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Se vouer à l'autre - L'aventure éthique avec Emmanuel Levinas

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par Grégoire Jalenques
Institut Catholique de Paris - Master 1 2006
  

Disponible en mode multipage

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Grégoire Jalenques Juin 2007

Mémoire de Master 1

Sous la direction de Jean-François Petit

Se vouer à l'autre

L'aventure éthique avec Emmanuel Levinas

Institut catholique de Paris - Faculté de philosophie

Université de Poitiers - Département de philosophie

Notice:

Pour rendre plus simple la notification des ouvrages cités, nous avons utilisé particulièrement pour les oeuvres de Levinas et de Ricoeur un système de notation spécifique: les ouvrages souvent cités sont notifiés par les initiales suivantes

Écrits de Levinas

AE Autrement qu'être ou au delà de l'essence

DL Difficile Liberté

EDE En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger

EI Éthique et infini

EPP Éthique comme philosophie première

HAH L'humanisme d'un autre homme

NP Noms propres

RA Répondre d'autrui

TI Totalité et Infini

Écrits de Ricoeur

SA Soi-même comme un autre

Enfin, nous usons pour présenter la pensée de Husserl et de Heidegger un cours d'introduction à la phénoménologie de Jean Greisch que nous avons mis en ligne sur internet. De ce fait là découle que la notification des citations de ce cours n'est pas parfaite. Notre pagination se base sur la lecture du cours sous la forme d'un traitement de texte Works.

Remerciements:

Nous voulons remercier particulièrement Jean-François Petit d'avoir dirigé la rédaction de ce mémoire.

Sont également remerciés Antoine Assaf et Marc Grassin pour leurs réflexions qui nous ont permis d'approfondir le sujet,

Nous adressons aussi ces remerciements à Bruno Riche, Mathieu Chauvet, Aurélien Joos, qui nous ont aidé pour ce travail, ainsi qu'à Frère Évariste et Auriane d'Oysonville pour la bonté qu'ils ont eu de nous communiquer leurs travaux sur Levinas afin de nous aider dans nos recherches.

Introduction

« Ma tache ne consiste pas à construire l'éthique: j'essaie seulement d'en chercher le sens »,1(*), nous dit Levinas. C'est précisément cet aspect qui traverse toute la pensée levinassienne qui veut diriger également ce travail. Levinas a conçu toute sa philosophie comme une recherche de sens de l'existence humaine face aux multiples occasions ou celui-ci disparaît voire est bafoué. Ce fut non seulement une recherche effrénée du sens mais avec cette qualité de le maintenir comme sens éthique. L'intérêt d'Emmanuel Levinas semble revêtir une certaine pérennité au sens ou ce qu'il dit, ce sens que toute sa philosophie veut transporter aux yeux de la pensée humaine de son temps rejoint quelque chose d'une exigence qui traverse les époques et les cultures. Ce sens c'est le sens de l'autre, qui de fait est éthique.

Si la philosophie de Levinas a pris son temps pour s'édifier, comme toute philosophie, il reste que l'intuition de ce sens est demeurée croissante de ses débuts à la fin de sa vie.

Cette pérennité qui semble marqué les thèmes abordés par Levinas vient sans doute du fait que lui-même s'est construit au carrefour de multiples civilisations. La littérature russe classique du XIXème ( Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï, etc.) mais également le contact très jeune avec l'héritage de ses pères, la Bible ont jalonné la maturation de Levinas, préparant une carrière philosophique prodigue. Levinas rapporte lui-même que le « problème philosophique entendu comme sens de l'humain, comme la recherche du fameux sens de la vie » trouve une illustration profonde dans les interrogations de « tous les personnages des romanciers russes. »2(*)

De même la Bible, pensé comme ce livre ou «  se disent les choses premières, celles qui devraient être dites pour que la vie humaine ait un sens », a aussi sa part dans la formation d'un sens profond de la philosophie comme recherche du sens de la vie humaine.

Lorsqu'on pense à cette jeunesse de Levinas, on se dit que tout s'était passé comme si de multiples éléments littéraires et religieux convergeaient vers un individu afin de le forger dans une démarche philosophique toute particulière. Et Levinas parle lui-même de ses transitions auxquelles il a fallu du temps pour qu'elles puissent apparaître clairement à sa pensée.

Cet héritage qui contribua à la naissance de sa pensée nous conduit à cette notion majeure de sa philosophie qui constitue la trame de fond de notre étude de Levinas ainsi que d'un questionnement parallèle, à savoir, le thème éthique du se vouer à l'autre, entendu comme responsabilité. Ce thème, cette question de la responsabilité et du se vouer à l'autre qui apparaît déjà à travers la présence éthique de personnages rencontrés dans la Bible va être bouleversée par le croisement du chemin de Levinas d'abord avec la phénoménologie allemande qu'il va découvrir et introduire en France lors de ses études dans les années 1920 puis avec l'expérience de la Shoah. Ces facteurs vont conduire Levinas à développer, notamment par rapport à Heidegger, une pensée critique de l'ontologie comme totalité, ou l'altérité est niée au profit d'un privilège du Même, doublée d'une pensée éthique de grande envergure ou le sujet est pensé dans une passivité radicale recevant d'autrui cette vocation de la responsabilité comme un ordre, un commandement.

Si la majeure partie de notre travail est consacré à la présentation de ce chemin levinassien, il convient cependant de dire de prime abord que l'intérêt n'est pas uniquement d'exposer sa pensée mais aussi de la questionner. Et en réalité questionner Levinas et son éthique de la responsabilité doit nous amener à questionner cette notion de responsabilité et du se vouer à l'autre de façon directe

C'est cette volonté d'interroger la responsabilité qui nous fait également étudier la pensée de Ricoeur, qui présente sous maints aspects, nous le verrons, un apport de qualité pour comprendre cette question de la responsabilité. Nous appuyant ainsi sur la base de ses apports, nous développerons une réflexion philosophique sur la responsabilité en dialogue avec Levinas ou nous ferons également appel à des penseurs comme Karol Wojtyla et Marie-Dominique Philippe, afin de résoudre un certain nombre de questions sinon de tenter de baliser un chemin qui permette à la fin de ce mémoire des ouvertures.

PREMIERE PARTIE:

LA GENESE DE L'AVENTURE LEVINASSIENNE

I L'horreur de la Shoah: témoignage

Emmanuel Levinas ne connaîtra pas directement l'enfer des camps d'extermination et c'est indirectement qu'il connaîtra cette horreur. C'est lors de son retour à Paris, après quatre ans passés dans un camp d'officiers à Fallingsbotel, prés de Hanovre en Allemagne, qu'il fera l'expérience cruelle de la Shoah en sachant ses parents et ses deux frères massacrés. Levinas participe bien de ce drame qui a sali le siècle dernier et qu'il convient d `entendre . Toute un pan de la pensée de l'auteur, d'une façon semblable à celle d'Hannah Arendt, telle qu'elle se développe dans Les origines du totalitarisme3(*), est une tentative de répondre à la question de savoir « comment réapprendre à marcher dans l'existence malgré cet effondrement du sens . »4(*) Ce qu`il est intéressant de constater chez des auteurs juifs rescapés est que l`expérience de la Shoah telle qu`on pu la vivre les Juifs contient en elle-même certains thèmes qui rejailliront dans la pensée de Levinas même si les écrivains ayant parlé de leur expérience sont certes peu nombreux. On connaît d'abord ce passage de La nuit d'Élie Wiesel:

« Jamais je n'oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.

Jamais je n'oublierai cette fumée.
Jamais je n'oublierai les petits visages des enfants, dont j'avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet.

Jamais je n'oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma Foi.
Jamais je n'oublierai ce silence nocturne qui m'a privé pour l'éternité du désir de vivre.
Jamais je n'oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes refus qui prirent le visage du désert.
Jamais je n'oublierai cela, même si j'étais condamné à vivre aussi longtemps que Dieu lui-même.

Jamais . »5(*)

Qu'est-ce qui sort de ce premier texte? « Jamais » Cela semble en être finie de l'innocence du regard. Dans une telle expérience, la rédemption de la mémoire, le pardon, le retour à une vie lavée de la honte et de la terreur est-elle possible? Ici, et c'est précisément l'expérience de la Shoah, le « Jamais » n'est pas juste un manque de courage ou de reprise en main de sa vie mais il en semble être quasiment la condition d'impossibilité. Du moins pour l'auteur qui de ses propres mots donne à ce « jamais » un caractère d'éternité. L'expérience des camps n'a pas juste provoqué la maladie, ou la tristesse dans le coeur d'Élie Wiesel mais la perte du désir de vivre. Le terme employé « quasiment » est ici important: Il pose la question de l'inéluctabilité du mal. L'horreur de la Shoah inscrit dans les mémoires permet-elle, est-elle ouverte à une possibilité pour l'homme de s'en affranchir et de vivre à nouveau?

Levinas lui-même semble le dire: « quant on a cette tumeur dans la mémoire, vingt ans ne peuvent rien y changer. »6(*) C'est précisément une telle question qui designe une des motivations profondes de l'aventure philosophique entreprise par Levinas

L'enjeu de la pensée de Levinas implique que l'on comprenne ce qui s'est passé, ou du moins que l'on tente de s'approcher au mieux de cette réalité, et que l'on tente d'en saisir l'enjeu. La Shoah est en effet, plus qu'une expérience particulière du philosophe, quelque chose comme la « toile de fond de la pensée de Levinas »7(*) en ce sens qu'elle soutient nombre d'intuitions et de soucis philosophiques qui parcourent sa pensée. Autrement qu'être ou au delà de l'essence qui est une des oeuvres majeurs de Levinas s'ouvre d'ailleurs sur une dédicace faite « à la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d'assassinés par les nationaux-socialistes, à coté des millions et des millions d'êtres humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l'autre homme, du même antisémitisme. »8(*)

Parmi les témoins rescapés de l'horreur, il y a donc entres autres Élie Wiesel, déjà cité. Élie comme Emmanuel a connu la séparation familiale lors de son arrivée à Auschwitz, quand les SS séparent les hommes et les femmes. De même qu'Emmanuel Levinas ne reverra plus ses parents et ses frères, Élie qui n'est alors qu'un enfant voit ce jour là pour la dernière fois sa mère et ses soeurs, faisant ainsi pour la première fois l'expérience du « Jamais », expérience qui se multipliera tant de fois durant ces quelques années, expérience de l'unique horreur.

Un autre passage montre la profondeur de l'épreuve humaine face à la barbarie:

« Un jour que nous revenions du travail, nous vîmes trois potences dressées sur la place d'appel, trois corbeaux noirs. Appel. Les SS, autour de nous, les mitrailleuses braquées ; la cérémonie traditionnelle. Trois condamnés enchaînés - et parmi eux, le petit Pipel , l'ange aux yeux tristes.
Les SS paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de coutume. Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs n'était pas une petite affaire. Le chef du camp lut le verdict. Tous les yeux étaient fixés sur l'enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. L'ombre de la potence le recouvrait.
Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises. Les trois cous furent introduits en même temps dans les noeuds coulants.
-Vive la liberté ! crièrent les deux adultes.
Le petit se taisait.
- Où est le Bon Dieu, où est-il ? demanda quelqu'un derrière moi.
Sur un signe du chef de camp les trois chaises basculèrent. [...]
Derrière moi, j'entendis le même homme demander :
- Où donc est Dieu ?
Et je sentais en moi une voix qui répondait :
- Où il est ? Le voici - il est pendu ici, à cette potence » 9(*)

Élie Wiesel met ici en parallèle l'inéluctabilité du mal avec la question du silence de Dieu, qui est également le silence de celui que l'on assassine. Cette impuissance du juif en camp de concentration met déjà en perspective lointaine cette caractéristique de l'étranger d'autrui qui se présente dans un dénuement et une faiblesse radicale. Ce passage littéraire souligne plusieurs aspects que l'on retrouvera dans la pensée de Levinas. Le meurtre n'est pas une petite affaire, comme nous dit ce récit, à l'appui de Levinas, pour qui le visage, autrui comporte cette caractéristique de présenter dans sa faiblesse même un appel à l'aide et au soutien. Les nazis sont inquiets non pas surtout de leur incapacité à commettre un meurtre selon le récit de Wiesel mais inquiets plutôt de la réaction des spectateurs, autrement dit ce que une telle agression de la faiblesse pourrait résonner comme un appel dans l'esprit des autres prisonniers. Alors que les deux adultes élèvent la voix, l'enfant se tait, livide, symbole, peut-être comme le souligne cette pensée d'Élie Wiesel, d'un Dieu cette fois-ci impuissant face à la barbarie de l'homme. Le fait qui semblerait désespérant est que la faiblesse même de cet appel va jusqu'à dépendre totalement de ceux qui la rencontrent dans une absence totale de nécessité, soulignant à la suite de Levinas que l'exigence éthique n'est pas strictement une nécessité.

Le « jamais » est en ce sens bien véritable, même s'il peut y avoir un chemin de rédemption, et les marques du mal resteront, du moins tant qu'on habitera sur cette terre qui a vu et entendu ces cris des mourants. Et ici on voit poindre un fait qui devrait nous convaincre de l'inéluctabilité du mal. La terre ou le rescapé tente de guérir, de revivre, se trouve être cette même terre qui l'a vu souffrir parfois jusqu'à la déshumanisation la plus extrême.

Le nazisme ne s'est pas seulement plu à répandre la folie dans l'esprit de ceux qu'ils persécutaient comme dans Le Joueur d'échecs de Stefan Zweig. Et même si une des fins idéologiques était l'extinction de la race juive par exemple, la machine s'est fortement souciée en préliminaire de faire vivre le maximum d'hommes et de femmes au sein de l'horreur, dans une déshumanisation collective. Élie Wiesel rapporte l'histoire de cette femme qui voit ses deux enfants devant ses yeux alors qu'elle demeure en vie, en expliquant ensuite que les nazis préfèrent, plutôt que de la tuer , qu'elle vive habité par la mort. Levinas évoque cela, en citant Wiesel à propos, lorsqu'il décrit cette « brûlure au flanc ( de ses contemporains ) comme s'ils avaient trop vu de l'Interdit et comme s'ils devaient à jamais porté la honte d'avoir survécu. »10(*)

Primo Lévi exprime cette réalité dans Si c'est un homme: il décrit ce moment d'humiliation dur lequel un soldat SS prononce un long discours en demandant aux prisonniers de se déshabiller, de mettre les vêtements à tel endroit. S`ensuit un rasage de cheveux et un dépouillement complet de la moindre chose qui leur appartient, comme les mouchoirs, de vieilles lettres, des photos, et même jusqu'à leur nom11(*). Lévi devient 174517, chiffre qu'on lui tatoue sur le bras gauche.

Hans Jonas, qui, comme Levinas est juif, a rapporté cet état qu`il analyse ainsi:

« Ce n'est pas pour l'amour de leur foi que moururent ceux de là-bas (comme encore les témoins de Jéhovah) ; ce n'est pas non plus à cause de celle-ci ou de quelque orientation volontaire de leur être personnel qu'ils furent assassinés. La déshumanisation par l'ultime abaissement précéda leur agonie ; aux victimes destinées à la solution finale ne fut laissée aucune lueur de noblesse humaine, rien de tout cela n'était plus reconnaissable chez les survivants, chez les fantômes squelettiques des camps libérés. »12(*)

Cette expérience de déshumanisation constante non seulement dans l'esprit mais aussi dans la chair marquée par la souffrance et la proximité du massacre, du meurtre n'est pas le seul effet de la terreur. La question de la mémoire est directement posée par la suite des évènements. Levinas, dans un article intitulé Sans nom, soulève ce dilemme. Le vide et le délaissement qui traumatisa les victimes doit-il se perdre? Levinas se pose la question de savoir si l'on doit faire entrer tous ceux qui naquirent après dans ce vertige? Ceux qui ne l'ont pas vécu « pourront ils d'ailleurs comprendre cette sensation de chaos et de vide? »13(*)

La question est importante ici parce qu'elle conditionne pour Levinas l'intérêt d'une réflexion postérieure à l'évènement mais surtout parce que Levinas y répond par l'affirmative. Si l'on ne peut exiger, pour Levinas, des nouveaux arrivants dans le monde qu'ils participent de ce vide, il revient aux penseurs ayant travers ce temps de « tirer de l'expérience concentrationnaire[...] ( des ) vérités transmissibles et nécessaires aux hommes nouveaux. »14(*)

Cela va dans le sens de ce renouveau éthique qu'a connu la seconde moitié du 20ème siècle avec des penseurs tel que Jonas, Arendt, Ricoeur, Habermas. Arendt en particulier a mis en relief cette nécessité de penser dans un but d'échapper à la possibilité du totalitarisme. Levinas, dans la rupture qu'il veut instaurer avec les philosophies de la totalité, se situe dans ce projet.

Le nazisme et, de manière plus générale les totalitarismes du 20ème siècle, on « effondré », renversé le sens de l'humanité, aussi bien dans son sens métaphysique (le silence de Dieu face au massacre), éthique ( les conditions de vie conduisaient la plupart des prisonniers à oublier l'exigence morale du souci de l'autre. Peu de prisonniers s'entretuaient mais tous plus ou moins ne s'occupaient que d'eux-mêmes dans la difficulté) et politique ( le vivre-ensemble n'avait, au sens propre, aucune existence dans les camps, le rapport politique entre les prisonniers n'existaient pas parce qu'il n' y avait pas de lieu politique.

Levinas se pose la question de savoir comment réapprendre à marcher? Elie Wiesel parle d'un « jamais » et même d'un « être privé pour l'éternité du désir de vivre »

Face à ce jamais, Levinas a une intuition immense qui soutient sa philosophie; face à ce « jamais », il faut repenser la subjectivité premièrement dans sa dimension éthique et trouver ainsi la solution qui rende possible un « plus jamais ». C'est sans doute le véritable enjeu de la philosophie de Levinas. François Poiriè synthétise le rapport éthique d'une façon qui peut nous aider à mettre en perspective cet enjeu.

« Face au visage d'autrui, faible et nu, deux sentiments naissent, contradictoires : la violence ( meurtrir autrui ), la bonté, (prendre soin de lui ). »15(*)

L'enjeu de Levinas est de réhabiliter la bonté face au meurtre, de montrer la primauté éthique de la subjectivité, ce qui est la condition nécessaire d'une redécouverte de la justice, rendant possible le plus jamais.

Le fait est dans les témoignages rapportés des camps est qu'il se fait entendre des situations échappant à la barbarie apparemment systématique du projet concentrationnaire.

La première voix est celle d'Etty Hillesum, une jeune juive revenue progressivement à la foi de ses pères et auteur d'Une vie bouleversée, qui est en fait son journal tenu pendant la guerre. Ce journal qu'elle tint chaque jour jusqu'à sa déportation à Auschwitz ou elle mourût est marquée, d'un goût extraordinaire de la vie. Ce journal est également doublé de la correspondance qu'elle eut à Auschwitz jusqu'en 1942, un an avant sa mort. L'extrait est ici une prière fait un dimanche matin, en octobre 1942:

« Ce sont des temps d'effroi, mon Dieu.[...] Je vais t'aider, mon Dieu, à ne pas t'éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d'avance. Une chose cependant m'apparaît de plus en plus claire : ce n'est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t'aider - et ce faisant nous aider nous-mêmes.[...] C'est tout ce qu'il nous est possible de sauver en cette époque et c'est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu.[...] Il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n'est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : "Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes ! " Crois-moi, je continuerai à oeuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos »16(*)

La première chose est ici en profondeur un appel à la responsabilité, et en aval même de la responsabilité à l'amour, cet amour que Jacob manifeste face à Dieu :« Je ne te lâcherai pas que tu ne m'aies béni » (Gn 32, 27). Etty Hillesum manifeste ici dans ses écrits une espèce de folie ou se mêle d'une part une audace folle, une confiance illimitée en sa foi; jusqu'à faire des promesses - crois-moi, je continuerai à oeuvrer pour toi, je te resterai fidèle - et d'autre part une faiblesse qui semble contraire à sa confiance; - je ne peux rien te garantir d'avance -. Le rapport avec Levinas n'est pas direct et pourtant cela peut présenter à bien des égards une perspective de la pensée levinassienne. Cette position que prend Etty Hillesum face à Dieu, dans une relation mystique, est similaire à cette responsabilité du sujet éthique que développera Levinas. Etty Hillesum prend le chemin diamétralement opposé a une éthique de la totalité pour ne pas chasser de son enclos Dieu ou autrui. Etty Hillesum figure ce geste de l'éthique levinassienne de se vouer à l'autre, à l'envers des « gens qui ne cherchent qu'à protéger leur propre corps, qui pourtant n'est plus que le réceptacle de milles angoisses et de milles haines. » Si on ne peut ignorer la profondeur et la richesse de la spiritualité développée par Etty Hillesum, ce passage choisi figure d'une certaine façon quelque chose du sacrifice pour l'autre pensé par Levinas, indépendamment de sa nature religieuse.

La deuxième voix qui rejoint cette intuition d'Etty Hillesum, à savoir assumer l'appel à la responsabilité au dépens du moi et de la totalité, est celui du Père Maximilien Marie Kolbe, prêtre catholique franciscain. Nous n'avons pas de témoignage de sa part sur l'horreur de la Shoah mais la fin de sa vie est éloquente:

Emprisonné par les nazis au cours de l'année 1941, il se retrouve pris dans une situation périlleuse avec les autres prisonniers du camp suite à une évasion. Le commandant du camp veut faire exemple et choisit dix hommes dans le camp pour les envoyer au cachot sans eau ni pain jusqu'à ce qu'ils meurent. Voyant un des dix, nommé François Gajowniczek, supplier son rachat à cause de ses enfants, Maximilien Kolbe demande au soldat SS de prendre sa place, invoquant son age avancé. Pris de stupéfaction, le commandant SS accepte et envoie le prêtre au bunker 14 avec les neuf autres prisonniers. Tous mourront là-bas, et Maximilien Kolbe sera empoisonné par intraveineuse au bout de quatorze jours. Ici la responsabilité de Maximilien Kolbe et son sacrifice est clairement assumé non plus seulement pour Dieu mais pour un de ses contemporains, pour un autre homme, manifestant profondément ce que peut signifier la responsabilité levinassienne jusqu'à la substitution; assumer ce dont l'autre est coupable. Et même davantage, Maximilien Kolbe prend la condamnation d'un autre homme là ou celle-ci n'a aucun fondement. Levinas aurait sans doute vu une grandeur de la justice dans ce sacrifice. Là ou l'injustice est appliqué d'une façon la plus systématique qui soit, un homme pose un acte de bonté foncièrement opposé. Il s'agit bien de ce dont Poirié parlait plus haut, à savoir la bonté face au meurtre. Il y a évidemment un enjeu pour une éthique de la responsabilité: on voit dans cet acte que l'obligation à l'égard d'autrui ne supprime ma liberté que dans sa qualité d'indifférence à autrui et de préservation. Ce serait alors dans un sens sartrien ou la liberté est limité par l'apparition d'autrui. Elle qualifie cependant ma liberté dans ce sens que l'acte de sacrifice requiert bien du sujet un acte d'abandon de soi qui jaillit de lui-même. Maximilien Kolbe fournit une réponse libre mais qui ne trouve sa motivation que dans une non-indifférence à l'égard d'autrui. Ici apparaît un enjeu de la pensée levinassienne qui sera discutée plus loin, à savoir la question qui se pose de la source de cette non-indifférence. D'un point de vue philosophique, et ce sera une des discussions entre Levinas et Ricoeur, on se pose la question de savoir si cette non-indifférence provient d'une loi interne à la conscience ou bien d'un appel d'une transcendance interne à autrui. Cela pose la question de la place de l'altérité dans le jaillissement des valeurs et des motivations éthiques du sujet.

Le témoignage d'Etty Hillesum comme celui du père Maximilien Kolbe montrent au coeur de l'enfer un comportement, une éthique au-delà de tout processus de déshumanisation. Leur vie et leurs actes sont nourris de responsabilité, de sacrifice. D'une façon autrement dite, là ou tous survivent, ces deux témoins que nous citons vivent et posent des actes responsables au coeur de ces « temps d'effroi ».

