IX.3. L'expérience exceptionnelle de la culture
occidentale
L'idéologie des droits de la personne est tributaire du
mouvement philosophique qui voit le jour à l'age de la Raison. Elle se
fonde sur l'idée que tous les êtres humains possèdent une
nature universelle qui est conforme à cette Raison. Dans sa
première expression (XVIIème siècle à la
première moitié du XXème siècle), cette
théorie a beaucoup plus été marqué par l'apport de
la civilisation judéo- chrétienne et par la philosophie politique
et juridique occidentales. C'est dans ce sens qu'il paraît raisonnable
d'affirmer que, telle qu'elle nous est présentée aujourd'hui, la
philosophie des droits de l'homme s'ancre dans l'humanisme de la renaissance.
LOCKE, ROUSSEAU... en lesquels on voit généralement les
pères des droits de l'homme n'ont fait en réalité que
prolonger les raisonnements de GROTIUS, HOBBES, et de PUFENDORF, les illustres
représentants de l'Ecole moderne du droit naturel.
C'est avec ces derniers qu'est apparue l'idée que
l'homme naît avec des droits. Qu'il les tient de sa propre nature, de sa
complexion propre et qu'il ne les doit ni à une volonté divine,
ni à une volonté humaine. La théorie des droits de l'homme
n'est donc que le prolongement de la théorie des droits subjectifs. Elle
est née dans le sillage de ce qu'on appelle la théorie moderne du
droit. Les droits de l'homme dont elle fait la promotion se donnent à
voir comme non dérivés et non attribués ; ils sont
attachés à l'ontologie de l'homme. Leur irréductible
spécificité réside dans leur indépendance à
l'égard de tout pouvoir et leur transcendance à toute
volonté. Ils sont antérieurs au pouvoir et au droit positif.
Celui-ci ne les crée pas, il ne peut que les constater, les
déclarer ou les violer. Mais à les violer, il perd son fondement
et sa légitimité.
Cette théorie des droits de l'homme s'accompagne de la
laïcisation du droit, et est en rupture avec le legs théologique du
Moyen Age. Plus précisément la rupture consiste en un
dépassement. La théologie a été la condition
théorique de possibilité de l'humanisme de la renaissance et de
la théorie des droits de l'homme.
Sans la pensée de saint THOMAS, qui elle-même
s'enracine dans la philosophie grecque, une telle théorie n'eut peut
être pas été possible.
Un pareil modèle d'humanisme était
déjà présent chez les sophistes, ces champions des droits
de l'homme. En décrétant que « l'homme est la mesure de
toutes choses », les Sophistes l'ont pour la première fois
placé au coeur de la réflexion philosophique, sociale,
économique, culturel, éthique et politique. Tous les
mécanismes sociaux doivent s'associer et converger pour réaliser
son épanouissement intégral. En dépit de leur
précieux apport, les plus belles pages de cet humanisme sont l'oeuvre
des tenants du stoïcisme.
Le stoïcisme est un courant de pensée fort ancien
qui s'est développé au temps d'EPICURE (341-270 av. i-C.). Ses
promoteurs : ZENON de Citium (335-264 av. i-C.) et CHRYSIPPE (280-206 av.
J.-C.) ont développé une conception globale de la morale, de la
nature, de la connaissance et une logique très moderne que l'on
redécouvrit au XXème siècle (1935). De ce
stoïcisme, il ne reste plus que des fragments qui décrivent notre
univers parcouru par une tension divine qui donne la fin à
l'enchaînement rationnel des causes ou destin. La sagesse selon eux,
consiste à s'accorder à la nature, en donnant son libre
assentiment à cette tension. L'on retrouve ainsi l'unité de soi
et du monde. La raison logos est un principe d'ordre des choses. Elle
se retrouve dans le monde et chez l'homme. Et Dieu est conçu comme
raison pénétrant et unifiant le monde auquel cette
dernière est immanente.
C'est à cette conception propre du stoïcisme en
général que EPICTETE (vers 50-vers 125-130 ap. i-C.), un des
représentants de cette école à l'époque
impériale, ajoute la notion d'un Dieu, Père des hommes. Cette
parenté est établie par la Raison. Ainsi, tous les hommes sont
raisonnables La raison s'identifie en même temps à la
faculté de juger et à un principe divin qui anime, ordonne et
gouverne l'univers. Tous les hommes sont liés par le logos, la
raison du monde, et ainsi rattachés à Dieu. Ils appartiennent
d'autant plus au monde et à Dieu qu'ils ont la raison. Les hommes sont
du monde, ils sont des êtres raisonnables, ils sont des citoyens d'un
même monde et fils d'un même père, Dieu :
« Si ce que les philosophes ont dit de la parenté
de Dieu et des
hommes est vraie, que nous reste-t-il quand on nous
demande, de quel pays
est-tu ? Si ce n'est de répondre non pas je suis
d'Athènes ou de Corinthe, mais, comme SOCRATE, je suis du monde.
