Grégoire Jalenques Juin
2007
Mémoire de Master 1
Sous la direction de Jean-François Petit
Se vouer à l'autre
L'aventure éthique avec Emmanuel
Levinas
Institut catholique de Paris - Faculté de philosophie
Université de Poitiers - Département de
philosophie
Notice:
Pour rendre plus simple la notification des ouvrages
cités, nous avons utilisé particulièrement pour les
oeuvres de Levinas et de Ricoeur un système de notation
spécifique: les ouvrages souvent cités sont notifiés par
les initiales suivantes
Écrits de Levinas
AE Autrement qu'être ou au delà de
l'essence
DL Difficile Liberté
EDE En découvrant l'existence avec Husserl et
Heidegger
EI Éthique et infini
EPP Éthique comme philosophie première
HAH L'humanisme d'un autre homme
NP Noms propres
RA Répondre d'autrui
TI Totalité et Infini
Écrits de Ricoeur
SA Soi-même comme un autre
Enfin, nous usons pour présenter la pensée de
Husserl et de Heidegger un cours d'introduction à la
phénoménologie de Jean Greisch que nous avons mis en ligne sur
internet. De ce fait là découle que la notification des citations
de ce cours n'est pas parfaite. Notre pagination se base sur la lecture du
cours sous la forme d'un traitement de texte Works.
Remerciements:
Nous voulons remercier particulièrement
Jean-François Petit d'avoir dirigé la rédaction de ce
mémoire.
Sont également remerciés Antoine Assaf et Marc
Grassin pour leurs réflexions qui nous ont permis d'approfondir le
sujet,
Nous adressons aussi ces remerciements à Bruno Riche,
Mathieu Chauvet, Aurélien Joos, qui nous ont aidé pour ce
travail, ainsi qu'à Frère Évariste et Auriane d'Oysonville
pour la bonté qu'ils ont eu de nous communiquer leurs travaux sur
Levinas afin de nous aider dans nos recherches.
Introduction
« Ma tache ne consiste pas à construire
l'éthique: j'essaie seulement d'en chercher le
sens »,1(*), nous dit Levinas. C'est
précisément cet aspect qui traverse toute la pensée
levinassienne qui veut diriger également ce travail. Levinas a
conçu toute sa philosophie comme une recherche de sens de l'existence
humaine face aux multiples occasions ou celui-ci disparaît voire est
bafoué. Ce fut non seulement une recherche effrénée du
sens mais avec cette qualité de le maintenir comme sens éthique.
L'intérêt d'Emmanuel Levinas semble revêtir une certaine
pérennité au sens ou ce qu'il dit, ce sens que toute sa
philosophie veut transporter aux yeux de la pensée humaine de son temps
rejoint quelque chose d'une exigence qui traverse les époques et les
cultures. Ce sens c'est le sens de l'autre, qui de fait est éthique.
Si la philosophie de Levinas a pris son temps pour
s'édifier, comme toute philosophie, il reste que l'intuition de ce sens
est demeurée croissante de ses débuts à la fin de sa vie.
Cette pérennité qui semble marqué les
thèmes abordés par Levinas vient sans doute du fait que
lui-même s'est construit au carrefour de multiples civilisations. La
littérature russe classique du XIXème ( Pouchkine,
Dostoïevski, Tolstoï, etc.) mais également le contact
très jeune avec l'héritage de ses pères, la Bible ont
jalonné la maturation de Levinas, préparant une carrière
philosophique prodigue. Levinas rapporte lui-même que le
« problème philosophique entendu comme sens de l'humain, comme
la recherche du fameux sens de la vie » trouve une illustration
profonde dans les interrogations de « tous les personnages des
romanciers russes. »2(*)
De même la Bible, pensé comme ce livre ou
« se disent les choses premières, celles qui devraient
être dites pour que la vie humaine ait un sens », a aussi sa
part dans la formation d'un sens profond de la philosophie comme recherche du
sens de la vie humaine.
Lorsqu'on pense à cette jeunesse de Levinas, on se dit
que tout s'était passé comme si de multiples
éléments littéraires et religieux convergeaient vers un
individu afin de le forger dans une démarche philosophique toute
particulière. Et Levinas parle lui-même de ses transitions
auxquelles il a fallu du temps pour qu'elles puissent apparaître
clairement à sa pensée.
Cet héritage qui contribua à la naissance de sa
pensée nous conduit à cette notion majeure de sa philosophie qui
constitue la trame de fond de notre étude de Levinas ainsi que d'un
questionnement parallèle, à savoir, le thème
éthique du se vouer à l'autre, entendu comme
responsabilité. Ce thème, cette question de la
responsabilité et du se vouer à l'autre qui apparaît
déjà à travers la présence éthique de
personnages rencontrés dans la Bible va être bouleversée
par le croisement du chemin de Levinas d'abord avec la
phénoménologie allemande qu'il va découvrir et introduire
en France lors de ses études dans les années 1920 puis avec
l'expérience de la Shoah. Ces facteurs vont conduire Levinas à
développer, notamment par rapport à Heidegger, une pensée
critique de l'ontologie comme totalité, ou l'altérité est
niée au profit d'un privilège du Même, doublée d'une
pensée éthique de grande envergure ou le sujet est pensé
dans une passivité radicale recevant d'autrui cette vocation de la
responsabilité comme un ordre, un commandement.
Si la majeure partie de notre travail est consacré
à la présentation de ce chemin levinassien, il convient cependant
de dire de prime abord que l'intérêt n'est pas uniquement
d'exposer sa pensée mais aussi de la questionner. Et en
réalité questionner Levinas et son éthique de la
responsabilité doit nous amener à questionner cette notion de
responsabilité et du se vouer à l'autre de
façon directe
C'est cette volonté d'interroger la
responsabilité qui nous fait également étudier la
pensée de Ricoeur, qui présente sous maints aspects, nous le
verrons, un apport de qualité pour comprendre cette question de la
responsabilité. Nous appuyant ainsi sur la base de ses apports, nous
développerons une réflexion philosophique sur la
responsabilité en dialogue avec Levinas ou nous ferons également
appel à des penseurs comme Karol Wojtyla et Marie-Dominique Philippe,
afin de résoudre un certain nombre de questions sinon de tenter de
baliser un chemin qui permette à la fin de ce mémoire des
ouvertures.
PREMIERE PARTIE:
LA GENESE DE L'AVENTURE LEVINASSIENNE
I L'horreur de la Shoah: témoignage
Emmanuel Levinas ne connaîtra pas directement l'enfer
des camps d'extermination et c'est indirectement qu'il connaîtra cette
horreur. C'est lors de son retour à Paris, après quatre ans
passés dans un camp d'officiers à Fallingsbotel, prés de
Hanovre en Allemagne, qu'il fera l'expérience cruelle de la Shoah en
sachant ses parents et ses deux frères massacrés. Levinas
participe bien de ce drame qui a sali le siècle dernier et qu'il
convient d `entendre . Toute un pan de la pensée de l'auteur, d'une
façon semblable à celle d'Hannah Arendt, telle qu'elle se
développe dans Les origines du totalitarisme3(*), est une tentative de
répondre à la question de savoir « comment
réapprendre à marcher dans l'existence malgré cet
effondrement du sens . »4(*) Ce qu`il est intéressant de constater chez des
auteurs juifs rescapés est que l`expérience de la Shoah telle
qu`on pu la vivre les Juifs contient en elle-même certains thèmes
qui rejailliront dans la pensée de Levinas même si les
écrivains ayant parlé de leur expérience sont certes peu
nombreux. On connaît d'abord ce passage de La nuit d'Élie Wiesel:
« Jamais je n'oublierai cette nuit, la première nuit
de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.
Jamais je n'oublierai cette fumée. Jamais je
n'oublierai les petits visages des enfants, dont j'avais vu les corps se
transformer en volutes sous un azur muet.
Jamais je n'oublierai ces flammes qui consumèrent pour
toujours ma Foi. Jamais je n'oublierai ce silence nocturne qui m'a
privé pour l'éternité du désir de vivre. Jamais
je n'oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme,
et mes refus qui prirent le visage du désert. Jamais je n'oublierai
cela, même si j'étais condamné à vivre aussi
longtemps que Dieu lui-même.
Jamais . »5(*)
Qu'est-ce qui sort de ce premier texte?
« Jamais » Cela semble en être finie de l'innocence
du regard. Dans une telle expérience, la rédemption de la
mémoire, le pardon, le retour à une vie lavée de la honte
et de la terreur est-elle possible? Ici, et c'est précisément
l'expérience de la Shoah, le « Jamais » n'est pas
juste un manque de courage ou de reprise en main de sa vie mais il en semble
être quasiment la condition d'impossibilité. Du moins pour
l'auteur qui de ses propres mots donne à ce
« jamais » un caractère d'éternité.
L'expérience des camps n'a pas juste provoqué la maladie, ou la
tristesse dans le coeur d'Élie Wiesel mais la perte du désir de
vivre. Le terme employé « quasiment » est ici
important: Il pose la question de l'inéluctabilité du mal.
L'horreur de la Shoah inscrit dans les mémoires permet-elle, est-elle
ouverte à une possibilité pour l'homme de s'en affranchir et de
vivre à nouveau?
Levinas lui-même semble le dire: « quant on a
cette tumeur dans la mémoire, vingt ans ne peuvent rien y
changer. »6(*)
C'est précisément une telle question qui designe une des
motivations profondes de l'aventure philosophique entreprise par Levinas
L'enjeu de la pensée de Levinas implique que l'on
comprenne ce qui s'est passé, ou du moins que l'on tente de s'approcher
au mieux de cette réalité, et que l'on tente d'en saisir l'enjeu.
La Shoah est en effet, plus qu'une expérience particulière du
philosophe, quelque chose comme la « toile de fond de la
pensée de Levinas »7(*) en ce sens qu'elle soutient nombre d'intuitions et de
soucis philosophiques qui parcourent sa pensée. Autrement qu'être
ou au delà de l'essence qui est une des oeuvres majeurs de Levinas
s'ouvre d'ailleurs sur une dédicace faite « à la
mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions
d'assassinés par les nationaux-socialistes, à coté des
millions et des millions d'êtres humains de toutes confessions et de
toutes nations, victimes de la même haine de l'autre homme, du même
antisémitisme. »8(*)
Parmi les témoins rescapés de l'horreur, il y a
donc entres autres Élie Wiesel, déjà cité.
Élie comme Emmanuel a connu la séparation familiale lors de son
arrivée à Auschwitz, quand les SS séparent les hommes et
les femmes. De même qu'Emmanuel Levinas ne reverra plus ses parents et
ses frères, Élie qui n'est alors qu'un enfant voit ce jour
là pour la dernière fois sa mère et ses soeurs, faisant
ainsi pour la première fois l'expérience du
« Jamais », expérience qui se multipliera tant de
fois durant ces quelques années, expérience de l'unique horreur.
Un autre passage montre la profondeur de l'épreuve
humaine face à la barbarie:
« Un jour que nous revenions du travail, nous vîmes
trois potences dressées sur la place d'appel, trois corbeaux noirs.
Appel. Les SS, autour de nous, les mitrailleuses braquées ; la
cérémonie traditionnelle. Trois condamnés
enchaînés - et parmi eux, le petit Pipel , l'ange aux yeux
tristes. Les SS paraissaient plus préoccupés, plus inquiets
que de coutume. Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs
n'était pas une petite affaire. Le chef du camp lut le verdict. Tous les
yeux étaient fixés sur l'enfant. Il était livide, presque
calme, se mordant les lèvres. L'ombre de la potence le
recouvrait. Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs
chaises. Les trois cous furent introduits en même temps dans les noeuds
coulants. -Vive la liberté ! crièrent les deux adultes. Le
petit se taisait. - Où est le Bon Dieu, où est-il ? demanda
quelqu'un derrière moi. Sur un signe du chef de camp les trois
chaises basculèrent. [...] Derrière moi, j'entendis le
même homme demander : - Où donc est Dieu ? Et je sentais en
moi une voix qui répondait : - Où il est ? Le voici - il est
pendu ici, à cette potence » 9(*)
Élie Wiesel met ici en parallèle
l'inéluctabilité du mal avec la question du silence de Dieu, qui
est également le silence de celui que l'on assassine. Cette impuissance
du juif en camp de concentration met déjà en perspective
lointaine cette caractéristique de l'étranger d'autrui qui se
présente dans un dénuement et une faiblesse radicale. Ce passage
littéraire souligne plusieurs aspects que l'on retrouvera dans la
pensée de Levinas. Le meurtre n'est pas une petite affaire, comme nous
dit ce récit, à l'appui de Levinas, pour qui le visage, autrui
comporte cette caractéristique de présenter dans sa faiblesse
même un appel à l'aide et au soutien. Les nazis sont inquiets non
pas surtout de leur incapacité à commettre un meurtre selon le
récit de Wiesel mais inquiets plutôt de la réaction des
spectateurs, autrement dit ce que une telle agression de la faiblesse pourrait
résonner comme un appel dans l'esprit des autres prisonniers. Alors que
les deux adultes élèvent la voix, l'enfant se tait, livide,
symbole, peut-être comme le souligne cette pensée d'Élie
Wiesel, d'un Dieu cette fois-ci impuissant face à la barbarie de
l'homme. Le fait qui semblerait désespérant est que la faiblesse
même de cet appel va jusqu'à dépendre totalement de ceux
qui la rencontrent dans une absence totale de nécessité,
soulignant à la suite de Levinas que l'exigence éthique n'est pas
strictement une nécessité.
Le « jamais » est en ce sens bien
véritable, même s'il peut y avoir un chemin de rédemption,
et les marques du mal resteront, du moins tant qu'on habitera sur cette terre
qui a vu et entendu ces cris des mourants. Et ici on voit poindre un fait qui
devrait nous convaincre de l'inéluctabilité du mal. La terre ou
le rescapé tente de guérir, de revivre, se trouve être
cette même terre qui l'a vu souffrir parfois jusqu'à la
déshumanisation la plus extrême.
Le nazisme ne s'est pas seulement plu à répandre
la folie dans l'esprit de ceux qu'ils persécutaient comme dans Le
Joueur d'échecs de Stefan Zweig. Et même si une des fins
idéologiques était l'extinction de la race juive par exemple, la
machine s'est fortement souciée en préliminaire de faire vivre le
maximum d'hommes et de femmes au sein de l'horreur, dans une
déshumanisation collective. Élie Wiesel rapporte l'histoire de
cette femme qui voit ses deux enfants devant ses yeux alors qu'elle demeure en
vie, en expliquant ensuite que les nazis préfèrent, plutôt
que de la tuer , qu'elle vive habité par la mort. Levinas évoque
cela, en citant Wiesel à propos, lorsqu'il décrit cette
« brûlure au flanc ( de ses contemporains ) comme s'ils avaient
trop vu de l'Interdit et comme s'ils devaient à jamais porté la
honte d'avoir survécu. »10(*)
Primo Lévi exprime cette réalité dans
Si c'est un homme: il décrit ce moment d'humiliation dur lequel
un soldat SS prononce un long discours en demandant aux prisonniers de se
déshabiller, de mettre les vêtements à tel endroit.
S`ensuit un rasage de cheveux et un dépouillement complet de la moindre
chose qui leur appartient, comme les mouchoirs, de vieilles lettres, des
photos, et même jusqu'à leur nom11(*). Lévi devient 174517, chiffre qu'on lui
tatoue sur le bras gauche.
Hans Jonas, qui, comme Levinas est juif, a rapporté cet
état qu`il analyse ainsi:
« Ce n'est pas pour l'amour de leur foi que
moururent ceux de là-bas (comme encore les témoins de
Jéhovah) ; ce n'est pas non plus à cause de celle-ci ou de
quelque orientation volontaire de leur être personnel qu'ils furent
assassinés. La déshumanisation par l'ultime abaissement
précéda leur agonie ; aux victimes destinées à la
solution finale ne fut laissée aucune lueur de noblesse humaine, rien de
tout cela n'était plus reconnaissable chez les survivants, chez les
fantômes squelettiques des camps
libérés. »12(*)
Cette expérience de déshumanisation constante
non seulement dans l'esprit mais aussi dans la chair marquée par la
souffrance et la proximité du massacre, du meurtre n'est pas le seul
effet de la terreur. La question de la mémoire est directement
posée par la suite des évènements. Levinas, dans un
article intitulé Sans nom, soulève ce dilemme. Le vide
et le délaissement qui traumatisa les victimes doit-il se perdre?
Levinas se pose la question de savoir si l'on doit faire entrer tous ceux qui
naquirent après dans ce vertige? Ceux qui ne l'ont pas vécu
« pourront ils d'ailleurs comprendre cette sensation de chaos et de
vide? »13(*)
La question est importante ici parce qu'elle conditionne pour
Levinas l'intérêt d'une réflexion postérieure
à l'évènement mais surtout parce que Levinas y
répond par l'affirmative. Si l'on ne peut exiger, pour Levinas, des
nouveaux arrivants dans le monde qu'ils participent de ce vide, il revient aux
penseurs ayant travers ce temps de « tirer de l'expérience
concentrationnaire[...] ( des ) vérités transmissibles et
nécessaires aux hommes nouveaux. »14(*)
Cela va dans le sens de ce renouveau éthique qu'a connu
la seconde moitié du 20ème siècle avec des penseurs tel
que Jonas, Arendt, Ricoeur, Habermas. Arendt en particulier a mis en relief
cette nécessité de penser dans un but d'échapper à
la possibilité du totalitarisme. Levinas, dans la rupture qu'il veut
instaurer avec les philosophies de la totalité, se situe dans ce
projet.
Le nazisme et, de manière plus générale
les totalitarismes du 20ème siècle, on
« effondré », renversé le sens de
l'humanité, aussi bien dans son sens métaphysique (le silence de
Dieu face au massacre), éthique ( les conditions de vie conduisaient la
plupart des prisonniers à oublier l'exigence morale du souci de l'autre.
Peu de prisonniers s'entretuaient mais tous plus ou moins ne s'occupaient que
d'eux-mêmes dans la difficulté) et politique ( le vivre-ensemble
n'avait, au sens propre, aucune existence dans les camps, le rapport politique
entre les prisonniers n'existaient pas parce qu'il n' y avait pas de lieu
politique.
Levinas se pose la question de savoir comment
réapprendre à marcher? Elie Wiesel parle d'un
« jamais » et même d'un « être
privé pour l'éternité du désir de
vivre »
Face à ce jamais, Levinas a une intuition immense qui
soutient sa philosophie; face à ce « jamais », il
faut repenser la subjectivité premièrement dans sa dimension
éthique et trouver ainsi la solution qui rende possible un
« plus jamais ». C'est sans doute le véritable
enjeu de la philosophie de Levinas. François Poiriè
synthétise le rapport éthique d'une façon qui peut nous
aider à mettre en perspective cet enjeu.
« Face au visage d'autrui, faible et nu, deux
sentiments naissent, contradictoires : la violence ( meurtrir autrui ), la
bonté, (prendre soin de lui ). »15(*)
L'enjeu de Levinas est de réhabiliter la bonté
face au meurtre, de montrer la primauté éthique de la
subjectivité, ce qui est la condition nécessaire d'une
redécouverte de la justice, rendant possible le plus jamais.
Le fait est dans les témoignages rapportés des
camps est qu'il se fait entendre des situations échappant à la
barbarie apparemment systématique du projet concentrationnaire.
La première voix est celle d'Etty Hillesum, une jeune
juive revenue progressivement à la foi de ses pères et auteur
d'Une vie bouleversée, qui est en fait son journal tenu pendant
la guerre. Ce journal qu'elle tint chaque jour jusqu'à sa
déportation à Auschwitz ou elle mourût est marquée,
d'un goût extraordinaire de la vie. Ce journal est également
doublé de la correspondance qu'elle eut à Auschwitz jusqu'en
1942, un an avant sa mort. L'extrait est ici une prière fait un dimanche
matin, en octobre 1942:
« Ce sont des temps d'effroi, mon Dieu.[...] Je vais
t'aider, mon Dieu, à ne pas t'éteindre en moi, mais je ne puis
rien garantir d'avance. Une chose cependant m'apparaît de plus en plus
claire : ce n'est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t'aider -
et ce faisant nous aider nous-mêmes.[...] C'est tout ce qu'il nous est
possible de sauver en cette époque et c'est aussi la seule chose qui
compte : un peu de toi en nous, mon Dieu.[...] Il y a des gens qui cherchent
à protéger leur propre corps, qui pourtant n'est plus que le
réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : "Moi, je
ne tomberai pas sous leurs griffes ! " Crois-moi, je continuerai à
oeuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon
enclos »16(*)
La première chose est ici en profondeur un appel
à la responsabilité, et en aval même de la
responsabilité à l'amour, cet amour que Jacob manifeste face
à Dieu :« Je ne te lâcherai pas que tu ne m'aies
béni » (Gn 32, 27). Etty Hillesum manifeste ici dans ses
écrits une espèce de folie ou se mêle d'une part une audace
folle, une confiance illimitée en sa foi; jusqu'à faire des
promesses - crois-moi, je continuerai à oeuvrer pour toi, je te resterai
fidèle - et d'autre part une faiblesse qui semble contraire à sa
confiance; - je ne peux rien te garantir d'avance -. Le rapport avec
Levinas n'est pas direct et pourtant cela peut présenter à bien
des égards une perspective de la pensée levinassienne. Cette
position que prend Etty Hillesum face à Dieu, dans une relation
mystique, est similaire à cette responsabilité du sujet
éthique que développera Levinas. Etty Hillesum prend le chemin
diamétralement opposé a une éthique de la totalité
pour ne pas chasser de son enclos Dieu ou autrui. Etty Hillesum figure ce geste
de l'éthique levinassienne de se vouer à l'autre, à
l'envers des « gens qui ne cherchent qu'à protéger leur
propre corps, qui pourtant n'est plus que le réceptacle de milles
angoisses et de milles haines. » Si on ne peut ignorer la profondeur
et la richesse de la spiritualité développée par Etty
Hillesum, ce passage choisi figure d'une certaine façon quelque chose du
sacrifice pour l'autre pensé par Levinas, indépendamment de sa
nature religieuse.
La deuxième voix qui rejoint cette intuition d'Etty
Hillesum, à savoir assumer l'appel à la responsabilité au
dépens du moi et de la totalité, est celui du Père
Maximilien Marie Kolbe, prêtre catholique franciscain. Nous n'avons pas
de témoignage de sa part sur l'horreur de la Shoah mais la fin de sa vie
est éloquente:
Emprisonné par les nazis au cours de l'année
1941, il se retrouve pris dans une situation périlleuse avec les autres
prisonniers du camp suite à une évasion. Le commandant du camp
veut faire exemple et choisit dix hommes dans le camp pour les envoyer au
cachot sans eau ni pain jusqu'à ce qu'ils meurent. Voyant un des dix,
nommé François Gajowniczek, supplier son rachat à cause de
ses enfants, Maximilien Kolbe demande au soldat SS de prendre sa place,
invoquant son age avancé. Pris de stupéfaction, le commandant SS
accepte et envoie le prêtre au bunker 14 avec les neuf autres
prisonniers. Tous mourront là-bas, et Maximilien Kolbe sera
empoisonné par intraveineuse au bout de quatorze jours. Ici la
responsabilité de Maximilien Kolbe et son sacrifice est clairement
assumé non plus seulement pour Dieu mais pour un de ses contemporains,
pour un autre homme, manifestant profondément ce que peut signifier la
responsabilité levinassienne jusqu'à la substitution; assumer ce
dont l'autre est coupable. Et même davantage, Maximilien Kolbe prend la
condamnation d'un autre homme là ou celle-ci n'a aucun fondement.
Levinas aurait sans doute vu une grandeur de la justice dans ce sacrifice.
Là ou l'injustice est appliqué d'une façon la plus
systématique qui soit, un homme pose un acte de bonté
foncièrement opposé. Il s'agit bien de ce dont Poirié
parlait plus haut, à savoir la bonté face au meurtre. Il y a
évidemment un enjeu pour une éthique de la responsabilité:
on voit dans cet acte que l'obligation à l'égard d'autrui ne
supprime ma liberté que dans sa qualité d'indifférence
à autrui et de préservation. Ce serait alors dans un sens
sartrien ou la liberté est limité par l'apparition d'autrui. Elle
qualifie cependant ma liberté dans ce sens que l'acte de sacrifice
requiert bien du sujet un acte d'abandon de soi qui jaillit de lui-même.
Maximilien Kolbe fournit une réponse libre mais qui ne trouve sa
motivation que dans une non-indifférence à l'égard
d'autrui. Ici apparaît un enjeu de la pensée levinassienne qui
sera discutée plus loin, à savoir la question qui se pose de la
source de cette non-indifférence. D'un point de vue philosophique, et ce
sera une des discussions entre Levinas et Ricoeur, on se pose la question de
savoir si cette non-indifférence provient d'une loi interne à la
conscience ou bien d'un appel d'une transcendance interne à autrui. Cela
pose la question de la place de l'altérité dans le jaillissement
des valeurs et des motivations éthiques du sujet.