Or face à la problématique du « plus jamais », ces deux témoignages permettent réellement une avancée pour entrer petit à petit dans la démarche levinassienne. L'effondrement du sens est d'abord éthique pour ce philosophe et nécessite une réponse éthique. Ni la tradition métaphysique ni la politique (ou la justice) ne saurait résister à la barbarie. Pourquoi? C'est ce que l'on a évoqué un peu plus haut. Pour Levinas, l'altérité est rendue nécessaire à la compréhension et l'intelligibilité de la subjectivité. La métaphysique moderne a trop nié cette pensée de l'altérité aux yeux de Levinas. Cela a culminé avec Heidegger et sa philosophie de l'être au monde. Dire que, pour Levinas la métaphysique ainsi que la politique ne conviennent pas à nous faire trouver une voie hérétique à la barbarie nécessite un approfondissement de la lecture levinassienne de la tradition philosophique. En effet, il n'y a pas seulement une expérience et un rapport à l'histoire au fondement de la philosophie de Levinas. Toue la pensée de Levinas se veut un geste de réintroduire l'altérité oubliée dans la philosophie. Il convient d'étudier le rapport à la philosophie que va entretenir Levinas. Si Levinas a eu un rapport profond avec de grands auteurs philosophiques de son temps, il reste cependant qu'il est phénoménologue. La phénoménologie, à travers Husserl et Heidegger, fait partie intégrante de la philosophie de Levinas qui cependant la dépasse d'une certaine façon

II Le chemin phénoménologique de Levinas

Il importe de comprendre le rapport entre Levinas et la phénoménologie car la réflexion de Levinas est toujours à comprendre en vue de ses influences phénoménologiques et de son avancée par rapport à elles, notamment en ce qui concerne le renversement de l'ontologie à l'éthique. C'est à Strasbourg que Levinas découvre, en étudiant la philosophie allemande, la phénoménologie. C'est ayant obtenu sa licence qu'il passe de Strasbourg à Fribourg, en 1928 ou il suit un cours d'Husserl.

Essayons de comprendre le procédé de la phénoménologie et le rapport que Levinas entretient avec elle

A) La phénoménologie husserlienne

1) Une méthode pour une réforme méthodique des sciences

La phénoménologie n'est pas un système d'énoncés philosophiques mais elle est une méthode philosophique qui est exigée par les problèmes que se posent les philosophes. Cela est fondamental pour Levinas qui va d'abord comprendre la phénoménologie comme une méthode de compréhension de l'être. La phénoménologie n'est pas un ensemble de connaissances mais une redécouverte de la manière de philosopher et une reconstruction de la philosophie comme une science rigoureuse, expression qui sera même le titre d'un ouvrage de Edmund Husserl. Mais elle n'est pas seulement une manière de poser un cadre pour la pensée. Son but est bien de penser d'une manière plus rigoureuse le rapport au monde afin de l'atteindre. La phénoménologie, comme on le verra dans la notion de réduction ne nie pas le monde et l'objet mais le met entre parenthèses. En ce sens il n' y pas un système clos pour la phénoménologie. Étant une philosophie, elle cherche à connaître le monde et à le comprendre. De fait, Levinas va déployer lui-même dans sa philosophie des concepts husserliens d'une façon nouvelle. On verra plus loin l'intérêt que manifeste Levinas pour la notion husserlienne d'intentionnalité par exemple.

2)  Vers la description des actes cognitifs

Dans En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger au § 4 du chapitre « l'oeuvre d'Edmund Husserl », Levinas expose le fondement du projet phénoménologique face aux sciences « objectives »:

« OEuvres du sujet en raison de leur objectivité même, les formes logiques possèdent une signification objective propre. Le logicien mathématicien dirigé sur elles les manie en technicien comme des objets tout faits. Il méconnaît et les intentions premières de la pensée qui sont comme « la source d'ou les lois de la logique pure jaillissent » [...] Une réflexion sur la pensée logique analysant les intentions dont elle est faite apparaît comme la méthode de la critique philosophique de la logique et la définition de la phénoménologie. En réveillant les premières évidences elle (la phénoménologie) découvre ces intentions, elle en mesure la légitimité et fixe le sens dans lequel elles sont légitimes. Elle assume d'une nouvelle façon la fonction d'une théorie et d'une critique de la connaissance. »17(*)

La phénoménologie n'est pas une science du contenu. Husserl veut sans cesse s'écarter de ce chemin traditionnel pour se situer dans une science de l'acte de conscience. Un des problèmes de la métaphysique moderne est d'avoir maintenu un dualisme entre le sujet et l'objet. Husserl, par sa philosophie, veut permettre un « retour aux choses mêmes». La conscience comprise comme instance de conception du monde a priori n'est pas husserlienne. Jeanne Hersch emploie une image parlante pour expliquer ce rapport au monde husserliens. On imagine une feuille de papier, avec sur l'une des faces, les objets donnés dans l'expérience, les phénomènes et sur l'autre ce qui se produit dans notre conscience ; la phénoménologie est en fait ce regard jeté sur ce qui se passe dans la feuille de papier18(*); elle est une méthode pour scruter, percer le sens et comprendre les actes de conscience lorsqu'elle se porte vers les objets.

Tout au long de ces investigations techniques, Husserl multiplie les précautions en disant que son entreprise veut être purement descriptive. Jeanne Hersch montre bien dans cet effort d'Husserl la volonté de se détacher de Kant et du kantisme qui, à ses yeux emploie encore des éléments pour analyser la conscience transcendantale qui relèvent trop d'une construction de la conscience tel que les concepts d'a priori ou de chose en soi.19(*)

La phénoménologie n'est pas une construction intellectuelle de connaissance elle est d'abord un regard sur le monde.

3) La phénoménologie comme exercice du « savoir voir »

La phénoménologie descriptive est un chemin pour voir et savoir voir le donné originaire, l'évidence qui ne nécessite pas d'autre évidence qu'elle-même. C'est ce que Husserl appelle dans les Méditations cartésiennes une évidence apodictique. Comme le montre Jean Greisch, plusieurs mots dans le lexique husserlien montre cet aspect de la phénoménologie tel que Aufzeigen (mettre en évidence), Aufdechen (exhiber), Entheilen (dévoiler)20(*). Levinas montre comment l'intention de la conscience est en elle-même « une évidence qui se cherche , une lumière qui tend à se faire » 21(*)

C'est en ce sens que pour Levinas, « l'évidence n'est pas un je ne sais quel comportement intellectuel, il est la pénétration même du vrai »22(*)

En ce sens, la phénoménologie « dépend » d'évidences, ce que Husserl nomme les intuitions donatrices originaires. Le matériau de la phénoménologie, pour dire un peu grossièrement, est le phénomène, l'intuition, l'apparaissant, qui implique aussi de fait en lui-même la notion de donation. C'est ici que la phénoménologie se présente vraiment comme un savoir voir, qui découvre non seulement l'apparaissant mais également l'apparition, la donation du phénomène à la conscience.

Cependant la phénoménologie n'est pas juste une science intuitive et l'on pourrait mal comprendre ce que signifie de présenter la phénoménologie comme une science descriptive. Le but ultime de Husserl n'est pas seulement un remplissement intuitif de la conscience, au sens ou il suffirait à la phénoménologie de décrire tous les objets que la conscience rencontre, mais surtout d'une « élucidation analytique du rapport que notre conscience entretient avec le monde »23(*) , un « éclaircissement du sens qui est le mode philosophique de la connaissance. »24(*)

La phénoménologie n'est cependant pas une simple étude des actes ou des vécus de conscience produits par l'individu. Ce qui intéresse le phénoménologue, ce sont bien les structures générales de la conscience comme telle. En ce sens, il y a une renaissance de la problématique kantienne. La question n'est pas juste de comprendre le fonctionnement subjectif de la conscience mais de savoir comment des actes de consciences subjectifs peuvent bien produire une quelconque objectivité du monde et des choses. Il faut échapper à la naïveté du réalisme qui se trouve toujours devant l'objet tout fait sans s'interroger sur le sens de son objectivité. La phénoménologie a pour échapper à ce réalisme naïf une méthode bien à elle, mis en place par Husserl dans les Ideen, bien que l'esprit de la chose semble déjà présent dans les Recherches logiques; la réduction (ou époché) phénoménologique. Ce « terme emprunté aux sceptiques grecs définit l'attitude par laquelle le sujet suspend son jugement, en ne continuant plus à prendre position »25(*) . Elle est l'équivalent d'une mise hors circuit ou d'une mise entre parenthèses[...] ce qui implique en face de la réalité existante une altération radicale d'attitude [sans être] une négation. »26(*)

Il s'agit de mettre entre parenthèses le monde tel qu'il est donnée comme existant instantanément pour nous - non pas que le monde n'ait aucun intérêt en tant qu'existant, il est précisément à la source, comme on l'a vu plus haut, du questionnement phénoménologique chez Husserl mais afin d'examiner le sens de son objectivité - Jean Greisch souligne chez Husserl trois termes employés pour ce mouvement: mises entre parenthèses mais aussi abstention et retenue. La réduction de l'existence du monde nous amène à découvrir la certitude qui est à la bas du mouvement phénoménologique, la certitude de notre conscience. Cette certitude est exposée dans les Méditations cartésiennes, sur le modèle cartésien qu'elle dépasse cependant, comme une évidence apodictique de l`existence de la subjectivité27(*). Ce qui reste après la réduction n'est pas seulement la certitude de ma propre existence mais l'immanence de ma conscience. La réduction husserlienne nous conduit non pas à fonder une certitude sur laquelle puisse s'édifier la connaissance scientifique mais à décrire le champ d'immanence radicale qu'est la conscience humaine. Or la description de ce champ d'immanence amène à cette notion fondamentale de l'intentionnalité. La conscience est découverte dans son immanence comme intentionnalité.

Levinas parle de ce rapport entre immanence et intentionnalité en deux endroits de En découvrant l'existence. Ainsi, «  la pensée est visée et intention. »28(*) L'intentionnalité est l'acte de la conscience qui vise l'objet donné et, idée importante de la marche phénoménologique, ne cesse jamais de le viser.

Une idée que précise et qu'affectionne particulièrement Levinas est le fait que l'intentionnalité de la conscience est le corollaire de sa liberté. Et c'est la deuxième idée de Levinas à noter.

« L'intentionnalité rattachée à l'idée de Levinas devient chez Husserl la libération même de l'homme à l'égard du monde. »29(*) C'est vraiment le grand sens de la phénoménologie de Husserl que Levinas retient. Elle est pour lui, «en fin de compte, une philosophie de la liberté, d'une liberté qui se définit par la conscience et s'accomplit par elle. »30(*) Plus loin, il dit encore « la conscience est le mode même de l'existence du sens. »31(*) La, une question se pose; la question de Levinas face à la Shoah n'est-elle pas justement de réapprendre à marcher dans l'existence malgré l'effondrement du sens? La phénoménologie se présente-t-elle alors comme ce moyen qui permettrait de « réapprendre »? On verra chez Levinas, comment cela est à la fois vrai et faux, c'est à dire comment ce dernier reste phénoménologue et comment il se décale sensiblement de la pensée husserlienne

4) Levinas face à Husserl

On a vu que la phénoménologie de Husserl est un effort pour s'extirper hors des connaissances naturelles pour revenir aux choses-mêmes, à l'essence des vécus de conscience ainsi qu'à l'essence de la conscience, un effort de « présentification » du monde donné mais aussi un effort de faire sens pour l'existence humaine, souci qui habite également la démarche de Levinas. La question posé au début de cette introduction était bien savoir comment faire sens de nouveau après le drame de la Shoah. Levinas qui était phénoménologue bien avant le drame de la guerre ( sa thèse de doctorat de 1930 porte sur l'intuition chez Husserl) basera toute sa démarche d'analyse et de compréhension sur la méthode phénoménologique. Cependant il s'en éloignera sur certains points telle que la question de la représentation.

« Penser c'est pour Husserl identifier »32(*) nous dit Levinas. La phénoménologie est de fait une volonté d'identifier et de représenter même si, précise Levinas, l'intentionnalité est aussi celle du senti, du désir, du voulu. Cependant il n'en est pas moins vrai que la représentation joue un rôle prépondérant dans l'intentionnalité de la conscience. Or pour Levinas, une telle optique reprend malgré tout le projet de la philosophie comme science de l'être, comme ontologie, ontologie à laquelle Levinas veut échapper. Cette idée d'échapper à l'être est fondamental dans le projet levinassien de reconstruction du sens de la vie. Or elle se décale de la pensée d'Husserl qui voit tout au plus une mise entre parenthèses du caractère existentiel du monde et des autres. Si Levinas peut se réclamer de l`esprit de Husserl, c'est bien qu'il comprend que l'hégémonie de l'être n'est plus à préserver envers et contre tous. Mais là ou Husserl examine l'immanence de la conscience, Levinas veut refonder davantage une éthique de la transcendance. C'est du coup notamment par rapport à la question de l'altérité que Levinas prend ses distances avec son maître. Tout l'effort de Levinas, à tort ou à raison, sera de tirer la phénoménologie vers l'éthique. L'effort de Husserl concernant la relation intersubjective est méritant mais pas suffisant pour Levinas car sa philosophie caractérise une manière d'être ou l'existence est à partir d'elle-même.»33(*) L'autre demeure pour moi un alter ego, que je ne rencontre que comme autre moi-même. La démarche husserlienne maintient le primat du sujet là ou Levinas introduit la passivité primaire de ce sujet face à autrui.

Pour conclure, si Levinas a été énormément influencé par Husserl, il se situe malgré tout en rupture avec lui. Lui-même rapporte cet état de fait : « je commence comme toujours presque avec Husserl ou dans Husserl, mais ce que je dis n'est plus dans Husserl »34(*)

Si Levinas s'est situé en rupture avec Husserl, c'est encore plus avec Heidegger que va se nouer un lien ambigu d'estime et de rupture.

B) Levinas face à Heidegger

1) Le projet heideggerien

Pour Heidegger, la question fondamentale est celle du sens de l'être. Or cette question exige une ontologie d'une genre nouveau; une ontologie fondamentale; c'est tout le projet du Dasein analytique. Cependant il n'a s'agit pas d'une démarche métaphysique au sens classique. La question de l'être doit demeurer une question concrète; c'est sur un arrière-fond existential c'est à dire à travers une étude analytique de l'existentialité du Dasein que doit se comprendre le sens de l'être. Ce travail analytique consiste à passer en revue les structures fondamentales de l'existence que Heidegger nomme des existentiaux.

2) Le Dasein et le souci

C'est dans l'oeuvre centrale de son parcours philosophique qui paradoxalement est demeurée inachevée, Sein und Zeit, que Heidegger pose les bases anthropologiques du Dasein. Le but est pour Heidegger, à travers une refondation anthropologique de répondre à la question de Kant; qu'est-ce que l'homme? L'homme est le seul étant pour Heidegger qui doit se poser la question de l'être, pour qui être ne va pas de soi. C'est de là que vient cette réflexion que l'on retrouve dans l'Introduction à la métaphysique; la question centrale de la philosophie est de s'interroger sur le sens de l'être.

L'homme s'interroge et doit s'interroger sur le sens de l'être; c'est ce caractère particulier du Dasein qui fonde le souci et sa tonalité affective l'angoisse. Il est la capacité de se poser des questions existentielles ( et non existentiales: existentiel renvoie juste à la compréhension que le Dasein a de lui-même. Cependant l'existentialité du Dasein la compréhension du sens de son être se fonde dans un sol existentiel ) mais il va également de pair avec une manière de sentir, de ressentir notre présence au monde. La contrepartie affective du souci est l'angoisse, qui n'est pas un affect parmi d'autres mais le fédérateur de tous les autres affects. Le souci est ce rapport préoccupée de l'homme au monde qui peut, tourné vers le monde commun des autres hommes, devenir sollicitude. En un mot c'est chez Heidegger le souci qui constitue la source de la philosophie ainsi que du rapport au monde.

3) Être au monde

C'est la caractéristique fondamentale du Dasein. Le Dasein est une être jeté dans le monde. Il est un étant en rapport avec le monde.

Ce rapport au monde, que nous avons comme souci, s'établit sur plusieurs existentiaux:

-l'affection qui est la manière affective d'entrer en relation avec le monde. Cette affection fait de nous des êtres jetés dans le sens ou l'on n'est pas maître de nos affects. On ne peut que les éprouver. Ces affections sont la peur, la joie par exemple

- Le `comprendre' qui n'est plus juste une manière de connaître mais aussi une façon d'exister dans le monde. Ce comprendre est une façon de dépasser la facticité actuelle du monde par le fait d'être en projet dans le monde.

-La parole: Être au monde signifie aussi parler du monde. Le langage n'est pas seulement un instrument dont on peut ou non se servir; il nous jète dans le monde. Même si nous faisons silence, nous disons encore quelque chose de notre rapport au monde.

-la déchéance du Dasein. Ce passage de Être et Temps montre la perdition du sens authentique de l'homme quand celui-ci vit sans souci, ou plutôt avec comme seul souci celui de la vie quotidienne. C'est cette déchéance qui conduit l'homme à la perte du sens de l'être.

La déchéance est d'une certaine manière à part puisqu'elle est le « mode selon lequel le Dasein est quotidiennement au monde. »35(*)

4) La temporalité du Dasein

Le Dasein a une structure temporelle fondamentale en tant qu'être dans le monde. L'analyse temporelle qui constitue la seconde partie de Être et Temps permet de dégager de nouveaux existentiaux tel que

-l'être pour la mort, qui est ce mode d'être que le Dasein doit assumer des sa naissance et jusque sa mort, comme possibilité de l'impossibilité de son être.

-l'appel de la conscience qui tient le rôle de fondement pour une morale et qui dit simplement « tu n'es pas aussi authentique que tu devrais l'être » comme un impératif catégorique sans contenu.

Cet appel constitue d'une certaine façon une démoralisation de la conscience morale. Heidegger évacue l'instance de la loi pour la remplacer par le souci de l'authenticité.

Ce n'est pas la conscience morale de Levinas qui ne cesse de me confronter à ma responsabilité pour autrui. Pour Heidegger, cette responsabilité n'est qu'une manifestation de l'authenticité.

- la résolution qui est comme le visage heideggerien de la liberté et de

l'autodétermination. Mais il ne se réduit pas à un volontarisme psychologique, il est une manière d'être.

La temporalité qui entoure l'être subit également une analyse de Heidegger. Heidegger ne conçoit pas ici seulement le temps objectif mais également ce qui définit notre être même.

-L'avenir, temporalité fondamentale du Dasein habité par le souci.

-Le passé. C'est dans le futur que le passé acquiert un sens existential profond. Notre passé nous marque continûment de souvenirs ayant un héritage concret, une réserve de sens qui nous habite constamment

-le présent qui est le présent du souci face au monde et de la résolution face à ce souci

-le dernier existential qui nous met en rapport avec le temps et notre vécu temporel dans le monde est l'historialité; il est notre manière de comprendre notre rapport temporel au monde et de nous comprendre dans ce temps imparti entre la naissance et la mort.

Le Dasein heideggerien est en résumé un être inachevé qui a à être. Ce pouvoir être qui revêt les différente structures abordées plus haut constitue en quelque sorte un essai pour sortir de la métaphysique classique qui s'est fourvoyé en substantialisant l'étant, en comprenant l'être comme une notion alors qu'il est d'abord un verbe. Heidegger a en quelque sorte vidé l'homme, le Dasein de son dedans. Il en fait un être à réaliser et qui doit se comprendre, parler, se résoudre, quitter le souci quotidien pour retrouver une authenticité. Levinas se situera en opposition avec cela, y voyant un primat du même. De plus pour Levinas, le fondement de la subjectivité est manqué ici, la subjectivité étant maintenu dans un pour elle-même.

Le mouvement qu'accomplit Heidegger dans le concept du Dasein est de sortir de la distinction classique de la métaphysique entre sujet et objet. Contre les philosophies de la représentation, et même d'une certaine façon contre l'ego husserlienne, la conscience intentionnelle qui demeure dans ce clivage, Heidegger pense l'être-là, le Dasein comme un être projeté dans le monde, un « ex-istens ». Il n' y a plus de dedans. L'homme est jeté. L'homme n'est pas au sens propre un être achevé mais un pouvoir être. Heidegger critiquera beaucoup la métaphysique dans ce sens qu'elle s'est fourvoyé en substantialisant l`étant, en pensant l'être comme une notion. Être est d'abord un verbe. L'être humain, le dasein est précisément un pouvoir être.

Dans l'analyse que Heidegger fait du rapport du Dasein avec sa condition temporelle, cela a son importance. « L'homme vivant et les objets concrets ne sont pas définis par une abstraction, mais, actifs ou passifs, ils vivent, ou du moins, ils ont une consistance temporelle »36(*) nous dit Louis Févre qui nous dit encore que « le temps consiste pour chacun à déployer sa condition. »37(*) L'homme a devant lui du vide à remplir, pensée fondamentale dans tout l'existentialisme. Cette créativité que l'homme peut donner à sa vie a aussi un penchant tragique dans l'inéluctabilité de la mort.

Face à cela, la plupart des hommes pour Heidegger se laisse absorber par le quotidien (précisément la déchéance) . Pour Heidegger, c'est justement la particularité de l'homme authentique de ne pas se laisser absorber et de regarder sa condition en face.

En résumé, le Dasein a en lui une part fondamentale d'inachèvement autrement dit de liberté qu'il est appelé à assumer par son existence. Heidegger rajoute à cela une aversion pour la technique et le monde moderne qui veut depuis Descartes s'approprier la nature et en devenir le maître. Heidegger voit ici la racine du mal moderne, la corruption du rapport que le Dasein entretien avec le monde. « exister c'est être dans le monde »38(*)

Heidegger cherche à travers l'analyse du Dasein à renouer contact entre le Dasein et l'Être. La technique est une façon d'être au monde qui n'est plus fondée que sur l'utilité. Heidegger prône d'une certain manière un primat de la perception dans le rapport au monde. L'homme doit découvrir l'être et l `éclaircir.

5) Levinas face à Heidegger

Louis Févre souligne que « Levinas a toujours subi une sorte de fascination pour Heidegger »39(*) fascination qui a toujours été contrebalancée par sa judaïté et son pressentiment de l'horreur nazie. Levinas lui-même l'exprime; « Malgré toute l'horreur qui vint un jour s'associer au nom de Heidegger - et que rien n'arrivera à dissiper - rien n'a pus défaire dans mon esprit la conviction que Sein und Zeit de 1927 est imprescriptible, au même titre que les quelques autres livres éternels de l'histoire de la philosophie. »40(*)

Si Levinas ne suit pas Heidegger dans sa philosophie qu'il considère pourtant comme cruciale, il va même se situer contre cette philosophie

Plus encore que contre Husserl, c'est contre Heidegger ou plutôt pour sortir de Heidegger que Levinas va penser et approfondir ses intuitions premières. Si Levinas conçoit comme Heidegger le mal du monde moderne, il n'en suit pas du tout les explications de ce dernier.

La distance philosophique qui sépare ces deux auteurs est fondamentale car , là ou Heidegger cherche à éclaircir l'Être voilé par la métaphysique, Levinas produit un véritable renversement: il veut s'évader de l'être, sortir hors de l'ontologie qu'il considère non comme la science de l'être mais la science du « je » et donner la priorité à l'éthique. L'ontologie de par sa nature même pour Levinas porte à un oubli de l'autre. Heidegger voulait dénoncer l'oubli de l'être par la philosophie moderne et la métaphysique, Levinas dénonce la philosophie moderne, Heidegger compris, comme un oubli de l'Autre dans sa transcendance.

