II.2. L'aspect polémique des traités
politiques de J. LOCKE
II.2.1. Polémique vis-à-vis de T. HOBBES
Très souvent J. LOCKE est présenté comme
un critique de T. HOBBES. Le raisonnement est sommaire jusqu'à l'erreur.
Il convient ici de lever l'équivoque. Il est malaisé de constater
d'emblée que le nom de l'auteur du Léviathan,
n'apparaît nulle part dans le traité politique de J. LOCKE. Sauf
son livre, Léviathan, qui y est mentionné une
fois42.
Aussi, la pensée politique de J. LOCKE n'a pas toujours
été encline au libéralisme comme cela se dit. En d'autres
termes, J. LOCKE a lui aussi connu une période absolutiste. C'est
précisément quand il était jeune. En effet, le jeune
LOCKE
est l'auteur de quatre textes inédits. Les deux
premiers, des poèmes43 sont une louange en l'honneur de O.
CROMWELL (1599-1658), un usurpateur-tyran. Les deux derniers, des
essais44, dans lesquels répondant à un libellé
de son ami étudiant, E. BAGSHAWE, J. LOCKE se réjouit
successivement de la restauration de Charles Ier STUART et défend avec
fougue l'autorité des rois et l'obéissance des sujets. Comme nous
le relevons, à cette époque, la pensée de J. LOCKE exprime
une nette proximité avec la philosophie politique de T. HOBBES. C'est
d'ailleurs l'avis de S. GOYARD-FABRE et de plusieurs autres commentateurs de la
pensée politique de J. LOCKE :
« Il (J. LOCKE) a donc bien traversé
une époque anti-libérale, et lors même qu'il
récusait l'étiquette de «hobbiste» et
se défendit toute sa vie d'en avoir subi l'influence, l'ombre de HOBBES
planait à cette époque sur sa réflexion politique
»45.
Le dépassement de la tentation hobbienne se fait sentir
dès 1664 avec les Essays on the law of nature et se
précise dans l'Essai sur la tolérance de 1666 avant de
prendre sa formulation définitive dans le traité politique de
1690. Non sans avoir emprunté à T. HOBBES l'idée selon
laquelle c'est le contrat qui est non seulement, l'acte
générateur de la souveraineté, mais aussi, l'acte
fondateur de la société civile. Au reste, J. LOCKE lui sait aussi
gré d'avoir su distinguer un état où les hommes sont
hostiles les uns vis-à-vis des autres, l'état de nature, et un
autre état, l'état civil, où les hommes sont régis
par des lois publiques (Common law). Il ressort clairement que le
système de J. LOCKE est bien tributaire de la pensée politique de
T. HOBBES.
43Composé en 1653-1654 : l'un en vers
anglais et l'autre en vers latin. Pendant cette période, CROMWELL
était devenu le personnage le plus important de la République.
Sur ces deux poèmes, voir C. BASTIDE, J. LOCKE, ses théories
politiques et leurs influences en Angleterre, Leroux, 1906, p. 13.
44Composé en 1660 : l'un en anglais,
Wether the civilis magistrtate may lawfully imposes and determines the use
of indifferents things in reference to religious worship. L'autre en vers
latin, An magistratus civilis possit res adiaphoras in divini cultus ritus
asciscere, eosque populo imponere ? Sur ces deux textes, cf. R. POLIN,
«Locke et le libéralisme», Appendice de La Politique
morale de J. LOCKE, P.U.F, 1960, pp. 237-250 ; et dans l'introduction
à la L.T., P.U.F., 1993, pp. LXVII-LXXXIII.
45 S. GOYARD-FABRE, Introduction au Traité du
gouvernement civil de J. LOCKE, GF-Flammarion, 1992, p. 19. C'est aussi
l'avis de R. POLIN, «J. LOCKE et le libéralisme», Appendice de
La Politique morale de J. LOCKE, P.U.F, 1960, pp. 237-250. Egalement,
Y. MICHAUD, LOCKE, Bordas, 1986, pp. 14-17. De Richard ASHCRAFT,
La Politique révolutionnaire et les deux traités du
gouvernement de John LOCKE, P.U.F. 1999, p. 82, nous lisons : « Ces
manuscrits établissent clairement qu'un nombre considérable
d'éléments que nous identifierons comme le noyau de la
pensée politique de LOCKE sont absents de ses écrits politiques
antérieurs à 1667. C'est-à-dire que, au début des
années 1660, LOCKE est prêt à accorder au magistrat civil
un pouvoir absolu et arbitraire sur les actions des individus à
l'intérieur de la société ; il ne souscrit pas à
une théorie des droits naturels ; il est opposé à la
tolérance de la dissidence religieuse ; il ne croit pas que la
primauté du parlement soit une concrétisation du pouvoir
législatif de la société ; il n'expose pas dans ses
écrits une théorie de la propriété ou de son
importance dans les origines de la société civile. Enfin, il
rejette l'idée que le peuple ait le droit de résister à
ses gouvernants ».