Le témoignage d'Etty Hillesum comme celui du
père Maximilien Kolbe montrent au coeur de l'enfer un comportement, une
éthique au-delà de tout processus de déshumanisation. Leur
vie et leurs actes sont nourris de responsabilité, de sacrifice. D'une
façon autrement dite, là ou tous survivent, ces deux
témoins que nous citons vivent et posent des actes responsables au coeur
de ces « temps d'effroi ».
Or face à la problématique du « plus
jamais », ces deux témoignages permettent réellement
une avancée pour entrer petit à petit dans la démarche
levinassienne. L'effondrement du sens est d'abord éthique pour ce
philosophe et nécessite une réponse éthique. Ni la
tradition métaphysique ni la politique (ou la justice) ne saurait
résister à la barbarie. Pourquoi? C'est ce que l'on a
évoqué un peu plus haut. Pour Levinas, l'altérité
est rendue nécessaire à la compréhension et
l'intelligibilité de la subjectivité. La métaphysique
moderne a trop nié cette pensée de l'altérité aux
yeux de Levinas. Cela a culminé avec Heidegger et sa philosophie de
l'être au monde. Dire que, pour Levinas la métaphysique ainsi que
la politique ne conviennent pas à nous faire trouver une voie
hérétique à la barbarie nécessite un
approfondissement de la lecture levinassienne de la tradition philosophique. En
effet, il n'y a pas seulement une expérience et un rapport à
l'histoire au fondement de la philosophie de Levinas. Toue la pensée de
Levinas se veut un geste de réintroduire l'altérité
oubliée dans la philosophie. Il convient d'étudier le rapport
à la philosophie que va entretenir Levinas. Si Levinas a eu un rapport
profond avec de grands auteurs philosophiques de son temps, il reste cependant
qu'il est phénoménologue. La phénoménologie,
à travers Husserl et Heidegger, fait partie intégrante de la
philosophie de Levinas qui cependant la dépasse d'une certaine
façon
II Le chemin phénoménologique de
Levinas
Il importe de comprendre le rapport entre Levinas et la
phénoménologie car la réflexion de Levinas est toujours
à comprendre en vue de ses influences phénoménologiques et
de son avancée par rapport à elles, notamment en ce qui concerne
le renversement de l'ontologie à l'éthique. C'est à
Strasbourg que Levinas découvre, en étudiant la philosophie
allemande, la phénoménologie. C'est ayant obtenu sa licence qu'il
passe de Strasbourg à Fribourg, en 1928 ou il suit un cours
d'Husserl.
Essayons de comprendre le procédé de la
phénoménologie et le rapport que Levinas entretient avec elle
A) La phénoménologie husserlienne
1) Une méthode pour une réforme
méthodique des sciences
La phénoménologie n'est pas un système
d'énoncés philosophiques mais elle est une méthode
philosophique qui est exigée par les problèmes que se posent les
philosophes. Cela est fondamental pour Levinas qui va d'abord comprendre la
phénoménologie comme une méthode de compréhension
de l'être. La phénoménologie n'est pas un ensemble de
connaissances mais une redécouverte de la manière de philosopher
et une reconstruction de la philosophie comme une science rigoureuse,
expression qui sera même le titre d'un ouvrage de Edmund Husserl. Mais
elle n'est pas seulement une manière de poser un cadre pour la
pensée. Son but est bien de penser d'une manière plus rigoureuse
le rapport au monde afin de l'atteindre. La phénoménologie, comme
on le verra dans la notion de réduction ne nie pas le monde et l'objet
mais le met entre parenthèses. En ce sens il n' y pas un système
clos pour la phénoménologie. Étant une philosophie, elle
cherche à connaître le monde et à le comprendre. De fait,
Levinas va déployer lui-même dans sa philosophie des concepts
husserliens d'une façon nouvelle. On verra plus loin
l'intérêt que manifeste Levinas pour la notion husserlienne
d'intentionnalité par exemple.
2) Vers la description des actes cognitifs
Dans En découvrant l'existence avec Husserl et
Heidegger au § 4 du chapitre « l'oeuvre d'Edmund
Husserl », Levinas expose le fondement du projet
phénoménologique face aux sciences
« objectives »:
« OEuvres du sujet en raison de leur
objectivité même, les formes logiques possèdent une
signification objective propre. Le logicien mathématicien dirigé
sur elles les manie en technicien comme des objets tout faits. Il
méconnaît et les intentions premières de la pensée
qui sont comme « la source d'ou les lois de la logique pure
jaillissent » [...] Une réflexion sur la pensée logique
analysant les intentions dont elle est faite apparaît comme la
méthode de la critique philosophique de la logique et la
définition de la phénoménologie. En réveillant les
premières évidences elle (la phénoménologie)
découvre ces intentions, elle en mesure la légitimité et
fixe le sens dans lequel elles sont légitimes. Elle assume d'une
nouvelle façon la fonction d'une théorie et d'une critique de la
connaissance. »17(*)
La phénoménologie n'est pas une science du
contenu. Husserl veut sans cesse s'écarter de ce chemin traditionnel
pour se situer dans une science de l'acte de conscience. Un des
problèmes de la métaphysique moderne est d'avoir maintenu un
dualisme entre le sujet et l'objet. Husserl, par sa philosophie, veut permettre
un « retour aux choses mêmes». La conscience comprise
comme instance de conception du monde a priori n'est pas husserlienne. Jeanne
Hersch emploie une image parlante pour expliquer ce rapport au monde
husserliens. On imagine une feuille de papier, avec sur l'une des faces, les
objets donnés dans l'expérience, les phénomènes et
sur l'autre ce qui se produit dans notre conscience ; la
phénoménologie est en fait ce regard jeté sur ce qui se
passe dans la feuille de papier18(*); elle est une méthode pour scruter, percer le
sens et comprendre les actes de conscience lorsqu'elle se porte vers les
objets.
Tout au long de ces investigations techniques, Husserl
multiplie les précautions en disant que son entreprise veut être
purement descriptive. Jeanne Hersch montre bien dans cet effort d'Husserl la
volonté de se détacher de Kant et du kantisme qui, à ses
yeux emploie encore des éléments pour analyser la conscience
transcendantale qui relèvent trop d'une construction de la conscience
tel que les concepts d'a priori ou de chose en soi.19(*)
La phénoménologie n'est pas une construction
intellectuelle de connaissance elle est d'abord un regard sur le monde.
3) La phénoménologie comme exercice du
« savoir voir »
La phénoménologie descriptive est un chemin pour
voir et savoir voir le donné originaire, l'évidence qui ne
nécessite pas d'autre évidence qu'elle-même. C'est ce que
Husserl appelle dans les Méditations cartésiennes une
évidence apodictique. Comme le montre Jean Greisch, plusieurs mots dans
le lexique husserlien montre cet aspect de la phénoménologie tel
que Aufzeigen (mettre en évidence), Aufdechen (exhiber), Entheilen
(dévoiler)20(*).
Levinas montre comment l'intention de la conscience est en elle-même
« une évidence qui se cherche , une lumière qui tend
à se faire » 21(*)
C'est en ce sens que pour Levinas,
« l'évidence n'est pas un je ne sais quel comportement
intellectuel, il est la pénétration même du
vrai »22(*)
En ce sens, la phénoménologie
« dépend » d'évidences, ce que Husserl nomme
les intuitions donatrices originaires. Le matériau de la
phénoménologie, pour dire un peu grossièrement, est le
phénomène, l'intuition, l'apparaissant, qui implique aussi de
fait en lui-même la notion de donation. C'est ici que la
phénoménologie se présente vraiment comme un savoir voir,
qui découvre non seulement l'apparaissant mais également
l'apparition, la donation du phénomène à la conscience.
Cependant la phénoménologie n'est pas juste une
science intuitive et l'on pourrait mal comprendre ce que signifie de
présenter la phénoménologie comme une science descriptive.
Le but ultime de Husserl n'est pas seulement un remplissement intuitif de la
conscience, au sens ou il suffirait à la phénoménologie de
décrire tous les objets que la conscience rencontre, mais surtout d'une
« élucidation analytique du rapport que notre conscience
entretient avec le monde »23(*) , un « éclaircissement du sens
qui est le mode philosophique de la connaissance. »24(*)
La phénoménologie n'est cependant pas une simple
étude des actes ou des vécus de conscience produits par
l'individu. Ce qui intéresse le phénoménologue, ce sont
bien les structures générales de la conscience comme telle. En ce
sens, il y a une renaissance de la problématique kantienne. La question
n'est pas juste de comprendre le fonctionnement subjectif de la conscience mais
de savoir comment des actes de consciences subjectifs peuvent bien produire une
quelconque objectivité du monde et des choses. Il faut échapper
à la naïveté du réalisme qui se trouve toujours
devant l'objet tout fait sans s'interroger sur le sens de son
objectivité. La phénoménologie a pour échapper
à ce réalisme naïf une méthode bien à elle,
mis en place par Husserl dans les Ideen, bien que l'esprit de la chose
semble déjà présent dans les Recherches logiques;
la réduction (ou époché) phénoménologique.
Ce « terme emprunté aux sceptiques grecs définit
l'attitude par laquelle le sujet suspend son jugement, en ne continuant plus
à prendre position »25(*) . Elle est l'équivalent d'une mise hors
circuit ou d'une mise entre parenthèses[...] ce qui implique en face de
la réalité existante une altération radicale d'attitude
[sans être] une négation. »26(*)
Il s'agit de mettre entre parenthèses le monde tel
qu'il est donnée comme existant instantanément pour nous - non
pas que le monde n'ait aucun intérêt en tant qu'existant, il est
précisément à la source, comme on l'a vu plus haut, du
questionnement phénoménologique chez Husserl mais afin d'examiner
le sens de son objectivité - Jean Greisch souligne chez Husserl trois
termes employés pour ce mouvement: mises entre parenthèses mais
aussi abstention et retenue. La réduction de l'existence du monde nous
amène à découvrir la certitude qui est à la bas du
mouvement phénoménologique, la certitude de notre conscience.
Cette certitude est exposée dans les Méditations
cartésiennes, sur le modèle cartésien qu'elle
dépasse cependant, comme une évidence apodictique de l`existence
de la subjectivité27(*). Ce qui reste après la réduction n'est
pas seulement la certitude de ma propre existence mais l'immanence de ma
conscience. La réduction husserlienne nous conduit non pas à
fonder une certitude sur laquelle puisse s'édifier la connaissance
scientifique mais à décrire le champ d'immanence radicale qu'est
la conscience humaine. Or la description de ce champ d'immanence amène
à cette notion fondamentale de l'intentionnalité. La conscience
est découverte dans son immanence comme intentionnalité.
Levinas parle de ce rapport entre immanence et
intentionnalité en deux endroits de En découvrant
l'existence. Ainsi, « la pensée est visée et
intention. »28(*) L'intentionnalité est l'acte de la conscience
qui vise l'objet donné et, idée importante de la marche
phénoménologique, ne cesse jamais de le viser.
Une idée que précise et qu'affectionne
particulièrement Levinas est le fait que l'intentionnalité de la
conscience est le corollaire de sa liberté. Et c'est la deuxième
idée de Levinas à noter.
« L'intentionnalité rattachée à
l'idée de Levinas devient chez Husserl la libération même
de l'homme à l'égard du monde. »29(*) C'est vraiment le grand sens
de la phénoménologie de Husserl que Levinas retient. Elle est
pour lui, «en fin de compte, une philosophie de la liberté, d'une
liberté qui se définit par la conscience et s'accomplit par
elle. »30(*)
Plus loin, il dit encore « la conscience est le mode même de
l'existence du sens. »31(*) La, une question se pose; la question de Levinas face
à la Shoah n'est-elle pas justement de réapprendre à
marcher dans l'existence malgré l'effondrement du sens? La
phénoménologie se présente-t-elle alors comme ce moyen qui
permettrait de « réapprendre »? On verra chez
Levinas, comment cela est à la fois vrai et faux, c'est à dire
comment ce dernier reste phénoménologue et comment il se
décale sensiblement de la pensée husserlienne
4) Levinas face à Husserl
On a vu que la phénoménologie de Husserl est un
effort pour s'extirper hors des connaissances naturelles pour revenir aux
choses-mêmes, à l'essence des vécus de conscience ainsi
qu'à l'essence de la conscience, un effort de
« présentification » du monde donné mais aussi un
effort de faire sens pour l'existence humaine, souci qui habite
également la démarche de Levinas. La question posé au
début de cette introduction était bien savoir comment faire sens
de nouveau après le drame de la Shoah. Levinas qui était
phénoménologue bien avant le drame de la guerre ( sa thèse
de doctorat de 1930 porte sur l'intuition chez Husserl) basera toute sa
démarche d'analyse et de compréhension sur la méthode
phénoménologique. Cependant il s'en éloignera sur certains
points telle que la question de la représentation.
« Penser c'est pour Husserl
identifier »32(*) nous dit Levinas. La phénoménologie
est de fait une volonté d'identifier et de représenter même
si, précise Levinas, l'intentionnalité est aussi celle du senti,
du désir, du voulu. Cependant il n'en est pas moins vrai que la
représentation joue un rôle prépondérant dans
l'intentionnalité de la conscience. Or pour Levinas, une telle optique
reprend malgré tout le projet de la philosophie comme science de
l'être, comme ontologie, ontologie à laquelle Levinas veut
échapper. Cette idée d'échapper à l'être est
fondamental dans le projet levinassien de reconstruction du sens de la vie. Or
elle se décale de la pensée d'Husserl qui voit tout au plus une
mise entre parenthèses du caractère existentiel du monde et des
autres. Si Levinas peut se réclamer de l`esprit de Husserl, c'est bien
qu'il comprend que l'hégémonie de l'être n'est plus
à préserver envers et contre tous. Mais là ou Husserl
examine l'immanence de la conscience, Levinas veut refonder davantage une
éthique de la transcendance. C'est du coup notamment par rapport
à la question de l'altérité que Levinas prend ses
distances avec son maître. Tout l'effort de Levinas, à tort ou
à raison, sera de tirer la phénoménologie vers
l'éthique. L'effort de Husserl concernant la relation intersubjective
est méritant mais pas suffisant pour Levinas car sa philosophie
caractérise une manière d'être ou l'existence est à
partir d'elle-même.»33(*) L'autre demeure pour moi un alter ego, que je ne
rencontre que comme autre moi-même. La démarche husserlienne
maintient le primat du sujet là ou Levinas introduit la passivité
primaire de ce sujet face à autrui.
Pour conclure, si Levinas a été
énormément influencé par Husserl, il se situe
malgré tout en rupture avec lui. Lui-même rapporte cet état
de fait : « je commence comme toujours presque avec Husserl ou dans
Husserl, mais ce que je dis n'est plus dans Husserl »34(*)
Si Levinas s'est situé en rupture avec Husserl, c'est
encore plus avec Heidegger que va se nouer un lien ambigu d'estime et de
rupture.
B) Levinas face à Heidegger
1) Le projet heideggerien
Pour Heidegger, la question fondamentale est celle du sens de
l'être. Or cette question exige une ontologie d'une genre nouveau; une
ontologie fondamentale; c'est tout le projet du Dasein analytique. Cependant il
n'a s'agit pas d'une démarche métaphysique au sens classique. La
question de l'être doit demeurer une question concrète; c'est sur
un arrière-fond existential c'est à dire à travers une
étude analytique de l'existentialité du Dasein que doit se
comprendre le sens de l'être. Ce travail analytique consiste à
passer en revue les structures fondamentales de l'existence que Heidegger nomme
des existentiaux.
2) Le Dasein et le souci
C'est dans l'oeuvre centrale de son parcours philosophique qui
paradoxalement est demeurée inachevée, Sein und Zeit, que
Heidegger pose les bases anthropologiques du Dasein. Le but est pour Heidegger,
à travers une refondation anthropologique de répondre à la
question de Kant; qu'est-ce que l'homme? L'homme est le seul étant pour
Heidegger qui doit se poser la question de l'être, pour qui être
ne va pas de soi. C'est de là que vient cette réflexion que l'on
retrouve dans l'Introduction à la métaphysique; la question
centrale de la philosophie est de s'interroger sur le sens de l'être.
L'homme s'interroge et doit s'interroger sur le sens de
l'être; c'est ce caractère particulier du Dasein qui fonde le
souci et sa tonalité affective l'angoisse. Il est la capacité de
se poser des questions existentielles ( et non existentiales: existentiel
renvoie juste à la compréhension que le Dasein a de
lui-même. Cependant l'existentialité du Dasein la
compréhension du sens de son être se fonde dans un sol existentiel
) mais il va également de pair avec une manière de sentir, de
ressentir notre présence au monde. La contrepartie affective du souci
est l'angoisse, qui n'est pas un affect parmi d'autres mais le
fédérateur de tous les autres affects. Le souci est ce rapport
préoccupée de l'homme au monde qui peut, tourné vers le
monde commun des autres hommes, devenir sollicitude. En un mot c'est chez
Heidegger le souci qui constitue la source de la philosophie ainsi que du
rapport au monde.
3) Être au monde
C'est la caractéristique fondamentale du Dasein. Le
Dasein est une être jeté dans le monde. Il est un étant en
rapport avec le monde.
Ce rapport au monde, que nous avons comme souci,
s'établit sur plusieurs existentiaux:
-l'affection qui est la manière affective d'entrer en
relation avec le monde. Cette affection fait de nous des êtres
jetés dans le sens ou l'on n'est pas maître de nos affects. On ne
peut que les éprouver. Ces affections sont la peur, la joie par
exemple
- Le `comprendre' qui n'est plus juste une manière de
connaître mais aussi une façon d'exister dans le monde. Ce
comprendre est une façon de dépasser la facticité actuelle
du monde par le fait d'être en projet dans le monde.
-La parole: Être au monde signifie aussi parler du
monde. Le langage n'est pas seulement un instrument dont on peut ou non se
servir; il nous jète dans le monde. Même si nous faisons silence,
nous disons encore quelque chose de notre rapport au monde.
-la déchéance du Dasein. Ce passage de
Être et Temps montre la perdition du sens authentique de l'homme quand
celui-ci vit sans souci, ou plutôt avec comme seul souci celui de la vie
quotidienne. C'est cette déchéance qui conduit l'homme à
la perte du sens de l'être.
La déchéance est d'une certaine manière
à part puisqu'elle est le « mode selon lequel le Dasein est
quotidiennement au monde. »35(*)
4) La temporalité du Dasein
Le Dasein a une structure temporelle fondamentale en tant
qu'être dans le monde. L'analyse temporelle qui constitue la seconde
partie de Être et Temps permet de dégager de nouveaux existentiaux
tel que
-l'être pour la mort, qui est ce mode d'être que
le Dasein doit assumer des sa naissance et jusque sa mort, comme
possibilité de l'impossibilité de son être.
-l'appel de la conscience qui tient le rôle de fondement
pour une morale et qui dit simplement « tu n'es pas aussi authentique
que tu devrais l'être » comme un impératif
catégorique sans contenu.
Cet appel constitue d'une certaine façon une
démoralisation de la conscience morale. Heidegger évacue
l'instance de la loi pour la remplacer par le souci de l'authenticité.
Ce n'est pas la conscience morale de Levinas qui ne cesse de
me confronter à ma responsabilité pour autrui. Pour Heidegger,
cette responsabilité n'est qu'une manifestation de
l'authenticité.
- la résolution qui est comme le visage heideggerien de
la liberté et de
l'autodétermination. Mais il ne se réduit pas
à un volontarisme psychologique, il est une manière
d'être.
La temporalité qui entoure l'être subit
également une analyse de Heidegger. Heidegger ne conçoit pas ici
seulement le temps objectif mais également ce qui définit notre
être même.
-L'avenir, temporalité fondamentale du Dasein
habité par le souci.
-Le passé. C'est dans le futur que le passé
acquiert un sens existential profond. Notre passé nous marque
continûment de souvenirs ayant un héritage concret, une
réserve de sens qui nous habite constamment
-le présent qui est le présent du souci face au
monde et de la résolution face à ce souci
-le dernier existential qui nous met en rapport avec le temps
et notre vécu temporel dans le monde est l'historialité; il est
notre manière de comprendre notre rapport temporel au monde et de nous
comprendre dans ce temps imparti entre la naissance et la mort.
Le Dasein heideggerien est en résumé un
être inachevé qui a à être. Ce pouvoir être qui
revêt les différente structures abordées plus haut
constitue en quelque sorte un essai pour sortir de la métaphysique
classique qui s'est fourvoyé en substantialisant l'étant, en
comprenant l'être comme une notion alors qu'il est d'abord un verbe.
Heidegger a en quelque sorte vidé l'homme, le Dasein de son dedans. Il
en fait un être à réaliser et qui doit se comprendre,
parler, se résoudre, quitter le souci quotidien pour retrouver une
authenticité. Levinas se situera en opposition avec cela, y voyant un
primat du même. De plus pour Levinas, le fondement de la
subjectivité est manqué ici, la subjectivité étant
maintenu dans un pour elle-même.
Le mouvement qu'accomplit Heidegger dans le concept du Dasein
est de sortir de la distinction classique de la métaphysique entre sujet
et objet. Contre les philosophies de la représentation, et même
d'une certaine façon contre l'ego husserlienne, la conscience
intentionnelle qui demeure dans ce clivage, Heidegger pense
l'être-là, le Dasein comme un être projeté dans le
monde, un « ex-istens ». Il n' y a plus de dedans. L'homme
est jeté. L'homme n'est pas au sens propre un être achevé
mais un pouvoir être. Heidegger critiquera beaucoup la
métaphysique dans ce sens qu'elle s'est fourvoyé en
substantialisant l`étant, en pensant l'être comme une notion.
Être est d'abord un verbe. L'être humain, le dasein est
précisément un pouvoir être.
Dans l'analyse que Heidegger fait du rapport du Dasein avec sa
condition temporelle, cela a son importance. « L'homme vivant et les
objets concrets ne sont pas définis par une abstraction, mais, actifs ou
passifs, ils vivent, ou du moins, ils ont une consistance
temporelle »36(*) nous dit Louis Févre qui nous dit encore que
« le temps consiste pour chacun à déployer sa
condition. »37(*) L'homme a devant lui du vide à remplir,
pensée fondamentale dans tout l'existentialisme. Cette
créativité que l'homme peut donner à sa vie a aussi un
penchant tragique dans l'inéluctabilité de la mort.
Face à cela, la plupart des hommes pour Heidegger se
laisse absorber par le quotidien (précisément la
déchéance) . Pour Heidegger, c'est justement la
particularité de l'homme authentique de ne pas se laisser absorber et de
regarder sa condition en face.
En résumé, le Dasein a en lui une part
fondamentale d'inachèvement autrement dit de liberté qu'il est
appelé à assumer par son existence. Heidegger rajoute à
cela une aversion pour la technique et le monde moderne qui veut depuis
Descartes s'approprier la nature et en devenir le maître. Heidegger voit
ici la racine du mal moderne, la corruption du rapport que le Dasein entretien
avec le monde. « exister c'est être dans le
monde »38(*)
Heidegger cherche à travers l'analyse du Dasein
à renouer contact entre le Dasein et l'Être. La technique est une
façon d'être au monde qui n'est plus fondée que sur
l'utilité. Heidegger prône d'une certain manière un primat
de la perception dans le rapport au monde. L'homme doit découvrir
l'être et l `éclaircir.
5) Levinas face à Heidegger
Louis Févre souligne que « Levinas a toujours
subi une sorte de fascination pour Heidegger »39(*) fascination qui a toujours
été contrebalancée par sa judaïté et son
pressentiment de l'horreur nazie. Levinas lui-même l'exprime;
« Malgré toute l'horreur qui vint un jour s'associer au nom de
Heidegger - et que rien n'arrivera à dissiper - rien n'a pus
défaire dans mon esprit la conviction que Sein und Zeit de 1927 est
imprescriptible, au même titre que les quelques autres livres
éternels de l'histoire de la philosophie. »40(*)
Si Levinas ne suit pas Heidegger dans sa philosophie qu'il
considère pourtant comme cruciale, il va même se situer contre
cette philosophie
Plus encore que contre Husserl, c'est contre Heidegger ou
plutôt pour sortir de Heidegger que Levinas va penser et approfondir ses
intuitions premières. Si Levinas conçoit comme Heidegger le mal
du monde moderne, il n'en suit pas du tout les explications de ce dernier.
La distance philosophique qui sépare ces deux auteurs
est fondamentale car , là ou Heidegger cherche à éclaircir
l'Être voilé par la métaphysique, Levinas produit un
véritable renversement: il veut s'évader de l'être, sortir
hors de l'ontologie qu'il considère non comme la science de l'être
mais la science du « je » et donner la priorité
à l'éthique. L'ontologie de par sa nature même pour Levinas
porte à un oubli de l'autre. Heidegger voulait dénoncer l'oubli
de l'être par la philosophie moderne et la métaphysique, Levinas
dénonce la philosophie moderne, Heidegger compris, comme un oubli de
l'Autre dans sa transcendance.