Levinas de même critique la conception d'un retour de l'homme au monde qu'il a perdu par la technique et la vie quotidienne. Or pour Levinas, ce retour au monde constitue encore un palliatif à la question de l'autre. Levinas identifie la notion d'être-là, et d'être au monde chez Heidegger à une évacuation de la présence de l'autre. Chez Heidegger, « aucune extériorité n'est alors possible pour le sujet. »41(*)

La neutralité du monde heideggerien, la neutralité de l'être constitue pour Levinas un danger dans le sens ou elle ouvre à une sacralisation du monde. Une telle pensée pour Levinas est la théorie concomitante d'un exister païen. Or cela dissimule potentialité un monde inhumain parce que privé de l'autre, fondement de la morale et même du sujet levinassien.

Levinas analyse ainsi la philosophie de Heidegger: « l'ontologie heideggerienne subordonne le rapport avec l'Autre à la relation avec le Neutre qu'est l'Être et, par là, elle continue à exalter la volonté de la puissance dont Autrui seul peut ébranler la légitimité et troubler la bonne conscience [...] L'Être l'ordonne ( le Dasein) bâtisseur et cultivateur, au sein d'un paysage familier, sur une terre maternelle. Anonyme, Neutre, il l'ordonne éthiquement indifférent et comme une liberté héroïque, étrangère à toute culpabilité à l'égard d'autrui. »42(*)

On voit bien ici ce qui creuse un gouffre entre Levinas et Heidegger. Heidegger nie l'existence éthique de l'homme en le posant comme un être-là destiné exclusivement au rapport avec le monde et le vidant de toute préoccupation de l'autre. L'indifférence que Levinas voit chez Heidegger est le contraire du mouvement éthique du sujet chez Levinas. Pour Levinas, une telle pensée est un soubassement philosophique de la guerre tel qu'il l'analyse dans la première partie de Totalité et Infini. Le refus de l'Autre tel qu'il se manifeste dans cette « maternité de la Terre » chez Heidegger est synonyme de violence et « détermine toute la civilisation occidentale de propriété, d'exploitation, de tyrannie politique et de guerre »43(*)

Le rapport au monde est un axe fondamental de la pensée de Heidegger. Or pour Levinas cette préoccupation du monde est un axe non fondamental parce qu'il trompe la philosophie et dénature le sens de l'être. « Pour Levinas, le monde sera toujours plus ou moins perçu comme le lieu d'absorption par le Même. »44(*) L'Autre est précisément cet étranger que je rencontre dans le monde mais qui n'est pas du monde. La ou Heidegger pense la familiarité du Dasein avec le monde, Levinas pense l'étrangeté du sujet et d'autrui par rapport au monde. Cependant il conviendra de voir qu'il y a bien un rapport au monde chez Levinas mais qui est soumis au rapport éthique avec autrui.

Nous avons commencé à apercevoir l'arrière-fond hébraïque de la pensée de Levinas. Si l'on ne peut tout en dire, le sujet n'étant pas ici d`étudier la philosophie juive de Levinas mais bien son éthique, il convient cependant d'en établir une perspective générale du rapport entre sa philosophie et sa judaïté parce que cela est fondamental au même titre que les autres sources pour comprendre l'inspiration éthique de Levinas.

III L'héritage hébraïque: le Tout-Autre

« La Bible est le Livre des livres ou se disent les choses premières, celles qui devaient être dites pour que la vie humaine est un sens. »45(*)

Cette phrase de Levinas trouve un écho concret dans toute son oeuvre particulièrement =ses travaux sur le Talmud. Mais même ses oeuvres philosophiques sont emplis de versets bibliques et de commentaires de ses versets. Levinas ne bascule jamais en théologie mais il philosophe avec toute l'expérience et la pensée juive qui soutient sa vie et qui est pour lui comme un héritage. Louis Fevre dit que Levinas fait référence à la Bible et cite des passages bibliques au même titre que d'autres « citent des poèmes, des romans, ou les symboles de la mythologie gréco-latine. »46(*)

Levinas se défend de construire une philosophie biblique et de chercher à prouver philosophiquement la Bible. Il n'y a pas de claire d'utiliser la bible pour philosopher ou d'utiliser la philosophie dans un sens apologétique. C'est bien plutôt que le Bible et l'héritage hébreu fait partie de l'expérience de Levinas. Si Levinas doit à la Bible une grande partie de sa pensée de la transcendance et de l'éthique, c'est parce qu'il trouve dans la Bible une « extraordinaire présence de ses personnages, une plénitude éthique et des mystérieuses possibilités de l'exégèse »47(*)

Pour Levinas, « les versets bibliques n'ont pas ici pour fonction de faire preuve mais ils témoignent d'une tradition et d'une expérience »48(*) mais la philosophie levinassienne est profondément nourrie de ce rapport à l'expérience hébraïque et la lecture de la Bible.

C'est tout d'abord une tradition qui soutient Levinas dans sa pensée du rapport à l'autre. Les exemples de soubassements bibliques dans sa philosophie sont nombreuses. La conception du besoin par exemple et, de la, l'absence de besoin Dieu sont des pensée bibliques. Le besoin qui fonde la séparation est pour Levinas le fondement d'un athéisme. Le besoin pousse la vie à se satisfaire du monde et de s'en contenter. « L'homme ne dépend pas de Dieu comme il dépend du pain dont il se nourrit. »49(*)

C'est tout le paradoxe biblique du peuple d'Israël qui se met en colère contre Dieu, le défiant de lui donner son pain. Le besoin coupe de Dieu parce qu'il dénature le sens de la relation avec autrui (psaume 78, 19-22). Cette lecture du Talmud et ses incidences sur la philosophie de Levinas dont on vient de donner un exemple ne se limitent pas chez Levinas à la philosophie de la religion. Elle soutient l'éthique humaine de Levinas et la conception du rapport avec l'autre humain aussi bien qu'avec le Tout-Autre.

De même que l'asymétrie de la relation entre le Même et l`Autre, le Dire, la responsabilité jusqu'à la culpabilité ou encore la trace de l'infini dans le visage d'autrui sont des thèmes à résonance biblique.

C'est aussi une expérience que le rapport à la Bible chez Levinas. Il voit dans la Bible, il y découvre très tôt une « plénitude », un sens pour la vie humaine et le rapport à autrui qui éclaire sa propre pensée. Si Levinas a « expérimenté » la Shoah, comme forme la plus extrême du totalitarisme du Même, il a en contrepoints l'expérience immémoriale de la hauteur de Dieu et de l'autre dans la Bible. Et l'on peut dire, comme le montre Fred Poché, qu'il y a même un rapport profond entre ces deux expériences; « celui qui a éprouvé concrètement la souffrance propre de la condition d'étranger et d'esclave - ce à quoi ouvre l'héritage hébreu dans ce qu'il a de plus profond mais qui est aussi une marque de la Shoah -, porte en lui une vérité sur l'humain qui le bouleverse et l'inquiète face à la faiblesse du prochain »50(*)

Parce que la source biblique n'est pas d'abord un discours théorique, un dit mais également un dire, dans le sens d'une apparition du sens profond de l'éthique. « La Bible nous enseigne que l'homme est celui qui aime son prochain, (ce qui constitue) une modalité de la vie sensée ou pensée, plus fondamentale que la connaissance d'objets. »51(*)

On peut penser que Levinas se situe dans cette ligne. La philosophie éthique n'est pas juste un éclairage intellectuel à des question concrètes mais elle porte elle-même un appel éthique. Tout du moins essaye-t-elle de permettre qu'il soit entendu. C'est en ce sens qu'elle peut se nourrir et s'inspirer de la tradition biblique qui ouvre l'homme et l'appelle à la conscience du prochain et à la responsabilité. L'héritage biblique soutient cet effort, cet appel éthique. Il pousse Levinas à privilégier le Dire au Dit.

DEUXIEME PARTIE:

L'ETHIQUE DE LEVINAS

I Contre l'ontologie

A) Préliminaires

La philosophie de Levinas, on l'a déjà aperçu dans son rapport avec Heidegger et même Husserl, contient un mouvement central de retournement de l'ontologie. Il convient d'aborder ce renversement accompli par Levinas. En effet l'incidence sur l'éthique et la façon de concevoir la responsabilité envers l'autre en est absolument tributaire. Pour l'évoquer simplement, les morales changent radicalement selon que leur centre ou plutôt leur visée se trouve être le sujet ou l'autre. L'éthique est communément admise comme ayant rapport aux relations entre les hommes, aux actions qu'ils entretiennent les uns par rapport aux autres; venant du grec ethos qui signifie action, le mot a souvent engagée une conception lié au sujet et à l'étude du sujet agissant . Le primat de la subjectivité développé par la modernité a accru cet aspect, faisant de l'éthique l'étude exclusive du sujet qui agit. A partir de là des modulations diverses se sont offert à l'éthique; morale de l'autonomie kantienne, pragmatisme anglais, du surhomme nietzschéen, morale sartrienne de l'engagement ou de la liberté, morale de la justice (Rawls). Levinas se situe en totale hétéronomie avec les morales de la subjectivité telles qu'on vient d'en évoquer quelques-unes. Tout cela pour Levinas participe de la modernité dont il critique le fait d'avoir « identifié l'être au savoir. »52(*)

Levinas se situe contre toute une modernité éthique sur trois plans majeurs qui se rejoignent. Le premier est la liberté comme fondement du sujet, idée qui parcourt toute la modernité en tant que centrale. Levinas renverse cette conception non pas pour annuler la liberté humaine mais pour la subordonner à la justice et au commandement d'autrui. Ce n'est pas la liberté du sujet qui est première mais cette liberté est précédée par l'altérité de l'autre. Dans le relation éthique, l'initiative revient non au sujet mais à Autrui. La liberté moderne a pris une ampleur qui dépasse non pas ses capacités mais ses droits et surtout devient la condition d'impossibilité d'un rapport avec autrui qui devrait normalement engager cette liberté sans la détruire mais en lui donnant sens.

Cette liberté tronquée pour Husserl est d'abord la liberté du savoir qu'il dénonce en particulier chez Hegel. Levinas lui-même déclare qu' « à la liberté du savoir se subordonne, depuis Hegel, toute finalité apparemment encore étrangère au désintéressement de la connaissance. »53(*)

Cette liberté nie d'abord dans le savoir mais jusqu'à des conséquences éthiques concrètes la place de l'extériorité pour elle-même. La liberté l'emporte sur le pouvoir de l'extériorité. Le savoir dans son immanence l'emporte sur l'étrangeté de la transcendance.

Peut-on tout faire? Comme le dit Louis Fevre, pour Levinas, l'homme moderne conçoit que tout ce qui est possible est permis54(*).

Le troisième plan majeur qui pour Levinas englobe les deux autres, est le primat de l'être sur l'altérité et de l'immanence sur la transcendance. Pour lui, l'ontologie occidentale a consacré l'être exclusivement sur la modalité du Même. or cela, on l'a vu, engage à une violence de l'être subjectif qui conduit à la guerre. «  La face de l'être qui se montre dans la guerre, se fixe dans le concept de totalité qui domine la philosophie occidentale. »55(*)

On a ici présenté de manière assez grossière les axes fondamentaux de la rupture levinassienne. Si Levinas se situe contre un « projet ontologique moderne », c'est parce que sa philosophie n'est pas uniquement éthique au sens d'une réflexion morale: il y a chez Levinas au fond de cette aventure éthique une recherche de la transcendance. Levinas ne cherche pas juste à savoir de quelle façon agir, et agir bien. La philosophie de Levinas est un réhabilitation de la transcendance ce qui commence déjà à éclairer le renversement métaphysique qu'il effectue et auquel nous allons revenir.

B) Du Même à l'Autre

1) L'ontologie du même.

a) L'être comme totalité

L'être est compris par la modernité pour Levinas, comme totalité, comme Même. La totalité engendre la guerre. Toute la modernité est philosophie du Moi compris comme totalité. Qu'est-à dire? L'être, au sens de Levinas, est volonté d'identification dans une totalité. L'être tend à s'identifier dans le monde. Non pas dans un formalisme tautologique tel que A=A mais « dans une relation concrète entre moi et le monde. »56(*). «  La manière du moi contre `l'autre' consiste à séjourner, a s'identifier en y existant chez soi. »57(*)

L'être-moi existe dans le monde en réduisant tout ce qui est autre à un chez soi, d'une certaine manière en l'apprivoisant. D'ou le moi conçu principalement comme pouvoir. Cela n'est pas seulement un comportement éthique mais relève de l'ontologie même du moi pour Levinas.

« La possibilité de posséder, , c'est à dire de suspendre l'altérité même de ce qui n'est autre que de prime abord et autre par rapport à moi- est la manière du même [...] L'identification du Même n'est pas le vide d'une tautologie ni une opposition dialectique à l'autre mais le concret de l'égoïsme. »58(*) Il n'est pas dans la nature du Moi de lutter contre l'autre mais il est dans sa nature de faire que tout ce qui est autre devienne un chez soi. En effet si le même ne s'identifiait que par opposition, par conflit avec l'autre, il s'engloberait au même titre que l'autre dans une totalité qui le dépasse. Or c'est le même qui est cette totalité dans la structure ontologique. C'est toute la seconde partie de Totalité et infini qui présent et décrit ce sujet heureux, vivant uniquement sur le mode de la jouissance et de l'identification.

b) La jouissance. Vivre de...

Cette identification du même avec l'étrangeté du monde se fait en plusieurs moments pour Levinas ou de plusieurs aspects. C'est d'abord le corps qui constitue la subjectivité égoïste qui permet « l`appropriation de l`existence. »59(*) Le sujet est un être de solitude. Souligner cet aspect de l'être, que Levinas déploie dans De l'existence à l'existant mais aussi dans Le Temps et l'Autre, est une des voies qui appelle à sortir de l'être. Mais l'être ne se définit pas uniquement comme solitude. Il est aussi jouissance entendu comme volonté d'identification des choses au même. Le sujet vivant existant est d'abord donc ce sujet isolé qui vit de « nourritures terrestres » (entendu dans le sens, pour Levinas, des « jouissances par lesquelles le sujet trompe sa solitude. »60(*)) Son rapport au monde se définit comme satisfactions de besoins, recherche de nourritures. Maison, travail, possession économie, jouissance, représentation sont autant de lieux ou le moi développe son égoïsme. Entendu en ce sens, le sujet est seul et isolé dans son exister. Le sujet vit dans un monde de l'immanence. Levinas précise que, face à la solitude radicale de l'exister, les nourritures sont le premier moyen de rompre la solitude de l'être. Mais un moyen tronqué cependant; en effet, les nourritures participent de ce rapport de soi à soi qu'elles ne font qu'entretenir. Elles ne sont que des objets du monde que le Même absorbe en lui. A.Zielinski parle d'un « mode de vie adamique »61(*) ou le sujet demeure un « vivant orienté vers soi-même par l'intermédiaire d'un monde environnant. Le moi est un moi égoïste et heureux: son être consiste à vivre de « bonheur. » entendu comme accomplissement dans la totalité et jouissance de la totalité. La jouissance n'est pas juste jouissance d'une nourriture particulière, elle est liée à la totalité du sujet, à son accomplissement: « la jouissance est l'ultime conscience de tous les contenus qui remplissent ma vie - elle les embrasse. »62(*)

C'est également ce fait de la jouissance qui constitue et donne sens à la sensibilité humaine, du moins dans Totalité et infini ou la sensibilité est jouissance. On verra une avancée dans Autrement qu'être ou Levinas élargit la sensibilité à une autre caractéristique non réductible au même mais éthique.

2) La présence « gênante » de l'autre.

a) l'apparition d'autrui

Cependant il y a rupture de cette vie heureuse avec l'apparition d`autrui. Autrui est d'abord l'altérité, la figure de l'Autre opposé au même dans Totalité et Infini. Il n'est alors qu'une catégorie pour décrire une relation avec le Même. Cependant il s'agit déjà d'une relation particulière qui ne se réduit ni à la pensée, ni à la dialectique, ni à l'ontologie dans laquelle l'on voit une certaine neutralité apparente mais qui pourtant est liée à une résistance à l'identification avec le même. Autrui est ensuite ce « qui » que ma subjectivité ne peut réduire à un objet. Le monde du sujet fondé sur l'intériorité et la jouissance est bouleversé, mis en défaut par la présence de cet autre qui, apparaissant dans le monde, n'est pas un objet du monde. Il n'est pas une nourriture et de fait résiste à l'identification. Cette relation qui est une relation métaphysique, avec l'Autre échappe à la représentation, elle sort de la logique identificatrice de l'être du Même. « Le pouvoir du Moi ne franchira pas la distance qu'indique l'altérité de l'Autre. »63(*)nous dit Levinas. Alors que dans un monde ou le sujet ne vit que dans un rapport de soi à soi, l'autre se présente comme en rupture avec ce monde. Levinas fait référence à l'idée de distance pour montrer l'antagonisme foncier entre une quelconque « nourriture » et l'autre.

b) l'extériorité

L `Autre est présent au monde face à Moi et il est lui en même temps séparé par un espace infranchissable. En un mot, il lui est transcendant comme le sont « les idées de Platon [...]qui ne sont pas dans un lieu. »64(*) Il apparaît comme celui que je ne peux réduire et même qui se présente comme ne me laissant pas l'initiative. L'autre fait surgir dans l'être une passivité fondamentale. Or cette passivité ( l'autre n'est pas constitué par moi, il m'est extérieur et pourtant bien présent) vient rompre le projet de l'être de réduire toute chose au même. L'autre échappe à l'être seul du sujet.

Cette séparation radicale empêche le Même de réaliser sa totalité. Elle est la première apparition de l'infini. Il faudra revenir plus en profondeur sur cet Autre et sur la question de l'altérité. Mais on perçoit maintenant que le Même, au sens littéral du mot, n'est pas seul. Le Même est égoïste. Levinas ne nie pas ça et ne le critique pas. Ce qu'il critique face à cette réalité est la position ontologique, à la quelle il va opposer l'idée d'infini et la transcendance. L'ontologie est appelée par Levinas l'intelligence des êtres. En substance fondement de la représentation, l'ontologie est ce troisième terme entre le Même et l'Autre qui permettrait à l'un d'englober l'Autre en s'engageant « dans une voie qui renonce au Désir métaphysique, à la merveille de l'extériorité dont vit ce désir. »65(*)

« L'ontologie qui ramène l'Autre au Même promeut la liberté qui est l'identification du

Même, qui ne se laisse pas aliéner par l'Autre. »66(*)

Ce que Levinas précise est que cette ontologie comme intelligence des êtres n'est pas forcément destructrice de la transcendance. Levinas ne nie pas purement et simplement la validité de l'ontologie mais il montre un coté qui mène à une mise en question du pouvoir égoïste du Même. Cette voie est la voie critique qui « met en question la liberté de l'exercice ontologique. »67(*)

c) Sortir du sujet comme principe

Il y a une possibilité pour l'ontologie d'ouvrir à la présence de l'Autre et à une réflexion éthique. Cette voie, cette mise ne question se fait précisément par l'Autre. En effet c'est dans la rencontre avec l'autre qu'est mise en lumière la radicale incapacité du sujet que Levinas décrit dans ses premiers écrits68(*) ou il montre le sujet comme non pas d'abord libre mais velléitaire et confronté à l'empêchement et à la fatigue, qui n'a accès à soi que sur le mode du manque d'être et de l'impossibilité à être par soi. Le sujet constitué comme inaccompli. Levinas déploie ici une constitution négative du sujet. C'est ce même sujet constitué par le manque qui est présent dans la vie heureuse et égoïste du Même.

L'être humain solitaire, vivant du manque et de la satisfaction, est plus fondamentalement, pour Levinas, qui n'est cause ni de « ce qu'il est, ni origine, ni principe de soi ». Il y a au commencement même du sujet non pas la liberté comme le penserait Sartre mais une passivité indépassable appelant une extériorité. L'être se découvre comme séparé, en distance d'avec les choses. L'être est habité par le souci d'arriver à exister sans savoir avec l'appréhension que cela ne soit pas possible. Cet aspect est moins mis en lumière dans les oeuvres majeures ou le sujet apparaît surtout comme vivant de jouissance dans le monde séparé. Le sujet qui est soucieux de son manque commence à vivre de « nourritures. » La vie soucieuse devient égoïste et c'est face à l'autre qu'elle retrouve cette dimension originaire de passivité. En effet face, à autrui, le sujet se retrouve dans l'incapacité de l'identifier, de le connaître, au sens moderne que Levinas critique, en un autre sens, de franchir la distance qu'il a pu abolir avec les choses du monde. Paradoxe apparent que Levinas dépasse: il y a dans le monde et parmi les objets mondains, susceptibles de connaissance le surgissement d' un « être » extra mondain, qui n'est ni un être au sens de la modernité, ni objet de connaissance, ni assimilable. En ce sens, la figure de l'Autre et autrui renvoient chez Levinas au Tout-Autre, Dieu à cet infini qui n'apparaît et ne se manifeste, on le verra que dans la présence d'autrui.

Il reste à éclairer, après cette présentation d'autrui, avec plus de clarté le sens de la neutralité évoquée plus haut. Autrui n'échappe pas à la neutralité parce qu'il est non assimilable. Il échappe à la neutralité parce qu'il est autre dans un sens éthique. Il précède ou il échappe à ma liberté. Non pas comme, un être que je ne pourrais atteindre par une distance matérielle. L'autre est concrètement entre mes mains, à mon pouvoir. Je peux l'anéantir ou l'esclavagiser. Si l'on reste dans le domaine de l'être, je peux en disposer. Mais il s'oppose à moi sur un plan éthique. Ce qui empêche l'autre d'être réductible au même, c'est qu'il est infini, transcendant. Il va produire une rupture, ouvrir l'être à autre chose en lui que le manque. Autrui non seulement est cause d'un renversement métaphysique que Levinas opère, mais il est également l'obligation et la mise en lumière d`un antécédent à la domination du moi dans l'être du sujet. Face à ce dilemme éthique du à la présence de l'autre et que le sujet ne rencontre que face à l'autre, Levinas veut trouver une voie permettant d'en sortir.

De fait le mouvement de Levinas, qui est un mouvement pour l'autre, en un sens, est de montrer que la philosophie n'est pas condamné à un éternel dilemme entre sa liberté qui fait violence à l'autre et l'Autre qui fait violence à la liberté du Même. Une voie philosophique existe, qui implique l'Autre présent dans son altérité et ne réduit pas celui-ci au Même.

C'est à « cette mise en question de ma spontanéité par la présence d'Autrui.»69(*) que Levinas donne le nom d'éthique.

C) Le renversement métaphysique.

1) La rupture ou renversement.

La liberté ontologique se trouve définie par Levinas comme opposition; « se maintenir contre l'autre, malgré toute relation avec l'autre, assurer l'autarcie d'un moi »

« L'ontologie comme philosophie première, pour Levinas, est une philosophie de la puissance »70(*) et même comme on le voit un peu plus loin, une philosophie dont la principale modalité éthique est la possession.

Levinas souligne peu après les trois aspects majeurs de cette ontologie de la guerre et du même:

« L'être avant l'étant, l'ontologie avant la métaphysique, c'est la liberté avant la justice. C'est un mouvement dans le même avant l'obligation à l'égard de l'Autre. Il faut intervertir les termes. »71(*)

Levinas cherche à construire une éthique qui ne relève pas de l'opinion mais ou l'on puisse « apercevoir une relation non allergique avec l'altérité »72(*) ce qui implique de sortir du domaine tronqué de l'ontologie moderne, en quelque sorte de « sortir de l'être »73(*) Levinas ici amorce un dépassement de la phénoménologie husserlienne. On a vu plus haut que Levinas avait trouvé dans la philosophie de Husserl une pensée positive de la liberté, « d'une liberté qui se définit par la conscience et s'accomplit par elle. »74(*) Cette liberté était la liberté intentionnelle. L'intentionnalité de la conscience était cette visée de la conscience vers un objet. Cependant, cet objet n'est pas autre mais absorbé dans le Même. C'est ce que Levinas critique en disant que somme toute la phénoménologie demeure dans le domaine de la représentation. Il y a bien une intentionnalité, un « vers cela » mais pas encore un vers autrui. Levinas veut penser une intentionnalité qui porte non plus vers un objet mais vers un transcendant. Il appelle cette intentionnalité le désir de l'Infini qui engage dans une philosophie non plus ontologique mais éthique, en ce sens qu'elle explose littéralement les barrières de l'être. Ce Désir métaphysique est éthique précisément parce qu'il advient par la relation avec l'autre, occasion de la transcendance, lieu du dépassement du Même.