Pourquoi dirais-tu, en effet, que tu es d'Athènes et non du petit coin
seulement où ton misérable corps a été jeté
quand il est né ? N'est-il pas clair que, si tu t'appelles
athénien ou corinthien, c'est que tu tires ton nom d'un milieu plus
important, qui contient non seulement ce petit coin et toute ta maison, mais
encore cet espace plus large d'où est sortie toute ta famille
jusqu'à toi ? Pourquoi donc celui qui comprend tout gouvernement du
monde, celui qui sait que, de toutes les familles, il n 'en est point de plus
grande, de plus importante, de plus étendue que celle qui se compose des
hommes et de Dieu, et Dieu a laissé tomber »170.
Il se dégage un cosmopolitisme dans le stoïcisme.
Ce cosmopolitisme se comprend comme le refus d'appartenance au groupe social le
plus immédiat. L'homme est citoyen du monde, partout il est chez lui. Le
caractère raisonnable de tous les hommes et leur appartenance à
Dieu en qualité de fils, fondent l'égalité naturelle et
formelle entre eux. Une fraternité universelle. Par conséquent
les pratiques comme l'esclavage, l'exploitation, etc., sont pour les
Stoïciens, contraires à la Raison. Ce sont des traitements qu'un
homme ne doit pas administrer à un autre homme, son frère.
Les Stoïciens récusent formellement l'esclavage et
tous les autres traitements analogues. En aucun cas, un homme n'est
fondé à traiter son semblable comme un simple instrument pour sa
commodité en l'aliénant. On est esclave ni par nature, ni par
conquête. Voici comment EPICTETE interpelle un maître asservi
à ses passions qui s'irrite contre son esclave : « Esclave, ne
veux-tu pas supporter ton frère ? Comme toi, il est issu de DIEU
»171. Il montre qu'il est possible d'instaurer
entre eux, des relations d'homme à homme. L'égoïsme
naît de la passion, qui détourne à son profit la
solidarité naturelle des hommes.
Les Stoïciens, PLUTARQUE (vers 50-vers 125 ap. J.-C.)
l'avait déjà bien compris, ont écrit une ébauche
des principes d'une république très admirée. La maxime est
que, les hommes ne doivent pas se séparer en cités et en peuples
ayant chacun ses lois particulières. Tous les hommes sont des
concitoyens et des frères. Il y a pour eux une seule vie, un seul ordre
des choses (cosmos), comme un troupeau uni sous la règle commune. Ils
voulaient réunir comme un caractère tous les
peuples. Ils ont ordonné que tous considèrent la
terre comme patrie, tout le monde comme des parents et des frères.
Avant de conclure cette section, permettons-nous de livrer
quelques observations. La première qui se dégage est que touts
ces textes relatifs aux différents peuples de la terre que nous venons
d'évoquer et d'analyser, résument l'expérience de leurs
différentes civilisations et cultures. Ces civilisations et cultures ont
compris un fait, celui de la contingence, la vulnérabilité de
l'existence de l'homme ; ou encore le rattachement de la vie de l'homme au
Tout-Autre. D'où la nécessité de le protéger contre
toute atteinte à sa personnalité, lesquelles atteintes avaient
atteint un degré sans précédent au milieu du siècle
dernier devant l'horreur
d'HITLER et de MUSSOLINI172.
En effet HITLER et MUSSOLINI avaient dévoilé la
vulnérabilité de l'homme devant la conscience mondiale. Ils ont
montré qu'il pouvait être détruit industriellement et qu'il
était possible d'anéantir purement et simplement l'espèce
humaine. Un tel comportement, qui révèle le refus manifeste de la
reconnaissance de l'autre, ne pouvait pas ne pas laisser, la conscience de
l'humanité indifférente. Il fallait trouver non seulement des
mesures curatives, mais aussi des mesures préventives. C'est dans ce
sens que, sous la mouvance des Occidentaux au lendemain du second grand conflit
mondial, la mobilisation de l'humanité fut très importante. A
travers cette mobilisation, elle se proposait aussi bien de lutter contre la
tyrannie et ses corollaires, qu'elle préconisait prévenir
d'autres horreurs analogues dans l'avenir. Les ressources dont elle disposait
pour atteindre pareils objectifs : les expériences de tous les peuples
du monde. Ces expériences incarnent la nécessité de la
reconnaissance de l'autre. C'est ici qu'il convient de reconnaître le
génie de la civilisation occidentale, dans cette mesure qu'elle a pu
reprendre tout ce matériau et le réorganiser en un système
qui puisse à la foi désamorcer et prévenir la violence, la
tyrannie, la barbarie, les dogmatismes, etc.
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