Levinas de même critique la conception d'un retour de
l'homme au monde qu'il a perdu par la technique et la vie quotidienne. Or pour
Levinas, ce retour au monde constitue encore un palliatif à la question
de l'autre. Levinas identifie la notion d'être-là, et d'être
au monde chez Heidegger à une évacuation de la présence de
l'autre. Chez Heidegger, « aucune extériorité n'est
alors possible pour le sujet. »41(*)
La neutralité du monde heideggerien, la
neutralité de l'être constitue pour Levinas un danger dans le sens
ou elle ouvre à une sacralisation du monde. Une telle pensée pour
Levinas est la théorie concomitante d'un exister païen. Or cela
dissimule potentialité un monde inhumain parce que privé de
l'autre, fondement de la morale et même du sujet levinassien.
Levinas analyse ainsi la philosophie de Heidegger:
« l'ontologie heideggerienne subordonne le rapport avec l'Autre
à la relation avec le Neutre qu'est l'Être et, par là, elle
continue à exalter la volonté de la puissance dont Autrui seul
peut ébranler la légitimité et troubler la bonne
conscience [...] L'Être l'ordonne ( le Dasein) bâtisseur et
cultivateur, au sein d'un paysage familier, sur une terre maternelle. Anonyme,
Neutre, il l'ordonne éthiquement indifférent et comme une
liberté héroïque, étrangère à toute
culpabilité à l'égard d'autrui. »42(*)
On voit bien ici ce qui creuse un gouffre entre Levinas et
Heidegger. Heidegger nie l'existence éthique de l'homme en le posant
comme un être-là destiné exclusivement au rapport avec le
monde et le vidant de toute préoccupation de l'autre.
L'indifférence que Levinas voit chez Heidegger est le contraire du
mouvement éthique du sujet chez Levinas. Pour Levinas, une telle
pensée est un soubassement philosophique de la guerre tel qu'il
l'analyse dans la première partie de Totalité et Infini. Le refus
de l'Autre tel qu'il se manifeste dans cette « maternité de la
Terre » chez Heidegger est synonyme de violence et
« détermine toute la civilisation occidentale de
propriété, d'exploitation, de tyrannie politique et de
guerre »43(*)
Le rapport au monde est un axe fondamental de la pensée
de Heidegger. Or pour Levinas cette préoccupation du monde est un axe
non fondamental parce qu'il trompe la philosophie et dénature le sens de
l'être. « Pour Levinas, le monde sera toujours plus ou moins
perçu comme le lieu d'absorption par le Même. »44(*) L'Autre est
précisément cet étranger que je rencontre dans le monde
mais qui n'est pas du monde. La ou Heidegger pense la familiarité du
Dasein avec le monde, Levinas pense l'étrangeté du sujet et
d'autrui par rapport au monde. Cependant il conviendra de voir qu'il y a bien
un rapport au monde chez Levinas mais qui est soumis au rapport éthique
avec autrui.
Nous avons commencé à apercevoir
l'arrière-fond hébraïque de la pensée de Levinas. Si
l'on ne peut tout en dire, le sujet n'étant pas ici d`étudier la
philosophie juive de Levinas mais bien son éthique, il convient
cependant d'en établir une perspective générale du rapport
entre sa philosophie et sa judaïté parce que cela est fondamental
au même titre que les autres sources pour comprendre l'inspiration
éthique de Levinas.
III L'héritage hébraïque: le
Tout-Autre
« La Bible est le Livre des
livres ou se disent les choses premières, celles qui devaient
être dites pour que la vie humaine est un sens. »45(*)
Cette phrase de Levinas trouve un écho concret dans
toute son oeuvre particulièrement =ses travaux sur le Talmud. Mais
même ses oeuvres philosophiques sont emplis de versets bibliques et de
commentaires de ses versets. Levinas ne bascule jamais en théologie mais
il philosophe avec toute l'expérience et la pensée juive qui
soutient sa vie et qui est pour lui comme un héritage. Louis Fevre dit
que Levinas fait référence à la Bible et cite des passages
bibliques au même titre que d'autres « citent des
poèmes, des romans, ou les symboles de la mythologie
gréco-latine. »46(*)
Levinas se défend de construire une philosophie
biblique et de chercher à prouver philosophiquement la Bible. Il n'y a
pas de claire d'utiliser la bible pour philosopher ou
d'utiliser la philosophie dans un sens apologétique.
C'est bien plutôt que le Bible et l'héritage hébreu fait
partie de l'expérience de Levinas. Si Levinas doit
à la Bible une grande partie de sa pensée de la transcendance et
de l'éthique, c'est parce qu'il trouve dans la Bible une
« extraordinaire présence de ses personnages, une
plénitude éthique et des mystérieuses possibilités
de l'exégèse »47(*)
Pour Levinas, « les versets bibliques n'ont pas ici
pour fonction de faire preuve mais ils témoignent d'une tradition et
d'une expérience »48(*) mais la philosophie levinassienne est
profondément nourrie de ce rapport à l'expérience
hébraïque et la lecture de la Bible.
C'est tout d'abord une tradition qui soutient Levinas dans sa
pensée du rapport à l'autre. Les exemples de soubassements
bibliques dans sa philosophie sont nombreuses. La conception du besoin par
exemple et, de la, l'absence de besoin Dieu sont des pensée bibliques.
Le besoin qui fonde la séparation est pour Levinas le fondement d'un
athéisme. Le besoin pousse la vie à se satisfaire du monde et de
s'en contenter. « L'homme ne dépend pas de Dieu comme il
dépend du pain dont il se nourrit. »49(*)
C'est tout le paradoxe biblique du peuple d'Israël qui se
met en colère contre Dieu, le défiant de lui donner son pain. Le
besoin coupe de Dieu parce qu'il dénature le sens de la relation avec
autrui (psaume 78, 19-22). Cette lecture du Talmud et ses incidences sur la
philosophie de Levinas dont on vient de donner un exemple ne se limitent pas
chez Levinas à la philosophie de la religion. Elle soutient
l'éthique humaine de Levinas et la conception du rapport avec l'autre
humain aussi bien qu'avec le Tout-Autre.
De même que l'asymétrie de la relation entre le
Même et l`Autre, le Dire, la responsabilité jusqu'à la
culpabilité ou encore la trace de l'infini dans le visage d'autrui sont
des thèmes à résonance biblique.
C'est aussi une expérience que le rapport à la
Bible chez Levinas. Il voit dans la Bible, il y découvre très
tôt une « plénitude », un sens pour la vie
humaine et le rapport à autrui qui éclaire sa propre
pensée. Si Levinas a « expérimenté »
la Shoah, comme forme la plus extrême du totalitarisme du Même, il
a en contrepoints l'expérience immémoriale de la hauteur de Dieu
et de l'autre dans la Bible. Et l'on peut dire, comme le montre Fred
Poché, qu'il y a même un rapport profond entre ces deux
expériences; « celui qui a éprouvé
concrètement la souffrance propre de la condition d'étranger et
d'esclave - ce à quoi ouvre l'héritage hébreu dans ce
qu'il a de plus profond mais qui est aussi une marque de la Shoah -, porte en
lui une vérité sur l'humain qui le bouleverse et
l'inquiète face à la faiblesse du prochain »50(*)
Parce que la source biblique n'est pas d'abord un discours
théorique, un dit mais également un dire, dans le sens d'une
apparition du sens profond de l'éthique. « La Bible nous
enseigne que l'homme est celui qui aime son prochain, (ce qui constitue) une
modalité de la vie sensée ou pensée, plus fondamentale que
la connaissance d'objets. »51(*)
On peut penser que Levinas se situe dans cette ligne. La
philosophie éthique n'est pas juste un éclairage intellectuel
à des question concrètes mais elle porte elle-même un appel
éthique. Tout du moins essaye-t-elle de permettre qu'il soit entendu.
C'est en ce sens qu'elle peut se nourrir et s'inspirer de la tradition biblique
qui ouvre l'homme et l'appelle à la conscience du prochain et à
la responsabilité. L'héritage biblique soutient cet effort, cet
appel éthique. Il pousse Levinas à privilégier le Dire au
Dit.
DEUXIEME PARTIE:
L'ETHIQUE DE LEVINAS
I Contre l'ontologie
A) Préliminaires
La philosophie de Levinas, on l'a déjà
aperçu dans son rapport avec Heidegger et même Husserl, contient
un mouvement central de retournement de l'ontologie. Il convient d'aborder ce
renversement accompli par Levinas. En effet l'incidence sur l'éthique et
la façon de concevoir la responsabilité envers l'autre en est
absolument tributaire. Pour l'évoquer simplement, les morales changent
radicalement selon que leur centre ou plutôt leur visée se trouve
être le sujet ou l'autre. L'éthique est communément admise
comme ayant rapport aux relations entre les hommes, aux actions qu'ils
entretiennent les uns par rapport aux autres; venant du grec ethos qui signifie
action, le mot a souvent engagée une conception lié au sujet et
à l'étude du sujet agissant . Le primat de la subjectivité
développé par la modernité a accru cet aspect, faisant de
l'éthique l'étude exclusive du sujet qui agit. A partir de
là des modulations diverses se sont offert à l'éthique;
morale de l'autonomie kantienne, pragmatisme anglais, du surhomme
nietzschéen, morale sartrienne de l'engagement ou de la liberté,
morale de la justice (Rawls). Levinas se situe en totale
hétéronomie avec les morales de la subjectivité telles
qu'on vient d'en évoquer quelques-unes. Tout cela pour Levinas participe
de la modernité dont il critique le fait d'avoir
« identifié l'être au savoir. »52(*)
Levinas se situe contre toute une modernité
éthique sur trois plans majeurs qui se rejoignent. Le premier est la
liberté comme fondement du sujet, idée qui parcourt toute la
modernité en tant que centrale. Levinas renverse cette conception non
pas pour annuler la liberté humaine mais pour la subordonner à la
justice et au commandement d'autrui. Ce n'est pas la liberté du sujet
qui est première mais cette liberté est
précédée par l'altérité de l'autre. Dans le
relation éthique, l'initiative revient non au sujet mais à
Autrui. La liberté moderne a pris une ampleur qui dépasse non pas
ses capacités mais ses droits et surtout devient la condition
d'impossibilité d'un rapport avec autrui qui devrait normalement engager
cette liberté sans la détruire mais en lui donnant sens.
Cette liberté tronquée pour Husserl est d'abord
la liberté du savoir qu'il dénonce en particulier chez Hegel.
Levinas lui-même déclare qu' « à la
liberté du savoir se subordonne, depuis Hegel, toute finalité
apparemment encore étrangère au désintéressement de
la connaissance. »53(*)
Cette liberté nie d'abord dans le savoir mais
jusqu'à des conséquences éthiques concrètes la
place de l'extériorité pour elle-même. La liberté
l'emporte sur le pouvoir de l'extériorité. Le savoir dans son
immanence l'emporte sur l'étrangeté de la transcendance.
Peut-on tout faire? Comme le dit Louis Fevre, pour Levinas,
l'homme moderne conçoit que tout ce qui est possible est permis54(*).
Le troisième plan majeur qui pour Levinas englobe les
deux autres, est le primat de l'être sur l'altérité et de
l'immanence sur la transcendance. Pour lui, l'ontologie occidentale a
consacré l'être exclusivement sur la modalité du
Même. or cela, on l'a vu, engage à une violence de l'être
subjectif qui conduit à la guerre. « La face de l'être
qui se montre dans la guerre, se fixe dans le concept de totalité qui
domine la philosophie occidentale. »55(*)
On a ici présenté de manière assez
grossière les axes fondamentaux de la rupture levinassienne. Si Levinas
se situe contre un « projet ontologique moderne », c'est
parce que sa philosophie n'est pas uniquement éthique au sens d'une
réflexion morale: il y a chez Levinas au fond de cette aventure
éthique une recherche de la transcendance. Levinas ne cherche pas juste
à savoir de quelle façon agir, et agir bien. La philosophie de
Levinas est un réhabilitation de la transcendance ce qui commence
déjà à éclairer le renversement métaphysique
qu'il effectue et auquel nous allons revenir.
B) Du Même à l'Autre
1) L'ontologie du même.
a) L'être comme totalité
L'être est compris par la modernité pour Levinas,
comme totalité, comme Même. La totalité engendre la guerre.
Toute la modernité est philosophie du Moi compris comme totalité.
Qu'est-à dire? L'être, au sens de Levinas, est volonté
d'identification dans une totalité. L'être tend à
s'identifier dans le monde. Non pas dans un formalisme tautologique tel que A=A
mais « dans une relation concrète entre moi et le
monde. »56(*).
« La manière du moi contre `l'autre' consiste à
séjourner, a s'identifier en y existant chez soi. »57(*)
L'être-moi existe dans le monde en réduisant tout
ce qui est autre à un chez soi, d'une certaine manière en
l'apprivoisant. D'ou le moi conçu principalement comme pouvoir. Cela
n'est pas seulement un comportement éthique mais relève de
l'ontologie même du moi pour Levinas.
« La possibilité de posséder, , c'est
à dire de suspendre l'altérité même de ce qui n'est
autre que de prime abord et autre par rapport à moi- est la
manière du même [...] L'identification du Même n'est pas le
vide d'une tautologie ni une opposition dialectique à l'autre mais le
concret de l'égoïsme. »58(*) Il n'est pas dans la nature du Moi de lutter contre
l'autre mais il est dans sa nature de faire que tout ce qui est autre devienne
un chez soi. En effet si le même ne s'identifiait que par opposition, par
conflit avec l'autre, il s'engloberait au même titre que l'autre dans une
totalité qui le dépasse. Or c'est le même qui est cette
totalité dans la structure ontologique. C'est toute la seconde partie de
Totalité et infini qui présent et décrit ce sujet heureux,
vivant uniquement sur le mode de la jouissance et de l'identification.
b) La jouissance. Vivre de...
Cette identification du même avec
l'étrangeté du monde se fait en plusieurs moments pour Levinas ou
de plusieurs aspects. C'est d'abord le corps qui constitue la
subjectivité égoïste qui permet « l`appropriation
de l`existence. »59(*) Le sujet est un être de solitude. Souligner
cet aspect de l'être, que Levinas déploie dans De l'existence
à l'existant mais aussi dans Le Temps et l'Autre, est une
des voies qui appelle à sortir de l'être. Mais l'être ne se
définit pas uniquement comme solitude. Il est aussi jouissance entendu
comme volonté d'identification des choses au même. Le sujet vivant
existant est d'abord donc ce sujet isolé qui vit de
« nourritures terrestres » (entendu dans le sens, pour
Levinas, des « jouissances par lesquelles le sujet trompe sa
solitude. »60(*)) Son rapport au monde se définit comme
satisfactions de besoins, recherche de nourritures. Maison, travail, possession
économie, jouissance, représentation sont autant de lieux ou le
moi développe son égoïsme. Entendu en ce sens, le sujet est
seul et isolé dans son exister. Le sujet vit dans un monde de
l'immanence. Levinas précise que, face à la solitude radicale de
l'exister, les nourritures sont le premier moyen de rompre la solitude de
l'être. Mais un moyen tronqué cependant; en effet, les nourritures
participent de ce rapport de soi à soi qu'elles ne font qu'entretenir.
Elles ne sont que des objets du monde que le Même absorbe en lui.
A.Zielinski parle d'un « mode de vie adamique »61(*) ou le sujet demeure un
« vivant orienté vers soi-même par
l'intermédiaire d'un monde environnant. Le moi est un moi
égoïste et heureux: son être consiste à vivre de
« bonheur. » entendu comme accomplissement dans la
totalité et jouissance de la totalité. La jouissance n'est pas
juste jouissance d'une nourriture particulière, elle est liée
à la totalité du sujet, à son accomplissement:
« la jouissance est l'ultime conscience de tous les contenus qui
remplissent ma vie - elle les embrasse. »62(*)
C'est également ce fait de la jouissance qui constitue
et donne sens à la sensibilité humaine, du moins dans
Totalité et infini ou la sensibilité est jouissance. On verra une
avancée dans Autrement qu'être ou Levinas élargit la
sensibilité à une autre caractéristique non
réductible au même mais éthique.
2) La présence « gênante »
de l'autre.
a) l'apparition d'autrui
Cependant il y a rupture de cette vie heureuse avec
l'apparition d`autrui. Autrui est d'abord l'altérité, la figure
de l'Autre opposé au même dans Totalité et Infini. Il n'est
alors qu'une catégorie pour décrire une relation avec le
Même. Cependant il s'agit déjà d'une relation
particulière qui ne se réduit ni à la pensée, ni
à la dialectique, ni à l'ontologie dans laquelle l'on voit une
certaine neutralité apparente mais qui pourtant est liée à
une résistance à l'identification avec le même. Autrui est
ensuite ce « qui » que ma subjectivité ne peut
réduire à un objet. Le monde du sujet fondé sur
l'intériorité et la jouissance est bouleversé, mis en
défaut par la présence de cet autre qui, apparaissant dans le
monde, n'est pas un objet du monde. Il n'est pas une nourriture et de fait
résiste à l'identification. Cette relation qui est une relation
métaphysique, avec l'Autre échappe à la
représentation, elle sort de la logique identificatrice de l'être
du Même. « Le pouvoir du Moi ne franchira pas la distance
qu'indique l'altérité de l'Autre. »63(*)nous dit Levinas. Alors que
dans un monde ou le sujet ne vit que dans un rapport de soi à soi,
l'autre se présente comme en rupture avec ce monde. Levinas fait
référence à l'idée de distance pour montrer
l'antagonisme foncier entre une quelconque « nourriture »
et l'autre.
b) l'extériorité
L `Autre est présent au monde face à Moi et il
est lui en même temps séparé par un espace infranchissable.
En un mot, il lui est transcendant comme le sont « les idées
de Platon [...]qui ne sont pas dans un lieu. »64(*) Il apparaît comme celui
que je ne peux réduire et même qui se présente comme ne me
laissant pas l'initiative. L'autre fait surgir dans l'être une
passivité fondamentale. Or cette passivité ( l'autre n'est pas
constitué par moi, il m'est extérieur et pourtant bien
présent) vient rompre le projet de l'être de réduire toute
chose au même. L'autre échappe à l'être seul du
sujet.
Cette séparation radicale empêche le Même
de réaliser sa totalité. Elle est la première apparition
de l'infini. Il faudra revenir plus en profondeur sur cet Autre et sur la
question de l'altérité. Mais on perçoit maintenant que le
Même, au sens littéral du mot, n'est pas seul. Le Même est
égoïste. Levinas ne nie pas ça et ne le critique pas. Ce
qu'il critique face à cette réalité est la position
ontologique, à la quelle il va opposer l'idée d'infini et la
transcendance. L'ontologie est appelée par Levinas l'intelligence des
êtres. En substance fondement de la représentation, l'ontologie
est ce troisième terme entre le Même et l'Autre qui permettrait
à l'un d'englober l'Autre en s'engageant « dans une voie qui
renonce au Désir métaphysique, à la merveille de
l'extériorité dont vit ce désir. »65(*)
« L'ontologie qui ramène l'Autre au
Même promeut la liberté qui est l'identification du
Même, qui ne se laisse pas aliéner par
l'Autre. »66(*)
Ce que Levinas précise est que cette ontologie comme
intelligence des êtres n'est pas forcément destructrice de la
transcendance. Levinas ne nie pas purement et simplement la validité de
l'ontologie mais il montre un coté qui mène à une mise en
question du pouvoir égoïste du Même. Cette voie est la voie
critique qui « met en question la liberté de l'exercice
ontologique. »67(*)
c) Sortir du sujet comme principe
Il y a une possibilité pour l'ontologie d'ouvrir
à la présence de l'Autre et à une réflexion
éthique. Cette voie, cette mise ne question se fait
précisément par l'Autre. En effet c'est dans la rencontre avec
l'autre qu'est mise en lumière la radicale incapacité du sujet
que Levinas décrit dans ses premiers écrits68(*) ou il montre le sujet
comme non pas d'abord libre mais velléitaire et confronté
à l'empêchement et à la fatigue, qui n'a accès
à soi que sur le mode du manque d'être et de
l'impossibilité à être par soi. Le sujet constitué
comme inaccompli. Levinas déploie ici une constitution négative
du sujet. C'est ce même sujet constitué par le manque qui est
présent dans la vie heureuse et égoïste du Même.
L'être humain solitaire, vivant du manque et de la
satisfaction, est plus fondamentalement, pour Levinas, qui n'est cause ni
de « ce qu'il est, ni origine, ni principe de soi ».
Il y a au commencement même du sujet non pas la liberté comme le
penserait Sartre mais une passivité indépassable appelant une
extériorité. L'être se découvre comme
séparé, en distance d'avec les choses. L'être est
habité par le souci d'arriver à exister sans savoir avec
l'appréhension que cela ne soit pas possible. Cet aspect est moins mis
en lumière dans les oeuvres majeures ou le sujet apparaît surtout
comme vivant de jouissance dans le monde séparé. Le sujet qui est
soucieux de son manque commence à vivre de
« nourritures. » La vie soucieuse devient
égoïste et c'est face à l'autre qu'elle retrouve cette
dimension originaire de passivité. En effet face, à autrui, le
sujet se retrouve dans l'incapacité de l'identifier, de le
connaître, au sens moderne que Levinas critique, en un autre sens, de
franchir la distance qu'il a pu abolir avec les choses du monde. Paradoxe
apparent que Levinas dépasse: il y a dans le monde et parmi les objets
mondains, susceptibles de connaissance le surgissement d' un
« être » extra mondain, qui n'est ni un être au
sens de la modernité, ni objet de connaissance, ni assimilable. En ce
sens, la figure de l'Autre et autrui renvoient chez Levinas au Tout-Autre, Dieu
à cet infini qui n'apparaît et ne se manifeste, on le verra que
dans la présence d'autrui.
Il reste à éclairer, après cette
présentation d'autrui, avec plus de clarté le sens de la
neutralité évoquée plus haut. Autrui n'échappe pas
à la neutralité parce qu'il est non assimilable. Il
échappe à la neutralité parce qu'il est autre dans un sens
éthique. Il précède ou il échappe à ma
liberté. Non pas comme, un être que je ne pourrais atteindre par
une distance matérielle. L'autre est concrètement entre mes
mains, à mon pouvoir. Je peux l'anéantir ou l'esclavagiser. Si
l'on reste dans le domaine de l'être, je peux en disposer. Mais il
s'oppose à moi sur un plan éthique. Ce qui empêche l'autre
d'être réductible au même, c'est qu'il est infini,
transcendant. Il va produire une rupture, ouvrir l'être à autre
chose en lui que le manque. Autrui non seulement est cause d'un renversement
métaphysique que Levinas opère, mais il est également
l'obligation et la mise en lumière d`un antécédent
à la domination du moi dans l'être du sujet. Face à ce
dilemme éthique du à la présence de l'autre et que le
sujet ne rencontre que face à l'autre, Levinas veut trouver une voie
permettant d'en sortir.
De fait le mouvement de Levinas, qui est un mouvement pour
l'autre, en un sens, est de montrer que la philosophie n'est pas
condamné à un éternel dilemme entre sa liberté qui
fait violence à l'autre et l'Autre qui fait violence à la
liberté du Même. Une voie philosophique existe,
qui implique l'Autre présent dans son altérité et ne
réduit pas celui-ci au Même.
C'est à « cette mise en question de ma
spontanéité par la présence d'Autrui.»69(*) que Levinas donne le nom
d'éthique.
C) Le renversement métaphysique.
1) La rupture ou renversement.
La liberté ontologique se trouve définie par
Levinas comme opposition; « se maintenir contre l'autre,
malgré toute relation avec l'autre, assurer l'autarcie d'un
moi »
« L'ontologie comme philosophie première,
pour Levinas, est une philosophie de la puissance »70(*) et même comme on le voit
un peu plus loin, une philosophie dont la principale modalité
éthique est la possession.
Levinas souligne peu après les trois aspects majeurs de
cette ontologie de la guerre et du même:
« L'être avant l'étant, l'ontologie
avant la métaphysique, c'est la liberté avant la justice. C'est
un mouvement dans le même avant l'obligation à l'égard de
l'Autre. Il faut intervertir les termes. »71(*)
Levinas cherche à construire une éthique qui ne
relève pas de l'opinion mais ou l'on puisse « apercevoir une
relation non allergique avec l'altérité »72(*) ce qui implique de sortir du
domaine tronqué de l'ontologie moderne, en quelque sorte de
« sortir de l'être »73(*) Levinas ici amorce un dépassement de la
phénoménologie husserlienne. On a vu plus haut que Levinas avait
trouvé dans la philosophie de Husserl une pensée positive de la
liberté, « d'une liberté qui se définit par la
conscience et s'accomplit par elle. »74(*) Cette liberté était la liberté
intentionnelle. L'intentionnalité de la conscience était cette
visée de la conscience vers un objet. Cependant, cet objet n'est pas
autre mais absorbé dans le Même. C'est ce que Levinas critique en
disant que somme toute la phénoménologie demeure dans le domaine
de la représentation. Il y a bien une intentionnalité, un
« vers cela » mais pas encore un vers autrui. Levinas veut
penser une intentionnalité qui porte non plus vers un objet mais vers un
transcendant. Il appelle cette intentionnalité le désir de
l'Infini qui engage dans une philosophie non plus ontologique mais
éthique, en ce sens qu'elle explose littéralement les
barrières de l'être. Ce Désir métaphysique est
éthique précisément parce qu'il advient par la relation
avec l'autre, occasion de la transcendance, lieu du dépassement du
Même.
2) L'idée d'infini ou la transcendance.
a) Infini
Cette idée d'infini, Levinas la doit à
Descartes75(*) chez qui il
trouve ce fait merveilleux, au coeur de la philosophie occidentale et de la
domination de l'ontologie, d'un penseur présentant l'idée de
quelque chose de plus grand qu'elle et pourtant bine présent en nous
C'est dans un article paru en 1957 dans la Revue de
métaphysique et de morale, La philosophie et l'idée de
l'infini, que Levinas amorce pour la première fois les
développements qui trouveront une forme claire et plus
systématique dans Totalité et infini.
Posant un rapport intéressant entre philosophie,
vérité, expérience et transcendance, Levinas, après
une critique du primat du même et du narcissisme présent
particulièrement dans la philosophie heideggerienne, présente
l'idée de l'infini comme « l'expérience au seul sens
radical de ce terme: une relation avec l'extérieur, avec l'Autre, sans
que cette extériorité puisse s'intégrer au
même. Le penseur qui a l'idée de l'infini est plus que
lui-même et ce gonflement ce surplus ne vient pas de dedans, comme dans
le fameux projet - c'est Heidegger ainsi que Sartre qui semblent
visés ici - des philosophes modernes, ou le sujet se dépasse en
créant »76(*)
L'idée de l'infini n'est pas un concept. Le terme
même d'infini, pour Levinas, désigne la
« propriété de certains contenus offerts à la
pensée de s'étendre au delà de toute
limite. »77(*)
et de toute limite conceptuelle. Pour Levinas, « l'idée de
l'infini a ceci d'exceptionnel que son ideatum dépasse son
idée » . L'infini est donc le lieu même ou a lieu
la rupture de la limite. En ce sens Levinas se demande avec
légitimité comment une telle idée peut être
abordée philosophiquement. Tout d'abord il apparaît que l'infini
échappe à l'expérience entendu au sens ontologique comme
saisissement de l'être, « emprise sur »,
« possession » Il n'y a, si l'on peut dire de
phénoménalité de l'infini que son absence. Il est clair,
comme le souligne Zielinski, que cet idée d'infini a pour corollaire
l'idée de Dieu. Lorsque Levinas parle de Dieu qui vient à
l'idée, il s'agit bien, plutôt qu'un écrit
apologétique, d'étudier comment apparaît en nous la
pensée de ce qui dépasse précisément la
pensée et ne se laisse ni saisir ni absorber par elle.
« L'idée d'infini est le signe d'un phénomène
autre que ceux que l'intentionnalité ramène à soi, elle
est associée à la transcendance. » A priori, il est
vrai que la coïncidence entre expérience et infini ne semble pas
évidente tant il est vrai que l`expérience semble
précisément être le lieu de la limite. On peut sans doute
faire deux remarques ici qui seront développées dans un
paragraphe annexe:
b) Remarques
- L'expérience de l'infini ne renvoie-t-elle pas
à une expérience inabordable, presque mystique?
L'expérience qui seule mériterait ce nom serait participation du
divin. Mais en ce sens, il n' y a plus philosophie ni éthique humaine.
Il ne resterait que la participation platonicienne comme seul rapport non
totalisant. D'autant plus que cette idée de participation replongerait
l'avancée de Levinas dans une identification du Même et de
l'Autre.
Il y a une réponse dans la pensée de Levinas.
Cette objection est pensée sur le fait que l'on conçoive
l'expérience comme expérience du Même qui saisit, qui
ramène tout à lui. Aussi il se trouve effectivement dans ce
schème de pensée que l'expérience de l'infini est
participation à l'infini. On demeure donc dans le Même.
L'extériorité est illusoire et la transcendance de Dieu se trouve
niée. L'expérience faite ici serait juste intentionnalité
de la conscience dans le Même et connaissance de l'autre.
Or Zielinski explique que pour Levinas, « le
mouvement que cette idée suscite n'est pas une connaissance, ni
l'intentionnalité, mais le désir »78(*) , qui seul est infini
comme l'idée elle-même est infinie. « L'infini en moi
signifie Désir de l'Infini »79(*)
- Il y a l'apparition ici d'une façon assez claire de
ce que l'on avait abordé à la fin de l'introduction de ce
chapitre: Levinas semble caractériser sa philosophie par sa
volonté d'échapper à la limite de l'idée pour
atteindre l'ideatum. Faire sortir la pensée d'elle-même.
L'idée fondamentale pour Husserl est basée sur le schème
de l'intentionnalité husserlienne, comme on l'a vu, mais qu'il veut
affranchir de l'ontologie du Même.
La pensée de Levinas, si elle est pensée de
l'être, est surtout pensée de l'être tel qu'il est
pensé dans la philosophie moderne. Reste à savoir si une
réconciliation entre être et transcendance de la pensée est
possible. L'être peut-il résister à la pensée tout
en s'offrant à elle? L'être peut-il être autre?
D) L'éthique comme philosophie première
Nous nous étions arrêtés sur la question
de l'incompatibilité apparente entre l'expérience finie de
l'humain et l'infinitude de l'Autre, de Dieu, en ayant déjà
fourni un éclairage sur l'infini comme étant non pas un objet de
connaissance mais de désir. Cependant, Levinas ne pense pas uniquement
une éthique religieuse. Il ne pense pas l'idée de l'infini dans
un cadre uniquement métaphysique au sens classique.
En effet, pour Levinas, « l'expérience,
l'idée de l'infini, se tient dans le rapport avec Autrui. L'idée
de l'infini est le rapport social. »80(*)
Cette phrase de Levinas constitue une révolution dans
l'ordre de la pensée métaphysique. Penser déjà un
au-delà de l'être face à la modernité et surtout
philosopher sur cet au-delà est déjà profondément
bouleversant pour les structures modernes de la pensée. Levinas franchit
ici une nouvelle étape jamais passée jusque-là,
semble-t-il. Une étape très complexe mais dans laquelle on sent
poindre des racines juives plutôt que grecques.
En effet, Levinas échappe ici à l'alternative
unique d'une religiosité mystique pour sortir du Même.
L'apparition de l'autre n'est pas une « illumination
ésotérique et le moi qui l'aborde n'est ni anéanti
à son contact ni transporté hors de soi, mais demeure
séparé et garde son quant-à-soi. »81(*) En quelque sorte, on peut dire
que Levinas fait advenir l'infini, par la présence d'autrui, au contact
d'un monde qu'autrui dépasse pourtant
Ce rapport avec autrui implique une distance que
« le pouvoir du Moi ne franchira pas »82(*)
parce qu'elle « n'équivaut pas à la
distance entre sujet et objet »
Levinas dit ailleurs que
« l'extériorité de l'être infini se manifeste
dans la résistance absolue que, de par son apparition- de par son
épiphanie- il oppose à tous mes pouvoirs.»83(*), signifiant ainsi le
caractère éthique de cette relation.
Autrui est bien de ce monde au sens ou je le rencontre dans ce
monde, au milieu d'objets, mais il n'est pas de ce monde au sens ou tout les
objets sont du monde comme objets de connaissance et nourritures. Il est une
présence étrangère dans mon monde. Il serait
intéressant de voir en parallèle l'analyse doublée du
monde chez Hannah Arendt qui est d'une part monde d'objets, d'autres part monde
de relation inter humaines. Même si Hannah Arendt ne centre pas sa
réflexion sur la question de la transcendance, sa réflexion sur
le monde comme lieu de rencontre avec autrui apporterait sans doute à
l'étude de Levinas, d'un point de vue phénoménologique.
En effet, cette résistance dans l'apparition et
même l'apparition sont des phénomènes non pas
premièrement ontologiques mais éthiques. Il ne sont d'ailleurs
même pas ontologiques au sens classique du fait que ce qui
m'apparaît n'est pas l'être de l'autre mais son
altérité, « non pas une forme dans la lumière,
sensible ou intelligible, mais déjà ce non lancé
aux pouvoirs. Son logos est: `Tu ne tueras
point'. »84(*)
Ce n'est pas d'abord l'être mais l'exigence morale qui
se présente au sujet. En ce sens ce n'est pas relation de connaissance
que cette voie éthique, ce désir de l'infini mais relation
éthique. Aussi bien Levinas appelle cette éthique philosophie
première parce que son intuition est que l'existence humaine n'est pas
d'abord être ni même être autrement ( et non plus mort de
l`être) mais autrement qu'être. Le sens de l'existence n'est pas de
s'efforcer à être le même, c'est à dire à
jouir et identifier toute chose à soi. Il ne s'agit pas de faire de tout
ce que l'homme rencontre un nouvel élément du chez soi mais bien
de comprendre qu'avant tout économique, la vie de l'homme est d'abord
éthique et souci de l'autre.
Levinas n'aborde pas ici la philosophie première dans
un sens chronologique mais dans un sens fondamental. L'être de l'homme ne
trouve son sens véritable que parce qu'il y a l'autre.. L'être est
en son fondement la possibilité et l'appel d'une aventure vers
l'extériorité. A un sujet qui se définit par le souci de
soi et qui dans le bonheur accomplit son pour soi-même, (Levinas oppose)
le Désir de l'Autre qui procède d'un être
indépendant et qui ne désire pas pour soi »85(*)
Si l'expérience fondamentale est celle ou je suis face
à autrui, c'est parce que cette expérience est expérience
de la transcendance, de mon pouvoir limité de ce qui m'échappe.
L'expérience de l'autre est le lieu ou se trouve mis en défaut la
« toute -puissance » du sujet. L'être se trouve
confrontée à une extériorité infranchissable. Cette
extériorité pour Levinas est non seulement la justice mais aussi
la vérité, « objet » de la philosophie
première. En effet, « le penseur entretient dans la
vérité un rapport avec une réalité distincte de
lui, autre que lui »86(*)
La question qui se pose est de savoir pourquoi l'homme, le
sujet se porterait vers Autrui de manière à compromettre la
souveraine identification du Moi. Levinas donne une raison somme toute banale
mais décisive à cette question; « le Désir
d'Autrui (entendu non pas comme satisfaction mais comme désir de
l'indésirable, du tout-autre)87(*) que nous vivons dans la plus banale expérience
sociale est le mouvement fondamental, le transport pur, l'orientation absolue,
le sens. »88(*)
D'une certaine façon, à partir de ce rapport
entre vérité et éthique, on peut se demander si Levinas ne
nous met pas en rapport avec une certaine façon de l'être
ignorée jusque là. N'est-ce pas ce qu'il signifie quant il parle
d'autrement qu'être? En effet ce sont bien encore des êtres en jeu
dans le `pour l'autre', dans l'aventure éthique. En
réalité une telle façon de concevoir l'éthique de
Levinas est tronquée parce qu'elle la réduit à une
éthique comportementale. Pour Levinas, la structure même de
l'être est passivité, crainte d'occuper la place de quelqu'un et
désir de l'infini. Levinas soutient que la passivité face au
visage de l'Autre précède toute intention totalisante comme
structure de l'être. Ainsi Ciaramelli, dans son essai sur Levinas,
analyse cela plus profondément en montrant une certaine ressemblance
entre l`Autre et Dieu face au sujet.« Dans la passivité absolue de
ma position de sujet, écrit-il, je ne saurais échapper à
Dieu , et cette impossibilité métaphysico-religieuse
précède l'égoïsme et l'altruisme et dessine le fond
même [...] du sujet. En face de l'Autre comme en face de Dieu, la
transcendance engage l'identité même du
sujet. »89(*)
En ce sens l'éthique de Levinas n'est pas seulement un
devoir-être mais le fondement même de la subjectivité. La
subjectivité se fonde non pas dans le refus de l'autre mais dans
l'idée d'infini, pour Levinas. L'idée d'infini n'est pas une
superstructure mais un fondement pour penser l'être, et tout simplement
pour penser. Elle ne s'oppose donc pas à la philosophie mais en
constitue plutôt le fondement.
L'éthique n'est pas non plus chez Levinas une
éthique purement théorique qui tirerait des situations
concrètes et du domaine de l'action des principes fondamentaux de
l'existence humaine, enfermant ces même principes dans la pensée
métaphysique.
Pour le dire autrement la démarche de Levinas n'est pas
uniquement une philosophie de la subjectivité, une science
théorique mais également une éthique au sens ou, montrant
les fondements éthiques de la subjectivité, elle éclaire
d'une nouvelle façon toute l'existence humaine dans son aspect central
qui est la relation inter humaine. Elle veut donner également les moyens
de concevoir ces relations, les rapports sociaux sur un autre mode que la
possession et la satisfaction. On en connaît l'enjeu face aux
catastrophes et totalitarismes du 20ème siècle.
Il convient, avant d'aborder l'éthique de Levinas
proprement dite, d'accorder, dans une remarque annexe à cette question
de l'éthique comme philosophie première, une place aux
métaphysiques pré-modernes, en particulier celles qui ne
concevaient pas l'être comme totalité mais pensaient aussi un
au-delà. Il est vrai de dire que être et moi n'ont pas toujours
été indissolublement lié et que l'histoire de la
philosophie a connu des métaphysiques de la transcendance. Des
études ont été faites pour montrer le possible rapport
entre Levinas et les grecs par exemple, en particulier les travaux de Jean-Marc
Narbonne et Jean-François Mattei90(*), et pour montrer les racines profondes d'un
au-delà de l'être dans la philosophie grecque. Tous deux mettent
en lumière le rapport, souligné à quelques endroits pas
Levinas lui-même, entre l'idée du Bien transcendant l'être
et l'autrement qu'être levinassien. Levinas lui-même le souligne:
« la tradition de l'Autre n'est pas nécessairement religieuse,
elle est philosophique. Platon se tient en elle quant il met le bien au-dessus
de l'être. »91(*)
II L'aventure éthique: se vouer à
l'Autre
La question qui nous introduit dans cette aventure est de
savoir comment le même est « débordé »,
dérangé par la présence d'autrui. Pour Levinas,
l'apparition d'autrui est un évènement ou d'une certaine
façon, autrui n'est pas juste le moyen de la sortie de l'être; il
en est aussi le but et la source. Non pas évènement ontologique
mais l'évènement d'une transcendance, que Levinas appelle
épiphanie ou manifestation. Le problème de ces termes est qu'on
est tenté de les relier très vite, presque immédiatement,
à des propos ontologiques. Ils sembleraient restreindre la
présence de l'autre à une présence représentable,
assimilable, rationnelle. Pour Levinas cette présence de l'autre a
justement la caractéristique de n'être pas une présence
représentable mais quelque chose comme une proximité
demeurant cependant lointaine, extérieure.
Cette proximité affleure dans le visage d'autrui. Il
convient de comprendre cette philosophie du visage développé par
Levinas. En effet c'est dans ce visage que va se fonder la
responsabilité du sujet.
A) Le visage et la proximité
Le visage, chez Levinas, n'est pas une plasticité, une
forme. Il n'est pas uniquement cet objet de la vision, cet objet sensible,
connaissable. Levinas développe dans Totalité et infini
toute une phénoménologie du visage. En même temps
l'apparition du visage d'autrui, dans toute son extériorité,
déborde la phénoménalité même du visage.
Levinas dit lui-même qu'il n'est pas évident de « parler
de phénoménologie du visage, puisque la
phénoménologie décrit ce qui
apparaît. »92(*) La phénoménologie du Visage chez
Levinas est sans cesse en rapport avec sa manifestation éthique. Pour
Levinas « l'accès au visage est d'emblée
éthique. »93(*) L'analyse du visage commence pour Levinas par une
question qui se trouve engager l'étude de manière claire:
« en quoi l'épiphanie comme visage marque-t-elle un rapport
différent de celui qui caractérise toute notre expérience
sensible? »94(*)
Il s'agit de voir comment le visage engage en lui-même
plus qu'un rapport de connaissance, un rapport éthique.
1) Visage et infini
a) Épiphanie
« L'abord des êtres, dans la mesure ou il se
réfère à la vision, domine ces êtres , exerce sur
eux un pouvoir. La chose est donnée, s'offre à moi. Je me tiens
dans le Même en y accédant. Le visage est présent dans son
refus d'être contenu. »95(*)
Autrui est transcendant et infini; le Moi ne peut le contenir.
Il ne se réduit pas à ce que j'en perçois ou j'en
conçois. A.Zielinski a cette façon très claire de
présenter cela lorsqu'elle dit que « quand je regarde autrui,
je ne regarde pas un objet, je croise des yeux qui me visent » On
pourrait voir là l'alter ego de Husserl: l'autre ne serait qu'un autre
sujet que je percevrais comme sujet que par rapport à moi-même et
l'approche de l'autre resterait dans le Même. Le mouvement décrit
par Levinas, l'apparition du visage d'autrui resterait une
écologie.96(*) Les
yeux qui me visent ne le seraient qu'en comparaison avec la faculté de
viser qu'ont mes propres yeux. Ce serait juste une extension de l'immanence.
Pour Levinas, cela reviendrait à dire que ce qui est premier serait ma
visée, qu'elle serait le principe de mon rapport à autrui. Or
« l'expérience » du visage d'autrui n'est pas une
expérience dont je suis le principe et l'origine. Face à l'autre
l'initiative d'un rapport ne me revient pas . Effectivement, je vise la forme,
la plasticité du visage comme un objet de connaissance mais le visage
pour Levinas est plus que la forme, il est la présence même du qui
en face de moi. Il est sa singularité même qui échappe
à mes catégories. Ce qui m'apparaît dans le visage ne vient
pas de moi.
A. Zielinski dit du visage, manifestation d'autrui, qu'il est
une apparition sans cause ni origine extérieure à elle-même
[...] an-archique, sans causalité
antécédente. »97(*)
En ce sens, le rapport qui s'instaure dans l'apparition du
visage n'est pas un rapport d'égalité ou le Même
comprendrait l'autre. Il implique une transcendance radicale dans laquelle non
plus seulement idéalement mais concrètement, réellement,
« l'ideatum dépasse l'idée. »98(*)
L'autre demeure dans son visage plus que ce que je vois. Mais
ce plus ne me demeure pas néant inatteignable. Ce plus m'apparaît,
ou plutôt il me vise. Il y a dans cette expérience un
renversement de la relation. La ou, dans la connaissance l'objet est
visé par moi, dans la relation de désir au sens levinassien, la
relation éthique ( qui certes n'est rendu possible que par la
présence en moi, découlant d'une passivité originaire, de
l'idée d'infini ), l'autre me vise et me parle. Indépendamment de
ma volonté mais faisant l'expérience de ma passivité face
à la transcendance d'autrui, j'éprouve concrètement
l'infini non en moi mais en face de moi, séparé.
Cependant l'infini du visage n'est pas une négation du
moi de même que nous le verrons, l'obligation à la
responsabilité n'est pas une négation de la liberté. Pour
Levinas la transcendance et la métaphysique ne sont pas compatibles avec
la négativité. Nier l'autre est précisément
l'apanage du Même qui se présent comme opposé à
l'autre avec le souci de tout ramener à lui.
« L'altérité d'un monde refusé n'est pas celle
de l'Étranger mais de la patrie qui accueille et protége.
L'apparition du visage face à l'autre qui, soumis à une
volonté du Même aboutit à la Guerre et à la
négation, ouvre cependant en premier lieu à une relation entre
deux termes. L'apparition du visage rend possible une relation « qui
ne mène pas au nombre ou au concept » 99(*), mais qui maintient une
transcendance absolue.
b) le discours: le Dire du Dit
La question se pose alors; en quoi consiste cette relation ou
le moi fait face à plus que la forme du visage, plus que ce qu'il peut
comprendre? Autrui apparaît comme transcendant et comme le corollaire de
l'idée d'infini dans le sens ou, là ou les objets s'offrent
à nous comme objets de compréhension, objets soumis, autrui ne se
soumet pas, ne laisse pas la mainmise du sujet s'appliquer sur lui. Autrui est
expression. La relation entre autrui et moi se passe dans le discours.
« Mieux que la compréhension le discours met en
relation avec ce qui demeure essentiellement
transcendant. »100(*)
Apparaît ici pour la première fois un terme
fondamental et nécessaire à la relation éthique, la notion
de discours. La relation avec l'autre est discours au sens le plus propre du
terme. Il n' y a avec les autres objets du monde pas de discours possible. De
même les monologues ne sont des discours que dans le sens ou l'on
s'écoute parler. Et même là il ne s'agit que d'une illusion
ou l'orateur n'est autre que l'auditeur. Mais même encore plus, le
discours de soi à soi n'est que même parce qu'il n'est qu'un
ensemble de dits, de concepts. Or c'est la différence majeure qui
apparaît dans le discours de la relation éthique et qui accompagne
nécessairement la transcendance d'autrui. Dans le discours
d'autrui, ce qui compte n'es pas ce qu'il dit et ce que j'en comprends. Il
n y a là rien qui soit spécifiquement éthique. Ce qui est
important et manifeste concrètement la transcendance de l'autre, c'est
son Dire, expression radicale précédant toute initiative du
sujet, s'imposant à lui comme extériorité radicale
à la raison non seulement dans son origine mais aussi dans son
extension. Le Dire n'est pas conceptuel, il est éthique. Il n'est pas
réductible à ma conscience, il la déborde de façon
infinie. Cette transcendance du Dire explose mes catégories et
déjà est un appel éthique. Le visage est éthique
parce qu'il est infini.
Mais ce discours, ce Dire n'est pas d'emblée à
voir comme un commandement tyrannique. L'appel que lance le discours d'autrui,
son Dire, nécessite un éclairage plus précis de ce que le
Visage donne, de ce qu'est ce Dire du visage. Ainsi cet appel
déjà mentionné et auquel l'on reviendra n'est pas ordre
sur le mode d'un Dit, d'un énoncé obligeant à faire ceci
ou cela, comme un maître l'exigerait d'un serviteur, un chef d'un
subordonné. En effet le visage n'est pas d'abord une force d'opposition
pour Levinas qui viendrait contrecarrer et briser la totalité du
Même par une volonté du même type
2) Le visage comme dénuement
Ce qui apparaît dans le visage d'autrui est ce qui
résiste à toute tentative d'objectivation et de
compréhension. En ce sens, le visage est plus que la forme, que tout ce
que l'on peut objectiver d'autrui: la condition sociale, l'age, les
caractéristiques psychologiques, etc.... Levinas nous dit que
« par le visage l'être n'est pas seulement enfermé dans
sa forme et offert à la main -il est ouvert, s'installe en profondeur
et, dans cette ouverture, se présent en quelque manière
personnellement. »101(*) Le Visage montre autrui dans ce qu'il a d'unique. En
un certain sens, on peut dire que, si le visage montre plus qu'un objet, il en
montre en fait moins. Le visage met autrui à nu. Il est un
dénuement de la personne. Il est comme la
phénoménalité de ce qui ne se réduit pas à
un phénomène. Le visage présent tout ce que l'on ne peut
trouver sur la carte d'identité. Il présente la personne dans sa
singularité et sa nudité. Levinas n'emploie pas le propos de
personne. Il oppose dans Éthique et infini tout ce qui
relève de la personnalité d'autrui, tout ce qui fait de lui un
personnage au visage qui est sens à lui seul,
indépendamment d'autre chose qui le détermine.
Il serait intéressant ici de mettre en parallèle
la pensée de Levinas avec l'origine même de la notion de personne
qui, précisément, renvoie au terme grec prsonon, en latin persona
qui désignait « originellement chez les grecs le masque que
portaient les acteurs de théâtre, ce qui leur permettait de
montrer l'unité du caractère du rôle qu'ils jouaient dans
l'ensemble de la représentation, et, peut-être, de servir de
porte-voix ( d'ou l'étymologie latine per-sonare: parler à
travers). »102(*) Cette définition issue de
l'Encyclopédie philosophique universelle montre bien que le nom
de personne ne renvoie pas d'abord à sa transcendance mais bien au
contraire à sa représentation. Si cependant l'usage du mot s'est
précisé pour designer non seulement ce qu'on en voit mais ce
qu'elle est - le personnalisme se fonde sur cette notion pour défendre
la valeur irréductible de l'être humain - Levinas parle à
raison de personnage pour designer ce qui se présente en autrui et que
le moi peut ranger sous des concepts.
Le visage fait sens à lui seul dans le sens qu'il ne
présente pas autre chose que lui-même c'est à
dire l'incontenable, ce qui nous mène au-delà . Si
Levinas emploie le visage pour designer ce dénuement de l'être du
visage, c'est dit-il parce que le visage est l'endroit du corps ou la peau est
la plus nue et la plus dénuée. Cela est vrai à un niveau
physique mais également psychologique. Levinas parle d'une
pauvreté essentielle du visage: « la preuve en est que l'on
essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une
contenance. »103(*) Pour Levinas, cette pauvreté est originaire.
Elle précède les masques, le personnage. Il y a un paradoxe dans
cette nudité. Le visage se présente à nous d'une
façon singulière et unique. L'objet de connaissance, les objets
du monde s'offrent au regard du sujet pour lui être assimilé. Le
visage s'offre en un sens aussi sans défense; il peut être
violenté. Levinas, d'une certaine façon montre une
connaturalité de l'objet connu et d'autrui dans le rapport de violence
qu'ils peuvent subir de la part du sujet. « est violent pour Levinas
toute action ou l'on agit comme si l'on était le seul à agir:
comme, si le reste de l'univers n'était là que pour recevoir
l'action[...] Presque toute causalité est en ce sens violente: la
fabrication d'une chose, la satisfaction d'un besoin, le désir et
même la connaissance d'un objet. La lutte et la guerre aussi ou autrui
est recherché dans la faiblesse qui trahit la
personne. »104(*) Levinas fournit ici une formulation du mal moral et
de la haine assez claire: agir envers l'autre de telle façon que sa
faiblesse devienne l'objet de notre domination. Le mal n'est pas ici le non
respect de la dignité de l'autre mais de sa faiblesse et de son
indigence pour Levinas.
L'autre se présente à nous dans une indigence,
il s'offre à nous avec la possibilité que l'on puisse
répondre à cette présentation par un meurtre, par une
violation de cette pauvreté d'autrui. Un abus de pouvoir.
Mais s'il semble y avoir connaturalité entre autrui et
l'objet selon qu'ils s'offrent à la violence, la différence qui
permet d'échapper au paradoxe est cependant fondamentale pour Levinas:
les choses se présentent à l'être mais elles ne se
présentent pas personnellement. Les choses ne se mettent pas à nu
devant l'être puisque leur forme est leur être. Les choses
n'offrent pas de visage. « Ce sont des êtres sans
visage. »105(*)
Et « en même temps le visage est ce qui nous
interdit de tuer. »106(*)
3) L'appel et le commandement
Cette dernière phrase de Levinas n'est pas à
comprendre comme signifiant la relation éthique comme relation de
puissance à puissance, on l'a déjà montré.
L'altérité d'autrui ne se présente pas comme
négation du moi. Elle ne le peut pas, du moins au sens ontologique. Plus
qu'un fait qui s'impose à ma liberté et m'esclavagise, elle
m'appelle.
Ici il est vrai que le visage chez Levinas est explicitement
déclare comme me commandant, m'obligeant. De même, Levinas
développe la responsabilité du pour l'autre comme une mise en
otage du sujet. C'est une des critiques que formule à l'encontre de
Levinas Michel Haar pour qui le sujet (chez Levinas) est «
assigné, accusé, constamment appelé à
répondre d'une culpabilité sans faute. »107(*) On reviendra à cette
critique de Michel Haar de façon plus détaillée dans un
chapitre ultérieur.
Le projet de Levinas, selon ce que lui-même en dit, est
non seulement de montrer que la justice, contrairement à ce qui soutient
tout le projet ontologique de la modernité, précède la
liberté et que l'autre l'emporte sur le moi mais également de
montrer que la responsabilité envers autrui ne détruit pas la
liberté mais la justifie. Il convient d'éclaircir le terrain de
sa pensée pour voir qu'il ne s'agit pas d'incohérences
philosophiques.
On peut dire d'une certaine façon avec Levinas que le
premier fait de l'apparition d'autrui c'est de mettre en question ma
liberté. Cependant cette mise en question ne se fait pas, et c'est la
distinction qui permet d'éclairer toute un série de notions qui
pourraient prêter à confusion, sur un plan ontologique mais sur
un plan éthique. L'éthique se présente ici comme un
sur-être et il n'est pas interdit à l'extraordinaire, pour
Levinas, de la responsabilité pour autrui, de flotter au-dessus des eaux
de l'ontologie. »108(*)
Levinas dit que le visage met en question ma liberté
comme meurtrière et usurpatrice. « Cette tentation du
meurtre et cette impossibilité du meurtre constitue la vision même
du visage »109(*) Face au visage qui s'offre dans un dénuement
mais aussi dans un appel à ne pas tuer, le sujet se découvre
comme pouvant user de sa liberté contre l'autre et non pour l'autre. La
relation éthique est le lieu ou l'être découvre sa
liberté comme la capacité potentielle de faire le mal.
Mais l'interdit que présente le visage et qui se dessine derrière
sa plasticité, à l'extérieur, empêche le meurtre.
Tout du moins le visage tel qu'il apparaît à autrui se
révèle comme sens, comme signification Il parle, « quel
que soit le comportement des personnes. Son message est celui de la conscience
morale. C'est dans la nudité de son extériorité
derrière laquelle il n y plus rien, qu'il manifeste sa
transcendance. »110(*)
Le dénuement du visage me requiert comme un ordre de
mobilisation inexorable. L'ordre que donne le visage n'est pas à
concevoir sur le mode de la loi. En effet, face à la loi, on peut
résister: il y a rapport de forces et l'égalité demeure
possible. Or dans la relation éthique, dans le face à face, il
n'y a pas égalité mais transcendance. L'apparition de la
transcendance d'autrui, de son visage est un moment hors égalité,
presque apolitique pour Levinas. Dans ce face à face, le sujet n'est
plus avec des lois ou des principes, avec le besoin, la satisfaction et la
jouissance pour agir. Il y l'autre qui l'appelle et l'ordonne à la
responsabilité. La présence de l'autre ouvre le sujet à
une dimension de son être ou il est considéré comme
perdant, comme dominé, comme passif. Il ne s'agit plus pour le sujet de
parler mais de répondre. Ce commandement d'autrui met ma réponse
au-delà de la pitié, selon Zielinski, mais également au
delà de la recherche du bonheur ou de l'honneur. La pitié est
encore un pouvoir exercé sur l'autre , une hauteur du sujet. Le visage
me commande dans sa hauteur. Il m'échappe et réduit à
néant mes capacités d'initiative. Et cela n'est pas sur un plan
objectif ou ontologique mais éthique: « Si la
résistance au meurtre n'était pas éthique mais
réelle, nous en aurions une perception [...] nous resterions dans
l'idéalisme d'une conscience de la lutte et non pas en relation avec
Autrui »111(*)
Ce commandement du visage est « résistance de ce qui n'a pas
de résistance. »112(*) du fait de sa transcendance.
B) Répondre de...
1) Passivité du sujet
La réponse du sujet à autrui est d'abord
l'expérience de sa passivité fondamentale. Il n' y a plus
d'initiative du sujet agissant. Il n'y plus non plus la violence du même
qui possède et prend en niant l'existence indépendante. Le sujet
se retrouve en deçà de çà, dans ce que Fevre nomme
le commencement de l'humain. Ce dernier met en lumière que
« la priorité du pour l'autre par rapport à
l'être ( et sa satisfaction) ne consiste pas à faire place
à l'altruisme à coté d'un égoïsme naturel et
acceptable. »113(*) Pour Levinas, le « pour
l'autre » est plus naturel que l'égoïsme, on l'a
déjà vu, il est premier. Le pour l'autre est le sens ultime de
l'humain, son commencement. Levinas emplois souvent ce mot d'humain contre
l'être du même pour montrer que l'être humain est
précisément celui qui s'enquiert d'autrui et est pour autrui. Le
fond de l'homme, son sens profond est responsabilité,
intérêt pour l'autre plus que pour soi.
Il y a dans la relation éthique un primat de l'autre
sur le moi et, de fait, une obligation.
Pour Levinas cette passivité qui est le commencement de
l'humain signifie ce lieu « ou la vitalité, en apparence
innocente mais virtuellement meurtrière, est maîtrisée par
des interdits »
Or pour Levinas, le lieu de cette maîtrise est
foncièrement éthique; ni la loi, ni la volonté de se
soumettre à des principes moraux n'ont la force nécessaire pour
venir a bout de l'égoïsme. C'est la rencontre avec la
fragilité d'autrui, en même temps que sa transcendance qui nous
ouvre à une passivité éthique, à une obligation
à l'égard de l'autre. Zielinski écrit que « ce n'est
jamais ni pour moi ni à partir de moi que je serais
responsable. Je ne suis responsable que pour autrui et à cause
d'autrui. » L'acte éthique est le primat de l'autre n'est pas
seulement le but que se donne le sujet, il est la cause même de la vie
éthique du sujet.
Ce qui implique aussi une dissymétrie que Levinas
défendra toujours, en particulier face aux critiques de Ricoeur qui, sur
ce point, ne le rejoindra pas et même le critiquera.
La relation éthique, ou l'autre se trouve engagé
dans une passivité radicale à l'égard d'autrui, est
dissymétrique. En ce sens, et cela aide à mieux le comprendre,
elle se distingue d'une relation d'amitié ou même de pitié
ou l'autre serait l'objet de notre compassion. La relation éthique qui
se baserait sur la pitié serait un relation ou le sujet a l'initiative.
De même dans l'amitié ou il y'aurait égalité et
réciprocité. Aristote parle d'une certaine connaturalité
des amis qui les conduit dans l'amitié » à un
vivre-ensemble et un réciprocité. Pour Levinas, qui ici, se situe
plutôt dans une lignée platonicienne dialectique, « la
démesure d'autrui est première est irréductible, la
relation éthique que soit sauvegardée la `disproportion' ou
`asymétrie' entre autrui et moi. »114(*) On parle ici d'un fond
platonicien de démesure mais il ne doit pas occulter la racine
hébraïque de la pensée de Levinas qui lui fait voir la
découverte d'autrui dans sa nudité comme trace de l'infini,
expression d'un commandement divin: « tu ne tueras pas. »
C'est ainsi la hauteur d'autrui qui donne au sujet sa passivité et
l'emporte sur toute égalité. La question de savoir ce que devient
la réciprocité et quel statut éthique donner alors
à l'amitié et à la pitié se posera alors avec
Ricoeur.
2) La réponse ou responsabilité
« Imputer une action à quelqu'un, c'est la
lui attribuer comme à son véritable auteur, la mettre pour ainsi
parler su son compte et l'en rendre responsable. »115(*)
Le sujet est pleinement sujet pour Levinas non plus lorsqu'il
répond de ses actes mais lorsqu'il répond à autrui.
« Être sujet c'est répondre à
autrui. »116(*) Levinas déploie le concept de
responsabilité d'une façon différente de la conception
juridique, nous dit Zielinski. La responsabilité n'est pas envers
quelque chose mais envers quelqu'un. En ce sens on rejoint la profondeur
éthique du concept de responsabilité chez Levinas qui n'est pas
premièrement le fait du sujet par rapport à quelque chose mais le
fait de quelqu'un qui rend le sujet responsable. La responsabilité
trouve sa source dans l'appel que lance autrui, se présentant nu, faible
et exprimant pourtant au sujet l'obligation, l'ordre de prendre soin de lui.
« La personne dont il s'agit d'abord dans la responsabilité,
c'est la personne d'autrui, c'est à dire de celui dont je suis
responsable. Le concept juridique de responsabilité pensait d'abord le
concept en termes d'imputations, sur le modèle d'une causalité
agent-effet. Le sujet est tenu responsables des actions dont il est la cause.
Pour Levinas, la responsabilité ne dépend pas des actes de la
personne-sujet, du je. La responsabilité provient du tu, d'autrui en
face de moi qui appelle. Cet appel, face auquel j'expérimente ma
passivité, se substitue à l'imputabilité des actions que
j'aurais pu commettre. Mieux il m'impute le sort de l'autre dont, pourtant je
ne suis ni la source ni la fin. Autrui m'apparaissant me somme de rendre des
comptes, de prendre en main son existence potentiellement en danger. Un
décentrage réel se produit pour Levinas. Levinas ne dit pas
seulement que le visage m'oblige potentiellement, que cette
« imputabilité » - terme que Levinas sort de son
sens juridique, il ne faut pas s'y méprendre- trouve en face de lui une
liberté. « La responsabilité est irrécusable. Le
visage ouvre le discours originel dont le premier mot est obligation, qu'aucune
intériorité ne permet
d'éviter. »117(*) Ainsi la responsabilité n'est pas d'abord le
fait de la liberté de la personne. La liberté telle que Levinas
l'entend ne porte pas le sujet à être responsable d'autrui. Ici il
y a une obéissance que requiert l'appel de l'autre et à laquelle
le sujet doit se soumettre. Levinas parle de cette obligation extrême
à l'égard de l'autre comme charité. « Nous
devons accepter d'être pris en otage par ce qu'il y a de plus
menacé, avant même que notre liberté
n'intervienne118(*) » nous dit R. Simon; auteur d'une
étude sur Hans Jonas et Emmanuel Levinas. A lire cela avec des lunettes
philosophiques vulgaires, on ne voit qu'un immense paradoxe, une
évacuation de la consistance du sujet qui pourtant se retrouve couvert
de responsabilité. Le souci de l'autre paraît sans cause, la
responsabilité immotivée, sans pourquoi. Face à Kant qui
conçoit le sujet comme l'auteur, l'initiative, la cause libre de ses
actions, Levinas semble éteindre le sujet et on se demande quel
rôle celui-ci à jouer dans cette histoire. Un sujet sommé
de répondre, hormis toute conscience de sa liberté. Isaïe
disant: « Me voici », à la simple vue de la
majesté de Dieu, qui pour nous laisse sa trace dans la nudité et
la faiblesse de l'humain, d'autrui, notre prochain pourtant si extérieur
à notre monde qu'il en demeure étranger. Ce sera la critique de
Michel Haar que l'on a déjà évoqué Levinas semble
balayer l'ontologie d'une façon telle face à l'éthique que
le sujet semble vidé de soi-même. Pour Levinas cela est exact. Il
veut balayer la primauté de l'ontologie pour remettre à jour la
passivité du sujet commandé par la faiblesse de l'autre. Et, si
Levinas ne bascule jamais en théologie, il semble parfois
apparaître comme finalement un prédicateur de ce « me
voici », Dernièrement discutant avec A.Assaf, professeur
à l`Université du Milieu de la Vie, je l'entendais me dire de
Levinas qu`il était en quelque sorte un rabbin déguisé. Il
importe par là de comprendre que le soucie de Levinas n'est pas
strictement philosophique au sens classique, il est éthique. Boissinot
souligne ce que l'on a voulu mettre en lumière au début de ce
travail, à savoir « que toute la philosophie de Levinas est
traversée et portée par le souvenir d'Auschwitz, sorte de rejeton
de la tradition philosophique pour qui toute altérité se
réduit nécessairement au même et se dépouille de son
étrangeté »119(*) . Cela est la première chose. Levinas ne
s'enquiert pas seulement de spéculations philosophiques; il travaille
à une réhabilitation de la responsabilité face à
une histoire philosophique qui connaît trop le primat du sujet, et cela
par ce devoir de mémoire qui constitue même la dédicace de
Totalité et infini. De même, Boissinot souligne
également que « Levinas emprunte à l'Écriture et
à la tradition rabbinique le concept d'une responsabilité
originaire constitutive de la subjectivité, mais sans jamais se placer
dans ses écrits philosophiques sur le terrain de la
théologie. »120(*)
En résumé, cette réponse du sujet est
pour Levinas la source de sa constitution subjective. Je suis sujet parce que
je suis responsable. Je ne suis pas responsable parce que je le veux. Ce qui
prime n'est pas la liberté du sujet mais sa justice. Ce que Levinas ne
dit cependant pas et qui nous permet d'apercevoir qu'il ne vide pas le sujet de
sa consistance comme on pourrait le croire est que le sujet n'est pas juste
dans sa responsabilité. Au contraire le sujet responsable est un sujet
vivant dans la justice. Ce que Levinas dit c'est que toute l'existence du sujet
devient éthique, obsession de l'autre dont il ne peut se défaire.
Le sujet responsable d'autrui est un sujet obsédé par ce qui peut
arriver à autrui, par la possibilité de sa disparition.
Être le gardien de son frère voilà, pour Levinas
l'authentique substance du sujet, contre toutes les philosophies ne pensant le
souci du sujet que comme souci de soi.
Permettons ici de citer David Brezis qui souligne le rapport
entre autrui et le Bien:
Le sujet humain est soumis à cette « radicale
antécédence de l'Autre qui s'offre comme aussi comme radicale
antériorité du Bien, m'obligeant à répondre de plus
que mon propre être, s'imposant à moi avant ma liberté, me
choisissant ou m'aimant avant que je l'ai jamais choisi ou
aimé. »121(*)
Ce rapport entre le Bien et autrui n'est pas à
concevoir sur le modèle d'une nourriture terrestre. Il demeure soumis
à la pensée que, si « l'existence ne commence pas dans
le bonheur »122(*) des nourritures terrestres, il ne peut s'y
accomplir. Là ou l'humain est étouffé par
l'irrémissibilité de son être-solitude, là ou il ne
trouve dans l'économie et la jouissance qu'un monde qu'il connaît,
la responsabilité (qui est amour) est voie d'évasion de
l'être et de la totalité.
C'est dans un entretien avec Christoph Von Wolzogen, que
Levinas souligne ce rapport entre responsabilité et amour, autrui et
Bien:
« Ce qui est vraiment humain[...] c'est l'amour.
L'amour avec toute la charge de ce terme -ou mieux encore la
responsabilité[...] Il s'agit avant tout d'accéder à la
singularité. L'amour ou la responsabilité sont la donation du
sens de la singularité »123(*)
On en revient de fait à ce sens d'échapper
à l'uniformisation des rapports humains qui tuent autrui et le privent
de son sens. La pensée de Levinas amène à penser
qu'autrui n'est pas un objet dont le sujet dispose. Sa singularité
perçue dans le Visage; singularité de sa faiblesse,
singularité qui nous commande est aussi le fait de ce qu'il est
unique.
En ce sens, il ne suffit pas juste de dire que nous sommes
responsables parce que l'autre nous le commande. Si autrui est l'unique, nous
sommes élus à la responsabilité. L'obligation n'est donc
pas un esclavage, ce qui avait été soulevé plus haut. Elle
est une élection, un appel auquel nous sommes sommés de
répondre: « me voici ». Levinas n'est pas naïf:
les hommes peuvent se dérober et privilégier la totalité
du même. Mais rester dans la totalité équivaut à
manquer le sens et le laisser s'effondrer. L'absence de responsabilité
est la porte ouverte à la barbarie. De même, Jeffrey Kosky a
émis récemment l'idée que la responsabilité
éthique comme obéissance et obligation n'est pas une
aliénation mais une évasion. Ainsi on rapporte ce propose de
Levinas qui nous dit que la responsabilité répond à
« l'exigence d'une tentative pour fuir [...] par la
délivrance éthique du Soi par la substitution à
l'autre »124(*), une délivrance dans laquelle « le
soi éthiquement se libère. »125(*) On reviendra à cette
étude de Kosky un peu plus loin.
C) Conclusion
La responsabilité apparaît comme fondement de la
subjectivité en ce sens qu'elle le fait échapper, pour Levinas
à l'impasse. Rivé irrémédiablement à son
quant-à-soi, sa totalité, le sujet trouve une voie
d'évasion dans la responsabilité, autre nom de l'amour. En ce
sens, la philosophie de Levinas se présent non seulement comme une
réhabilitation éthique du prima t de l'autre, contre une
autonomie subjectiviste telle que la modernité l'a pensé ( Kant,
Nietzsche, Husserl, Heidegger, etc.) Sortir de la barbarie implique que l'on
prenne en compte la faiblesse d'autrui et sa possible disparition comme une
appel en être responsable et même la possibilité
d'être éthique, là ou les morales de l'autonomie persistent
dans le fond à assurer la vie du sujet envers et contre tous.
Éthiquement le respect et la loi ne sont que violence car elles ne
prennent en compte que le sujet. Sortir de l'impasse éthique implique de
faire primer la relation interpersonnelle, et , dans cette relation, sortir
d'un rapport de survivance ou de satisfaction. La folie de la charité.
TROISIEME PARTIE:
QUESTIONS
I La confrontation avec Ricoeur
A) Préliminaires
1) Ou l'on prend Ricoeur comme point de
départ pour un questionnement
Paul Ricoeur est un de ceux qui, proches de Levinas ont su,
à mes yeux, le questionner et ouvrir une porte, une piste de
réflexion qui permette de dépasser certains points de la
philosophie de Levinas. Levinas écarte de la relation éthique et
de la responsabilité toute dimension de réciprocité. Face
à l'ontologie, il pense la primauté de l'autre comme
nécessaire pour assurer sa transcendance et le maintien de sa
dignité. Par ailleurs, face au drame de la Shoah et plus
profondément de la possibilité pour l'homme d'accomplir un
meurtre sur son prochain, Levinas a mis à jour la radicale
antériorité d'autrui sur mon bon vouloir, au sens ou je ne suis
responsable de lui que parce qu'il appelle ma responsabilité. La valeur
éthique procède d'autrui, et, de même que la valeur
éthique, la valeur de ma subjectivité. Il y a en ce sens quelque
chose d'éminemment vrai. Je ne suis pas la mesure de ce qu'est autrui
pour moi. Je suis plutôt reçu d'autrui, dans ma capacité
à en être le garant. Reste à savoir ce que le sujet, s'il
est reçu d'autrui, reçoit d'autrui. Et cela engage face à
la critique levinassienne de l'ontologie, à un recul. Levinas a
occulté volontairement cette recherche du soi, la jugeant d'une certaine
façon comme antinomique avec la responsabilité envers autrui.
Être pour l'autre implique de s'oublier, d'être otage d'autrui,
sans liberté première. La justice avant la liberté. Cela
est lié à la conception que l'on peut penser restrictive que fait
Levinas des philosophies de l'être comme étant des philosophies de
la séparation et de la totalité.
Ce que Ricoeur demande et défend, c'est la
possibilité pour une éthique vouée à l'autre
d'être conciliable avec une réciprocité.
Ce qui ouvre à trois questions que l'on traitera en fin
de parcours: à la suite de Ricoeur, on peut de droit se demander si le
fait de défendre autrui contre le meurtre oblige à
considérer l'éthique comme philosophie première. Question
évoquée plus haut dans le fait de savoir si l'être et la
guerre sont indissociablement liées. Ricoeur ouvre également
à la question de savoir si la réciprocité est possible en
éthique, face à la dissymétrie indépassable que
prône Levinas dans la relation avec autrui. A ces deux questions, Ri
coeur répond d'une certaine manière en réhabilitant
l'intérêt gnoséologique de la relation du Même et de
l'Autre.
Enfin face à cela, il convient de rendre hommage
à Levinas de ce qu'il pense voire de ce qu`il prêche la
sainteté comme le sacrifice de la charité face à autrui.
La question ultime qui se pose alors est de savoir jusqu'ou se sacrifier tout
en restant humain. C'est bien avec Levinas la question de la limite entre le
religieux ( amour divin) et l'humain ( amour humain) qui se pose.
Il est important de préciser que la pensée
profonde de Ricoeur concernant la notion même de responsabilité
n'est pas le lieu de notre étude. Nous voulons juste nous appuyer sur
Ricoeur et son rapport à Levinas pour poser les bases d'un
questionnement philosophique ultérieur
2) L'amitié
L'amitié et la rapport entre Levinas et Ricoeur se
présente sans doute comme une des plus grandes amitiés
philosophiques du siècle dernier, malgré les divergences. Ricoeur
a entendu parler de Levinas pour la première fois en 1947, par le biais
de la réputation qu'avaient acquis les premiers travaux de Levinas sur
Husserl. Ce qui marque d'emblée un lien fort entre ces deux auteur est
tout d'abord le lien à la fois fidèle et détaché de
Husserl et surtout de Heidegger. Mais c'est notamment sur les interrogations
éthiques que se retrouveront les deux penseurs au coeur du débat
philosophique dans les années 80. Il y a quelque chose dans le chemin et
la réflexion de ces deux penseurs qui va les joindre. Françoise
Dosse parle d'une « même filiation enracinée dans la
phénoménologie et une commune distanciation à
l'égard de l'enseignement de Husserl. »126(*)
C'est aussi un intérêt commun pour les recherches
sur les textes appartenant à leur tradition religieuse qui les fera
plusieurs fois se rassembler, notamment lors de colloques autour de Jean-Paul
II, à Castel Gandolfo.
Cette amitié humaine et philosophique semble toujours
avoir apporté aux confrontations que ces deux auteurs ont pu
connaître la qualité d'un respect mutuel qui primait sur les
divergences. Suite à la publication de Soi-même comme un autre,
les deux penseurs procéderont à un échange
épistolaire qui illustre profondément l'estime que chacun avait
pour l'autre.
Nous verrons la pensée de Ricoeur et sa position par
rapport à Levinas d'après deux sources, suite à quoi l'on
présentera plus à part la responsabilité telle que
l'entend Ricoeur et la nuance qu'il apporte à la radicalité de
l'éthique levinassienne. Il y'a tout d'abord des entretiens et des
lettres échangées entre les deux auteurs sur leurs positions
respectives. Puis il y a surtout les études critiques et les lectures
que Ricoeur fait de la pensée de Levinas, notamment dans Soi-même
comme un autre et Autrement.
B) La confrontation Ricoeur - Levinas
C'est dans l'entretien cité plus haut que l'on peut
introduire le mieux les rapprochements et divergences des deux penseurs.
Levinas a l'habitude des entretiens et au moins trois livres qui
résument sa pensée sont des entretiens.
Publié dans un petit opuscule intitulée Levinas,
philosophe et pédagogue, par l'Alliance Israélite Universelle ou
Levinas a enseigné pendant de nombreuses années, cet entretien
commence d'emblée par une discussion éthique qui, en fait
constitue la trame de fond du débat qui animera jusqu'à la fin
les relations entre les deux hommes. Ainsi de la phrase par laquelle Levinas
lance le débat: « Il s'agit pour nous de savoir si autrui a
autant de valeur que moi-même ou si autrui est source de
valeurs. »127(*)
A cela on peut déjà poser un cadre
général que toutes les confrontations entre ces deux auteurs ne
feront que creuser et explorer. Levinas « incline plutôt pour
la deuxième solution »128(*) tandis que Ricoeur veut maintenir l'idée que
la responsabilité est impensable sans un sujet au préalable
déjà constitué. Si la différence apparaît
ici énorme, il semble qu'en réalité elle soit plus fine et
que le différend philosophique qui oppose les deux auteurs ne soit pas
à trace à grands traits. La question que va sans cesse soulever
Husserl est relié à cette primauté d'autrui dans la
relation éthique que Levinas veut maintenir contre un royauté du
moi. Ricoeur affirme en face que ce qu'autrui éveille comme
responsabilité en moi est cependant tributaire de ma constitution de
sujet. Ce souci même du sujet que manifeste Ricoeur prendra une forme
développée dans la dixième étude de Soi-même
comme un autre. Mais sa thèse est déjà exprimée ici
de façon claire: « si je ne suis pas constitué
responsable de mon dire, je ne pourrais pas comprendre ce que l'autre exige de
moi. »129(*)
Cela relève d'une raison plus profonde qui
sépare les deux penseurs. Levinas conçoit autrui sur le mode
d'une extériorité radicale, irréductible au même et
à la totalité. Ricoeur défend au contraire l'idée
nécessaire de découvrir autrui comme un alter ego, se
situant dans la lignée des la cinquième méditation de
Husserl, ou je découvre autrui comme un autre
« je », comme une « subjectivité
étrangère » certes mais demeurant subjectivité.
La piste de Ricoeur est en quelque sorte une synthèse de Husserl et de
Levinas qui est mise en perspective ici: il s'agit pour lui de maintenir
ensemble un « primat épistémologique du je et
un primat éthique du tu »130(*). Du coté du sujet
cela engage à une constitution préalable du sujet qui se pose non
pas exclusivement comme volonté de totalité mais comme capable de
relation. Le rapport à autrui qui est fondé chez Levinas sur la
rupture à partir de l'épiphanie d'autrui est chez Ricoeur
rapproché de l'intersubjectivité husserlienne, en ce sens qu'il y
a également un sens du même vers l'autre, une dissymétrie
inverse à celle de Levinas, ou le sujet a « une sorte
d'immédiateté de lui-même, tandis qu'autrui est connu
indirectement comme centre de ses propres pensées, de son propre
vouloir, de ses propres décisions. ». Du point de vue d'autrui
ensuite, Levinas récusait tout rapport de connaissance dans le rapport
éthique. C'est toute la dimension de l'éthique comme philosophie
première ou l'autre n'est pas d'abord connu ni appréhendé
mais ou le sujet expérimente sa passivité. Dans la relation
à autrui éclate la totalité. L'éthique
précède l'épistémologique et « si
l'éthique n'est pas prioritaire par rapport à
l'épistémologique, toute relation morale serait
compromise. »131(*) Or pour Ricoeur, il y a un rapport
épistémologique du sujet à autrui qui n'est pas
incompatible avec une relation morale. La raison est évoqué dans
Soi-même comme un autre mais on peut déjà la
présenter ici: Ricoeur ne suit pas Levinas dans sa conception de la
totalité. Dire à l'excès que la philosophie occidentale
est une philosophie de la totalité et de la séparation avec
autrui n'est pas assumé par Ricoeur, selon son propre mot132(*). La divergence sur ce
rapport entre sujet et altérité chez Levinas et Ricoeur est
cependant plus fine qu'on ne pourrait le croire.
C) La lecture de la responsabilité levinassienne
dans Soi-même comme un autre
Ce n'est pas seulement le concept de responsabilité
que Ricoeur va venir revisiter mais également le concept même
d'altérité et de la position levinassienne. Comme on l'a vu, la
divergence entre Levinas et Ricoeur implique bien le lien entre le fait de
savoir l'origine de notre responsabilité, ce qui nous y assigne et ce
qu'est la responsabilité. Ricoeur situe sa réflexion par rapport
à deux conceptions diamétralement opposées. La
phénoménologie husserlienne dérive l'alter ego de l'ego.
Husserl ne pense l'altérité que comme inter subjectivité.
L'altérité pensée par Husserl est soumis à la
sphère du propre. Tout ce qui n'est pas propre n'a pas la
capacité de résister pour Husserl au statut de
préjugé. Husserl part du propre et , dans un vocabulaire
levinassien, du même et de la totalité. Cette assimilation sera
remise en cause par Ricoeur. Le propre qui se fonde dans l'évidence
apodictique qu'a la conscience d'elle-même est premier, il est le lieu ou
se fonde la subjectivité. Le rapport à autrui est soumis à
ce schème. « La seule voie qui reste dès lors ouverte
est de constituer le sens autrui `dans' et `à partir' du sens
moi. »133(*)
Pourtant il y a un paradoxe déjà présent
chez Husserl dans sa notion d'altérité pour Ricoeur. La
sphère du propre constituée à partir de l'évidence
de la conscience et de la constitution égologique du corps, sur laquelle
s'appuie l'intersubjectivité, s'édifie elle-même avec
« le secours de l'autre qui m'aide à me rassembler, à
m'affermir, à me maintenir dans mon
identité »134(*), nous dit Ricoeur, reprenant les propos de Didier
Franck.
Il y a un lien profond entre l'altérité d'autrui
et la constitution égologique du sujet chez Husserl qui conduit à
un paradoxe. Le rapport à autrui reste une visée intentionnelle
de la conscience, mais qui vise autrui en tant qu'étranger. Husserl
parle d'apresentation pour distinguer de deux autres rapports de l'objet
à la conscience. Ce sont la représentation par signe ou par image
qui caractérise le mode de donation des objets de connaissance et la
donation originaire, immédiate, de la chair. Ce qui est
intéressant est que chez Husserl est déjà souligné
le caractère inconvertible en présentation objective d'autrui.
Pourtant le passage qu'opère Levinas de l'éthique à la
philosophie première ne trouve pas de possibilité dans la
philosophie de Husserl. Sa philosophie maintient le primat de la conscience
dans le rapport à autrui à travers une saisie analogisante
d'autrui comme corps propre sur le mode d'un alter ego. Ricoeur
précise que la merveille du transfert analogisante de Husserl est qu'il
introduit dans la dissymétrie manifeste d'autrui la possibilité
d'une ressemblance. En ce sens, ce transfert est à l'origine du sens
ego d'autrui mais non du sens alter
On voit bien alors l'apport singulier de Levinas pour qui
l'altérité ne se fonde pas à partir du sens
égologique du moi mais au contraire lui donne son sens. Levinas situe
l'altérité radicale diamétralement opposée à
une constitution égologique. Le projet de Levinas est asymétrique
de celui d'Husserl ici. Il ne s'agit plus de dessiner la constitution
égologique d'autrui mais son altérité. Levinas prend un
chemin inverse à Husserl pour deux raisons: d'abord au sens ou, chez
Husserl, la transcendance d'autrui n'est pas préservée mais
également au sens ou le sujet constitué exclusivement
égologiquement sombrerait dans la solitude de l'être, dans la
neutralité de l`il y a ou le malheur de la vie adamique, niant le
désir d`infini, ce qui ampute sa subjectivité du sens qu'il doit
prendre. Le désir d'autrui exploré dans Totalité et infini
est le sens profonde de l'humain contre une réduction du sujet à
un sujet englobant. La conception de l'altérité comme soumise
à la conscience de soi vue comme compréhension, comme englobant
est tronquée. Le fait est que la phénoménologie
husserlienne fait peu de cas de ce désir d'autrui inscrit dans la
constitution primaire de la subjectivité. Le sens éthique tel que
Levinas le met en lumière n'a pas de correspondant dans la constitution
husserlienne de la subjectivité et de l'intersubjectivité.
L'altérité n'est pas le corrélat d'une conscience de soi
mais il est le lieu de la passivité constitutive du sujet. Nourrie du
privilège néo-platonicien accordé au bien plus qu'à
l'être, le rapport à autrui tel que le conçoit Levinas
précède l'être. Le propos de Ricoeur dans ce passage de
Soi-même comme un autre n'est pas d'opposer deux auteurs mais de
présenter la nécessité de maintenir ensemble la
primauté gnoséologique ou égologique du sujet et la
primauté éthique du sujet, dans la compréhension que l'on
se donne de la relation éthique. Ce lien que Ricoeur cherche à
maintenir constitue pour nous la porte d'entrée à la question de
la réciprocité entre le sujet et autrui.
Il s'agit maintenant de suivre Ricoeur dans son étude
de la pensée de Levinas telle qu'elle se déploie dans
Soi-même comme un autre.
Ce qui caractérise d'abord Ricoeur au seuil de ce texte
est le fait de son détachement vis-a-vis du lien chez Levinas entre le
Même et une ontologie de la totalité qu'il déclare ne
jamais avoir assumé. Tout le projet de Soi-même comme un autre est
nourri d'une distinction pour Ricoeur fondamentale entre deux modes
d'identité du même, ipse et idem, que l'on ne
peut ici présenter que brièvement . L'identité
idem renverrait à la mêmeté du sujet, du Soi,
l'identité ipse renverrait non à l'identité du soi comme
telle au sens ou identité a pour corollaires mêmeté,
unicité et identification135(*) mais à une identité narrative comprise
comme désignation par soi d'un sujet de discours, d'action de
récit, d'engagement éthique, désignation de soi qu'a
constitué Ricoeur tout au long de son ouvrage. C'est le premier lieu ou
Ricoeur critique Levinas. Aux yeux de Ricoeur - mais cela apparaît
effectif dans la pensée de Levinas - la lecture du sujet par Levinas
porte une prétention « plus radicale que celle qui anime
l'ambition fichtéenne, puis husserlienne, de constitution universelle et
d'autofondation radicale » et qui exprime « une
volonté de fermeture, plus exactement une séparation, qui fait
que l'altérité devra s'égaler à
l'extériorité radicale. »136(*) La question se pose alors,
qui avait déjà été évoquée plus haut,
de savoir la légitimité de l'assimilation des philosophies de
l'être et de la phénoménologie husserlienne à une
ontologie de la séparation. Ricoeur montre bien le mouvement de rupture
qu'accomplit Levinas envers les philosophies de la représentation. Si
effectivement l'être et la subjectivité comporte cette
volonté de fermeture alors l'altérité est radicale ment
extérieure. La transcendance d'autrui devient alors similaire à
la transcendance du Tout-Autre. « C'est donc sous un régime de
pensée non gnoséologique que l'autre
s'atteste. »137(*) On peut penser aujourd'hui que la
représentation n'est pas nécessairement le corollaire de la
séparation et que la constitution égologique de Husserl n'est pas
strictement une constitution égotiste du sujet. De là même
la question du rapport nécessaire entre altérité et
extériorité.
Mais , partant de la lecture levinassienne, le rapport avec
autrui devient irrelation, ou relation asymétrique, autrui étant
la source de son appel comme de ma réponse à laquelle il
m'oblige. C'est bien la question que l'on peut poser à la suite de
Ricoeur dans l'entretien cité plus haut: seul un sujet constitué
dans la possibilité de la responsabilité peut répondre
de... Mettant cela en parallèle avec un article de Roger Burggraeve qui
développe l'éthique comme voie de salut pour le sujet138(*), nous nous demandons
à la suite de Ricoeur si d'une part une éthique sans ontologie ,
sans penchant gnoséologique du rapport à autrui, est possible et,
d'autre part, si dans ce cas-là, il ne demeure pas un problème
irrésolu dans le fait d'extraire le champ éthique du domaine de
la relation. La relation entre deux êtres n'est plus éthique, elle
demeure une relation d'économie et de compréhension mutuelle.
Quand Ricoeur souligne cette idée d'irrelation, il explicite le fait que
pour Levinas le rapport à autrui, dans son sens de visage, est un
rapport exclusivement éthique. Cette absence de mutualité et de
réciprocité se trouve face aux analyses aristotéliciennes
de Ricoeur dans la septième étude lors de son étude sur le
genre de l'amitié comme modèle du `vivre avec et pour
l'autre'139(*). Nous
allons revenir bientôt à ce passage.
Auparavant il convient de présenter cette idée
qui va traverser la lecture de Levinas par Ricoeur dans la dixième
étude, lorsqu'il relève dans la philosophie de Levinas un usage
quasi constant de l'hyperbole -opposition excessive et dialectique
fondée sur la dialectique entre les genres du Même et de l`Autre
« digne du doute hyperbolique cartésien et
diamétralement opposé à l'hyperbole »140(*) de la réduction
husserlienne à la sphère du propre. Cet usage constant de
l'hyperbole est aussi exploré dans Autrement ou Ricoeur présente
comment les notions principales développées par Levinas
relèvent à la fois d'un ton kerygmatique et d'un
« usage insistant du trope de l'hyperbole. Nous passerons d'une
étude à l'autre pour essayer de mieux présenter cette mise
en lumière des hyperboles de Levinas par Ricoeur.
Cet usage de l'hyperbole atteint les thèmes à
la fois du Même et de l'Autre. C'est d'abord l'hyperbole de la
séparation du Moi à laquelle répond l'épiphanie, la
manifestation du visage, hyperbole de la Hauteur et de
l'Extériorité. Hyperbole du Dire contre le Dit. La parole
d'autrui devient non pas d'abord un Dit qui ne viendrait pas de moi mais un
Dédire de mon propre Dit, ou l'assignation à la
responsabilité que requiert autrui se soustrait à mon dit et
à ma liberté séparatrice. Cette liberté
séparatrice est mis à défaut par le caractère
an-archique, sans commencement, encore une fois relevant d'un usage
hyperbolique de l'assignation et de l'injonction d'autrui. Cette
radicalité des hyperboles va alors jusqu'à la mise en otage du
sujet et la substitution du moi à l'Autre, éliminant la
possibilité de penser le « me voici » comme un acte
d'offrande, ce qui renverrait à une emprise du sujet sur
lui-même141(*).
Levinas va jusqu'à parler de la responsabilité comme expiation.
L'autre ne m'amène plus seulement à une proximité mais
réellement une substitution. Levinas va encore plus loin:
« c'est de par la condition d'otage qu'il peut y avoir dans le monde
pitié, compassion, pardon et proximité. Ce caractère
hyperbolique de Levinas mène Ricoeur à mettre en lumière
plusieurs paradoxes en même temps qu'il formules des réponses.
Nous allons essayer de leur donne un tour concis.
D) L'alternative de Ricoeur
Tout d'abord, une telle conception de la
« relation » éthique mène à l'impasse
pour Ricoeur en ce sens que l'hyperbole de la séparation rend impensable
la distinction entre soi et moi et la formation d'un concept
d'ipséité défini par son ouverture et sa fonction
découvrante »142(*) que nous avons déjà
présenté plus haut.
Cette distinction soulignée entre soi et moi qui
soutient la distinction entre idem et ipse, Ricoeur la
maintient et la déploie tout au long de l'ouvrage. « Dire soi
n'est pas dire moi. »143(*) Cette distinction que Levinas lui-même
signifie dans Autrement qu'être144(*) et qui implique la primauté de l'analyse
réflexive sur la position initiale du sujet n'est pas ce qui est
fondamental ici. Ce qui est important est qu'il fonde un sujet dont la
constitution comprend déjà l'engagement éthique.
L'argument qui va ensuite se déployer pour
éviter cette impasse de la séparation est de penser le sujet non
plus seulement séparé mais préparé à la
responsabilité, cependant d`une manière autre que dans le
Désir d`infini qui habite le sujet levinassien.
L'extériorité et la hauteur d'autrui qui, chez Levinas, est le
fondement de l'éthique, s'achève dans la réponse du sujet.
Or pour Ricoeur, cette réponse présuppose « une
capacité d'accueil, de discrimination et de reconnaissance, qui
relève à mon sens d'une autre philosophie du Même que celle
à laquelle réplique la philosophie »145(*) de Levinas. Cette
capacité pour Ricoeur implique une structure réflexive et un
rapport gnoséologique à autrui. Ricoeur souligne également
la nécessité que cette capacité soit aussi une
capacité de discernement, du fait que la figure d'autrui pour lui ne se
réduit pas uniquement à celle du maître qui formule un
commandement. « Que dire de l'autre quand il est le
bourreau? »146(*) C'est bien ici un des apports paradoxaux de la
philosophie de Levinas que nous n'avions pas soulevé jusqu'alors. Le
visage d'autrui, bien que Levinas le singularise, est en fait le visage de tout
autre personne humaine ( la question de savoir si la transcendance
éthique apparaît dans d'autres réalités a
été questionnée par Adrian Peperzak147(*) )ce qui permet de
reconnaître en tout homme la trace du commandement « tu ne
tueras pas », quel que soit son comportement. L'apparition de la
justice et du droit apparaît à partir de là comme un autre
point de divergence entre Levinas et Ricoeur.
Ricoeur soutient ensuite la nécessité qui
incombe à « l'intériorisation de la voix de l'Autre par
le Même » du langage et du fait que celui-ci apporte ses
ressources de communication, donc de réciprocité? Ricoeur
réintroduit ici la nécessité de la relation. Pour qu'un
commandement soit entendu, il faut une base de compréhension mutuelle,
un terrain dialogique.
Enfin Ricoeur conclut cette lecture critique de Levinas en
soulevant l'idée que c'est dans la substitution que l'on voit le mieux
le sujet éthique. La substitution qui jaillit de l'assignation à
responsabilité fait passer le sujet « de la passivité
la plus totale [...] à un élan d'abnégation ou le soi
s'atteste par un mouvement en lequel il se démet. »148(*) Ricoeur ramène alors
( non seulement dans Soi-même dans un autre mais aussi dans une lettre
qu'il écrit peu après à Emmanuel Levinas, lui-même
faisant le lien ) ce thème de la substitution à l'attestation de
soi, qu'il déclare être « la clé de voûte
de son entreprise »149(*) dans un lien que développera Marc Faessler,
dans un article ou il rapproche l'attestation de l'un de l'élection de
l'autre.
Toutes ces remarques que Ricoeur superpose à sa lecture
de Levinas ne sont cependant pas suffisantes pour comprendre une alternative
à l'éthique de la responsabilité de Levinas.
C'est, comme nous l'avions déjà annoncé,
dans la septième étude que Ricoeur, en se situant encore par
rapport à Levinas, pose une réflexion éthique ou est
réintroduite les notions de réciprocité et
d'amitié. Pour lui l'injonction à la responsabilité que
propose Levinas n'est pas antinomique d'une estime de soi qui soit
première.
Ricoeur appelle Aristote pour fonder sur sa pensée une
éthique de la mutualité et de l'amitié ou la relation
à autrui est comprise comme amitié réciproque.
L'amitié chez Aristote a ceci d'intéressant qu'elle implique une
égalité mais également un désintéressement.
Il y a cette mutualité de l'amitié qui fait que chaque ami
« aime l'autre en tant que ce qu'il est. »150(*)
Cela est entendu au sens ou l'amitié n'est pas
fondée sur le plaisir ou l'utilité de l'autre - auquel cas il
s'agirait de cette économie totalisante de Totalité et infini -
mais fondé sur le bon.
Ce qui est le plus fondamental pour nous dans cette analyse et
que nous croyons être un appui fort pour questionner des aspects
peut-être flous chez Levinas, est cette première discussion avec
Levinas que produit Ricoeur suite à son analyse aristotélicienne.
Ricoeur questionne plus en avant ce point que nous avons évoqué
tout à l'heure, à savoir le fait de réduire le visage au
maître de justice. Ce point de discussion se trouve justifié dans
le sens ou il implique l'appel d'autrui comme un injonction qui nous oblige
à l'obéissance. La première chose que note Ricoeur est que
de fait « l'assignation à responsabilité n'a pour
vis-à-vis que la passivité d'un moi
convoqué »151(*).
Tout d'abord pour Ricoeur signifier l'éthique de cette
façon revient à fonder la responsabilité dans une
injustice. Le soi est obligé par l'autre de se trouver coupable. Cela
n'est pas pour Ricoeur légitime dans le sens ou la compassion et le
pardon ont ici précisément ce paradoxe de ne jamais
rétablir l'égalité et la commensurabilité. Face
à cela la question se pose de la valeur de la naissance du politique par
la présence du tiers. Étant donné que le face à
face n'amène aucune égalité et possibilité de
vivre-ensemble, compris comme une communauté égale, nous trouvons
face à un paradoxe. Le fait du tiers implique bien une
nécessité de remettre en selle l'égalité et
l'équité. Mais en même temps il semble que de fait
éthique et politique demeures à jamais séparés. On
ne voit pas comment peut se produire une quelconque incidence du domaine
éthique sur le domaine politique.
En second lieu, Ricoeur revient à une distinction
faite auparavant entre éthique et morale, soulignant que le registre de
l'injonction et de l'obéissance au devoir est moral plus
qu'éthique. Il appartient plus à la norme qu'à la
visée éthique152(*). Or c'est bien ici, dans notre travail sur la
responsabilité, la visée qui est questionnée plus que les
normes et les procédures morales.
Pour Ricoeur, « il importe de donner à la
sollicitude un statut plus fondamental que l'obéissance au
devoir. »153(*)
Ricoeur substitue à l'injonction et au commandement du
visage une « spontanéité bienveillante » qui
serait intimement liée à l'estime de soi, mais cependant
impliquant un réel « pour l'autre » du soi dans
l'action. Le fait est que la démarche diffère de celle de Levinas
au sens ou le sujet n'est plus seulement marqué par sa passivité
face à autrui mais également par une capacité de
reconnaissance que l'on a déjà évoquée. Là
ou Levinas faisait jaillir la bonté du sujet de sa condition d`otage et
de persécuté, il semble que Ricoeur mette mieux en lumière
la dynamique du sujet disant: Me voici. La responsabilité n'est plus
d'abord « irrécusable », donnant à
l'intériorité du sujet une vacuité insoutenable. Ricoeur
permet ainsi que « du fond de cette spontanéité
bienveillante [...] le recevoir s'égale au donner de l'assignation
à responsabilité, sous la guise de la reconnaissance par le soi
de la supériorité de l'autorité qui lui enjoint d'agir
selon la justice. »154(*)
Ce qui semblait flou chez Levinas était la
réponse du sujet à cet appel du fait même de la
passivité du sujet. Cette spontanéité mise en avant par
Ricoeur a le mérite de compenser la dissymétrie initiale,
résultant du primat de l'autre, par le mouvement en retour de la
reconnaissance. »155(*)
E) Échanges
Il est de bon ton pour conclure cette partie qui nous met sur
la route d'un questionnement plus personnel de souligner le fait que, soutenu
par une amitié réelle, les deux auteurs jouent cependant sur un
terrain non dialectique. Nous faisons référence ici à
l'échange épistolaire qu'eurent les deux auteurs suite à
la publication de Soi-même comme un autre.
Levinas de son coté semble parler de cette
spontanéité qu'il appelle charité originelle et
primordiale, comme gratuité en face du visage d'autrui. Cependant il
maintient le caractère fondateur de la subjectivité dans la
responsabilité initiale et incessible. La dignité du sujet est
une dignité non d'être séparé mais d'élu.
Ricoeur répond à son tour que s'il s'avère quelque
différend, c'est qu'il maintient que « le visage de l'autre ne
saurait être reconnu comme source d'interpellation et d'injonction que
s'il s'avère capable d'éveiller ou de réveiller une estime
de soi »qui resterait « infirme hors de la puissance
d'éveil issue de l'autre. »156(*)
Ce que l'on veut dire lorsque nous parlons d'un terrain non
dialectique est qu'en réalité les deux auteurs, malgré une
infranchissable faille, manifestent tous deux la nécessité
éthique d'un pour l'autre. Ce qui manque sans doute à Levinas et
que l'on peut octroyer à Ricoeur est l'idée que le sujet
responsable n'est pas la figure de l'otage mais de l`homme libre. L'apport de
Ricoeur est intéressant en ce sens ou il souligne la
nécessité, sans doute nourrie d'Aristote, d'une sagesse pratique
du sujet, dont l'éthique ne se limite pas uniquement à
obéir mais à agir.
Cependant la pertinence de Levinas demeure dans cette
abnégation de soi qu'implique la tenue de la responsabilité,
compris justement comme desinteressement, charité originelle. Le point
mouvant est que cette charité n'est pas compris chez Levinas comme don
de soi au sens d'acte libre et spontané mais uniquement comme
réception d'une injonction au sein de la passivité.
Cette question de la responsabilité se trouve alors
liée davantage à une autre question qui est celle de notre
rapport à autrui. Poiriè avait souligné chez Levinas cette
ambivalence de la position du sujet face à autrui
II La question de la responsabilité
Au terme de cette traversée de la pensée de
Levinas et également à travers une lecture ricoeurienne,
plusieurs questions se sont ouvertes, que nous voulons essayer de
présenter ici comme des pistes de réflexion pour penser la
responsabilité après Levinas et Ricoeur.
Il s'agira non pas de présenter des conclusions
à ces questions mais de tenter de les développer. Bien sur le
fait est que des remises en questions nous sont apparues nécessaires au
cours de ce travail ou l'on tente de comprendre ce qu'est la
responsabilité humaine, sur la base de la pensée levinassienne.
Il convient donc de présenter les questions que nous voudrions poser
à Levinas de son vivant et d'illustrer les points de discussion qui
jaillissent de ce travail. C'est donc un travail non seulement d'ouverture que
l'on entame ici mais également doublé d'un questionnement
critique avec, nous l'espérons, des éléments de
réflexion qui permettent d'aller plus loin.
A) La source de la responsabilité
Cette question - savoir d'ou provient notre caractère
d'êtres responsables, question sur laquelle Levinas et Ricoeur ont
discuté de façon claire, est en quelque sorte la clé de
voûte de ce travail. En effet, comme cela a été
souligné plus haut, on ne s'intéresse pas ici à la
question de la constitution normative et juridique du concept de
responsabilité ainsi que de ses implications pratiques. La question qui
a été posée en introduction est plutôt celle de
mettre à jour la constitution éthique de la
responsabilité, rejoignant ainsi la recherche de nos deux auteurs,
qu'elle se fonde pour l'un dans une injonction d'autrui ou pour l'autre dans
une « spontanéité bienveillante ».
La question que l'on pose ici est de savoir alors ce qui rend
responsable le sujet, ou cette responsabilité trouve sa source. La
philosophie de Levinas oblige à ce sujet à une première
question. Il s'agit de questionner la valeur que prend l'épiphanie du
visage comme injonction à la responsabilité et mise en otage du
sujet dans un cadre de philosophie éthique. La rencontre avec autrui
n'est pas toujours le corollaire de l'entente d'un ordre. Le problème
est, mais Levinas le sait, que cette expérience n'est pas
phénoménologique. Elle n'est pas intelligible au sens propre.
Elle est vécue sans être thématisée ou
thématisable. Le contre-argument se trouve justement dans
l'expérience que tout un chacun fait souvent de l'indifférence
éprouvée. Non pas que la responsabilité comme
non-indifférence ne soit qu'une utopie. Mais il se trouve, comme
François Poiriè l'a mis en lumière que, face à
autrui, le sujet éprouve deux sentiments contradictoires: la violence et
la bonté. La question que l'on veut poser à Levinas est de savoir
s'il suffit à la responsabilité de jaillir de la faiblesse de
l'autre, ce que l'expérience contredit. L'expérience du visage
d'autrui telle que Levinas la propose a cette faiblesse de ne pas conduire
systématiquement à la responsabilité tout en se destinant
à ce but. Comment admettre à partir de là que le sujet
soit otage d'autrui, dans une passivité extrême? Comment articuler
la réponse du sujet avec sa passivité?
1) Parabole de la responsabilité
On propose ici par anticipation l'idée que la
responsabilité envers autrui ne semble ni absolue
( obligatoire) ni impossible, elle est relative à la
position que prend le sujet face à autrui. Ici une telle proposition
échappe à Levinas en ce qu'elle engage à penser que cette
mise en responsabilité, cette assignation ne dépend pas
uniquement de l'apparition d'une faiblesse, d'une nudité d'autrui. Cette
responsabilité ou cette charité dont parle Levinas n'est pas
nécessairement incessible. Pour explorer cette hypothèse, nous
faisons appel à un passage, dont nous aurions pu user tout au long de ce
travail, de l'Évangile selon Saint Luc, la parabole du bon samaritain.
Cette parabole trouve son intérêt ici en ce qu'elle
présente cette relativité de l'acte responsable de manière
flagrante. Face à ce qui est une parfaite image du visage nu et faible,
trois personnages, trois passants adoptent des positions différentes.
Tandis que deux manifestent une indifférence profonde, un seul
s'arrête. Ces deux passants qui ne s'occupent pas d'autrui existent dans
la pensée de Levinas. Ils sont même omniprésents. Ce sont
l'image même de la violence de l'ontologie totalisante qui vit dans la
séparation et l'indifférence. Le paradoxe réside dans le
fait que cette séparation est nécessaire pour qu'apparaisse le
visage d'autrui dans sa transcendance et ainsi un appel, un ordre à en
être responsable. Mais le contre argument est que ces deux passants
n'entendent pas l'appel, ne peuvent pas ou ne veulent pas l'entendre. Ainsi on
aperçoit bien la relativité de cet appel et de cette injonction.
Elle est relative à une capacité que manifeste le samaritain, une
capacité de reconnaissance. Il ne s'agit pas de dire avec Levinas que la
rencontre de l'autre me rend responsable de lui de façon incessible,
d'une autre façon encore de dire que la responsabilité est
obéissance précédant ma liberté. Un passant sur
trois a obéi. On découvre ici par rapport à ce
problème la pertinence de Ricoeur. La responsabilité du sujet
n'est pas une réponse à l'appel de l'autre comme
obéissance mais comme acte libre. La bonté dépend de mon
vouloir. Il y a une question de volonté libre que Levinas a
laissé de coté, réduisant cette volonté à la
sphère de la thématisation. La volonté est pour Levinas
une capacité de commencer qui, pour lui, est dépassée par
le caractère an-archique de l'appel d'autrui à ma
responsabilité. Je ne suis pas responsable de ma responsabilité
ainsi que de mon amour chez Levinas. Cela est admissible et justifiable mais
cette responsabilité qui nous dépasse demeure confrontée
à l'indifférence. Il apparaît ici sans doute que
responsabilité et liberté soient indissociables. En effet dans la
parabole citée plus haut, un seul est responsable; celui qui a
répondu et « qui a exercé la
miséricorde »157(*). La question serait posée de savoir s'il
avait pu ne pas le faire.
Le fait est que Ricoeur met mieux cela en lumière quand
il parle d'une capacité de reconnaissance qui procède du sujet,
qui du même coup permet de repenser la responsabilité envers
l'autre sur le mode de la relation, idée qui conditionne toute les
développements ultérieurs.
2) Volonté et personnalisme: l'apport de K.Wojtyla
A ce point de la réflexion, il semble peut-être
qu'il faille repenser la notion de volonté comme comprenant une
dimension de passivité et une dimension d'activité.
Ici peut s'opposer à Levinas l'idée que la
volonté du sujet n'est peut-être pas nécessairement une
volonté hégémonique, autarcique et qu'il est possible
d'envisager la volonté autrement. Il est sur que le concept moderne de
subjectivité fait une part belle voire exclusive à l'homme actif,
autonome dans son action. Ici est particulièrement présent Kant
et sa morale de l'impératif. Le sujet est autonome, il se
détermine lui-même. Cela est repris jusque dans le personnalisme
avec la notion d'autodétermination, développée par Karol
Wojtyla, par exemple. Cependant une éthique telle que l'éthique
personnaliste nous montre que cette notion d'autodétermination n'est pas
nécessairement incompatible avec la dimension d'une éthique
fondée dans la relation avec autrui, ou autrui apparaît comme une
fin plus qu'un objet éthique. Nous pensons aux analyses qui jalonnent
son ouvrage d'éthique Amour et responsabilité,
notamment le prolongement que Wojtyla fait de la morale kantienne et qui
semble ouvrir non seulement à la singularisation éthique,
accomplie par Levinas, dans le visage d'autrui mais également à
un maintien de la liberté humaine comme capacité de se
déterminer par rapport à autrui. Il écrit:
« Kant a formulé ce principe élémentaire de
l'ordre moral dans l'impératif: `agis de telle sorte que tu ne traites
jamais la personne d'autrui simplement comme un moyen, mais toujours en
même temps comme la fin de ton action.' [Le] principe personnaliste, qui
est repris par Ricoeur de façon similaire sous le nom de Règle
d'Or158(*), ordonne:
`chaque fois que dans ta conduite une personne est l'objet de ton action,
n'oublie pas que tu ne dois pas la traiter seulement comme un moyen, comme un
instrument mais tiens compte du fait qu'elle-même a, ou devrait avoir, sa
propre fin.' » 159(*). Le fait est que l'éthique personnaliste qui
soutient les analyses de Karol Wojtyla remet en selle une conception de
l'éthique non plus seulement fondée dans une loi
intérieure mais dans l'amour d'autrui. question qu' a excellemment
posée Levinas est bien de savoir si cette morale n'est pas en fait le
voile posé sur une primauté du sujet se donnant à
lui-même ses propres lois, dans une indifférence à autrui.
Or Wojtyla offre ici une alternative intéressante. Le commandement ou le
principe dont parle, à la suite de Kant, Wojtyla est le commandement de
l'amour. La norme personnaliste trouve sa valeur dans une estimation d'autrui
qui présuppose une reconnaissance non auto déterminée. Ce
qui implique que le sujet éthique ne soit pas juste compris comme se
donnant des lois. Le sujet éthique est d'abord un sujet pour l'autre, un
sujet qui accueille autrui comme objet d'amour et de responsabilité.
3) la volonté reconsidérée: l'apport de
M.D Philippe
Nous devons alors nous poser la question de savoir si l'on
peut repenser la volonté autrement?
La volonté du sujet est-elle une volonté de
commencement, de domination, une arché comme l'entend Levinas ainsi que
d'autres critiques de la modernité (Nietzsche, Sloterdijk) à
propos de la volonté moderne? Ne peut-on pas penser d'une certaine
façon la notion de la volonté de la personne sur le modèle
justement de la réponse et de l`engagement éthique?
La volonté peut être comprise comme
capacité d'accueil avant d'être capacité de domination.
Elle ne se définirait plus alors comme capacité
d'effectivité et de liberté première ( au sens moderne)
mais de réceptivité. C'est exactement le cas de l'amour voire de
l'amitié qui comporte un aspect extatique. L'amour fait passer autrui de
la catégorie de moyen à la catégorie de fin. Cette
distinction est celle que fait Wojtyla entre aimer et user. Il rejoint bien
Levinas ici, à ceci près, et c'est bien l'intérêt de
notre réflexion que Wojtyla maintient une effectivité du sujet
dans l'amour et, de fait, dans la responsabilité.
Il faut cependant aller plus loin et dire que la
responsabilité dépend d'un choix libre du sujet de se soumettre
à autrui, non pas en tant qu'esclave mais en tant qu'ami. En
réalité, on peut accorder à Levinas que son usage
poussé de l'hyperbole, qui aille jusqu'à faire du sujet un otage
coupable plus que tous, cache une profonde pensée de l'amitié.
Cependant il faut à la suite de Ricoeur maintenir en lumière la
nécessité de penser la responsabilité autrement que comme
un devoir même fondé dans une rencontre personnelle avec autrui.
Ici le lien souligné entre la responsabilité
exercée envers autrui et le choix libre nécessite alors une
développement plus poussé. Nous faisons référence
ici à une analyse de Marie Dominique Philippe sur la genèse de
l'amour pour autrui, de sa naissance à son effectuation,
rapportée dans un ouvrage collectif sur la question de la
responsabilité dirigé par Frédéric Lenoir160(*).
Dans un certain sens, il se situe dans la lignée de la
pensée de Levinas pour critiquer d'une par le primat de la
liberté dans la pensée des modernes et, d'autre part, penser le
primat d'une passivité qui soit dans la rencontre avec autrui, au
fondement de l `éthique. Ricoeur, dans sa postface à ce
même ouvrage rapporte d'ailleurs cet aspect levinassien de
singularisation du fondement de l'éthique. Une première
distinction apparaît cependant: dans cette rencontre avec autrui, Levinas
présente autrui comme nu et faible, caractère qui justement
interpelle le sujet. Or Philippe se tait sur ce qui, en l'autre, attire et
provoque réellement l'amour du sujet et l'appelle à la
responsabilité. Il y a sans doute quelque chose de précieux
à découvrir dans l'usage de la notion de singularité chez
l'un et chez l'autre. L'emploi qu'en fait Levinas n'est-il pas en confrontation
avec une universalité du visage chez ce même auteur? Ricoeur
lui-même s'est posé la question de l'univocité de la figure
de l'autre chez Levinas161(*). Du même coup ce que Levinas a peut-être
négligé est que l'amour du sujet pour autrui est aussi toujours
personnel, il n'est pas unique. Nous renouant à la parabole citée
plus haut, cela semble expliquer le caractère de l'indifférence
des deux passants qui ne reconnaissent en l'autre que l'antithèse de ce
qu'il croient être bons pour eux.
Là ou Philippe se sépare une deuxième
fois de Levinas, c'est en soutenant que l'amour de l'autre qui fonde ma
responsabilité n'est effectif, n'est réel que si je l'accepte et
m'y engage. Auparavant, l'amour n'est qu'une virtualité. « La
responsabilité se fonde sur l'expérience fondamentale d'un amour
personnel »162(*) qui n'engage aucunement la liberté du sujet
et la précède mais elle ne se réduit pas à cela. La
responsabilité nécessite un passage pour passer d'une union
« affective » à une union
« effective », selon les mots de l`auteur. Or ce passage
nécessite de la part du sujet un choix libre. Levinas semble, dans cette
analyse, manquer ce moment du passage compris comme acte libre, subjectif,
personnel. Tout du moins il ne développe pas cette effectuation libre de
la responsabilité, si ce n'est dans le « me voici »
mais qui apparaît plus comme une obéissance à un devoir
qu'un choix libre.
L'acte éthique apparaît alors primordialement
comme une capacité d'accueillir autrui dans une expérience
fondamentale ou l'autre devient celui que j'aime. La responsabilité
trouve là sa source dans l'expérience d'une rencontre personnelle
avec autrui et de la naissance d'un amour personnel pour autrui. Mais cet acte
et cette volonté éthique est aussi la capacité de faire de
cet intention de bonté une position éthique effective, un
engagement, un se vouer à l'autre, selon l'expression de Levinas.
Il apparaît au terme de cette première question
que la personne (nous essaierons dorénavant d'employer la notion de
personne, du fait que celle-ci colle mieux avec l'idée de
passivité que la notion de sujet, pétrie dans la philosophie
moderne comme liberté première) semble revêtir dans son
aspect éthique un caractère double, à la fois
capacité d'accueil et de décision, de réceptivité
et d'effectivité, de « détermination » et de
liberté. Cet emploi du mot détermination pour signifier la
prééminence de l'attrait pour autrui sur ma liberté est
sans doute peu clair mais il illustre bien ce caractère insaisissable
dans la pensée de Philippe de ce qui, chez l'autre, nous pousse à
l'aimer, suscite en nous un amour profond.
La question que l'on peut d'ores et déjà poser
à ce dernier est bien de savoir quel rapport un tel amour peut bien
entretenir avec le caractère normatif de la morale. Mais cela est une
question auxiliaire à laquelle on peut juste répondre en
ouverture que la question des normes morales vise peut-être à
structurer non pas les fins mais les moyens de l'éthique.
B) Responsabilité, réciprocité et
différenciation.
Un autre point nous pousserait à questionner Levinas
voire à tenter de le dépasser. La responsabilité telle que
la présente Levinas, comme un se vouer à l'autre, apparaît
dépourvu de toute notion de réciprocité. En ce sens,
l'amitié est diamétralement autre que la responsabilité.
Il semble que cela soit dû chez Levinas au fait de lier la
réciprocité à l'intéressement. La
réciprocité serait l'apanage de l'égalité et de
l'équité, notions qui conviennent plus à une justice
politique et de fait, comme cela est présenté dans
Totalité et infini, à la guerre. Ce que je te donne, donne-le moi
à ton tour, telle est l'intéressement que Levinas combat et qui
semble bien être de l'ordre d'une réciprocité.
A cela, une autre question se superposera, à savoir la
question du fait de la différenciation des rapports humains. Cette
expérience, cette rencontre avec autrui a-t-elle les même
modalités s'il s'agit du rapport entre l'enfant et le père que
s'il s'agit du rapport entre deux frère ou deux époux? Ce que
nous aurons vu de la question de la réciprocité jouera son
rôle à plein par rapport à la question de la
responsabilité que j'entretiens vis-à-vis de mon prochain et de
ce qu'il est pour moi. Il semble ici qu'on ait affaire à ce que nous
voulions éviter tout à l'heure, à savoir une
réflexion pratique sur les modalités concrètes de la
responsabilité, dans un étude normative de la moralité.
Cependant l'étude de la différenciation des rapports humains
semble impliquer plus que des questions de normativité. En effet la
question est de savoir si la structure du face à face ou naît
l'amour est tributaire de cette différenciatrice. Rencontre-t-on l'autre
d'une façon indifférenciée, quel que soit son rapport
à nous? Avons-nous la même responsabilité et plus
profondément le même amour pour un frère que pour une
épouse ou un salarié.
1) Responsabilité et réciprocité
Wojtyla écrit: « le désir de
réciprocité n'exclut pas le caractère
désintéressé de l'amour. »163(*)
Il semble pourtant bien que la réciprocité soit
comme le signe d'une volonté de penser d'abord à soi et à
fonder l'amour que nous portons à l'autre sur ce qu'il nous apporte et
non sur ce qu'il est. En ce sens, la volonté d'une
réciprocité serait donc parfaitement en contradiction avec
l'idée d'une responsabilité qui nous détermine à
nous soucier de l'autre de façon gratuite.
Le propos de Wojtyla apparaît donc comme contradictoire
puisqu'il unit ensemble deux réalités qui en elle-mêmes
s'opposent. Pour comprendre sa pensée, il faut tenter de mieux percer le
rapport nécessaire entre amour et réciprocité. Nous
parlions plus haut d'amour personnel. Nous devons aller plus loin en montrant
l'aspect interpersonnel de l'amour et donc de la responsabilité.
L'idée soutenue ici serait que la responsabilité trouverait sa
forme la plus achevée dans l'amitié. Or pour Levinas la
responsabilité serait achevée « dans la gratuité
du hors-de-soi-pour-l'autre, dans le sacrifice ou la
possibilité du sacrifice, dans la perspective de la
sainteté »164(*). Si l'on maintient les développements
opérés plus haut, il apparaît qu'un responsabilité
ne prend tout son sens comme réponse qu'en tant qu'elle est
exercé par le sujet sur la base d'un choix libre. Sans quoi cette
relation ne demeure qu'une virtualité somnolente qui finirait par
s'éteindre. De la même façon qu'un appel sans
réponse demeure vide et finit par se perdre à la manière
d'un écho sur des sommets isolés, l'amour éprouvé
pour une personne doit amener à un choix libre pour être effectif
du point de vue de la personne attirée. Cependant ce n'est pas
suffisant. Ce qu'il faut reconnaître à la suite de Wojtyla est que
non seulement l'amour mais également la responsabilité ne peut
s'effectuer que s'il y a réciprocité. Du point de vue de
l'amitié, la relation ne peut se développer que si non seulement
une mais deux personnes posent le choix libre de faire de l'autre leur ami. Du
point de vue de la responsabilité, la réciprocité semble
nécessaire par le simple fait que notre responsabilité se situe
toujours envers un ami.
Ici, une objection surgit qui déclare que l'on n'est
pas responsable uniquement de ses amis. Je me sens également
responsable ( voire coupable) de souffrances que pourtant je n'ai pas
contribué à créer.
Une telle objection peut provenir de ce que l'on
conçoit encore la responsabilité comme un devoir, une
obéissance à ce qui, d'un point de vue strictement pratique, ne
nous concerne pas.
Si tel est le cas, on répond que c'est une
expérience de la bonté de l'autre qui nous fait désirer
être responsable pour lui. Autrement dit, nous ne sommes pas
obligé de nous sentir coupables des atrocités qui ont lieu de
l'autre coté de la planète. Cependant il convient de savoir s'il
est possible de faire procéder une responsabilité plus
étendue de son fondement interpersonnel. L'enjeu ici est bien de pouvoir
penser que des questions politiques dépassant le cadre interpersonnel
peuvent se nourrir de la responsabilité éthique. Cela rejoint
d'une certaine façon notre deuxième question sur la
différenciation des rapports humains.
Pour en revenir à l'objection, il convient de
préciser: la responsabilité s'exerce toujours par rapport
à une personne que nous considérons comme bonne pour nous, en un
mot, que nous aimons et que nous estimons. De fait la question n'est pas de
savoir si, dans nos agissements éthiques étendus au-delà
de la sphère interpersonnelle telles que l'action politique, sociale ou
humanitaire, la noblesse de nos actes est entachée par une recherche
d'intérêts qui s'octroieraient de façon abusive le nom de
réciprocité. La question est de reconnaître qu'accepter que
notre action en faveur de l'autre puisse recevoir d'autrui une action
réciproque n'est pas foncièrement immoral, de même que de
désirer cette réciprocité. Il y a ici une idée qui
peut-être est à ,prendre plus en compte. L'acte éthique
serait non pas seulement aussi fondé sur une reconnaissance de l'appel
que nous fait l'autre de le servir mais également reconnaissance de la
capacité d'autrui à devenir pour nous cette personne responsable
que ce soit dans les relations interpersonnelles, sociales ou politiques.
2) Responsabilité et différenciation des
rapports
Cette question, grâce aux développements qui
viennent d'être accomplis, n'oblige pas à de longs
développements ici. Cependant elle garde toute son acuité au sens
ou elle déploie ce fondement interpersonnel de la
responsabilité.
En un autre sens, elle garde aussi son sens interrogatif par
rapport à la philosophie de Levinas et le lien qu'il déploie
entre fraternité et et responsabilité. Autrui serait comme un
frère pour qui je me sacrifie. Cette pensée de la
fraternité que Catherine Chalier développe dans un de ses
ouvrages a le mérite de penser le rapport à autrui sur le mode
à la fois d'une différence radicale entre deux êtres et en
même temps d'un lien éthique les unissant. Ce que l'on veut
questionner ici est de savoir si ce modèle de la fraternité
convient à tous les rapports humains pour penser la
responsabilité. Ce qu'on a exploré de l'amitié
réciproque nous pousse à penser que peut-être ce
schème de la fraternité trouve une limite dans la
responsabilité que par exemple un mari porte pour sa femme. Nous sommes
poussés à évoquer Jacques et Raïssa Maritain qui
avaient développé cette relation fraternelle au sein de leur
couple. Nous pensons également aux belles analyses que fait C. Chalier
du Cantique des Cantiques. Même nous partons de ses propos pour
étudier ce rapport entre fraternité et amitié. Elle tire
de la situation des premières communautés chrétiennes ce
rapport entre amitié et fraternité, chacun des membres se voyant
non seulement comme amis dans le Christ mais comme frères, par leur
filiation commune au Père. Cette fraternité universelle repris en
dehors-même d'un cadre chrétien ( nous pensons à Gandhi)
est précieuse pour rehausser le respect humain dans des lieux ou il peut
arriver que l'on ne considère les autres que comme des objets. Mais
comme nous l'avons annoncé plus haut, la responsabilité qui lie
deux ou même trois frères n'est peut-être pas
universalisable à tout rapport de responsabilité.
Envisager une telle question implique que l'on trouve un
caractère distinctif qui permette distinguer des modalités dans
les rapports interpersonnels ou la responsabilité est engagée,
que ce soit la filiation, la fraternité, la conjugalité, etc.
Revenant à une idée énoncée plus
haut à partir de la pensée de Ricoeur qui fait appel à une
capacité de discernement nécessaire face au visage d'autrui.
Cette capacité de discernement n'est-elle pas justement liée au
fait qu'il y'a un lien entre la relation entretenue avec l'autre et la
façon dont doit se déployer dans cette situation précise
notre responsabilité. C'est à partir du rapport nécessaire
entre notre responsabilité envers autrui et les actes par laquelle nous
l'exerçons que nous pouvons soutenir le fait d'une concaténation
entre la relation singulière avec autrui et notre responsabilité.
De fait, la responsabilité qu'exerce un époux envers sa femme est
liée à la nature même de leur relation qui n'est pas
semblable à celle qu'entretient le samaritain avec cet homme
blessé sur le bord de la route. De même cela conditionne aussi les
rapports appartenant plus au milieu politique. Le lien qui semblait difficile
entre l'éthique et la politique chez Levinas semble ici possible. Si
l'on pense que la relation interpersonnelle, sans être
déterminée, demeure conditionnée par l'environnement et le
conditionnement social, professionnel et même la modalité
particulière qu`elle prend, alors il se trouve établi un lien
entre le fait de reconnaître autrui comme bon et comme fin qui nous
oriente et son rapport à nous qui peut n'être pas
nécessairement fondé sur une amitié interpersonnelle. Sans
doute le fait que Levinas ne se soit attelé qu'a penser la
responsabilité sans ses implications pratiques concrètes ne
signifie pas que son éthique au sens concret, sa vie éthique n'en
ait été dépourvue de connaissances. Mais face à
cela, il semblait important de reconnaître que les implications
éthiques pratiques participent de la responsabilité et
conditionnent de fait le projet de repenser l'éthique comme aventure du
se vouer à l'autre.
C) La sollicitude responsable: jusqu`à la
sainteté?
Un tel titre ne signifie pas renoncer à penser que la
relation éthique pourrait se passer de réciprocité. En
effet la sollicitude que développe Ricoeur engage à une
réciprocité de la relation. Le fait d'éprouver de la
sollicitude est lié au fait de reconnaître qu'il est bon de la
part de l'autre d'éprouver de la sollicitude pour que la relation entre
deux personnes, entre un « je » et autrui se déploie
et grandisse. Mais il s'agit de penser, parallèlement à la
sainteté qui est un sacrifice de soi chez Levinas, la possibilité
d'une sainteté qui soit un certain déploiement de cette
sollicitude de façon exceptionnelle. La question est de savoir si parler
de la sainteté comme structure achevée de l'éthique est
légitime. Cette question est directement liée à la
pensée de Levinas et à sa lecture éthique de Isaïe 6,
« me voici, envoie-moi ». Il semble évident que la
réponse du sujet est un sacrifice de soi devant le Seigneur. La question
se pose de la légitimité de déplacer cette parole qui dit:
« qui marchera pour nous? » dans le visage d'autrui. C'est
toute la question de la trace de l'infini dans le visage d'autrui qui se
présente ici. Autrui est-il trace de Dieu? Autrui a-t-il ce droit
d'être appelé Seigneur par le sujet qui entend sa parole, son
appel? Le sujet levinassien témoigne de l'infini en ce sens que, pour
Levinas, il figure la transcendance qui nous commande à la
responsabilité. Ce que dit Levinas n'est pas que autrui témoigne
de l'infini parce qu'il nous commande. Un témoignage, une attestation de
l'infini apparaît dans autrui parce que c'est face à autrui que le
sujet, pour Levinas, se trouve obligé et dit « me
voici ». Le sujet ne s'engage à la responsabilité
devant aucun autre objet, il ne fait que le connaître. Suivant les
développements de nos questionnements ultérieurs, il se trouve
qu'effectivement autrui dans sa personne nous engage à une position
différente de toute position que nous pourrions avoir face aux objets du
monde. Mais reconnaître en autrui quelque chose d'unique n'implique pas
nécessairement que nous soyons placés en face d'autrui de la
même façon qu'Isaïe est en face du Seigneur. Dire que la
majesté de l'infini ( Dieu )et sa hauteur transparaissent dans le visage
faible et nu d'autrui n'est pas une assertion incessible. Autrui n'est-il pas
d'abord mon semblable avant d'être figure de Dieu, trace de l'infini?
Penser cela est-il nécessairement accorder au sujet la
possibilité de dénigrer autrui et de ne pas reconnaître une
valeur irréductible à ma volonté propre?
La transcendance d'autrui et l'amour que nous éprouvons
pour autrui n'est pas nécessairement similaire à cet
agenouillement à laquelle la sainteté de Dieu pousse tant de
personnages bibliques. La question ici est encore de bien comprendre le
commandement divin auquel levinas lui-même fait référence:
aimer son prochain. Cette charité n'est pas nécessairement
à penser sur le mode du devoir, voie que privilégie Levinas. Le
prophète osée rapporte lui-même cette distinction venant de
Dieu: « c'est l'amour que je désire et non le
sacrifice »165(*)
Même si le sacrifice ainsi dénoncé ici
renvoie plutôt à ce que Levinas nommerait le sacré, il
demeure que la sainteté n'est peut-être pas nécessairement
à penser sur le mode du devoir. La discussion qui s'amorce ici nous
emporterait trop loin dans débats non seulement entre diverses
écoles rabbiniques mais encore plus dans un échange inter
religieux trop intense de bout en bout.
Ce qui apparaît sans doute primordial dans cette notion
de responsabilité et qui conduit à reconnaître
malgré tout nos essais d'une voie alternative à celle de Levinas
est que l'on doit reconnaître que la notion de responsabilité
telle qu'elle a été mise en branle par ce dernier ouvre à
la notion de sainteté non comme un déni de l'action humaine mais
comme une potentialité extrême qu'il met à l'honneur. Si
nous pouvons prendre du recul par rapport à cette radicalité de
Levinas qui lui fait écarter la notion de choix et de dimension
effective du sujet, il semble que la notion de responsabilité telle
qu'on la développé et qui recoupe l'idée de sollicitude ou
d'amour trouve une forme extrême dans le sacrifice de soi que Levinas
nomme sainteté. La figure de cette sainteté est le fait pour le
sujet de rejoindre l'infini du commandement par l'infini de sa réponse.
En ce sens, il y a bien un dépassement de l'éthique proprement
humaine à nos yeux. La justice humaine n'implique pas un sacrifice
infini de soi. Là ou Levinas déclare qu'on n'est
« jamais quitte à l'égard
d'autrui »166(*), nous opposons que l'on ne doit pas tout à
autrui. D'un point de vue religieux, il est clair que l'on doit tout à
Dieu. Aime-t-on autrui comme on aime Dieu? La question reste ouverte ainsi que
celle de la possibilité d'une telle affirmation d'un point de vue
strictement humain. D'un point de vue chrétien, nous rapporterions ce
commandement du christ de nous aimer comme lui nous a aimé, lui qui est
vrai Dieu dans la révélation chrétienne. Mais le cadre
n'est ici plus le même, la vie chrétienne n'étant plus
esclave du péché mais habité par la volonté
même de Dieu.
D'un point de vue humain, il semble que la sainteté du
sacrifice parfait pose question. Cependant, si nous avions évoqué
plus haut cette possibilité de la rencontre d'autrui trouer en violence,
il apparaît aussi dans l'histoire de l'humanité des hommes qui ont
donné, à proprement parler leur vie jusqu'à leur mort pour
soulager les opprimés, et assumer une responsabilité qui
dépasse la responsabilité humaine telle que celle que nous avons
essayé de penser. Cette question est délicate. Peut-on accomplir
cette sainteté dont parle Levinas? Nous hésitons à creuser
plus loin la question d'un point de vue strictement humain tant il nous semble
que d'un point de vue humain, cela semble impossible. Cette folie dont parle
Saint Paul a-t-elle quelconque valeur pour quelqu'un qui n'a de sens du
transcendant qu'autrui? Peut-on mourir pour autrui si l'on se tient à
attester que la responsabilité envers autrui et possiblement la
substitution - car c'est bien de substitution qu'il s'agit, pensons à
Maximilien Kolbe - trouve sa source dans un amour d'autrui qui n'est pas
devoir, obéissance à un commandement qui se présenterait
comme trace de la parole divine?
Conclusion
Cette recherche du sens de la vie humaine à travers la
catégorie de la responsabilité qui nous a guidé tout au
long de ce parcours avec Emmanuel Levinas nous a permis de fait de se laisser
enseigner par la radicalité de sa philosophie mais également
d'entrer en dialogue avec lui. Si les questionnements qui concluent ce
mémoire semblent parfois trop incisifs à son égard, ils
demeurent cependant tributaires de choix philosophiques qui, sensiblement, se
démarquent de la voie entreprise par Levinas.
Des lors, il s'agit de préciser que, plus qu'une
confrontation ou un dépassement, c'est à un dialogue que la
dernière partie de ce travail a été consacrée.
L'apport de Levinas demeure toutefois réel dans la réhabilitation
qu'il fait d'une éthique pensée non plus de travers, sur le mode
de la loi morale mais ou la rencontre avec autrui reprend la place qui liu est
dû.
Nous avons vu au cours de ce chemin comment Levinas avait
bénéficié d'un héritage très étendu
allant de la culture russe à la philosophie occidentale en passant par
la profondeur sans cesse renouvelée de l'expérience
hébraïque. Nous avons vu aussi combien la philosophie de Levinas
avait été marquée par l'expérience tragique de la
Shoah comme phénomène limite de l'être comme guerre. Par
rapport à cela, il est clair que la philosophie d'Emmanuel Levinas, il
faut le dire avec force, apporte une réponse à cet effondrement
du sens. Réponse dont nous avons vu les limites possibles mais qui
demeure néanmoins un appel précieux à restaurer au sein
des relations humaines une conception juste de l'éthique et de la
responsabilité. Là ou l'éthique de Levinas semble avoir
trouvé une limite, dans
cette « in-humanité » de la sainteté,
pourtant si précieuse dans une société parfois à la
recherche d'un sens autre que la morosité de relations égotistes
et superficielles, Levinas a répondu dès le début de ce
mémoire en disant: « ma tache ne consiste par à
construire l'éthique mais à en chercher le
sens »167(*) . De ce point de vue la philosophie d'Emmanuel
Levinas a bien connu son aboutissement. Le sens de l'éthique se trouve
en autrui. S'affranchissant de l'égoïsme d'une pensée morale
qui ne donne pas sa place à autrui, il a montré comment cette
responsabilité que nous assumions vis à vis de nos contemporains
était le fondement même d'une vie bonne, d'une vie éthique.
Or le fait de la subjectivité se fonde lui-même dans cet
accomplissement, ce sens absolu aux yeux de Levinas.
L'expérience infinie de la hauteur d'autrui, si elle
reste cependant à la fin de ce devoir, confrontée aux questions
que nous lui avons posé, il demeure qu'elle reste la porte à
ouvrir pour vivre éthiquement au sein des situations limites de
l'éthique. La question de savoir si elle demeure possible, eu
égard aux développements de la troisième partie, il reste
que l'aventure éthique, ce dépassement de soi envers et contre
tout se présente peut-être - et c'est ce sur quoi nous aimerions
ouvrir en fin de parcours, sur la notion de pari. L'éthique deviendrait
alors un saut dans l'inconnu, ou ce qui compte n'est plus ma vie mais celle
d'autrui. Mourir pour autrui, telle est la portée de la pensée
d'Emmanuel Levinas. Cette folie peut-elle devenir pari? Cela se demande au sens
ou ce jeter hors de soi pourrait être en réalité une
façon de réussite de la subjectivité. Ne plus penser
à soi, ne plus vivre pour soi. Nous avons perçu toute la
difficulté de ce mouvement à la fin de notre travail. Par rapport
à la capcité de l'homme à se défaire de
lui-même, la pensée levinassienne a trouvé une porte de
passage; étant obligé par l'autre au-delà de ma
liberté, je suis rendu capable d'un dépassement de soi pour
autrui jusqu'a la mort. Si, comme nous avons tenté de le montrer, il est
nécessaire de réintroduire dans le passage à l'acte la
dimension de liberté et de choix et, allant plus loin , nous avons
montré que l'obligation naissant dans le visage d'autrui devrait
être remplacée par l'expérience d'un amour pour l'autre qui
nécessite un choix libre et un passage à l'acte du sujet
lui-même, la capacité qu'aurait l'homme à se jeter hors de
soi, se vouer à l'autre semble compromise.
Semblant invalider donc la possibilité d'une telle
sainteté, les développements éthique accomplis à
partir d'un dialogue avec Levinas, Ricoeur, Wojtyla ou encore Philippe semblent
engager à une réflexion philosophique sur la capacité de
la personne à se laisser donner à l'autre à se vouer
à lui de façon complète mais en demeurant dans une
relation humaine. Il y a là une tension qui semble importante, d'une
part à tenir et d'autre part peut-être à déployer
dans une recherche approfondie d'es modalités d'un tel mouvement, entre
une éthique de la relation interpersonnelle joignant
responsabilité, amitié et réciprocité et une
éthique de la sainteté et du sacrifice de soi.
La philosophie de Levinas nous a mis sur la route d'une telle
tension, route dont cependant on connaît à la fin de ce
mémoire que la possibilité de son but ainsi que de sa longueur.
L'interet de cette question n'est pas seulement la connaissance
spéculative d'un mouvement de l'être, pour demeurer dans ce
réflexe éthique instauré par Levinas, mais la
possibilité d'une réflexion sans cesse déployée
donnant le sens de l'existence éthique de l'homme et engageant l`homme
à se saisir de ce sens. De là, il est clair que ces chemins
à emprunter ne mèneront pas nulle part, pur reprendre
l'expression de Heidegger.
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éditions utilisées: Rivages poche, 1998 / Cerf, 1993
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1987
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1987
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Frédéric Lenoir, Le temps de la
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J.F Robinet, « Personne »,
Encyclopédie philosophique universelle, PUF, 1998
* 1 Levinas,
Éthique et infini, Le Livre de poche, 1986, p.85
* 2 Op.cit.,
p.85
* 3 Hannah Arendt produit
dans cet ouvrage un effort pour réfléchir sur ce qui s'est
passé, se demander pourquoi cela s'est-il passé, et enfin comment
cela a-t-il été rendu possible? C'est également dans
Condition de l'homme moderne que Hannah Arendt tente, souligne Paul Ricoeur
dans sa préface à cet ouvrage, p.15, une
« investigation qui vise à identifier les traits les
plus durables de la condition humaine, ceux qui sont les moins
vulnérables aux vicissitudes de l'âge moderne. »
* 4 Fred Poché,
Penser avec Arendt et Levinas, Chronique sociale, 2003, p.78
* 5 E.Wiesel, La
nuit, Éd. de Minuit, 1958, p. 60
* 6 Levinas, Noms
propres, Fata Morgana, 1976, p.142
* 7 F.Poché,
op.cit., p.76
* 8 Levinas, Autrement
qu'être ou au delà de l'essence, Le Livre de poche, 2006,
p.5
* 9 Elie Wiesel,
op.cit., p. 103-105
* 10 Levinas,
« De la montée du nihilisme au juif charnel »,
Difficile Liberté, Albin Miche1, 1994, p.285
* 11 Le nom dans
l'anthropologie biblique est d'abord ce qui est donné par Dieu. C`est
Dieu qui donne l'homme son nom ( Gn 5,2 ). Dans un premier sens ce nom est
celui d'homme; il désigne l'humanité dans son espèce.
Dans un deuxième sens, le nom est le nom de chaque homme. Ici, le nom
manifeste deux caractéristiques de la personne biblique. Elle signifie
sa qualité particulière, souvent reliée à un
rapport à Dieu et sa destinée ( ainsi de Josué,
« Dieu sauve » ). Elle signifie également de
manière particulière l'élection de Dieu, surtout
lorsque ce nom se trouve changé par Dieu. Ainsi d'Abram qui devient
Abraham (Gn 17,5) et de Jacob qui devient Israël (Gn 32,29). En ces
deux sens, elle est le signe fondamental de l'unicité de la personne.
Indirectement elle manifeste la sainteté du créateur. Le nom est
l'identité profonde de la personne biblique. L'enlever est un acte de
déshumanisation systématique dans l'anthropologie biblique.
Levinas lui-même met cela en perspective lorsqu'il souligne cette
réification d'autrui, dont la suppression du nom est sans doute la
possibilité extrême.
* 12 Hans Jonas, Le
Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, Éditions
Payot & Rivages, 1994, p. 11-12
* 13 NP, p.143
* 14 op.cit.,
p.143
* 15 François
Poirié, Emmanuel Levinas, essais et entretiens, Actes sud,
1996, p.47
* 16 Etty Hillesum,
Une vie bouleversée. Journal 1941-1943, Le Seuil, 1985, p.
166
* 17 Levinas, En
découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 2001,
p.23
* 18 Jeanne Hersch,
L'étonnement philosophique, Folio Essais, 1993, p.396
* 19
op.cit., p.401
* 20
op.cit., p.25
* 21 EDE,
p.35
* 22 op.cit.,
p.35
* 23 Jean Greisch, cours
d'introduction à la phénoménologie p.25
* 24 EDE,
p.25
* 25 J. English, Le
vocabulaire de Husserl, Ellipses, 2002, p.86
* 26 op.cit.,
p.86
* 27 E.Husserl,
Méditations cartésiennes, Épiméthée PUF,
1994, 2ème méditation, § 8 et 9
* 28 EDE,
p.31
* 29 op.cit.,
p.56
* 30 Ibid.,
p. 70
* 31 Ibid,
p.70
* 32 EDE,
p.32
* 33 op.cit.
p.71
* 34 Levinas,
Transcendance et intelligibilité, Cité dans Agatha
Zielinski, Levinas, la responsabilité est sans pourquoi,
Philosophies PUF, 2004, p.12
* 35 J.M Vaysse, Le
vocabulaire de Heidegger, Ellipses, 2000, p.13
* 36 Louis Fevre,
Penser avec Levinas, Chronique sociale, 2006. p.34
* 37 op.cit. p.
34
* 38 op.cit. p.
34
* 39 EDE,
p.96
* 40 Fevre,
op.cit. p. 35
* 41 Zielinski,
op.cit. p.24
* 42 EDE,
p.236
* 43 EDE,
p.237
* 44 Zielinski, p.30
* 45 EI,
p.13
* 46 Fevre,
op.cit. p.36
* 47 EI, p.13
* 48 Levinas,
L'humanisme d'un autre homme, Le Livre de poche, 1987, p.107
* 49 Fevre,
op.cit. p.181
* 50 Poché,
op.cit., p.155 à 160
* 51 Poirié,
op.cit., p.112
* 52 Levinas,
Éthique comme philosophie première, Rivages Poche, 1998,
p.73
* 53 op.cit.,
p.74
* 54 Fevre,
op.cit., p.50
* 55 Levinas,
Totalité et Infini, Le Livre de poche, 2006, p.6
* 56 op.cit.,
p.26
* 57 ibid.,
p.26
* 58 TI, p.27
* 59 EE,
p.141
* 60 EI,
p.52
* 61 Zielinski, op.cit,
p.62
* 62 TI,
p.114
* 63 ibid.,
p.2
* 64 ibid.,
p.28
* 65 ibid.,
p.33
* 66 ibid.,
p.33
* 67 ibid.,
p.33
* 68 Nous faisons
référence ici en particulier à l'analyse de la fatigue du
sujet que Levinas déploie dans De l'existence à
l'existant
* 69 TI,
p.33
* 70 ibid.,
p.37
* 71 ibid.,
p.38
* 72 ibid.,
p.38
* 73 EI, p.52
* 74 EDE,
p.70
* 75 Descartes,
Méditations métaphysiques, IIIème
méditation, GF, 1992
* 76 EDE,
p.239
* 77 Levinas,
Altérité et transcendance, Fata Morgana, 1995,
p.69
* 78 Zielinski, p.79
* 79 Levinas, Dieu qui
vient à l'idée, Vrin, 1992, p.111
* 80 EDE,
p.239
* 81 Fevre, p.114
* 82 TI,p.28
* 83 EDE,
p.240
* 84 ibid.,
p.240
* 85 Fevre, p.124
* 86 EDE,
p.229
* 87 C'est nous qui
précisons la distinction fondamentale pour Levinas
* 88 HAH,
p.49
* 89 F.Ciaramelli,
Transcendance et éthique, essai sur Levinas, Ousia,
1989, p.206
* 90 Voir J.M Narbonne,
Levinas et l`héritage grec, Vrin, 2004 ainsi que J.F Mattei
« Levinas et Platon sur l'au-delà de
l'essence » dans Emmanuel Levinas, positivité et
transcendance, Épiméthée, 2000
* 91 EPP,
Cerf, 1993, p.100
* 92 EI, p.77
* 93 EI, p.77
* 94 TI,
p.203
* 95 TI,
p.211
* 96 J. Derrida,
L'écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, pp.
144-146.
* 97 Zielinski, p.104
* 98 TI, p.40
* 99 TI, p.211
* 100 TI,
p.212
* 101 DL, p.22
* 102 J.F Robinet,
« Personne », Encyclopédie philosophique
universelle, PUF, 1998, p.1913
* 103 EI, p.80
* 104 DL, p.20
* 105 DL, p.22
* 106 EI, p.80
* 107 Michel Haar,
« L'obsession de l'autre, l'éthique comme
traumatisme » Cahiers de l'Herne, Emmanuel Levinas,,
l'Herne 1991, p.450
* 108 AE,
p.220
* 109 DL, p.22
* 110 Fevre, p.115
* 111 TI,
p.217-218
* 112 TI,
p.217
* 113 Fevre, p.127
* 114 Zielinski,
op.cit., p.113
* 115 Dictionnaire de
Trévoux cité dans P. Ricoeur, Le Juste, p. 44,
éditions Esprit, Le Seuil
* 116 Zielinski,
op.cit., p.117
* 117 Fevre,
p.130
* 118 R.Simon,
Éthique de la responsabilité, Cerf, 1993, p.171
* 119 C. Boissinot,
« la réception française de l'oeuvre de Hans
Jonas », Revue d'éthique et de théologie
morale, « Le supplément » , n°194,
sept 1995, p.190
* 120 op.cit.,
p.191
* 121 D. Brezis,
« L'intériorité en question. Regards croisés sur
Kierkegaard et Levinas », Revue Rue Descartes, n°43,
p.27
* 122 C. Chalier,
« Le bonheur ajourné », Revue Rue
Descartes, n°19, p.27
* 123
« L'intention, l'évènement et l'autre. Entretien avec
Christoph von Wolzogen », Revue Philosophie, n°93,
p.15
* 124 AE,
p.256
* 125 AE,
p.181
* 126 Citée par
Fevre, p.90-91
* 127 Entretien entre
Ricoeur et Levinas, Levinas philosophe et pédagogue,
éditions du Nadir, AIU, 1998, p.13
* 128 op.cit.,
p.13
* 129 op.cit.,
p.13
* 130 op.cit.,
p.14
* 131 Levinas philosophe et
pédagogue, p.14
* 132 Ricoeur,
Soi-même comme un autre, Points Essais, Seuil, 1990, p.387
* 133 op.cit.,
p.383
* 134 ibid.,
p.384
* 135 ibid.,
p.140
* 136 ibid.,
p.387
* 137 ibid.,
p.388
* 138 Roger Burggraeve,
« Un roi déposé », dans Joëlle
Hansel, Levinas, de l'être à l'autre, Débats
philosophiques PUF, 2006, pp.55-74
* 139 ibid.,
p.211-226
* 140 ibid.,
p.388-389
* 141 Ricoeur,
Autrement, PUF, 1997, p.24
* 142 ibid.,
p.391
* 143 ibid.,
p.212
* 144 TI, p.188
* 145 SA, p.391
* 146 op.cit.,
p.391
* 147 Joëlle
Hansel, op.cit.,pp.99-123
* 148 ibid.,
p.392
* 149 Ricoeur,
Éthique et responsabilité, p.37
* 150 SA, p.215
* 151 op.cit.,
p.221
* 152 Il apparaît ici
ce que l'on retrouve à d'autres moments de l'oeuvre de Ricoeur, à
savoir la présentation d'une similitude entre Kant et Levinas, ces
deux auteurs se distinguant dans le fait que l'un universalise le
commandement dans l'impératif catégorique là ou l'autre
le singularise dans le visage d'autrui.
* 153 ibid.,
p.222
* 154 ibid.,
p.222
* 155 ibid.,
p.222
* 156 Éthique et
responsabilité, p.37
* 157 Luc 10, 37, Bible
de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 2000
* 158 SA, p.222,
n.2
* 159 Karol Wojtyla,
Amour et responsabilité, éditions du Dialogue, 1978,
p.20
* 160 Frédéric
Lenoir, Le temps de la responsabilité, entretiens sur
l'éthique, Fayard, 1991, pp.234-242
* 161 SA, p.391
* 162 op.cit.,
p.236
* 163 Wojtyla,
op.cit., p.77
* 164 Levinas,
« de l'être à l'autre, notes » dans Le
temps de la responsabilité, p.245
* 165 Osée 6, 6,
Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 2000
* 166 EI, p.101
* 167 EI, p.85
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