2) L'idée d'infini ou la transcendance.

a) Infini

Cette idée d'infini, Levinas la doit à Descartes75(*) chez qui il trouve ce fait merveilleux, au coeur de la philosophie occidentale et de la domination de l'ontologie, d'un penseur présentant l'idée de quelque chose de plus grand qu'elle et pourtant bine présent en nous

C'est dans un article paru en 1957 dans la Revue de métaphysique et de morale, La philosophie et l'idée de l'infini, que Levinas amorce pour la première fois les développements qui trouveront une forme claire et plus systématique dans Totalité et infini.

Posant un rapport intéressant entre philosophie, vérité, expérience et transcendance, Levinas, après une critique du primat du même et du narcissisme présent particulièrement dans la philosophie heideggerienne, présente l'idée de l'infini comme « l'expérience au seul sens radical de ce terme: une relation avec l'extérieur, avec l'Autre, sans que cette extériorité puisse s'intégrer au même. Le penseur qui a l'idée de l'infini est plus que lui-même et ce gonflement ce surplus ne vient pas de dedans, comme dans le fameux projet - c'est Heidegger ainsi que Sartre qui semblent visés ici - des philosophes modernes, ou le sujet se dépasse en créant »76(*)

L'idée de l'infini n'est pas un concept. Le terme même d'infini, pour Levinas, désigne la « propriété de certains contenus offerts à la pensée de s'étendre au delà de toute limite. »77(*) et de toute limite conceptuelle. Pour Levinas, « l'idée de l'infini a ceci d'exceptionnel que son ideatum dépasse son idée » . L'infini est donc le lieu même ou a lieu la rupture de la limite. En ce sens Levinas se demande avec légitimité comment une telle idée peut être abordée philosophiquement. Tout d'abord il apparaît que l'infini échappe à l'expérience entendu au sens ontologique comme saisissement de l'être, « emprise sur », « possession » Il n'y a, si l'on peut dire de phénoménalité de l'infini que son absence. Il est clair, comme le souligne Zielinski, que cet idée d'infini a pour corollaire l'idée de Dieu. Lorsque Levinas parle de Dieu qui vient à l'idée, il s'agit bien, plutôt qu'un écrit apologétique, d'étudier comment apparaît en nous la pensée de ce qui dépasse précisément la pensée et ne se laisse ni saisir ni absorber par elle. « L'idée d'infini est le signe d'un phénomène autre que ceux que l'intentionnalité ramène à soi, elle est associée à la transcendance. » A priori, il est vrai que la coïncidence entre expérience et infini ne semble pas évidente tant il est vrai que l`expérience semble précisément être le lieu de la limite. On peut sans doute faire deux remarques ici qui seront développées dans un paragraphe annexe:

b) Remarques

- L'expérience de l'infini ne renvoie-t-elle pas à une expérience inabordable, presque mystique? L'expérience qui seule mériterait ce nom serait participation du divin. Mais en ce sens, il n' y a plus philosophie ni éthique humaine. Il ne resterait que la participation platonicienne comme seul rapport non totalisant. D'autant plus que cette idée de participation replongerait l'avancée de Levinas dans une identification du Même et de l'Autre.

Il y a une réponse dans la pensée de Levinas. Cette objection est pensée sur le fait que l'on conçoive l'expérience comme expérience du Même qui saisit, qui ramène tout à lui. Aussi il se trouve effectivement dans ce schème de pensée que l'expérience de l'infini est participation à l'infini. On demeure donc dans le Même. L'extériorité est illusoire et la transcendance de Dieu se trouve niée. L'expérience faite ici serait juste intentionnalité de la conscience dans le Même et connaissance de l'autre.

Or Zielinski explique que pour Levinas, « le mouvement que cette idée suscite n'est pas une connaissance, ni l'intentionnalité, mais le désir »78(*) , qui seul est infini comme l'idée elle-même est infinie. « L'infini en moi signifie Désir de l'Infini »79(*)

- Il y a l'apparition ici d'une façon assez claire de ce que l'on avait abordé à la fin de l'introduction de ce chapitre: Levinas semble caractériser sa philosophie par sa volonté d'échapper à la limite de l'idée pour atteindre l'ideatum. Faire sortir la pensée d'elle-même. L'idée fondamentale pour Husserl est basée sur le schème de l'intentionnalité husserlienne, comme on l'a vu, mais qu'il veut affranchir de l'ontologie du Même.

La pensée de Levinas, si elle est pensée de l'être, est surtout pensée de l'être tel qu'il est pensé dans la philosophie moderne. Reste à savoir si une réconciliation entre être et transcendance de la pensée est possible. L'être peut-il résister à la pensée tout en s'offrant à elle? L'être peut-il être autre?

D) L'éthique comme philosophie première

Nous nous étions arrêtés sur la question de l'incompatibilité apparente entre l'expérience finie de l'humain et l'infinitude de l'Autre, de Dieu, en ayant déjà fourni un éclairage sur l'infini comme étant non pas un objet de connaissance mais de désir. Cependant, Levinas ne pense pas uniquement une éthique religieuse. Il ne pense pas l'idée de l'infini dans un cadre uniquement métaphysique au sens classique.

En effet, pour Levinas, « l'expérience, l'idée de l'infini, se tient dans le rapport avec Autrui. L'idée de l'infini est le rapport social. »80(*)

Cette phrase de Levinas constitue une révolution dans l'ordre de la pensée métaphysique. Penser déjà un au-delà de l'être face à la modernité et surtout philosopher sur cet au-delà est déjà profondément bouleversant pour les structures modernes de la pensée. Levinas franchit ici une nouvelle étape jamais passée jusque-là, semble-t-il. Une étape très complexe mais dans laquelle on sent poindre des racines juives plutôt que grecques.

En effet, Levinas échappe ici à l'alternative unique d'une religiosité mystique pour sortir du Même. L'apparition de l'autre n'est pas une « illumination ésotérique et le moi qui l'aborde n'est ni anéanti à son contact ni transporté hors de soi, mais demeure séparé et garde son quant-à-soi. »81(*) En quelque sorte, on peut dire que Levinas fait advenir l'infini, par la présence d'autrui, au contact d'un monde qu'autrui dépasse pourtant

Ce rapport avec autrui implique une distance que « le pouvoir du Moi ne franchira pas »82(*)

parce qu'elle « n'équivaut pas à la distance entre sujet et objet »

Levinas dit ailleurs que « l'extériorité de l'être infini se manifeste dans la résistance absolue que, de par son apparition- de par son épiphanie- il oppose à tous mes pouvoirs.»83(*), signifiant ainsi le caractère éthique de cette relation.

Autrui est bien de ce monde au sens ou je le rencontre dans ce monde, au milieu d'objets, mais il n'est pas de ce monde au sens ou tout les objets sont du monde comme objets de connaissance et nourritures. Il est une présence étrangère dans mon monde. Il serait intéressant de voir en parallèle l'analyse doublée du monde chez Hannah Arendt qui est d'une part monde d'objets, d'autres part monde de relation inter humaines. Même si Hannah Arendt ne centre pas sa réflexion sur la question de la transcendance, sa réflexion sur le monde comme lieu de rencontre avec autrui apporterait sans doute à l'étude de Levinas, d'un point de vue phénoménologique.

En effet, cette résistance dans l'apparition et même l'apparition sont des phénomènes non pas premièrement ontologiques mais éthiques. Il ne sont d'ailleurs même pas ontologiques au sens classique du fait que ce qui m'apparaît n'est pas l'être de l'autre mais son altérité, « non pas une forme dans la lumière, sensible ou intelligible, mais déjà ce non lancé aux pouvoirs. Son logos est: `Tu ne tueras point'. »84(*)

Ce n'est pas d'abord l'être mais l'exigence morale qui se présente au sujet. En ce sens ce n'est pas relation de connaissance que cette voie éthique, ce désir de l'infini mais relation éthique. Aussi bien Levinas appelle cette éthique philosophie première parce que son intuition est que l'existence humaine n'est pas d'abord être ni même être autrement ( et non plus mort de l`être) mais autrement qu'être. Le sens de l'existence n'est pas de s'efforcer à être le même, c'est à dire à jouir et identifier toute chose à soi. Il ne s'agit pas de faire de tout ce que l'homme rencontre un nouvel élément du chez soi mais bien de comprendre qu'avant tout économique, la vie de l'homme est d'abord éthique et souci de l'autre.

Levinas n'aborde pas ici la philosophie première dans un sens chronologique mais dans un sens fondamental. L'être de l'homme ne trouve son sens véritable que parce qu'il y a l'autre.. L'être est en son fondement la possibilité et l'appel d'une aventure vers l'extériorité. A un sujet qui se définit par le souci de soi et qui dans le bonheur accomplit son pour soi-même, (Levinas oppose) le Désir de l'Autre qui procède d'un être indépendant et qui ne désire pas pour soi »85(*)

Si l'expérience fondamentale est celle ou je suis face à autrui, c'est parce que cette expérience est expérience de la transcendance, de mon pouvoir limité de ce qui m'échappe. L'expérience de l'autre est le lieu ou se trouve mis en défaut la « toute -puissance » du sujet. L'être se trouve confrontée à une extériorité infranchissable. Cette extériorité pour Levinas est non seulement la justice mais aussi la vérité, « objet » de la philosophie première. En effet, « le penseur entretient dans la vérité un rapport avec une réalité distincte de lui, autre que lui »86(*)

La question qui se pose est de savoir pourquoi l'homme, le sujet se porterait vers Autrui de manière à compromettre la souveraine identification du Moi. Levinas donne une raison somme toute banale mais décisive à cette question; « le Désir d'Autrui (entendu non pas comme satisfaction mais comme désir de l'indésirable, du tout-autre)87(*) que nous vivons dans la plus banale expérience sociale est le mouvement fondamental, le transport pur, l'orientation absolue, le sens. »88(*)

D'une certaine façon, à partir de ce rapport entre vérité et éthique, on peut se demander si Levinas ne nous met pas en rapport avec une certaine façon de l'être ignorée jusque là. N'est-ce pas ce qu'il signifie quant il parle d'autrement qu'être? En effet ce sont bien encore des êtres en jeu dans le `pour l'autre', dans l'aventure éthique. En réalité une telle façon de concevoir l'éthique de Levinas est tronquée parce qu'elle la réduit à une éthique comportementale. Pour Levinas, la structure même de l'être est passivité, crainte d'occuper la place de quelqu'un et désir de l'infini. Levinas soutient que la passivité face au visage de l'Autre précède toute intention totalisante comme structure de l'être. Ainsi Ciaramelli, dans son essai sur Levinas, analyse cela plus profondément en montrant une certaine ressemblance entre l`Autre et Dieu face au sujet.« Dans la passivité absolue de ma position de sujet, écrit-il, je ne saurais échapper à Dieu , et cette impossibilité métaphysico-religieuse précède l'égoïsme et l'altruisme et dessine le fond même [...] du sujet. En face de l'Autre comme en face de Dieu, la transcendance engage l'identité même du sujet. »89(*)

En ce sens l'éthique de Levinas n'est pas seulement un devoir-être mais le fondement même de la subjectivité. La subjectivité se fonde non pas dans le refus de l'autre mais dans l'idée d'infini, pour Levinas. L'idée d'infini n'est pas une superstructure mais un fondement pour penser l'être, et tout simplement pour penser. Elle ne s'oppose donc pas à la philosophie mais en constitue plutôt le fondement.

L'éthique n'est pas non plus chez Levinas une éthique purement théorique qui tirerait des situations concrètes et du domaine de l'action des principes fondamentaux de l'existence humaine, enfermant ces même principes dans la pensée métaphysique.

Pour le dire autrement la démarche de Levinas n'est pas uniquement une philosophie de la subjectivité, une science théorique mais également une éthique au sens ou, montrant les fondements éthiques de la subjectivité, elle éclaire d'une nouvelle façon toute l'existence humaine dans son aspect central qui est la relation inter humaine. Elle veut donner également les moyens de concevoir ces relations, les rapports sociaux sur un autre mode que la possession et la satisfaction. On en connaît l'enjeu face aux catastrophes et totalitarismes du 20ème siècle.

Il convient, avant d'aborder l'éthique de Levinas proprement dite, d'accorder, dans une remarque annexe à cette question de l'éthique comme philosophie première, une place aux métaphysiques pré-modernes, en particulier celles qui ne concevaient pas l'être comme totalité mais pensaient aussi un au-delà. Il est vrai de dire que être et moi n'ont pas toujours été indissolublement lié et que l'histoire de la philosophie a connu des métaphysiques de la transcendance. Des études ont été faites pour montrer le possible rapport entre Levinas et les grecs par exemple, en particulier les travaux de Jean-Marc Narbonne et Jean-François Mattei90(*), et pour montrer les racines profondes d'un au-delà de l'être dans la philosophie grecque. Tous deux mettent en lumière le rapport, souligné à quelques endroits pas Levinas lui-même, entre l'idée du Bien transcendant l'être et l'autrement qu'être levinassien. Levinas lui-même le souligne: « la tradition de l'Autre n'est pas nécessairement religieuse, elle est philosophique. Platon se tient en elle quant il met le bien au-dessus de l'être. »91(*)

II L'aventure éthique: se vouer à l'Autre

La question qui nous introduit dans cette aventure est de savoir comment le même est « débordé », dérangé par la présence d'autrui. Pour Levinas, l'apparition d'autrui est un évènement ou d'une certaine façon, autrui n'est pas juste le moyen de la sortie de l'être; il en est aussi le but et la source. Non pas évènement ontologique mais l'évènement d'une transcendance, que Levinas appelle épiphanie ou manifestation. Le problème de ces termes est qu'on est tenté de les relier très vite, presque immédiatement, à des propos ontologiques. Ils sembleraient restreindre la présence de l'autre à une présence représentable, assimilable, rationnelle. Pour Levinas cette présence de l'autre a justement la caractéristique de n'être pas une présence représentable mais quelque chose comme une proximité demeurant cependant lointaine, extérieure.

Cette proximité affleure dans le visage d'autrui. Il convient de comprendre cette philosophie du visage développé par Levinas. En effet c'est dans ce visage que va se fonder la responsabilité du sujet.

A) Le visage et la proximité

Le visage, chez Levinas, n'est pas une plasticité, une forme. Il n'est pas uniquement cet objet de la vision, cet objet sensible, connaissable. Levinas développe dans Totalité et infini toute une phénoménologie du visage. En même temps l'apparition du visage d'autrui, dans toute son extériorité, déborde la phénoménalité même du visage. Levinas dit lui-même qu'il n'est pas évident de « parler de phénoménologie du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît. »92(*) La phénoménologie du Visage chez Levinas est sans cesse en rapport avec sa manifestation éthique. Pour Levinas « l'accès au visage est d'emblée éthique. »93(*) L'analyse du visage commence pour Levinas par une question qui se trouve engager l'étude de manière claire: «  en quoi l'épiphanie comme visage marque-t-elle un rapport différent de celui qui caractérise toute notre expérience sensible? »94(*)

Il s'agit de voir comment le visage engage en lui-même plus qu'un rapport de connaissance, un rapport éthique.

1) Visage et infini

a) Épiphanie

« L'abord des êtres, dans la mesure ou il se réfère à la vision, domine ces êtres , exerce sur eux un pouvoir. La chose est donnée, s'offre à moi. Je me tiens dans le Même en y accédant. Le visage est présent dans son refus d'être contenu. »95(*)

Autrui est transcendant et infini; le Moi ne peut le contenir. Il ne se réduit pas à ce que j'en perçois ou j'en conçois. A.Zielinski a cette façon très claire de présenter cela lorsqu'elle dit que « quand je regarde autrui, je ne regarde pas un objet, je croise des yeux qui me visent » On pourrait voir là l'alter ego de Husserl: l'autre ne serait qu'un autre sujet que je percevrais comme sujet que par rapport à moi-même et l'approche de l'autre resterait dans le Même. Le mouvement décrit par Levinas, l'apparition du visage d'autrui resterait une écologie.96(*) Les yeux qui me visent ne le seraient qu'en comparaison avec la faculté de viser qu'ont mes propres yeux. Ce serait juste une extension de l'immanence. Pour Levinas, cela reviendrait à dire que ce qui est premier serait ma visée, qu'elle serait le principe de mon rapport à autrui. Or « l'expérience » du visage d'autrui n'est pas une expérience dont je suis le principe et l'origine. Face à l'autre l'initiative d'un rapport ne me revient pas . Effectivement, je vise la forme, la plasticité du visage comme un objet de connaissance mais le visage pour Levinas est plus que la forme, il est la présence même du qui en face de moi. Il est sa singularité même qui échappe à mes catégories. Ce qui m'apparaît dans le visage ne vient pas de moi.

A. Zielinski dit du visage, manifestation d'autrui, qu'il est une apparition sans cause ni origine extérieure à elle-même [...] an-archique, sans causalité antécédente. »97(*)

En ce sens, le rapport qui s'instaure dans l'apparition du visage n'est pas un rapport d'égalité ou le Même comprendrait l'autre. Il implique une transcendance radicale dans laquelle non plus seulement idéalement mais concrètement, réellement, « l'ideatum dépasse l'idée. »98(*)

L'autre demeure dans son visage plus que ce que je vois. Mais ce plus ne me demeure pas néant inatteignable. Ce plus m'apparaît, ou plutôt il me vise. Il y a dans cette expérience un renversement de la relation. La ou, dans la connaissance l'objet est visé par moi, dans la relation de désir au sens levinassien, la relation éthique ( qui certes n'est rendu possible que par la présence en moi, découlant d'une passivité originaire, de l'idée d'infini ), l'autre me vise et me parle. Indépendamment de ma volonté mais faisant l'expérience de ma passivité face à la transcendance d'autrui, j'éprouve concrètement l'infini non en moi mais en face de moi, séparé.

Cependant l'infini du visage n'est pas une négation du moi de même que nous le verrons, l'obligation à la responsabilité n'est pas une négation de la liberté. Pour Levinas la transcendance et la métaphysique ne sont pas compatibles avec la négativité. Nier l'autre est précisément l'apanage du Même qui se présent comme opposé à l'autre avec le souci de tout ramener à lui. « L'altérité d'un monde refusé n'est pas celle de l'Étranger mais de la patrie qui accueille et protége. L'apparition du visage face à l'autre qui, soumis à une volonté du Même aboutit à la Guerre et à la négation, ouvre cependant en premier lieu à une relation entre deux termes. L'apparition du visage rend possible une relation « qui ne mène pas au nombre ou au concept » 99(*), mais qui maintient une transcendance absolue.

b) le discours: le Dire du Dit

La question se pose alors; en quoi consiste cette relation ou le moi fait face à plus que la forme du visage, plus que ce qu'il peut comprendre? Autrui apparaît comme transcendant et comme le corollaire de l'idée d'infini dans le sens ou, là ou les objets s'offrent à nous comme objets de compréhension, objets soumis, autrui ne se soumet pas, ne laisse pas la mainmise du sujet s'appliquer sur lui. Autrui est expression. La relation entre autrui et moi se passe dans le discours. « Mieux que la compréhension le discours met en relation avec ce qui demeure essentiellement transcendant. »100(*)

Apparaît ici pour la première fois un terme fondamental et nécessaire à la relation éthique, la notion de discours. La relation avec l'autre est discours au sens le plus propre du terme. Il n' y a avec les autres objets du monde pas de discours possible. De même les monologues ne sont des discours que dans le sens ou l'on s'écoute parler. Et même là il ne s'agit que d'une illusion ou l'orateur n'est autre que l'auditeur. Mais même encore plus, le discours de soi à soi n'est que même parce qu'il n'est qu'un ensemble de dits, de concepts. Or c'est la différence majeure qui apparaît dans le discours de la relation éthique et qui accompagne nécessairement la transcendance d'autrui. Dans le discours d'autrui, ce qui compte n'es pas ce qu'il dit et ce que j'en comprends. Il n y a là rien qui soit spécifiquement éthique. Ce qui est important et manifeste concrètement la transcendance de l'autre, c'est son Dire, expression radicale précédant toute initiative du sujet, s'imposant à lui comme extériorité radicale à la raison non seulement dans son origine mais aussi dans son extension. Le Dire n'est pas conceptuel, il est éthique. Il n'est pas réductible à ma conscience, il la déborde de façon infinie. Cette transcendance du Dire explose mes catégories et déjà est un appel éthique. Le visage est éthique parce qu'il est infini.

Mais ce discours, ce Dire n'est pas d'emblée à voir comme un commandement tyrannique. L'appel que lance le discours d'autrui, son Dire, nécessite un éclairage plus précis de ce que le Visage donne, de ce qu'est ce Dire du visage. Ainsi cet appel déjà mentionné et auquel l'on reviendra n'est pas ordre sur le mode d'un Dit, d'un énoncé obligeant à faire ceci ou cela, comme un maître l'exigerait d'un serviteur, un chef d'un subordonné. En effet le visage n'est pas d'abord une force d'opposition pour Levinas qui viendrait contrecarrer et briser la totalité du Même par une volonté du même type

2) Le visage comme dénuement

Ce qui apparaît dans le visage d'autrui est ce qui résiste à toute tentative d'objectivation et de compréhension. En ce sens, le visage est plus que la forme, que tout ce que l'on peut objectiver d'autrui: la condition sociale, l'age, les caractéristiques psychologiques, etc.... Levinas nous dit que «  par le visage l'être n'est pas seulement enfermé dans sa forme et offert à la main -il est ouvert, s'installe en profondeur et, dans cette ouverture, se présent en quelque manière personnellement. »101(*) Le Visage montre autrui dans ce qu'il a d'unique. En un certain sens, on peut dire que, si le visage montre plus qu'un objet, il en montre en fait moins. Le visage met autrui à nu. Il est un dénuement de la personne. Il est comme la phénoménalité de ce qui ne se réduit pas à un phénomène. Le visage présent tout ce que l'on ne peut trouver sur la carte d'identité. Il présente la personne dans sa singularité et sa nudité. Levinas n'emploie pas le propos de personne. Il oppose dans Éthique et infini tout ce qui relève de la personnalité d'autrui, tout ce qui fait de lui un personnage au visage qui est sens à lui seul, indépendamment d'autre chose qui le détermine.

Il serait intéressant ici de mettre en parallèle la pensée de Levinas avec l'origine même de la notion de personne qui, précisément, renvoie au terme grec prsonon, en latin persona qui désignait « originellement chez les grecs le masque que portaient les acteurs de théâtre, ce qui leur permettait de montrer l'unité du caractère du rôle qu'ils jouaient dans l'ensemble de la représentation, et, peut-être, de servir de porte-voix ( d'ou l'étymologie latine per-sonare: parler à travers). »102(*) Cette définition issue de l'Encyclopédie philosophique universelle montre bien que le nom de personne ne renvoie pas d'abord à sa transcendance mais bien au contraire à sa représentation. Si cependant l'usage du mot s'est précisé pour designer non seulement ce qu'on en voit mais ce qu'elle est - le personnalisme se fonde sur cette notion pour défendre la valeur irréductible de l'être humain - Levinas parle à raison de personnage pour designer ce qui se présente en autrui et que le moi peut ranger sous des concepts.

