caractères en majuscule car pour tout
musulman, ce neuvième mois d'hégire, est un mois sacré
(mois de jeûne).
La narratrice nous fait ainsi passer d'un
événement routinier, "le rendez-vous" chez la psychologue,
à un événement religieux sans donner aucun signe
séparant ces deux moments. En effet, on ne sait pas combien de temps
s'est écoulé entre ce "lundi" et "Ramadan". Remarquons aussi
qu'elle nous plonge, tout comme dans la première phrase de l'incipit,
dans la monotonie de l'événement (a commencé depuis un
peu plus d'une semaine), et on ressent que le temps n'a pas une valeur
déterminée chez la narratrice. Ce passage non marqué par
la narratrice est ressenti comme un silence significatif. En effet, on peut
comprendre que le temps qui s'est écoulé ne comportait pas
d'événements importants, ou plutôt marquants, qui
méritent qu'on en parle.
L'incipit dans Kiffe kiffe demain
s'étend alors sur les trois premières pages, se limitant ainsi
à une séance chez la psychologue. On peut considérer qu'il
s'agit sans doute du début d'un « psycho-récit
»1. En effet cet incipit nous décrit la vie
intérieure de Doria. Cependant, la durée de cet "épisode"
n'est pas donnée car on ne dispose d'aucun indice.
1 Le psycho-récit est constitué par
« le discours du narrateur sur la vie intérieure du personnage
», D. Cohn, La transparence intérieure. Modes de
représentation de la vie psychique, Paris, Seuil, 1981, p. 29.
II. Les clausules
Clôturer un récit est l'une des techniques les
plus importantes dans la composition d'une oeuvre. En effet, c'est un moment
crucial dans le parcours d'une trame narrative, moment aussi très
difficile pour l'écrivain contraint de mettre terme à son
"nouveau bébé ". Il est ainsi soumis à une «
tension entre la nécessité de finir structurellement et
l'impossibilité d'achever l'histoire
narrée»1. Partant du fait qu'un récit est
une suite de mots concrétisant une manifestation de la pensée,
peut-on réellement mettre fin à une pensée? Limiter
l'insaisissable? Préfère-t-on peut être parler d'une
"illusion de fin" et non pas de clôture proprement dite.
Nous commençons d'abord par une définition de
cette notion d'excipit, puis nous nous livrerons à une détection
de tout signe permettant de découvrir les différentes
stratégies utilisées par F.Guène dans la clausule de son
récit.
II.1.Définition :
Le mot clausule provient du latin clausula qui est un
"diminutif dérivé de claudere, clore,
terminer"2. Ainsi, la clausule d'un récit est le moment
où l'écrivain décide de congédier la narration en
mettant le point imposant de la fin. Elle est donc un « espace textuel
situé à la fin du récit et ayant pour fonction de
préparer et de signifier l'achèvement de la narration (...). Elle
est aussi définie comme un lieu, un moment de la lecture où
celle-ci touche à sa fin3.
Délimiter la clôture d'un texte se
révèle, elle aussi, difficile à saisir. Ainsi nous devons
chercher tous les signes qui marquent un effet de clôture. Ces signes de
fin ou "démarcateurs"4 opèrent une fracture dans le
texte qui peut être "soit formelle, soit thématique"5.
Un auteur marque la fin de son récit de plusieurs manières et
livre
1 Zekri, Khalid, Etude des incipit et des
clausules dans l'oeuvre romanesque de Rachid Mimouni et dans celle de
Jean-Marie Gustave Le Clézio, op.cit, p53.
2Morier, Henri, Dictionnaire de Poétique et
de rhétorique, Paris, P.U.F., 1989, p. 199. (Pour la
première édition : 1961). Cité par : Zekri, Khalid,
op.cit, p.53
3 « La clôture du récit aragonien
» in Le Point Final, p. 131. Cité par Zekri, Khalid, ibid., p.
51
4 Zekri, Khalid, op. cit., p.56
5 Del Lungo, Andrea, "Pour une poétique de
l'incipit", cité par Zekri, Khalid, ibid, p.43.
au lecteur des signaux de fin comme points de repère
pour sa lecture Ces démarcateurs se manifestent sous différentes
formes : "le changement de temps, le changement du discours narratif
(rupture ou infraction à l'homogénéité, les
contrastes stylistiques, etc.), le changement de la voix et de la personne,
l'épuisement ou la saturation des possibilités narratives.
1"
Selon Khalid Zekri ces signaux peuvent être explicites,
le texte déclare alors sa fin d'une façon appelée
"cadence déclarative"2. Dans ce cas, la narration
adopte dans un premier lieu un procédé métalinguistique
(métadiscours) annonçant sa fin, et dans le second lieu la fin se
résume en une "seule phrase faisant paragraphe à la fin du texte
et où se concentre toute la force clôturale3", ce type
de clôture est appelée " clôture
épigrammatique4".
Le deuxième type des signaux de la fin concerne les
"démarcateurs aspectuels d'ordre terminatif"2. Guy Larroux
précise qu'il "serait sans doute utile, pour ce qui est du roman,
d'étendre la notion de démarcateur à tous les
changements, à tous les glissements et à toutes les ruptures qui
dénoncent l'hétérogénéité de la
portion finale de texte et l'autonomisent par là
même"5.
II.1. La sortie de Kiffe kiffe demain
Nous avons remarqué que dès la page 173, les
allusions à la fin commencent à se succéder :
"Ça y est j'ai eu seize ans. Seize
printemps, comme ils disent dans les films." (p.1 73)
L'expression "ça y est" marque une
rupture dans la diégèse avec son effet d'arrêt.
Une année de la vie de l'héroïne s'est ainsi
écoulée, on a l'impression que l'histoire
1 Zekri , Khalid, Etude des incipit et des
clausules dans l'oeuvre romanesque de Rachid Mimouni et dans celle de
Jean-Marie Gustave Le Clézio, op. cit., p.56.
2 Ibid.
3 Armine Kotin-Mortimer, La clôture
narrative, José Corti, 1985, p.21.
4 Ibid.
5 Larroux, Guy, Le mot de la fin. La clôture
romanesque en question, Paris, Nathan, coll. -Le texte à l'oeuvre-,
1995, p.33.
s'est arrêtée à cette date. Certes,
l'anniversaire est un évènement important dans la vie de chaque
personne mais Guène en profite pour faire allusion à la fin de
l'histoire. L'héroïne saisit cette occasion et remue le
passé en regrettant d'avoir passé toute une année sans la
compagnie de son père et encore une fois le thème de la
progéniture surgit:
"Mais si j'étais un garçon (...) mon
père serait encore là. IL ne serait pas reparti au Maroc (...) il
m'aurait raconté pas mal d'histoires" (p.174)
A partir de cet évènement le rythme du récit
commence à s'accélérer. Le lecteur à droit alors
à une avalanche de bonnes nouvelles pour chaque personnage:
La libération de Youssef : « Tante Zohra va bien.
Elle a promis de nous rendre visite bientôt. Elle nous a dit que Youssef
serait libéré en mai » (p.175)
La victoire de Fatouma et ses collègues : "Pour les
bonnes nouvelles (...)Fatouma Konaré, l'ancienne collègue de ma
mère au formule1 de Bagnolet (...)" délégué
syndicale". Le commentaire disait que les filles avaient gagné la lutte.
Leurs revendications seraient entendues prochainement." (p.175)
Le mariage de Hamoudi :
"Hamoudi et Lila qui se marient en avril prochain"
(p.177)
L'amélioration de la santé de sa mère :
"Le changement de maman depuis un an. C'est en la voyant aller mieux tous
les jours (...) j'ai commencé à me dire que tout se
rachète, et qu'il va peut être falloir que je fasse comme elle."
(p. 177)
La succession des bonnes nouvelles dans l'histoire de Doria
nous fait penser aux fins heureuses des contes. En effet, dans un conte chaque
actant passe par des épreuves difficiles mais à la fin de
l'histoire les situations de crise sont dénouées. Cependant,
Guène rompt avec la fin euphorique d'un conte car Doria déclare
que son bonheur n'est pas totalement atteint :
"Par exemple je sais toujours pas ce que je veux faire
pour de vrai. Parce que la coiffure, disons que c'est un truc en attendant. Un
peu comme Christian Morin. Il a fait la roue de la fortune pendant des
années, mais sa vraie voie, c'était la clarinette..."
(p.181)
Examinons encore quelques signes de fin dans ce passage :
Mme BURLAUD m'a dit que la thérapie était
terminée. Je lui ai dit si elle était sûre. Elle a
rigolé. Ça veut dire que je vais bien. Ou alors qu'elle en a
marre de mes histoires. (p.179)
Mme Burlaud qui a accompagné le récit depuis le
début, et jouait un rôle important dans la vie de
l'héroïne, l'auteur décide dans ces derniers moments du
récit, de lui donner congé. La psychologue symbolisant
l'état de malaise de l'héroïne, annonçant à sa
patiente la fin de la thérapie marque le passage d'un état de
déséquilibre à un état d'équilibre. En
annonçant la fin de la thérapie, Guène annonce de
même le début de la fin du récit.
En outre, nous lisons un peu plus loin :
« En partant elle m'a dit quelque chose qui m'a fait
bizarre : "Courage". J'avais l'habitude d'entendre :
"A lundi prochain!" Mais là, elle m'a dit : " Courage."
Ça m'a fait la même chose que la première fois quand j'ai
fait du vélo à deux roues » (p.180)
L'expression "à lundi prochain" fait
écho à l'incipit "chaque lundi". Cette habitude
de l'héroïne de partir chaque lundi voir sa psychologue touche
à sa fin. Ce rendez-vous chez la psychologue semble ainsi encadrer le
récit.
Les allusions à la fin ne finissent de se succéder
:
"Le courage de Mme Burlaud, il m'a fait le même
effet que "j'ai lâché!" de Youssef. Ça y est, elle
m'a lâchée." (p. 180)
L'expression "ça y est, elle m'a
lâchée" rejoint les lexèmes employés
précédemment : "ça y est j'ai seize ans" et
"la thérapie est terminée". En utilisant des signes
introduisant la fin de l'histoire, l'auteur dévoile son
hésitation à exécuter son récit. Faiza Guène
commence ainsi à lâcher un par un les fils de l'histoire.
Cependant, son héroïne finit par la trahir et
annonce explicitement le désir de clôturer son récit :
« En sortant, je me suis sentie un peu comme dans
l'avant-dernière scène d'un film, quand les
héros ont à peu près résolu le problème et
qu'il est temps de construire la conclusion. Sauf que moi, la
mienne de conclusion, elle sera plus longue et plus dure que celle de Jurassic
Park. » (p181)
Cette déclaration explicite du désir de formuler
les derniers mots de l'histoire offre au texte une fin en "cadence
déclarative"1.
Nous avons remarqué également un changement de
temps. On parle de changement de temps quand la fin du texte utilise un temps
différent de celui de l'ensemble du récit. Ainsi, le passé
composé qui a accompagné l'ensemble du texte Kiffe
kiffe demain, cède la place vers la fin de ce dernier au
présent :
"Ils ont peut être raison les gens qui disent
tout le temps que la roue tourne (...) C'est pas grave non plus si j'ai
plus mon père parce qu'il y a plein de gens qu'ont plus de père.
Et puis j'ai une mère..." (p.192)
Le présent employé dans ce passage prend une
valeur générale. La narratrice se référant ainsi
à une vérité générale affirme qu'on ne peut
faire l'exception et arrêter le monde à un moment de
détresse. En effet, Doria se rend compte que la vie ne s'arrête
pas à un moment de désespoir, mais tout au contraire continue son
parcours et prouve à l'homme qu'elle est un spectacle interminable de
hauts et de bas. Ainsi, la narratrice énonce ces phrases en se
référant au code gnomique2 :
"J'ai remarqué qu'on se console toujours en regardant
les pires que soi." (p. 50).
1 Zekri, Khalid, Etude des incipit et des
clausules dans l'oeuvre romanesque de Rachid Mimouni et dans celle de
Jean-Marie Gustave Le Clézio, op. cit., p.56.
2 « L 'un des très nombreux codes de savoir ou de
sagesse... »: Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p.
25
« Des fois, je me dis que la vie c'est vraiment un
coup de chance quand même. On trouve qu'on a pas de bol, mais on pense
pas aux gens qui en ont encore moins que nous... » (p89)
Kiffe kiffe demain a ainsi l'allure
d'un "roman d'apprentissage" : apprendre à surmonter son malheur,
à comprendre les bizarreries de la vie, à être
compatissant, à ne jamais perdre l'espoir et surtout à aimer la
vie. A ce sujet, la narratrice ajoute : "Moi, j'ai appris que ça
fait mal d'apprendre" (p.134)
Cependant, le passage au présent n'a duré que
quelques lignes car le récit reprend son souffle et fait appel au futur
simple. Quand le texte se termine par un futur "qui raconterait
prospectivement des événements à venir, permettant
d'entrevoir un nouveau commencement", on parle de "la
fin-commencement"1. Nous pouvons ainsi lire :
Moi, je mènerai la révolte de la
cité du Paradis. Les journaux titreront "Doria enflamme la
cité" ou encore la pasionaria des banlieues met le feu aux poudre". Mais
ce sera pas une révolte violente (...) on se soulèvera
pour être reconnus, tous(...) Comme Rimbaud, on portera en nous"
le sanglot des infâmes, la clameur des Maudits". (p. 193)
Doria donne libre cours à son imagination et se
projette dans l'avenir en proférant des espoirs et ambitions
surprenants, et du coup, le lecteur ne reconnaît plus Doria "la
pessimiste". Cette nouvelle Doria est pleine d'espoir et de
détermination. En outre, nous remarquons dans ce passage une certaine
maturité de l'héroïne : elle désire mener une
révolte au nom des gens de la banlieue, mais que ce soit une
révolte intelligente sans violence. Cette maturité est le fruit
de plusieurs épreuves pénibles que Doria a pu surmonter.
Cependant, le récit nous surprend en s'énonçant de nouveau
au présent tout en marquant une "clôture épigrammatique".
En effet, le texte proclame sa fin en une seule phrase constituant, pour elle
seule, un paragraphe : "Faut que je côtoie moins Nabil, ça me
donne de forts élans républicains..." (p.193)
1 Armine Kotin-Mortimer, La clôture
narrative, José Corti, 1989, pp. 22-23.
Cette "Phrase-fin" est une auto-analyse faite par
l'héroïne Doria qui réalise qu'elle a changé de
l'intérieur. Elle remarque que son espoir a non seulement repris vie,
mais qu'elle devient de plus en plus enthousiaste. Outre les
évènements heureux qui ont contribué à ce
changement, la fréquentation de Nabil en est apparemment la plus
marquante.
L'homogénéité du récit peut aussi
être rompue, comme nous l'avons signalé plus haut, par le
changement de la voix et de la personne. En effet, la substitution d'une
personne grammaticale par une autre est un fait de rupture qui doit être
interrogé. Ce genre de changement est justement repérable dans
l'avant dernier paragraphe de Kiffe kiffe demain. En
effet, nous passons d'un "je" dominant au pronom indéfini "on". Ce
pronom indéfini inclut non seulement le narrataire mais tous les
habitants de la banlieue :

"Ce sera une révolte intelligente, sans aucune
violence, où on se soulèvera pour être
reconnus, tous. Y a pas que le rap et le foot dans la vie. Comme Rimbaud,
on portera en nous "le sanglot des infâmes, la clameur
des maudits". (p. 193)
L'histoire considérée comme signifié
retrouvant sa concrétisation dans un texte, ne peut s'arrêter tout
simplement à l'imposant point final de la narration. Mais, elle le
dépasse amplement en promettant d'autres histoires à venir. En
effet l'auteur de Kiffe kiffe demain pour
clôturer son texte l'a tout simplement ouvert en marquant trois points de
suspension. Prétendre clôturer un récit est ainsi une
idée illusoire, et pour reprendre les paroles de
Frédérique Chevillot :
"En faisant du mouvement de clôture une mise en
scène de la mort de l'écriture, le texte aménage l'espace
nécessaire à sa réouverture et conjure ainsi l'angoisse
liée à sa perte. La seule clôture possible du texte, c'est
sa réouverture"1
Cette fin n'est donc pas cyclique mais plutôt ouverte et
dynamique : espoir et projection dans le futur.
1 Chevillot, Frédérique, La
Réouverture du texte, Stanford French and Italian Studies/Anma
libri, 1993, cité par : Khalid Zekri, Etude des incipit et des
clausules dans l'oeuvre romanesque de Rachid Mimouni et dans celle de
Jean-Marie Gustave Le Clézio, op. cit, p 51
CHAPITRE III: ETUDE ONOMASTIQUE
Un nom propre est une chose extrêmement importante
dans un roman, une chose "capitale". On ne peut pas plus changer un personnage
de nom que de peau. C'est vouloir blanchir un nègre.
Flaubert (Correspondance, Gallimard, 1998)
Le choix des noms attribués aux personnages dans notre
corpus d'analyse Kiffe kiffe demain mérite une
approche très attentionnée. En effet, la plupart des noms sont
chargés de connotations dues, soit à leur racine arabe, soit
à l'imagination de l'écrivaine. Ainsi, chaque vocable est
générateur de signifiances révélatrices.
Rappelons que "la nomination du personnage est un acte
d'onomatomancie, c'est- à - dire, l'art de prédire, à
travers le nom, la qualité de l'être."1 Octroyer un nom
à un personnage se révèle ainsi un acte conscient
répondant aux intentions de l'auteur. Ainsi, le lecteur attentif doit
interroger ces noms et ne pas se fier à l'arbitraire du signe et se
transforme du coup en un "« détective » onomatomancien
"2. En effet, comme le remarque Roland Barthes dans son étude
sur les noms proustiens :
"Le nom propre est un signe, et non, bien entendu, un
simple indice qui désignerait, sans signifier [...] Comme signe, le nom
propre s'offre à une exploration, à un déchiffrement [...]
c'est un signe volumineux, un signe toujours gros d'une épaisseur
touffue de sens, qu'aucun usage ne vient réduire, aplatir, contrairement
au nom commun, qui ne livre jamais qu'un de ses sens par
syntagme."3
Philippe Hamon, quant à lui, désigne le personnage
en ces termes :
"Un signifiant discontinu renvoyant à un
signifié discontinu "4.
1 Roland Barthes cité dans Achour Christiane,
Bekkat Amina, Convergence Critique II, Algérie, Tell, 2002.
p.81.
2 Ibid.
3 Ibid. p80
4 Hamon, Ph., "Pour un statut sémiologique
du personnage" in R. Barthes, W. Kayser et al. , Poétique du
récit, Paris, Seuil, 1977.
Donc, le lecteur aurait à décoder à
partir d'un signifiant les différents signifiés possibles ou
plutôt visés pour deviner " le programme de comportement et
d'acte" du personnage une fois son nom énoncé. Nous
analyserons les noms de personnage dans le roman en tentant d'établir
des correspondances entre le signifiant et les différents
signifiés d'un nom (ou, si l'on préfère le langage
peircien, entre representamens et interprétants).
La nomination des personnages dans Kiffe kiffe
demain :
Dans notre corpus d'analyse Kiffe kiffe
demain, les noms des personnages sont riches de connotation.
Ainsi, cette étude nous permettra de dévoiler l'intention de
l'auteur en affublant tel nom à tel personnage. Nous essayerons ainsi de
discerner les différentes significations de ces noms en nous
référant à des explications intuitives mais
argumentées.
Nous procéderons d'abord par une analyse
sémantique des noms qui nous orientera dans l'évaluation de la
position qu'occupe chaque personnage dans la trame narrative. Enfin, nous
expliciterons les relations fonctionnelles qu'établit chaque personnage
avec les autres. Signalons que nous avons choisi seulement quelques noms de
personnages qui nous ont semblé assez révélateurs.
La présence des personnages féminins dans
Kiffe kiffe demain est très remarquable.
Guène explique ce fait : « C'est un choix. J'ai la conviction
que le changement passera par les femmes. 1»
1. Doria ou la quête de filiation :
Doria est à la fois la narratrice et le personnage
principal de Kiffe kiffe demain. Le nom donné
à cette héroïne n'est nullement arbitraire. En effet, Faiza
Guène a
1
http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/portrait.html
choisi pour sa narratrice un nom chargé de connotations.
"Doria" est un nom arabe qui se donne à lire de deux manières:
D'une part, ce nom en arabe renvoie incontestablement au terme
: /douriya/ qui désigne "la progéniture". Le choix d'un tel nom
est très significatif car la recherche d'une progéniture
était la raison principale du départ du père. Cette
absence du père a marqué l'héroïne pendant toute la
dynamique romanesque et devenue carrément pour elle une obsession.
L'absence de progéniture mâle causant le départ du
père, apparaît ainsi comme un thème marquant dans le roman
:
" Je crois que je suis comme ça depuis que mon
père est parti (...) Papa, il voulait un fils. Pour sa
fierté, son nom, l'honneur de la famille..." (p.10)
Un peu plus loin :
"J'y pense à la mort des fois. Ça m'arrive
d'en rêver. Une nuit j'assistais à mon enterrement (...) mon
père, il était pas là. Il devait s'occuper de sa paysanne
enceinte de son futur Momo... "(p.23)
"Et puis, l'autre mouflet, c'est pas mon
frère. C'est juste le fils de mon barbu de père"
(p.104)
"Mais si j'étais un garçon, ce
serait peut-être différent...Ce serait même sûrement
différent (...) Ouais tout se serait bien passé si
j'étais un mec" (p.1 74)
Doria assume mal son destin de fille et réalisant que
son père l'a abandonnée injustement, elle commence à
devenir de plus en plus pessimiste et ne cesse de se lamenter sur son sort en
proférant des paroles humoristiques teintées d'amertume :
« L'avenir ça nous inquiète mais ça
devrait pas, parce que si ça se trouve, on en a même pas.
(p.22)
Doria se sent alors victime de sa destinée qui
pèse sur elle et sur son avenir. Cependant, elle affronte son pessimisme
en s'exprimant d'une manière surprenante qui ressemble à celle de
Jamel Debbouz. Ce dernier déclare lors d'un spectacle qu'il a
animé au Zénith :
" Vous n'avez aucune chance! Alors saisissez-la "
(scène présentée au Zénith 2004 DVD). N'a-t-on
pas raison alors de l'avoir qualifiée de " soeur de Jamel Debbouz".
Doria ne souffre pas seulement du départ du père
mais aussi de leur situation sociale très difficile, chose qui l'a
poussée à travailler comme nourrice pour les enfants.
Ainsi le thème du désespoir
entraîné par la situation sociale et surtout psychique de
l'héroïne apparaît comme un thème primordial dans
Kiffe kiffe demain. Ce désespoir
domine presque tout le texte (du moins la partie prise dans le sens kifkif
demain). Cependant, ce sentiment du mal ressenti par l'héroïne
est subi d'une manière assez amusante car elle tourne tout en
dérision. A ce sujet Faiza Guène nous explique le choix d'une
telle position :
"On ne peut pas faire semblant, nier la
réalité. Je voulais raconter ces choses là mais
sans tomber dans un misérabilisme. Dans les films et
dans mon livre, il y a le duo d'une réalité difficile et de
choses plus positives1."
En revêtant ainsi une dimension humoristique,
Kiffe kiffe demain acquiert une
légèreté qui l'éloigne de la charge tragique et
s'affiche comme un roman très plaisant à la lecture.
D'autre part, le nom "Doria" est également en arabe le
nom d'un arbre très exceptionnel car dans la culture arabe cet arbre est
désigné comme le symbole de la résistance et de la
ténacité. Vu sa symbolique, ce nom d'arbre /dor/ a
été porté par une femme très célèbre
dans l'histoire arabe. C'était la première reine dans l'histoire
de l'islam. Cette reine a marqué l'histoire vu sa forte
personnalité impavide devant
1 Rencontre de Faiza avec des élèves,
lien :
http://www.mini-sites.hachette-
livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html
les difficultés. Effectivement, Doria tout comme le
personnage légendaire arabe, a montré de la
ténacité en subissant des épreuves très difficiles
surtout pour une adolescente. Elle a adopté un mécanisme de
défense très surprenant, celui de développer un regard
humoristique sur tout ce qui l'entoure.
Ainsi le nom de Doria est chargé de connotations et
offre au lecteur le soin de les découvrir. Le nom "Doria" résume
l'état psychique de la narratrice car il laisse entrevoir une
héroïne se révoltant contre "les raisons stupides" du
départ du père (la recherche de la progéniture
étant la source de son malheur) et par ailleurs, une fille très
courageuse qui a pu malgré tout surmonter ses difficultés et a
surtout soutenu sa mère. Doria comprend en fin de compte qu'il faut
toujours affronter ses difficultés et garder l'espoir : "C'est peut
être ça la solution : garder toujours un petit espoir et ne plus
avoir peur de perdre." (p.132)
Outre sa position de personnage central dans le texte, Doria
présente au lecteur le monde (personnages et événements)
ancrés dans la sensibilité et subjectivité d'une
adolescente exceptionnelle.
Les relations de Doria avec les autres personnages sont
présentées d'un point de vue distant et analytique. Chaque
personnage est caractérisé, soit d'une façon
dévalorisante en poussant des fois l'ironie à l'extrême,
soit de manière à susciter la sympathie. Ainsi, les autres
personnages sont perçus à travers la psyché de Doria.
Guène nous informe plus sur son héroïne en ces termes :
"Mon personnage vit des choses difficiles, elle n'a pas un
quotidien tout rose mais elle prend beaucoup de distance en le racontant. On en
rit même si c'est un peu triste. Je raconte des choses importantes dont
j'avais envie de parler. C'est plus marquant lorsque c'est raconté de
façon particulière, avec un ton
décalé.1"
Le signifiant "Doria" a ainsi deux signifiés
renforçant sa symbolique, et confère, du coup, à ce nom un
dynamisme romanesque considérable.
1
http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html
2. MmeBurlaud ou le psychologisme :
MmeBurlaud est la psychologue de
l'héroïne Doria. Ce nom a une connotation péjorative
teintée d'une certaine ironie. Le terme Burlaud se prête à
deux interprétations :
Dans un premier lieu ce nom renverrait à l'adjectif
"burlesque" qui désigne le caractère d'une chose extravagante et
ridicule. Effectivement, l'auteure de kiffe kiffe demain nous
présente une image péjorative de son personnage, ainsi nous
pouvons lire :
" Mme Burlaud, elle est vieille, elle est moche et elle sent
le Parapoux. Elle est inoffensive mais quelques fois, elle m'inquiète
vraiment " (p.9)
Dans un deuxième lieu on peut
"décortiquer " le mot "Burlaud" et lire dans Burlaud :
Bur = bure : la laine rêche
Laud = l'eau
Burlaud = la laine rêche + eau
Burlaud aurait, donc, le sens d'une laine mouillée qui
expliquerait la qualification donnée par l'auteur :
"Mme Burlaud, elle est vielle, elle est moche et elle sent le
Para-poux"(p.9)
Effectivement, la bure mouillé dégage une
mauvaise odeur c'est peut être ce qui a inspiré Faiza Guène
dans le choix de ce nom pour que son qualificatif "parapoux" ait un sens. Le
nom Burlaud est cependant repris par l'héroïne vers la fin de
l'oeuvre : « Déjà son nom Burlaud, non mais
sérieux, ça rime à rien comme nom, et puis ça sonne
moche. Après y a son parfum qui pue le parapoux » (p. 175)
Le choix d'un tel nom semble ainsi basé sur des
intentions ironiques reflétant l'imagination fertile de Guène. Ce
personnage de psychologue n'a de relations directes qu'avec
l'héroïne "Doria". Toutes les deux se donnent rendez-vous chaque
lundi dans sa clinique. Mme Burlaud accompagne la narration jusqu'au bout,
c'est une figure très importante dans la vie du personnage principal.
Elle est ainsi
considérée en tant que "guide spirituel", quoique
son caractère "bizarre" arrive parfois à bloquer la narratrice
:
« Elle vient d'un autre temps. Je le vois bien quand
je lui parle, je suis obligée de faire attention à tout ce que je
dis. Je peux pas placer un seul mot de verlan ou un truc un peu familier pour
lui faire comprendre au mieux ce que je ressens. » (p.1 79)
Certes Doria a présenté sa psychologue à
maintes reprises d'une manière dévalorisante, mais ce n'est
qu'à la fin du roman qu'elle s'est rendue compte que Mme Burlaud lui a
apporté énormément d'aide:
« Voilà, Mme Burlaud et moi, on était
pas tout à fait sur la même longueur d'onde. Cela dit, je sais que
c'est grâce à ça que j'ai réussi à aller
mieux. Je nie pas qu'elle m 'a aidé
énormément. Tiens, je lui ai même dit merci
à Mme Burlaud. Un vrai merci. » (p180)
Comme Mme Burlaud n'a pour patiente que Doria, ses relations
avec les autres personnages se limitent à ce que Doria lui raconte.
Alors, elle se contente de l'écouter car elle est la
thérapeute-type selon la talking-cure :
« C'est ça ce que j'aime bien chez Mme Burlaud
: elle juge jamais. Elle te prend toujours au sérieux, même quand
tu fais un immeuble HLM en pâte à modeler mauve. »
(p.49)
Avec ce personnage de psychologue qui marque le décor
narratif de Kiffe kiffe demain, on assiste à
un retour vers le psychologisme. Effectivement, le roman contemporain,
après avoir déclaré la mort de l'auteur et l'effacement du
personnage, reprend une nouvelle inspiration d'écriture de soi qui
privilégie la subjectivité et la mise en relief du Moi.
3. Yasmina : le courage d'une mère
Ce nom est octroyé à la mère de Doria.
Yasmina est une femme illettrée travaillant comme femme de ménage
dans un formule 1 Bagnolet. Yasmina, tout comme sa fille, a trouvé du
mal à accepter le "départ lâche" de son mari :
La mère de Doria refuse de retourner au Maroc car comme
l'explique la narratrice : " Ma mère dit que ce serait une grande
humiliation pour elle. On la montrerait du doigt" (p.22)
Après Doria, elle a tout fait pour avoir un
deuxième enfant mais en vain, cependant Yasmina atteste beaucoup de
courage et de foi : "Ma mère, elle dit que si mon père nous a
abandonnées, c'est parce que c'était écrit."
(p.20)
Le choix du nom "Yasmina" pour la mère de
l'héroïne, comme celui des autres personnages, a certainement une
visée. Examinons d'abord sa signification : le nom "Yasmina"
désigne en arabe "la fleur du jasmin". Nous pouvons ainsi deviner toute
la symbolique du jasmin. En effet, cette fleur est le symbole de pureté,
de beauté et d'espoir. Le personnage Yasmina, étant d'abord une
mère, assume justement toutes ces significations. De plus, Yasmina est
une femme courageuse qui a tout affronté pour un meilleur avenir pour
elle et sa fille. Elle a commencé d'abord par affronter son illettrisme
:
" Maman, elle va suivre une formation
d'alphabétisation. On va lui apprendre à lire et à
écrire la langue de mon pays (...) C'est marrant parce que maman
appréhende cette formation. Elle est jamais allée à
l'école, alors elle flippe. " (p.80)
En commençant sa formation, Yasmina a quitté le
travail au formule 1 Bagnolet car elle y était mal traitée
surtout par son responsable. Grâce justement à cette formation et
à l'assistante sociale, elle décroche un poste de travail en tant
que dame de cantine pour la municipalité :
"Quand elle me l'a annoncé, elle avait l'air
heureuse et ça faisait un bout de temps que c'était pas
arrivé. Elle est dame de cantine pour la municipalité. Elle sert
les enfants de l'école." (p.143)
Tout comme sa fille, Yasmina a réalisé des
changements dans sa vie et auxquels elle n'avait jamais pensé :
"Elle commence à lire quelques mots et elle est
très fière d'écrire son prénom sans se tromper
(...) Elle est active et libre maintenant alors qu'avant c'était loin
d'être le cas." (p.116)
"Je sais pas ce qu'ils lui ont fait à la formation
mais elle est plus la même. Elle est plus heureuse, plus
épanouie." (p.144)
Yasmina entretient avec sa fille de très bonnes
relations définies d'abord par le respect, l'amour et la solitude.
Notons que la mère est une figure omniprésente dans la
majorité des romans beurs (Le thé au harem d'Archi
Ahmed, Le gone du Chaâba, Béni ou le Paradis
Privé). Ces romans présentent souvent une image
survalorisée de la femme-mère car « face à un
nouveau système social (le système occidental) et à une
nouvelle situation (celle de l'immigration), la femme du Maghreb, au lieu de
perdre ses pouvoirs habituels, va les renforcer et les augmenter, au
détriment de la figure paternelle1 ». En effet,
dans Kiffe kiffe demain c'est la mère qui
prend tout en main après le départ du père. Guène,
comme si pour rendre hommage à cette mère, l'auteure écrit
à chaque fois « Maman » « ma Mère » avec une
lettre majuscule.
1MANGIA, Anna Maria, «Les rôles
féminins dans les romans "beurs", lien:
http://www.limag.refer.org/Textes/Collimmigrations1/Mangia.htm
4. Le père ou « l'absence béante
»
Le nom du père n'est pas cité dans le roman, il
est cependant désigné par plusieurs lexèmes : «
Papa », « mon père », « le barbu », «
l'autre ». Chaque vocable traduit l'état des sentiments
éprouvés par la narratrice à l'égard de son
père, c'est ainsi que Doria se retrouve balancée entre nostalgie,
mépris et même indifférence. Ce lieu vacant du père
entraîne du coup un besoin de restituer cette filiation perdue.
L'absence du père est un thème très
récurrent dans la littérature d'émigration/immigration.
Cette absence n'est pas seulement physique, le père peut être
présent mais dénué de tout pouvoir. En effet, dans son
deuxième roman Du rêve pour les oufs, Guène met en
scène un père qui a perdu une grande partie de ses
capacités mentales dans un accident de travail.
5. Hamoudi /Youssef et l'injustice sociale
Hamoudi :
Le nom "Hamoudi" vient du mot arabe "hamada" qui veut dire
"remercier le bon dieu". "Hamoudi" est également utilisé dans
certaines régions de l'Algérie, comme surnom pour une personne
sympathique.
Cependant "Hamoudi" dans Kiffe kiffe
demain n'est pas un surnom mais plutôt le prénom du
meilleur ami de Doria. C'est un jeune très agréable qui l'a
connue depuis qu'elle était "pas plus haute qu'une barrette de
shit". Ils passent, tous les deux, des heures à discuter dans le
hall de l'immeuble. Doria l'apprécie énormément au point
qu'elle pense que "si Hamoudi était un peu plus vieux, j'aurais bien
aimé que ce soit mon père" car Hamoudi, lui, n'a
que vingt-huit ans. L'originalité de Hamoudi c'est que tout en
étant un ex- prisonnier, fumeur de shit et voleur de voiture, il arrive
très bien à réciter à Doria des poèmes de
Rimbaud :
"Il me récite des poèmes d'Arthur Rimbaud.
Du moins le peu qu'il se rappelle (...) mais quand il me les dit avec son
accent et sa gestuelle de racaille, même si je comprends pas grand-chose
au texte je trouve ça beau." (p.27)
Cela témoigne du contraste que vivent les jeunes de la
banlieue qui tout en dévoilant un visage de délinquants,
dissimulent un fond humaniste voire romantique. C'est seulement leur situation
sociale difficile qui les pousse à suivre la mauvaise voie. Faiza
Guène nous explique davantage :
" J'ai eu aussi envie de raconter les raisons, de donner
des explications que nous n'avons pas l'occasion d'entendre. Sans porter de
jugements, j'essaye de montrer que les gens sont humains, qu'ils sont dans un
contexte socio-économique qui peut expliquer certains
actes.1"
Hamoudi est toutefois un jeune homme conscient et responsable
:
"En roulant un énième joint, il m'a dit :"La
famille c'est ce qu'il y a de plus sacré." Il sait de quoi il parle : il
a huit frères et soeurs et ils sont presque tous mariés."
(p.28)
C'est pour ces raisons qu'il décide de renoncer au
métier de voleur et réussit à être embauché
comme un agent de sécurité dans une entreprise mais on l'a vite
renvoyé car on l'a accusé de vol :
"Hamoudi, il aimait bien ce travail. Il
commençait à trouver ça bien la
légalité (...) il est très brun, assez mat de
peau et il a de gros yeux noisette... Une pure tête de
Méditerranéen. Il dit que c'est la raison pour laquelle on l'a
accusé injustement. Je sais pas s 'il est parano mais en tout cas, ils
avaient pas le droit de l'accuser sans preuve. Ça se fait pas." (p.