46T. HOBBES, Léviathan, Partie I,
Chapitre XIV : Des deux premières lois naturelles et des contrats,
Sirey, 1983, p.129.
Cependant, l'oeuvre de J. LOCKE, par certains
côtés, entretient une polémique par rapport à celle
de T. HOBBES. Cette polémique se situe en terrain purement
philosophique, et se développe à deux niveaux.
Premièrement, en ce qui concerne la conception de l'état de
nature (ci-dessus pages : 19-20) d'une part, en ce qui concerne celle de l'acte
générateur de la société civile et instituteur de
l'autorité politique (ci-dessus pages : 20-23) d'autre part.
Deuxièmement en ce qui concerne la conception et la compréhension
de l'autorité politique elle-même (ci-dessus pages 3-4 et dessous
pages : 26-47). En outre, pareille polémique ne signifie nullement une
opposition, ni même une critique, mais plutôt un
dépassement.
Chez l'auteur du Léviathan, l'acte fondant et
instituant la communauté et l'autorité politiques est le
résultat d'un calcul de la raison, qui, tournée vers l'avenir,
détermine les conditions nécessaires à la sauvegarde des
hommes. La raison ici procède par mathématiques et technique. De
la simple sommation arithmétique des entités insulaires que sont
les individus, elle parvient à la mise sur pied d'un homme artificiel,
en qui résidera l'essence de la république. Par un ensemble de
lois civiles qu'il édictera, il substituera la paix à la guerre,
et, par la contrainte, il effacera la crainte. Voici la quintessence de ce
calcul téléologique d'intérêts :
« De cette loi fondamentale de nature, par laquelle
il est ordonné aux hommes de s'efforcer à la paix, dérive
la seconde loi : que l'on consente, quand les autres y consentent aussi,
à se dessaisir, dans la mesure où l'on pensera que cela est
nécessaire à la paix et à sa propre défense, du
droit que l'on a sur toute chose ; et qu'on se contente d'autant de
liberté à l'égard des autres qu'on en concéderait
aux autres à l'égard de soi-même. Car, aussi longtemps que
chacun conserve ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes
sont dans l'état de guerre. Mais si les autres hommes ne veulent pas se
dessaisir de leur droit aussi bien que lui-même, nul homme n'a de raison
de se dépouiller du sien, car ce sera là s'exposer à la
violence (ce à quoi nul n'est tenu) plutôt que de se disposer
à la paix »46.
Les conséquences suivantes s'imposent.
L'autorité publique, pourtant issue du pacte social, n'est pas partie
prenante de ce pacte. Sa puissance, il la tient de l'accumulation de tous les
droits que les individus ont abdiqués. Cette formidable puissance, c'est
ce qu'on appelle l'état (Commonwealth), qui se
caractérise par son
empire. En cette dimension superlative, il est puissance
souveraine telle qu'il n'y a pas plus grande qu'elle. C'est cette
supériorité qui fait la souveraineté de
l'Etatléviathan, lequel peut aussi bien s'incarner dans une
Assemblée que dans un homme. L 'Etat-léviathan se
distingue aussi par sa proximité avec l'autorité
ecclésiastique. Sa finalité est de mettre fin par la contrainte,
aux violences de l'état de nature. Le souverain, issue de ce contrat
n'est pas lui-même obligé par la loi, tandis qu'avec J. LOCKE,
c'est tout le contraire (pages 3-4 ; 20-23 ; 26-47). En définitive, T.
HOBBES apparaît comme enclin à l'absolutisme. C'est le point de
démarcation avec le vieux J. LOCKE, désormais tourné vers
le libéralisme politique. Contrairement à T. HOBBES, il plaide
pour la séparation des pouvoirs spirituel et temporel. La L.T.
en fait foi :
« Mais afin que personne ne donne pour
prétexte à une persécution et à une cruauté
peu chrétienne le souci de l'Etat et le respect des lois ; et afin, au
contraire, que d'autres, sous le couvert de la religion, ne cherchent pas la
licence des moeurs et l'impunité de leurs crimes ; afin, dis-je que
personne, soit comme sujet fidèle du prince, soit comme croyant
sincère, n'en impose, ni à lui-même, ni aux autres ;
j'estime qu'il faut avant tout distinguer entre les affaires de la cité
et celles de la religion et que de justes limites doivent être
définies entre l'Eglise et l'Etat »47.
Aussi, méthodologiquement et stylistiquement, la
démarche de T. HOBBES est distincte de celle de J. LOCKE. A proprement
parler, cette distinction, repetons-le, moins une opposition, qu'un
dépassement. S. GOYARD-FABRE l'a si bien caractérisée
quand elle dit, en substance, que T. HOBBES, en effet, élabore en termes
généraux et abstraits une science politique. Sa démarche
est logique et déductive48. Cette démarche est en
grande partie tributaire de son pessimisme anthropologique, selon lequel la
nature humaine est fondamentalement méchante et stable. La même
auteure estime, par ailleurs que J. LOCKE ne croit pas en une science du
politique. Car les mots dans leur fixité ont une sémantique
arbitraire49 et la démarche rationnelle et déductive
ne rend pas compte de la complexité des situations humaines (la nature
humaine est complexe, dynamique). Le souci de J. LOCKE est de
47J. LOCKE, L.T., P.U.F., 1993, pp. 9-11.
48S. GOYARD-FABRE, Introduction au De cive,
GF-Flammarion, 1982. Egalement dans, Le droit et la loi dans la philosophie
de T. HOBBES, Klincksieck, 1975.
49J. LOCKE, E.P.C.E.H., Vrin, 1998, Livre
III, chapitre II : De la signification des mots, § 08, p. 327 ; Chapitre
IX : De l'imperfection des mots §§ : 21, 22, & 23, pp. 395-397,
enfin, l'intégralité du chapitre X : De l'abus des mots, pp.
397-413.
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50Sur cette doctrine politique cf., P. CARRIVE,
La Philosophie anglaise. Passions, pouvoirs et liberté : de HOOKER
à HUME, P.U.F., 1994, pp. 37-72 ; S. GOYARD-FABRE, introduction au
T.G.C. de J. LOCKE, GFFlammarion, 1992, pp. 47-58 ; P. LASLET,
Introduction et notes , in R. FILMER Patriarcha or natural power of
kings, Edition LASLET, 1949. P. LASLET y a adjoint d'autres livres de
l'auteur. Enfin, l'excellent ouvrage de F. LESSAY, Le Débat Locke
FILMER, P.U.F., 1998.
51P. CARRIVE, Op. Cit., pp. 33-34.
52E.B.J., Romain, XII, 2.
53R. FILMER, cité par J. TULLY, LOCKE droit
naturel et propriété, P.U.F., 1991, p. 92.
54Ibid., p. 91.
55J.LOCKE, T. G.C., Flammarion, 1992 :
Chapitre V : De la propriété des choses, § § :
52-76.
58
J. LOCKE, Op. Cit., chapitre IX : Des fins de la
société politique et des gouvernements, § 123, pp. 236-237 ;
L. T., P.U.F., 1993, p. 11. Il en ressort que la
propriété n'est pas seulement le droit que l'on a sur ses
possessions, mais c'est aussi et surtout, le droit qu'on a sur sa vie, sa
liberté, son corps. La même préoccupation est
présente chez PUFENDORF, Op. Cit., Livre IX, § 03 :
«Le bien du peuple est la souveraine loi. C'est aussi la maxime
générale que les puissances doivent avoir nécessairement
devant les yeux, puisqu'on ne leur a confié l'autorité
suprême qu'afin qu'elles s'en servent pour procurer et maintenir le bien
public, qui est le but naturel de l'établissement des
sociétés civiles ». En un mot, ce sont toutes sortes de
droits ; c'est d'ailleurs l'usage que le XVIIème
siècle faisait de cette notion.
59J. LOCKE, T.G.C, GF-Flammarion, 1992,
Chapitre XIX : De la dissolution des gouvernements, § 216, p. 302.
60Idem, Chapitre XIX : De la dissolution des gouvernements
§ 211, pp. 298-299.
61Idem, Chapitre XIX : De la dissolution des
gouvernements § 212, pp. 299-301. 62Idem, Chapitre XIX
: De la dissolution des gouvernements § 221, p. 305.
63C. BECKER, La Déclaration
d'indépendance, Nouveaux Horizons, 1970, pp. 261-262. Nous avons
d'ailleurs consacré un petit commentaire à ce document ( pages
57-58).
64On pourrait ici reconnaître la similitude avec
LA BOETIE, Discours sur la servitude volontaire, GFFlammarion, 1978,
pp. 176-178.
65Article 38c, fixant les violations des principes
généraux du droit reconnus par les nations civilisées.
donner une explication positive du fait gouvernemental. Dans
cette optique, il émancipe le politique des a priori de la
raison spéculative. Mais la polémique la plus virulente fut celle
qu'il a développée envers l'ouvrage de R. FILMER (cité en
page 8). Examinons à présent la substance de cette
polémique.
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