Le visage fait sens à lui seul dans le sens qu'il ne présente pas autre chose que lui-même c'est à dire l'incontenable, ce qui nous mène au-delà . Si Levinas emploie le visage pour designer ce dénuement de l'être du visage, c'est dit-il parce que le visage est l'endroit du corps ou la peau est la plus nue et la plus dénuée. Cela est vrai à un niveau physique mais également psychologique. Levinas parle d'une pauvreté essentielle du visage: « la preuve en est que l'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. »103(*) Pour Levinas, cette pauvreté est originaire. Elle précède les masques, le personnage. Il y a un paradoxe dans cette nudité. Le visage se présente à nous d'une façon singulière et unique. L'objet de connaissance, les objets du monde s'offrent au regard du sujet pour lui être assimilé. Le visage s'offre en un sens aussi sans défense; il peut être violenté. Levinas, d'une certaine façon montre une connaturalité de l'objet connu et d'autrui dans le rapport de violence qu'ils peuvent subir de la part du sujet. « est violent pour Levinas toute action ou l'on agit comme si l'on était le seul à agir: comme, si le reste de l'univers n'était là que pour recevoir l'action[...] Presque toute causalité est en ce sens violente: la fabrication d'une chose, la satisfaction d'un besoin, le désir et même la connaissance d'un objet. La lutte et la guerre aussi ou autrui est recherché dans la faiblesse qui trahit la personne. »104(*) Levinas fournit ici une formulation du mal moral et de la haine assez claire: agir envers l'autre de telle façon que sa faiblesse devienne l'objet de notre domination. Le mal n'est pas ici le non respect de la dignité de l'autre mais de sa faiblesse et de son indigence pour Levinas.

L'autre se présente à nous dans une indigence, il s'offre à nous avec la possibilité que l'on puisse répondre à cette présentation par un meurtre, par une violation de cette pauvreté d'autrui. Un abus de pouvoir.

Mais s'il semble y avoir connaturalité entre autrui et l'objet selon qu'ils s'offrent à la violence, la différence qui permet d'échapper au paradoxe est cependant fondamentale pour Levinas: les choses se présentent à l'être mais elles ne se présentent pas personnellement. Les choses ne se mettent pas à nu devant l'être puisque leur forme est leur être. Les choses n'offrent pas de visage. « Ce sont des êtres sans visage. »105(*)

Et « en même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. »106(*)

3) L'appel et le commandement

Cette dernière phrase de Levinas n'est pas à comprendre comme signifiant la relation éthique comme relation de puissance à puissance, on l'a déjà montré. L'altérité d'autrui ne se présente pas comme négation du moi. Elle ne le peut pas, du moins au sens ontologique. Plus qu'un fait qui s'impose à ma liberté et m'esclavagise, elle m'appelle.

Ici il est vrai que le visage chez Levinas est explicitement déclare comme me commandant, m'obligeant. De même, Levinas développe la responsabilité du pour l'autre comme une mise en otage du sujet. C'est une des critiques que formule à l'encontre de Levinas Michel Haar pour qui le sujet (chez Levinas) est «  assigné, accusé, constamment appelé à répondre d'une culpabilité sans faute. »107(*) On reviendra à cette critique de Michel Haar de façon plus détaillée dans un chapitre ultérieur.

Le projet de Levinas, selon ce que lui-même en dit, est non seulement de montrer que la justice, contrairement à ce qui soutient tout le projet ontologique de la modernité, précède la liberté et que l'autre l'emporte sur le moi mais également de montrer que la responsabilité envers autrui ne détruit pas la liberté mais la justifie. Il convient d'éclaircir le terrain de sa pensée pour voir qu'il ne s'agit pas d'incohérences philosophiques.

On peut dire d'une certaine façon avec Levinas que le premier fait de l'apparition d'autrui c'est de mettre en question ma liberté. Cependant cette mise en question ne se fait pas, et c'est la distinction qui permet d'éclairer toute un série de notions qui pourraient prêter à confusion, sur un plan ontologique mais sur un plan éthique. L'éthique se présente ici comme un sur-être et il n'est pas interdit à l'extraordinaire, pour Levinas, de la responsabilité pour autrui, de flotter au-dessus des eaux de l'ontologie. »108(*)

Levinas dit que le visage met en question ma liberté comme meurtrière et usurpatrice. « Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constitue la vision même du visage »109(*) Face au visage qui s'offre dans un dénuement mais aussi dans un appel à ne pas tuer, le sujet se découvre comme pouvant user de sa liberté contre l'autre et non pour l'autre. La relation éthique est le lieu ou l'être découvre sa liberté comme la capacité potentielle de faire le mal. Mais l'interdit que présente le visage et qui se dessine derrière sa plasticité, à l'extérieur, empêche le meurtre. Tout du moins le visage tel qu'il apparaît à autrui se révèle comme sens, comme signification Il parle, « quel que soit le comportement des personnes. Son message est celui de la conscience morale. C'est dans la nudité de son extériorité derrière laquelle il n y plus rien, qu'il manifeste sa transcendance. »110(*)

Le dénuement du visage me requiert comme un ordre de mobilisation inexorable. L'ordre que donne le visage n'est pas à concevoir sur le mode de la loi. En effet, face à la loi, on peut résister: il y a rapport de forces et l'égalité demeure possible. Or dans la relation éthique, dans le face à face, il n'y a pas égalité mais transcendance. L'apparition de la transcendance d'autrui, de son visage est un moment hors égalité, presque apolitique pour Levinas. Dans ce face à face, le sujet n'est plus avec des lois ou des principes, avec le besoin, la satisfaction et la jouissance pour agir. Il y l'autre qui l'appelle et l'ordonne à la responsabilité. La présence de l'autre ouvre le sujet à une dimension de son être ou il est considéré comme perdant, comme dominé, comme passif. Il ne s'agit plus pour le sujet de parler mais de répondre. Ce commandement d'autrui met ma réponse au-delà de la pitié, selon Zielinski, mais également au delà de la recherche du bonheur ou de l'honneur. La pitié est encore un pouvoir exercé sur l'autre , une hauteur du sujet. Le visage me commande dans sa hauteur. Il m'échappe et réduit à néant mes capacités d'initiative. Et cela n'est pas sur un plan objectif ou ontologique mais éthique: « Si la résistance au meurtre n'était pas éthique mais réelle, nous en aurions une perception [...] nous resterions dans l'idéalisme d'une conscience de la lutte et non pas en relation avec Autrui »111(*) Ce commandement du visage est « résistance de ce qui n'a pas de résistance. »112(*) du fait de sa transcendance.

B) Répondre de...

1) Passivité du sujet

La réponse du sujet à autrui est d'abord l'expérience de sa passivité fondamentale. Il n' y a plus d'initiative du sujet agissant. Il n'y plus non plus la violence du même qui possède et prend en niant l'existence indépendante. Le sujet se retrouve en deçà de çà, dans ce que Fevre nomme le commencement de l'humain. Ce dernier met en lumière que « la priorité du pour l'autre par rapport à l'être ( et sa satisfaction) ne consiste pas à faire place à l'altruisme à coté d'un égoïsme naturel et acceptable. »113(*) Pour Levinas, le « pour l'autre » est plus naturel que l'égoïsme, on l'a déjà vu, il est premier. Le pour l'autre est le sens ultime de l'humain, son commencement. Levinas emplois souvent ce mot d'humain contre l'être du même pour montrer que l'être humain est précisément celui qui s'enquiert d'autrui et est pour autrui. Le fond de l'homme, son sens profond est responsabilité, intérêt pour l'autre plus que pour soi.

Il y a dans la relation éthique un primat de l'autre sur le moi et, de fait, une obligation.

Pour Levinas cette passivité qui est le commencement de l'humain signifie ce lieu « ou la vitalité, en apparence innocente mais virtuellement meurtrière, est maîtrisée par des interdits »

Or pour Levinas, le lieu de cette maîtrise est foncièrement éthique; ni la loi, ni la volonté de se soumettre à des principes moraux n'ont la force nécessaire pour venir a bout de l'égoïsme. C'est la rencontre avec la fragilité d'autrui, en même temps que sa transcendance qui nous ouvre à une passivité éthique, à une obligation à l'égard de l'autre. Zielinski écrit que « ce n'est jamais ni pour moi ni à partir de moi que je serais responsable. Je ne suis responsable que pour autrui et à cause d'autrui. » L'acte éthique est le primat de l'autre n'est pas seulement le but que se donne le sujet, il est la cause même de la vie éthique du sujet.

Ce qui implique aussi une dissymétrie que Levinas défendra toujours, en particulier face aux critiques de Ricoeur qui, sur ce point, ne le rejoindra pas et même le critiquera.

La relation éthique, ou l'autre se trouve engagé dans une passivité radicale à l'égard d'autrui, est dissymétrique. En ce sens, et cela aide à mieux le comprendre, elle se distingue d'une relation d'amitié ou même de pitié ou l'autre serait l'objet de notre compassion. La relation éthique qui se baserait sur la pitié serait un relation ou le sujet a l'initiative. De même dans l'amitié ou il y'aurait égalité et réciprocité. Aristote parle d'une certaine connaturalité des amis qui les conduit dans l'amitié » à un vivre-ensemble et un réciprocité. Pour Levinas, qui ici, se situe plutôt dans une lignée platonicienne dialectique, « la démesure d'autrui est première est irréductible, la relation éthique que soit sauvegardée la `disproportion' ou `asymétrie' entre autrui et moi. »114(*) On parle ici d'un fond platonicien de démesure mais il ne doit pas occulter la racine hébraïque de la pensée de Levinas qui lui fait voir la découverte d'autrui dans sa nudité comme trace de l'infini, expression d'un commandement divin: « tu ne tueras pas. » C'est ainsi la hauteur d'autrui qui donne au sujet sa passivité et l'emporte sur toute égalité. La question de savoir ce que devient la réciprocité et quel statut éthique donner alors à l'amitié et à la pitié se posera alors avec Ricoeur.

2) La réponse ou responsabilité

« Imputer une action à quelqu'un, c'est la lui attribuer comme à son véritable auteur, la mettre pour ainsi parler su son compte et l'en rendre responsable. »115(*)

Le sujet est pleinement sujet pour Levinas non plus lorsqu'il répond de ses actes mais lorsqu'il répond à autrui. « Être sujet c'est répondre à autrui. »116(*) Levinas déploie le concept de responsabilité d'une façon différente de la conception juridique, nous dit Zielinski. La responsabilité n'est pas envers quelque chose mais envers quelqu'un. En ce sens on rejoint la profondeur éthique du concept de responsabilité chez Levinas qui n'est pas premièrement le fait du sujet par rapport à quelque chose mais le fait de quelqu'un qui rend le sujet responsable. La responsabilité trouve sa source dans l'appel que lance autrui, se présentant nu, faible et exprimant pourtant au sujet l'obligation, l'ordre de prendre soin de lui. « La personne dont il s'agit d'abord dans la responsabilité, c'est la personne d'autrui, c'est à dire de celui dont je suis responsable. Le concept juridique de responsabilité pensait d'abord le concept en termes d'imputations, sur le modèle d'une causalité agent-effet. Le sujet est tenu responsables des actions dont il est la cause. Pour Levinas, la responsabilité ne dépend pas des actes de la personne-sujet, du je. La responsabilité provient du tu, d'autrui en face de moi qui appelle. Cet appel, face auquel j'expérimente ma passivité, se substitue à l'imputabilité des actions que j'aurais pu commettre. Mieux il m'impute le sort de l'autre dont, pourtant je ne suis ni la source ni la fin. Autrui m'apparaissant me somme de rendre des comptes, de prendre en main son existence potentiellement en danger. Un décentrage réel se produit pour Levinas. Levinas ne dit pas seulement que le visage m'oblige potentiellement, que cette « imputabilité » - terme que Levinas sort de son sens juridique, il ne faut pas s'y méprendre- trouve en face de lui une liberté. « La responsabilité est irrécusable. Le visage ouvre le discours originel dont le premier mot est obligation, qu'aucune intériorité ne permet d'éviter. »117(*) Ainsi la responsabilité n'est pas d'abord le fait de la liberté de la personne. La liberté telle que Levinas l'entend ne porte pas le sujet à être responsable d'autrui. Ici il y a une obéissance que requiert l'appel de l'autre et à laquelle le sujet doit se soumettre. Levinas parle de cette obligation extrême à l'égard de l'autre comme charité. « Nous devons accepter d'être pris en otage par ce qu'il y a de plus menacé, avant même que notre liberté n'intervienne118(*) » nous dit R. Simon; auteur d'une étude sur Hans Jonas et Emmanuel Levinas. A lire cela avec des lunettes philosophiques vulgaires, on ne voit qu'un immense paradoxe, une évacuation de la consistance du sujet qui pourtant se retrouve couvert de responsabilité. Le souci de l'autre paraît sans cause, la responsabilité immotivée, sans pourquoi. Face à Kant qui conçoit le sujet comme l'auteur, l'initiative, la cause libre de ses actions, Levinas semble éteindre le sujet et on se demande quel rôle celui-ci à jouer dans cette histoire. Un sujet sommé de répondre, hormis toute conscience de sa liberté. Isaïe disant: « Me voici », à la simple vue de la majesté de Dieu, qui pour nous laisse sa trace dans la nudité et la faiblesse de l'humain, d'autrui, notre prochain pourtant si extérieur à notre monde qu'il en demeure étranger. Ce sera la critique de Michel Haar que l'on a déjà évoqué Levinas semble balayer l'ontologie d'une façon telle face à l'éthique que le sujet semble vidé de soi-même. Pour Levinas cela est exact. Il veut balayer la primauté de l'ontologie pour remettre à jour la passivité du sujet commandé par la faiblesse de l'autre. Et, si Levinas ne bascule jamais en théologie, il semble parfois apparaître comme finalement un prédicateur de ce « me voici », Dernièrement discutant avec A.Assaf, professeur à l`Université du Milieu de la Vie, je l'entendais me dire de Levinas qu`il était en quelque sorte un rabbin déguisé. Il importe par là de comprendre que le soucie de Levinas n'est pas strictement philosophique au sens classique, il est éthique. Boissinot souligne ce que l'on a voulu mettre en lumière au début de ce travail, à savoir « que toute la philosophie de Levinas est traversée et portée par le souvenir d'Auschwitz, sorte de rejeton de la tradition philosophique pour qui toute altérité se réduit nécessairement au même et se dépouille de son étrangeté »119(*) . Cela est la première chose. Levinas ne s'enquiert pas seulement de spéculations philosophiques; il travaille à une réhabilitation de la responsabilité face à une histoire philosophique qui connaît trop le primat du sujet, et cela par ce devoir de mémoire qui constitue même la dédicace de Totalité et infini. De même, Boissinot souligne également que « Levinas emprunte à l'Écriture et à la tradition rabbinique le concept d'une responsabilité originaire constitutive de la subjectivité, mais sans jamais se placer dans ses écrits philosophiques sur le terrain de la théologie. »120(*)

En résumé, cette réponse du sujet est pour Levinas la source de sa constitution subjective. Je suis sujet parce que je suis responsable. Je ne suis pas responsable parce que je le veux. Ce qui prime n'est pas la liberté du sujet mais sa justice. Ce que Levinas ne dit cependant pas et qui nous permet d'apercevoir qu'il ne vide pas le sujet de sa consistance comme on pourrait le croire est que le sujet n'est pas juste dans sa responsabilité. Au contraire le sujet responsable est un sujet vivant dans la justice. Ce que Levinas dit c'est que toute l'existence du sujet devient éthique, obsession de l'autre dont il ne peut se défaire. Le sujet responsable d'autrui est un sujet obsédé par ce qui peut arriver à autrui, par la possibilité de sa disparition. Être le gardien de son frère voilà, pour Levinas l'authentique substance du sujet, contre toutes les philosophies ne pensant le souci du sujet que comme souci de soi.

Permettons ici de citer David Brezis qui souligne le rapport entre autrui et le Bien:

Le sujet humain est soumis à cette « radicale antécédence de l'Autre qui s'offre comme aussi comme radicale antériorité du Bien, m'obligeant à répondre de plus que mon propre être, s'imposant à moi avant ma liberté, me choisissant ou m'aimant avant que je l'ai jamais choisi ou aimé. »121(*)

Ce rapport entre le Bien et autrui n'est pas à concevoir sur le modèle d'une nourriture terrestre. Il demeure soumis à la pensée que, si « l'existence ne commence pas dans le bonheur »122(*) des nourritures terrestres, il ne peut s'y accomplir. Là ou l'humain est étouffé par l'irrémissibilité de son être-solitude, là ou il ne trouve dans l'économie et la jouissance qu'un monde qu'il connaît, la responsabilité (qui est amour) est voie d'évasion de l'être et de la totalité.

C'est dans un entretien avec Christoph Von Wolzogen, que Levinas souligne ce rapport entre responsabilité et amour, autrui et Bien:

« Ce qui est vraiment humain[...] c'est l'amour. L'amour avec toute la charge de ce terme -ou mieux encore la responsabilité[...] Il s'agit avant tout d'accéder à la singularité. L'amour ou la responsabilité sont la donation du sens de la singularité »123(*)

On en revient de fait à ce sens d'échapper à l'uniformisation des rapports humains qui tuent autrui et le privent de son sens. La pensée de Levinas amène à penser qu'autrui n'est pas un objet dont le sujet dispose. Sa singularité perçue dans le Visage; singularité de sa faiblesse, singularité qui nous commande est aussi le fait de ce qu'il est unique.

En ce sens, il ne suffit pas juste de dire que nous sommes responsables parce que l'autre nous le commande. Si autrui est l'unique, nous sommes élus à la responsabilité. L'obligation n'est donc pas un esclavage, ce qui avait été soulevé plus haut. Elle est une élection, un appel auquel nous sommes sommés de répondre: « me voici ». Levinas n'est pas naïf: les hommes peuvent se dérober et privilégier la totalité du même. Mais rester dans la totalité équivaut à manquer le sens et le laisser s'effondrer. L'absence de responsabilité est la porte ouverte à la barbarie. De même, Jeffrey Kosky a émis récemment l'idée que la responsabilité éthique comme obéissance et obligation n'est pas une aliénation mais une évasion. Ainsi on rapporte ce propose de Levinas qui nous dit que la responsabilité répond à « l'exigence d'une tentative pour fuir [...] par la délivrance éthique du Soi par la substitution à l'autre »124(*), une délivrance dans laquelle « le soi éthiquement se libère. »125(*) On reviendra à cette étude de Kosky un peu plus loin.

C) Conclusion

La responsabilité apparaît comme fondement de la subjectivité en ce sens qu'elle le fait échapper, pour Levinas à l'impasse. Rivé irrémédiablement à son quant-à-soi, sa totalité, le sujet trouve une voie d'évasion dans la responsabilité, autre nom de l'amour. En ce sens, la philosophie de Levinas se présent non seulement comme une réhabilitation éthique du prima t de l'autre, contre une autonomie subjectiviste telle que la modernité l'a pensé ( Kant, Nietzsche, Husserl, Heidegger, etc.) Sortir de la barbarie implique que l'on prenne en compte la faiblesse d'autrui et sa possible disparition comme une appel en être responsable et même la possibilité d'être éthique, là ou les morales de l'autonomie persistent dans le fond à assurer la vie du sujet envers et contre tous. Éthiquement le respect et la loi ne sont que violence car elles ne prennent en compte que le sujet. Sortir de l'impasse éthique implique de faire primer la relation interpersonnelle, et , dans cette relation, sortir d'un rapport de survivance ou de satisfaction. La folie de la charité.

TROISIEME PARTIE:

QUESTIONS

I La confrontation avec Ricoeur

A) Préliminaires

1) Ou l'on prend Ricoeur comme point de départ pour un questionnement

Paul Ricoeur est un de ceux qui, proches de Levinas ont su, à mes yeux, le questionner et ouvrir une porte, une piste de réflexion qui permette de dépasser certains points de la philosophie de Levinas. Levinas écarte de la relation éthique et de la responsabilité toute dimension de réciprocité. Face à l'ontologie, il pense la primauté de l'autre comme nécessaire pour assurer sa transcendance et le maintien de sa dignité. Par ailleurs, face au drame de la Shoah et plus profondément de la possibilité pour l'homme d'accomplir un meurtre sur son prochain, Levinas a mis à jour la radicale antériorité d'autrui sur mon bon vouloir, au sens ou je ne suis responsable de lui que parce qu'il appelle ma responsabilité. La valeur éthique procède d'autrui, et, de même que la valeur éthique, la valeur de ma subjectivité. Il y a en ce sens quelque chose d'éminemment vrai. Je ne suis pas la mesure de ce qu'est autrui pour moi. Je suis plutôt reçu d'autrui, dans ma capacité à en être le garant. Reste à savoir ce que le sujet, s'il est reçu d'autrui, reçoit d'autrui. Et cela engage face à la critique levinassienne de l'ontologie, à un recul. Levinas a occulté volontairement cette recherche du soi, la jugeant d'une certaine façon comme antinomique avec la responsabilité envers autrui. Être pour l'autre implique de s'oublier, d'être otage d'autrui, sans liberté première. La justice avant la liberté. Cela est lié à la conception que l'on peut penser restrictive que fait Levinas des philosophies de l'être comme étant des philosophies de la séparation et de la totalité.

Ce que Ricoeur demande et défend, c'est la possibilité pour une éthique vouée à l'autre d'être conciliable avec une réciprocité.

Ce qui ouvre à trois questions que l'on traitera en fin de parcours: à la suite de Ricoeur, on peut de droit se demander si le fait de défendre autrui contre le meurtre oblige à considérer l'éthique comme philosophie première. Question évoquée plus haut dans le fait de savoir si l'être et la guerre sont indissociablement liées. Ricoeur ouvre également à la question de savoir si la réciprocité est possible en éthique, face à la dissymétrie indépassable que prône Levinas dans la relation avec autrui. A ces deux questions, Ri coeur répond d'une certaine manière en réhabilitant l'intérêt gnoséologique de la relation du Même et de l'Autre.

Enfin face à cela, il convient de rendre hommage à Levinas de ce qu'il pense voire de ce qu`il prêche la sainteté comme le sacrifice de la charité face à autrui. La question ultime qui se pose alors est de savoir jusqu'ou se sacrifier tout en restant humain. C'est bien avec Levinas la question de la limite entre le religieux ( amour divin) et l'humain ( amour humain) qui se pose.

Il est important de préciser que la pensée profonde de Ricoeur concernant la notion même de responsabilité n'est pas le lieu de notre étude. Nous voulons juste nous appuyer sur Ricoeur et son rapport à Levinas pour poser les bases d'un questionnement philosophique ultérieur

2) L'amitié

L'amitié et la rapport entre Levinas et Ricoeur se présente sans doute comme une des plus grandes amitiés philosophiques du siècle dernier, malgré les divergences. Ricoeur a entendu parler de Levinas pour la première fois en 1947, par le biais de la réputation qu'avaient acquis les premiers travaux de Levinas sur Husserl. Ce qui marque d'emblée un lien fort entre ces deux auteur est tout d'abord le lien à la fois fidèle et détaché de Husserl et surtout de Heidegger. Mais c'est notamment sur les interrogations éthiques que se retrouveront les deux penseurs au coeur du débat philosophique dans les années 80. Il y a quelque chose dans le chemin et la réflexion de ces deux penseurs qui va les joindre. Françoise Dosse parle d'une « même filiation enracinée dans la phénoménologie et une commune distanciation à l'égard de l'enseignement de Husserl. »126(*)

C'est aussi un intérêt commun pour les recherches sur les textes appartenant à leur tradition religieuse qui les fera plusieurs fois se rassembler, notamment lors de colloques autour de Jean-Paul II, à Castel Gandolfo.

Cette amitié humaine et philosophique semble toujours avoir apporté aux confrontations que ces deux auteurs ont pu connaître la qualité d'un respect mutuel qui primait sur les divergences. Suite à la publication de Soi-même comme un autre, les deux penseurs procéderont à un échange épistolaire qui illustre profondément l'estime que chacun avait pour l'autre.

Nous verrons la pensée de Ricoeur et sa position par rapport à Levinas d'après deux sources, suite à quoi l'on présentera plus à part la responsabilité telle que l'entend Ricoeur et la nuance qu'il apporte à la radicalité de l'éthique levinassienne. Il y'a tout d'abord des entretiens et des lettres échangées entre les deux auteurs sur leurs positions respectives. Puis il y a surtout les études critiques et les lectures que Ricoeur fait de la pensée de Levinas, notamment dans Soi-même comme un autre et Autrement.

B) La confrontation Ricoeur - Levinas

C'est dans l'entretien cité plus haut que l'on peut introduire le mieux les rapprochements et divergences des deux penseurs. Levinas a l'habitude des entretiens et au moins trois livres qui résument sa pensée sont des entretiens.