124)
Hamoudi comme beaucoup de jeunes beurs est victime du racisme
et de l'injustice sociale. Mais il n'a pas perdu confiance en lui et
réalise que "l'amour est aussi une façon de s'en
sortir". En effet, sa rencontre avec Lila, femme divorcé
élevant toute seule sa fille Sarah, a changé le parcours de sa
vie:
"Hamoudi, grâce à Lila, est sorti de sa
mauvaise impasse. Il a trouvé un nouveau travail: vigile à
Malister, la petite superette d'en bas de chez moi. Mais c'est en
1
http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html
attendant de trouver autre chose et d'arrêter enfin le
deal (...) il parle carrément de faire sa vie avec Lila" (p.157)
Hamoudi décide enfin de se marier avec Lila et de
fonder une famille. Un parcours original : de voleur à père de
famille, il devrait tout comme son nom l'indique, remercier le bon Dieu pour un
tel changement.
Youssef :
Le nom "Youssef" dans la culture arabo-musulmane fait
référence au prophète Youssef réputé pour sa
beauté incroyable et le fait d'être emprisonné injustement.
Le personnage Youssef dans Kiffe kiffe demain partage
justement toute ces caractéristiques avec le prophète cité
dans le coran:
"Youssef, il conduit vite, il est grand et il est
très beau. Quand on était petits, on était dans
la même école primaire, il me défendait tout le temps parce
que j'avais pas de frère et que lui était un "grand de CM2
".
Youssef est donc un garçon gentil et très
humaniste. C'est le fils de "tante Zohra", l'amie de la mère de Doria.
Cependant, il a été accusé d'implication dans un trafic de
drogue et de voitures volées. Doria pense qu'il est innocent :
« (...) j'y comprends plus rien à cette
justice pas juste si Youssef va en prison. »
(p.36)
"Il méritait vraiment pas de perdre un an de sa vie
aussi bêtement. C'est comme Hamoudi. Après la prison, il a fait de
l'intérim et de pleins petits boulots de merde, aussi galère les
uns que les autres (...) il vit du deal et il peut pas mener une vie normale."
(p.87)
Guène a ainsi choisi ce nom à dessein pour faire
encore allusion à l'injustice. Youssef est à l'instar de beaucoup
de jeunes de la banlieue qui gâchent leur vie en s'impliquant dans des
histoires malveillantes et donnent ainsi une mauvaise image
de leurs quartiers. Pourtant ces jeunes sont pleins
d'énergie qui pourrait être exploitée si elle était
prise en charge.
6. Nabil : le nul ou le noble ?
Le choix de ce nom n'est aussi nullement innocent. Nabil en
arabe veut dire "noble". Cependant, cette noblesse n'apparaît qu'à
la fin du roman car Nabil est présenté au début de
Kiffe kiffe demain comme un garçon "nul" :
"Nabil, c'est un nul. Il a
de l'acné et quand il était au collège, tous les jours ou
presque, il se faisait racketter son goûter à la
récré. Une grosse victime" (p.46)
Signalons toutefois le jeu de mots entre le qualificatif "nul"
et le nom du personnage "Nabil". Ces deux mots ont la même initiale "n"
et finale "l". La nullité de Nabil ne se traduit guère par son
manque d'intelligence mais plutôt par sa dépendance à
l'égard de sa mère. Sa mère étant une femme
prétentieuse croyant que son "fils Nabil c'est un génie":
" J'ai remarqué que les mères arabes pensent
souvent ça de leur fils. Mais la mère de Nabil, elle abuse. Elle
croit que c'est l'Einstein des HLM et elle le dit à tout le monde. "
(p.46)
Nabil est le fils d'une copine de la mère de Doria. Il
vient chez elle pour l'aider à faire ses devoirs, mais ce qui
gène Doria c'est que Nabil se prend vraiment pour un génie :
"Lui, il se la pète parce qu'il porte des lunettes
et qu'il s'y connaît à peu près en politique. Il doit
savoir vaguement la différence entre la droite et la gauche (...) Ce
type, il se la raconte trop! Il croit qu'il connaît tout sur tout."
(pp.46-47)
Il est le premier garçon à avoir embrassé
Doria. C'était un baiser par surprise, alors elle était
très contrariée :
"Non seulement il bouffe tous mes crackers mais en plus il
ose m'embrasser sans demander mon avis! (...) ça ressemble pas vraiment
à ce que j'avais imaginé pour
mon premier baiser (...) je lui en veux à Nabil de
m'avoir volé mon premier baiser" (pp.100-101)
Mais petit à petit elle commence à
réaliser que "Nabil" n'était pas un garçon "nul" mais
plutôt "noble". Observons alors ce passage de "nul" à brave
(noble):
" Mais si j'analyse la situation, je vois qu'il
m'a aidé pendant des mois en échange de rien, et surtout
qu'il a été très courageux d'oser
m'embrasser par surprise en prenant le risque de recevoir un coup de genou
là ou ça fait mal (...) C'est vrai il n'est pas aussi nul
que ça au font. C'est même un brave type
" (p.132).
Enfin Doria et Nabil se sont réconciliés et sont
devenus même amoureux :
"Voilà je me suis réconciliée avec Nabil
et je crois aussi que... je l'aime bien." (p.185)
7. Tante Zohra :
"Tante Zohra" comme l'explique Doria : "c'est pas ma vraie
tante mais comme elle connaît Maman depuis très longtemps, je
l'appelle comme ça par habitude". (p.33). L'appellation
tante est utilisée dans la culture arabe comme un signe de respect
pour les femmes d'un certain âge. Le nom "Zohra" ne nécessite pas
notre intervention pour l'expliquer car Doria intervient pour la
première fois et explicite la signification du nom du personnage :
« Tante Zohra, elle a de grands yeux verts et elle
rit tout le temps. C'est une algérienne de l'Ouest, de la région
de Tlemcen. En plus elle a une histoire marrante, parce qu'elle est née
le 5juillet 1962, le jour de l'indépendance de l'Algérie. Dans
son village, elle était l'enfant symbole de la liberté pendant
des années. C'était le bébé porte-bonheur et c'est
pour ça qu'on l'a appelée Zohra. Ça veut dire
"chance" en arabe. » (p. 34)
Cependant, Guène a choisi ce prénom avec des
intentions ironiques. En effet, cette dame « Chance », en
réalité n'a pratiquement pas de chance dans la vie : son mari a
épousé une autre femme, son fils Youssef est emprisonné,
et de fait la pauvre
souffre énormément car si elle était "le
porte bonheur" de son pays, sa vie en est par contre très malheureuse.
Zohra est la seule confidente de Yasmina, elles passent des heures à
discuter chacune de son malheur. Pourtant, Zohra garde toujours le sourire
:"Elle rit tout le temps (...) Je l'aime beaucoup parce que c'est une vraie
femme. Une femme forte." (p34)
8. Lila ou le métissage impossible :
Le nom Lila a deux significations : en français «
lila » renvoie à l'homophone "Lilas" qui est le nom d'une fleur,
tandis qu'en arabe dialectal le vocable "lila" renverrait à " la
nuit".
Lila est une algérienne qui travaille comme
"caissière au Continent de Bondy et elle fait la cuisine". C'est la
femme chez laquelle Doria fait du baby-sitting et elle nous la présente
ainsi :
"Elle s'appelle Lila et elle a trente ans (...) Elle porte
un petit trait fin et régulier d'eye-liner sur les paupières, a
de jolis cheveux bruns qui rebiquent, un beau sourire (...) Lila est
séparée du père de Sarah depuis peu (...)elle m'a à
peu près raconté comment ça s'est passé. Ses yeux
étaient pleins d'amertume. Il a dû tout lui prendre." (p.
60)
Essayons maintenant de faire les correspondances entre les
connotations du nom de ce personnage et sa fonction dans l'histoire.
D'après la description de Lila nous constatons que c'est une fille
charmante, alors le signifié "lilas" lui sied parfaitement. Quant au
deuxième signifié (la nuit), Guène y aurait pensé
en parlant de l'expérience dure qu'a vécue Lila. En effet, elle
s'est mariée à un français alors que les deux familles
étaient contre cette union :
" Dans la famille du père de Sarah (fille de Lila),
ils sont bretons depuis au moins...je sais pas moi...dix-huit
générations, alors que chez Lilas, c'est tendance famille
algérienne traditionnelle soucieuse de préserver les coutumes et
la religion." (p. 130)
Ce mariage était un vrai échec car les deux
partenaires l'ont fait "par rébellion plus que par amour". Lila
a supporté beaucoup d'humiliation de la part de son beau-père et
son mari qui chômait et buvait tout le temps, tout simplement cette
expérience était pour elle un moment sombre comme "une nuit".
Cependant cette période n'était qu'un mauvais souvenir, car Lila
élève toute seule sa fille, elle se sent plus libre et elle
décidé de refaire sa vie avec Hamoudi.
Guène à travers ce personnage saisit l'occasion
pour parler de ce phénomène social : le mariage entre
maghrébins et français. En effet, cette mixité, quoique de
plus en plus répandue en France, est sévèrement
jugée par les deux familles, essayant chacune pour sa part, de conserver
sa particularité et considérant ce phénomène comme
très dangereux voire menaçant leurs traditions, religion et donc
leur identité.
8. Les assistantes sociales :
Après le départ du père, Doria et sa
mère ont "eu droit à un défilé d'assistantes
sociales à la maison." Pendant toute la trame narrative Doria ne
parlait que de deux assistantes sociales mais elle n'a jamais cité leur
nom. Elle les désignait plutôt en ces termes :
"La nouvelle je sais plus son nom. C'est un truc du genre
Dubois, Dupont, ou Dupré, bref un nom
pour qu'on sache que tu viens de quelque part. Je la trouve conne et en plus,
elle sourit tout le temps pour rien (...) Avant Mme Dumachin,
c'était un homme (...) l'assistant social était tout le contraire
de Mme Dutruc. Il plaisantait jamais, il souriait jamais
(...)Mme Duquelquechose, même si je la trouve conne joue
mieux son rôle d'assistante sociale de quartier qui aide les pauvres. "
(pp.1 7-19)
"Dubois", "Dupont", "Dupré", "Dumachin", "Dutruc" et
"Duquelquechose" sont des termes connotant l'indifférence et le rejet.
Doria étant une adolescente n'a pas envie d'être traitée
comme "une assistée". Leur situation sociale lamentable nécessite
quand même l'intervention des assistantes sociales qui s'occupent de leur
trouver de meilleures conditions de vie. Doria s'en est rendu compte à
la fin du récit :
" Peut-être qu'en fait Mme Dubidule, c'est la fille
naturelle de l'abbé Pièrre et de soeur Emmanuelle et qu'elle est
la générosité incarnée...Soudain je
l'aimais notre chère et adorée assistante
sociale." (p. 189)
Remarquons que l'absence de nomination des assistantes
sociales a conféré à ces dernières un statut de
"personnage type".
Les noms de personnages dans Kiffe kiffe
demain sont ainsi soigneusement choisis par l'auteure. Un choix
qui répond aux exigences de l'illusion du réel et de la
vraisemblance. Faiza Guène a su, donc, à travers les noms de ses
personnages écarter l'arbitraire du signe et ancrer davantage la fiction
dans un contexte socioculturel assurant ainsi, la cohérence du texte et
au même titre la crédibilité du lecteur.
Cette première partie, intitulée les abords de
l'oeuvre, nous a permis de prendre contact avec les premiers truchements de
l'oeuvre. Cette démarche nous a semblé nécessaire dans la
mesure où elle nous offre des seuils d'analyse importants pour
l'approche de toute aventure scripturale. Effectivement, les indices
paratextuels sont considérés de nos jours comme l'un des
éléments primordiaux qui génèrent une signification
lourde de sens et orientent tout acte de lecture. De plus, les techniques
d'entrée et de sortie de l'oeuvre nous renseignent sur les intentions de
l'auteure et sa manière propre de tenir la bride du début et de
la fin de sa structuration romanesque. L'analyse onomastique était
également pour nous, l'occasion de saisir l'importance du nom dans la
détermination du rôle narratif octroyé à chaque
personnage, ainsi que sa dimension socioculturelle exploitée dans le
roman.
Deuxième partie :
L'écriture autofictionnelle
Chapitre I : L'autofiction : l'ambiguïté
d'un concept.
"Un roman est moins l'écriture d'une aventure que
l'aventure d'une écriture1"
Ricardou
Le terme autofiction est employé pour la
première fois par le romancier et critique français Serge
Doubrovsky pour ainsi qualifier son roman Fils, publié en
1977. Le recours à ce néologisme était pour Doubrovsky une
réaction aux analyses effectuées par Philippe Lejeune. En effet,
dans son ouvrage théorique Le pacte autobiographique, Lejeune a
tenté de dresser une classification des « écrits de soi
» en se reposant sur deux critères : l'identification du nom de
l'auteur et celui du personnage ainsi que le pacte établi (romanesque ou
autobiographique). Il a tout résumé dans un tableau et en est
sorti avec deux cases vides. Dans les « deux cases aveugles »,
Lejeune considère « exclues par définition la
coexistence de l'identité du nom et du pacte romanesque et celle de la
différence du nom et du pacte autobiographique2 ».
Doubrovsky étant alors, en pleine rédaction de son roman
décide de défier Lejeune et de remplir l'une de ces cases
où l'identité du nom coïncide avec un pacte romanesque.
Doubrovsky l'avoue justement dans une lettre à Lejeune :
« J'ai voulu très profondément remplir
cette case que votre analyse laissait vide, et c'est un véritable
désir qui a soudain lié votre texte critique et ce que
j'étais en train d'écrire3. »
Effectivement, Fils est un roman
autodiégitique dont le personnage principal porte le nom de Serge
Doubrovsky (pacte autobiographique) tandis que l'indication
générique mentionnée dans la première de couverture
est bel et bien « roman »
1 Ricardou, J., Problèmes du Nouveau
Roman, essais, Seuil, collection "Tel Quel", Paris 1967, p.111.
2 Lejeune, Philippe, Le pacte
autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p.28.
3 Lettre du 17 octobre 1977 cité par P. Lejeune
in Moi aussi, Paris, Seuil, 1986, p.63.
(pacte romanesque). Doubrovsky introduit ainsi la notion
d'autofiction dans le champ littéraire et la définit ainsi :
« Fiction, d'événements et de faits
strictement réels. Si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le
langage d'une aventure à l'aventure d'un langage en
liberté.1 »
L'autofiction entreprend donc de marier deux pactes
contradictoires : un pacte autobiographique (où l'auteur se
déclare explicitement narrateur et personnage et s'engage ainsi à
dire la vérité) et un pacte romanesque (dès que le livre
est sous-titré roman, il exclut tout rapport avec la
réalité et place la diegèse au coeur de la
fiction.). Le pacte autofictionnel associe ainsi deux éléments
considérés autrefois incompatibles donnant naissance à un
« pacte oxymorique 2» bien représenté par
l'expression de Sartre : " c'est ça que j'aurais voulu écrire
: une fiction qui n'en soit pas une.3 "
L'autofiction comme évènements réels
enveloppés dans une étoffe de fiction nous renvoie à la
conception du roman autobiographique qui s'élabore également sur
la base d'interaction entre réel et fiction. Qu'est ce qui sépare
alors autofiction du roman autobiographique ? Gasparini dans Est-il je ?
montre que la différence n'est que nuance. Dans le roman
autobiographique l'auteur dont le nom est différent de celui du
personnage narrateur, fait appel aux événements réels
(vécus) pour construire sa fiction, tandis que dans l'autofiction
l'auteur se met explicitement en scène et se crée un nouveau
destin qui dévie d'un moment à un autre sur son vécu, et
parfois les limites entre réel et fiction se retrouvent
embrouillées. Doubrovsky explique ainsi son projet : « L
'autofiction c'est la fiction que j'ai décidé, en tant
qu'écrivain de me donner à moi-même et par moi-même,
en y incorporant au sens
1 Doubrovsky, Serge, Fils, Paris,
Galilée, 1977, quatrième de couverture.
2 Jaccomard, Hélène, Lecteur et
lecture dans l'autobiographie française contemporaine : Violette Leduc,
Françoise d 'Eaubonne, Serge Doubrovsky, Marguerite Yourcenar,
Genève, Droz, 1993, cité in Wikipédia,
L'encyclopédie libre en ligne :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Autofiction
3 Sartre, Jean-Paul, Situations X, Paris,
Gallimard, p. 145.
plein du terme, l'expérience du vécu, non
seulement de la thématique, mais dans la production du
texte.1»
Cependant, cette notion reste ambigüe dans le champ
littéraire engendrant maintes contradictions. En effet, chacun donne une
orientation personnelle à ce concept qui ne cesse de fasciner
écrivains, critiques et étudiants. Genette se basant sur le
« protocole nominal2» distingue deux genres d'autofictions
: d'une part « les vraies autofictions dont le contenu narratif est,
si je puis dire, authentiquement fictionnel 3», d'autre
part, il nomme « fausses autofictions » toutes les
oeuvres qui « ne sont fictions que pour la douane : autrement dit,
autobiographies honteuses ». Genette trouve absurde le pacte
énoncé par les fausses autofictions et pour ainsi les qualifier
il parle « d'entreprise boiteuse4 ».
Quant à Colonna, il propose une définition qui
s'écarte énormément de celle de Doubrovsky :
« La fictionnalisation de soi consiste à
s'inventer des aventures que l'on attribuera, à donner son nom
d'écrivain à un personnage introduit dans des situations
imaginaires. En outre, pour que cette fictionnalisation soit totale, il faut
que l'écrivain ne donne pas à cette invention une valeur figurale
ou métaphorique, qu'il n'encourage pas une lecture
référentielle qui déchiffrerait dans le texte des
confidences indirectes5»
Donc, pour Colonna l'autofiction s'appuie sur la triade
(auteur = narrateur = personnage) tout en ancrant l'histoire dans un univers
purement fictif et qui ne fait même pas allusion au réel. Il
distingue, par ailleurs, quatre autofictions: l'autofiction fantastique
( l'écrivain est au centre du texte comme dans une
1 Doubrovsky, Serge, «
autobiographie/vérité/psychanalyse », dans
Autobiographiques : de Corneille à Sartre, Paris, PUF, coll.
« Perspectives critiques », 1988, p.70, cité par Gasparini,
P., Est-il je? , Paris, Seuil, 2004, p.23.
2 Colonna, V., L 'Autofiction. Essai sur la
fictionnalisation de soi en littérature, thèse
inédite, dirigée par Gérard Genette, EHESS, 1989, p.
46.
3 Genette, Gérard, Fiction et diction,
Paris, Seuil, 1991, p. 87.
4 Ibid.
5 Colonna, V., L 'Autofiction. Essai sur la
fictionnalisation de soi en littérature, op. cit, p.3.
autobiographie (c'est le héros) mais il transfigure son
existence et son identité, dans une histoire irréelle,
indifférente à la vraisemblance1), l 'autofiction
spéculaire : (l'auteur ne se trouve plus forcément au centre
du livre, il n'occupe qu'un petit rôle, une silhouette à la
Hitchcock traversant ses films2), l 'autofiction intrusive
où « l'avatar de l'écrivain est un récitant, un
raconteur ou un commentateur 3» et l'autofiction
biographique ( L'auteur est le pivot de son livre, il raconte sa vie mais
il la fictionnalise en la simplifiant, en la magnifiant ou, s'il est maso, en
en rajoutant dans le sordide et l'autoflagellation4). Notons que ce
dernier type de l'autofiction, proposé par Colonna, l'autofiction
biographique, est l'acception la plus en vogue de nos jours.
Lejeune ne tarde pas également à donner son
opinion au sujet de l'autofiction, cas dont il ignorait l'existence quelques
années au préalable :
« Pour que le lecteur envisage une narration
apparemment autobiographique comme une fiction, comme une autofiction, il faut
qu'il perçoive l'histoire comme impossible ou incompatible avec une
information qu'il possède déjà5».
Cette conception de Lejeune rejoint l 'autofiction
fantastique de Colonna ou encore celle de Laurent Jenny «
l'autofiction référentielle » :
« L 'autofiction serait un récit d'apparence
autobiographique mais où le pacte autobiographique (qui rappelons-le
affirme l'identité de la triade auteur-narrateurpersonnage) est
faussé par des inexactitudes
référentielles.6 »
Selon Jenny la fictionnalisation peut porter sur plusieurs
éléments donnant ainsi plusieurs autofictions : la
fictionnalisation de l'histoire du personnage narrateur, la
1 Colonna, V., L 'Autofiction. Essai sur la
fictionnalisation de soi en littérature, op. cit, p.75.
2 Colonna cité par : Corinne Durand Degranges,
L 'autofiction, synthèse en ligne :
http://www.weblettres.net/spip/article.php3?id_article=736
3 Ibid., p.135.
4 Colonna cité par : Corinne Durand Degranges,
L 'autofiction, synthèse en ligne :
http://www.weblettres.net/spip/article.php3?id_article=736
5 P. Lejeune, Moi aussi, Parsi, Seuil, 1986,
p.65.
6Jenny, L., L 'autofiction, cours en ligne
:
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/autofiction/afintegr.html#afsommar
fictionnalisation de l'identité du narrateur et la
fictionnalisation de l'identité du personnage.
Le côté référentiel de
l'autofiction semble avoir pour souci le maintien de vraisemblance, c'est dans
ce sens que Marie Darrieussecq définit clairement l'autofiction :
« Récit à la première personne se donnant pour
fictif mais où l'auteur apparaît homodiégétiquement
sous son nom propre et où la vraisemblance est un enjeu maintenu par de
multiples «effets de vie».1»
Lecarme2, quant à lui, distingue deux usages
de la notion : l'autofiction au sens strict du terme (les faits sur lesquels
porte le récit sont réels, mais la technique narrative et le
récit s'inspirent de la fiction) et l'autofiction au sens élargi,
un mélange de souvenirs et d'imaginaire3.
Vu cette multitude de tentatives de définitions, Mounir
Laouyen4 pense que tant que l'autofiction n'a pas eu une
délimitation bien définie dans le champ littéraire elle ne
peut être considérée comme un genre à part
entière, il propose ainsi de la ranger dans ce qu'il appelle « la
catégorie textuelle ».
Quant à Céline Maglica, elle soulève un
point très intéressant : « L 'autofiction n'est pas une
fictionnalisation de soi : se fictionnaliser, c'est partir de soi pour
créer une existence autre, c'est transposer son être dans le champ
des possibles qui pourraient / auraient pu avoir lieu dans la
réalité. L 'autofiction, c'est transposer sa vie dans le champ de
l'impossible, celui de l'écriture, un lieu qui n'aura jamais lieu...
C'est, en quelque sorte, l'énonciation elle seule qui est fiction dans
le livre.5»
Maglica attire, donc, l'attention sur l'importance de ne pas
confondre les deux expressions « fictionnalisation de soi
» et « autofiction » qui sont, selon elle, deux
1 Darrieussecq, Marie, « L 'autofiction, un
genre pas sérieux », Poétique n° 107,
p.369-370
2 Lecarme, Jacques, "L 'autofiction : un mauvais
genre ? ", in Autofictions & Cie. Colloque de Nanterre, 1992,dir.
Serge Doubrovsky, Jacques Lecarme et Philippe Lejeune, RITM, n°6
3
http://fr.wikipedia.org/wiki/Autofiction
4Laouyen, M., L 'autofiction une réception
problématique, en ligne :
http://www.fabula.org/forum/colloque99/PDF/Laouyen.pdf
5 Céline Maglica, « Essai sur l
'autofiction », art. en ligne :
http://www.uhb.fr/alc/cellam/soidisant/0
1 Question/Analyse2/MAGLICA.html
conceptions totalement différentes. Elle
souligne également un autre point assez important : l'autofiction n'est
conçue que dans le champ de l'écriture avec « un langage en
liberté ». Or, cette conception de l'autofiction définie par
rapports à des effets de langage ne diffère en rien de
l'idée initiale de Doubrovsky. En effet, après avoir fait le tour
de plusieurs analystes et critiques, l'autofiction semble être mal
comprise, à ce sujet Doubrovsky affirme que « dans ses ouvrages
tout a été vécu, la matière est le réel,
seulement le réel (rien n'est inventé) ; c'est l'écriture
qui transforme cette matière brute ; l 'autofiction est donc d'abord un
exercice de style, une mise en forme expérimentale du réel par le
langage (voir certaines dispositions typographiques originales dans ses
ouvrages, etc)1».
Donc, seul le langage est capable de créer un univers
de fiction et donner vie aux événements réels qui sont la
matière première de cette belle mystérieuse
autofiction. Cependant, presque toutes les conceptions
proposées à la suite de Doubrovsky ne tenaient pas compte de cet
aspect stylistique de l'autofiction.
Dans les deux cas de l'autofiction référentielle
ou stylistique, l'autobiographie se retrouve remise en cause. D'une
part, sa prétention autobiographique à dire la
vérité n'est plus crédible car depuis les travaux de Freud
en psychanalyse, il est devenu inconcevable de pouvoir cerner une
réalité : dire la réalité ne serait alors qu'une
intention. C'est justement dans ce sens que Maurois déclare en 1928 :
« Il semble que l'autobiographie, au lieu d'ouvrir le chemin de la
connaissance de soi, engage son auteur dans le sens d'une
infidélité à soi-même impossible à
éviter2 »
D'une autre part, on aurait reproché à
l'autobiographie son style littéraire recherché dans le sens
où « la belle forme du style sanctifierait le
récit de vie exemplaire en le faisant passer sur le plan de l'art.
3». Doubrovsky insiste justement sur ce point : «
Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux
importants de
1 Doubrovsky, cité par Corinne Durand
Degranges, L 'autofiction, op.cit.
2 Maurois, André, Aspects de la
biographie, Paris, Au sans pareil, 1928. Citation rapportée par
Grassi, Marie-Claire, " Rousseau, Amiel et la connaissance de soi ",
in Autobiographie et fiction romanesque, Actes du Colloque
international de Nice, 11-13 janvier 1996, p. 229, cité par « L
'autofiction : Une réception problématique », art. en
ligne :
http://www.fabula.org/forum/colloque99/208.php#FM31
3 Jenny, Laurent, L 'autofiction, lien :
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/autofiction/afintegr.html#afsommar
ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style.
Fiction, d'événements et de faits strictement réels ; si
l'on veut autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à
l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman traditionnel ou
nouveau.1».
L'autofiction doubrovskyenne ou stylistique (Laurent Jenny),
lâche ainsi la bride du langage et se donne aux sensations
déchainées d'un inconscient spontané, seule
l'écriture rendrait ainsi compte d'une réalité foisonnante
de détails subtils. Ainsi, à la différence de
l'autobiographie mise au crible de la conscience, l'autofiction serait
« l'autobiographie de l'inconscient2».
L'écriture autofictionnelle est donc d'une inspiration psychanalytique,
c'est une écriture associative, écriture de cure, une
écriture de confession et de confidence où se donne à nue
une profondeur d'un Moi en émoi. C'est ainsi qu'écrire une
autofiction ne nécessite pas d'avoir une vie exceptionnelle ou un style
littéraire admirable. Mais, il suffit juste de savoir s'abandonner
entièrement à l'ivresse de l'écriture sans même
chercher à se relire ainsi qu'à la manière des
surréalistes, écrire le moment présent, retracer ses
souvenirs, peindre ses fantasmes en soumettant le tout à la logique du
désordre de la mémoire.
Toutefois, par son souci de simplicité et de
spontanéité accrue ainsi que son ouverture à un large
public, l'autofiction se retrouve souvent qualifiée de genre bas «
presque infra-littéraire, à la portée de tous les
inconscients et de toutes les incompétences stylistiques3
». L'absence de soin d'écriture et la valorisation d'un langage
débridé ont poussé certains à la qualifier encore
de « genre pas sérieux 4». Mais, nous nous
demandons si cette manière qui permet d'exprimer un Moi fuyant n'aurait
pas sa propre logique, ses propres intentions et stratégies ? Ne
répondrait- elle pas à un besoin du nouveau millénaire
?
1 Doubrovsky, Serge, Fils, Paris,
Galilée, 1977, prière d'insérer.
2 Jenny, Laurent, L 'autofiction, op.cit.
3 Ibid.
4 Darrieussecq, Marie, « L 'autofiction, un
genre pas sérieux », Poétique n°107, 1996
Notons que ce rappel théorique était
nécessaire dans la mesure où il nous a aidée à
orienter notre choix parmi un foisonnement de définitions de
l'autofiction.
Nous avons opté à aborder l'autofiction sous un
aspect qui lui est plus attribué depuis son apparition : l'aspect
stylistique. En effet, les approches contemporaines ne cessent d'évoquer
l'autofiction non pas dans la conception de son inventeur Serge Doubrovsky mais
plutôt sous les autres conceptions complètement différentes
qui ont été proposées à la suite de Doubrovsky.
C'est cet aspect scriptural de l'autofiction qui nous
intéresse dans l'approche de l'écriture de Guène.
Chapitre II : L'autofiction stylistique dans Kiffe
kiffe demain
Nous essayerons de prouver que Kiffe kiffe
demain est une autofiction stylistique et cela en cherchant tous
les aspects de spontanéité dans la langue employée par
Faiza Guène. La présente analyse se chargera justement de voir
plus clairement cette manière de dire la réalité sans
tenir compte de la pesanteur d'une langue littéraire soutenue. Nous
examinerons donc toutes les manifestations d'une langue spontanée et
nous analyserons dans ce sens les différents écarts par rapport
à une langue normée.
La langue employée dans Kiffe kiffe
demain est particulièrement exceptionnelle vu son rapport
à l'oral. En effet, elle est richement oralisée avec l'emploi de
mots familiers, argotiques et même verlanisés. De même la
syntaxe obéit aux règles de l'oral en utilisant des structures
s'écartant de la norme de la langue standard. Notre analyse aura donc au
centre de son intérêt ce que Michel Laronde appelle «le
disours décentré» : "Tout texte qui, par rapport
à une Langue commune et une Culture centripète, maintient des
décalages idéologiques et linguistiques. Il s'agit de Textes qui
sont produits à l'intérieur d'une Culture par des
écrivains
partiellement exogènes à celle-ci, et dont le
débord (à la fois celui du Texte et celui de l'Ecrivain)
exerce une torsion sur la forme et la valeur canoniques du message1
".
Nous approcherons ces « décalages » sous
différents plans : linguistique, phonologique et sociolinguistique. Le
français parlé s'avère très intéressant
à analyser dans un espace de l'immigration où « il s'agit
avant tout d'un espace de l'oral, au sein d'une « Société
d'accueil » où domine davantage l'écrit, et peut être
plus encore l'image2». Notons que les manifestations du
français relâché sont à la fois phono-syntaxiques et
lexicales.
I. Une langue au bout de la langue
I.1. Les propriétés phono-syntaxiques :
I.1.1 La prononciation :
En cherchant un effet de réel, Guène s'est
attachée à garder dans son écriture les
caractéristiques d'un parler oral. Notons que la langue soutenue
reconnue par sa prononciation bien articulée s'oppose à l'oral
qui prône tout au contraire l'idée du "moindre effort" et donne de
ce fait la priorité au relâchement de l'articulation ainsi
qu'à l'économie lexicale.
Le (e) muet est l'une des manifestations de cette prononciation
dite familière :
« On appelle e muet (ou caduc) une voyelle centrale
dont la prononciation est proche du [ø] ou du [oe], et qui a la
particularité de pouvoir être omise dans certaines positions.
C'est la voyelle minimale du français à la fois celle vers
laquelle tendent les autres en prononciation affaiblie, et le son de
remplissage produit sur une hésitation.3 »
1 Bonn, Charles, « Espace littéraire
émergent », lien :
http://www.lebkiri.com/HTML/Charles_bonn.html
»
2 Ibid.
3 DERIVERY, Nicole, La Phonétique du
français, Seuil, Paris, 1997, p.36.
Selon, Nicole DERIVERY, "ce son est appelé (e) caduc
parce qu'il est susceptible de tomber, (e) muet parce qu'il n'est pas toujours
prononcé, (e) atone car il ne paraît jamais en syllabe
accentuée et parfois même (e) féminin car il est la marque
de l'opposition entre le masculin et le féminin.1 "
La chute du (e) muet est de plus en plus fréquente
quand l'auteure emploie une langue se rapprochant davantage du
répertoire familier. Cette chute est ainsi "une pratique qui a pour
effet de marquer péjorativement un discours, laissant entendre qu'il
s'agit d'une spécificité populaire2" Notons que ce (e)
est susceptible de "tomber ou se maintenir selon l'entourage consonantique ou
le style employé par le locuteur.3 "
Ce (e) tel qu'on le transcrit dans l'alphabet
international4 [ ] est occulté à maintes reprises au
niveau de plusieurs éléments. Dans Kiffe kiffe
demain ce phonème a été élidé
dans la prononciation du pronom personnel "je" :
En supposant que celui qui fait la voix off serait
lassé de ce métier. Doria imagine alors ce qu'il pourrait bien
dire à ce sujet : "elle a pas tort la gamine... C'est vrai
ça, on a des vies de merde, j'crois bien que je vais
arrêter de faire la voix off à la télé(...)
j'veux dire personne nous demande des autographes dans la rue
à nous(...) j'vais créer une association: Les
Voix off anonymes, parce que personne lit mon nom au générique de
fin de reportages. J'en ai marre, j'suis à bout..."
(P.141)
Dans l'exemple ci-dessu le (e) muet a été
élidé de manière volontaire et même courante au
niveau d'un français relâché. Remarquons que le [ ] est
précédé d'une seule consonne, chose qui rend sa
suppression très courante. A ce sujet, Françoise Cadet
précise davantage: " le e intérieur tombe
généralement s 'il est précédé d'une seule
consonne (sam(e)di), et se maintient s 'il est précédé de
deux consonnes ou
1 DERIVERY, Nicole, La Phonétique du
français, op.cit., p.37.
2 GADET, Françoise, Le Français
populaire, Paris, PUF, 1992, p. 37.
3 RIGAULT, André, La Grammaire du
Français Parlé, Paris, Hachette, 1971, p. 115
4 Un alphabet phonétique internationnal
(API) a été proposé en 1888 par l'association
phonétique internationale, pour décrire les sons des langues
diverses. Chaque symbole phonétique représente un seul et unique
son ; un symbole phonétique est toujours entouré des crochets.
plus (maigrelet). Il peut cependant être
conservé en première syllabe de mot après une seule
consonne (on redonne ou on r (e) donne).1"
Signalons également un cas où le (e) muet est
élidé ainsi que la consonne qui le précède :
En parlant de sa mère la narratrice dit :
"M'en fous. Du moment que j'étais jolie dans les yeux
de Maman. Quand les gens disent que je lui ressemble, je suis fière."
(p. 161)
Ainsi, le pronom personnel "je" est totalement
supprimé car à l'oral le locuteur tend à sauter plusieurs
phonèmes vu la rapidité du débit. A ce sujet Leon Pierre
nous explicite : « Toute adresse publique, discours, sermon,
conférence, ralentit le débit et entraîne la prononciation
d'un grand nombre de E caducs. [...] A l'inverse, la conversation
spontanée rapide tend à gommer les E caducs facultatifs
2». De plus, la suppression du pronom renforce davantage
l'effet d'oralité.
La prononciation du français relâché ne se
limite pas qu'à la chute du (e) muet mais se manifeste aussi sous
plusieurs phénomènes, entre autres la troncation des voyelles
inaccentuées tel que le [y] du pronom personnel tu [ty] :
«Le y de (tu) [...] disparaît en usage familier
quand le verbe suivant commence par une voyelle, règle qui dans certains
usages peut être étendue à la position pré
consonantique3 ». Donc, ce [y] est supprimé devant
les voyelles. Cette troncation du [y] est très abondante
dans Kiffe kiffe demain :
Parlant de la sincérité d'un merci
adressé à Leila, Doria dit : "Et c'était un vrai
merci, celui que tu dis quand tu le penses pour de vrai, quand
t'es heureux et que t'as pratiquement les
larmes qui te picotent au coin des yeux" (61)
Outre la suppression du [y], du pronom personnel tu, nous
remarquons dans ce dernier exemple la prononciation relâchée de
l'adverbe "bien" qui est mué en "ben". Ce phénomène est
nommé la troncation de la semi-voyelle après consonne.
1 GADET, Françoise, Le Français
populaire, op.cit, p. 36.
2 LEON, Pierre, Phonétisme et prononciation
du français, Paris, Nathan , 1993, p. 146.
3 GADET, Françoise, Le Français
ordinaire, op. cit., p. 104.
Après toutes les bonnes nouvelles qui ont
succédé dans la vie de Doria, elle avoue: "Eh
ben voilà, ça me suffit comme cadeau d'anniversaire,
savoir qu'il y a une justice ici-bas" (p.177)
La troncation du [j] de "bien" est une pratique très
courante à l'oral. La narratrice adopte cette articulation pour
faciliter la prononciation.
La prononciation relâchée s'étend aussi
à l'alternation du "oui" prononcée "ouais". Doria recourt
à cette prononciation en nous rapportant ce qui s'est passé entre
elle et Nabil quand il est rentré des vacances
:"Ouais, on a vraiment discuté de tout.
Même de...du truc qui me faisait un peu honte quand même. Ce que
vous savez." (p. 184)
Le français relâché ne se prive pas
également d'escamoter le (il) impersonnel dans les tournures "il y a" et
"il faut".
« La prononciation de il y a se fait de trois
façons, selon la vitesse du débit. En trois syllabes, en deux ou
en une seule. [i-il-ja], [il-ja], [ja]. 1»
L'élision du pronom personnel « il »
est abondante dans Kiffe Kiffe demain : la narratrice nous parle des
immigrés qui gardent toujours l'espoir de revoir leur pays natal en
disant :
" Certains espèrent toute leur vie retourner au
pays. Mais beaucoup n'y reviennent qu'une fois dans le cercueil (...)
y en a quand même qui
réussissent à retourner là- bas. Comme celui qui me
servait de père." (p. 106)
Doria remarque l'impact de Nabil sur elle et dit :
« Faut que je côtoie moins Nabil, ça me
donne de forts élans républicains... » (p.193)
I.1.2 Langue maternelle et interférence :
Dans les premiers moments de l'apprentissage d'une langue
étrangère, le locuteur laisse apparaître inconsciemment
dans son discours quelques propriétés du système langagier
maternel. En effet, même un locuteur « quasi-natif trahira
quelquefois son statut de non-natif à travers une erreur d'accord, une
faute de
1 BLANCHE-BENVENISTE, Claire, Approches de la
langue parlée en français, Paris, Ophrys, 1997, p.
38.
prononciation ou de prosodie, une préposition
inhabituelle ou erronée, un débit un peu plus lent que la
moyenne1 ». Ces manifestations langagières qu'elles
soient d'ordre grammatical ou phonologique sont dues souvent à une non
maîtrise de la langue cible. Cependant, ces écarts de «
la norme standard » sont plus fréquents chez les locuteurs
ayant appris la langue étrangère tardivement, car comme le
déclare Scovel « un apprenant dont l'acquisition de la L2 ne
commence qu'après la puberté aura inévitablement un accent
non-natif. Ce déficit serait dû à des facteurs
neurobiologiques, en particulier à des difficultés de
coordination neuromusculaire.2 ». Toutefois, ces
contraintes biologiques sont plus fortes au niveau de la prononciation.
Ainsi, cet apprenant adulte adopte une interlangue très
marquée par sa langue maternelle. Dans Kiffe kiffe
demain la narratrice met en scène des personnages adultes
en mettant en relief les déficits d'ordre phonologique. Ces personnages
étant beurs ont pour langue maternelle la langue arabe, il conviendrait
alors de rappeler quelques divergences phonologiques entre le
français et l'arabe. L'arabe est une langue à
consonantisme3 riche (26 phonèmes) mais à vocalisme
pauvre car elle ne comporte que trois voyelles ([á], [u] et [i]). De ce
fait, l'arabophone se retrouve perplexe devant le système vocalique
riche de la langue française. En effet, un arabophone trouve des
difficultés à réaliser le mouvement d'arrondissement et
de
projection des lèvres en réalisant les voyelles
telles que : [y] [u] [ø] [ ] [ ] [o] [ ] [
] et du coup ne perçoit pas la différence entre [y] et
[u]. La difficulté se
1 DEWAELE, Jean-Marc, "Vive la
différence ! Les choix sociolinguistiques et sociopragmatiques des
usagers multicompétents du français langue
étrangère", art. En ligne :
http://www.
infolang.uparis10.fr/modyco/textes/actualites/ProgrammeColloqueQuasiNatif.doc
-
2 Scovel, T., A time to speak. A psycholinguistic inquiry
into the critical period for human speech. Rowley, MA: Newbury House.
1988, Cité par : Birdsong, David, « Authenticité de
prononciation en français L2 chez des apprenants tardifs anglophones:
Analyses segmentales et globales » art. en ligne :
http://www.utexas.edu/cola/depts/frenchitalian/birdsong/AILE_paper.pdf
3 Cohen, David, «Les Langues
chamito-sémitiques», vol. III de J. Perrot dir., Les
Langues dans le monde ancien et moderne, C.N.R.S., Paris, 1989,
cité par Med Makhlouf, Denis Legros et Brigitte Marin, «
Influence de la langue maternelle kabyle et arabe sur l'apprentissage de
l'orthographe française », art. en ligne :
http://www.cahierspedagogiques.com/IMG/pdf/Influence_langue_maternelle.pdf
présente également au niveau des voyelles non
arrondies car l'apprenant
arabophone ne distingue non plus entre [i] et [e]ou [ ]. En
effet, dans son système phonologique arabe, il ne différencie que
les voyelles longues [i:] [u:] [a:], c'est ainsi que les voyelles mi-ouvertes
ou mi-fermées sont souvent remplacées par la plus fermée
ou la plus ouverte. De ce fait plusieurs fautes passent pour morphologiques
tandis qu'elles émanent d'une reconnaissance défectueuse des
phonèmes.
Les voyelles françaises provoquent ainsi chez
l'apprenant arabophone une « surdité phonologique »
c'est-à-dire « une incapacité passagère de
l'élève à percevoir les sons d'une langue inconnue qui ne
font pas partie du « crible » phonologique de sa langue
maternelle1 ». En effet, le système phonatoire de
l'apprenant d'une langue étrangère est ancré dans ses
habitudes articulatoires acquises dès l'enfance développant ainsi
un répertoire de phonèmes propres à sa langue
maternelle.
La prononciation constitue, donc, une contrainte majeure pour
les apprenants arabophones, qui au bout de leur peine préfèrent
couler la langue française dans le moule phonatoire arabe, autrement dit
l'apprenant a tendance à substituer aux phonèmes français
des phonèmes proches dans sa langue maternelle. Ce
phénomène est désigné par interférence car
justement «la cause principale des difficultés et des erreurs
dans l'apprentissage d'une deuxième langue réside dans les
interférences de la langue maternelle. Celles-ci proviennent des
différences entre les deux langues auxquelles elles sont directement
proportionnelles2». L'altération de la
phonétique est repérable dans le texte du roman à travers
les paroles de quelques personnages :
1 Biilières M., Magnen C., « La
surdité phonologique illustrée par une étude de
catégorisation des voyelles françaises perçues par les
hispanophones », Valladolid, Espagne, 2005, en ligne :
http://acoustic31.univ-tlse2.fr/~pgaillar/ressources/publications/files/valla-espagne-2005.pdf
2 BRAHIM A., Analyse contrastive et fautes de
français, Tunis, Publications de la Faculté des Lettres de
Manouba, 1992, p.50.
Parlant d'Aziz, l'épicier de son quartier, la
narratrice avec un ton amusant commente : « Parfois il râle avec
son accent de blédard : "oh là là ! Si vous
prounez cridit sur cridit, on est toujours
pas sortis de la berge!!" (p. 77)
Aziz est un personnage très plaisant qui ne se
gène nullement de raconter des blagues au premier client qui rentre dans
sa boutique : "- L 'institoutrice elle
doumande à Toto : "combien ça fait douze
bouteille de vin, à dou euros la pièce?" Et il
répond quoi le p'tit? Il répond : "Trois jours Madame"... (p.
77)
Comme nous pouvons le constater dans les deux exemples
ci-dessus, le français d'Aziz est soumis à des distorsions
phonétiques dues à l'interférence avec sa langue
maternelle. Effectivement, dans les deux exemples nous relevons :
- Le [ ] dans le monème « prenez » est
remplacé par [u] donnant « prounez ». - Le [e] de «
crédit » est commuté par [i] « cridit ».
- La voyelle fermée [y] du monème «
institutrice » est remplacée par une autre plus fermée [u]
« institoutrice ».
Aziz a, donc, confondu [ ], [y] et [u] puis [e] et [i] et ce
que la narratrice a qualifié
d' "accent de blédard" est bel et bien une
interférence phonétique car «l'accent est la trace du
substrat la plus difficile à gommer lorsqu'on parle une langue
étrangère1 » Ce personnage étant une
personne d'un certain âge, immigrant tardivement en France, n'a appris
ainsi le français qu'à l'âge adulte, chose qui justifie cet
accent et c'est justement « l'exemple courant des étrangers
qui, ayant appris une deuxième langue dans leur vie adulte, n'ont pu se
défaire de leur accent d'origine2»
Doria imagine ce que pourrait bien dire sa mère quand
elle monterait les marches lors du festival de Cannes : "Ça fait
langtemps je rève ma fille monter dans les escaliers de
Cannes, alors c'est fourmidable, merci beaucoup..."
(p.141)
La narratrice nous rapportant encore les paroles de sa
mère qualifiant sa nouvelle école, dit : "Elle voulait que sa
fille soit la plus belle à l'occasion de "
l''écoule neuf, la jdida... hamdoullah ". Enfin pour le
nouveau bahut quoi. » (p. 156)
Dans les deux exemples précédents Yasmina
confond à deux reprises le phonème [ ] et [u] : «
fourmidable/formidable », « écoule/école ». Cette
image des parents
1 LEON, Pierre, Précis de phonostylistique,
parole et expressivité, Nathan, Paris, 1993, p. 217
2 HAGEGE, Claude, L'enfant aux deux langues,
Ed Odile Jacob, Paris, 1996, p.22
qui ne maîtrisent pas les règles de la langue
française est présente par ailleurs dans d'autres romans beurs
:
« À la Dichire, y en a li magasas, l'icoule bour la
zafas ? Questionna-t-il.1»
« Fatigui, moi, malade. Ji
travaille li matin, li ménage à
l'icole et toi ti dors. 2» «
Qu'est-ce que ça veut dire, une « nulle » ? Parle-moi en arabe
!3»
Encore du coté de Kiffe kiffe
demain, au sujet de Tante Zohra, la protagoniste cite un incident
très amusant : « Une fois, il y a longtemps, elle expliquait
à Maman qu'elle a inscrit Hamza au « gigot ». Maman, sur le
coup, elle n'a rien compris. Et quelques jours plus tard, à la maison,
elle se met à rigoler toute seule. Elle a compris que Tante Zohra
voulait dire qu'elle avait inscrit Hamza au judo... Même ses fils se
moquent d'elle. Ils disent qu'elle fait des remix de la langue de
Molière. Ils l'appellent « DJ Zozo ». (p.35)
Dans l'exemple ci-dessus, le personnage « Tante Zohra
» a complètement déformé le mot « judo »
car non seulement, elle a confondu le phonème [y] et [i] mais a
remplacé la consonne « d » par « g », et comme le
confirme la narratrice, le parler de ce personnage ne s'est pas
amélioré depuis son arrivée en France :
« Elle m'amuse beaucoup Tante Zohra. Ça fait
plus de vingt ans qu'elle est en France et elle parle toujours comme si
ça faisait une semaine qu'elle avait débarqué à
Orly. » (p.35)
Remarquons que ces distorsions phonétiques apparaissent
davantage chez les personnages analphabètes et d'un certain âge :
Aziz, Yasmina, Zohra. En effet, ces personnages ont vécu leur jeune
âge dans leur pays natal où ils utilisaient la langue arabe et ce
n'est qu'à l'âge adulte en émigrant, qu'ils se sont
retrouvés face à une langue étrangère et c'est
ainsi que les difficultés de ce "francophone qui n 'a pas
bénéficié d'une éducation bilingue précoce
sont accrues par le profil phonétique
1 Begag, Azouz, Le gone du Chaâba,
Paris, Le Seuil, 1986, p.240.
2 Charef, Mehdi, Le thé au harem d 'Archi
Ahmed, Paris, Mercure de France, 1993
3 Nini, Soraya, Ils disent que je suis une
Beurette, Paris, Fixot, 1993, p86.
particulier de la langue
française1». C'est justement la raison pour
laquelle ces bilingues tardifs recourent aux propriétés de leur
langue maternelle.
De plus, l'illettrisme de ces immigrés les a
empêchés d'apprendre correctement le français et a
renforcé le recours à la langue maternelle et du fait a
donné raison au phénomène de l'interférence. Claude
Hagege affirme à ce sujet que : «L'interférence est un
croisement involontaire entre deux langues. A grande échelle,
l'interférence dénote l'acquisition incomplète d'une
langue seconde.2»
Nous nous interrogerons sur les raisons qui ont poussé
Faiza Guène à rapporter les paroles des personnages telles
quelles sont avec ces "déficits phoniques" : «L'ironie semble
juste prendre racine dans certains jeux de mots [...] notamment pour transcrire
le mauvais français des immigrés3». Certes
l'ironie est bien un aspect très présent dans l'écriture
de Guène mais il semble que son souci de réalisme l'emporte plus
que tout.
Cependant, la narratrice ne se contente pas seulement de
rapporter les paroles des personnages ayant des difficultés avec la
langue française mais celles des natifs ayant un accent particulier :
En cours de langue française Doria a prononcé
« Djob » au lieu de «Job », alors son professeur toute
vexée lui a crié : « Parr votrrre faute, le patrrrimoine
frrrançais est dans le coma !» (p.152).
La subtilité avec laquelle l'auteure retranscrit les
paroles des personnages dévoile sa volonté à produire un
effet de réel. En outre, cette particularité langagière
confère à chaque personnage un profil sociolinguistique
marqué car la langue révèle l'origine géographique
de la personne.
1 HAGEGE, Claude, L'enfant aux deux langues, Ed Odile
Jacob, Paris, 1996, p.35
2 Ibid., p.239.
3 BENARD, Valérie, « Le roman
algérien de langue française : à propos de l'ironie
», lien :
http://www.limag.refer.org/Textes/Iti27/Benard.htm
I.1.3. La syntaxe :
La syntaxe dans Kiffe kiffe demain
porte également l'empreinte d'un français parlé.
L'expression écrite et l'expression orale conçoivent
différemment les rapports entre les unités de
l'énoncé. En effet, « dans la vie courante, le locuteur
n'a pas le loisir de retaper sa phrase avant de la commencer. Il commence, et
puis il se débrouille pour continuer comme il peut
1». Par contre l'écrit obéit à un
certain nombre de règles grammaticales organisant la structure des
énoncés et ne tolérant pas d'écarts par rapport
à la langue standard sauf pour marquer un effet stylistique. La
structure de l'énoncé en langue française respecte souvent
un ordre bien conventionnel. En revanche, l'oral déstabilise
délibérément cette structure et offre une
variété de constructions langagières, certes
qualifiée d'impropre à l'écrit, mais qui est soumise
à la spontanéité du locuteur s'amusant à produire
des énoncés authentiques.
L'objectif de notre analyse à ce niveau, est de mettre
en évidence les phénomènes qui apparaissent comme
éléments caractéristiques des constructions
langagières à l'oral et qui sont investis dans l'écriture
de Kiffe kiffe demain.
Rappelons que dans l'imaginaire
linguistique2, l'oralité se définit globalement
comme tout ce qui dévie du modèle canonique que représente
l'écrit normatif. Faire oral en littérature revient très
souvent à faire non standard3.
L'une des manifestations de cet écart par rapport
à la langue standard est la « redondance
syntaxique4» c'est-à-dire que le locuteur place au
début de la phrase la première idée à laquelle il
pense et la désigne soit par un groupe nominal ou par
1 SAUVAGEOT, Aurélien, Français
écrit, français parlé, Larousse, Paris, 1962, p.29
2 Houdebine, Anne-Marie, L'Imaginaire
linguistique, Paris, L'Harmattan, 2002.
3 Dargnat, Mathilde, « L'oral au pied de la
lettre. Raisons et déraisons graphiques », article
accepté dans un numéro thématique de la revue
Études françaises, Montréal, à
paraître début 2007, p.2, tiré du site :
http://mathilde.dargnat.free.fr/index_fichiers/Montreal2007.pdf
4 Blanche-Benveniste, Claire, Approches de la
langue parlée en français, Paris, Ophrys, 1997, p. 37.
un pronom tonique, puis la fait succéder d'un pronom
personnel. Cela dit, le premier souci du locuteur est que son message soit
correctement décodé et peu importe la formulation de la phrase :
il lance le premier mot et manie le reste en sorte qu'il génère
de la signification. Les exemples de ce phénomène linguistique
effleurent tout le roman :
Déçue que Nabil l'ait embrassée par
surprise, Doria recourt à cette redondance syntaxique en imaginant le
lieu où elle aurait aimé être embrassée : «
Moi, je voyais plutôt ça dans un décor de
rêve, au bord d'un lac, en forêt, au soleil couchant...»
(p.99)
La thérapie chez la psychologue est terminée
alors cet évènement rappelle à Doria le premier cours de
vélo avec Youssef et dit : « Le « courage »
de Mme Burlaud, il m 'a fait le même effet que
le « j 'ai lâché ! » de Youssef. » (p. 176)
Pour expliciter davantage cette structure syntaxique
inhérente au mode de production de l'oral, nous ferons appel au
modèle forgé par Claire Blanche- Benveniste : la
représentation en grilles1. Cette mise en grille combine
l'axe paradigmatique des commutations avec l'axe syntagmatique des successions.
Ainsi, les énoncés ci-dessus se présentent comme suit :
« Le « courage » de Mme
Burlaud,

Il m 'a fait le même effet
que le « j 'ai lâché ! » de Youssef.
Moi

J' y connais pas grand-chose
à la justice...
A l'écrit, les morphèmes occupant la même
classe grammaticale se substituent et se suppriment mutuellement mais dans les
exemples ci-dessus la protagoniste tout comme dans le modèle de
Benveniste combine sans gêne ou plutôt spontanément les deux
axes et aligne ces morphèmes successivement dans la chaîne
parlée : (Le « courage » de Mme Burlaud / il) sujets du verbe
« faire » et « moi /
1 Blanche-Benveniste, Claire, Approches de la
langue parlée en français, Paris, Ophrys, 1997,
p78.
je » sujet du verbe « connaître ». Cette
combinaison montre que le parler oral tolère la succession
d'éléments commutables sur le plan paradigmatique.
Remarquons que cette redondance « brise
l'avancée syntagmatique, créant ainsi un piétinement sur
un même emplacement syntaxique, au profit d'une ouverture de l'axe
paradigmatique 1.»
La redondance syntaxique peut se réaliser avec deux
graphèmes identiques et qui sur le plan paradigmatique ne donnent pas
lieu à une commutation :
La narratrice nous parle des loisirs d'une fille de son
quartier en disant : « Elle, elle aimait jouer et
voulait faire son métier. Lorsqu'elle a eu dix-huit ans, avec sa troupe
elle a même pu participer à des pièces dans plusieurs
villes de France. » (p.166)
A l'opposé des exemples précédents
où le piétinement syntaxique2 s'opère avec deux
graphèmes de nature différente et qui tout en étant
substituables se succèdent sur la même chaîne parlée,
dans cet exemple le même pronom personnel « elle » est
repris deux fois pour occuper la même classe grammaticale, celle du
sujet. Ce genre de répétitions, comme le remarque Blanche
Benveniste, s'opère souvent au début du syntagme1 et
elles sont pré-verbales.
Il arrive que l'énonciateur veuille mettre en relief
certains constituants de l'énoncé qu'il juge importants dans la
hiérarchisation de l'information et qui traduit au même titre sa
réaction par rapport à l'information énoncée. Ainsi
dans cet énoncé la narratrice place en premier lieu le verbe et
relègue le sujet à la fin de l'énoncé. En effet, se
lamentant d'avoir fait la queue pour longtemps Doria dit : « Quand
arrive enfin mon tour... » (p.83).
1 Henry, Sandrine, « Etude
distributionnelle syntaxique et prosodique des répétitions en
français oral spontané », Thèse de doctorat
Langage et Parole, lien :
http://www.up.univmrs.fr/delic/theses/resume-henry.html
2Blanche-Benveniste, C., La naissance des
syntagmes dans les hésitations et les répétitions du
Parler, 2003, cité par : Henry, Sandrine, « Amorces de
mots et répétitions :des hésitations plus que des erreurs
en français parlé », lien :
http://www.cavi.univparis3.fr/lexicometrica/jadt/jadt2004/pdf/JADT_082.pdf
« Mon tour » qui est le sujet du verbe
« arriver » a été décalé à la fin
de phrase car dans l'esprit de la narratrice ce qui est le plus important c'est
l'action : « l'évènement ». Ainsi, la
narratrice réorganise la structure syntaxique de l'énoncé
et ce afin de répondre à une estimation subjective de
l'information. En outre, pour mettre en valeur un constituant de
l'énoncé, l'énonciateur peut recourir à un double
marquage:
En parlant des appellations différentes données
à un magasin qu'elle fréquente souvent, la narratrice explique
: (1) « Le problème est que tout le monde
l'appelle différemment ce magasin, en
fonction du nom qui l'a marqué. » (p.83)
Cet énoncé présente ainsi un double
marquage entre « l'» pronom COD et « ce magasin
» détaché à droite. Doria recourt encore
à ce procédé en se moquant du surnom qu'a donné
Lila à Hamoudi :
« Elle aurait quand même
trouvé autre chose Lila. » (p.161). Donc le
pronom personnel « elle » est explicité par le nom
« Lila » ajouté à la fin de la phrase.
Ces exemples attestent de la prononciation spontanée de
ces énoncés car l'énonciateur en cours
d'élaboration de son énoncé et afin d'expliciter ses
idées, rajoute des informations mais sans tenir compte de la place
qu'elles occuperaient dans l'organisation syntaxique.
Doria nous parle de Lila et sa fille : « Lila et
Sarah sont revenues de Toulouse, elles m'ont acheté des gâteaux
(...) c'est une gentille attention je trouve. » (p. 127).
La structure de cet énoncé est totalement modifiée
:
C'est une gentille attention je trouve je trouve que
c'est une gentille attention
Ce genre de constructions langagières s'écartant de
la langue standard «apparaîtrait surtout chez les jeunes locuteurs
des classes défavorisées, et cela serait
le signe d'une évolution en cours 1».
Certes ces jeunes ont des capacités cognitives en matière de
langage qui ne diffèrent en rien du reste de la population mais ils
préfèrent marquer une appartenance identitaire aux banlieues.
Ainsi, la langue parlée se donne à nu et « laisse voir
les étapes de sa confection "2.
Autre phénomène frappant dans l'écriture
de Guène et s'inspirant toujours du mode de production oral, celui de la
chute de la particule « ne » dans la négation. Le
recours à l'omission du « ne » s'inscrit toujours
dans le cadre de l'économie langagière. C'est ainsi qu'à
l'oral «il y a environ 95% d'absence de ne dans les
conversations, quels que soient les locuteurs3 » mais
« d'autant qu'elle n'entraîne aucune ambiguïté de
sens. Elle est structuralement normale4.»
En essayant d'utiliser le téléphone de chez
Doria, l'assistante apprend qu'on le leur avait coupé, alors toute
étonnée elle s'exclame : « c'était
pas marqué dans le dossier ça... »
(p.143.)
Remarquons que la chute de la particule « ne » ne se
limite pas à la formule « ne ...pas » mais
s'étend aussi à « ne...plus », « ne...jamais
» et « ne ...rien » :
À propos de l'ancien assistant social, Doria remarque :
« Il plaisantait jamais, il
souriait jamais et il s'habillait comme le docteur
Tournesol dans les aventures de Tintin » (p.18)
La narratrice et sa mère ont reçu une nouvelle
assistante sociale, alors Doria signale : « La nouvelle je
sais plus son nom » (p.17)
Mme Burlaud escamote la particule de négation en
encourageant Doria à partir à un séjour aux sports d'hiver
organisé par la municipalité : « ça va
rien coûter à ta mère si c'est ça
qui te préoccupe... » (p.39)
1 BLANCHE-BENVENISTE, Claire et JEANJEAN, Colette, Le
français parlé, Didier Erudition, Paris, 1987, p. 35.
2 Blanche-Benveniste, Claire, Approches de la
langue parlée en français, op. cit., 1997, p17.
3 BLANCHE-BENVENISTE, Claire, Approches de la
langue parlée en français, op.cit, p. 39.
4 MOLINIE, Georges, Le français
moderne, collection Que sais-je, PUF, Paris, 1991, p. 67.
La chute de la particule « ne » de
négation est opérée par tous les locuteurs quel que soit
leur âge. Elle s'avère ainsi une caractéristique
incontournable du français spontané.
Nous remarquons également l'utilisation abondante du
futur périphrastique. Le futur proche, ou futur périphrastique,
se forme à partir du semi-auxiliaire aller et de l'infinitif du verbe.
Il permet d'exprimer un évènement qui va souvent se
réaliser dans un court délai (d'où justement le
qualificatif proche).
En utilisant le futur périphrastique « l
'énonciateur pose son énoncé comme certain, validé,
alors que le FS relève du non-certain, pose des procès
hors-validation1 ».
A l'oral le futur simple cède souvent la place au futur
périphrastique car «si l'on s'en tient aux conversations et aux
entrevues, le futur simple (il descendra) semble beaucoup moins fréquent
que le futur périphrastique (il va descendre), au point qu'on a souvent
prédit sa disparition prochaine1». Le recours au
futur proche dans la plupart des conversations quotidiennes s'explique par le
fait que l'énonciateur essaye de contourner les difficultés de la
conjugaison des verbes et de gagner du coup plus de temps. Donc l'utilisation
de ce temps s'inscrit également dans le cadre du souci du moindre
effort.
En voulant toujours marquer « un effet de réel
», Guène fait parler ses personnages comme dans la vie
réelle en utilisant le futur périphrastique dans la
majorité de leurs conversations ; et c'est ainsi que le futur proche
l'emporte sur le futur simple dans l'ensemble du roman. En effet, la narratrice
et les autres personnages y font appel à chaque fois qu'ils veulent
exprimer une chose à venir :
La protagoniste, toute jalouse à l'idée que son
père pourrait avoir un autre enfant, elle imagine comment on
accueillerait le nouveau né dans les traditions de son pays d'origine :
«je sais très bien comment ça va se
passer: sept jours après l'accouchement, ils vont
célébrer le baptême et y inviter tout le
village. » (p.10)
Le passé composé est également un autre
temps qui caractérise le langage oral. Son emploi dans Kiffe
kiffe demain est très fréquent.
1MAINGUENEAU, Dominique, L'énonciation en
linguistique française, Paris, Hachette, 1997, p. 102.
Tante Zohra téléphone à Doria et sa
mère pour leur apprendre que « des policiers sont venus
chez elle à six heures du matin pour arrêter Youssef. Ils ont
défoncé la porte, l'ont sorti du lit à coups de
pieds. » (p.69)
Le passé composé employé dans cet
énoncé a une valeur d'un « passé révolu »
(comme pour le passé le processus est coupé du présent
actuel1). Cependant le passé composé pourrait avoir
une autre valeur :

La narratrice est partie voir sa psychologue comme d'habitude
: « Dès que je suis arrivé elle m'a dit de
m'installer puis elle est sortie du bureau (...) elle est revenue
que vingt minutes plus tard »
Dans cet exemple le passé composé a une valeur
plutôt de «présent accompli» : « le processus
appartient déjà au «passé» sans être
encore totalement détaché du «présent
actuel»2 ». A l'oral, le passé composé
est le temps principal de narration, il «présente les
événements successifs comme isolés les uns des autres, mal
intégrés à la nécessité d'une chaîne
causale, d'une économie narrative efficace3 ». Tout
comme l'emploi du futur périphrastique, le locuteur recourt au
passé composé pour éviter l'utilisation du passé
simple que les jeunes trouvent difficile à conjuguer.
De plus, le pronom anaphorique neutre « cela » se
voit remplacé par « ça » presque dans tout le roman,
nous en citons qu'un seul exemple :
Hamoudi avoue à Doria qu'il a quitté sa copine,
alors elle remarque : « Quand il avait dit ça,
il avait un peu de tristesse dans la voix. Je sais que c'est pas bien, mais au
fond ça m 'a fait un peu plaisir. » (p.94)
En outre, les caractéristiques propres au mode de
fonctionnement de l'oral se donnent à voir à travers d'autres
phénomènes tels que les hésitations. Ces dernières
surgissent souvent sous différentes formes : « euh »,
« hein » et notamment des points de suspension :
1 Charaudeau, P., Grammaire du Sens et de
l'expression, Paris, Hachette, 1992, p.460
2 Ibid.
3 MAINGUENEAU, Dominique, L'énonciation en
linguistique française, Paris, Hachette, 1997, p. 90
La mère de Doria a préparé du thé
à l'assistante sociale qui tout en le buvant commente : « C'est
vraiment très bon... (Elle faisait une bouche en cul de
poule.)Mais par contre...heu...c 'est très
sucré...il faut que je fasse attention à ma ligne, et puis vous
savez ce qu'on dit...hein...une fois mariées, les
femmes ont une certaine tendance à se laisser aller...
» (p. 68)
Tout en interrompant le cours de l'énoncé les
mots « bon », « heu », « hein » ainsi que les
trois points de suspension marquent outre l'hésitation, un effet de
pause. Ces mots ainsi que d'autres termes ou locutions tels que : quoi,
ben, bon, tu vois, tu sais sont désignés par plusieurs
appellations tels que « particules discursives », «
scories1 » et « inserts».
Certes, ces « scories» ne font pas objet d'une analyse
proprement syntaxique, mais elles sont intéressantes dans la mesure
où elles nous renseignent sur l'organisation linéaire de
l'énoncé à l'oral.
Nous adopterons au long de notre analyse l'appellation
« insert »2. On désigne
par inserts les mots qui n'entretiennent aucune relation avec les autres
constituants de l'énoncé mais qui s'insèrent dans
l'énoncé tout en s'attachant prosodiquement à l'ensemble
de la construction syntaxique. Autrement dit, les inserts sont des
éléments non gouvernés par le verbe recteur principal
« non régis » 3 et de ce fait ne s'intègrent
ni structurellement ni fonctionnellement dans une phrase. Cependant, ils se
présentent comme des formes ambigües car ils ont souvent des
homographes. Par
1 « Nous désignons par là les
caractérisations communes à toutes les productions orales que
l'on rencontre aussi bien chez les adultes que chez les enfants, chez les gens
cultivés que chez les autres. Aussi les considérons-nous comme
les caractéristiques inévitables du déroulement de l'oral.
(...) On s'aperçoit vite, même sans poursuivre une étude
qui s'appuierait sur la relation entre les scories et certains faits
prosodiques comme les variations de débit, les ruptures de courbe
intonative, les pauses et les allongements vocaliques, que les
phénomènes sont en nombre assez limité. » (Gadet,
le français ordinaire, Paris, Armand Colin, coll. U
série « linguistiques », 1996, p.34-35).
2 Biber, D., Johansson, S., Leech, G., Conrad, S.,
Finegan, E. (1999). Longman Grammar of Spoken and Written English.
London : Pearson ESL. par Biber et al. (1999 : 93-94 et 1082-1083), lien :
http://aune.lpl.univ-aix.fr/jep-taln04/proceed/actes/recital2004/Benzitoun.rec04.pdf
3 Teston, S., & Véronis, J. (2004).
Recherche de critères formels pour l'identification automatique des
particules discursives. Modéliser et décrire l'organisation
discursive à l'heure du document numérique. Journée
ATALA, La Rochelle, 22 juin 2004 (Semaine du Document Numérique). En
ligne :
http://www.up.univ-mrs.fr/veronis/pdf/2004-LaRochelle-Part-Disc.pdf
exemple, quoi peut être également pronom,
bon peut être adjectif, adverbe ou nom, tu vois et
tu sais peuvent être vecteurs d'une véritable
construction.
Il arrive que le locuteur recourt à l' « insert
» pour accentuer une question :
La femme du gardien de l'immeuble propose à Doria de
garder la fille d'une nouvelle locataire en ajoutant : « Comme
ça tu pourrais t'habiller comme les autres filles de ton âge,
hein ? » (p.59)
Dans cet exemple l'insert « hein » se marie, comme
l'a remarqué Gadet, avec un fait prosodique celui de l'intonation
ascendante et ce afin de donner une vivacité à la question et au
même titre interpeller l'interlocuteur. Ainsi, à l'oral un seul
mot accompagné d'intonation peut exprimer une question suffisamment
claire.
Lors d'une fête, Hamoudi présente sa nouvelle amie
à Doria en disant :
« - Doria, heu...je te présente
Karine...ben...Karine, c'est Doria... » (p.52)
Les inserts : « heu » et « ben
» marquent des ruptures involontaires dues à la gène de
l'énonciateur.
Le phénomène d'hésitation semble
être ainsi, une stratégie énonciative visant à
gagner du temps jusqu'à ce que le locuteur soit en mesure d'organiser
ses idées et planifier son discours. Cependant, cette planification est
opérée surtout au niveau des idées, c'est-à-dire
que le locuteur cherche moins à organiser les constituants de son
énoncé que de chercher plutôt les mots exprimant le mieux
possible ses impressions et peu importe pour lui l'organisation syntaxique de
l'énoncé. Ainsi, de tels évènements langagiers se
présentent comme marques d'énonciation subjective « Les
hésitations peuvent fonctionner comme des marqueurs de
personnalité1». Autrement dit, les
hésitations peuvent être volontaires pour insister sur un
caractère de personnalité, elles seraient ainsi une façon
pour tout simplement se démarquer.
1 Duez. D, « Signification des
hésitations dans la production et la perception de la parole
spontanée ». Revue Parole, 2001, p. 129, cité par :
Berthille Pallaud, Sandrine Henry, « Amorces de mots et
répétitions : des hésitations plus que des erreurs en
français parlé », op. cit.
Observons encore le fonctionnement d'un autre genre d'insert :
Pour la narratrice la famille idéale est ainsi :
« Le papa, la maman, les enfants, le chien qui mord pas, la grange et
les rubans dans les cheveux pour aller à l'église le dimanche
matin. Le bonheur quoi... » (p.73)
L'insert « quoi » ne fonctionne ici
nullement comme adverbe mais plutôt comme une marque conventionnelle
à l'oral qui produit un effet d'arrêt reformulant. Le
morphème « quoi » relève aussi d'un usage
argumentatif propre à l'oral.
Nous avons remarqué également l'utilisation
abondante de l'insert « bon ». Cette particule discursive «
présente des propriétés autre que l'adjectif ou
l'adverbe dont il est homonyme, puisque, notamment, on ne peut ni le rattacher
à une tête nominale, ni le modifier (très bon), ni le faire
commuter avec un adjectif 1»
La mère de Doria a pu vaincre son illettrisme et a
commencé ainsi à lire des journaux, seulement la narratrice
signale : « Bon, OK, c'était Charlie Hebdo
parce qu'il y avait plein de dessins mais c'est déjà ça...
Même l'assistante sociale Cyborg lui a fait remarquer qu'elle
progressait. » (p.140)
En outre, la récurrence des interjections est un
phénomène frappant dans l'écriture de Guène.
L'interjection est un mot autonome qui n'a pas de fonction au sein de la
phrase. Rappelons-le, les interjections sont un phénomène
caractéristique du parler oral. Elles peuvent être des
onomatopées2 comme celles utilisées dans les exemples
suivants :
1Teston Sandra, Véronis Jean, «
recherche de critères formels pour l'identification automatique des
particules discursives », en ligne :
http://www.up.univ-mrs.fr/veronis/pdf/2004-LaRochelle-PartDisc.pdf
2 Une onomatopée ( du grec
ïíïìáôïð ßá, «
création de mots ») est une catégorie d'interjection
émise pour simuler un bruit particulier associé à un
être, un animal ou un objet, par l'imitation des sons que ceux-ci
produisent. Certaines onomatopées sont improvisées de
manière spontanée, d'autres sont conventionnelles.
La mère de Nabil est très autoritaire alors les
garçons à l'école se moquaient de lui en lui disant :
« Hé ! Nabil ! Ton père il fait la
vaisselle ! Ta mère elle porte des caleçons » (p47)
L'interjection « hé » est variante
graphique d'une interjection d'origine onomatopéique, d'abord
attestée avec la graphie e. Elle est utilisée
généralement pour interpeller quelqu'un ou pour attirer son
attention comme c'est le cas dans l'exemple précédent. Cette
interjection est plus fréquente à l'oral, elle est
généralement placée au début de la phrase où
elle donne le ton à ce qui suit.
Hamoudi remarque que Doria est devenue de plus en plus
optimiste, alors il lui dit d'un ton amusé : « Ha
! Ça y est, ça commence... C'est fini, c'est plus
Kif-kif demain comme tu me disais tout le temps ?... » (p.187).
Comme on le remarque dans les énoncés ci-dessus
les interjections « hé » et « ha » sont
suivies d'un point d'exclamation formant ainsi pour elle seule une phrase.
Signalons cependant que l'interjection traduit une attitude affective du sujet
parlant. Cependant, d'autres interjections fonctionnent sans le point
d'exclamation comme celles cités dans les exemples ci-dessous :
Doria racontant à sa psychologue que Nabil l'ignore,
celle-ci lui dit qu'il pourrait être homosexuel alors la narratrice
réagit : « Pfff. N'importe quoi. En fait, Mme
Burlaud elle en sait rien du tout si Nabil est pédé. Moi je sais
seulement que je suis un peu déçue parce que je croyais qu'il
m'aimait bien, c'est tout... » (p.14 7)
L'interjection « pfff » dans
l'énoncé ci-dessus est une onomatopée exprimant un
état à la fois de désespérance et
d'indifférence.
Ne perdons pas de vue que le locuteur emploie les
interjections dans un contexte d'énonciation réelle où de
simples phonèmes deviennent de vrais moyens de communication. En outre,
les interjections sont d'une expressivité remarquable car elles sont
souvent accompagnées par d'autres phénomènes non verbaux
comme la mimique et les différents effets prosodiques (l'intonation, le
débit etc). Les interjections sont ainsi une marque de
spontanéité de l'énonciateur.
Donc, la syntaxe dans le texte de Kiffe kiffe
demain répond aux caractéristiques du langage oral
: redondance syntaxique, double marquage, déstabilisation de la
structure de la phrase, la chute de la particule ne de la
négation, l'utilisation du futur périphrastique et du
passé composé, l'emploi du pronom « ça » au lieu
de « cela » et enfin, l'abondance des scories. Kiffe
kiffe demain se démarque ainsi par son style brut et
très révélateur où les faits réels sont
traduits intégralement par l'écrit. L'écriture
s'avère ainsi émise des profondeurs d'une conscience rebelle. La
langue de Kiffe kiffe demain devient du coup " lieux
et non lieux des turbulences dont le passage à l'univers
littéraire s'effectue par des ruptures, des dissociations, des
collisions, des explosions... l'écriture est une décharge
électrique 1». Donc, l'aspect phono-syntaxique de
l'écriture guèniennne est fortement imprégné par
les caractéristiques de la langue parlée. Nous nous demanderons
si le lexique ne se rejoindrait pas à ces effets d'oral pour mettre en
scène une langue savoureusement oralisée.
I.2. Les propriétés lexicales
Le français employé dans le roman de
Guène reflète un état de développement de la langue
française exercée dans les banlieues parisiennes. En effet,
à partir des années quatre-vingt-dix les jeunes français
et notamment les résidents des cités (à grand pourcentage
dans la périphérie de Paris) ont commencé à
développer un nouveau langage s'écartant de la langue «
normée » par plusieurs critères : outre l'aspect
phono-syntaxique, que nous avons approché dans le chapitre
précédent, le lexique pour sa part s'avère
énormément marqué par ces écarts. Cette
variété de langue contemporaine est nommée :
Français Contemporain des Cités (FCC).
Le FCC retient de plus en plus l'attention des linguistes.
« Il est cependant évident que de la décennie 1980 aux
années 1990 s'est opéré un net déplacement du
repérage : on est passé (aussi bien dans le discours
épilinguistique médiatique que dans les ouvrages à
visée métalinguistique) de «français
branché» à «parler jeune»
1 Kesteloot, Lilyan, « La nouvelle
génération des écrivains africains », art. en
ligne :
http://www.rfi.fr/fichiers/Mfi/CultureSociete/1705.asp
puis (définitivement ?) à «langue des
cités1». Ce parler s'est ainsi développé
dans une communauté hybride dans ce sens où elle regroupe des
personnes de différentes ethnies. Cependant, cette différence n'a
pas été source de conflits mais plutôt motivation pour
créer un nouveau langage très cohérent et surtout
représentatif d'une communauté marginalisée. Or, cette
variété de langue n'a rien de dégradé mais elle
représente plutôt un sens de créativité
ingénieux, celui d'une communauté qui veut s'affirmer et
réclamer fièrement son identité.
Comme toute langue émergente, ce langage rebelle a tant
suscité d'interrogations vu son aspect néologique. Ce souci de
nouveauté ne se rapporte pas seulement à l'effervescence d'une
génération jeune mais également au développement
rapide auquel assiste la société sur tous les plans. Nous
aborderons ce phénomène au croisement de problématiques
linguistiques, sociales et culturelles. La langue employée dans
Kiffe kiffe demain est bien représentative de
ce phénomène sociolinguistique. Effectivement, Guène
écrit dans un langage émaillé de mots argotiques, de
verlan et d'emprunt.
A. L'argot :
Toutes les langues du monde possèdent leur propre argot
ou plutôt leurs argots. En effet, chaque communauté linguistique
développe au fur des années des parlures argotiques propres
à ses besoins identitaires. Marc Sourdot conçoit l'argot comme un
« ensemble de mots, un lexique, un recueil figé d'expressions
mais aussi une activité sociale de communication à
l'intérieur d'un groupe plus ou moins soudé, plus ou moins
important2». Ainsi, nous pouvons dire que l'argot est un
sociolecte qui sert à représenter un groupe social et à le
démarquer des autres. A ce propos
1 Boyer, Henri, « Le
français des jeunes vécu / vu par les étudiants :
Enquêtes à Montpellier, Paris, Lille », 2004, art. en
ligne :
http://www.revues.msh
paris.fr/vernumpub/Boyer%20D%C3%A9bat.pdf?id_pub=545
2 Sourdot, Marc, " Argot, jargon ,jargot " in
Parlures Argotiques : Langage n°90 (sous la direction de Denise
François-Geiger et de Jean Pierre Goudailler ), 1991, p. 14, lien :
http://memoireonline.free.fr/03/07/379/m_etude-linguistique-sociolinguistique-textes-rap
senegal5 .html#fn36
Pierre Guiraud ajoute : « un argot est une langue
spéciale, pourvue d'un vocabulaire parasite qu'emploient les membres
d'un groupe ou d'une catégorie sociale avec la préoccupation de
se distinguer de la masse sujets parlants (...) façon de parler
propre à un groupe qui partage par ailleurs la langue de la
communauté au sein de laquelle il vit1 ».
Cependant, la première fonction de l'argot était
d'abord cryptique car né dans un espace carcéral, ce langage
servait comme code secret pour les détenus afin de pouvoir passer des
messages entre eux sans que leurs geôliers comprennent la signification.
C'est dans ce sens que Denise François-Geiger précise que l'argot
est un « parler de communautés restreintes utilisé
à des fins cryptiques; il met ainsi l'accent sur le côté
fonctionnel de ces parlers qui servent d'abord à cacher tout ou une
partie du contenu communiqué à ceux qui ne font pas partie de la
communauté restreinte2». Toute
société renferme un nombre de réalités
considérées comme tabous que le langage blasphémerait s'il
les évoque, le recours à l'argot serait également
« une façon de contourner les tabous instaurés par la
société3».
Signalons, cependant, que le langage argotique se
développe d'une façon remarquable et plusieurs mots argotiques
passent dans le registre populaire, familier et même littéraire.
L'argot est en perpétuel renouvellement, il fait ainsi appel à
plusieurs procédés de formation qui sont les mêmes
procédés classiques dans toute formation de langue : des
procédés lexicaux et stylistiques.
A.1.Les procédés lexicaux :
Les procédés lexicaux ce sont ceux qui agissent
sur la forme des lexèmes pour en créer de nouveaux vocables mais
sans altérer le sens. En d'autres termes ces procédés
agissent sur le signifiant tout en gardant le même signifié.
1 Guiraud, Pierre, L'Argot, Paris, P.U.F. Que
Sais-Je PUF, 1976, p.16.
2 François Geiger Denise," Panorama des
argots contemporains" in Parlures Argotiques n°90, op.cit.,
1991, p.16.
3 In Wikipédia, l'encyclopédie libre en
ligne :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Argot
a. La troncation :
La troncation se manifeste sous plusieurs formes :
aphérèse (chute d'un ou plusieurs phonèmes à
l'initiale1), syncope (suppression d'un phonème, d'une
lettre ou d'une syllabe à l'intérieur d'un mot2)
et apocope (chute à la finale d'un mot, d'un ou plusieurs
phonèmes3). La forme la plus rencontrée dans
Kiffe kiffe demain est l'apocope. Les exemples de ce
phénomène linguistique sont innombrables, nous en citons quelques
uns : prof (professeur), sécu (sécurité), sympa
(sympathique), pédé (pédéraste), pub
(publicité), géo (géographie), ados (adolescent),
télé (télévision), dico (dictionnaire) etc.
A propos du comportement de Nabil, Doria explique
: « Je crois qu'au contraire, il devrait être encore plus
sympa avec les autres, Nabil. Justement parce que sa
mère a foutu la merde dans sa vie. » (p.48)
L'apocope est rangée par Dubois et
al4 parmi les procédés métaplasmes,
figures agissant sur la morphologie et n'altérant pas le sens. Notons
que l'apocope répond à un besoin d'économie lexicale.
b. La dérivation:
La dérivation est l'un des procédés les
plus courants dans la création lexicale de toutes les langues, elle
s'opère par adjonction à un radical d'un suffixe ou un
préfixe. La dérivation est donc un procédé de
renouvellement incontournable.
b. 1. La suffixation :
La suffixation consiste à ajouter un suffixe à
la fin du mot. Le suffixe étant « un élément de
formation placé après une racine, un radical, un thème
pour former un dérivé5 ». L'argot se sert
souvent de suffixe pour donner une nouvelle coloration au mot sans
altérer le sens.
1 Mounin, G., Dictionnaire de la
Linguistique, PUF, Presse Universitaire de France, 1974, p. 35.
2 Ibid. p. 315.
3 Ibid., p.36
4 Dubois et al, Rhétorique
générale, Larousse, Paris, 1970, p.49
5 COLIN, J.-P., MÉVEL J.-P., LECLÈRE
CH., Dictionnaire de l'argot français et de ses origines,
Paris, Larousse-Bordas, 2001, p. 635.
b.1.1 La suffixation parasitaire :
La suffixation parasitaire est l'adjonction d'un suffixe à
un radical sans opérer aucune apocope.
Le suffixe -asse :
« Les dérivés en -asse remplissent les
conditions sémantiques et catégorielles propres aux
dérivés évaluatifs1». L'argot se sert
d'un tel suffixe pour exprimer la valeur dépréciative d'une
chose. Nous avons relevés entre autres les termes : Blondasse,
poufiasse, pétasse etc.
Poufiasse : subst. fém. :
dérivé de pouf (maison close) et par extension «
prostituée ». Emploi injurieux.
En parlant de ses nouvelles camarades au lycée, Doria dit
: « Les poufiasses du lycée, la bande de
décolorées, surmaquillées » (p.74)
Nous avons remarqués que « les dérivés
en -asse sont des dérivés essentiellement
féminins2» et qui tendent à être
vulgaires.
Le suffixe (-ard):
Le suffixe « -ard » a une valeur
péjorative. C'est pour cette finalité que Guène en a fait
appel dans son roman. Les mots en (-ard) sont présent également
dans Kiffe kiffe demain. Nous citons entre autres :
flemmard, crevard, pétard...
Flemmard (arde) : (Celui ou celle) qui a la
flemme, paresseux.
A propos de l'un de ses professeur qui refusait de faire la
grève, la narratrice nous explique : « Pour lui cette
grève c'est bidon, et l'agression de M.Loiseau, un prétexte pour
tous ces flemmards de profs. » (p. 65)
b.1.2 La resuffixation :
Le procédé de resuffixation ou ce qui est
appelé également « suffixation de
substitution3 » est une troncation suivie d'une
suffixation.
1 LIGNON, Stéphanie, « Sufixasser
ou Sufixouiller ? », art. en ligne :
http://w3.univtlse2.fr:
8880/erss/index.j sp?perso=lignon&subURL=Assevfinale.pdf
2 Ibid.
3 Colin, G.P., Mevel J.-P., Leclère CH,
Dictionnaire de l'argot français et de ses origines, Paris,
Larousse-Bordas, 2001.
Le suffixe -os
« -os » est un suffixe qui sonne étranger, il
redonne ainsi une nouvelle coloration aux mots trop usés. Ce suffixe
"offre [. . .] l'immense avantage de ne pas être ressentie a priori, [. .
.] comme spécialement vulgaire ou péjorative1 ".
Il ne véhicule ainsi aucune nuance précise. Nous avons
relevé les termes suivants : alcoolos (alcoolique + élision+
os), dicritos (discrètement + élision+ os),
Gratos (gratuitement+ élision+ os).
En imaginant pouvoir choisir un mari pour sa mère, Doria
dit : « J'ai été un peu sévère avec les
vieux mais en tout cas pas d'alcoolos. » (p.121)
b. 2. La préfixation :
Le préfixe est « élément de
formation ajouté à l'initiale d'une racine2».
Guène émaille son roman de mots préfixés, les
principaux préfixes qui semblent jouer un rôle important dans la
formations des mots sont : (em-), (en-) et les préfixes superlatifs
(super, extra, ultra). Voici quelques mot relevés du corpus : Emmerder,
enfoiré, engueuler, ...
Engueuler (gueule = bouche) se disputer, «
crier »
En parlant de la souffrance de sa mère au travail, la
narratrice dit :"Elle a carrément cousu une poche intérieure
histoire que ça fasse plus discret parce que si son patron le voyait,
elle se ferait engueuler." (p.1 4)
Quant aux préfixes (super-) et (-ultra), ils sont plus du
côté du langage branché utilisé par des
jeunes.
« Un jour, il l'a insultée et quand elle est
rentrée, elle a pleuré super fort. » (p.
15) En regardant une photo, la narratrice dit : « sur la photo, Filip,
il était trop beau, il avait les dents ultrablanches.
» (p43)
1 MERLE, Pierre, Le prêt à
parler, Paris, Plon, 1999, p. 29.
2 Mounin, G., Dictionnaire de la
Linguistique, op.cit, p.268
Ces suffixes ont, donc, une grande vitalité dans la
formation d'un vocabulaire jeune riche par sa volonté de
différenciation. Ce sont ces procédés mêmes qui ont
forgé et enrichi le français central (le français de
référence) au fil des siècles.
c. Le redoublement :
« Le redoublement est un procédé
morphologique permettant d'exprimer, par la répétition
complète ou partielle d'un mot ou d'un de ses morphèmes, un trait
grammatical ou bien de créer un nouveau mot.1 ». Cette
répétition peut toucher à une seule syllabe du mot
(syllabe initiale ou finale), ou celle du vocable en entier.
A la vue de sa mère pleurant, Doria dit : « la
dernière fois que j'ai vu quelqu'un pleurer comme ça,
c'était Myriam quand elle s'est fait pipi dessus en
classe de neige » (p.15)
« Pipi » est un mot enfantin qui veut dire
« uriner », il est élaboré en répétant la
syllabe « pi ». Signalons toutefois que cette dernière n'a
aucun sens employée isolément.
Hamoudi a une nouvelle amie alors la narratrice dit :
« c'est bien pour lui qu'il ait rencontré cette fille. Au moins, il
se passe des choses dans sa vie. Alors que pour moi c'est kif-kif
demain. » (p. 76.)
« Kif » est une unité lexicale
indépendante qui signifie « drogue », sa
répétition provoque, toutefois, un glissement de sens donnant
« pareil ». Donc, le redoublement est également un moyen de
création de nouveaux vocables.
Les procédés lexicaux sont ainsi des moyens de
renouvellement importants assurant la vivacité et l'enrichissement d'un
parler ou d'une langue. Cependant, dès qu'un néologisme est
répandu et connu, il est vite remplacé par un autre. Ce
désir de création ne se limite pas seulement au lexique mais se
sert également des procédés stylistiques pour renforcer
à chaque fois une nouvelle coloration de la langue.
1 In W
http://fr.wikipedia.org/wiki/Redoublement_(linguistique)
A.2.Les procédés stylistiques : La
métaphore :
« Le retour de la rhétorique parmi les
préoccupations de tous ceux qui s'intéressent au langage suscite
un véritable engouement, et la métaphore, cette reine des
figures, pourrait bien devenir la coqueluche des cénacles et des
salons...1 »
La métaphore est l'une des figures de style qui a
généreusement servi le français contemporain des
cités. Son importance réside dans son pouvoir de création
de nouvelles significations plus originales, et également dans l'impact
qu'elle laisse chez le lecteur par son foisonnement d'imagerie. En linguistique
le terme métaphore « sert à désigner des
phénomènes mal circonscrits et si variés qu'il n'est pas
toujours facile de savoir de quoi l'on parle au juste.2
».Selon George Mounin, la métaphore est une « trope
fondée sur le rapport d'analogie entre des objets et qui naît de
l'intersection de deux ou plusieurs signifiés qui ont des sèmes
en commun à l'intérieur d'un seul terme ou d'une seule
expression.3». Donc, la métaphore «
opère par analogie et substitue un référent à un
autre en établissant un lien sémantique entre les deux.
4»
Nous tenterons d'appréhender la métaphore selon
deux niveaux d'analyse : linguistique et conceptuel.
Selon la Théorie de la Métaphore Conceptuelle
élaborée par les cognitivistes G. Lakoff et M. Johnson, la
pensée est par nature métaphorique. C'est justement cet
1 Le Guern, Michel, Sémantique de la
métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse, 1973, p.7.
2 Charbonnel, N. et Kleiber, G., La
métaphore entre philosophie et rhétorique, Paris,
`Linguistique nouvelle', Presses Universitaires de France, 1999, p. 207.
3 Mounin, Georges, Dictionnaire de la
Linguistique, Paris, Presse Universitaire de France,1974, 4e
édition « Quadrige », 2004, p.213.
4 Laurian, A-M., « Réflexion sur la
métaphore dans le discours scientifique de vulgarisation », in
Langue française, N°101, Les figure de rhétorique et leur
actualité en linguistique, 1994, p. 72.
aspect qui nous permet d'appréhender une
réalité abstraite en la soumettant à des correspondances
avec des éléments explicites dans notre monde :
« La métaphore n'est pas seulement affaire de
langage ou question de mots. [...] Le système conceptuel humain est
structuré et défini métaphoriquement. Les
métaphores dans le langage sont possibles précisément
parce qu'il y a des métaphores dans le système conceptuel de
chacun.1 »
Ainsi, cette conceptualisation structurante du monde donne
naissance à un nombre infini de métaphores linguistiques. Ces
« métaphores linguistiques auxquelles nous avons accès en
tant qu'objets d'étude ne sont alors qu'une réalisation possible
des métaphores conceptuelles qui sous-tendent notre système de
pensée». Dans un cadre cognitif, Denis
Jamet2 conçoit la métaphore comme une «
mise en relation identificatrice, c'est-à-dire comme une série de
correspondances conceptuelles entre deux domaines conceptuels, un domaine
conceptuel source et un domaine conceptuel cible». Cependant, cette
identification ne couvre pas la totalité des deux domaines conceptuels
mais axe plutôt son attention sur des sèmes partagés.
Examinons les exemples suivants :
En parlant de l'ami d'une voisine, Doria dit : «
D'après ce que tout le monde dit, c'est un toubab, enfin un Blanc,
un camembert, c'est une aspirine quoi... » (p.135)
La narratrice rêve de l'homme idéal : «Je
me voyais plutôt ave MacGyver (...) un vrai couteau suisse humain »
(p41)
1 Lakoff, G., Johnson, M., Les métaphores
dans la vie quotidienne, Univesity of Chicago Press, 1980 (1985 pour la
trad. fr., Éd. de Minuit),
cité par Loredana Amoraritei, « La Métaphore en
OEnologie », mars 2002, art.en ligne :
http://www.metaphorik.de/03/amoraritei.htm
2 Denet Jamet, « A rose is a rose is (not) a
rose : De l'identification métaphorique ? », art.. en ligne :
http://revel.unice.fr/cycnos/document.html?id=27#bottom
Au Maroc, des vieilles ont proposé à la
mère de Doria de marier sa fille avec Rachid, alors la narratrice toute
choquée dit : «Moi je le connais celui-là! Tout le monde
l'appelle : «Rachid l'âne bâté». »
(p.22)
domaine conceptuel source L'âne
Camembert et aspirine couteau
|

Sèmes communs: L'idiotie
Couleur blanche Efficacité
domaine conceptuel cible Rachid
L'ami de la voisine MacGyver
|
La métaphore a, ainsi, mis sur le même plan
d'analogie des éléments appartenant à des
catégories complètement différentes. Ces correspondances,
de premier abord, semblent insensées car elles opèrent selon
« une procédure de catégorisation non conventionnelle,
dans la proclamation d'appartenance d'une occurrence à, ou d'inclusion
d'une classe dans, une catégorie à laquelle elle n'appartient
normalement pas1 ». Mais cette combinatoire de
signifiés incompatibles génère un sens
particulièrement révélateur.
Dans l'exemple « Rachid l'âne bâté
», ce sont nos connaissances et nos représentations
culturelles de l'âne (domaine source) que nous projetons sur le
personnage Rachid (domaine cible) qui nous permettent ainsi d'attribuer des
traits sémantiques distinctifs à Rachid. Cette projection est
très expressive car elle permet au lecteur de se référer
à des modèles cognitifs déjà
intériorisés. En effet, le lecteur reconstruit l'image de
l'âne en l'opposant à l'image des autres animaux comme lion
(courage), gazelle (beauté : dans la culture arabe), renard (ruse) etc.
C'est ce sème péjoratif du modèle de l'âne
(l'idiotie) qui permet justement au lecteur de comprendre la correspondance
latente. Effectivement, la narratrice confirme cette idée : «
Son fils, je suis sûre qu'il sera bête, encore
plus bête que Rachid le
1 Le Guern, Michel, Sémantique de la
métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse, 1973,
p.54.
soudeur » (p.23). Notons que cette
métaphore est très courante dans le langage familier et
employée souvent comme injure.
Ce transfert de propriétés sémantiques
d'un topic (domaine conceptuel source) sur un vehicle1
(domaine conceptuel cible) relève des principes de la
théorie interactionnelle conçue par Black2 qui a
donné par la suite la plate forme de la théorie conceptuelle.
Cependant, « la théorie interactionnelle ne s'en tient pas au
transfert de propriétés sémantiques, mais de tout un
système d'implications associées au topic et vehicle
3»
Dans les deux autres exemples, la narratrice a employé
des métaphores très originales. Effectivement, rapprocher l'ami
de la voisine (animé) et camembert et aspirine (inanimé) ou
encore MacGyver (animé) et couteau (inanimé), provoque un «
un sentiment de fusion qui efface les barrières entre le monde
animé et le monde inanimé 4». Ainsi,
«la distance catégorielle»5entres ces
différents éléments n'est pas ressentie.
Les métaphores sont encore foisonnantes dans
Kiffe kiffe demain, la narratrice semble
avoir une pensée, comme le souligne Lakoff, purement métaphorique
:
« Une fois avec Maman on a croisé Nassira la
sorcière à coté de l'entrée. C'est une dame qu'on
connait depuis longtemps. Maman lui emprunte de l'argent quand on est vraiment
en galère. » (p25)
1 « topic » et « vehicle » font partie d'
une terminologiee de Richards, I.A., The philosophy of rhetoric,
Oxford University Press, London, 1936, cite par : Loredana Amoraritei, «
la métaphore en oenologie », mars 2002, art. en ligne :
http://www.metaphorik.de/03/amoraritei.htm
2 Black, M., Models and Metaphors, Cornell
University Press, New York, 1962, cité par: Loredana Amoraritei,
« la métaphore en oenologie », op. cit.
3 Loredana Amoraritei, « La Métaphore
en OEnologie », op. cit.
4 Prandi, Grammaire philosophique des tropes,
Editions de Minuit, Parigi, 1992, p.1 97.
5 Detienne, C., « Distance
catégorielle entre le métaphorisant et le
métaphorisé », art. en ligne :
http://www.info-metaphore.com/grille/distance-categorielle-entre-metaphorisant-et
metaphorise.html
A la sortie du lycée Doria a accepté de monter
en voiture avec Hamoudi : « pour que toutes ces tranches de cake au
bahut me voient partir avec la doublure d'Antonio Banderas dans Zorro. »
(p.75)
Dans l'exemple ci-dessus, le substantif Nassira est mis en
relation métaphorique et identifié avec le terme «
sorcière » pour ainsi insister sur le caractère de
méchanceté. Donc, les deux domaines conceptuels identifiés
correspondent à une analogie conceptuelle latente : « Nassira est
méchante comme une sorcière ». Cet exemple nous renvoie
à la conception d'Aristote de la métaphore qui, selon lui, n'est
qu'une comparaison implicite, nommée également
abrégée ou elliptique.
« Être en galère » est une
métaphore qui signifie être dans une situation
particulièrement pénible. « C'est une résurgence d'un
emploi métaphorique remontant aux Fourberies de Scapin de
Molière (1671). Elle est très en vogue aujourd'hui dans le parler
branché des jeunes gens.1»
L'énoncé « toutes ces tranches de cake
au bahut» présente une métaphore in absentia
car le métaphorisant « tranches de cake » est totalement
supprimé et substitué par le métaphorisé « les
filles du lycée ». L'énonciateur, par le biais de telles
métaphores impose au lecteur de faire des associations que ce dernier
pourrait trouver insolites. C'est pourquoi la métaphore interpelle le
sens interprétatif du lecteur qui « s'engage sur la
vérité non de l'énoncé communiqué, mais de
l'ensemble des implications contextuelles qu'il entend communiquer2
».
Toutefois, cet effet d'insolite que créent certaines
métaphores relève, en réalité, d'une volonté
de créativité chez les jeunes cherchant à produire des
significations originales. La métaphore « apparait ainsi au
principe de tous les déplacements créateurs de significations
nouvelles dans une langue3»
1 Adel Hassan Ahmed,Rania, Le
français des cités d'après le roman Boumkoeur de Rachid
Djaidani, op. cit., p.110.
2 Reboul, O., Introduction à la
rhétorique, Paris, PUF, 1991, p.92.
3 Passerons, J.-C., « Analogie, connaissance
et poésie », In Revue européenne des sciences sociales,
T. XXXVIII, n°117, Droz, 2000, p.15.
Nous avons remarqué que les métaphores
employées dans Kiffe kiffe demain
représentent parfaitement les modes de référence
culturels et cognitifs d'une adolescente de la banlieue. Ainsi, le nombre
énorme de métaphores dans le roman de Guène confère
à son écriture plus d'expressivité et nourrit davantage
l'envie de lecture. Donc la métaphore donne à l'esprit un nouvel
élan et comme le dit justement Nyckees « apprendre à
métaphoriser (...) c'est aussi apprendre à penser, s'ouvrir
à une infinité de nouvelles connections, de nouveaux modes de
catégorisation de l'expérience. 1»
B. Le verlan ou l'argot à clef:
Autre phénomène linguistique ayant
contribué dans la formation du français contemporain des
cités est le verlan. Le verlan est une forme argotique du
français contemporain qui ne constitue pas un langage à part
entière mais un procédé formel qui prône l'inversion
des syllabes d'un mot. L'appellation « verlan » est
engendrée par le principe même de la verlanisation : c'est la
métathèse2 de l'expression « (à) l'envers
», en d'autres termes c'est « l'envers » à l'envers. Il
est ainsi une sorte de jeu de mots qui leur donne une nouvelle coloration.
Cependant, le verlan n'est pas un nouveau
procédé de création lexicale, comme il prétend
l'être, mais une forme de métathèse qui a été
pratiquée depuis le Moyen Age sans qu'elle ait d'appellation.
Effectivement, le prénom Tristan dans Tristan et Iseult(1190),
devient pour un besoin de dissimulation «Tantris ». Au XVIe
siècle, l'écrivain le plus classique des français Voltaire
a également eu recours à ce procédé : son
pseudonyme Voltaire est la forme vernalisée
d'Airvault, ville dont est originaire sa famille. Effectivement, il a
inversé les syllabes d'Airvault (vault-air) devenu par la suite
Voltaire. Au XVIIe siècle l'expression couramment
utilisée « sans souci » désignant un pauvre,
était à l'origine la transformation de « sans six sous
».En outre, une forme de verlanisation était pratiquée
vers 1760 où le roi Louis XV(quinze) est appelé «
sequinzouil ».
1 Nyckees cité in :
http://www.info-metaphore.com/definition3.html
2 G. Mounin définit la métathèse
comme une « inversion de phonèmes contigus ou non », in
Dictionnaire de la Linguistique, PUF, Presse Universitaire de France,
1974, p.2 15.
Le verlan a été pendant les années
soixante-dix un phénomène linguistique propre aux banlieues et ce
n'est que vers les années quatre-vingts qu'il se met amplement en
scène. "En effet, depuis la fin des années quatre-vingts, le
verlan a été porté à l'attention du grand public
lorsque les feux de l'actualité se sont tournés vers les
banlieues chaudes et les observateurs de la jeunesse ont constaté qu'il
y avait une langue et une culture propres aux cités
déshéritées. Cette langue et cette culture se sont
diffusées parmi les franges les moins intégrées de la
jeunesse parisienne et même plus loin jusqu'aux grands lycées et
aux universités. 1». C'est ainsi que le verlan a
connu une diffusion rapide dans tout l'hexagone grâce à la chanson
(le rap) et les médias. «En 2004, un certain verlan
(essentiellement constitué d'un vocabulaire) a fini par être plus
ou moins compris et utilisé par toutes les couches de la
société, ce qui en fait un langage en cours de
démocratisation loin de son image plutôt marginale
initiale.2»
Quant à son intrusion en littérature, Auguste Le
Breton affirme : « J'ai introduit le verlan en littérature
dans Le Rififi chez les hommes, en 1954. Verlen avec un
e comme envers et non verlan avec un a
comme ils l'écrivent tous... Le verlen, c'est nous qui
l'avons créé avec Jeannot du Chapiteau, vers 1940-41, le grand
Toulousain, et un tas d'autres.3»
Il ne faut pas perdre de vue que le verlan est une forme
d'argot français, parlé exclusivement par les jeunes et qui
était d'abord conçu dans un but cryptique. En effet, ses jeunes
créateurs cherchaient à se démarquer des autres en
instaurant une opacité. Ils créent ainsi une sorte de langue
vernaculaire n'autorisant l'intégration qu'à ceux qui
détiennent la clef. Nous retenons également l'aspect ludique de
l'inversion des syllabes vue comme un jeu de mots amusant pour les
adolescents.
Cependant, « un mot souvent codé finit par se
lexicaliser, par se cristalliser dans sa forme secrète
4». Une fois le mot diffusé, il perd son
originalité et sa fonction cryptique, alors on recourt à en
inventer d'autres. C'est pour cette raison que certains mots verlanisés
connaissent une reverlanisation afin de conserver leur
1 MELA, Vivienne, "Verlan 2000", p. 16, cité
par Rania Adel Hassan Ahmed, Le français des cités
d'après le roman Boumkoeur de Rachid Djaidani, op. cit.
2 « Verlan », art. in Wikipédia,
L'encyclopédie libre en ligne :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Verlan
3 Le Breton, A., article dans Le Monde, 8-9/XII,
1985.
4 Ibid.
aspect mystique. Le verlan a donc subsisté "parce
qu'il a su bouger et s'adapter, prouvant aussi qu'il n'était pas qu'un
gadget mais bien un élément vivant et en perpétuelle
évolution de la langue1.»
Faiza Guène étant une jeune française
résidant en banlieue n'a pas manqué d'exprimer cette
réalité dans Kiffe kiffe demain. Les
mots en verlan affleurent ainsi tout le roman, nous en citons quelques exemples
en essayant de les catégoriser selon leur mode de création.
Toutefois, il faut préciser que le verlan est un
langage de cryptage bien élaboré. Il a, donc, ses propres
règles de construction et "ceux qui veulent faire du verlan en
inversant à la fois tous les mots et l'ordre des mots se trompent sur la
nature du verlan2".En effet, selon Mikaël
Jamin3 le processus de la vernalisation fonctionne suivant trois
manières d'opération :
1-Simple inversion :
1-1 Cas des mots monosyllabes ouverts :
Il convient d'abord de rappeler la différence entre un
monosyllabe fermé et un monosyllabe ouvert. Un mot monosyllabe comporte
une seule syllabe, il est fermé quand il se termine par une consonne CVC
(consonne, voyelle, consonne), tandis que le monosyllabe ouvert prend une
voyelle à la fin VCV.
La verlanisation dans le cas des mots monosyllabes agit au
niveau des phonèmes. Observons l'exemple suivant :
Donnant libre cours à son imagination la narratrice dit
: "J'imagine un super mariage, une cérémonie de
ouf, une robe blanche avec plein de dentelle, un beau voile et
une longue traîne d'au moins quinze mètres." (p.41.)
1 MERLE, Pierre, Le prêt à
parler, op. cit., pp. 168-169.
2 MELA, Vivienne, "Verlan, langage du miroir",
p. 86, cité par Rania Adel Hassan Ahmed, Le français des
cités d'après le roman Boumkoeur de Rachid Djaidani, op.
cit., p. 124.
3Jamin, Mikaël, « Introduction à
l'argot: argot et verlan », art. en ligne :
http://www.sunderland.ac.uk/~os0tmc/teci/verlan.htm
Le mot « ouf » est la forme
verlanisée de « fou ». Cette lexie est monosyllabe
ouverte (CV) constituée de deux phonèmes : [fu] subit une
permutation et devient [uf].
Notons que le mot «ouf » est l'inversion du mot
pluriel « fous » car la narratrice voulait dire « une
cérémonie de fous ». Donc, le s du pluriel n'est
pas concerné par l'inversion, le mot est ainsi perçu
phonétiquement. Effectivement, « le plus souvent,
l'écriture d'un mot en verlan est une reconstruction graphique de sa
prononciation1 »
2. Inversion et rajout d'un autre phonème :
2.1 Cas de mots monosyllabes fermés
Si « la syllabe est fermée (CVC) ; le mot
devient un disyllabe (CVCV) avant la verlanisation. Ainsi la verlanisation sera
une inversion de deux syllabes ouvertes2». Analysons les
exemples suivants :
La première assistante sociale est partie pour un
congé de maternité, alors la narratrice dit : «en
attendant on se coltine une remplaçante qui est chelou
» (p. 115) L'image que garde Doria de sa psychologue est bien
« son parfum qui pue le Parapoux et ses tests chelous censés
être révélateurs » (p.1 79)
Chelou est l'inversion de « louche », ce terme est
un monosyllabe fermé [lui] (CVC). Avant de réaliser l'inversion,
ce mot monosyllabe est transformé d'abord en dissyllabe grâce au
« renforcement et la prononciation du (e) muet final. 3»

Louche = [lui] [lui] + [o] [luio] inversion [iolu] = chelou
Dans le deuxième exemple le mot « chelou
» prend un s au pluriel. Cette désinence, comme nous l'avons
vu dans l'exemple précédent, tombe lors d'une permutation. Donc,
la narratrice a accordé l'adjectif « louche » avec son sujet
une fois verlanisé.
1 art. in Wikipédia, l'encyclopédie
libre en ligne :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Verlan
2
http://monsu.desiderio.free.fr/curiosites/verlan2.html
3 Adel Hassan Ahmed, Rania, Le français des
cités d'après le roman Boumkoeur de Rachid Djaidani, op.cit,
p.125.
La narratrice recourt à un mot en verlan en pensant
à sa psychologue : « C'est ça se qu'est
relou avec les psychologues, psychiatres, psychanalystes et
tout ce qui commence par «psy»... ils veulent que tu leur racontes
toute ta vie et eux, ils te disent rien. » (p.40)
Lourd = [luR] = [luR] + [?] = [luR?] permutation [R?lu] =
relou
Le rajout cependant n'est pas toujours un phonème, voici
un exemple qui illustre ce phénomène :
Pour se moquer de Doria et de sa mère une fille
s'adressa à son amie en disant : « Téma la fille
habillée encore plus mal que sa daronne... elle aussi on l'a vidé
du grenier » (p.113)
« Téma » est le verlan du verbe « mater
» (regarder) conjugué à l'impératif « matte
». Si nous suivons la règle de la verlanisation appliquée
plus haut aux monosyllabes fermés nous aurons ces étapes :
« Matte » = [mat] + [?]= [mat?]
inversion [t?ma] = « teuma »
Pour éviter un « teuma » difficile à
prononcer ou plutôt qui sonne mal, on a ajouté à cette
forme verlanisée un accent aigu et on a obtenu « téma
».
3- Inversion et troncation :
3.1 Cas des mots monosyllabes
Lors d'une verlanisation, la permutation est souvent
accompagnée d'élision de phonèmes. Voyons les exemples
suivants :
À propos de l'assistante sociale Doria critique
:"Je la trouve conne et en plus, elle sourit tout le temps pour rien.
Même quand c'est pas le moment. Cette meuf on dirait
qu'elle a besoin d'être heureuse à la place des autres." (p.1
7)Le terme « femme » est monosyllabe fermé terminé
par un (e) muet. Dans ce cas de figure la verlanisation renforce la
prononciation du (e) :
[fam] [fam+ ?] [fam?] inversion [m?fa] [a]tronqué [m?f]
[moef]
En pensant au mariage de Hamoudi et Leila, Doria d'un ton
amusé dit : « Il a intérêt à m'inviter
à son mariage Hamoudi. S'il m'invite pas, j' le balance aux
keufs...Non, j'rigole. Ça c'est trop grave. »
(p.169)
Flic est un terme argotique désignant «
policier », la verlanisation n'épargne pas également
l'argot. « Flic » est un monosyllabe fermé et ne se termine
pas par un (e) muet, donc il n'est pas possible d'opérer par le
renforcement de la prononciation. On a proposé alors d'ajouter un schwa
qui « selon les règles de la prononciation du français
devient [ø] en syllabe ouverte et [oe] en syllabe fermée
1».Donc la verlanisation du mot flic procède ainsi
:

Flic = [flik] + [ø] = [flikø] inversion
[køfli] - [li] [koef] un keuf
La troncation en verlan "s'applique à des mots qui
se terminent par la suite obstruante liquide voyelle et consiste à
effacer la voyelle finale et la liquide qui la précède [. . j
cette règle peut s'appliquer partout, mais elle est appliquée
plus particulièrement aux dissyllabes formés par adjonction du
schwa, les réduisant ainsi de nouveau à des monosyllabes
fermés.2 »
3.2 Cas de mots dissyllabes :
La verlanisation des mots se composants de deux syllabes est
plus simple : la deuxième syllabe se place en tête du mot alors
que la syllabe initiale est décalée à la fin.
La narratrice a commencé des études en coiffure,
mais il semble qu'elle n'apprécie pas cette nouvelle formation :
« Du chinois. Du noich. Mais qu'est ce que je suis allée foutre
dans ce truc ? » (p.164.)
Le mot chinois est dissyllabe, sa verlanisation s'opère
ainsi :
Chinois [?i/nwa] inversion [nwa?i] le [i] tombe [nwa?] noich.
Remarquons que Doria a d'abord énoncé le mot
chinois sans verlanisation puis l'a précédé
immédiatement par sa forme verlanisée. Cette double marcation
prouve que
1 MELA, Vivienne, "Verlan, langage du
miroir", p. 78, cité par : Rania Adel Hassan Ahmed, Le
français des cités d'après le roman Boumkoeur de
Rachid, op. cit, p. 126.
2 Ibid.
le mot non verlanisé ne satisfait pas notre jeune Doria
qui s'est familiarisée avec cette nouvelle forme de langue.
Effectivement, la narratrice avoue trouver du mal à parler à des
gens qui ne tolèrent pas ce code, comme est le cas de sa psychologue
: « Elle (psychologue) vient d'un autre temps. Je le
vois bien quand je lui parle, je suis obligée de faire attention
à tout ce que je dis. Je peux pas placer un seul mot de verlan ou un
truc un peu familier pour lui faire comprendre au mieux ce que je ressens.
» (p.179)
La narratrice utilise spontanément le verlan tout comme
beaucoup de jeunes qui retrouvent dans cette manière de déformer
les mots un double plaisir : se révolter contre la langue normée
de l'école et se créer un langage secret que les parents ne
pourraient pas saisir. En outre, le verlan remplit une fonction identitaire car
il permet la reconnaissance mutuelle des membres du groupe et les sépare
des autres groupes.
Après une telle analyse, nous pouvons dire que le
verlan n'a rien de dégradant, mais tout au contraire c'est un langage
soigneusement élaboré participant dans la création d'un
univers assoiffé de renouvellement et de changement. C'est l'expression
d'une génération de jeunes mal à l'aise et qui au lieu de
sombrer dans l'inconnu, affiche son goût de la vie par le biais d'un
langage qui véhicule leur besoin de transgresser les normes qui
enchaînent leur goût de création.
C. L'emprunt :
En France et spécialement dans les banlieues où
réside une communauté majoritairement d'origine
maghrébine, le français côtoie intimement l'arabe et donne
lieu à de multiples formes de mélange linguistique. Ce
phénomène sociolinguistique participe dans l'édification
d'un parler très original qui n'a pas tardé à être
répandu dans tout le pays prouvant ainsi son authenticité et la
volonté de ses jeunes créateurs.
Cette réalité sociolinguistique est très
représentative dans Kiffe kiffe demain, nous
tenterons d'approcher ce phénomène en ayant au centre de notre
intérêt deux concepts majeurs : l'alternance codique et
l'emprunt.
Une analyse des manifestations de ce contact de langues dans
notre corpus requiert, par ailleurs, une maîtrise des concepts pertinents
du domaine. D'abord, l'alternance codique est entendue ici comme « la
juxtaposition, à l'intérieur d'un même échange
verbal, de passages où le discours appartient à deux
systèmes ou sous- systèmes grammaticaux
différents1 ».
Elle se manifeste souvent sous trois aspects : « Elle
peut être intraphrastique (à l'intérieur d'une
même phrase), (inter-)phrastique (une alternance de
langues au niveau d'unités plus longues, de phrases ou de fragments de
discours) ou extraphrastique (lorsque les segments alternés
sont des expressions idiomatiques, des proverbes).2»
Lüdi et Py3 soutiennent l'idée que le
sujet bilingue alterne dans son discours deux systèmes langagiers
différents « dans le but de surmonter un obstacle communicatif
». C'est justement dans ce sens que Molander4 affirme que
l'alternance est considérée comme marque d'incompétence
dans l'une ou les deux langues dévoilant ainsi
l'insécurité linguistique du locuteur. Cependant le recours
à l'alternance codique peut être également la «
preuve d'une très bonne compétence
bilingue5». C. Hagège rejoint Lüdi sur ce
sujet en affirmant : « l'alternance de codes doit être
même être tenue pour l'indice d'une haute compétence
communicative dans chacune des deux langues6».
1 GUMPERZ, J.-J., Sociolinguistique
interactionnelle. Une approche interprétative, Paris, L'Harmattan,
1989, p.56
2 Gudrun, Ledegen, « Regard sur
l'évolution des mélanges codiques à la Réunion :
l'aventure de l 'interlecte », art. en ligne :
http://www.univrouen.fr/dyalang/glottopol/telecharger/numero_2/10ledegen.pdf
3 Lüdi, G. & Py, B, Être bilingue.
Berne: Peter Lang, 2002, p.144. Cité par Aline TÉTRAULT, Le Mythe
- Rôle de la L1, art. en ligne :
http://www.cavi.univparis3.fr/Ilpga/ed/dr/drdm/mytheL1.html
4 Molander, L, L'alternance codique en classe
d'immersion : délimitation interprétation et
fonction interactionnelle. Sociolinguistica, 2004, p.87,
cité par Aline TÉTRAULT, op.cit.
5 Lüdi, G. (1998). Le code-switching comme
variété mixte? Sociolinguistica, 1998, p. 140, cité
par, Aline TÉTRAULT, idem.
6 C. Hagège, cité in : Etude
sociolinguistique et communicationnelle des pratiques bilingues
français-arabe et français-kabyl chez deux famille
immigrées, thèse soutenue par Safia AsselahRahal, à
l'université Rennes2 Haute Bretagne, février 2000,
présentation en ligne :
http://www.uhb.fr/alc/erellif/credilif/Textes/alg%E9riens.htm
Les alternances repérées dans notre corpus
relèvent du type intraphrastique car la narratrice ou les autres
personnages intègrent dans le même énoncé au maximum
deux unités linguistiques de la deuxième langue. Dans le cas
où le locuteur intègre dans son énoncé une seule
unité du deuxième code il serait plus convenable de parler
d'emprunt. En effet, l'emprunt désigne « un
élément d'une langue intégré au système
linguistique d'une autre langue1 ». En d'autres termes,
« il y a emprunt linguistique quand un parler A utilise et finit par
intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait
précédemment dans un parler B (dit langue source) et que A ne
possédait pas ; l'unité ou le trait empruntés sont
eux-mêmes qualifiés d'emprunts 2». L'emprunt
est toutefois considéré comme « le
phénomène sociolinguistique le plus important dans tous les
contacts de Langues.3» (Dubois et alii 1973 : 188)
Or, emprunter ne se fait pas généralement par
simple fantaisie car justement comme l'affirme Deroy « on n'emprunte
raisonnablement que ce dont on manque. L'emprunt se justifie normalement par un
besoin, ce qui est encore plus vrai pour les emprunts répondant à
des nécessités d'ordre pratique.4»
Cependant Kiffe kiffe demain
présente un genre d'emprunt un peu particulier. En effet, la plupart des
personnages intégrant des mots arabes dans leur discours ne le font pas
par nécessité de combler un déficit lexical. Nous nous
interrogerons alors sur l'intention d'un tel choix linguistique : est ce
seulement une manière d'exhiber ses compétences linguistiques ou
a-t-il un rapport avec l'affirmation de l'identité ? Nous
répondons à ces questions en puisant dans notre corpus quelques
énoncés représentatifs de ce phénomène
linguistique. Observons de plus près quelques cas d'emprunt du
français à l'arabe dans Kiffe kiffe
demain :
1 HAMERS, Josiane F et BLANC, Michel,
Bilingualité et bilinguisme, 2ème édition,
Bruxelles, Pierre Mardaga, 1983, p. 451.
2 DUBOIS, Jean, Dictionnaire de linguistique et
des sciences du langage, Paris, Larousse, 1994, p.177.
3 Jeans Dubois et alii, Dictionnaire de
linguistique, Paris, Larousse, 1973, p.1 88.
4 Deroy cité par SOILIHI-FOUNDI Ghafar,
« Bilinguisme : Alternance de codes, Emprunts linguistiques,
Déclin du shimaoré », art. en ligne :
http://www.acmayotte.fr/IMG/pdf/Interv_GHAFAR.pdf
La mère de Doria exprime sa joie le jour de la
rentrée scolaire de sa fille en alternant l'arabe au français :
"Elle voulait que sa fille soit la plus belle à l'occasion de "
l''écoule neuf, la jdida...hamdoullah". Enfin pour le
nouveau bahut quoi. » (p.156)
Yasmina, la mère de la narratrice, a
intégré dans son énoncé deux mots arabes :
« jdida » et « hamdoulillah ». L'adjectif
« jdida » est précédé de son synonyme
en langue française « neuf », nous nous interrogerons
sur les intentions d'un tel choix. Comme nous l'avons perçu le recours
à l'emprunt ne s'est pas fait pour combler un déficit lexical
mais il parait que Yasmina ne ressens pas le mot qu'en arabe. En d'autres
termes, l'emprunt à l'arabe s'est fait pour répondre à un
besoin affectif. Ainsi, « son attitude linguistique
s'explique par la valeur attachée à sa langue vernaculaire, et
par un désir conscient de la promouvoir quand on sait qu'une concurrence
redoutable vient l'investir et l'éliminer.1»
Quant au terme « hamdoulillah » est
employé sans l'accompagnement d'indices de sens dans la langue
française. L'emploi de ce terme n'est pas d'ordre affectif mais
répond à une réalité religieuse qui ne peut remplir
sa dimension qu'en langue arabe. Donc, l'emprunt devient
nécessaire quand la langue dominante (langue véhiculaire) ne rend
pas compte des réalités socioculturelles ou religieuses qui ne
trouvent pas de traduction en langue française. Voici quelques
réalités que la langue française ne peut combler :
1. Les réalités religieuses :
L'Islam tient une relation intime avec l'arabe car le Coran
sacré est transmis au Prophète en langue arabe. Alors, plusieurs
notions religieuses ne trouvent leur sens accompli qu'en cette langue. Nous
avons ainsi relevé quelques mots arabes se rapportant à cette
composante religieuse : Maktoub(p.20), inchallah, elhamdolah(p.156),
allah(p.169), aïd(p. 77), ramadan (p.13), halouf, chétane.
« Ma mère dit que si mon père nous a
abandonnées, c'est parce que c'était écrit. Chez nous on
appelle ça le maktoub. » (p.20)
1 GAFHAR, Soilihi Foundi, « Bilinguisme : Alternance de
codes, Emprunts linguistiques, Déclin du shimaoré. »,
art. en ligne :
http://www.ac-mayotte.fr/spip.php?article158
« Heureusement, ma mère n 'a pas tout à
fait dit oui. Elle a utilisé le joker « inchallah
». Ça veut dire ni oui, ni non. C'est « si Dieu veut
» la vraie traduction » (p46.)
mektoub (de l'arabe) n.m. et adj. Destin, ce
que l'on ne peut prévoir ni maîtriser. Pour l'Islam seul Dieu sait
ce que nous réserve le destin. Ainsi, le mot « maktoub
» connote un certain fatalisme chez les musulmans.
hallouf n.m .cochon. Connote en plus
l'interdiction de cette viande en Islam.
Donc le français qui se développe dans une
société en majorité chrétienne donne certes des
équivalents au sèmes tels : maktoub (destin), hallouf (cochon),
Allah (Dieu), mais ne peut répondre à leur connotation
islamique.
2. La réalité affective :
La langue française présente des traductions
pour un nombre intéressant de mots arabes. Pour certains termes ces
traductions sont très proches voir identiques au sens premier en arabe.
Pourtant un grand nombre d'immigrés maintiennent l'utilisation de ces
vocables en langue d'origine. Quelles sont alors les intentions d'un tel choix
? Nous illustrons avec les deux exemples suivants :
« Il m 'a pas dit au revoir, ni salut, ni
beslama. Rien, walou. » (p.
162) « Si maman fait ça, c'est la honte. La
«hchouma» ! » (p.112)
Les lexies arabes : beslama (au revoir), wallou (rien),
hchouma(la honte) , sont toutes précédées par leur
équivalent en français, ce procédé de
répétition traduction révèle d'une part l'intention
de l'auteur à enlever toute ambigüité de sens au lecteur non
initié. D'autre part, le locuteur bilingue voit à travers un tel
emploi une certaine connivence avec les mots, un rapport affectif avec de tels
vocables familiers. Effectivement, les mots en arabes traduisent une
réalité intime qui exerce sur les locuteurs un effet autre qu'en
français. Plusieurs écrivains maghrébins francophones
témoignent de ce rapport avec la langue maternelle : Malek Hadad disait
« Je t'aime. En arabe, c'est un verbe qui dépasse
l'idée. 1»
1 Hadad, Malek , Je t'offrirai une Gazelle,
Paris, Julliard, 1959, p.97.
Donc, l'emprunt à l'arabe répond à un
besoin d'identification à l'univers familier. Comme nous pouvons le
remarquer dans plusieurs exemples ci-dessus, certains mots arabes sont
cités sans traduction, phénomène qui témoigne de
l'accessibilité du lectorat français moyen à ce nouveau
vocabulaire. Donc, certains mots se sont vite intégrés dans la
langue française au point qu'ils ont été cités dans
les dictionnaires.
3. Réalités culturelles :
D'un point de vue anthropologique, la culture est l'ensemble
des coutumes de traditions et même d'espaces reflétant le mode de
pensée de chaque communauté. Le pouvoir de la langue
réside alors dans sa capacité de donner une concrétisation
linguistique à cet ensemble culturel. Cependant, ces
réalités culturelles diffèrent d'une société
à une autre, c'est ainsi que la langue de l'Autre ignorant de telles
spécificités culturelles peut présenter un handicap
à cerner leur signification. Effectivement, la culture arabe diverge
énormément de celle de l'occident. Donc, une langue comme le
français ne peut fournir une traduction exhaustive cernant la dimension
culturelle de mots arabes comme ceux que nous avons relevés :
cheikhs, harki, souk, henné, Zit zitoun, couscous, kohol...
Doria nous raconte : « Y a un mec dans le quartier
qui avait donné ses potes aux flics. Depuis, il se fait
persécuter et les types dans la cité l'appelle « le
harki » ». (p.170)
Pour la lexie « harki », la langue
française lui présente un équivalent « «
combattants au coté des français », mais cette
traduction est très simpliste ou plutôt réductrices car
l'équivalent dans ce cas est « "... un mot (...) peu
précis... peu satisfaisant car il est souvent ambigu...1 ".
En effet, le terme « harki » outre sa signification
« militaire algérien qui servit comme supplétif dans
l'armée française durant la guerre d'Algérie », il
fait référence dans l'imaginaire culturel algérien aux
sèmes : « traitre », « renégat ».
Donc, l'équivalent de ce mot en français ne traduit
1 LAFAGE, Suzanne, Français écrit et
parlé en pays éwé (Sud-Togo), Paris, CNRS -SELAF.
1985, p.487
pas une telle réalité socioculturelle à
valeur péjorative. Voici la signification de quelques vocables arabes
utilisés dans Kiffe kiffe demain :
Cheikh : subst. masc. [Chez les Arabes] Homme
respecté en raison de son grand âge ou de ses connaissances
scientifiques, religieuses, philosophiques, etc.
Kohôl (de l'arabe) n.m. antimoine
utilisé pour le maquillage des yeux, l'un des plus important produits de
maquillage pour une femme arabe.
Henné (de l'arabe : hinna) n.m.
Poudre colorante utilisée pour la teinture des cheveux, des doigts et
des pieds.
L'emprunt à la langue arabe semble, donc,
réactualiser un grand nombre de données culturelles en essayant
d'échapper à toute réduction de la langue
française. En outre, le recours à l'emprunt de mots arabes
paraît comme une forme de reviviscence ethnique « ethnic
revival1», le terme ethnic est pris dans son sens
positif qu'il a acquis en suivant « le processus classique de
retournement du stigmate en emblème2». En d'autres
termes, l'emprunt traduit une nécessité d'identification
identitaire. Il marque dans ce sens une rupture avec la langue française
pour présenter une réalité avec toute sa pesanteur
socioculturelle.
Toutefois, dans les premiers moments de l'apparition des
emprunts dans une langue donnée, ils sont considérés comme
des termes étrangers ou ce qui est appelé « xénismes
3». Mais petit à petit ces unités
empruntées s'incorporent dans le système de la langue
réceptive en suivant divers mécanismes d'intégration :
intégration phonologique et morphosyntaxique.
Intégration phonologique :
Le système phonétique de l'arabe, comme nous
l'avons vu dans un chapitre précédent, diffère de celui
de la langue française. Alors, pour qu'un vocable arabe
1 Smith A., The Ethnic Revival, Cambridge
University Press, 1981, cité par Piero-D. Galloro, Alexia Serré,
Tisserant Pascal, Anne-Lorraine Wagner, « Les représentations
identitaires des générations issues de l'immigration : le cas des
jeunes d'origine italienne en Lorraine », art. en ligne :
http://www.lacse.fr/ressources/files/etudesetdocumentation/syntheses/Galloro_05.pdf
2 Ibid.
3 Mot étranger et qui reste étranger.
puisse s'intégrer dans la langue française, il
est souvent soumis aux exigences phonétiques du système
français. C'est justement le cas de la lexie « henné »
[ene] prononcée en arabe [h a:na:] : le phonème [h] inexistant
dans la langue française est remplacé par un h
aspiré et quant à la voyelle arabe longue [a:] elle n'a pas
été substituée par un [a] français court mais
plutôt par un [e] car paraît-il cela sonne mieux français.
Cependant, certaines lexies empruntées gardent leur prononciation
respectant le système phonétique arabe c'est le cas de la lexie
« cheikh » qui a maintenu le phonème [x]
représenté par les deux lettres «kh», ou
également les lexies « hallouf », « harki »
comprenant le phonème [h] qui maintiennent la prononciation
originelle [ha:luf] (cochon dont la viande est interdite par l'Islam), [ha:rki]
(traitre). Donc, « en définitive, on ne saurait chercher dans
la prononciation les signes de l'intégration du terme étranger au
français. Chaque mot est traité comme une unité
séparée, selon ses caractéristiques graphiques et
phonologiques et non selon le système.1
Adaptations morphosyntaxique :
Les emprunts à l'arabe tendent à être
francisés en les faisant couler dans le moule morphosyntaxique de la
langue d'accueil. Les modifications subies se manifestent, en simplifiant
à l'extrême, sous deux aspects :
Les marques du genre :
« Les marques du genre qui caractérisent l'emprunt
à l'arabe sont conformes au système de la langue
française. Très souvent l'emprunt conserve son genre dans la
langue d'origine 2» : C'est le cas des termes comme la
hchouma, le chétane, le mektoub et le
harki. Comme nous le remarquons la détermination est
également une façon d'adoption de l'emprunt à l'arabe.
Cependant, certaines lexies en s'intégrant dans la langue
française changent de genre :
« Elle se souvient qu'on lui doit du
flouse que dans le moment où il y a grave du monde
» (p.25)
1 SALAH-EDDINE, Redouane, «Les emprunts dans
la presse marocaine d'expression française : problème
d'intégration », art. en ligne :
http://www.bibliotheque.refer.org/livre3/l322.pdf
2 Derraji, Yacine, « Le français en
Algérie : langue emprunteuse et empruntée », art. en
ligne :
http://www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf/13/derradji.html
Le substantif « flouse » qui veut dire argent
est utilisé toujours au pluriel en arabe. Or, dans cet exemple «
flouse » est assimilé à « argent » (nom
masculin).
L'adjonction du nombre :
Le pluriel des lexies en arabe est souvent supprimé
pour adopter celui du système grammatical français marqué
souvent par un s. C'est le cas du sème cheikh qui au
lieu d'avoir un pluriel arabe « chouyoukh » prend
plutôt un "s" français « cheikhs ». "Je
sais exactement comment ça va se passer: sept jours après
l'accouchement, ils vont célébrer le baptême et y inviter
tout le village. Un orchestre de vieux cheikhs avec leurs
tambours en peau de chameau viendra spécialement pour l'occasion."
(p.10)
Donc, l'adjonction du nombre est une manière
d'intégrer l'emprunt à l'arabe. Consciente que le mot
français ne peut cerner une réalité socioculturelle arabe,
la langue française permet à ces lexies de garder la graphie
arabe mais leur impose d'obéir aux règles grammaticales
françaises.
Outre l'utilisation de lexèmes arabes empruntés
isolément, Guène s'inspire du raisonnement arabe et formule des
expressions comme « il me calcule plus » (p. 169), qui veut
dire « il ne me prend pas en considération », « il ne
m'accorde aucune attention ». Cette expression vient justement de l'arabe
: « ÈIL.,,-1l 4,..,-à
>Li.,9~ul. I-. >Li.,94L.,,~ I-. ' 1» du verbe
,,L.,,,:? ' ,,L.,,~ = compter, calculer. Formule qui
rejoint par ailleurs l'expression française « tenir compte
de... ». Donc, l'arabe, composante essentielle de l'univers culturel
de l'auteure, devient une source inépuisable d'un vocabulaire original.
A côté de cette référence à l'arabe,
Guène affleure son roman d'expressions non traduites comme «
c'est trop l'affiche » (p. 102), « elle tape la haine
» (p. 188). Pour une auteure qui cherche absolument à ce que
son lecteur comprenne tout, cette abstention à la traduction prouve que
ces expressions sont connues d'un large public.
1 Ce rapprochement avec les expressions en arabe a
été analysé in ligne :
http://www.dilap.com/contributions/banlieue-beur/beur-arabe-francais.htm
En outre, la langue de Kiffe kiffe
demain ne se contente pas de l'emprunt à l'arabe mais
emprunte également à d'autres langues.
L'emprunt à l'anglais :
Le français contemporain des cités a
été par ailleurs travaillé par d'autres langues et en
exclusivité la langue anglaise. Bien que la présence des
anglicismes en français date du XIIe siècle, ce processus s'est
accentué au XIXe siècle lorsque la révolution industrielle
et technologique anglo-saxonne s'est répandue sur l'Europe et en
particulier sur la France1. Effectivement, depuis
XVIIIème siècle des vocables anglais
commencèrent à s'incruster dans la littérature
française : Beaumarchais s'approprie le terme "God-dam" dans le
"Mariage de Figaro" ; et au XIXème siècle
Baudelaire reflète la mode anglaise avec l'utilisation des lexies comme
"dandy" et "spleen". Ensuite, "au XXème siècle, le
développement massif et exponentiel des sciences et de la technologie
vient des Etats-Unis surtout et non plus du Royaume- Uni. Or, la technologie se
vend et l'acheteur n'acquiert pas seulement des contenus, des concepts ou des
outils mais aussi, bon gré mal gré, les mots qui leur servent
d'emballage2". Quant au XXI ème
siècle, il assiste à un envahissement massif de la langue
française par les anglicismes. Ces derniers deviennent alors une
composante intégrante d'un parler jeune qui s'est vite répandu
dans toute la France. Cette alternance d'anglais et de français est
appelée de nos jours le franglais.
Guène à l'instar de Beaumarchais et de
Baudelaire reflète dans son roman ce phénomène
sociolinguistique. C'est ainsi que les anglicismes sont assez nombreux dans
Kiffe kiffe demain, nous en avons relevé
quelques uns : Baby-sitting (garde de jeunes enfants), deal
(vendre des drogues), Serial Killer (tueur en série),
joint (la cigarette de hachich), poster (affiche), Fast-food,...
1 Guiraud, Pierre, Les Mots
étrangers ("sais-je?" no. 1166), Paris: Presses Universitaires de
France, 1964, p.83, cité par : George Echu, «
Problématique de l'emprunt linguistique dans le contexte du bilinguisme
officiel au Cameroun », art. en ligne :
http://www.inst.at/trans/15Nr/07_1/echu15.htm
2 YAGUELLO, Marina, "X comme XXL, la place des anglicismes dans
la langue", in Tu parles?!, le français dans tous ses
états, sous la direction de CERQUIGLINI, Bernard, CORBEIL, Jean-
Claude, PEETERS, Benoît, Paris, Flammarion, 2000, p. 354.
Doria a décidé de travailler pour seconder sa
mère, mais la difficulté comme elle le dit : « Quand
j'ai annoncé à maman que j'allais faire du
baby-sitting, ça lui a pas fait plaisir. » (p.
61)
A propos de Hamoudi la narratrice dit : « Maintenant, il
vit du deal et peut pas mener une vie normale. »
(p.87)
Flipper : (to flip), dérivé de
la métaphore en anglo-américain « to flip one 's lid
», faire sauter le couvercle, « se trouver dans
un état d'angoisse ou de dépression » par extension qui fait
peur.
« Ils mettent des pancartes avec la photo d'un gros
doberman super flippant. » (p.117)
Les jeunes de la banlieue émaillent leur discours
d'anglicismes car pour eux c'est langue de prestige qui les valoriserait dans
un pays où ils sont marginalisés. De plus l'emploi de l'anglais
est une manière de négliger le français standard.
L'emprunt au tsigane :
Guène utilise une prose qui emprunte également au
tsigane. Voyons l'exemple suivant :
« J'ai remarqué que Hamoudi a encore
changé de voiture (...) exactement la même que celle que
l'assistante sociale s'était fait chourave sur le parking en bas de chez
nous » (p.188)
Chouraver : `Vient de èor :
voleur», èorav : je vole» donnant en
français ch our/ av/er1''
1 Szabó, Dávid, « Les
emprunts argotiques: analyse contrastive du procédé
d'après un corpus d'argot hongrois » , art. en ligne :
http://mnytud.arts.klte.hu/szleng/egyeb/szabod02.htm#_ftn2
L'emprunt à l'espagnol :
Les mots empruntés à l'espagnol sont
également présents dans le texte de Kiffe kiffe
demain. Pour l'illustration nous n'en citons que deux termes :
Mater : de l'espagnol « matar »
signifiant « regarder », « épier ».
Leila s'est séparé de son ex-mari car :
« Son mari chômeur attitré qui passait son temps
enfoncé dans le canapé à mater des rediffusions à
la télé en buvant une bière. » (p.131)
Marrer : lexie empruntée à
l'espagnol « mareo, marear » signifiant ennui », « ennuyer
», « douter ». Cependant, cette lexie d'origine espagnol a connu
une intégration sémantique une fois adoptée par la langue
française. En effet, dès qu'un emprunt s'insère dans une
nouvelle langue, il peut connaitre un transfert sémantique en
générant des signifiés différents du
signifié originel. Or, « La transformation sémantique
subie par le terme étranger fournit aussi des éléments
d'appréciation sur son installation dans le lexique de la langue
d'accueil 1». Ainsi, le verbe « marrer »
(ennuyer) en espagnole prend en français le sens de « amuser,
rigoler » et notre auteure l'utilise justement dans ce sens :
A propos du responsable de sa mère, Doria dit
:« Ça doit bien le faire marrer, M. Schihont
d'appeler toutes les Arabes Fatma, tous les Noirs Mamadou et tous les Chinois
Ping-Pong. » (p.14)
L'emprunt dans ce cas est classé d'après Dubois
et All2 parmi les métasémèmes (figures
agissant sur le sens).
Toutefois, les emprunts à ces différentes langues
ne constituent guère des vocables étrangers mais faisant
partie d'une langue spontanée de l'auteur, une langue qui traduit
toute l'hybridité d'une identité au coeur de la banlieue. Donc
à la différence
1 GUILBERT, Louis, La créativité lexicale,
Paris, Larousse, 1975, pp.97-98.
2 Dubois et al, Rhétorique
générale, Larousse, Paris, 1970.
des premières générations qui se
limitaient à exercer une diglossie entendue ici comme :
«Situation sociolinguistique où s'emploient concurremment deux
idiomes de statut socioculturel différent, l'un étant un
vernaculaire [...l l'autre une langue dont l'usage, dans certaines
circonstances, est imposé par ceux qui détiennent
l'autorité1», cette nouvelle
génération décide d'exprimer ouvertement son
hétérogénéité, son hybridation
identitaire.
Donc, «L'emprunt lexical est aussi indispensable
à une langue de civilisation que l'emprunt public au financement de
I'Etat2». Le recours en milieux d'immigrés
d'origine maghrébine, au code switching est monnaie courante dans les
banlieues. Cela dévoile l'intention de l'auteure à produire des
effets réalistes. Kiffe kiffe demain met ainsi
en scène une langue où se rencontrent et se côtoient
harmonieusement diverses langues reflétant ainsi l'imaginaire social de
jeunes réceptifs et aspirant à un langage universel.
Cette analyse réalisée dans les deux chapitres
précédents est certes descriptive mais elle nous a permis de
montrer la dynamique d'une langue qui a tout le mérite d'être la
langue d'aujourd'hui et comme le dit si justement Henriette Walter :
«Hier la langue était l'apanage des poètes. Aujourd'hui
ce sont les jeunes qui la recréent et trouvent de nouveaux mots, de
nouvelles constructions de verbe... bénéfiques pour la vie du
français3.»
Nous avons ainsi vu que la langue de Kiffe kiffe
demain s'écarte du langage standard et littéraire,
à la fois, sur le plan phonosyntaxique que lexical donnant l'impression
d'une restitution de l'oral. C'est donc une langue spontanée qui ne
connait guère d'autocensure car elle se donne tout simplement à
l'exorcisme des profondeurs de l'Inconscient. C'est dans ce sens que nous
pouvons dire que l'écriture de Guène est autofictionnelle : une
langue qui ne cherche aucun fard, nul
1 BAYLON, Christian, Sociolinguistique:
société, langue et discours, Paris, Nathan, 1991, p. 149.
2 LE BIDOIS, Robert, Les Mots Trompeurs ou Le
Délire Verbal, Paris, Hachette, 1970, p.246.
3 Henriette Walter , « Le parler jeune en
citation », en ligne :
http://www.ordp.vsnet.ch/fr/resonance/2003/juin/citation.htm
ornement pour dire le réel non pas
référentiel mais un réel ressenti et vécu
même en pleine fiction. Avec une telle écriture autofictionnelle,
Guène suit les premiers pas initiés par Doubrovsky pour son
autofiction : le choix d'une langue qui coule de source ne trahit pas le
parcours tracé par la première conception doubrovskienne.
Nous nous demandons si Guène n'oserait pas aller plus
loin d'une pratique de l'autofiction stylistique. C'est justement ce que nous
tenterons de découvrir ci- dessous.
Chapitre III : Kiffe kiffe demain roman autofictionnel
référentiel?
Nous avons vu plus haut que Kiffe kiffe
demain répond aux critères de l'autofiction
stylistique (conception de Doubrovsky). Mais, est ce qu'il n'est pas possible
d'envisager ce roman également sous l'angle de l'autofiction
référentielle ? Pour ce faire, nous nous inscrivons dans le cadre
de la conception autofictionnelle de Colonna. Donc, l'auteure doit se projeter
dans un univers irréel où elle orienterait son destin vers des
horizons que n'a jamais connus son itinéraire personnel.
Commençons d'abord par la vérification de la
triple identité car "pour que l'on puisse parler de l'autofiction,
il faut que l'auteur engage son nom propre, mette en jeu son identité au
sens strict1 ". Cependant, plusieurs analyses ont montré
que le « protocole onomastique » ne se fonde pas exclusivement sur
une ressemblance identique des deux noms. En effet, cette identification peut
être également perçue sur le plan sémantique (Malika
Mokeddem et son personnage Sultana dans
L 'Interdite2, Latifa Ben Mansour et
Hanane dans la Prière de la peur3), ou par la marque
des initiales (Jules Vallès et son
personnage dans Jacques
Vingtras)
Dans le cas de notre roman le nom de la narratrice-personnage est
Doria tandis que l'écrivaine s'appelle Faiza. Entre ces deux
noms il n'existe aucune relation
1 Colonna, V., L 'Autofiction. Essai sur la
fictionnalisation de soi en littérature, op. cit., p47.
2 Mokeddem, Malika, L 'interdite,Paris,
Grasset, 1993
3 Ben Mansour, Latifa, La Prière de la Peur, La
Différence, 1997.
sémantique ou autre sauf sur le plan de la morphologie,
étant donné que les deux noms sont constitués de deux
syllabes, mais cela n'est guère un argument fondé. D 'un point de
vue théorique, cette non identification exclut de prime abord tout
rapport avec l'autofiction référentielle. Nous avons quand
même décidé de pousser l'analyse plus loin et voir ce que
pourrait bien donner notre obstination.
Pour ce qui est des ressemblances référentielles
entre la narratrice et l'auteure, nous avons remarqué que toute les deux
sont : adolescentes (Faiza avait 1 7ans quand elle a commencé
l'écriture de son roman et Doria en a 15ans), d'origine
maghrébine (l'écrivaine algérienne et Doria marocaine) et
elles résident une banlieue parisienne (l'auteure vit à Pantin
tandis que Doria vit à Livry Gargan), donc un rapprochement très
troublant. Et encore, le nom de la narratrice n'est cité que deux fois
dans le roman à la cinquantième page ainsi qu'à la
dernière :
« Doria, heu...je te présente
Karine...ben...Karine, c'est Doria... » (p.52) « Les
journaux titrerons «Doria enflamme la cité» » (p.
193)
Depuis les premiers souffles du roman, Guène met en
scène une narratrice personnage assumant un « je » très
déclaré, le lecteur ne cesse de se demander si l'auteure ne se
représente pas entièrement ou partiellement dans ce « je
» vu justement les différentes coïncidences citées
précédemment. A la cinquantième page l'auteure infirme ce
doute en déclinant un nom différent du sien. Cependant, le
prénom Doria ne serait-il pas juste un moyen pour brouiller les pistes
entre fiction et réalité ? N'est-il pas également choisi
pour servir la thématique générale : la recherche de la
progéniture ?
Après cette morsure rapportant une information
décisive (la non coïncidence des deux prénoms), la narration
continue son parcours et le lecteur se retrouve de plus en plus dans la
confusion, comment peut-on s'exprimer avec un « je » sans y mettre un
peu de sa subjectivité ? Surtout que la narratrice rapporte des faits
vraisemblables et exprime des rêves originaux. Nous tenterons d'apporter
des réponses à ces interrogations en nous rapportant à des
documents extratextuels. Nous appliquerons en quelque sorte le principe du
structuralisme génétique de
Goldmann, selon lequel, l'analyste quitte momentanément
le texte en allant vers l'extra-texte pour apporter des réponses qui
rendront le texte intelligible. En quittant le texte de Kiffe kiffe
demain nous nous sommes dirigée vers l'auteure Faiza
Guène à travers ses différentes rencontres sur le web.
Faiza Guène une très bonne élève
en classe, se plaint des élèves passifs : "Même dans ma
classe de 3ème2 où sont réunis les meilleurs
élèves, il y en a qui ne visent pas loin. Dès qu'ils ont
la moyenne, ils sont contents1 ". Quant à Faiza elle a
pu lire Les Mots de Jean-Paul Sartre à l'âge de treize et
accumule de très bonnes notes surtout en langue française. Cette
excellente lycéenne décide de prendre la plume et habiter un
je qui se déclare : « de toute manière je veux
arrêter j'en ai marre de l'école 2» ou
encore « c'est vrai que je suis nulle 3».
Guène a choisi donc une narratrice qui pourrait bien être
l'un de ces élèves passifs de sa classe, elle s'est
projetée ainsi dans une conscience qui raisonne différemment.
Encore un point de divergence, Doria est abandonnée par son père
alors que pour Faiza :"Question parents (...) j'ai trop de la chance par
rapport aux autres. Il y a plein de parents qui s'en vont au bled pendant
quelques semaines en laissant leurs enfants seuls. Jamais mes parents ne nous
abandonneraient ainsi.4 »
Faiza Guène s'est créé, à travers
son personnage Doria, une nouvelle personnalité se développant
dans un univers psychologique (le mal de la perte du père, la
frustration de l'échec scolaire) qu'elle n'a jamais vécu. Certes,
une telle situation est le propre de la fiction où le « je »
peut être celui d'une autre. Cependant, une part d'un Moi
éclaté ne serait-elle pas toujours présente consciemment
ou inconsciemment dans cette instance subjective « je » ? C'est
à travers une telle situation d'énonciation que la fiction prend
place : se fictionnaliser devient ainsi un moyen pour saisir le réel. La
réalité ici n'est guère une propriété du
1 Parole de Faiza Guène cité par
Marie Gauthier, Petit traité typographique du Pantin d'une
collégienne ou la géographie affective de Faiza, lien :
http://www.inventaireinvention.com/librairie/fichiers_txt/gauthier_txt.htm
2 Guène, Faiza, Kiffe Kiffe demain,
Hachette, Paris, 2004, p.27.
3 Ibid., p.54.
4 Parole de Faiza Guène cité par Marie
Gauthier, op. cit.
référentiel (comme nous l'avons remarqué il
y a beaucoup d'inexactitudes), mais celle de la vision du monde et de la
subjectivité.
En effet, se métamorphoser en être fictif permet
de prendre distance par rapport à soi- même et également
être à la foi égo et alter et donc pouvoir reconstruire une
réalité englobante. Le « je » de Doria puise dans la
subjectivité de Faiza Guène car il réalise justement une
sorte de métonymie du « je » empirique de l'auteure.
Cependant, Guène exprime les sentiments de ce « je » mais en
le dégageant de tout caractère réel de figuration de Moi
pour lui donner une valeur de généralisation. Guène nous
explique ainsi les limites qu'elle a tracées entre fiction et
réalité : «C'est une fiction même si l'histoire
est inspirée du vécu, alimentée par la vie
quotidienne1», elle confirme encore : « ce n'est
pas tout à fait une histoire vraie, il y a des anecdotes dans le livre
que j'ai entendues ou vécues mais ce n'est pas mon
histoire.2», et à propos de ses personnages :
« Ce sont des personnages sortis de mon imagination, je me suis
inspirée de personnes que je connaissais. C'est un peu d'inventé
et un peu de vrai3 ».
L'auteure de Kiffe kiffe demain
situe ainsi son oeuvre dans l'entre-deux : réel et irréel, du
quotidien et de l'imaginaire. Nous remarquons que jusqu'à maintenant
nous ne pouvons dire que l'oeuvre de Guène est une autofiction. Quoique,
s'il y avait une triple identité, cette oeuvre répondrait
merveilleusement à la conception développée par Colonna.
En effet, ce besoin de se projeter dans un autre monde est exprimé
justement par la narratrice Doria : « Des fois, j'aimerais trop
être quelqu'un d'autre, ailleurs et peut être même à
une autre époque » (p. 73)
Nous nous demandons si ce n'est pas Guène qui s'exprime
à travers Doria car l'auteure a pu justement réaliser ce souhait
« être une autre ». Une autofiction, rappelons le, se distingue
également par son goût de spontanéité et la
liberté donné à l'inconscient. Essayons de voir ce que
peut nous dire Faiza Guène sur son écriture :
1
http://dzlit.free.fr/fguene.html
2
http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html
3 Ibid.
«J'ai une écriture
spontanée1 » et elle ajoute « je n'ai pas
choisi d'écrire comme cela. Lorsque je raconte une histoire, cela me
vient un peu tout seul2» ou encore « je n'ai
jamais réussi même dans mes rédactions à
l'école, à savoir comment j'allais terminer mon récit. Je
me suis lancée dedans sans savoir ce que j'allais raconter, quelle
serait la fin. Je réalise mes films de la même façon. Je
raconte mes histoires à l'improviste.3»
Nous réalisons à travers une telle
déclaration que Guène s'adonne à l'écriture de
l'inconscient à la manière de l'écriture automatique (le
deuxième chapitre nous a éclairés sur la
spécificité de ce genre d'écriture). L'histoire se
crée d'elle-même avec aucune prévision, nulle
programmation, l'aléatoire y est le seul pivot. En outre, ce coté
instinctif de l'écriture coïncide souvent avec les détails
les plus simples de la réalité. Guène en fait part
également : « Ce qui compte aussi pour moi, ce sont les petites
choses de tous les jours. Je trouve d'ailleurs intéressant le regard
qu'on porte sur les choses, et c'est ce regard que je fais voir dans mon
texte4».
En effet, dans Kiffe kiffe demain la
narratrice évoque souvent des détails de la vie quotidienne qui
semblent n'avoir aucun rôle dans la progression de l'histoire mais qui
représentent des ingrédients parfumés d'un moment
présent. Guène nous a bien montré que la vie n'est pas vue
seulement à travers les moments forts mais la réalité
devient plus réelle à l'évocation des détails de la
vie les plus insignifiants.
Donc, Kiffe ~iffe demain,
récit spontané soumis à la force libératoire de
l'inconscient ne donnerait-il pas l'une des plus belle forme de l'autofiction ?
Car justement l'autofiction se développe dans cet « espace sans
limites et comme indéterminé de la littérature
moderne5». Nous nous demandons si l'autofiction peut
être envisagée également sur un plan plus abstrait, celui
du culturel. La troisième partie nous apporterait justement des
réponses à un tel questionnement.
1
http://dzlit.free.fr/fguene.html
2
http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html
3
http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html
4
http://dzlit.free.fr/fguene.html
5 Genette, G., Figure III, Paris, Seuil,
1972, p.265
Troisième partie :
L'espace interculturel autofictionnel
La notion de culture a été au centre
d'intérêt de plusieurs disciplines. L'anthropologie est l'une des
sciences sociales qui s'est proposé de cerner ce concept. En effet,
Edward Burnett Tylor était le premier anthropologue qui a proposé
une définition fondatrice de la culture :« La culture,
considérée dans son sens ethnographique le plus large, est ce
tout complexe qui englobe les connaissances, les croyances, l'art, la morale,
la loi, la tradition et toutes autres dispositions et habitudes acquises par
l'homme en tant que membre d'une société
1».
La culture est ainsi envisagée comme
propriété de l'être humain acquise au sein d'un groupe
social. Vint au XXème siècle, l'anthropologue
américain Franz Boas qui propose une conception plus englobante
de la culture. Selon lui le contexte culturel ne se détermine pas
seulement par une analyse linéaire des « conditions
environnementales » dans laquelle une société évolue
mais également par le contact avec d'autres communautés voisines.
Et c'est au milieu du XXème siècle que l'anthropologie
sera mise en relation avec la psychanalyse grâce à
l'école culturaliste américaine ayant comme pionniers :
Margaret Mead, Ruth Benedict et Ralph Linton. Cette
école nommée également « Culture et
personnalité » prône l'idée que tout individu est le
produit du groupe social auquel il appartient, son milieu social influe alors
sur ses comportements, ses idées, sa personnalité jusqu'à
aller à sa vision du monde. La culture, dans ce sens, est vue comme un
ensemble homogène de comportements et d'idées constituant une
identité commune pour les membres d'une communauté.
Cependant, cette vision de culture comme ensemble
homogène serait remise en cause avec les anthropologues marxistes vers
les années 1960-1970. Ces derniers pensent que les diverses acceptations
proposées pour la notion de culture ne rendent pas compte des
différentes classes sociales et idées s'affrontant au sein d'une
même communauté. Effectivement, une société est
plutôt hétérogène car elle englobe plusieurs
sous-groupes sociaux ayant des pratiques et des valeurs aussi
différentes
1 Edward Burnett Tylor, Primitive Culture (la Civilisation
primitive), 1871, cité in :
http://fr.encarta.msn.com/encyclopedia_761561730_1/culture_(anthropologie).html
les une des autres. Les analyses se sont orientées
alors vers l'appréhension des interactions et des confrontations entre
les différentes valeurs au sein d'une communauté. Donc, la
présence de plusieurs espaces culturels dans une même
société permet leur contact et leur influence mutuelle, c'est
ainsi qu'on parle actuellement d'interculturalité et de métissage
culturel.
Outre cet aspect de culture présenté par
l'anthropologie comme ensemble de caractéristiques du mode de vie et de
pensée d'un groupe social, notre analyse ferait appel à la
conception socioperspective de la culture prônée par
Tisserant1. L'analyse socioperspective approche la notion
de culture en tant que représentation. Autrement dit, la culture serait
vue à travers les schèmes de perception de chaque individu, on
parle alors de culture perçue2 qui permet à
l'individu de s'identifier à un groupe social. Cette approche
s'apparente alors à la psychanalyse car elle met l'accent sur le
sentiment d'appartenance qui est géré, par ailleurs, par
plusieurs facteurs psychosociologiques.
Kiffe kiffe demain est un roman de
fiction en situation de contact de langues et de croisement de
différentes cultures formant ainsi un contexte interculturel de
prédilection. Le présent travail se propose d'étudier la
construction de l'identité culturelle à travers l'analyse de
l'imaginaire social et subjectif émergeants dans le roman. Pour ce faire
trois phénomènes sont intéressants à soumettre
à notre analyse : la stéréotypie, les
représentations et l'identité culturelle. Ces
phénomènes sociolinguistiques nous permettraient de comprendre
les différentes manifestations à travers lesquelles se
réalisent les écarts entre deux cultures. C'est dans ce sens que
nous pouvons appréhender les relations interculturelles. Partagés
entre deux langues, les jeunes de la banlieue sont également
tiraillés entre deux cultures car
1 Tisserant, P., « Mondialisation et
immigration: approche interculturelle de l'homme au travail », 2004,
In E. Brangier, A Lancry, C. Louche (Eds) Les dimensions humaines du
travail. Nancy: PUN. (pp615-642°), cité par : Piero-D.
Galloro, « Les représentations identitaires des
générations issues de l'immigration : le cas des jeunes d'origine
italienne en Lorraine », art. en ligne :
http://www.lacse.fr/ressources/files/etudesetdocumentation/syntheses/Galloro_05.pdf
2 Piero-D. Galloro, « Les
représentations identitaires des générations issues de
l'immigration : le cas des jeunes d'origine italienne en Lorraine »,
p.5, op.cit.
« la société et la culture ne sont pas
présentes avec la langue et à côté de la langue,
mais présentes dans la langue1 ». Le jeune beur
devient du coup un être hybride perdu entre deux cultures et deux
identités. Cette situation bilingue et biculturelle crée un
décalage entre ses univers de références culturels.
L'identité culturelle serait appréhendée par rapport au
milieu social d'une part et l'image de Soi d'une autre part. Les personnages de
Kiffe kiffe demain se déploient dans une
communauté de la banlieue. Quels sont donc les traits reconnaissables
d'une banlieue française et jusqu'où ce milieu social pourrait
influencer les représentations de ses citoyens ? Quelles sont alors les
stratégies identitaires adoptées par ces individus pour se
représenter une telle réalité ?
La banlieue est un espace périphérique de la
capitale où se regroupe une grande majorité de la population
immigrée. Ce milieu incarne la misère, l'exclusion, la violence,
l'échec scolaire et la médiocrité architecturale. Ainsi,
les jeunes des cités se retrouvent dans un milieu
défavorisé qui tend vers l'enfermement. De quelle culture peut-on
alors parler ? Celle du « ghetto » ? Une culture de contre culture ?
Ou une culture hybride ?
Nous analyserons l'espace interculturel en liaison avec le
concept de l'autofiction. Autrement dit nous expliciterons le rapport
qu'entretient l'écriture autofictionnelle avec les manifestations de
plusieurs cultures dans un même univers. L'autofiction sera
examinée du point de vue de Doubrovsky, c'est-à-dire que
l'écrivaine devrait mettre en scène son propre univers culturel.
Nous verrons, donc, si Guène met en scène un mode de
référence culturel propre à une fille de la banlieue.
1 BAYLON, Christian, Sociolinguistique:
société, langue et discours, Paris, Nathan, 1991, pp. 31-
32.
Chapitre I : Un regard stéréotypé
:
« Lire la littérature revient
nécessairement à manipuler des stéréotypes ; penser
la littérature est impossible
en dehors de la problématique des
stéréotypes ; enseigner la littérature revient à
éveiller à la
conscience des stéréotypes.1
»
Nous nous sommes intéressée à l'analyse
des stéréotypes car ils constituent une composante essentielle du
système culturel d'une communauté. Ils jouent donc un rôle
singulièrement important dans la découverte du mode de
fonctionnement ainsi que l'imaginaire culturel de cette communauté.
C'est dans ce sens que les stéréotypes constituent un outil de
lecture pertinent des rapports interculturels. Nous verrons comment les
stéréotypes contribuent dans la formation des
représentations des personnages et nous examinerons les
différentes fonctions qu'ils peuvent remplir.
1. Tentative de définition :
Partons d'abord de la définition qu'a proposé
Morfaux au stéréotype : " Clichés, images
préconçues et figées, sommaires et tranchées, des
choses et des êtres que se fait l'individu sous l'influence de son milieu
social (famille, entourage, études, profession, fréquentations,
médias de masse,...) et qui déterminent à un plus ou moins
grand degré nos manières de penser, de sentir et
d'agir2 ".
Dans cette définition, Maurfaux assimile le
stéréotype au cliché tout comme le dictionnaire Le
Petit Robe rt3 qui les cite comme synonymes. Effectivement, le
stéréotype et le cliché sont souvent confondus car
«les deux termes sont [...] reçus à la fois comme des
formules figées et des pensées
rebattues4».
1 Dufays, Jean-Louis, « Le
stéréotype, un concept-clé pour lire, penser et enseigner
la littérature », mars 2001, art. en ligne :
http://www.revue
texto.net/marges/marges/Documents%20Site%206/doc0030_dufaysjl/albi2000jld.pdf
2 Morfaux, Louis Marie.-
«Préjugés, Stéréotypes», in
Vocabulaire de la philosophie et des Sciences Humaines.- Paris :
Armand Colin, 1980.
3 Dictionnaire Le Petit Robert, 1996
4 Herschberg-Pierrot, Anne.- «Clichés,
stéréotypies et stratégie discursive dans le discours de
Lieuvains (Madame Bovary, II, 8)» in
Littérature, n° 36.- Paris : Larousse U, déc. 1979,
p.80.
Cependant, la confusion n'est pas totale car « le
stéréotype vise le plan des représentations mentales que
les membres d'une collectivité reçoivent telles quelles, tandis
que le cliché se réfère au plan de la langue avec ses
expressions figées que les locuteurs ne peuvent modifier ni du point de
vue de la forme, ni en ce qui concerne le contenu sémantique.
1»
Donc, le cliché se réclame plutôt de la
rhétorique alors que le stéréotype de la doxa (ensemble de
jugement, d'idées...). En d'autres termes, le seul point commun
entre stéréotype et cliché est bien leur aspect à
la fois : banal, figé et conventionnel. Nous nous intéressons
davantage au concept de stéréotype et nous tenterons d'expliciter
ses particularités et nous mettrons l'accent sur son pouvoir
métacommunicationnel.
Quant à Dufays, il considère comme
stéréotype « toute association verbale, narrative ou
descriptive qui se caractérise par sa récurrence, son
semi-figement, son ancrage durable dans la mémoire collective, etc., ne
peut-on pas dire que les stéréotypes sont partout, qu'ils
affectent la moindre de nos paroles et de nos pensées ?2
»
Le stéréotype devient dans ce sens l'aspect
général du déjà-dit, un savoir admis par la
collectivité, dont le contenu informationnel s'approche souvent d'une
valeur zéro. Cette valeur zéro est l'effet du figement dû
à l'usage répété. Pour sa part, Barthes note
l'aspect répétitif et naturel du stéréotype qu'il
considère comme un élément: «
répété, hors de toute magie, de tout enthousiasme,
comme s 'il était naturel, comme si par miracle ce mot qui revient
était à chaque fois adéquat pour des raisons
différentes.3». Notons que d'un point de vue
pragmatique, Roland Barthes s'est intéressé également au
pouvoir d'assertion du stéréotype en mettant
1 SCRIPNIC, Gabriela, « Le rôle du
cliché intensif dans les textes littéraires », atr. En
ligne :
http://st.ulim.md/download/icfi/publicatii/francpolyphonie2/gabriela_scripnic357.pdf
2 Dufays, Jean-Louis, « Le
stéréotype, un concept-clé pour lire, penser et enseigner
la littérature », mars 2001, art. en ligne :
http://www.revue
texto.net/marges/marges/Documents%20Site%206/doc0030_dufaysjl/albi2000jld.pdf
3 Barthes, Roland, Roland Barthes par Roland
Barthes, Paris, Seuil, 1975, p.69.
l'accent sur l'acte illocutoire combinant convocation du
stéréotype et pouvoir d'assertion. Cette réalité
« impersonnelle » procurée par le stéréotype
crée un effet d'objectivité donnant davantage une puissance
prédicative à l'énonciation.
D'après J.-L. Dufays1 les
stéréotypes agissent selon trois niveaux : au niveau
d'inventio faisant appel à des stéréotypes
syntagmatiques (qui sont des agencements de parties de discours ou d'actions
narratives), au niveau de dispositio on parle alors de
stéréotypes paradigmatiques (qui sont des idées et des
représentations « collant » à des personnages, des
lieux, des actions ou des objets) et enfin au niveau d'elocutio
(assemblages de mots ou des figures de style).
Nous axons notre analyse davantage sur les deux premiers
niveaux : l'inventio et le dispositio et nous procéderons en
suivant les étapes de l'étude réalisée par J.-L.
Dufays dans son article.
Faire appel aux stéréotypes dans un texte
littéraire est sous-tendu par plusieurs raisons qui, toutefois,
diffèrent d'un écrivain à un autre. Selon J.-L.
Dufays2, un écrivain peut faire usage de
stéréotypes pour trois raisons différentes : la
participation (1er degré) c'est-à-dire que le
stéréotype par son aspect du déjà-dit implique
spontanément le lecteur et renforce son adhésion, la mise
à distance (2e degré) dans ce sens où le lecteur s'efface
en présentant des réalités qui ne lui appartiennent pas
mais qui sont plutôt ancrées dans l'esprit collectif de la
société c'est ainsi que le stéréotype arrache le
lecteur de l'individualisme et le place dans l'imposant imaginaire social. Le
troisième degré est celui des traitements ambigus et ambivalents.
Cependant, « Chaque usage est pourvu de certaines fonctions qui, par
leurs effets imprévisibles, influencent l'attitude du
lecteur3». Nous expliciterons ces fonctions au fur et
à mesure de notre analyse et nous examinerons également
l'intervention du lecteur dans son rapport avec les stéréotypes
proposés par le texte et ses propres stéréotypes
intériorisés. Ne perdons pas de vue que l'interprétation
des stéréotypes « mobilise le contexte culturel qui les
a lexicalisés4 », autrement dit
1 Jean-Louis Dufays, « Le
stéréotype, un concept-clé pour lire, penser et enseigner
la littérature », op.cit.
2 Ibid.
3 SCRIPNIC, Gabriela, « Le rôle du
cliché intensif dans les textes littéraires »,
op.cit.
4 Fournier Nguyen Phi Nga, «
Stéréotypie et analyse du Discours », art. en ligne :
http://cla.univfcomte.fr/gerflint/Perou2/Fournier.pdf
le stéréotype « dépend du calcul
interprétatif de l'allocutaire et de ses connaissances
encyclopédique1 » acquises dans un bain culturel
spécifique à une communauté socioculturelle.
Nous savons maintenant que depuis les travaux du
théoricien M. Bakhtine2 et sa fameuse conception du
dialogisme que tout discours ne peut trouver essence qu'à travers et
dans le dire d'autrui. En d'autres termes, l'information est
énoncée par la voix et par les mots, donc, dans tout
énoncé outre la voix de l'énonciateur, se croisent
plusieurs voix d'autrui : « Chaque mot, nous le savons, se
présente comme une arène en réduction où
s'entrecroisent et luttent les accents sociaux à orientation
contradictoire. Le mot s'avère, dans la bouche des individus, le produit
de l'interaction vivante des forces sociales 3». Ainsi,
les stéréotypes comme savoir déjà établi et
rebattu représente un champ d'analyse important pour l'approche de tout
discours : « Le stéréotype et le phénomène
de stéréotypie se rattachent dès lors au dialogisme
généralisé mis en lumière par M. Bakhtine et repris
dans les notions d'intertexte et d'interdiscours. Tout énoncé
reprend et répond nécessairement à la parole de l'autre,
qu'il inscrit en lui ; il se construit sur le déjà-dit et du
déjà-pensé qu'il module et, éventuellement,
transforme.4»
Nous pouvons estimer qu'à travers l'étude des
stéréotypes qui se donnent à nu dans Kiffe
kiffe demain, nous pourrons découvrir de plus près
le système interculturel de la communauté dans laquelle se meut
les différents personnages.
2. Le stéréotype et la banalisation:
Dans un premier lieu nous approcherons le
stéréotype par l'un de ses traits spécifiques : la
banalité et la généralisation. Effectivement, selon
Harding « le stéréotype schématise et
catégorise; mais ces démarches sont indispensables à la
cognition, même si elles entraînent une simplification et une
généralisation parfois
1 Charaudeau P., Maingueneau D, Dictionnaire
d'Analyse du discours, Edition du Seuil, Paris, 2002, p.547.
2 Bakhtine M., Le marxisme et la philosophie du langage,
Paris, 1977 et Todorov T., Mikhail Bakhtine, Le principe dialogique,
1981 suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine, Paris, Seuil.
3 BAKHTINE, M., Le marxisme et la philosophie du
langage, Minuit, coll. Le sens commun,1977, p.67
4 Charaudeau P. et Maingueneau D, Dictionnaire
d'Analyse du discours, op. cit., p.547.
excessives1». L'un des
stéréotypes qui répond à ce trait
définitionnel est celui de la violence.
2.1 Une banlieue aux griffes de la violence :
Parler de violence dans la banlieue ne choque plus le lecteur,
car le stéréotype de la violence respecte son univers d'attente.
Effectivement, le lecteur a déjà intégré ce
phénomène parmi les spécificités de la banlieue. La
violence devient alors et malgré toute l'horreur qu'elle
véhicule, un phénomène « naturel » dans
un tel espace. C'est pourquoi une tendance à banaliser la violence est
bien ressentie dans le roman. En effet, le phénomène de violence
est très flagrant dans le roman, il touche à tous les niveaux :
violence à l'école, violence exercée par la police,
violence faite aux femmes. Notons que la violence est considérée
plutôt comme l'un des
stéréotypèmes2 constituant le
stéréotype de la banlieue.
2.1.1 Violence à l'école :
La violence à l'école est un
phénomène social très répandu et même
fortement médiatisé. Dans la banlieue ou « les quartiers
difficiles » ce phénomène prend de plus en plus de
l'ampleur. Seulement sa médiatisation exagérée a
contribué dans sa banalisation. « Violence à
l'école » rime ainsi naturellement avec banlieue.
Kiffe kiffe demain a bien travaillé sur ce
stéréotypème en mettant souvent en scène une
école en pleine crise :
« M. Loiseau, le proviseur, s'est fait agresser dans
les couloirs par un élève de l'extérieur. J'étais
pas là, mais est ce qu'il parait le type, il a gazé M. Loiseau
à coup de bombe lacrymogène dans la face. » (p. 65.)
1
http://perso.orange.fr/chevrel/dossiers/langlais.htm
2 Jean-Louis Dufays définit les
stéréotypèmes comme : « les éléments
dont l'assemblage constitue un stéréotype », cité in
: « Le stéréotype, un concept-clé pour lire,
penser et enseigner la littérature », op. cit.
« Et même avant qu'il se fasse gazer,
c'était grave que M. Loiseau se sente en sécurité
seulement dans son bureau » (p.67)
Le sentiment d'insécurité se répand du
coup dans tout le lycée : « Il y a même Mme Benbarchiche
qui accroche partout les affiches avec marqué : « MARRE DE LA
VIOLENCE !! », ou encore d'autres formules chocs dignes des compagnes de
pub pour la sécurité routière.» (p.64)
Quoique dans un espace éducatif, le lecteur ne ressent
nullement l'horreur de cette violence et il n'est même pas surpris car le
stéréotype a déjà bien préparé les
esprits. Donc, le stéréotype remplit dans ce cas de figure une
fonction à la fois d'« activateur de la perception1
» et « d'indicateur générique2 »
dans ce sens où il « place le lecteur dans un univers familier
du point de vue sémantique et référentiel (...) car tout
en facilitant la compréhension du sens, le stéréotype
évoque un horizon de sens connu par le lecteur 3».
Autrement dit, il facilite la lecture du texte littéraire
grâce à son aspect du « déjà connu » et
c'est ainsi que le lecteur ne fournit aucun effort pour cerner sa
signification. Le stéréotype est alors facilement
décodé et intégré à l'univers d'attente du
lecteur.
2.1.2 Le stéréotype du frère et/ou
père tyranniques :
Les relations au sein de la famille dans une banlieue sont
également imprégnées par la violence. En effet, le
frère et le père exercent leur autorité tyrannique
exclusivement sur les membres féminins de leur famille. Dans leur
culture maternelle (arabe) la femme est le symbole de l'honneur, alors ils
doivent strictement la protéger du monde extérieur. Faiza
Guène nous explique justement cette réaction :
« Elles sont en quelque sorte protégées
du regard des autres et surtout de leurs médisances(...) Aucun
père n'aimerait que l'on parle de sa fille partout et en mal,
1 Dufays, Jean-Louis, « Le
stéréotype, un concept-clé pour lire, penser et enseigner
la littérature », op.cit.
2 Ibid
3 SCRIPNIC, Gabriela, « Le rôle du
cliché intensif dans les textes littéraires »,
op.cit
évidemment(...) ce qui prouve que le regard des
autres est important ici. Que c'est un juge. 1»
Or, cette protection, due à une jalousie maladive, se
manifeste par des réactions brutales surtout si la femme
désobéit aux ordres dictés. La protagoniste nous donne
l'exemple de Samra, une fille de son immeuble, qui souffre de cette violence au
quotidien : « Son frère la suit partout. Il l'empêche de
sortir et quand elle rentre un petit peu plus tard que d'habitude des cours, il
la ramène des cheveux et le père finit le travail. »
(p.93)
Plusieurs écrivains beurs témoignent de ces
tensions au sein de la famille, et mettent en scène un père et/ou
un frère autoritaire :
« (...) le KGB [= le frère aîné]
ne fera que ce qu'il voudra sans écouter ni ma mère ni Malik. Mon
père n'étant pas là, il s'est proclamé Chef de
Famille, comme à chacune de ses absences.2»
Mais au moment où ils sentent que leurs filles
échappent à leur contrôle, ils recourent au mariage comme
première solution. La narratrice confirme à ce sujet :
«mariage (...) Dernier recours quand les parents ont l'impression que
les filles leurs glissent entre les doigts. »(p.172).
Quant au père et frère de Samra, ils ont
décidé plutôt de l'enfermer dans sa chambre : «
une fois j'ai même entendu Samra crier parce qu'ils l'avaient
enfermé dans l'appartement » (p.93)
Cependant, cette violence n'entraîne que la
rébellion de ces femmes : « Samra, c'est la prisonnière
qu'habitait dans mon immeuble et que le frère et le père ont
poussée à bout jusqu'à ce qu'elle se tire » (p.135).
Donc cette jeune femme ne pouvant plus supporter la barbarie des
mâles de sa famille à préféré fuir le
pénitencier familier.
« Tante Zohra » subit également cette
violence par son mari : « Il y a eu une violente dispute entre eux
quand il a appris ce qui s'était passé et ce vieux maboul
a
1 Gauthier, Marie, « Petit traité
topographique du Pantin d'une collégienne ou la géographie
affective de Faiza », en ligne :
http://www.inventaireinvention.com/librairie/fichiers_txt/gauthier_txt.htm
2 Nini, Soraya, Ils disent que je suis une
Beurette, Paris, Fixot, 1993, p.1 08.
tapé sur Tante Zohra. Il s'est arrêté un
moment parce qu'il en pouvait plus (...) Alors il s'est assis et lui a
demandé un verre d'eau pour se désaltérer.» (p.11
6)
Les membres masculins ont alors tout le droit de décider
du sort de leurs femmes : « dans leur famille, les hommes c'est les
rois » (p.93)
Le caractère autoritaire et tyrannique du frère
et/ou du père est vite reconnu par le lecteur comme le caractère
typique d'un homme « banlieusard ». Encore une fois, un
stéréotype qui marque la particularité de l'univers
culturel de la banlieue.
Certes, le phénomène de violence exercée
sur la femme prend de l'ampleur dans les banlieues, mais il persiste à
être un phénomène universel. A ce sujet l'UNICEF
déclare : « Les femmes et les filles sont encore trop
nombreuses à ne pas bénéficier des progrès
réalisés en matière d'égalité des sexes et
à être privées de moyens d'expression et de pouvoir
d'action. Les femmes souffrent de façon disproportionnée de la
pauvreté, des inégalités et de la violence1
»
2.1.3 Les policiers face aux jeunes de la banlieue :
Les quartiers difficiles ou « zones
sensibles» semblent ordinairement rimer avec les expressions : «
gangs de dealers », « violence des jeunes », « intervention
des policiers ». Effectivement, les jeunes souffrant du chômage et
de l'exclusion sociale tombent souvent dans le gouffre de la
délinquance. Cependant, certaines analyses ont montré que
« la délinquance peut être considérée comme
une stratégie contre la dévalorisation.2».
Quelles que soient les raisons qui les ont poussés à suivre
cette voie, ces jeunes par leur comportement de délinquant se retrouvent
inévitablement en affrontement avec les policiers.
La narratrice nous rapporte ainsi l'une de ces scènes
d'embarquement de policiers chez un suspect : « C'était
tante Zohra en panique parce que des policiers sont
1 UNICEF, La situation des enfants dans le
monde 200. Femmes et enfants : le double dividende de l'égalité
des sexes, Rapport 2007, p12, cité par : Ghislaine Sathoud,
« Femmes de nulle part : vivre entre deux cultures », art. en
ligne :
http://sisyphe.org/sisypheinfo/article.php3?id_article=142
2 Malewska-Peyre, Hanna , « Le processus de
dévalorisation de l'identité et les stratégies
identitaires », cité in : Stratégies
identitaires, Paris, PUF, 1990, p. 138.
venus chez elle à six heure du matin pour
arrêter Youssef. Ils ont défoncé la porte, l'ont sorti du
lit à coups de pieds, mis tout sens dessus dessous dans l'appartement et
l'ont emmené au poste » (p.69)
Au niveau d'inventio les syntagmes «
arrêter », « défoncé », «
coups de pieds » prennent un sens très explicite car ils
renvoient promptement aux scènes de violence lors d'une arrestation
conventionnelle. Donc, ces syntagmes constituent des
stéréotypèmes du stéréotype : la violence
des policiers. Quant au niveau de dispositio, la succession des
actions est très prévisible (défoncement+
pénétration en domicile + intervention physique+ arrestation), ce
genre d'enchaînement est une forme très classique des
scènes d'intervention policière.
Cependant, le déictique « à six heures
du matin » confère au texte plus de vraisemblance et
l'éloigne de la généralité banalisante du
stéréotype. Remarquons que cette image de violence des policiers
n'étonne guère le lecteur car une telle intervention est bien
attendue dans ce genre de scènes diffusées et illustrées
souvent à la télévision dans les reportages ou films. Le
stéréotype joue dans ce cas le rôle d'un activateur de
perception1, dans ce sens où il installe une
atmosphère de familiarité pour le lecteur qui ne fournit nul
effort dans la reconstruction du sens.
Quant aux jeunes « dealers », ils sont souvent
mêlés dans des histoires très connues : drogues, vols etc.
A ce sujet, Doria illustre : « Tante Zohra n'a pas arrêté
de pleurer. Elle expliquait à Maman qu'il est impliqué dans un
trafic de drogues et des histoires de voitures volées. »
(p.69)
Le lecteur peut reconnaitre facilement le
stéréotype du jeune de la banlieue :
Un jeune vivant dans un espace défavorisé, se
sent désoeuvré et suit ainsi la mauvaise voie. Autre
stéréotype qui se présente comme la suite logique de
l'image du délinquant est celui de l'affrontement des policiers avec ces
jeunes. Ces stéréotypes sont ancrés profondément
dans l'imaginaire culturel collectif : une banlieue en difficulté,
intervention des policiers, violence subie, violence exercée sur les
jeunes etc. Comme nous pouvons le constater l'emploi du
stéréotype revient
1 Dufays, Jean-Louis, « Le
stéréotype, un concept-clé pour lire, penser et enseigner
la littérature », op.cit.
à un souci d'économie de
réflexion1. En outre, l'aspect répétitif du
stéréotype de la violence sous ses différentes formes
contribue largement à produire un effet de vraisemblance et
ancre le roman davantage dans un espace socioculturel spécifique aux
banlieues françaises.
1. Le stéréotype du racisme :
« La lutte contre le racisme commence avec le travail
sur le langage [...] Il faut agir, ne pas laisser passer une dérive
à caractère raciste2»
Malgré l'évolution des sociétés
occidentales, les différences ethniques ont toujours été
à la base de divers conflits. Ce refus de l'Autre, engendré
souvent par des stéréotypes xénophobes et racistes,
empoisonne les esprits de nombreuses personnes dans le monde entier. Ainsi,
c'est le cas de l'immigré (spécialement d'origine
maghrébine) en France, affrontant au quotidien les réactions
racistes des français. L'un des stéréotypes qui
représente ce phénomène de racisme est bel et bien celui
de « l'arabe voleur ».
La protagoniste nous parle à ce sujet, de sa
mère qui en souffre au travail : "Au formule 1 de Bagnolet, tout le
monde l'appelle "la Fatma". On lui crie après sans arrêt, et on la
surveille pour vérifier qu'elle pique rien dans les chambres. "(p.
14)
Le prénom « Fatma » est un prénom
féminin très courant dans une communauté arabo-musulmane
car c'est le prénom de la fille du Prophète. Cependant,
l'utilisation du nom « la Fatma » est d'ordre
péjoratif car non seulement il est réducteur en indiquant toute
femme arabe, mais il est également porteur de préjugés
négatifs comme : femme soumise, femme illettrée et même
voleuse. En effet, le syntagme « vérifier qu'elle pique rien
» confirme que les employeurs français, influencés par
le stéréotype de « l'arabe voleur »,
soupçonnent incessamment leurs employés arabes. Le jeune
Hamoudi était également victime de ce genre de racisme,
Doria rapporte : « Hamoudi aimait bien ce travail. Il
commençait à trouver ça bien
1 Encyclopédie Wikipédia en
ligne :
http://fr.wikipedia.org/wiki/St%C3%A9r%C3%A9otype
2 Ben Jelloun, Tahar, Le Racisme expliqué
à ma fille, Seuil, 1997, p.61.
la légalité. Mais, ils l'ont viré parce
que des trucs ont disparu dans l'entrepôt (...) et c'est Hamoudi qui a
été accusé » (p. 123)
Les français refusent souvent d'embaucher les jeunes
qui ne sont pas des français de souche. En outre, « Ils sont
recalés, pas seulement pour leur origine ethnique, mais aussi pour les
quartiers ségrégués dans lesquels ils
habitent1».Effectivement, ils sont
généralement vus comme des gens sales, bruyants,
délinquants. Donc, cette image dévalorisante voire raciste les
prive de leur droit d'intégration économique. Dans l'exemple
ci-dessus le jeune Hamoudi a certes eu la chance de décrocher un
travail, mais dès qu'il y a eu vol, il était le premier à
être montré du doigt, on l'a accusé sans aucune preuve car
son origine arabe était suffisante pour l'incriminer.
Hamoudi riposte : « j 'm 'en fous, j'suis propre,
j'ai rien à me reprocher, j'ai bien fait mon boulot et j'me suis pas
endormi une seule fois ! Le seul truc qu'ils peuvent me reprocher c'est cette
sale gueule... » (p.123)
Ce stéréotype de l'arabe voleur fait partie
intégrante de l'imaginaire culturel français et accroît du
coup le phénomène de la discrimination qui gâche la vie de
tant d'innocents.
L'autre attitude raciste est celle du responsable de Yasmina,
la mère de la narratrice, au Formule 1Bagnolet : « Ça
doit bien le faire marrer, M.Schihont, d'appeler toutes les Arabes Fatma, Tous
les Noirs Mamadou et tous les chinois Ping Pong. » (p.14) L'exemple
de M. Schiont représente le raciste à outrance. Or, la narratrice
condamne ce genre de stéréotypes à base fausse. Elle nous
donne l'exemple de son directeur du lycée qui à force
d'être marqué par les stéréotypes devient un homme
à esprit limité voire un ignorant :
Outrée par la réaction de son directeur qui n'a
pas cru que sa mère n'arrivait pas à tenir un stylo entre les
mains, la protagoniste rapporte : "Il s'est même pas posé
la
1 Davies, Françoise J.M., «
L'immigration et le racisme », art. en ligne :
http://www.aber.ac.uk/~mflwww/6thForm/aleveltop04.html
question. Il doit faire partie de ces gens qui croient que
l'illettrisme, c'est comme le sida. Ça existe qu'en Afrique. "(p.
14.)
Guène saisit ces exemples pour témoigner
l'écho de ce que Pierre-André Taguieff nomme «le malaise
de l 'antiracisme»1. Les personnages dans
Kiffe kiffe demain semblent ainsi être
accablés par cette inégalité sociale. L'auteure à
travers sa narratrice, Doria, lance un appel pour que tout le monde, soit
reconnu : « on se soulèvera pour être reconnus tous
» (p. 192). Dans un espace où les discriminations sont
toujours aussi criantes, les immigrés ne cessent de réclamer une
équité sociale car «toute vie mérite le respect.
Personne n 'a le droit d'humilier une autre personne. Chacun a droit à
sa dignité2 ».
1. Le stéréotype de la famille arabe
nombreuse:
L'assistant social exprime son étonnement
vis-à-vis de la famille de Doria qui n'a qu'un seul enfant : «
Une fois, il a dit à ma mère qu'en dix ans de métier,
c'était la première fois qu'il voyait des gens comme nous avec
seulement un enfant par famille. » il ne l'a pas dit mais il devait penser
« Arabe ». » (p.19)
La famille arabe est réputée pour être une
famille nombreuse, un stéréotype qui a circulé un peu
partout dans le monde entier. Effectivement, les pays arabes sont des nations
à grand pourcentage jeunes. Cela peut avoir deux explications : d'une
part le monde arabe appartient au Tiers-Monde où la culture d'espacement
entre les naissances n'est pas encore bien prise en charge. D'autre part, ce
comportement s'explique par l'exhortation de la religion islamique aux hommes
musulmans pour avoir beaucoup d'enfants. Ce stéréotype marque
effectivement l'esprit de nombreux occidentaux et automatise du coup leurs
représentations. Toutefois, cette représentation de la
famille arabe n'est guère loin de la réalité mais
l'exemple de la famille de Doria rappelle que les exceptions existent
toujours.
1 Taguieff, Pierre André, «Comment
peut-on être antiraciste», Esprit 190, mars-avril 1993, 36.
Cité par Jaccomard, Hélène, « L'antiracisme en
question: Les Raisins de la galère de Tahar Ben Jelloun »,
art. en ligne :
http://www.european.uwa.edu.au/about/staff/helene_jaccomard/publications?f=129876
2 Ben Jelloun, Tahar, Le Racisme expliqué
à ma fille, Seuil, 1997, p.63.
Le stéréotype a donc influencé les
représentations de l'assistant social et a agit sur sa réaction.
L'étonnement dévoile justement une non coïncidence entre ses
représentations et la réalité rencontrée. Autrement
dit, son univers d'attente n'a pas été comblé. En effet,
pour cet assistant c'était de l'évidence que toute famille arabe
soit nombreuse, le stéréotype apparaît donc «
comme ce qui permet de naturaliser le discours, de masquer le culturel sous
l'évident, c'est-à-dire le naturel. 1»
Comme, nous venons de le percevoir le stéréotype
automatise la pensée et produit un effet de figement d'images
antérieures. Le stéréotype est considéré
donc comme une construction de lecture2, autrement dit
« il n'émerge que lorsqu'un allocutaire rassemble dans le discours
des éléments épars et souvent lacunaires, pour les
construire en fonction d'un modèle culturel préexistant.
3»
Mais en voulant transgresser et bannir quelques
stéréotypes déjà existants, l'auteure a
cristallisé certaines images préconçues et
intériorisées par la collectivité concernant la banlieue.
Cette cristallisation renvoie à un souci d'objectivation du regard
porté sur le monde, un regard accrédité par sa
sincérité et sa transparence.
Le stéréotype acquiert donc « la valeur
d'un formidable outil de pensée dans la mesure où il permet un
décentrement intellectuel qui ouvre l'esprit à la
relativité de toute chose, à la pluralité des cultures.
4»
Le stéréotype est, donc, un
élément incontournable dans la construction de l'imaginaire
subjectif et social de l'individu. Cependant, peut-il intervenir dans la
construction d'un imaginaire se balançant entre deux mondes ? Et en ce
cas de figure, comment l'individu biculturel gérerait ces
stéréotypes qui se fuient et se heurtent ?
1 Charaudeau P, Maingueneau D, Dictionnaire
d'Analyse du discours, op.cit. p.547.
2 Amoussy R, Les idées reçues.
Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, 1991.
3 Charaudeau P, Maingueneau D, Dictionnaire
d'Analyse du discours, ibid.
4 Chevrel M., Autostéréotype et
hétérostéréotype dans les Lettres persanne de
Montesquieu, cours en ligne :
http://pagesperso-orange.fr/chevrel/dossiers/brunet.htm
Chapitre II : Le vacillement entre deux cultures :
L'analyse des stéréotypes nous permettra dans ce
volet d'appréhender l'affrontement entre deux cultures. Nous ferons
appel à l'outil d'analyse proposé par Zavalloni et
Guérin1qui consiste à étudier le
stéréotype en procédant ainsi :
- Relever les énoncés faisant
allusion au stéréotype - « Élucider
l'origine et le sens des représentations.
- Élucider les référents
implicites (groupes, personnes auxquels les représentations
renvoient).
- Déterminer le degré
d'actualisation des représentations : s'appliquent ou pas à
soi.
- Déterminer la valeur positive,
négative ou neutre de la représentation.2»
Partons du fait que tout sujet a un vécu socioculturel,
il se déploie ainsi dans un "imaginaire social"3 qui
le pousse sans cesse à se faire des représentations de lui-
même en les confrontant avec celles faites de sa société et
c'est ainsi qu'il construit petit à petit son "identité
sociale subjective"4et son propre mécanisme du
découpage du monde (valorisation/dévalorisation). Donc, notre
analyse se portera sur l'articulation :
stéréotype/identité/culture.
1 Zavalloni, M. & Louis-Guérin,
"L'ego-écologie comme étude de l'interaction symbolique et
imaginaire de soi et des autres". Sociologie et
société, vol XIX, n° 2, octobre 1987. pp. 65-75.
cité par : ADEN, Joëlle, « Évaluer l'impact des
stéréotypes dans les supports multimédia », art.
en ligne :
http://alsic.u-strasbg.fr/v09/aden/alsic_v09_13-rec4.htm#[ZavalloniLGuerin87]
2 ADEN, Joëlle, « Évaluer
l'impact des stéréotypes dans les supports multimédia
», op.cit.
3 Zavalloni, M. & Louis-Guérin, ibid.
4 Ibid.


Soi +
Qualité du sujet ou éléments
appréciables partagés avec le groupe d'appartenance.
Aspirations
Soi valorisé
Défauts, manques, Victimisation. Soi
dévalorisé.
|
Non Soi -
|
Soi -
|
|
Légende :
appréciation au Soi Connotation affective
|
Non Soi +
Les éléments positifs reçus de l'Alter ou
donnés à Alter.
Alter valorisé

Opposition. Menace de la part de l'Alter. Alter
dévalorisé.
Espace élémentaire de l'identité
sociale Zavalloni & Louis-Guérin, 1984
Les jeunes immigrés de la deuxième et
troisième génération se retrouvent non pas avec deux
langues différentes mais également avec deux univers de
références différents. Quel serait alors leur
système de référence culturel ? Est ce qu'ils
favoriseraient un système au dépit de l'autre ?ou
inventeraient-ils un « tiers- espace »?
1. Culture d'origine et acculturation :
La notion de culture d'origine s'impose quand nous parlons
d'une communauté d'immigration, un groupe social minoritaire vivant dans
un espace où les pratiques culturelles diffèrent de celles qu'il
avait dans son pays natal. L'acculturation désignerait alors :
« l'ensemble des phénomènes résultant du contact
direct et continu entre des groupes d'individus de cultures différentes
avec des changements subséquents dans les types de culture originaux de
l'un ou des autres groupes. 1»
La narratrice nous rapporte une scène très
intéressante : « Je me rappelle qu'une copine m'avait
donné un poster de Filip des 2 Be 3(...) toute contente je
l'avais
1 Bastide Roger, Acculturation, in
Encyclopedia Universalis, 1-114 c et suivant, 1998.
accroché sur le mur de ma chambre (...) le soir mon
père est entré dans ma chambre. Il s'est mis dans tous ses
états et a commencé à arracher le poster en criant :
« Je veux pas de ça chez moi, y a le chétane dedans, c'est
Satan ! » (p.43) Le père de Doria représente ainsi
l'image typique du père maghrébin, très superstitieux, car
son univers de référence est fortement imprégné par
sa culture arabo-musulmane. Lippmann disait d'ailleurs : " Nous voyons ce
que notre culture a, au préalable, défini pour nous1
".Donc, immigré de la première génération, le
père de la narratrice a vécu pour longtemps dans son pays
d'origine (le Maroc), c'est ainsi que son imaginaire culturel est marqué
par sa culture maternelle.
En effet, "l'immigrant de la première
génération arrive généralement à l'âge
adulte avec un bagage culturel de plusieurs décennies. Il emporte dans
ses bagages plusieurs richesses et un passé culturel qu'il voudra aussi
chérir une fois installé dans son nouveau pays mais avec aussi
beaucoup d'idées préconçues sur sa nouvelle terre
d'accueil (...) L'immigrant de la première génération
restera toujours empreint par sa culture d'origine et il sentira
peut-être un décalage avec l'adaptation de ses enfants. Ceci est
tout à fait normal.2 " C'est justement le cas du
père de la narratrice qui n'admet pas l'intégration de sa fille
à ce nouvel univers culturel. L'adaptation est considérée
pour ces immigrés comme « une manière de balayer du
revers de la main un passé, une vie, et de fouler au pied toute
l'histoire d'une société3», c'est ainsi que
la restitution des coutumes devient nécessaire pour combler le mal du
pays : « dans ceux (les yeux) de mon père il y a toujours de la
nostalgie » (p.161). Donc, la culture d'origine oriente
involontairement ses représentations et gère par
conséquent son comportement. Selon le modèle de
Berry4, nous pouvons dire que le père de Doria
adopte une stratégie de séparation
1 Lippmann, cité in «
stéréotypes des jeunes des cités dans le cinéma
français des années qutrevingt», dossier en ligne :
http://perso.orange.fr/chevrel/dossiers/langlais.htm
2 Laurence Nadeau, « Assis entre deux
chaises », art. en ligne :
http://www.immigrer.com/page/Pensee_du_jour_Laurence_Nadeau_Assis_entre_deux_chaises.htm 3
Sathoud, Ghislaine, « Femmes de nulle part : vivre entre deux
cultures », art. en ligne :
http://sisyphe.org/sisypheinfo/article.php3?id_article=142
4 Berry J., Acculturation et adaptation
psychologique, in La recherche interculturelle, tome 1, Paris,
L'Harmattan, 1989, cité par : G. Devereux et O.M. Loeb, «
Acculturation antagoniste », art. en ligne :
http://assoc.orange.fr/geza.roheim/html/accultur.htm#Carmel
car il cherche à préserver sa culture d'origine
sans prendre en considération celle du pays d'accueil. Berry distingue
par ailleurs, trois autres stratégies : Assimilation (abandon
de son identité culturelle pour adopter la culture dominante,
marginalisation (abandon de son identité culturelle sans
adopter et/ou rejeter la culture dominante) et intégration
(maintien de son identité culturelle et adoption de la culture
dominante)1.
Quant à Doria, enfant de la deuxième
génération, elle semble bien s'adapter à l'imaginaire
social du pays d'accueil et comme toutes les adolescentes de son âge
préfère être « branchée ». Alors,
la réaction de son père, pour un poster qu'elle a collé au
mur, ne l'a pas seulement étonnée mais ne l'a pas non plus
convaincue : « C'est pas comme ça que je l'imaginais le diable
mais bon... ». (p.43).
En rejetant un aspect de la culture d'origine et en
recherchant un certain conformisme avec la communauté d'accueil, Doria
développe une stratégie d'assimilation. Donc, c'est au moment de
l'enculturation2, se réalisant par l'intervention de la
famille (le père de Doria) que se manifeste le décalage entre les
deux générations car « la tradition jugée
dépassée s'oppose à l'attrait pour une culture
dominante.3 »
Mehdi Charef, écrivain algérien immigrant en
France à l'âge de dix ans, témoigne de ce conflit entre les
parents et les enfants : « Ce qui me dérange avec la
génération des premiers immigrés, c'est que la
majorité d'entre eux voudraient que leurs enfants soient ce qu'ils sont
ou ce qu'ils ont été. A la maison, c'est tout le temps: «
Attention, ne fais pas ci, parce que tu es arabe... Ne fais pas ça...
N'oublie pas que tu es musulman! » Dans la rue le gosse se retrouve
carrément dans un
1 Berry J., Acculturation et adaptation
psychologique, op. cit.
2 L'enculturation est définie par Camilleri
comme : «Ensemble des processus conduisant à l'appropriation
par l'individu de la culture de son groupe», in : Chocs de
cultures, Paris, L'Harmattan, 1989, p.397.
3
http://fr.wikipedia.org/wiki/Acculturation
autre monde que les parents ignorent. Il est
déchiré et c'est ce déchirement qui me dérange.
C'est ce déchirement qui fait souffrir les jeunes.1
»
Les parents ont parfois besoin d'une tierce personne pour leur
faire comprendre que le comportement de leurs enfants n'est pas étrange
:
« (...) vos enfants ont grandi ici, en France, vous
avez voulu le meilleur pour eux, les instruire, leur donner ce qu'ils
n'auraient peut-être pas eu en restant au pays, où ils auraient eu
une autre vie... Vous ne pouvez pas prendre le meilleur et rejeter le pire
à leur place. Ce sont eux qui choisiront, il faut
l'accepter.2 »
Cependant, il n'y a pas que les vieux qui soient attachés
à la culture maternelle, d'autres jeunes semblent également se
référer en premier lieu à leur univers culturel d'origine.
Citons le cas de Hamoudi qui donne son avis au sujet de l'adolescence :
«Hmoudi, Il pense que c'est rien qu'un prétexte, un truc de
parents occidentaux qui ont raté l'éducation de leurs enfants
(...) il m'a dit que lui, il n'avait pas intérêt à faire ne
serait-ce qu'un dixième de crise d'adolescence parce que son père
aurait tout de suite su comment la calmer» (p.96)
Hamoudi, jeune beur tiraillé entre deux cultures
tranche en faveur de sa culture du foyer. Ce choix revient à un
système de valorisation de Soi et dévalorisation de l'Alter.
Ainsi, sa culture maternelle influence sa vision du monde extérieur.
Effectivement, le père de Hamoudi semble incarner l'image du père
arabe autoritaire voire tyrannique qui recourt souvent à la violence
pour rétablir l'ordre au sein de sa famille.
Alors Hamoudi, jeune élevé dans un tel bain
culturel, porte plutôt un regard négatif vis-à-vis de la
culture de l'Autre (des français). Il exprime un jugement de valeur
1 Mehdi Charef cité par Ayari, Farida in"Le
Thé au harem d'Archi Ahmed de Medhi Charef", Sans
Frontière, Mai 1983, p. 17, cité par : Anne V.
Cirella-Urrutia, « Images d'altérité dans les oeuvres
autobiographiques "Les A.N.I du 'Tassili'" de Akli Tadjer et "Temps maure" de
Mohammed Kenzi », art. en ligne :
http://motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP2303acu.html.
2 Nini, Soraya, Ils disent que je suis une
Beurette, Paris, Fixot, 1993, p.149.
négative en qualifiant les « occidentaux
» de pères qui ont « raté l'éducation
» de leurs enfants. Ainsi, sa culture maternelle est fortement
présente dans son discours par l'étalement de sa doxa1
. Pour lui la bonne éducation c'est celle qu'il a eu au foyer familial
exigeant une violence. « Le stéréotype joue ainsi, pour
certain, un rôle d'accréditation en s'octroyant, d'après
leur statut social, des qualités qu'ils ne peuvent justifier
aisément, par là-même le stéréotype permet de
se mettre en valeur par rapport à un groupe dont le
stéréotype se voit attribuer des défauts
complémentaires aux qualités revendiquées par les
premiers.2»
2. Chez soi comme ailleurs ou l'entre deux
«bleds» :
Doria, jeune adolescente d'origine marocaine mais née
et vivant en France, présente l'exemple parfait du jeune beur perdu
entre deux identités culturelles. Entre la France ou le Maroc elle ne
sait où se placer.
2-1-Regard porté sur le pays d'accueil
:
Ils sont nés en France, mais ils ne sont jamais
qualifiés de Français sans l'attribut de l'inséparable
origine des parents « français d'origine maghrébine
». Une réalité si amère pour ces jeunes « beurs
» qui se trouvent au carrefour de deux mondes différents. Ce
malaise s'accroit davantage quand ils réalisent qu'ils sont
déniés à la fois par les deux pays « parents ».
Examinons cet énoncé :
Quand elle était enfant, Doria jouaient avec des
poupées usées : « même leur prénom
c'était de la merde : Françoise. C'est la poupée des
filles qui rêvent pas » (p.41)
Un lecteur averti pourrait facilement comprendre que Doria
faisait allusion à la France. En effet, le prénom
Françoise est très révélateur, cependant,
le
1« La doxa, c'est l'ensemble - plus ou moins
homogène - d'opinions confuses, de préjugés populaires, de
présuppositions généralement admises et
évaluées positivement ou négativement, sur lesquelles se
fonde toute forme de communication », définition prise de
l'encyclopédie Wikipedia en ligne :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Doxa
2 Encyclopédie Wikipedia en ligne :
http://fr.wikipedia.org/wiki/St%C3%A9r%C3%A9otype
substantif« merde » dévoile un
regard dévalorisant vis-à-vis de la France car ce substantif
plutôt vulgaire est utilisé couramment pour exprimer le
caractère d'une chose méprisable et irritante. Ainsi, la France
est perçue par la narratrice comme une communauté
méprisable, un pays d'exclusion qui tue les rêves. Cette image de
la France diffère amplement de celle qu'avaient les immigrés de
la première génération. En effet, ces derniers sont
souvent montrés fascinés par la beauté d'un pays jusque
là exotique :
Le protagoniste Béni dans Béni ou le Paradis
privé trouve le prénom de sa copine de classe assez jolie :
« France, c'est un joli prénom, comme le pays qui lui aussi est
joli. 1»
Azouz Begag montre à travers ce personnage que les
représentations du pays d'accueil des immigrés de première
génération voire même ceux de la deuxième
génération sont plutôt valorisantes.
Le retour au pays d'origine est également vu
différemment par les deux générations: « Les
enfants, ça a pas dû leur effleurer l'esprit. Mais les parents,
eux, ils doivent y penser depuis le premier jour où ils sont
arrivés en France. Depuis le jour où ils ont fait l'erreur de
foutre les pieds dans ce putain de pays qu'ils croyaient devenir le leur.»
(p.58)
Azouz Begag s'est attaché également à
montrer cet espoir des parents à rentrer un jour au pays natal :
« Fallait pas lui parler de changement... Ou bien du seul qui valait la
peine à ses yeux : le retour au pays.2 »
Dans le premier exemple les sèmes « erreur
», « putain de pays » dévoile le malaise de la
narratrice de Kiffe kiffe demain et son irritation
contre le pays d'accueil. En outre, le syntagme « ils croyaient
devenir le leur » divulgue, par ailleurs, la frustration des
immigrés qui avaient de grands espoirs à s'intégrer
aisément dans cette nouvelle société.
Donc, la France valorisée par les premiers
immigrés, revêt un autre visage avec ces jeunes souffrant de
l'inégalité sociale et du coup de l'exclusion:
1 Begag, Azouz, Béni ou le Paradis
privé, Paris, Seuil, 1989, p.43.
2 Begag, Azouz, Dis Ouailla !, Paris, Fayard,
1997, p.22.
« L'identité devient un problème social et
on passe d'une identité d'étranger à une identité
d'exclu, de marginal dans le monde moderne.1»
Notons toutefois que malgré toute la fureur que porte
la narratrice pour la France, elle ne la considère pas comme un pays
d'accueil, observons alors le passage suivant :
« Elle m'a dit que la première chose qu'elle
avait faite en arrivant dans ce minuscule F2, c'était de vomir. Je me
demande si c'étaient les effets du mal de mer ou un présage de
son avenir dans ce bled. » (p.21)
Doria a qualifié la France de « bled
», terme d'origine arabe, employé souvent pour désigner
son pays d'origine. Cet emploi change les point de repère pour la
narratrice : la France est considérée également comme son
«bled». Djamel Debouz disait à ce sujet : « choisir
entre le Maroc et la France c'est comme choisir entre ma mère et mon
père2 ». Effectivement, la protagoniste ne manque
d'exprimer son affection pour son deuxième « bled » :
En imaginant que l'assistant social a changé de
métier, elle dit : « Il passe avec sa camionnette bleu ciel
dans les petits villages de la bonne vieille France, le
dimanche après la messe, et vend du pain de seigle, du roquefort
tradition et du saucisson sec » (p.19)
Le choix du syntagme « bonne vieille France »
révèle l'affection qu'à Doria pour la France. Mais vu
le caractère de la narratrice, tournant tout ce qui l'entoure en
dérision, le lecteur pourrait prendre cette expression pour une forme
d'ironie. Une troisième interprétation considérerait
l'expression « bonne ville France » comme une expression
figée utilisée spontanément pour évoquer le
passé et le côté traditionnel du pays. Donc, pouvoir cerner
la signification d'un stéréotype « dépend du
calcul interprétatif de l'allocutaire et de ses connaissances
encyclopédique3 »
Toutefois, il serait naturel que ces beurs considèrent
la France comme leur pays car ils sont nés sur le territoire
français et ont grandi dans son champs urbain. C'est ainsi qu'ils ne
peuvent concevoir leur vie dans un autre pays :
1
http://www.phil.muni.cz/rom/crusinova98.pdf
2 Djamel debouz, spéctacle
présenté au zénith, Dvd, 2004.
3 Charaudeau P. et Maingueneau D, Dictionnaire
d'Analyse du discours, Paris, Seuil, Paris, p.547.
« Sa vie, il ne pouvait l'imaginer ailleurs
qu'à la cité des Pâquerettes, avec ses copains comme balise
Argos1»
La France est ainsi « le bled » et le pays
d'exclusion car quoique ces jeunes y aient passé la plupart de leur vie,
ils étaient toujours considérés comme immigrés
plutôt que français à part entière. De plus,
« la hantise de l'expulsion fait souvent partie du vécu
quotidien des jeunes, menacés d'être reconduits dans un pays
où ils n'ont pas vécu2»
Qu'en est-il alors de la position de ces êtres
tiraillés entre deux univers face à leur pays d'origine ?
2.2- Regard porté sur le pays d'origine :
Doria comme beaucoup de jeunes beurs n'a pas vécu dans
le pays des parents. Effectivement, la seule relation qu'entretiennent ces
jeunes immigrés de la deuxième et troisième
génération avec le pays d'origine de leurs parents se limite
à ce que leurs parents leur racontent ou dans quelques moments brefs de
vacances. Examinons alors le regard de la narratrice de Kiffe kiffe demain
vis-à-vis du Maroc : En pensant à son futur frère
qu'aurait son père d'une femme marocaine la narratrice, toute jalouse,
dit : « Son fils, je suis sûre qu'il sera bête (...) Et qu
'à la puberté, il aura plein d'acné. En plus, dans
leur bled paumé, y aurait pas moyen d'avoir du Biactol
ou de l'Eau Précieuse pour soigner ses boutons. Sauf peut-être en
marché noir s 'il se débrouille bien. » (p.23)
L'adjectif possessif « leur » marque une
distance instaurée par la protagoniste entre elle et le pays d'origine,
connotant ainsi le rejet. Doria, nie donc son appartenance à ce pays. En
outre, l'adjectif « paumé » qui veut dire «
écrasé par la paume de la main » véhicule une
valeur péjorative teintée de dédain. Quant au syntagme
« y
1 Begag, Azouz, Dis Ouailla !, Paris, Fayard,
1997, p.7.
2 Wihtol de Wenden, Catherine, Rémy Leveau, La
beurgeoisie: Les trois âges de la vie associative issue de
l'immigration. France: CNRS Editions, 2001, cité par : Aleata
Hubbard, « Une brève histoire des Français issue de
l'immigration maghrébine », art. en ligne :
http://ml.hss.cmu.edu/ml/Polyglot/Polyglot_S06/Polyglot_S06_htmlfiles/Hubbard.htm
aurait pas moyen d'avoir du Biactol ou de l'Eau
Précieuse » connote la pauvreté et le
sous-développement du pays d'origine.
A travers cet exemple nous pouvons deviner le mépris
qu'a la narratrice pour le pays d'origine de ses parents. Un mépris qui
est dû en grande partie à la jalousie de la narratrice car c'est
dans ce pays que son père est reparti à la recherche de la
progéniture. Observons encore cet énoncé : Doria s'est
rendu au Maroc pendant les vacances et elle était une observatrice
critique :
« Là-bas, il suffit que tu
aies deux petites croissances sur la poitrine en guise de seins, que tu saches
te taire quand on te le demande, faire cuire du pain et c'est bon, t'es bonne
à marier. »(p.22)
La protagoniste nous livre dans cet exemple la
représentation qu'elle a de la culture de son pays d'origine. Elle
aborde un sujet très stéréotypé celui de l'image de
la femme arabe : une femme se mariant très jeune voire trop jeune «
deux petites croissances sur la poitrine en guise de seins »,
femme résignée « que tu saches te taire quand on te
le demande » et femme qui sait préparer à manger
« faire cuire du pain ». Cette image plutôt
dévalorisée de la femme arabe est un stéréotype
faisant partie de l'imaginaire culturel de l'occident. Doria se place alors du
côté de sa deuxième culture pour évaluer celle du
pays d'origine des parents. Cette distance est bien ressentie avec
l'utilisation de l'indicateur de lieu « Là-bas », le
pays d'origine devient alors un espace étranger car les valeurs qu'il
incarne ne correspondent pas à l'univers référentiel de la
narratrice. Doria confirme encore ce décalage entre son univers culturel
et celui du pays d'origine : « la dernière fois que nous sommes
retournées au Maroc, j'étais égarée »
(p.22)
Tout en étant le pays natal de ses parents, la
narratrice se sent dépaysée au Maroc, mais une fois en France les
souvenirs du pays d'origine surgissent : « Les taxiphones, y en a de
plus en plus un peu partout. Avec leurs cabines en bois, leurs portes
vitrées et les numéros de postes sur les combinés,
ça me rappelle vraiment le pays. Le concept taxiphone,
il est made in bled. Celui qui est sur la petite place, c'est
un petit bout d 'Oujda à Livry-Gargan. » (p. 175)
Le syntagme « ça me rappelle vraiment le pays
» dévoile la nostalgie qu'à la
narratrice pour son pays d'origine, donc elle ressent de l'affection pou ce
pays. En outre, le substantif « pays » est
précédé d'un déterminant défini « le
», cela atteste de l'évidence de l'appartenance au Maroc. Quant au
terme « bled », il est employé dans cet exemple sous son
emploi conventionnel : le pays originel. Situation troublante : appartenance ou
non appartenance ?
Aspects valorisés de soi
|
Aspects valorisés de l'autre
|
|
|
|
|
Aspects dévalorisés de soi
|
Aspects dévalorisés de l'autre
|
|
La France est un pays qui tue les rêves Le Maroc est un
pays sous-développé Au Maroc les femmes sont soumises
|
|
Les deux communautés : pays d'origine et pays d'accueil
sont ainsi considérées comme espaces étrangers. Le tableau
ci-dessus, souligne également un phénomène
intéressant : les représentations de la narratrice sont toutes
dévalorisantes. Donc, ne pouvant se représenter dans l'une ou
dans l'autre société, Doria développe une stratégie
de rejet. A l'instar de Doria, beaucoup de jeunes immigrés se voient en
train de « mettre en place une double stratégie de
différenciation : l'une par rapport aux membres de leur culture
d'origine, l'autre par rapport à ceux de la culture d'accueil
1».
Ainsi, l'immigré ne se sentant ni tout à fait
français, ni tout à fait étranger crée son propre
monde et le situe à la marge des deux communautés : « La
marge est un lieu privilégié, à la fois refuge et poste
d'observation. La marge métamorphose les êtres en
vigile2. »
1 Kastersztein, Joseph,« Les stratégie
identitaires des acteurs sociaux : approche dynamique des finalités
», cité in : Stratégies identitaires, Paris,
Presses Universitaires de France, 1990, p.38.
2 Mokeddem, Malika, N'zid, Paris, Seuil,
2001, p.1 13.
3- Le tiers espace comme double absence :
« Nous sommes les habitants
d'un lieu comme, à part ou moins égale, d'une mémoire. Un
lieu n'est que de mémoire, en fait. »
Mohammed Dib1
« Comme Socrate selon Platon, l'immigré est
atopos, sans lieu, déplacé, inclassable. Rapprochement qui n'est
pas là seulement pour ennoblir, par la vertu de la
référence. Ni citoyen, ni étranger, ni vraiment du
côté du Même, ni totalement du côté de l'Autre,
il se situe en ce lieu " bâtard " dont parle aussi Platon, la
frontière de l'être et du non-être social (...) Doublement
absent, au lieu d'origine et au lieu d'arrivée.2».
Effectivement, cette situation embarrassante est lourdement vécue
par tous les immigrés qui se sentent déchirés entre deux
cultures les disputant sans cesse. Ainsi, ces êtres tiraillés
entre «Père» et «Mère» se retrouvent souvent
avec des repères culturels embrouillés. Cette atmosphère
d'hybridation est bien ressentie dans Kiffe kiffe
demain qui met en scène une adolescente dont les limites
entre les deux cultures sont floues. Afin d'examiner ce phénomène
observons les passages suivants :
Doria imagine comment serait sa fête de mariage :
«Y aurait des fleurs et des bougies blanches. Mon témoin, ce
serait Hamoudi, et les demoiselles d'honneur, les trois petites soeurs
ivoiriennes qui jouent à la corde à sauter en bas de l'immeuble.
Le problème, c'est que celui qui doit me conduire à
l'autel, c'est censé être mon connard de
paternel. » (p.42)
Cette image de la cérémonie du mariage semble
être présentée dans un cadre d'église. Cela se
confirme avec l'évocation du mot « autel » : « table
où le prêtre célèbre la messe, dans le choeur et
les chapelles d'une église », donc la narratrice
1 Dib, Mohammed, Tlemcen ou les lieux de
l'écriture, Paris, Editions Revue noire, 1994, p.83.
2 BOURDIEU, Pierre, préface à La
double absence. Des illusions de l'émigré aux
souffrances de l'immigré de Abdelmalek SAYAD, Liber, Seuil, 1999,
préface en ligne :
http://www.abdelmaleksayad.org/dossierHommages/BourdieuxSeuil.html
songe à un mariage chrétien. Pourtant Doria a bien
précisé sa confession religieuse depuis le début du roman
:
« Le Ramadan a commencé (...) j'ai dû
signer à Maman un papier de la cantine précisant pourquoi je ne
mangeais pas ce trimestre » (p.13)
Dans l'exemple ci-dessus, en précisant qu'elle
jeûne, la narratrice confirme être une musulmane pratiquante. La
question qui interpelle alors le lecteur comment une jeune fille musulmane
songerait-elle à un mariage à l'église où sont
célébrées les fêtes de mariage chrétiennes?
Est-elle consciente de cette correspondance ? De quelle culture pouvons-nous
alors parler ?
Adolescente née en France, la narratrice s'est
retrouvée depuis l'enfance confrontée à deux cultures :
celle du foyer prônant une éducation islamique et celle du pays
d'accueil plutôt chrétienne ou laïque. S'imprégnant de
l'une et de l'autre, il arrive que le beur confonde les deux univers de
référence. En effet, les représentations faites par la
narratrice sur un évènement important comme le mariage, semblent
être enracinées dans la culture d'accueil. Chose naturelle car
vivre en France, pays peuplé par les églises et regarder la
chaine publique française ne fait qu'accentuer la
référence à cet univers quotidien.
Akli Tadjer témoigne à ce sujet, lors d'un
entretien, de cette situation oximorique vis-à-vis de l'univers
référentiel religieux :
« Une mosquée, moi je ne visualisais pas ce
que c'était. Une église, je voyais bien ce que cela voulait dire.
Des choses qui ne passent pas dans les journaux, c'est abstrait. Même le
message, il n'est pas dans l'environnement, il ne s'inscrit pas. C'est dur de
tourner vers la Mecque quand tu es dans le métro. Mes parents ne
pouvaient pas expliquer les versets du Coran. 1» (26 avril
1988)
La transmission de valeurs religieuses s'avère ainsi une
tâche délicate dans un milieu d'immigration où deux
cultures de confessions rivales se côtoient. L'éducation
islamique tient alors en grande partie à l'image que donnent les
parents
1 Akli Tadjer cité par Anne V. Cirella-Urrutia,
« Images d'altérité dans les oeuvres autobiographiques "Les
A.N.I du 'Tassili'" de Akli Tadjer et "Temps maure" de Mohammed Kenzi
», art. cité en ligne :
http://motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP2303acu.html
de cette religion. A ce sujet la narratrice nous montre que son
père n'est pas un modèle idéal pour une telle tâche
:
« Je suis allé m 'assoir à
côté d'un vieil africain qui tenait un chapelet de bois dans sa
main. Il faisait tourner les boules lentement entre ses doigts. Ça m'a
rappelé mon père dans ses rares moments de piété,
même s'il n'avait rien d'un bon musulman. On va pas prier après
avoir descendu un pack de 1664. 9a ne sert à rien. »
(p.162)
Omar, le protagoniste de Les A.N.I. du "Tassili"
manifeste également son trouble lorsqu' un vieil homme l'invite
à la prière :
« Tu viens à la prière, mon fils?
» Insiste-t-il. C'est certainement la question la plus embarrassante qu'on
m'ait jamais posée. Si je lui dis que mon savoir théologique se
limite à « Allah ou Akbar » et « Inch Allah », je
vais passer pour le dernier des connards. Si je lui réponds que
ça ne m'intéresse pas, je vais passer pour le fils du diable en
personne, et qui peut deviner la suite...1 » (p. 63)
A l'opposé d'Omar, Doria semble ne pas se rendre compte
de ce virement vers la culture occidentale car la religion est
considérée comme référent culturel, et donc comme
partie prenante de l'identité des sujets. Adoptant ainsi des traits de
la culture du pays d'accueil, nous pouvons dire que la narratrice est en train
de vivre une acculturation, phénomène défini comme :
«Processus par lequel un groupe humain assimile tout ou partie des
valeurs d'un autre groupe humain2 ».
L'héroïne de Kiffe kiffe
demain assimile ainsi partiellement des valeurs de la culture
occidentale, elle est considérée dans ce cas, en se
référant à la terminologie de Grosjean3, comme
un sujet biculturel. Selon Grosjean, à la différence
d'un bilingue pouvant distinguer partiellement mais volontairement entre deux
langues (cas de diglossie par exemple), le biculturel se trouve dans
l'incapacité de séparer ses deux cultures : « certains
traits viennent de l'une ou de l'autre culture et se
1 Tadjer, Akli, Les A.N.I. du "Tassili",
Paris, Seuil, 1984, p.63.
2 Petit Robert, 1996
3 Grosjean, F, Le bilinguisme et le biculturalisme
: Essai de définition, Tranel, 1993, p. 19.
combinent, tandis que d'autres sont nettement une
synthèse des deux (...) certains aspects resteront sous forme de
synthèse, et ne pourront plus être réductibles à
l'une ou l'autre des cultures de
référence1».
Nous pouvons ainsi comprendre l'attitude de Doria qui tout en
étant musulmane pratiquante (trait de la culture maternelle), songe
à un mariage chrétien à l'église (trait de la
culture du pays d'accueil : la culture française). Cette culture hybride
semble renvoyer le bilingue biculturel dans un « tiers espace », un
espace qui ne trouve droit de cité que dans l'imaginaire subjectif de
ces jeunes beurs réclamant fièrement et parfois douloureusement
leur double appartenance.
Donc, le social influe à un point considérable
sur l'imaginaire de la personne. L'identité serait alors le produit de
l'interaction entre le Soi et le social. Dans le domaine de la psychologie
sociale2, les théoriciens du rôle (Goffman3,
Mead4) soutiennent justement ce rapport étroit entre la
société et l'individu et emploient le concept de Soi
comme « une structure cognitive qui naît de l'interaction
de l'organisme humain et de son environnement social.5»
Notons, toutefois, que « C'est sous la forme de l
'autrui généralisé que le processus social influence le
comportement des individus concernés (...) Car, c'est sous cette forme
que le processus social ou la communauté pénètre en tant
que facteur déterminant dans la mentalité de
l'individu6». L 'autrui généralisé
désigne à la fois les membres de la communauté
sociolinguistique à laquelle appartient l'individu ou un groupe de
personnes qui ne partagent pas la même référence culturelle
mais
1 VAILLANCOURT, Josette, « Le nouveau
bilinguisme : analyse d'un entretien », art. en ligne :
http://www.cavi.univ-paris3.fr/Ilpga/ed/dr/drdm/nouveau_bilinguisme.html
2 L'encyclopédie Wikipédia
définit la psychologie sociale comme : « une branche de la
psychologie qui s'intéresse à l'influence des processus cognitifs
et sociaux sur les relations entre les individus (relations interpersonnelles)
et ainsi que les fondements de ces relations. Elle étudie tant les
interactions des individus en groupe et société que les
comportements des groupes et sociétés eux-mêmes. »,
lien :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Psychologie_sociale
3 Erving Goffman, La mise en scène de la
vie quotidienne, Collection Le Sens Commun, Éditions de Minuit,
Paris, 1959.
4 MEAD, G.-H, L'esprit, le soi, la
société, Paris : PUF, 1963.
5 « Évolution de l'intérêt pour Soi
», extrait d'ouvrage en ligne :
http://www.pug.fr/extrait_ouvrage/Esoi.pdf
6 MEAD, G.-H, op. cit., p. 155.
constituent tout de même une communauté
géographique. Etant en interaction continuelle avec son milieu social,
l'individu est assurément un produit social. Lévi- Strauss
confirme ainsi que l'homme ne peut vivre seul : « l'exclusive
fatalité ou encore l'unique tare qui puisse affliger un groupe humain et
l'empêcher de réaliser pleinement sa nature ; c'est d'être
seul »
Vu l'importance du cadre social, Guène ancre davantage
son roman dans l'environnement socioculturel en braquant la lumière sur
la souffrance des immigrés musulmans face aux autorités
françaises qui ne tolèrent pas la différence. Yasmina, la
mère de la protagoniste, retrouve justement du mal à être
arabo-musulmane et à travailler dans un espace ne prenant pas en
considération la spécificité de sa culture : «
Parfois quand elle rentre tard le soir, elle pleure. Elle dit que c'est la
fatigue. Pendant le ramadan, elle lutte encore plus parce qu'à l'heure
de la coupure, vers 17h30, elle est encore au travail. Alors pour manger, elle
est obligée de cacher des dattes dans sa blouse. Elle a carrément
cousu une poche intérieure histoire que ça fasse plus discret
parce que si son patron la voyait, elle se ferait engueuler. »
(p.14)
Les immigrés musulmans luttent, ainsi, quotidiennement
pour le droit d'être différents, d'avoir une culture autre que
celle du pouvoir dominant.
4-Regards croisés
Kiffe kiffe demain procure un espace
parfait à l'observation des représentations nées au
croisement de deux cultures. La différence de l'Autre suscite de
multiples interrogations provoquant la fascination pour certains et le
mépris pour d'autres. L'altérité pousse ainsi l'individu
à faire tout un travail de reconnaissance, de comparaison et de
reconstruction d'images confrontées inévitablement avec la propre
image de Soi. C'est justement cette forme de construction d'images qu'on
appelle représentations. Donc, la représentation traite
essentiellement «du rapport entre la signification, la
réalité et son image1 ». Cette triple
combinatoire repose sur le pouvoir « d'interpréter la
réalité qui nous entoure d'une part en entretenant avec
1 Charaudeau Patrick, Maingueneau D., Dictionnaire
d'analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p.502.
elle des rapports de symbolisation et d'autre part en lui
attribuant des significations1».
Nous considérons au cours de cette analyse
l'identité culturelle comme « représentation (de soi)
qui s'élabore sur la base d'une interaction entre individuel et
collectif avec l'idée que l'identité est unique mais doit se
conformer, qu'elle est multiple mais doit rester cohérente et
préserver sa continuité(...) l'identité se doit
d'être dynamique.2 »
C'est dans cette perspective que nous examinerons le
dispositif de construction de l'identité culturelle à travers les
représentations de Soi et de l'Autre ainsi que le mécanisme de
valorisation/dévalorisation développés par quelques
personnages dans le roman. Pour ce faire, nous ferons appel à quelques
concepts en psychologie sociale auxquels nous apporterons des
définitions au fur et à mesure de notre analyse.
Nous tenterons d'approcher le « Soi social
» qui selon la conception psychologique de James « est tous
les éléments de définition de Soi en rapport avec l'autre,
et dans l'interaction avec l'autre. Les éléments de connaissance
de soi que les autres me renvoient dans l'interaction, et l'idée que je
me fais de ce que les autres me renvoient, ainsi que la façon dont je me
perçois dans la relation avec autrui3». Quelques
années après James, le psychologue Baldwin4s'est
intéressé au développement du « Soi social » et
lui a secondé le terme « socius » qu'il a
décomposé en deux aspects mystérieusement reliés :
l'égo et l'alter. L 'égo est l'ensemble d'idées
que nous avons sur nous-mêmes c'est-à-dire la manière avec
laquelle nous nous voyons. L 'alter est l'image que nous nous faisons
des autres. Donc, « le Soi correspond à la fois aux
différentes perceptions que divers individus ont d'une personne et aux
différentes perceptions que cette personne a de chacun de
1 Guimelli C., La Pensée sociale,
Paris, PUF, 1999, p.64.
2 WAGNER, Anne-Lorraine, Dynamique identitaire et
stratégies d'acculturation : Le cas de collégiens mosellans issus
de l'immigration italienne, Mémoire présenté en vue
de l'obtention de la Maîtrise de Psychologie, Le 16 septembre 2003, lien
:
http://www.memoirestheses.com/psychologie/acculturation.htm
3 William, James, Principes de psychologie,
1890.
4 Baldwin, Social and Ethical Interpretations in
Mental Development, 1897.
ces individus1». Nous observerons
alors les corrélations qui se font entre égo et alter cherchant
à constituer un Soi identitaire équilibré. Voyons donc les
exemples suivants :
En regardant la météo le soir, Doria et sa maman
ont tenu une conversation : « Maman m'a dit qu'elle trouvait ça
vraiment bête cette manie occidentale de donner des noms à des
catastrophes naturelles. » (p.81)
La mère de Doria a d'abord remarqué la
différence entre sa culture et celle du pays d'accueil : en occident on
nomme les phénomènes naturels alors que dans sa culture arabe on
ne le fait pas. C'est par rapport à cette opposition à la culture
d'origine qu'elle a émis un jugement dévalorisant car justement
« chaque trait physique ou culturel qui différencie une
personne des autres peut devenir objet de dévalorisation2
». Ce regard dépréciatif est bien décelable avec
l'utilisation de l'adjectif « bête » ainsi que le substantif
« manie ». Remarquons que cette dévalorisation de l'Autre
émane d'une valorisation de Soi gratifiant dans ce sens la logique de la
pensée de son propre univers culturel. Cependant, ce mécanisme de
valorisation/ dévalorisation diffère d'un individu à un
autre car justement chacun « perçoit l'autre au travers de ses
propres filtres émotifs, culturels,
cognitifs.3».
Notons également que l'interaction égo/alter se
représente sous plusieurs formes : je/une autre personne, je/un groupe
spécifique, je/une nation. Quant au « je » il peut être
individuel ou collectif, dans l'exemple précédant nous opposerons
un « je » individuel à la communauté occidentale. Nous
parlons d'individualisme dans le sens où Yasmina donne sa propre
représentation de la culture de l'Autre et non pas celle de tous les
membres de sa communauté culturelle. « Ainsi, il y a bien une
authenticité effective du Soi4 ».
1 « Évolution de l'intérêt pour
Soi », op. cit.
2 Malewska-Peyre, Hanna, « Le processus de
dévalorisation de l'identité et les stratégies
identitaires », cité in : Stratégies
identitaires, Presses Universitaires de France, 1990, p.120.
3 ADEN, Joëlle, « Évaluer l'impact des
stéréotypes dans les supports multimédia », art.
en ligne :
http://alsic.u-strasbg.fr/v09/aden/alsic_v09_13-rec4.htm#[ZavalloniLGuerin87
4 Larouche, Christian, « Identité et
étique à partir d'Emmanuel Lévinas », art. en
ligne :
http://www.er.uqam.ca/nobel/soietaut/documentation/publications_ouvrages/laroucheidenethi.pdf
Examinons encore l'exemple suivant : la narratrice nous parle
de l'une des visites de l'assistant social chez eux : « Quand il
venait à la maison, ça lui faisait exotique. Il regardait bizarre
les bibelots qui sont posés sur le meuble, ceux que ma mère a
apportés du Maroc après son mariage. Et puis comme on marche en
babouches à la maison, quand il entrait dans l'appartement, il enlevait
ses chaussure pour faire bien » (p.18)
Nous assistons dans l'exemple ci-dessus à une
scène de contact de cultures très surprenante. Doria,
amusée, suit le regard d'un étranger explorant des traits de sa
propre culture. Le regard « bizarre » de l'assistant social
est celui de toute personne découvrant les spécificités
d'une culture autre que la sienne. Cependant, cette « bizarrerie »
éveille l'intérêt de la narratrice qui venait de percevoir
qu'on pouvait regarder autrement son milieu très habituel. Nous
remarquons, ainsi, que le décor d'une maison reflète
également l'empreinte spécifique d'une culture. Cependant, la
différence de l'autre dans cet exemple est vue d'un oeil «
exotique ». Autrement dit, l 'alter (qui est dans cet exemple en
se plaçant du côté de l'assistant social : le milieu de la
famille arabe) n'est pas dévalorisé mais plutôt inspire
l'intérêt vu son originalité. L'autre aspect de cette
valorisation est le respect des rituels de l'Autre : « comme on marche
en babouches à la maison, quand il entrait dans l'appartement, il
enlevait ses chaussure pour faire bien ». Donc, l'assistant social a
préféré se soumettre aux habitudes culturelles de la
famille de Doria pour montrer sa sympathie. Ainsi, l'intérêt
engendre le respect.
Ce qui est intéressant dans cet exemple c'est que Doria
revoit des aspects de sa propre culture reflétés à travers
le regard et les réactions d'une personne étrangère.
Observer Soi à travers le regard de l'Autre nous renvoie à la
conception du « Soi- miroir » de Cooley1: « De la
même façon que nous voyons notre visage, notre allure, nos
vêtements dans la glace, nous nous y intéressons par ce qu'ils
sont notre et en sommes ou non satisfait, de la même façon nous
percevons dans l'imagination dans l'esprit d'autrui, quelque idée de
notre apparence de nos manières d'être de nos buts, actes, traits
de caractère,
etc. et nous en sommes
diversement affectés ».
1 COOLEY, C.H, Human Nature and the Social
Order, New York, Charles Scribner & Sons, 1902, 184.
Cette image que nous renvoie l'Autre de nous même est
toutefois, reconstruite en passant par les filtres psychologiques propres
à chaque individu.
Les regards se croisent encore et l'égo et
l'alter se manifestent et se remettent en question : « Ce
prof, il est gentil mais j'aime pas trop qu'il me parle car j'ai l'impression
de lui faire pitié et j'aime pas ça. C'est comme au Secours
populaire avec Maman quand la vieille à qui on demande un sac de
plastique pour mettre les pulls qu'on a choisis nous regarde avec les yeux
mouillés. A chaque fois on a envie de lui rendre des pulls et se tirer.
» (p.26)
L'égo de la narratrice semble ne pas supporter
le regard de l'Alter (le professeur et la vieille) car l'image qui s'y
reflète ne la satisfait guère. Il serait intéressant
à ce niveau d'analyse d'évoquer les deux aspects de Soi
distingués par Mead : « le Je et le Moi comme
éléments constitutifs du Soi1». Il
définit les deux concepts ainsi : « Le Je est la
réaction de l'organisme aux attitudes des autres ; le Moi est l'ensemble
organisé des attitudes des autres que l'on assume soi-même. Les
attitudes d'autrui constituent le Moi organisé auquel on réagit
comme Je2 ». Donc, dans l'énoncé
précédent les réactions du professeur ainsi que celles de
la vieille qui consistaient dans un regard de pitié « nous
regarde avec les yeux mouillés », constituent le Moi
irritant auquel a réagi le Je de la narratrice par un sentiment
de malaise.
Nous tenterons d'examiner l'interaction égo/alter et Je/
Moi dans un espace où deux cultures s'affrontent et se réfutent.
Observons le passage suivant :
« Quand j'étais petite et que Maman m'emmenait
au bac à sable, aucun enfant ne voulait jouer avec moi. J'appelais
ça « le bac à sable des français », parce qu'il
se trouvait au coeur de la zone pavillonnaire et qu'il y avait surtout des
familles d'origine française qui y habitaient. Une fois, ils faisaient
tous une ronde et ils ont refusé de me donner la main parce que
c'était le lendemain de l 'aïd, la fête du Mouton, et que
Maman m'avait mis du henné sur la paume de la main droite. Ces petites
têtes à claques croyaient que j'étais sale. Ils n'avaient
rien compris à la mixité sociale et au mélange des
cultures. » (p.90)
1 MEAD, G.-H, L'esprit, le soi, la
société, Paris : PUF, 1963, p.178.
2 Ibid. p.149
Quand deux cultures différentes se retrouvent en
contact, des sentiments ambigus commencent à émerger, mais c'est
souvent vite l'appréhension qui l'emporte. En effet, l'individu a
tendance à avoir peur du différent, peur du mal inconnu qu'il
pourrait apporter, peur du changement au contact d'autrui, et encore
différents prétextes qui n'engendrent que des relations
conflictuelles, tendues voire haineuses. Dans l'exemple ci-dessus, la
narratrice d'origine maghrébine se trouve au sein d'un groupe d'enfants
français, cette première différenciation d'ordre ethnique
suppose une différence de cultures donc de divergence de pratiques
socioculturelles. Ainsi, l'égo et l'alter n'appartiennent pas au
même univers référentiel.
Cependant, en s'approchant pour jouer avec les autres enfants
français la jeune narratrice se heurte à leur rejet. Le refus des
enfants s'explique par le rejet d'une pratique culturelle qu'ils ignorent : le
henné étant une poudre colorante à base de feuilles
séchées, utilisée comme teinture pour les mains, les
cheveux et les pieds. Cette pratique culturelle est très répandue
chez les familles arabo-musulmanes considérant le henné comme
l'un des plus importants produits avec lesquels la femme se fait belle. Ce
symbole de beauté se transforme pour le Moi (ensemble
organisé des attitudes des enfants français) comme signe de
saleté, cette incompréhension est causé essentiellement
par le refus du dialogue. Cependant, l'égo de la narratrice,
consciente de ce malentendu, se dédaigne et se manifeste du coup le Je
qui dévalorise cette attitude de refus : « Ces petites
têtes à claques croyaient que j'étais sale. »,
l'expression idiomatique « tête à claque »
est de valeur péjorative car elle est utilisée pour
désigner une personne dont la sottise dépasse l'entendement.
Quant au verbe « croire », il suppose l'incertitude de
l'information et donc sa fausseté que confirme justement la narratrice :
« Ils n'avaient rien compris à la mixité sociale et au
mélange des cultures. ». Donc, l'alter est
dévalorisé car il a porté injustement atteinte à
l'égo.
Cet exemple est à l'image de tous les immigrés
qui ont tout essayé pour s'intégrer dans la
société française mais en vain. Tout comme la narratrice
qui a été marginalisée, les immigrés souffrent
de l'exclusion sociale et cela est dû au fait que
la France refuse d'adopter le
multiculturalisme1 ou le métissage culturel et de
permettre aux cultures de s'échanger et de dialoguer. A l'air de la
mondialisation ces victimes du système tyranniquement mono-culturel
réclament une éducation interculturelle car « La
construction d'un monde interculturel est possible dans un espace empreint de
respect et de tolérance de l'autre. Autrement dit, le dialogue des
cultures est la résultante d'une articulation positive des
différences et des ressemblances entre partenaires autonomes et actifs,
partageant une même communauté de destin.22
»
Si cette notion de tolérance culturelle ne trouve pas
d'esprits réceptifs dans le monde réel, la littérature
propose, néanmoins, un terrain favorable à l'entente des
cultures. Effectivement, la littérature ouvre un espace propice
d'hybridation de corrélation et de dialogue polyphonique entre les
cultures s'opposant ainsi à tout « impérialisme culturel
».
Chapitre III : Univers culturel universel
Une culture télévisuelle :
La banlieue est un lieu défavorisé car à
l'origine ces zones périphériques aux lisières de la
capitale étaient conçues juste pour le logement des ouvriers.
Donc, ces jeunes résidant une banlieue privée automatiquement
d'espaces pour le développement culturel, se retournent vers la
télévision qui devient pour la plupart d'eux l'unique moyen de
culture. Faiza Guène, jeune auteure habitant également une
banlieue, n'en a pas fait l'exception car la référence aux
programmes télévisés est très frappante dans son
Kiffe kiffe demain. En effet, l'espace
télévisuel domine tout le roman : plus d'une vingtaine
d'émissions télévisées, de noms d'acteurs, de
1 L'encyclopédie Wikipédia propose la
définition suivante : « Le multiculturalisme est un terme sujet
à diverses interprétations. Il peut simplement désigner la
coexistence de facto de différentes cultures (ethniques, religieuses
etc..) au sein d'un même ensemble (pays, par exemple). », lien :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Multiculturalisme
2 Laboratoire : Langues, littératures, Civilisation
et Histoire en Afrique, Dialogue des cultures et / ou culture du dialogue,
Colloque international, Université d'Oran, Les 12 et 13 novembre 2007,
résumé en ligne :
http://www.univ-oran.dz/cultureetdialogue.doc
présentateurs de la télévision, y sont
cités. Nous examinerons comment cet espace culturel agirait sur
l'imaginaire et la vision du monde de la narratrice.
Nous avons remarqué que chaque évènement
dans la vie de Doria est vu à travers ses connaissances
antérieures acquises par le biais de la télévision. Au
long du roman la protagoniste n'a pas pu s'empêcher de faire incessamment
ces correspondances. Ainsi, les rêves, les valeurs et les jugements de
Doria ne trouvent leur concrétisation qu'à travers les programmes
télévisés :
L'homme idéal : « je me voyais
plutôt avec MacGyver. Un type qui peut te déboucher les chiottes
avec une canette de Coca, réparer la télé avec un stylo
Bic et te faire un brushing rien qu'avec son souffle. Un vrai couteau suisse
humain. » (p.41).
MacGyver personnage d'une série
télévisée incarne ainsi l'image de l'homme idéal
pour Doria : un personnage hors commun qui réalise des exploits
extraordinaires voire impossibles, une pure figure qui ne trouve place que sur
l'écran de la télévision. Le monde
télévisuel a ainsi influencé les représentations de
la narratrice au point de les idéaliser. Nous reconnaissons à
l'évocation d'un tel exemple l'imagination fertile d'une adolescente
envoûtée dans les rêves :
« Moi je préfère les héros,
comme dans les films, ceux qui font rêver les filles...Al Pachino, je
suis sûre que personne pouvait lui tirer son goûter. Direct il sort
le semi-automatique, il t'explose le pouce, tu peux plus le sucer le soir avant
de t'endormir. Terminé. » (p.47).
Dans un milieu dur comme celui de la banlieue les rêves
deviennent les seules bouffées d'oxygène qui nourrissent
l'espoir. De tels exemples traversent tout le roman offrant ainsi au lecteur
des moments de joie partagés avec une narratrice transparente. La
lecture de textes littéraires apparait donc comme « un des
lieux de l'imaginaire où se dessine dans une sorte de miroir universel
le jeu d'ombre et de lumière de nos angoisses, de nos rêves et de
nos fantasmes1 ». Vincent Jouve à montré
justement dans ce sens que : « L'emprise fantasmatique [...] tient
essentiellement à la réactivation par le récit des
fantasmes originaires au
1 LANGLADE, Gérard, « La lecture
littéraire : savoirs, réflexion et sentiments », art.
en ligne :
http://www.discip.ac-caen.fr/la.reussite.en.seconde/IMG/pdf/actfran_langlade.pdf
fondement de l'identité du sujet. Rares sont les
récits où les "scénarios" imaginaires de l'enfance ne sont
pas, plus ou moins clairement, rejoués par les personnages. Le lecteur
ne peut manquer de les reconnaître, voire de se reconnaître
à travers eux.1»
La justice : « Moi, j'y connais pas
grand-chose à la justice, les seules références que j'ai
dans ce domaine, c'est les épisodes de Perry Mason, le grand avocat. Je
me rappelle même qu'il y avait un juge qui s'endormait pendant les
procès et les gens l'appelaient quand même « Votre Honneur
» » (p.86)
Cet exemple nous permet de constater que la
télévision ne représente pas seulement un monde
féérique pour la narratrice mais également un univers de
référence de prédilection. Des valeurs humaines comme
la justice ne prennent sens qu'à travers les émissions
télévisées qui en parlent. C'est donc par rapport à
l'image que reflète la télévision de ces valeurs que Doria
construit ses représentations. Notons, cependant, le rôle
potentiellement néfaste de ce média car justement la
télévision est une voie privilégiée pour la
transmission de divers stéréotypes. Donc, « L'image
télévisuelle est "une caisse de résonance" du discours
social intériorisé, un observatoire socioculturel de nos modes de
pensées collectifs, une machine à stéréotypes.
2»
Effectivement, dans l'exemple précédent nous
reconnaissons facilement le stéréotype du juge irresponsable et
désintéressé. Ce genre de stéréotypes
véhiculés par le biais de la télévision influe
rapidement sur les téléspectateurs et agit sur leur
réaction. Ainsi, «Les médias représentent le
pouvoir le plus puissant, le plus insidieux et le moins contrôlable
exercé sur les enfants et adolescents « normaux ». Leur
influence est subtile, cumulative, et prolongé
e.3»
Le divorce : « Dans Zone interdite,
Bernard de La villardière parlait du problème du divorce.
Il expliquait comment ça augmentait à fond. La seule raison que
je vois à
1 Jouve, Vincent, La poétique du
roman, SEDES, Paris, 1997, pp. 95-96.
2 Joly, M, L'image et son
interprétation. Paris : Nathan - VUEF, 2002.
3 « Impact des médias », art. en ligne
:
http://ist.inserm.fr/basisrapports/trouble_conduites/chap07.pdf
ce phénomène, c'est Les Feux de l'amour.
Dans le feuilleton ils se sont tous mariés entre eux au moins une
fois, si ce n'est deux. » (p.42)
Nous décelons dans cet exemple une certaine
maturité de la narratrice car à la différence des
adolescents de son âge, Doria n'axe pas son intérêt que sur
les émissions de distraction mais regarde également d'autres
traitant des sujets importants dans la vie comme le divorce. Autre
phénomène qui pourrait surprendre le lecteur c'est que la
narratrice en apprenant de nouvelles informations par le biais de la
télévision : « le divorce (...) augmentait à fond
», n'a pas cherché à se représenter cette
information dans le monde réel (vécu ou entourage) mais au
contraire elle ne s'est pas arrachée au monde télévisuel
et s'est référé au feuilleton « Les feux de
l'amour ». Cela nous donne l'impression que Doria confond les deux
mondes : télévision et réalité. Ainsi, ses
programmes télévisés deviennent des
évènements vécus, un monde plus réel que le
réel.
Même quand Doria met les pieds sur terre, la
télévision intervient pour diriger ses pas : En parlant de
« Tante Zohra » qui cherche une meilleure façon
d'annoncer la nouvelle de l'arrestation de Youssef à son mari, Doria
propose : « Pour les mauvaises nouvelles, il faut s'inspirer de la
télé. Du courage et du tact de Gaby Dans Sunset Beach quand elle
annonce à son con de mari qu'elle l'a trompé avec son propre
frère. En plus, il était prêtre le frère »
(p.95)
Dans cet exemple la narratrice sépare ses deux mondes
et réalise que la télévision est un parfait moyen
d'inspiration. Donc, les programmes télévisés donnent des
idées ingénieuses à Doria qui les investit pour s'en
sortir de situations difficiles. La télévision devient ainsi pour
la protagoniste de Kiffe kiffe demain un guide
pratique pour la réussite de la vie.
La référence à la
télévision se présente également quand la
narratrice s'apprête à décrire le caractère d'un
personnage : « Le seul qui ne fait pas grève, C'est M.
Lefèvre, celui qui parle comme Pierre Bellemare, le présentateur
de téléachat à l'ancienne » (p. 65)
A propos de l'assistant social : «il ressemble à
Laurent Cabrol, celui qui présentait « La nuit des héros
» sur TFI le vendredi soir » (p.18)
Ces correspondances épargnent à la narratrice de
faire toute une description car le rapprochement avec un modèle
médiatisé assure sa reconstruction par un grand pourcentage de
lecteurs. Donc, se référer à des images inspirées
par la télévision permet à la narratrice
d'économiser du temps et confère à la description plus de
vivacité car l'écrit dans ce cas renvoie le lecteur à une
image visualisée. La télévision est ainsi un univers
primordial dans la vie de la narratrice qui finit par s'en rendre compte :
«s'ils nous coupent la télé comme ils nous ont
coupé le téléphone, c'est chaud. J'ai que ça (...)
l'église, les dessins des vitraux, c'était la Bible du pauvre,
pour les gens qui savaient pas lire. Pour moi la télé
aujourd'hui, c'est le coran du pauvre. » (p.155).
Faiza Guène explique pourquoi la
référence au monde télévisuel est si importante
pour sa narratrice : « La télévision est très
importante dans son cas, elle n'a pas un accès à la culture. Sa
seule référence est la télévision. Toute sa vie est
calquée par rapport à ces émissions, ces séries
télévisuelles. Elle a une vie un peu dure, mais elle s'imagine
dans les feux de l'amour, elle s'invente un peu une autre vie.1
».
Des exemples de référence au monde de la
télévision abondent dans Kiffe kiffe
demain l'ancrant ainsi dans un décor original s'ouvrant
sur l'universalité. Se référant à une telle culture
universelle, les jeunes de la banlieue ont pu dépasser une culture de
l'enfermement (culture du ghetto) pour s'ouvrir sur une « culture
populaire, de base, pas spécialement jeune, pas spécialement de
cité, une culture d'aujourd'hui2». Ainsi,
« texte de plaisir(...) celui qui vient avec la culture, ne rompt pas avec
elle3 ».
1 Faiza Guène lors de sa rencontre avec les
élèves de Montreuil, lire son intervention en ligne :
http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html
2 Paroles de la bibliothécaire, rencontre de
Faiza Guène avec les élèves de Montreuil, paroles
recueillies en ligne :
http://www.mini-sites.hachette-livre.fr/hcom/faiza_guene/site/montreuil.html
3 Barthes, Roland, Le plaisir du texte,
Éditions du Seuil, Paris, 1973, p.25
Kiffe kiffe demain représente
ainsi un foyer à ciel ouvert d'une littérature moderne
contemporaine qui affiche sa volonté à répondre au besoin
de l'homme actuel.
A travers l'analyse de l'espace interculturel dans
Kiffe kiffe demain, nous constatons que Guène
prouve encore que son aventure romanesque est ancrée au coeur de
l'autofiction. En effet, l'autofiction représente ici un lieu d'action
qui permet à Faiza Guène de reconstruire des
représentations de sa culture, tout en abordant des
problématiques sociales de son pays d'accueil. Ce processus engage un
travail intérieur sur sa propre conception de la culture (la sienne et
celle de l'Autre) et une reconnaissance des représentations culturelles
qui habitent son identité. Son roman devient donc une toile
somptueusement représentative de la réalité
socioculturelle d'une nouvelle génération d'immigrés en
France.
En effet, Faiza Guène, jeune beurette, met en
scène, dans son premier roman, un espace où se côtoient
et/ou s'affrontent plusieurs cultures. Cet espace multiculturel décrit
par la narratrice est le même espace où l'écrivaine a
grandi : l'espace complexe de la banlieue française. Guène s'est
ainsi inspirée de son propre univers culturel pour donner un
décor spécifique à son roman. Douvrovsky insiste justement
sur le fait que l'autofiction ait pour matière brute le réel,
l'univers culturel n'est-il pas une composante essentielle du réel ? En
effet, la réalité ne peut être appréhendée en
dehors de son rapport avec la culture vue ou vécue. Ayant pour ambition
de cerner cette réalité socioculturelle, l'oeuvre de Guène
trace un portrait fragmenté de l'identité culturelle d'une
communauté immigrée.
De plus, c'est avec une langue simple et spontanée que
Guène retrace le processus d'identification et de construction et
reconstruction des représentations culturelles. Les mots donc n'agissent
pas seulement comme des outils narratifs mais se doublent d'une
réalité pluriculturelle.
L'autofiction est donc un espace d'inspiration réelle,
à la quête minutieuse d'une illusion du réel même au
coeur d'une fiction. A travers Kiffe kiffe demain,
Guène donne la possibilité d'explorer le concept d'autofiction
sous ses différentes conceptions.
CONCLUSION GENERALE
Nous avons tenté à travers une approche
interdisciplinaire d'éclairer quelques points caractéristiques de
l'écriture guènienne. Kiffe kiffe
demain représente une forme d'écriture
contemporaine : une écriture qui peint généreusement une
complicité sincère entre les mots et la pensée de
l'écrivaine. Cette nouvelle forme scripturale s'est souplement mise sous
la tutelle du large champ ambigu de l'autofiction.
L'autofiction ou ce qui est appelé par certains la
nouvelle autobiographie représente justement cette nouvelle forme
d'écriture prônant la liberté du langage non pas par manque
de maîtrise mais par essence de la pensée. En effet,
l'écriture autofictionnelle permet de toucher la profondeur de
l'être par son aspect spontané qui met en confiance un inconscient
balbutiant. C'est ainsi que cette nouvelle coloration de l'écriture de
soi privilégie le retour du psychologisme sur la scène
littéraire en France.
Guène, très jeune, n'a pas tardé à
réaliser que l'écriture de l'inconscient est le meilleur moyen
pour mettre la main sur le vif de la réalité. Elle ancre, ainsi,
son écriture dans un espace autofictionnel qui n'a de souci que de faire
vivre et revivre les mots. Cette nouvelle génération
d'écrivains de l'immigration se sert d'une langue qui aspire
somptueusement à s'élever à une simplicité
originale.
Guène met ainsi au service de sa plume une langue
débarrassée des ornements de la langue recherchée car
comme le souligne H. Guilbert : « J'aime que ça passe le plus
directement possible entre ma pensée et la vôtre, que le style
n'empêche pas la transfusion1 »
Ce souci de communication est guidé par la
vraisemblance et la sincérité attendues par le lecteur.
Guène rassure donc son lecteur par l'emploi des formes
d'écritures proches de l'oral car « cet affichage de signes
d'oralité soutient
1 Guilbert, H., Le Protocole compassionnel,
Paris, Gallimard, 1999, p.105, cité par P. Gasparini, Est-il je
?, op.cit, p.167.
régulièrement une pétition de
sincérité 1», ainsi que par la mise en
scène du séducteur incontournable « je ». Cette
instance de subjectivité a un effet féerique sur le lecteur :
elle chatouille sans cesse son affection.
Toutefois, cette écriture n'est pas aussi simple
qu'elle le parait. Effectivement, la simplicité s'avère parfois
plus dure à atteindre que les autres formes enjolivées.
Guène a, donc, met soigneusement en oeuvres des stratégies
d'écriture propres à une génération jeune dont
l'esprit créatif n'a nulle limite.
L'auteure de Kiffe kiffe demain a
choisi de mettre au monde son premier roman avec une langue
décentrée qui opère des distorsions phono-syntaxiques
sur la langue standard tout en maniant un lexique original. En effet,
Guène a fait appel aux procédés de création
lexicale pour réunir les ingrédients d'une langue bien
parfumée de vivacité : argot, verlan, emprunt etc. Donc, cette
langue aussi transparente qu'elle soit crée ses propres
mécanismes de développement qui servent le raisonnement
spontané d'une pensée.
Cependant, l'originalité de Kiffe kiffe
demain ne réside pas exclusivement dans la langue
employée mais également dans la prise en charge de la dimension
socioculturelle d'une génération en effervescence. En effet, le
roman de Guène est un espace hybride où se sollicitent, se
réfutent et s'entremêlent deux cultures, deux identités
pour donner naissance à une réalité qui va au delà
d'une représentation du réel.
C'est à travers justement l'emploi
d'énoncés bilingues ou ce qu'on appelle le code switching que la
réalité socioculturelle de la banlieue prend ses traits
distinctifs. La mise en scène de ce genre de phénomènes
sociolinguistiques témoigne d'un souci de réalisme et nous a
permis d'examiner les stratégies identitaires développées
par les personnages vis-à-vis cette réalité hybride de la
banlieue française.
1 Gasparini, P., Est-il je ?, op. cit,
p.166.
Remarquons que cette dimension du social est présente
dans tous les romans d'immigration. Ce retour au social est également
décelé dans les romans contemporains, phénomène
troublant dans une société individualiste et
réifiée. Cependant, ce réalisme à la quête
d'une transcendance au social semble affaiblir les mythomanies de la fiction.
Effectivement, les écritures de soi à vocation autobiographique
envahissent de plus en plus le champ littéraire français ces
dernières années. Dans ce sens on se demanderait si la fiction ne
tomberait pas en désuétude comme l'estime justement Peter Handke
:
« La fiction, l'invention d'un
événement comme véhicule destiné à
m'informer sur le monde n'est plus utile, elle n'est plus qu'un obstacle. De
manière générale le progrès de la
littérature me parait consister en une élimination progressive
des fictions inutiles. 1»
C'est dans ce sens que Doubrovsky avec son fameux concept
d'autofiction juge que la fiction n'est que langage et que la matière
première du romancier doit être le réel. Le lecteur d'une
oeuvre contemporaine doit ainsi interagir continuellement le Texte et son
Contexte, confronter le dit et le non dit, le patent et le latent.
Nous tenons à signaler que l'oeuvre de Guène est
également exceptionnelle par la grande part accordée à
l'humour et à la dérision. C'est en quelque sorte le point fort
sur lequel est édifiée toute l'oeuvre. Nous n'avons pas
abordé ce point très important car nous estimons qu'il serait
plus intéressant de lui accorer une étude plus
détaillée ultérieurement.
Kiffe kiffe demain est une oeuvre
qui se prête à des lectures plurielles, un champ fertile qui
n'attend que les esprits curieusement lucides pour être exploité,
découvert et redécouvert.
1 Peter Handke traduit par : Petit, D., J'habite
une tour d'ivoire, Paris, Bourgeois, 1992, p.29.
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