Publié dans un petit opuscule intitulée Levinas, philosophe et pédagogue, par l'Alliance Israélite Universelle ou Levinas a enseigné pendant de nombreuses années, cet entretien commence d'emblée par une discussion éthique qui, en fait constitue la trame de fond du débat qui animera jusqu'à la fin les relations entre les deux hommes. Ainsi de la phrase par laquelle Levinas lance le débat: « Il s'agit pour nous de savoir si autrui a autant de valeur que moi-même ou si autrui est source de valeurs. »127(*)

A cela on peut déjà poser un cadre général que toutes les confrontations entre ces deux auteurs ne feront que creuser et explorer. Levinas « incline plutôt pour la deuxième solution »128(*) tandis que Ricoeur veut maintenir l'idée que la responsabilité est impensable sans un sujet au préalable déjà constitué. Si la différence apparaît ici énorme, il semble qu'en réalité elle soit plus fine et que le différend philosophique qui oppose les deux auteurs ne soit pas à trace à grands traits. La question que va sans cesse soulever Husserl est relié à cette primauté d'autrui dans la relation éthique que Levinas veut maintenir contre un royauté du moi. Ricoeur affirme en face que ce qu'autrui éveille comme responsabilité en moi est cependant tributaire de ma constitution de sujet. Ce souci même du sujet que manifeste Ricoeur prendra une forme développée dans la dixième étude de Soi-même comme un autre. Mais sa thèse est déjà exprimée ici de façon claire: « si je ne suis pas constitué responsable de mon dire, je ne pourrais pas comprendre ce que l'autre exige de moi. »129(*)

Cela relève d'une raison plus profonde qui sépare les deux penseurs. Levinas conçoit autrui sur le mode d'une extériorité radicale, irréductible au même et à la totalité. Ricoeur défend au contraire l'idée nécessaire de découvrir autrui comme un alter ego, se situant dans la lignée des la cinquième méditation de Husserl, ou je découvre autrui comme un autre « je », comme une « subjectivité étrangère » certes mais demeurant subjectivité. La piste de Ricoeur est en quelque sorte une synthèse de Husserl et de Levinas qui est mise en perspective ici: il s'agit pour lui de maintenir ensemble un « primat épistémologique du je et un primat éthique du tu »130(*). Du coté du sujet cela engage à une constitution préalable du sujet qui se pose non pas exclusivement comme volonté de totalité mais comme capable de relation. Le rapport à autrui qui est fondé chez Levinas sur la rupture à partir de l'épiphanie d'autrui est chez Ricoeur rapproché de l'intersubjectivité husserlienne, en ce sens qu'il y a également un sens du même vers l'autre, une dissymétrie inverse à celle de Levinas, ou le sujet a « une sorte d'immédiateté de lui-même, tandis qu'autrui est connu indirectement comme centre de ses propres pensées, de son propre vouloir, de ses propres décisions. ». Du point de vue d'autrui ensuite, Levinas récusait tout rapport de connaissance dans le rapport éthique. C'est toute la dimension de l'éthique comme philosophie première ou l'autre n'est pas d'abord connu ni appréhendé mais ou le sujet expérimente sa passivité. Dans la relation à autrui éclate la totalité. L'éthique précède l'épistémologique et « si l'éthique n'est pas prioritaire par rapport à l'épistémologique, toute relation morale serait compromise. »131(*) Or pour Ricoeur, il y a un rapport épistémologique du sujet à autrui qui n'est pas incompatible avec une relation morale. La raison est évoqué dans Soi-même comme un autre mais on peut déjà la présenter ici: Ricoeur ne suit pas Levinas dans sa conception de la totalité. Dire à l'excès que la philosophie occidentale est une philosophie de la totalité et de la séparation avec autrui n'est pas assumé par Ricoeur, selon son propre mot132(*). La divergence sur ce rapport entre sujet et altérité chez Levinas et Ricoeur est cependant plus fine qu'on ne pourrait le croire.

C) La lecture de la responsabilité levinassienne dans Soi-même comme un autre

Ce n'est pas seulement le concept de responsabilité que Ricoeur va venir revisiter mais également le concept même d'altérité et de la position levinassienne. Comme on l'a vu, la divergence entre Levinas et Ricoeur implique bien le lien entre le fait de savoir l'origine de notre responsabilité, ce qui nous y assigne et ce qu'est la responsabilité. Ricoeur situe sa réflexion par rapport à deux conceptions diamétralement opposées. La phénoménologie husserlienne dérive l'alter ego de l'ego. Husserl ne pense l'altérité que comme inter subjectivité. L'altérité pensée par Husserl est soumis à la sphère du propre. Tout ce qui n'est pas propre n'a pas la capacité de résister pour Husserl au statut de préjugé. Husserl part du propre et , dans un vocabulaire levinassien, du même et de la totalité. Cette assimilation sera remise en cause par Ricoeur. Le propre qui se fonde dans l'évidence apodictique qu'a la conscience d'elle-même est premier, il est le lieu ou se fonde la subjectivité. Le rapport à autrui est soumis à ce schème. « La seule voie qui reste dès lors ouverte est de constituer le sens autrui `dans' et `à partir' du sens moi. »133(*)

Pourtant il y a un paradoxe déjà présent chez Husserl dans sa notion d'altérité pour Ricoeur. La sphère du propre constituée à partir de l'évidence de la conscience et de la constitution égologique du corps, sur laquelle s'appuie l'intersubjectivité, s'édifie elle-même avec « le secours de l'autre qui m'aide à me rassembler, à m'affermir, à me maintenir dans mon identité »134(*), nous dit Ricoeur, reprenant les propos de Didier Franck.

Il y a un lien profond entre l'altérité d'autrui et la constitution égologique du sujet chez Husserl qui conduit à un paradoxe. Le rapport à autrui reste une visée intentionnelle de la conscience, mais qui vise autrui en tant qu'étranger. Husserl parle d'apresentation pour distinguer de deux autres rapports de l'objet à la conscience. Ce sont la représentation par signe ou par image qui caractérise le mode de donation des objets de connaissance et la donation originaire, immédiate, de la chair. Ce qui est intéressant est que chez Husserl est déjà souligné le caractère inconvertible en présentation objective d'autrui. Pourtant le passage qu'opère Levinas de l'éthique à la philosophie première ne trouve pas de possibilité dans la philosophie de Husserl. Sa philosophie maintient le primat de la conscience dans le rapport à autrui à travers une saisie analogisante d'autrui comme corps propre sur le mode d'un alter ego. Ricoeur précise que la merveille du transfert analogisante de Husserl est qu'il introduit dans la dissymétrie manifeste d'autrui la possibilité d'une ressemblance. En ce sens, ce transfert est à l'origine du sens ego d'autrui mais non du sens alter

On voit bien alors l'apport singulier de Levinas pour qui l'altérité ne se fonde pas à partir du sens égologique du moi mais au contraire lui donne son sens. Levinas situe l'altérité radicale diamétralement opposée à une constitution égologique. Le projet de Levinas est asymétrique de celui d'Husserl ici. Il ne s'agit plus de dessiner la constitution égologique d'autrui mais son altérité. Levinas prend un chemin inverse à Husserl pour deux raisons: d'abord au sens ou, chez Husserl, la transcendance d'autrui n'est pas préservée mais également au sens ou le sujet constitué exclusivement égologiquement sombrerait dans la solitude de l'être, dans la neutralité de l`il y a ou le malheur de la vie adamique, niant le désir d`infini, ce qui ampute sa subjectivité du sens qu'il doit prendre. Le désir d'autrui exploré dans Totalité et infini est le sens profonde de l'humain contre une réduction du sujet à un sujet englobant. La conception de l'altérité comme soumise à la conscience de soi vue comme compréhension, comme englobant est tronquée. Le fait est que la phénoménologie husserlienne fait peu de cas de ce désir d'autrui inscrit dans la constitution primaire de la subjectivité. Le sens éthique tel que Levinas le met en lumière n'a pas de correspondant dans la constitution husserlienne de la subjectivité et de l'intersubjectivité. L'altérité n'est pas le corrélat d'une conscience de soi mais il est le lieu de la passivité constitutive du sujet. Nourrie du privilège néo-platonicien accordé au bien plus qu'à l'être, le rapport à autrui tel que le conçoit Levinas précède l'être. Le propos de Ricoeur dans ce passage de Soi-même comme un autre n'est pas d'opposer deux auteurs mais de présenter la nécessité de maintenir ensemble la primauté gnoséologique ou égologique du sujet et la primauté éthique du sujet, dans la compréhension que l'on se donne de la relation éthique. Ce lien que Ricoeur cherche à maintenir constitue pour nous la porte d'entrée à la question de la réciprocité entre le sujet et autrui.

Il s'agit maintenant de suivre Ricoeur dans son étude de la pensée de Levinas telle qu'elle se déploie dans Soi-même comme un autre.

Ce qui caractérise d'abord Ricoeur au seuil de ce texte est le fait de son détachement vis-a-vis du lien chez Levinas entre le Même et une ontologie de la totalité qu'il déclare ne jamais avoir assumé. Tout le projet de Soi-même comme un autre est nourri d'une distinction pour Ricoeur fondamentale entre deux modes d'identité du même, ipse et idem, que l'on ne peut ici présenter que brièvement . L'identité idem renverrait à la mêmeté du sujet, du Soi, l'identité ipse renverrait non à l'identité du soi comme telle au sens ou identité a pour corollaires mêmeté, unicité et identification135(*) mais à une identité narrative comprise comme désignation par soi d'un sujet de discours, d'action de récit, d'engagement éthique, désignation de soi qu'a constitué Ricoeur tout au long de son ouvrage. C'est le premier lieu ou Ricoeur critique Levinas. Aux yeux de Ricoeur - mais cela apparaît effectif dans la pensée de Levinas - la lecture du sujet par Levinas porte une prétention « plus radicale que celle qui anime l'ambition fichtéenne, puis husserlienne, de constitution universelle et d'autofondation radicale » et qui exprime « une volonté de fermeture, plus exactement une séparation, qui fait que l'altérité devra s'égaler à l'extériorité radicale. »136(*) La question se pose alors, qui avait déjà été évoquée plus haut, de savoir la légitimité de l'assimilation des philosophies de l'être et de la phénoménologie husserlienne à une ontologie de la séparation. Ricoeur montre bien le mouvement de rupture qu'accomplit Levinas envers les philosophies de la représentation. Si effectivement l'être et la subjectivité comporte cette volonté de fermeture alors l'altérité est radicale ment extérieure. La transcendance d'autrui devient alors similaire à la transcendance du Tout-Autre. « C'est donc sous un régime de pensée non gnoséologique que l'autre s'atteste. »137(*) On peut penser aujourd'hui que la représentation n'est pas nécessairement le corollaire de la séparation et que la constitution égologique de Husserl n'est pas strictement une constitution égotiste du sujet. De là même la question du rapport nécessaire entre altérité et extériorité.

Mais , partant de la lecture levinassienne, le rapport avec autrui devient irrelation, ou relation asymétrique, autrui étant la source de son appel comme de ma réponse à laquelle il m'oblige. C'est bien la question que l'on peut poser à la suite de Ricoeur dans l'entretien cité plus haut: seul un sujet constitué dans la possibilité de la responsabilité peut répondre de... Mettant cela en parallèle avec un article de Roger Burggraeve qui développe l'éthique comme voie de salut pour le sujet138(*), nous nous demandons à la suite de Ricoeur si d'une part une éthique sans ontologie , sans penchant gnoséologique du rapport à autrui, est possible et, d'autre part, si dans ce cas-là, il ne demeure pas un problème irrésolu dans le fait d'extraire le champ éthique du domaine de la relation. La relation entre deux êtres n'est plus éthique, elle demeure une relation d'économie et de compréhension mutuelle. Quand Ricoeur souligne cette idée d'irrelation, il explicite le fait que pour Levinas le rapport à autrui, dans son sens de visage, est un rapport exclusivement éthique. Cette absence de mutualité et de réciprocité se trouve face aux analyses aristotéliciennes de Ricoeur dans la septième étude lors de son étude sur le genre de l'amitié comme modèle du `vivre avec et pour l'autre'139(*). Nous allons revenir bientôt à ce passage.

Auparavant il convient de présenter cette idée qui va traverser la lecture de Levinas par Ricoeur dans la dixième étude, lorsqu'il relève dans la philosophie de Levinas un usage quasi constant de l'hyperbole -opposition excessive et dialectique fondée sur la dialectique entre les genres du Même et de l`Autre « digne du doute hyperbolique cartésien et diamétralement opposé à l'hyperbole »140(*) de la réduction husserlienne à la sphère du propre. Cet usage constant de l'hyperbole est aussi exploré dans Autrement ou Ricoeur présente comment les notions principales développées par Levinas relèvent à la fois d'un ton kerygmatique et d'un « usage insistant du trope de l'hyperbole. Nous passerons d'une étude à l'autre pour essayer de mieux présenter cette mise en lumière des hyperboles de Levinas par Ricoeur.

Cet usage de l'hyperbole atteint les thèmes à la fois du Même et de l'Autre. C'est d'abord l'hyperbole de la séparation du Moi à laquelle répond l'épiphanie, la manifestation du visage, hyperbole de la Hauteur et de l'Extériorité. Hyperbole du Dire contre le Dit. La parole d'autrui devient non pas d'abord un Dit qui ne viendrait pas de moi mais un Dédire de mon propre Dit, ou l'assignation à la responsabilité que requiert autrui se soustrait à mon dit et à ma liberté séparatrice. Cette liberté séparatrice est mis à défaut par le caractère an-archique, sans commencement, encore une fois relevant d'un usage hyperbolique de l'assignation et de l'injonction d'autrui. Cette radicalité des hyperboles va alors jusqu'à la mise en otage du sujet et la substitution du moi à l'Autre, éliminant la possibilité de penser le « me voici » comme un acte d'offrande, ce qui renverrait à une emprise du sujet sur lui-même141(*). Levinas va jusqu'à parler de la responsabilité comme expiation. L'autre ne m'amène plus seulement à une proximité mais réellement une substitution. Levinas va encore plus loin: « c'est de par la condition d'otage qu'il peut y avoir dans le monde pitié, compassion, pardon et proximité. Ce caractère hyperbolique de Levinas mène Ricoeur à mettre en lumière plusieurs paradoxes en même temps qu'il formules des réponses. Nous allons essayer de leur donne un tour concis.

D) L'alternative de Ricoeur

Tout d'abord, une telle conception de la « relation » éthique mène à l'impasse pour Ricoeur en ce sens que l'hyperbole de la séparation rend impensable la distinction entre soi et moi et la formation d'un concept d'ipséité défini par son ouverture et sa fonction découvrante »142(*) que nous avons déjà présenté plus haut.

Cette distinction soulignée entre soi et moi qui soutient la distinction entre idem et ipse, Ricoeur la maintient et la déploie tout au long de l'ouvrage. « Dire soi n'est pas dire moi. »143(*) Cette distinction que Levinas lui-même signifie dans Autrement qu'être144(*) et qui implique la primauté de l'analyse réflexive sur la position initiale du sujet n'est pas ce qui est fondamental ici. Ce qui est important est qu'il fonde un sujet dont la constitution comprend déjà l'engagement éthique.

L'argument qui va ensuite se déployer pour éviter cette impasse de la séparation est de penser le sujet non plus seulement séparé mais préparé à la responsabilité, cependant d`une manière autre que dans le Désir d`infini qui habite le sujet levinassien. L'extériorité et la hauteur d'autrui qui, chez Levinas, est le fondement de l'éthique, s'achève dans la réponse du sujet. Or pour Ricoeur, cette réponse présuppose « une capacité d'accueil, de discrimination et de reconnaissance, qui relève à mon sens d'une autre philosophie du Même que celle à laquelle réplique la philosophie »145(*) de Levinas. Cette capacité pour Ricoeur implique une structure réflexive et un rapport gnoséologique à autrui. Ricoeur souligne également la nécessité que cette capacité soit aussi une capacité de discernement, du fait que la figure d'autrui pour lui ne se réduit pas uniquement à celle du maître qui formule un commandement. « Que dire de l'autre quand il est le bourreau? »146(*) C'est bien ici un des apports paradoxaux de la philosophie de Levinas que nous n'avions pas soulevé jusqu'alors. Le visage d'autrui, bien que Levinas le singularise, est en fait le visage de tout autre personne humaine ( la question de savoir si la transcendance éthique apparaît dans d'autres réalités a été questionnée par Adrian Peperzak147(*) )ce qui permet de reconnaître en tout homme la trace du commandement « tu ne tueras pas », quel que soit son comportement. L'apparition de la justice et du droit apparaît à partir de là comme un autre point de divergence entre Levinas et Ricoeur.

Ricoeur soutient ensuite la nécessité qui incombe à « l'intériorisation de la voix de l'Autre par le Même » du langage et du fait que celui-ci apporte ses ressources de communication, donc de réciprocité? Ricoeur réintroduit ici la nécessité de la relation. Pour qu'un commandement soit entendu, il faut une base de compréhension mutuelle, un terrain dialogique.

Enfin Ricoeur conclut cette lecture critique de Levinas en soulevant l'idée que c'est dans la substitution que l'on voit le mieux le sujet éthique. La substitution qui jaillit de l'assignation à responsabilité fait passer le sujet « de la passivité la plus totale [...] à un élan d'abnégation ou le soi s'atteste par un mouvement en lequel il se démet. »148(*) Ricoeur ramène alors ( non seulement dans Soi-même dans un autre mais aussi dans une lettre qu'il écrit peu après à Emmanuel Levinas, lui-même faisant le lien ) ce thème de la substitution à l'attestation de soi, qu'il déclare être « la clé de voûte de son entreprise »149(*) dans un lien que développera Marc Faessler, dans un article ou il rapproche l'attestation de l'un de l'élection de l'autre.

Toutes ces remarques que Ricoeur superpose à sa lecture de Levinas ne sont cependant pas suffisantes pour comprendre une alternative à l'éthique de la responsabilité de Levinas.

C'est, comme nous l'avions déjà annoncé, dans la septième étude que Ricoeur, en se situant encore par rapport à Levinas, pose une réflexion éthique ou est réintroduite les notions de réciprocité et d'amitié. Pour lui l'injonction à la responsabilité que propose Levinas n'est pas antinomique d'une estime de soi qui soit première.

Ricoeur appelle Aristote pour fonder sur sa pensée une éthique de la mutualité et de l'amitié ou la relation à autrui est comprise comme amitié réciproque. L'amitié chez Aristote a ceci d'intéressant qu'elle implique une égalité mais également un désintéressement. Il y a cette mutualité de l'amitié qui fait que chaque ami « aime l'autre en tant que ce qu'il est. »150(*)

Cela est entendu au sens ou l'amitié n'est pas fondée sur le plaisir ou l'utilité de l'autre - auquel cas il s'agirait de cette économie totalisante de Totalité et infini - mais fondé sur le bon.

Ce qui est le plus fondamental pour nous dans cette analyse et que nous croyons être un appui fort pour questionner des aspects peut-être flous chez Levinas, est cette première discussion avec Levinas que produit Ricoeur suite à son analyse aristotélicienne. Ricoeur questionne plus en avant ce point que nous avons évoqué tout à l'heure, à savoir le fait de réduire le visage au maître de justice. Ce point de discussion se trouve justifié dans le sens ou il implique l'appel d'autrui comme un injonction qui nous oblige à l'obéissance. La première chose que note Ricoeur est que de fait « l'assignation à responsabilité n'a pour vis-à-vis que la passivité d'un moi convoqué »151(*).

Tout d'abord pour Ricoeur signifier l'éthique de cette façon revient à fonder la responsabilité dans une injustice. Le soi est obligé par l'autre de se trouver coupable. Cela n'est pas pour Ricoeur légitime dans le sens ou la compassion et le pardon ont ici précisément ce paradoxe de ne jamais rétablir l'égalité et la commensurabilité. Face à cela la question se pose de la valeur de la naissance du politique par la présence du tiers. Étant donné que le face à face n'amène aucune égalité et possibilité de vivre-ensemble, compris comme une communauté égale, nous trouvons face à un paradoxe. Le fait du tiers implique bien une nécessité de remettre en selle l'égalité et l'équité. Mais en même temps il semble que de fait éthique et politique demeures à jamais séparés. On ne voit pas comment peut se produire une quelconque incidence du domaine éthique sur le domaine politique.

En second lieu, Ricoeur revient à une distinction faite auparavant entre éthique et morale, soulignant que le registre de l'injonction et de l'obéissance au devoir est moral plus qu'éthique. Il appartient plus à la norme qu'à la visée éthique152(*). Or c'est bien ici, dans notre travail sur la responsabilité, la visée qui est questionnée plus que les normes et les procédures morales.

Pour Ricoeur, « il importe de donner à la sollicitude un statut plus fondamental que l'obéissance au devoir. »153(*)

Ricoeur substitue à l'injonction et au commandement du visage une « spontanéité bienveillante » qui serait intimement liée à l'estime de soi, mais cependant impliquant un réel « pour l'autre » du soi dans l'action. Le fait est que la démarche diffère de celle de Levinas au sens ou le sujet n'est plus seulement marqué par sa passivité face à autrui mais également par une capacité de reconnaissance que l'on a déjà évoquée. Là ou Levinas faisait jaillir la bonté du sujet de sa condition d`otage et de persécuté, il semble que Ricoeur mette mieux en lumière la dynamique du sujet disant: Me voici. La responsabilité n'est plus d'abord « irrécusable », donnant à l'intériorité du sujet une vacuité insoutenable. Ricoeur permet ainsi que «  du fond de cette spontanéité bienveillante [...] le recevoir s'égale au donner de l'assignation à responsabilité, sous la guise de la reconnaissance par le soi de la supériorité de l'autorité qui lui enjoint d'agir selon la justice. »154(*)

Ce qui semblait flou chez Levinas était la réponse du sujet à cet appel du fait même de la passivité du sujet. Cette spontanéité mise en avant par Ricoeur a le mérite de compenser la dissymétrie initiale, résultant du primat de l'autre, par le mouvement en retour de la reconnaissance. »155(*)

E) Échanges

Il est de bon ton pour conclure cette partie qui nous met sur la route d'un questionnement plus personnel de souligner le fait que, soutenu par une amitié réelle, les deux auteurs jouent cependant sur un terrain non dialectique. Nous faisons référence ici à l'échange épistolaire qu'eurent les deux auteurs suite à la publication de Soi-même comme un autre.

Levinas de son coté semble parler de cette spontanéité qu'il appelle charité originelle et primordiale, comme gratuité en face du visage d'autrui. Cependant il maintient le caractère fondateur de la subjectivité dans la responsabilité initiale et incessible. La dignité du sujet est une dignité non d'être séparé mais d'élu. Ricoeur répond à son tour que s'il s'avère quelque différend, c'est qu'il maintient que « le visage de l'autre ne saurait être reconnu comme source d'interpellation et d'injonction que s'il s'avère capable d'éveiller ou de réveiller une estime de soi »qui resterait « infirme hors de la puissance d'éveil issue de l'autre. »156(*)

Ce que l'on veut dire lorsque nous parlons d'un terrain non dialectique est qu'en réalité les deux auteurs, malgré une infranchissable faille, manifestent tous deux la nécessité éthique d'un pour l'autre. Ce qui manque sans doute à Levinas et que l'on peut octroyer à Ricoeur est l'idée que le sujet responsable n'est pas la figure de l'otage mais de l`homme libre. L'apport de Ricoeur est intéressant en ce sens ou il souligne la nécessité, sans doute nourrie d'Aristote, d'une sagesse pratique du sujet, dont l'éthique ne se limite pas uniquement à obéir mais à agir.

Cependant la pertinence de Levinas demeure dans cette abnégation de soi qu'implique la tenue de la responsabilité, compris justement comme desinteressement, charité originelle. Le point mouvant est que cette charité n'est pas compris chez Levinas comme don de soi au sens d'acte libre et spontané mais uniquement comme réception d'une injonction au sein de la passivité.

Cette question de la responsabilité se trouve alors liée davantage à une autre question qui est celle de notre rapport à autrui. Poiriè avait souligné chez Levinas cette ambivalence de la position du sujet face à autrui

II La question de la responsabilité

Au terme de cette traversée de la pensée de Levinas et également à travers une lecture ricoeurienne, plusieurs questions se sont ouvertes, que nous voulons essayer de présenter ici comme des pistes de réflexion pour penser la responsabilité après Levinas et Ricoeur.

Il s'agira non pas de présenter des conclusions à ces questions mais de tenter de les développer. Bien sur le fait est que des remises en questions nous sont apparues nécessaires au cours de ce travail ou l'on tente de comprendre ce qu'est la responsabilité humaine, sur la base de la pensée levinassienne. Il convient donc de présenter les questions que nous voudrions poser à Levinas de son vivant et d'illustrer les points de discussion qui jaillissent de ce travail. C'est donc un travail non seulement d'ouverture que l'on entame ici mais également doublé d'un questionnement critique avec, nous l'espérons, des éléments de réflexion qui permettent d'aller plus loin.

A) La source de la responsabilité

Cette question - savoir d'ou provient notre caractère d'êtres responsables, question sur laquelle Levinas et Ricoeur ont discuté de façon claire, est en quelque sorte la clé de voûte de ce travail. En effet, comme cela a été souligné plus haut, on ne s'intéresse pas ici à la question de la constitution normative et juridique du concept de responsabilité ainsi que de ses implications pratiques. La question qui a été posée en introduction est plutôt celle de mettre à jour la constitution éthique de la responsabilité, rejoignant ainsi la recherche de nos deux auteurs, qu'elle se fonde pour l'un dans une injonction d'autrui ou pour l'autre dans une « spontanéité bienveillante ».

La question que l'on pose ici est de savoir alors ce qui rend responsable le sujet, ou cette responsabilité trouve sa source. La philosophie de Levinas oblige à ce sujet à une première question. Il s'agit de questionner la valeur que prend l'épiphanie du visage comme injonction à la responsabilité et mise en otage du sujet dans un cadre de philosophie éthique. La rencontre avec autrui n'est pas toujours le corollaire de l'entente d'un ordre. Le problème est, mais Levinas le sait, que cette expérience n'est pas phénoménologique. Elle n'est pas intelligible au sens propre. Elle est vécue sans être thématisée ou thématisable. Le contre-argument se trouve justement dans l'expérience que tout un chacun fait souvent de l'indifférence éprouvée. Non pas que la responsabilité comme non-indifférence ne soit qu'une utopie. Mais il se trouve, comme François Poiriè l'a mis en lumière que, face à autrui, le sujet éprouve deux sentiments contradictoires: la violence et la bonté. La question que l'on veut poser à Levinas est de savoir s'il suffit à la responsabilité de jaillir de la faiblesse de l'autre, ce que l'expérience contredit. L'expérience du visage d'autrui telle que Levinas la propose a cette faiblesse de ne pas conduire systématiquement à la responsabilité tout en se destinant à ce but. Comment admettre à partir de là que le sujet soit otage d'autrui, dans une passivité extrême? Comment articuler la réponse du sujet avec sa passivité?

1) Parabole de la responsabilité

On propose ici par anticipation l'idée que la responsabilité envers autrui ne semble ni absolue

( obligatoire) ni impossible, elle est relative à la position que prend le sujet face à autrui. Ici une telle proposition échappe à Levinas en ce qu'elle engage à penser que cette mise en responsabilité, cette assignation ne dépend pas uniquement de l'apparition d'une faiblesse, d'une nudité d'autrui. Cette responsabilité ou cette charité dont parle Levinas n'est pas nécessairement incessible. Pour explorer cette hypothèse, nous faisons appel à un passage, dont nous aurions pu user tout au long de ce travail, de l'Évangile selon Saint Luc, la parabole du bon samaritain. Cette parabole trouve son intérêt ici en ce qu'elle présente cette relativité de l'acte responsable de manière flagrante. Face à ce qui est une parfaite image du visage nu et faible, trois personnages, trois passants adoptent des positions différentes. Tandis que deux manifestent une indifférence profonde, un seul s'arrête. Ces deux passants qui ne s'occupent pas d'autrui existent dans la pensée de Levinas. Ils sont même omniprésents. Ce sont l'image même de la violence de l'ontologie totalisante qui vit dans la séparation et l'indifférence. Le paradoxe réside dans le fait que cette séparation est nécessaire pour qu'apparaisse le visage d'autrui dans sa transcendance et ainsi un appel, un ordre à en être responsable. Mais le contre argument est que ces deux passants n'entendent pas l'appel, ne peuvent pas ou ne veulent pas l'entendre. Ainsi on aperçoit bien la relativité de cet appel et de cette injonction. Elle est relative à une capacité que manifeste le samaritain, une capacité de reconnaissance. Il ne s'agit pas de dire avec Levinas que la rencontre de l'autre me rend responsable de lui de façon incessible, d'une autre façon encore de dire que la responsabilité est obéissance précédant ma liberté. Un passant sur trois a obéi. On découvre ici par rapport à ce problème la pertinence de Ricoeur. La responsabilité du sujet n'est pas une réponse à l'appel de l'autre comme obéissance mais comme acte libre. La bonté dépend de mon vouloir. Il y a une question de volonté libre que Levinas a laissé de coté, réduisant cette volonté à la sphère de la thématisation. La volonté est pour Levinas une capacité de commencer qui, pour lui, est dépassée par le caractère an-archique de l'appel d'autrui à ma responsabilité. Je ne suis pas responsable de ma responsabilité ainsi que de mon amour chez Levinas. Cela est admissible et justifiable mais cette responsabilité qui nous dépasse demeure confrontée à l'indifférence. Il apparaît ici sans doute que responsabilité et liberté soient indissociables. En effet dans la parabole citée plus haut, un seul est responsable; celui qui a répondu et « qui a exercé la miséricorde »157(*). La question serait posée de savoir s'il avait pu ne pas le faire.

Le fait est que Ricoeur met mieux cela en lumière quand il parle d'une capacité de reconnaissance qui procède du sujet, qui du même coup permet de repenser la responsabilité envers l'autre sur le mode de la relation, idée qui conditionne toute les développements ultérieurs.

2) Volonté et personnalisme: l'apport de K.Wojtyla

A ce point de la réflexion, il semble peut-être qu'il faille repenser la notion de volonté comme comprenant une dimension de passivité et une dimension d'activité.

Ici peut s'opposer à Levinas l'idée que la volonté du sujet n'est peut-être pas nécessairement une volonté hégémonique, autarcique et qu'il est possible d'envisager la volonté autrement. Il est sur que le concept moderne de subjectivité fait une part belle voire exclusive à l'homme actif, autonome dans son action. Ici est particulièrement présent Kant et sa morale de l'impératif. Le sujet est autonome, il se détermine lui-même. Cela est repris jusque dans le personnalisme avec la notion d'autodétermination, développée par Karol Wojtyla, par exemple. Cependant une éthique telle que l'éthique personnaliste nous montre que cette notion d'autodétermination n'est pas nécessairement incompatible avec la dimension d'une éthique fondée dans la relation avec autrui, ou autrui apparaît comme une fin plus qu'un objet éthique. Nous pensons aux analyses qui jalonnent son ouvrage d'éthique Amour et responsabilité, notamment le prolongement que Wojtyla fait de la morale kantienne et qui semble ouvrir non seulement à la singularisation éthique, accomplie par Levinas, dans le visage d'autrui mais également à un maintien de la liberté humaine comme capacité de se déterminer par rapport à autrui. Il écrit: « Kant a formulé ce principe élémentaire de l'ordre moral dans l'impératif: `agis de telle sorte que tu ne traites jamais la personne d'autrui simplement comme un moyen, mais toujours en même temps comme la fin de ton action.' [Le] principe personnaliste, qui est repris par Ricoeur de façon similaire sous le nom de Règle d'Or158(*), ordonne: `chaque fois que dans ta conduite une personne est l'objet de ton action, n'oublie pas que tu ne dois pas la traiter seulement comme un moyen, comme un instrument mais tiens compte du fait qu'elle-même a, ou devrait avoir, sa propre fin.' » 159(*). Le fait est que l'éthique personnaliste qui soutient les analyses de Karol Wojtyla remet en selle une conception de l'éthique non plus seulement fondée dans une loi intérieure mais dans l'amour d'autrui. question qu' a excellemment posée Levinas est bien de savoir si cette morale n'est pas en fait le voile posé sur une primauté du sujet se donnant à lui-même ses propres lois, dans une indifférence à autrui. Or Wojtyla offre ici une alternative intéressante. Le commandement ou le principe dont parle, à la suite de Kant, Wojtyla est le commandement de l'amour. La norme personnaliste trouve sa valeur dans une estimation d'autrui qui présuppose une reconnaissance non auto déterminée. Ce qui implique que le sujet éthique ne soit pas juste compris comme se donnant des lois. Le sujet éthique est d'abord un sujet pour l'autre, un sujet qui accueille autrui comme objet d'amour et de responsabilité.

3) la volonté reconsidérée: l'apport de M.D Philippe

Nous devons alors nous poser la question de savoir si l'on peut repenser la volonté autrement?

La volonté du sujet est-elle une volonté de commencement, de domination, une arché comme l'entend Levinas ainsi que d'autres critiques de la modernité (Nietzsche, Sloterdijk) à propos de la volonté moderne? Ne peut-on pas penser d'une certaine façon la notion de la volonté de la personne sur le modèle justement de la réponse et de l`engagement éthique?

La volonté peut être comprise comme capacité d'accueil avant d'être capacité de domination. Elle ne se définirait plus alors comme capacité d'effectivité et de liberté première ( au sens moderne) mais de réceptivité. C'est exactement le cas de l'amour voire de l'amitié qui comporte un aspect extatique. L'amour fait passer autrui de la catégorie de moyen à la catégorie de fin. Cette distinction est celle que fait Wojtyla entre aimer et user. Il rejoint bien Levinas ici, à ceci près, et c'est bien l'intérêt de notre réflexion que Wojtyla maintient une effectivité du sujet dans l'amour et, de fait, dans la responsabilité.

Il faut cependant aller plus loin et dire que la responsabilité dépend d'un choix libre du sujet de se soumettre à autrui, non pas en tant qu'esclave mais en tant qu'ami. En réalité, on peut accorder à Levinas que son usage poussé de l'hyperbole, qui aille jusqu'à faire du sujet un otage coupable plus que tous, cache une profonde pensée de l'amitié. Cependant il faut à la suite de Ricoeur maintenir en lumière la nécessité de penser la responsabilité autrement que comme un devoir même fondé dans une rencontre personnelle avec autrui.

Ici le lien souligné entre la responsabilité exercée envers autrui et le choix libre nécessite alors une développement plus poussé. Nous faisons référence ici à une analyse de Marie Dominique Philippe sur la genèse de l'amour pour autrui, de sa naissance à son effectuation, rapportée dans un ouvrage collectif sur la question de la responsabilité dirigé par Frédéric Lenoir160(*).

Dans un certain sens, il se situe dans la lignée de la pensée de Levinas pour critiquer d'une par le primat de la liberté dans la pensée des modernes et, d'autre part, penser le primat d'une passivité qui soit dans la rencontre avec autrui, au fondement de l `éthique. Ricoeur, dans sa postface à ce même ouvrage rapporte d'ailleurs cet aspect levinassien de singularisation du fondement de l'éthique. Une première distinction apparaît cependant: dans cette rencontre avec autrui, Levinas présente autrui comme nu et faible, caractère qui justement interpelle le sujet. Or Philippe se tait sur ce qui, en l'autre, attire et provoque réellement l'amour du sujet et l'appelle à la responsabilité. Il y a sans doute quelque chose de précieux à découvrir dans l'usage de la notion de singularité chez l'un et chez l'autre. L'emploi qu'en fait Levinas n'est-il pas en confrontation avec une universalité du visage chez ce même auteur? Ricoeur lui-même s'est posé la question de l'univocité de la figure de l'autre chez Levinas161(*). Du même coup ce que Levinas a peut-être négligé est que l'amour du sujet pour autrui est aussi toujours personnel, il n'est pas unique. Nous renouant à la parabole citée plus haut, cela semble expliquer le caractère de l'indifférence des deux passants qui ne reconnaissent en l'autre que l'antithèse de ce qu'il croient être bons pour eux.

Là ou Philippe se sépare une deuxième fois de Levinas, c'est en soutenant que l'amour de l'autre qui fonde ma responsabilité n'est effectif, n'est réel que si je l'accepte et m'y engage. Auparavant, l'amour n'est qu'une virtualité. « La responsabilité se fonde sur l'expérience fondamentale d'un amour personnel »162(*) qui n'engage aucunement la liberté du sujet et la précède mais elle ne se réduit pas à cela. La responsabilité nécessite un passage pour passer d'une union « affective » à une union « effective », selon les mots de l`auteur. Or ce passage nécessite de la part du sujet un choix libre. Levinas semble, dans cette analyse, manquer ce moment du passage compris comme acte libre, subjectif, personnel. Tout du moins il ne développe pas cette effectuation libre de la responsabilité, si ce n'est dans le « me voici » mais qui apparaît plus comme une obéissance à un devoir qu'un choix libre.

L'acte éthique apparaît alors primordialement comme une capacité d'accueillir autrui dans une expérience fondamentale ou l'autre devient celui que j'aime. La responsabilité trouve là sa source dans l'expérience d'une rencontre personnelle avec autrui et de la naissance d'un amour personnel pour autrui. Mais cet acte et cette volonté éthique est aussi la capacité de faire de cet intention de bonté une position éthique effective, un engagement, un se vouer à l'autre, selon l'expression de Levinas.

Il apparaît au terme de cette première question que la personne (nous essaierons dorénavant d'employer la notion de personne, du fait que celle-ci colle mieux avec l'idée de passivité que la notion de sujet, pétrie dans la philosophie moderne comme liberté première) semble revêtir dans son aspect éthique un caractère double, à la fois capacité d'accueil et de décision, de réceptivité et d'effectivité, de « détermination » et de liberté. Cet emploi du mot détermination pour signifier la prééminence de l'attrait pour autrui sur ma liberté est sans doute peu clair mais il illustre bien ce caractère insaisissable dans la pensée de Philippe de ce qui, chez l'autre, nous pousse à l'aimer, suscite en nous un amour profond.

La question que l'on peut d'ores et déjà poser à ce dernier est bien de savoir quel rapport un tel amour peut bien entretenir avec le caractère normatif de la morale. Mais cela est une question auxiliaire à laquelle on peut juste répondre en ouverture que la question des normes morales vise peut-être à structurer non pas les fins mais les moyens de l'éthique.

B) Responsabilité, réciprocité et différenciation.

Un autre point nous pousserait à questionner Levinas voire à tenter de le dépasser. La responsabilité telle que la présente Levinas, comme un se vouer à l'autre, apparaît dépourvu de toute notion de réciprocité. En ce sens, l'amitié est diamétralement autre que la responsabilité. Il semble que cela soit dû chez Levinas au fait de lier la réciprocité à l'intéressement. La réciprocité serait l'apanage de l'égalité et de l'équité, notions qui conviennent plus à une justice politique et de fait, comme cela est présenté dans Totalité et infini, à la guerre. Ce que je te donne, donne-le moi à ton tour, telle est l'intéressement que Levinas combat et qui semble bien être de l'ordre d'une réciprocité.

A cela, une autre question se superposera, à savoir la question du fait de la différenciation des rapports humains. Cette expérience, cette rencontre avec autrui a-t-elle les même modalités s'il s'agit du rapport entre l'enfant et le père que s'il s'agit du rapport entre deux frère ou deux époux? Ce que nous aurons vu de la question de la réciprocité jouera son rôle à plein par rapport à la question de la responsabilité que j'entretiens vis-à-vis de mon prochain et de ce qu'il est pour moi. Il semble ici qu'on ait affaire à ce que nous voulions éviter tout à l'heure, à savoir une réflexion pratique sur les modalités concrètes de la responsabilité, dans un étude normative de la moralité. Cependant l'étude de la différenciation des rapports humains semble impliquer plus que des questions de normativité. En effet la question est de savoir si la structure du face à face ou naît l'amour est tributaire de cette différenciatrice. Rencontre-t-on l'autre d'une façon indifférenciée, quel que soit son rapport à nous? Avons-nous la même responsabilité et plus profondément le même amour pour un frère que pour une épouse ou un salarié.

1) Responsabilité et réciprocité

Wojtyla écrit: « le désir de réciprocité n'exclut pas le caractère désintéressé de l'amour. »163(*)

Il semble pourtant bien que la réciprocité soit comme le signe d'une volonté de penser d'abord à soi et à fonder l'amour que nous portons à l'autre sur ce qu'il nous apporte et non sur ce qu'il est. En ce sens, la volonté d'une réciprocité serait donc parfaitement en contradiction avec l'idée d'une responsabilité qui nous détermine à nous soucier de l'autre de façon gratuite.

Le propos de Wojtyla apparaît donc comme contradictoire puisqu'il unit ensemble deux réalités qui en elle-mêmes s'opposent. Pour comprendre sa pensée, il faut tenter de mieux percer le rapport nécessaire entre amour et réciprocité. Nous parlions plus haut d'amour personnel. Nous devons aller plus loin en montrant l'aspect interpersonnel de l'amour et donc de la responsabilité. L'idée soutenue ici serait que la responsabilité trouverait sa forme la plus achevée dans l'amitié. Or pour Levinas la responsabilité serait achevée « dans la gratuité du hors-de-soi-pour-l'autre, dans le sacrifice ou la possibilité du sacrifice, dans la perspective de la sainteté »164(*). Si l'on maintient les développements opérés plus haut, il apparaît qu'un responsabilité ne prend tout son sens comme réponse qu'en tant qu'elle est exercé par le sujet sur la base d'un choix libre. Sans quoi cette relation ne demeure qu'une virtualité somnolente qui finirait par s'éteindre. De la même façon qu'un appel sans réponse demeure vide et finit par se perdre à la manière d'un écho sur des sommets isolés, l'amour éprouvé pour une personne doit amener à un choix libre pour être effectif du point de vue de la personne attirée. Cependant ce n'est pas suffisant. Ce qu'il faut reconnaître à la suite de Wojtyla est que non seulement l'amour mais également la responsabilité ne peut s'effectuer que s'il y a réciprocité. Du point de vue de l'amitié, la relation ne peut se développer que si non seulement une mais deux personnes posent le choix libre de faire de l'autre leur ami. Du point de vue de la responsabilité, la réciprocité semble nécessaire par le simple fait que notre responsabilité se situe toujours envers un ami.

Ici, une objection surgit qui déclare que l'on n'est pas responsable uniquement de ses amis. Je me sens également responsable ( voire coupable) de souffrances que pourtant je n'ai pas contribué à créer.

Une telle objection peut provenir de ce que l'on conçoit encore la responsabilité comme un devoir, une obéissance à ce qui, d'un point de vue strictement pratique, ne nous concerne pas.

Si tel est le cas, on répond que c'est une expérience de la bonté de l'autre qui nous fait désirer être responsable pour lui. Autrement dit, nous ne sommes pas obligé de nous sentir coupables des atrocités qui ont lieu de l'autre coté de la planète. Cependant il convient de savoir s'il est possible de faire procéder une responsabilité plus étendue de son fondement interpersonnel. L'enjeu ici est bien de pouvoir penser que des questions politiques dépassant le cadre interpersonnel peuvent se nourrir de la responsabilité éthique. Cela rejoint d'une certaine façon notre deuxième question sur la différenciation des rapports humains.

Pour en revenir à l'objection, il convient de préciser: la responsabilité s'exerce toujours par rapport à une personne que nous considérons comme bonne pour nous, en un mot, que nous aimons et que nous estimons. De fait la question n'est pas de savoir si, dans nos agissements éthiques étendus au-delà de la sphère interpersonnelle telles que l'action politique, sociale ou humanitaire, la noblesse de nos actes est entachée par une recherche d'intérêts qui s'octroieraient de façon abusive le nom de réciprocité. La question est de reconnaître qu'accepter que notre action en faveur de l'autre puisse recevoir d'autrui une action réciproque n'est pas foncièrement immoral, de même que de désirer cette réciprocité. Il y a ici une idée qui peut-être est à ,prendre plus en compte. L'acte éthique serait non pas seulement aussi fondé sur une reconnaissance de l'appel que nous fait l'autre de le servir mais également reconnaissance de la capacité d'autrui à devenir pour nous cette personne responsable que ce soit dans les relations interpersonnelles, sociales ou politiques.

2) Responsabilité et différenciation des rapports

Cette question, grâce aux développements qui viennent d'être accomplis, n'oblige pas à de longs développements ici. Cependant elle garde toute son acuité au sens ou elle déploie ce fondement interpersonnel de la responsabilité.

En un autre sens, elle garde aussi son sens interrogatif par rapport à la philosophie de Levinas et le lien qu'il déploie entre fraternité et et responsabilité. Autrui serait comme un frère pour qui je me sacrifie. Cette pensée de la fraternité que Catherine Chalier développe dans un de ses ouvrages a le mérite de penser le rapport à autrui sur le mode à la fois d'une différence radicale entre deux êtres et en même temps d'un lien éthique les unissant. Ce que l'on veut questionner ici est de savoir si ce modèle de la fraternité convient à tous les rapports humains pour penser la responsabilité. Ce qu'on a exploré de l'amitié réciproque nous pousse à penser que peut-être ce schème de la fraternité trouve une limite dans la responsabilité que par exemple un mari porte pour sa femme. Nous sommes poussés à évoquer Jacques et Raïssa Maritain qui avaient développé cette relation fraternelle au sein de leur couple. Nous pensons également aux belles analyses que fait C. Chalier du Cantique des Cantiques. Même nous partons de ses propos pour étudier ce rapport entre fraternité et amitié. Elle tire de la situation des premières communautés chrétiennes ce rapport entre amitié et fraternité, chacun des membres se voyant non seulement comme amis dans le Christ mais comme frères, par leur filiation commune au Père. Cette fraternité universelle repris en dehors-même d'un cadre chrétien ( nous pensons à Gandhi) est précieuse pour rehausser le respect humain dans des lieux ou il peut arriver que l'on ne considère les autres que comme des objets. Mais comme nous l'avons annoncé plus haut, la responsabilité qui lie deux ou même trois frères n'est peut-être pas universalisable à tout rapport de responsabilité.

Envisager une telle question implique que l'on trouve un caractère distinctif qui permette distinguer des modalités dans les rapports interpersonnels ou la responsabilité est engagée, que ce soit la filiation, la fraternité, la conjugalité, etc.

Revenant à une idée énoncée plus haut à partir de la pensée de Ricoeur qui fait appel à une capacité de discernement nécessaire face au visage d'autrui. Cette capacité de discernement n'est-elle pas justement liée au fait qu'il y'a un lien entre la relation entretenue avec l'autre et la façon dont doit se déployer dans cette situation précise notre responsabilité. C'est à partir du rapport nécessaire entre notre responsabilité envers autrui et les actes par laquelle nous l'exerçons que nous pouvons soutenir le fait d'une concaténation entre la relation singulière avec autrui et notre responsabilité. De fait, la responsabilité qu'exerce un époux envers sa femme est liée à la nature même de leur relation qui n'est pas semblable à celle qu'entretient le samaritain avec cet homme blessé sur le bord de la route. De même cela conditionne aussi les rapports appartenant plus au milieu politique. Le lien qui semblait difficile entre l'éthique et la politique chez Levinas semble ici possible. Si l'on pense que la relation interpersonnelle, sans être déterminée, demeure conditionnée par l'environnement et le conditionnement social, professionnel et même la modalité particulière qu`elle prend, alors il se trouve établi un lien entre le fait de reconnaître autrui comme bon et comme fin qui nous oriente et son rapport à nous qui peut n'être pas nécessairement fondé sur une amitié interpersonnelle. Sans doute le fait que Levinas ne se soit attelé qu'a penser la responsabilité sans ses implications pratiques concrètes ne signifie pas que son éthique au sens concret, sa vie éthique n'en ait été dépourvue de connaissances. Mais face à cela, il semblait important de reconnaître que les implications éthiques pratiques participent de la responsabilité et conditionnent de fait le projet de repenser l'éthique comme aventure du se vouer à l'autre.

C) La sollicitude responsable: jusqu`à la sainteté?

Un tel titre ne signifie pas renoncer à penser que la relation éthique pourrait se passer de réciprocité. En effet la sollicitude que développe Ricoeur engage à une réciprocité de la relation. Le fait d'éprouver de la sollicitude est lié au fait de reconnaître qu'il est bon de la part de l'autre d'éprouver de la sollicitude pour que la relation entre deux personnes, entre un « je » et autrui se déploie et grandisse. Mais il s'agit de penser, parallèlement à la sainteté qui est un sacrifice de soi chez Levinas, la possibilité d'une sainteté qui soit un certain déploiement de cette sollicitude de façon exceptionnelle. La question est de savoir si parler de la sainteté comme structure achevée de l'éthique est légitime. Cette question est directement liée à la pensée de Levinas et à sa lecture éthique de Isaïe 6, « me voici, envoie-moi ». Il semble évident que la réponse du sujet est un sacrifice de soi devant le Seigneur. La question se pose de la légitimité de déplacer cette parole qui dit: « qui marchera pour nous? » dans le visage d'autrui. C'est toute la question de la trace de l'infini dans le visage d'autrui qui se présente ici. Autrui est-il trace de Dieu? Autrui a-t-il ce droit d'être appelé Seigneur par le sujet qui entend sa parole, son appel? Le sujet levinassien témoigne de l'infini en ce sens que, pour Levinas, il figure la transcendance qui nous commande à la responsabilité. Ce que dit Levinas n'est pas que autrui témoigne de l'infini parce qu'il nous commande. Un témoignage, une attestation de l'infini apparaît dans autrui parce que c'est face à autrui que le sujet, pour Levinas, se trouve obligé et dit « me voici ». Le sujet ne s'engage à la responsabilité devant aucun autre objet, il ne fait que le connaître. Suivant les développements de nos questionnements ultérieurs, il se trouve qu'effectivement autrui dans sa personne nous engage à une position différente de toute position que nous pourrions avoir face aux objets du monde. Mais reconnaître en autrui quelque chose d'unique n'implique pas nécessairement que nous soyons placés en face d'autrui de la même façon qu'Isaïe est en face du Seigneur. Dire que la majesté de l'infini ( Dieu )et sa hauteur transparaissent dans le visage faible et nu d'autrui n'est pas une assertion incessible. Autrui n'est-il pas d'abord mon semblable avant d'être figure de Dieu, trace de l'infini? Penser cela est-il nécessairement accorder au sujet la possibilité de dénigrer autrui et de ne pas reconnaître une valeur irréductible à ma volonté propre?

La transcendance d'autrui et l'amour que nous éprouvons pour autrui n'est pas nécessairement similaire à cet agenouillement à laquelle la sainteté de Dieu pousse tant de personnages bibliques. La question ici est encore de bien comprendre le commandement divin auquel levinas lui-même fait référence: aimer son prochain. Cette charité n'est pas nécessairement à penser sur le mode du devoir, voie que privilégie Levinas. Le prophète osée rapporte lui-même cette distinction venant de Dieu: « c'est l'amour que je désire et non le sacrifice »165(*)

Même si le sacrifice ainsi dénoncé ici renvoie plutôt à ce que Levinas nommerait le sacré, il demeure que la sainteté n'est peut-être pas nécessairement à penser sur le mode du devoir. La discussion qui s'amorce ici nous emporterait trop loin dans débats non seulement entre diverses écoles rabbiniques mais encore plus dans un échange inter religieux trop intense de bout en bout.

Ce qui apparaît sans doute primordial dans cette notion de responsabilité et qui conduit à reconnaître malgré tout nos essais d'une voie alternative à celle de Levinas est que l'on doit reconnaître que la notion de responsabilité telle qu'elle a été mise en branle par ce dernier ouvre à la notion de sainteté non comme un déni de l'action humaine mais comme une potentialité extrême qu'il met à l'honneur. Si nous pouvons prendre du recul par rapport à cette radicalité de Levinas qui lui fait écarter la notion de choix et de dimension effective du sujet, il semble que la notion de responsabilité telle qu'on la développé et qui recoupe l'idée de sollicitude ou d'amour trouve une forme extrême dans le sacrifice de soi que Levinas nomme sainteté. La figure de cette sainteté est le fait pour le sujet de rejoindre l'infini du commandement par l'infini de sa réponse. En ce sens, il y a bien un dépassement de l'éthique proprement humaine à nos yeux. La justice humaine n'implique pas un sacrifice infini de soi. Là ou Levinas déclare qu'on n'est « jamais quitte à l'égard d'autrui »166(*), nous opposons que l'on ne doit pas tout à autrui. D'un point de vue religieux, il est clair que l'on doit tout à Dieu. Aime-t-on autrui comme on aime Dieu? La question reste ouverte ainsi que celle de la possibilité d'une telle affirmation d'un point de vue strictement humain. D'un point de vue chrétien, nous rapporterions ce commandement du christ de nous aimer comme lui nous a aimé, lui qui est vrai Dieu dans la révélation chrétienne. Mais le cadre n'est ici plus le même, la vie chrétienne n'étant plus esclave du péché mais habité par la volonté même de Dieu.

D'un point de vue humain, il semble que la sainteté du sacrifice parfait pose question. Cependant, si nous avions évoqué plus haut cette possibilité de la rencontre d'autrui trouer en violence, il apparaît aussi dans l'histoire de l'humanité des hommes qui ont donné, à proprement parler leur vie jusqu'à leur mort pour soulager les opprimés, et assumer une responsabilité qui dépasse la responsabilité humaine telle que celle que nous avons essayé de penser. Cette question est délicate. Peut-on accomplir cette sainteté dont parle Levinas? Nous hésitons à creuser plus loin la question d'un point de vue strictement humain tant il nous semble que d'un point de vue humain, cela semble impossible. Cette folie dont parle Saint Paul a-t-elle quelconque valeur pour quelqu'un qui n'a de sens du transcendant qu'autrui? Peut-on mourir pour autrui si l'on se tient à attester que la responsabilité envers autrui et possiblement la substitution - car c'est bien de substitution qu'il s'agit, pensons à Maximilien Kolbe - trouve sa source dans un amour d'autrui qui n'est pas devoir, obéissance à un commandement qui se présenterait comme trace de la parole divine?

Conclusion

Cette recherche du sens de la vie humaine à travers la catégorie de la responsabilité qui nous a guidé tout au long de ce parcours avec Emmanuel Levinas nous a permis de fait de se laisser enseigner par la radicalité de sa philosophie mais également d'entrer en dialogue avec lui. Si les questionnements qui concluent ce mémoire semblent parfois trop incisifs à son égard, ils demeurent cependant tributaires de choix philosophiques qui, sensiblement, se démarquent de la voie entreprise par Levinas.

Des lors, il s'agit de préciser que, plus qu'une confrontation ou un dépassement, c'est à un dialogue que la dernière partie de ce travail a été consacrée. L'apport de Levinas demeure toutefois réel dans la réhabilitation qu'il fait d'une éthique pensée non plus de travers, sur le mode de la loi morale mais ou la rencontre avec autrui reprend la place qui liu est dû.

Nous avons vu au cours de ce chemin comment Levinas avait bénéficié d'un héritage très étendu allant de la culture russe à la philosophie occidentale en passant par la profondeur sans cesse renouvelée de l'expérience hébraïque. Nous avons vu aussi combien la philosophie de Levinas avait été marquée par l'expérience tragique de la Shoah comme phénomène limite de l'être comme guerre. Par rapport à cela, il est clair que la philosophie d'Emmanuel Levinas, il faut le dire avec force, apporte une réponse à cet effondrement du sens. Réponse dont nous avons vu les limites possibles mais qui demeure néanmoins un appel précieux à restaurer au sein des relations humaines une conception juste de l'éthique et de la responsabilité. Là ou l'éthique de Levinas semble avoir trouvé une limite, dans cette « in-humanité » de la sainteté, pourtant si précieuse dans une société parfois à la recherche d'un sens autre que la morosité de relations égotistes et superficielles, Levinas a répondu dès le début de ce mémoire en disant: « ma tache ne consiste par à construire l'éthique mais à en chercher le sens »167(*) . De ce point de vue la philosophie d'Emmanuel Levinas a bien connu son aboutissement. Le sens de l'éthique se trouve en autrui. S'affranchissant de l'égoïsme d'une pensée morale qui ne donne pas sa place à autrui, il a montré comment cette responsabilité que nous assumions vis à vis de nos contemporains était le fondement même d'une vie bonne, d'une vie éthique. Or le fait de la subjectivité se fonde lui-même dans cet accomplissement, ce sens absolu aux yeux de Levinas.

L'expérience infinie de la hauteur d'autrui, si elle reste cependant à la fin de ce devoir, confrontée aux questions que nous lui avons posé, il demeure qu'elle reste la porte à ouvrir pour vivre éthiquement au sein des situations limites de l'éthique. La question de savoir si elle demeure possible, eu égard aux développements de la troisième partie, il reste que l'aventure éthique, ce dépassement de soi envers et contre tout se présente peut-être - et c'est ce sur quoi nous aimerions ouvrir en fin de parcours, sur la notion de pari. L'éthique deviendrait alors un saut dans l'inconnu, ou ce qui compte n'est plus ma vie mais celle d'autrui. Mourir pour autrui, telle est la portée de la pensée d'Emmanuel Levinas. Cette folie peut-elle devenir pari? Cela se demande au sens ou ce jeter hors de soi pourrait être en réalité une façon de réussite de la subjectivité. Ne plus penser à soi, ne plus vivre pour soi. Nous avons perçu toute la difficulté de ce mouvement à la fin de notre travail. Par rapport à la capcité de l'homme à se défaire de lui-même, la pensée levinassienne a trouvé une porte de passage; étant obligé par l'autre au-delà de ma liberté, je suis rendu capable d'un dépassement de soi pour autrui jusqu'a la mort. Si, comme nous avons tenté de le montrer, il est nécessaire de réintroduire dans le passage à l'acte la dimension de liberté et de choix et, allant plus loin , nous avons montré que l'obligation naissant dans le visage d'autrui devrait être remplacée par l'expérience d'un amour pour l'autre qui nécessite un choix libre et un passage à l'acte du sujet lui-même, la capacité qu'aurait l'homme à se jeter hors de soi, se vouer à l'autre semble compromise.

Semblant invalider donc la possibilité d'une telle sainteté, les développements éthique accomplis à partir d'un dialogue avec Levinas, Ricoeur, Wojtyla ou encore Philippe semblent engager à une réflexion philosophique sur la capacité de la personne à se laisser donner à l'autre à se vouer à lui de façon complète mais en demeurant dans une relation humaine. Il y a là une tension qui semble importante, d'une part à tenir et d'autre part peut-être à déployer dans une recherche approfondie d'es modalités d'un tel mouvement, entre une éthique de la relation interpersonnelle joignant responsabilité, amitié et réciprocité et une éthique de la sainteté et du sacrifice de soi.

La philosophie de Levinas nous a mis sur la route d'une telle tension, route dont cependant on connaît à la fin de ce mémoire que la possibilité de son but ainsi que de sa longueur. L'interet de cette question n'est pas seulement la connaissance spéculative d'un mouvement de l'être, pour demeurer dans ce réflexe éthique instauré par Levinas, mais la possibilité d'une réflexion sans cesse déployée donnant le sens de l'existence éthique de l'homme et engageant l`homme à se saisir de ce sens. De là, il est clair que ces chemins à emprunter ne mèneront pas nulle part, pur reprendre l'expression de Heidegger.

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Michel Haar, «  L'obsession de l'autre, l'éthique comme traumatisme » Cahiers de l'Herne, Emmanuel Levinas,, l'Herne 1991

J.F Mattei « Levinas et Platon sur l'au-delà de l'essence » dans Emmanuel Levinas, positivité et transcendance, Épiméthée, 2000

3. Ouvrages de Paul Ricoeur

Autrement, PUF, 1997

Éthique et responsabilité

Le Juste, ed. Esprit, Le Seuil

Soi-même comme un autre, Points Essais, Seuil, 1990

4. Divers

OEuvres Littéraires

Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 2000

Etty Hillesum, Une vie bouleversée. Journal 1941-1943, Le Seuil, 1985

E.Wiesel, La nuit, Éd. de Minuit, 1958

Phénoménologie

F. Dastur, Le temps chez Heidegger, Philosophies PUF, 1990

J.Hersch, L'étonnement philosophique, Folio Essais, 1993

J.M Vaysse, Le vocabulaire de Heidegger, Ellipses, 2000

J. English, Le vocabulaire de Husserl, Ellipses, 2002

E.Husserl, Méditations cartésiennes, Épiméthée PUF, 1994

Jean Greisch, cours d'introduction à la phénoménologie,http://www.jeangreisch.blogspot.com/

Autres

Karol Wojtyla, Amour et responsabilité, éditions du Dialogue, 1978

Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, Éditions Payot & Rivages, 1994

J. Derrida, L'écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967

Frédéric Lenoir, Le temps de la responsabilité, entretiens sur l'éthique, Fayard, 1991

J.F Robinet, « Personne », Encyclopédie philosophique universelle, PUF, 1998

* 1 Levinas, Éthique et infini, Le Livre de poche, 1986, p.85

* 2 Op.cit., p.85

* 3 Hannah Arendt produit dans cet ouvrage un effort pour réfléchir sur ce qui s'est passé, se demander pourquoi cela s'est-il passé, et enfin comment cela a-t-il été rendu possible? C'est également dans Condition de l'homme moderne que Hannah Arendt tente, souligne Paul Ricoeur dans sa préface à cet ouvrage, p.15, une « investigation qui vise à identifier les traits les plus durables de la condition humaine, ceux qui sont les moins vulnérables aux vicissitudes de l'âge moderne. »

* 4 Fred Poché, Penser avec Arendt et Levinas, Chronique sociale, 2003, p.78

* 5 E.Wiesel, La nuit, Éd. de Minuit, 1958, p. 60

* 6 Levinas, Noms propres, Fata Morgana, 1976, p.142

* 7 F.Poché, op.cit., p.76

* 8 Levinas, Autrement qu'être ou au delà de l'essence, Le Livre de poche, 2006, p.5

* 9 Elie Wiesel, op.cit., p. 103-105

* 10 Levinas, « De la montée du nihilisme au juif charnel », Difficile Liberté, Albin Miche1, 1994, p.285

* 11 Le nom dans l'anthropologie biblique est d'abord ce qui est donné par Dieu. C`est Dieu qui donne l'homme son nom ( Gn 5,2 ). Dans un premier sens ce nom est celui d'homme; il désigne l'humanité dans son espèce. Dans un deuxième sens, le nom est le nom de chaque homme. Ici, le nom manifeste deux caractéristiques de la personne biblique. Elle signifie sa qualité particulière, souvent reliée à un rapport à Dieu et sa destinée ( ainsi de Josué, « Dieu sauve » ). Elle signifie également de manière particulière l'élection de Dieu, surtout lorsque ce nom se trouve changé par Dieu. Ainsi d'Abram qui devient Abraham (Gn 17,5) et de Jacob qui devient Israël (Gn 32,29). En ces deux sens, elle est le signe fondamental de l'unicité de la personne. Indirectement elle manifeste la sainteté du créateur. Le nom est l'identité profonde de la personne biblique. L'enlever est un acte de déshumanisation systématique dans l'anthropologie biblique. Levinas lui-même met cela en perspective lorsqu'il souligne cette réification d'autrui, dont la suppression du nom est sans doute la possibilité extrême.

* 12 Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, Éditions Payot & Rivages, 1994, p. 11-12

* 13 NP, p.143

* 14 op.cit., p.143

* 15 François Poirié, Emmanuel Levinas, essais et entretiens, Actes sud, 1996, p.47

* 16 Etty Hillesum, Une vie bouleversée. Journal 1941-1943, Le Seuil, 1985, p. 166

* 17 Levinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 2001, p.23

* 18 Jeanne Hersch, L'étonnement philosophique, Folio Essais, 1993, p.396

* 19 op.cit., p.401

* 20 op.cit., p.25

* 21 EDE, p.35

* 22 op.cit., p.35

* 23 Jean Greisch, cours d'introduction à la phénoménologie p.25

* 24 EDE, p.25

* 25 J. English, Le vocabulaire de Husserl, Ellipses, 2002, p.86

* 26 op.cit., p.86

* 27 E.Husserl, Méditations cartésiennes, Épiméthée PUF, 1994, 2ème méditation, § 8 et 9

* 28 EDE, p.31

* 29 op.cit., p.56

* 30 Ibid., p. 70

* 31 Ibid, p.70

* 32 EDE, p.32

* 33 op.cit. p.71

* 34 Levinas, Transcendance et intelligibilité, Cité dans Agatha Zielinski, Levinas, la responsabilité est sans pourquoi, Philosophies PUF, 2004, p.12

* 35 J.M Vaysse, Le vocabulaire de Heidegger, Ellipses, 2000, p.13

* 36 Louis Fevre, Penser avec Levinas, Chronique sociale, 2006. p.34

* 37 op.cit. p. 34

* 38 op.cit. p. 34

* 39 EDE, p.96

* 40 Fevre, op.cit. p. 35

* 41 Zielinski, op.cit. p.24

* 42 EDE, p.236

* 43 EDE, p.237

* 44 Zielinski, p.30

* 45 EI, p.13

* 46 Fevre, op.cit. p.36

* 47 EI, p.13

* 48 Levinas, L'humanisme d'un autre homme, Le Livre de poche, 1987, p.107

* 49 Fevre, op.cit. p.181

* 50 Poché, op.cit., p.155 à 160

* 51 Poirié, op.cit., p.112

* 52 Levinas, Éthique comme philosophie première, Rivages Poche, 1998, p.73

* 53 op.cit., p.74

* 54 Fevre, op.cit., p.50

* 55 Levinas, Totalité et Infini, Le Livre de poche, 2006, p.6

* 56 op.cit., p.26

* 57 ibid., p.26

* 58 TI, p.27

* 59 EE, p.141

* 60 EI, p.52

* 61 Zielinski, op.cit, p.62

* 62 TI, p.114

* 63 ibid., p.2

* 64 ibid., p.28

* 65 ibid., p.33

* 66 ibid., p.33

* 67 ibid., p.33

* 68 Nous faisons référence ici en particulier à l'analyse de la fatigue du sujet que Levinas déploie dans De l'existence à l'existant

* 69 TI, p.33

* 70 ibid., p.37

* 71 ibid., p.38

* 72 ibid., p.38

* 73 EI, p.52

* 74 EDE, p.70

* 75 Descartes, Méditations métaphysiques, IIIème méditation, GF, 1992

* 76 EDE, p.239

* 77 Levinas, Altérité et transcendance, Fata Morgana, 1995, p.69

* 78 Zielinski, p.79

* 79 Levinas, Dieu qui vient à l'idée, Vrin, 1992, p.111

* 80 EDE, p.239

* 81 Fevre, p.114

* 82 TI,p.28

* 83 EDE, p.240

* 84 ibid., p.240

* 85 Fevre, p.124

* 86 EDE, p.229

* 87 C'est nous qui précisons la distinction fondamentale pour Levinas

* 88 HAH, p.49

* 89 F.Ciaramelli, Transcendance et éthique, essai sur Levinas, Ousia, 1989, p.206

* 90 Voir J.M Narbonne, Levinas et l`héritage grec, Vrin, 2004 ainsi que J.F Mattei « Levinas et Platon sur l'au-delà de l'essence » dans Emmanuel Levinas, positivité et transcendance, Épiméthée, 2000

* 91 EPP, Cerf, 1993, p.100

* 92 EI, p.77

* 93 EI, p.77

* 94 TI, p.203

* 95 TI, p.211

* 96 J. Derrida, L'écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, pp. 144-146.

* 97 Zielinski, p.104

* 98 TI, p.40

* 99 TI, p.211

* 100 TI, p.212

* 101 DL, p.22

* 102 J.F Robinet, « Personne », Encyclopédie philosophique universelle, PUF, 1998, p.1913

* 103 EI, p.80

* 104 DL, p.20

* 105 DL, p.22

* 106 EI, p.80

* 107 Michel Haar, «  L'obsession de l'autre, l'éthique comme traumatisme » Cahiers de l'Herne, Emmanuel Levinas,, l'Herne 1991, p.450

* 108 AE, p.220

* 109 DL, p.22

* 110 Fevre, p.115

* 111 TI, p.217-218

* 112 TI, p.217

* 113 Fevre, p.127

* 114 Zielinski, op.cit., p.113

* 115 Dictionnaire de Trévoux cité dans P. Ricoeur, Le Juste, p. 44, éditions Esprit, Le Seuil

* 116 Zielinski, op.cit., p.117

* 117 Fevre, p.130

* 118 R.Simon, Éthique de la responsabilité, Cerf, 1993, p.171

* 119 C. Boissinot, «  la réception française de l'oeuvre de Hans Jonas », Revue d'éthique et de théologie morale, « Le supplément » , n°194, sept 1995, p.190

* 120 op.cit., p.191

* 121 D. Brezis, « L'intériorité en question. Regards croisés sur Kierkegaard et Levinas », Revue Rue Descartes, n°43, p.27

* 122 C. Chalier, « Le bonheur ajourné », Revue Rue Descartes, n°19, p.27

* 123 « L'intention, l'évènement et l'autre. Entretien avec Christoph von Wolzogen », Revue Philosophie, n°93, p.15

* 124 AE, p.256

* 125 AE, p.181

* 126 Citée par Fevre, p.90-91

* 127 Entretien entre Ricoeur et Levinas, Levinas philosophe et pédagogue, éditions du Nadir, AIU, 1998, p.13

* 128 op.cit., p.13

* 129 op.cit., p.13

* 130 op.cit., p.14

* 131 Levinas philosophe et pédagogue, p.14

* 132 Ricoeur, Soi-même comme un autre, Points Essais, Seuil, 1990, p.387

* 133 op.cit., p.383

* 134 ibid., p.384

* 135 ibid., p.140

* 136 ibid., p.387

* 137 ibid., p.388

* 138 Roger Burggraeve, « Un roi déposé », dans Joëlle Hansel, Levinas, de l'être à l'autre, Débats philosophiques PUF, 2006, pp.55-74

* 139 ibid., p.211-226

* 140 ibid., p.388-389

* 141 Ricoeur, Autrement, PUF, 1997, p.24

* 142 ibid., p.391

* 143 ibid., p.212

* 144 TI, p.188

* 145 SA, p.391

* 146 op.cit., p.391

* 147 Joëlle Hansel, op.cit.,pp.99-123

* 148 ibid., p.392

* 149 Ricoeur, Éthique et responsabilité, p.37

* 150 SA, p.215

* 151 op.cit., p.221

* 152 Il apparaît ici ce que l'on retrouve à d'autres moments de l'oeuvre de Ricoeur, à savoir la présentation d'une similitude entre Kant et Levinas, ces deux auteurs se distinguant dans le fait que l'un universalise le commandement dans l'impératif catégorique là ou l'autre le singularise dans le visage d'autrui.

* 153 ibid., p.222

* 154 ibid., p.222

* 155 ibid., p.222

* 156 Éthique et responsabilité, p.37

* 157 Luc 10, 37, Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 2000

* 158 SA, p.222, n.2

* 159 Karol Wojtyla, Amour et responsabilité, éditions du Dialogue, 1978, p.20

* 160 Frédéric Lenoir, Le temps de la responsabilité, entretiens sur l'éthique, Fayard, 1991, pp.234-242

* 161 SA, p.391

* 162 op.cit., p.236

* 163 Wojtyla, op.cit., p.77

* 164 Levinas, « de l'être à l'autre, notes » dans Le temps de la responsabilité, p.245

* 165 Osée 6, 6, Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 2000

* 166 EI, p.101

* 167 EI, p.85






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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote