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Haïti : Etat « serendip » ?
Mécanismes de blocage et/ou
d'accélération dans la « construction » d'un Etat
« moderne » en Haïti (1804-1825)
« Je ne veux pas faire la guerre avec la France. (...)
mais si elle vient m'attaquer, je me défendrai »1
Introduction
Ce pays situé aux fins fonds de la Caraïbe non
loin des Etats-Unis, « l'hyperpuissant » voisin, à quelques
kilomètres du Cuba « révolutionnaire » des Castro,
à l'ouest du « paradis » touristique qu'est devenue la
République Dominicaine, est surtout connu pour ses turbulences
économiques, politiques et sociales au point ou certains
n'hésitent pas à infirmer son « existence
»2. Pourtant c'est à Ayiti3 que « tout
» a commencé. C'est en foulant son sol que Christophe Colomb, par
sérendipité, posa les bases d'une transformation
géopolitique et économique de toute une planète. Ce petit
bout de territoire allait devenir quelques siècles plus tard la colonie
la plus riche du monde, le bastion du capitalisme français mais aussi
l'endroit de « déshumanisation »4 par
excellence.
Des circonstances internes et externes ont poussé une
grande partie de ses habitants à
déclarer l'indépendance en vue de recouvrer la dignité
humaine longtemps perdue. La jeune nation va connaître une
période de balbutiements, « de psychose d'un éventuel retour
offensif de colons
1 Toussaint (on ne sait pas très bien s'il
s'appelait déjà Louverture ou Breda) cité in Jean casimir,
la culture opprimée .P. 71
2 Voir Christophe Wargny, Haïti n'existe
pas, 1804-2004 : Deux cents ans de solitude, paris, Autrement, 2006
3 Ayiti kiskeya bohio fut l'ancien nom « indien
» de l'île. En créole Ayiti désigne aujourd'hui la
partie occidentale.
4J. Fouchard illustre cette déshumanisation
à partir des châtiments infligés aux nègres : la
suspension par les quatre membres ... La pendaison par l'oreille
clouée... L'ablation de l'oreille... Le supplice du fouet aggravé
de tisons de feu, de piment, de sel, de citron, de cendre, d'aloès ou de
chaux vive. Cité par Jean Casimir in La culture
opprimée, Port-au-Prince, Média-texte, 2006, P. 93
6
agresseurs »5 et n'arrivera à
centraliser (définitivement ?) la gestion de la violence qu'avec
l'arrivée au pouvoir de Jean-Pierre Boyer (1776-1850) et la mort d'Henri
Christophe6 en 1820. La « hardiesse » haïtienne n'a
pas débouché sur les résultats « escomptés
». Les efforts entrepris dès les premières années de
l'indépendance visent implicitement à faire émerger «
l'Etat moderne » en Haïti.
Le sens des actions posées Àconstitution d'une
armée indigène, élaboration d'une constitution, etc.
À par les acteurs porte à croire que cette «
méga-institution » qu'est l'Etat serait pour eux incontournable
dans l'optique de la sauvegarde d'Haïti sur la carte étatique
mondiale mais aussi du monopole de l'accès aux ressources. Or les
actions entreprises paraissent souvent contradictoires. Certaines semblent
accélérer l'émergence de l'Etat « moderne »
d'autres le bloquent. Déceler, comprendre, expliquer ce double processus
paradoxal est à la base de ce mémoire. Il s'agit,
également, d'une analyse des contraintes externes et internes auxquelles
firent face les acteurs dans le processus de monopolisation de la violence
légitime en Haïti de 1804 à 18257.
L'histoire d'Haïti est riche en paradoxe et en effet
« serendip ». Elle est rejetée par les Espagnols pour cause
d'épuisement de mines d'or pourtant « rien n'intéresse
d'avantage la nation [française] que l'île de Saint-Domingue
»8. Première République dans l'histoire moderne
à s'être fondée après de longs combats
acharnés au nom de la liberté de « Tous » en jurant de
« vivre libre ou de mourir », tandis qu'une grande partie de ses
habitants ne jouira pas de cette liberté. Après avoir vaincu
l'une des plus puissantes Armées du monde, Haïti sera contrainte de
verser une importante indemnité9 avec l'envoi par la France
d'une « escadre de trois navires et six frégates
»10 en vue de la reconnaissance d'une indépendance
qu'elle a pourtant acquise par la force. Après avoir grandement
participé à « une étape importante du
5 Yves saint-Gérard, Haïti l'enfer au
paradis. Mal développement et troubles de l'identité
culturelle, Toulouse, Eché éditeurs, 1984, P. 111
6 Henri Christophe allait devenir, suite à la
mort de Jean-Jacques Dessalines en 1806, Henri 1er dans le Nord
7 Ce travail est conçu comme préalable
à d'autres travaux de recherches plus approfondis sur le sujet, vu le
temps qui nous est imparti il sera sommaire.
8 Napoléon 1er,
correspondance 8ème vol., Plon, 1861, Lettres
6456-6468 cité in Denis Laurent-Ropa, Haïti Une colonie
française 1625-1802, Paris, L'Harmattan, 1993, P. 15
9 Voir Leslie J.-R. Péan, Haïti
économie politique de la corruption, tome I, Paris, Maison &
Larose, 2003 P. 3
10 Alain Yacou (dir.), Saint-Domingue espagnole et
la révolution nègre d'Haïti, Paris, Karthala «
hommes et sociétés », 2007, p. 668
développement capitaliste à l'échelle
mondiale »11, elle va être l'un des endroits où
celui-ci est le moins développé. C'est à travers ce champ
sociohistorique jonché de contradiction et de « résultat
atteint par chance ou erreur »12 qu'il faut déceler les
mécanismes de blocages et/ou d'accélération de «
l'émergence » d'un Etat « moderne » en Haïti. Les
décisions prises par ses premières élites, souvent
placées « sous l'influence de motivations et
d'intérêts relativement simples, peu problématiques
»13, auront de profondes incidences sur le devenir du pays.
Faut-il parler de « construction » ou d'«
émergence » de l'Etat moderne ? Ces deux termes ne sont pas exempts
de contradictions majeures. Emerger, s'agissant de l'Etat, suppose que «
le sujet »14 soit la cause du mouvement ou du
phénomène, cela peut signifier également « venir
à l'existence »15, ce qui augure à son tour
l'idée d'un nihilisme de départ ou d'un surgissement ex
nihilo débouchant sur la dynamique en question. Construire est un
terme polysémique. Son sens grammatical, à savoir : «
agencer, disposer (des mots) dans un certain ordre pour en faire un ensemble
signifiant »16, correspondrait plus à l'idée que
nous voulons exposer ici. Ce terme renverrait donc à une action dans
laquelle le sujet agit, et l'objet de son coté ne fait que subir, il
dépend de la volonté de l'initiateur, de phénomènes
qui sont extérieurs à l'objet. Il augure une intention, sans
forcément de perspective téléologique.
Le terme « construction » peut avoir un sens, dans le
cas qui nous importe, en considérant que l'apparition de l'Etat
d'Haïti est « sérendipitienne »17.
C'est-à- dire quelque chose dont le
11 Daniel Voguet, Marie-France ..., Le Monde
diplomatique, « Longue marche contre l'oubli », novembre 2007
12 C'est l'effet Serendip. Voir Erik Neveu,
sociologie du journalisme, Tournai (Belgique), La Découverte,
2004, p.51. Pour un développement historique plus large voir Jean-Pierre
Depetris, « Autour de Bolgopol »
http://jdepetris.free.fr/Livres/voyage3/cahier32.html
consulté le 20/11/07
13 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme
et démocratie : La doctrine marxiste; le capitalisme peut-il survivre ?
Le socialisme peut-il fonctionner ? TROISIÈME ET QUATRIÈME
PARTIES,(Traduction française, 1942), document produit en version
numérique par Jean-Marie Tremblay, collection: "Les classiques des
sciences sociales" Site web:
http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
P. 98
14 Trésor de la langue
française,
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=869058105;
consulté le 15/11/07
15 Idem.
16 Trésor de la langue
française,
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1320254340;
consulté le 16/11/07
17 Jean-Pierre Depetris, « autour de Bolgopol
» , op. cit
8
résultat (la finalité) était
imprévisible (non-téléologique). Ce sont les actes
posés consciemment et/ou inconsciemment qui vont engendrer l'Etat
haïtien, en ce sens cette histoire est « opaque aux hommes qui la
font »18.
Parler de blocage dans la construction ou l'émergence
d'un Etat « moderne » suppose l'hypothèse d'un Etat «
non-moderne ». L'Etat « dit » moderne, selon Weber, doit
être conçu « comme une communauté humaine qui, dans
les limites d'un territoire déterminé Àla notion de
territoire étant une de ses caractéristiques- revendique avec
succès pour son propre compte le monopole de la violence physique [tenue
pour] légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque,
c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements, ou aux individus,
le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où
l'État le tolère : celui-ci passe donc pour l'unique source du
«droit» à la violence. »19 . Ce monopole va
être double grâce à la formation progressive d'un appareil
de fiscalité différencié20. L'Etat «
non-moderne » peut être conçu par le déficit ou
l'absence du monopole de la violence tenue pour légitime et celui de la
fiscalité, en d'autre terme, par la non-étatisation « de
l'organisation sociale féodale »21 . On serait en face
d'une centralisation inachevée ou insuffisante, d'une
spécialisation des tâches non-effective et/ou d'un chevauchement
de la sphère publique sur la sphère privée (et/ou) vice
versa22. Joseph Schumpeter note à propos de la
définition du terme Etat : «Nous pouvons, bien entendu, le
définir en utilisant le critère de souveraineté, puis
parler d'un État socialiste. Cependant, sous peine de transformer
l'État, organisme substantiel, en un simple fantôme légal
ou philosophique flottant dans le vide, nous ne devons jamais l'introduire dans
des discussions relatives aux sociétés féodales ou
socialistes, étant donné qu'aucune d'entre elles n'a
établi, ni consenti à établir entre le secteur public et
le secteur privé la ligne de démarcation qui donne à
l'entité « État » sa signification
essentielle.»23. L'essentiel de la
18 Emmanuel Terray, Une histoire du royaume
Abron du Gyaman, Paris, Karthala, 1995, cité par Clemens Zobel in
The appropriation of alterity: politics, identity and history in the
village communities of the Manding hills of Mali, Ph.D. in "cotutelle" at
the Centre d'Études Africaines, EHESS, Paris and at the Department of
Social and Cultural Anthropology, University of Vienna, Austria. p. 278
19 Max Weber, Le savant et le politique,
« Politik als Beruf » paris, Plon, 2002 (1919), p.125
20 Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident
(Über den prozess der Zivilisation, II, 1969), paris Calmann-Lévy,
1975, P.30
21 Otto Hintze, Féodalité,
capitalisme et Etat moderne, paris MHS, 1991, P.308
22 Le chevauchement de la sphère publique sur
la sphère privée ne renvoie pas forcément à
l'idée d'un Etat totalitaire ou absolutiste.
23 Joseph Schumpeter, op. cit. P. 9
définition est donc la «ligne de
démarcation », la distinction entre le secteur public et le secteur
privé. Dans quelle mesure le secteur privé et public se
confondent-ils dans le cas qui nous importe ?
La problématique du blocage dans la « construction
» ou l'émergence d'un Etat « moderne » en Haïti
pendant les 25 premières années de l'existence du deuxième
pays indépendant du continent américain après les
Etats-Unis nous renvoie aux interrogations suivantes : A quel type d'Etat
avions-nous affaire ? S'agissait-il d'un Etat féodal ? D'un Etat
néopatrimonial, pour parodier J.-F Médard ? Ou d'un Etat d'un
tout autre type ? Historiquement la féodalité est un « ordre
économique, politique et social qui se développa du Xe au XVe
siècle dans les États issus du démembrement de l'Empire
carolingien, se caractérisant par l'existence de fiefs, de liens
particuliers entre suzerains, vassaux et serfs, et qui se prolongea
au-delà du Moyen Âge par la survivance de droits et de
privilèges attachés aux propriétaires fonciers, aux nobles
»24. L'Etat féodal est l'ancêtre de l'Etat «
moderne » en Europe. Parfois, par analogie, on désigne par
féodalité le « fait de se constituer en puissance autonome
à l'intérieur d'un État; groupement
d'intérêts particuliers qui impose le poids de sa puissance
à l'État et à la société »25
Il est possible de subdiviser la société
féodale en deux âges. Celui allant primo du Xème
siècle au milieu du XIème siècle est
caractérisé par la stabilité de l'organisation d'un espace
rural avec des échanges faibles et irréguliers. Secundo
celui allant jusqu'au XVème siècle correspond à une
prospérité économique et monétaire. Les Grands
organisent la production et « la transmet, bon gré, mal gré,
au groupe de citadins de marchands [et] de bourgeois »26. Au
regard de ces éléments nous pouvons voir s'il est possible de
parler de l'Etat féodal dans le cas qui nous concerne,
c'est-à-dire l'Haïti du début du XIXème
siècle.
L'Etat néopatrimonial est le « type » retenu
par Sauveur Pierre Etienne dans son
Enigme haïtienne27. Cependant son analyse
prétend englober les deux-cents-six ans de
24Trésor de la langue
française,
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=4060986435;
consulté le 15/11/07
25 Idem
26 Association Le Donjon de Houdan, «
Evolution vers une nouvelle répartition des pouvoirs »,
http://ledonjondehoudan.free.fr/v3/Exposition/Societe/Societe2.htm,
consulté le 15/11/07
27 Sauveur Pierre Etienne, op. cit.
10
l'indépendance. Le problème est que Haïti a
connu un nombre considérable de formes de gouvernements qui ont eu
presque chacun des incidences colossales sur le type d'Etat au quel on peut
avoir affaire, c'est pourquoi il est judicieux que l'analyste fasse appel
à des concepts différents suivant qu'il travaille sur le
gouvernement d'un Henri Christophe ou d'un Léon Dumarsais Estimé.
Car dans l'histoire du pays, « il n'y a pas eu que des `pourris' et que
les représentations politiques en Haïti comme un lieu marqué
par une absence totale d'éthique sont fausses »28.
Le néopatrimonialisme est une situation
d'hybridité « dans laquelle la logique patrimoniale se combine et
se mélange avec d'autres logiques »29. Dans quelle
mesure ce concept est-il pertinent ? Dire que certains Etats seraient
néopatrimonialistes et pas d'autres c'est établir une
frontière nette entre « l'ensemble constitué par les
institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs
et les tactiques qui permettent d'exercer cette forme bien spécifique,
bien complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population
»30 dont procèdent les Etats. Or il est empiriquement
difficile de montrer objectivement qu'il existe certains Etats où la
logique patrimoniale se combine avec « d'autres logiques » et
d'autres où cette logique dite patrimoniale aurait complètement
disparu. Dans un article intitulé « Quand l'Etat fait ce qu'il nous
interdit », Sophie Coignard montre comment en France, « L'Etat,
allègrement, viole ou contourne les lois qu'il impose aux particuliers
ou aux entreprises. Autant de privilèges, d'illégalités ou
d'arbitraire dont il semble peu désireux de se défaire.
»31.
Cet Etat « non-patrimonialiste » s'autorise dans un
certain nombre de cas « des privilèges, des passe-droits, des
prérogatives, des attitudes arbitraires »32. Yves
Mény affirme qu'en France « la corruption prend appui sur des
mécanismes, des valeurs et des règles parfaitement
intégrées et légitimées par le système
politique »33. Leslie Péan quant à lui met en
exergue
28 Leslie J.-R Péan, Haïti
économie politique de la corruption, De Saint-Domigue à
Haïti, 1791-1870, Paris, p.7
29 Sauveur Pierre Etienne, L'énigme
haïtienne Echec de l'Etat moderne en Haïti, op. cit. p.30
30 Michel Foucault, « la gouvernementalité
», P.102, Magazine littéraire, numéro 269, Paris,
1989.
31 Sophie Coignard, « Quand l'Etat fait ce qu'il
nous interdit », Le point , 10/12/1999 ,
http://www.lepoint.fr/actualites-societe/quand-l-etat-fait-ce-qu-il-nous-interdit/920/0/76515
, consulté le 11/03/08
32 idem
33 Yves Mény, la corruption de la
République, paris, Fayard, 1992, cité par Mwayila Tshiyembe
in « La science politique africaniste et le statut théorique de
I`État africain : un bilan négatif », p.1 13
comment aux Etats-Unis la corruption a jalonné des
pratiques gouvernementales dès le tout- début de la fondation de
la nation34. Dans ce cas là, même entant que «
type mixte et modal »35, utiliser le concept de
néopatrimonialisme pour une certaine catégorie d'Etat et pas
d'autres est problématique. Sinon, il faudrait dessiner une
échelle avec des échelons qui indiqueraient à quel
degré de mélange de patrimonialisme avec « d'autres logiques
» qu'il est convenu de parler de néopatrimonialisme. Car on peut
affirmer que la plupart des Etats occidentaux dits modernes sont plus ou moins
néopatrimoniaux au vu de cette définition stricto sensu
du concept.
En quoi l'Etat d'Haïti n'est donc pas « moderne
» ? Un Etat « moderne » doit-il nécessairement s'accorder
à la définition de Weber complétée par Hintze,
Elias, etc. ? Cette définition correspond à l'observation d'un
type particulier d'organisation, d'institution politique par l'auteur de l'opus
magma Economie et société dans un contexte
géographique et culturel bien déterminé. Comment
l'étendre à un pays comme Haïti qui est l'objet d'une
histoire sociopolitique et d'une culture toutes singulières ? «
L'erreur la plus crasse, nous dit Jean casimir, que l'on puisse imaginer
consiste à croire, contre toute évidence que la diffusion massive
de la culture occidentale puisse, par un processus d'imitation
spontanée, vitaliser et dynamiser un système culturel autre.
»36 Devons-nous considérer que l'Etat
wébérien fait partie intégrante de la culture occidentale
ou d'un « système culturel autre »? S'il fait partie d'un
« système culturel autre », Jean Casimir ne pose-t-il pas
là la source du blocage ou du moins n'exclut-il pas toute
possibilité d'utiliser l'Etat européen comme une sorte
d'étalon dans un champ culturel non-occidental en vue de la
compréhension du type d'Etat auquel on a affaire?
Ce mémoire se divise en trois parties principales. La
première s'intitulant sociogenèse d'Haïti
Saint-Domingue nous permettra de revenir sur la structure de la
société qui a vu l'émergence de l'Etat d'Haïti,
à savoir primo les classes sociales et antagonisme de classe,
secundo, la manière dont la métropole a
géré les conflits et les contradictions récurrentes qui en
découlent, tertio, nous nous intéresserons à la
dynamique sociale dans sa dimension à la fois locale et globale.
34 Leslie péan, op. cit.
35 Jean-françois médard, « l'Etat
néo-patrimonial en Afrique noire », in j-f médard, etats
d'afrique noire. Formation, mécanismes et crises, paris karthala, 1991,
p.332
36 Jean Casimir, La culture opprimée,
Port-au-Prince, Média-texte, 2006
12
La deuxième partie intitulée un Etat de
guerre permanent est une analyse empirique de la situation (une hantise
permanente) dans laquelle va évoluer la jeune nation. Pour la France la
perte de la perle des Antilles est un frein à son rêve de se
constituer un empire en Amérique. Pour exister en tant qu'Etat
Haïti va devoir accélérer le processus de monopolisation de
la violence. Cependant les bases sur lesquelles l'Etat dit moderne aurait pu
émerger semblent avoir été détruites.
La troisième et dernière partie
dénommée L 'Etat contre la société analyse
la manière dont le nouvel Etat entend gérer les rapports sociaux
et les ressources, arbitre entre les valeurs et les intérêts qui
ne sont pas toujours compatibles. A la fin de cette partie nous interrogerons
sur le type de gestion à savoir s'il s'agit de la construction d'un type
d'Etat nouveau ou non.
Sur le plan méthodologique nous utiliserons certaines
archives coloniales comme les actes administratifs (déclaration de
l'abolition de l'esclavage, lettres, rapports officiels, Constitutions, etc.)
et les sources de seconde main. Quand nous nous sommes lancés dans la
recherche en vue de l'élaboration de ce mémoire nous avons
rencontré des difficultés relatives à la
délimitation spatiotemporelle (devons nous travailler sur 20, 30 ans et
plus, inclure la France métropolitaine dans notre terrain d'analyse pour
la période d'avant 1804, etc. ?). De concert avec notre directeur de
recherche nous avons opté pour la période allant de 1804 à
1825 qui est une période charnière pour l'Etat d'Haïti. Nous
avons également pris en compte la métropole dans notre
analyse.
L'autre source de difficulté a concerné les
archives. Au début nous pensons pouvoir avoir facilement accès
aux documents administratifs coloniaux en région parisienne. Mais nous
nous sommes rendu compte que la plupart des documents sont en province (Nantes,
Aix...). Nous étions dans l'impossibilité de nous déplacer
ce qui a fait que nous avons choisi des archives numériques et de
seconde main. Etant donné que ce mémoire est conçu comme
un travail préalable à un master II, puis une thèse, nous
avons particulièrement mis accent sur certaines théories de
l'Etat (Weber, Elias, Hintze, Médard etc.) ce qui nous facilitera,
espérons-le, les travaux futurs.
1. Sociogenèse d'Haïti
Concept éliassien se rapportant à la
causalité sociale d'un phénomène, la sociogenèse
dont il est ici question sera un effort de rapprocher la dimension
étatique (de l'Etat) au système « d'économie
émotionnelle des individus » de la société
saint-Dominguoise. La sociogenèse d'Haïti sera donc
considérée comme un processus de monopolisation dans le contexte
assez particulier qu'est la colonisation à Saint-Domingue où les
jeux d'interactions, d'intérêts individuels, de classe ou de
« race » vont engendrer quelque chose comme Haïti que personne
n'avait explicitement voulue (phénomène serendip).
On peut appréhender la construction de l'Etat
d'Haïti comme toutes « les constructions historiques [qui] sont
toujours issues de lutte entre intérêts opposés, ou plus
exactement, ambivalents. Les structures qui périssent du fait de ces
luttes ou qui se fondent dans des structures nouvelles, qu'il s'agisse des
seigneuries absorbées par la royauté ou d'un gouvernement royal
emporté par l'Etat bourgeois /.../ Sans les entreprises violentes, sans
le stimulant de la libre concurrence, il n'y aurait pas de monopole de la
contrainte physique, et sans ce monopole, personne n'aurait jamais pu pacifier
le territoire, limiter et réglementer l'emploi de la violence
»37
1.1. Classes sociales et antagonisme de classe
La plus riche colonie du monde qu'est Saint-Domingue est en
réalité un « eldorado construit sur un volcan
»38. L'exploitation capitaliste de l'esclavage des noirs, la
structure des classes sociales et les antagonismes de classes/races font de
cette société un « grand containeur d'explosif »
prêt à exploser à tout moment. Cependant les
problèmes de classe étaient sans cesse « greffés sur
des problèmes de race »39 , ce faisant les
contradictions de classe s'aggravaient et rendaient moins probable « [l']
alliance entre les factions d'une même classe40 ». Ce
climat très mouvementé servait de socle d'accumulation de
capitaux À
37 Norbert Elias, La dynamique de l'Occident,
Paris, Calman-Lévy, 1975, p. 25. On peut voir plus
précisément, le chapitre un de la première partie («
La sociogenèse de l'Etat ») P.97
38 Benoît Joachim, Les racines du
sous-développement en Haïti, p-au-p, Henri Deschamps, 1979,
P.15, Cité par Sauveur P. Etienne in L'enigme Haïtienne,
..., op. cit. P. 55
39 Sauveur Pierre Etienne, Op. Cit. P. 60
40 Ibid
14
économique, social, politique et symbolique À aux
élites, non sans incidences sur l'Etat métropolitain et sur
l'Haïti41 qui allait naitre.
Dans les rapports sociaux les actants42 ont pris
habitude de dissimuler les contradictions et oppositions de classes au profit
de l'antagonisme de races. Serait à la base de ce
phénomène, selon Sauveur P. Etienne, le récurrent «
amalgame classe-race43 ». Le facteur premier désignant
l'appartenance d'un individu à une classe est le taux de
mélanocyte contenu dans son sang et non la communauté
d'intérêts à la quelle il appartient objectivement. Dans ce
schéma les classes sociales de Saint-Domingue se déclinent en une
répartition ternaire: Blancs, Affranchis (sangs-mêlés et
une toute petite minorité de Noirs libres) et Esclaves.
Sauveur P. Etienne réfute cette lecture de la
configuration de la société au profit d'une nouvelle forme de
répartition toujours ternaire : « la classe supérieure, la
classe moyenne et la classe des esclaves.44 ». Dans ce nouveau
schéma ce sont les intérêts de classe qui priment.
Cependant l'auteur de l'énigme haïtienne semble
sous-estimer un autre facteur déterminant qui est la « conscience
de classe ». Des groupes sociaux qui ont l'air d'avoir des
intérêts communs au-delà même de leur appartenance
ethnique, unis par une même condition sociale, négligent le
facteur concernant leurs conditions matérielles réelles
d'existence au profit de supposés intérêts ethniques ou
raciaux pour ne pas être complètement anachronique.
L'intérêt ethnique ou racial va de paire avec la
création de l'identité raciale qui est le résultat d'un
processus historique, d'une construction intellectuelle. Les actants sont pris
dans une certaine réalité travaillée par
l'idéologie que constitue « l' illusio » racial
à Saint-Domingue. Tous les groupes sociaux semblent à un moment
donné jouer le jeu. Le racisme est ancré dans
41 Haïti existait déjà avant le
débarquement de Colomb en 1492. Cependant ses premiers habitants ont
été décimés et le nom de l'île a
changé. L'Haïti qui nous intéresse est donc la
deuxième qui allait naitre en 1804
42 Ni le terme agent (trop passif), ni le terme
actant (trop actif) ne correspond à l'idée que nous voulons ici
exposer. C'est pourquoi nous avons recours au concept de « actant »
emprunté à Lucien Tesnière. « Les actants sont les
êtres ou les choses qui, à un titre quelconque et de quelque
façon que ce soit, même au titre de simples figurants et de la
façon la plus passive, participent au procès. » il permet,
à notre sens, de mettre en évidence une dialectique
passivité/activité qui est à la base de ces faits sociaux.
Voir Françoise MADRAY-LESIGNE et Jeanine RICHARD-ZAPPELLA (éds.),
Lucien Tesnière aujourd'hui, « acte du colloque
international » CNRS, Université de Rouen, 16-17-18 Novembre 1992
(Eds 1995), P. 152
43 Sauveur pierre Etienne, op cit. p.61
44 idem P.62
toutes les sphères de la société, c'est
« de la routine, des choses que l'on fait, et que l'on fait parce qu'elles
se font »45. La société s'est construite sur lui
et sa «disparition» remettrait l'existence même de
Saint-Domingue en question. Ce qui ne tardera pas à arriver.
Les groupes sociaux susmentionnés constituent
certainement une « classe en soi »46 mais
l'habitus « racial » avec toutes ses implications a pendant
longtemps handicapé toute velléité d'union par
communauté d'intérêts. Or, la compréhension des
actants eux-mêmes des causes de leur situation, c'est-à-dire leur
« maturité », est fondamentale. C'est à ce
moment-là que les intérêts de race vont se
révéler illusoires, les mécanismes de domination
Àles stratégies de division pour mieux régner À
vont être à jour, les actants s'uniront en fonction de leur
communauté d'intérêts et deviendront une « classe pour
soi ». Avant cette prise de conscience ultime qui allait permettre
l'alliance entre mulâtres et noirs parler de classe sociale entant que
communautés d'intérêts revient à projeter un regard
sur les groupes sociaux et les structures de classe dans la
société de Saint-Domingue qui ne corrobore pas à
l'idée que les actants se font eux-mêmes de leur situation et la
manière dont ils l'appréhendent.
Les intérêts existent en tant que catalyseur de
conflits sociaux et permettent également « l'assemblage »
d'individus, de groupes d'individus ou sociaux suffisamment conscients des
bénéfices qu'ils peuvent tirés d'une éventuelle
alliance avec des pairs mais aussi avec des ennemis d'hier47.
Même si des actants peuvent avoir a priori des
intérêts identiques, ces intérêts ne sont pas
naturellement des intérêts communs. Ils ne le deviennent
qu'après la prise de conscience des avantages qu'on peut tirer d'un
« agir collectif » ou d'un nouement d'une
45 A propos du concept « illusio » voir
Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997,
pp.122-123
46 « Classe en soi » et « classe pour soi »
sont des termes utilisés par Marx et Engels in Manifeste du parti
communiste, P. 36 en vue de désigner les différents
degrés de maturité du prolétariat.
47 Toussaint est un grand maître en la
matière. A ce sujet Cyril L.R James déclare : « J'en demeure
convaincu, jusqu'à ce jour, hormis Napoléon, aucun chef ou
stratège de la période 1793-1815 n'a dépassé
Toussaint et Dessalines. » in CL R James, Les jacobins noirs,
Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue,
Chatillon-sous-Bagneux, Editions Caribéennes, « Précurseurs
Noirs », 1988, P. 12. Victor Schoelcher quant à lui déclare
« quelle promptitude de jugement, quelle présence d'esprit ne lui
fallait-t-il (à Toussaint) pas pour soutenir la lutte sur vingt points
différents ! Et que l'on songe à qui il avait affaire, à
des généraux comme Boudet, Hardy, Rochambeau, Debelle, à
ces soldats de la République, qui avaient étonné le monde
par l'élan et la solidité de leur courage. Il faut bien le
reconnaître : le nègre qui, quoique toujours battu, sut rester
debout trois mois durant et chaque jour le sabre à la main devant une
telle armée, était ce que Shakespeare appelle `'un homme» in
Vie de Toussaint Louverture, Paris, Paul Ollendorf, 1889, p.337
16
alliance factuelle. C'est pourquoi certains groupes sociaux
peuvent à un moment mettre en exergue l'argument des
intérêts raciaux, puis celui des intérêts de classe,
etc.
Quand cela les arrange, des mulâtres font valoir
l'argument racial, autrement ils avancent d'autres arguments. Pensant qu'entant
que Mulâtre s'il met accent sur l'argument racial, cela peut,
peut-être, contribuer à asseoir sa suprématie sur les Noirs
mais l'empêcher de gouverner les Blancs du Sud, Rigaud48 a
préféré jouer la carte des Droits de l'Homme. A cet effet
il
déclare : « [...] je crois trop aux droits de l'homme
pour penser qu'une couleur est naturellement supérieure à une
autre. Je connais les hommes en tant qu'homme sans plus.49 »
Après avoir Bénéficié d'un accord
de commerce exclusif avec Saint-Domingue par le Biais de l'émissaire
Angalis Maitland la Grande Bretagne semble tout à coup avoir une autre
vision des Noirs et des luttes qu'ils mènent à Saint-Domingue.
Bien que ce qui suit ne puisse pas refléter l'état d'esprit
global des Britanniques, il montre néanmoins que les arguments raciaux
ou de classe sont souvent stratégiques. Après avoir pris
connaissance de l'accord commercial exclusif dont va Bénéficier
son pays la London Gazette écrit :
L'événement le plus intéressant de la
guerre actuelle pour la cause de l'humanité et pour les
intérêts permanents de la Grande Bretagne est sans aucun doute le
traité que le général Maitland vient de conclure avec le
général noir Toussaint relatif à l'évacuation de
SaintDomi ngue. Ce traité reconnait en fait l'indépendance de
cette île si précieuse qui sera à l'abri de tous les
efforts des Français pour la reconquérir. Non seulement
l'Angleterre n'aura pas à supporter les frais de fortification de
l'île ou d'entretien des armées, mais elle jouira de l'avantage de
se voir réservé son commerce exclusif.
Toussaint Louverture est un nègre, et dans le jargon
guerrier il a été qualifié de brigand. Mais au dire de
tout le monde c'est un nègre né pour défendre les droits
de sa race et pour démontrer que le caractère des hommes est
indépendant de la couleur de leur peau. Les derniers
événements de Saint-Domingue ne tarderont pas à attiser
l'attention publique. On les dirait calculés pour satisfaire toutes les
parties. C'est une question capitale que d'arracher cette ile immense des
griffes du directoire ; car de là, s'il regagnait du terrain, il
pourrait à tout moment menacer et peut être assaillir notre
meilleure possession des indes occidentales. D'autre part c'est un grand point
en faveur de la cause de `humanité de voir une domination
48André Rigaud (1761-1811) est un chef
Mulâtre opposé à Toussaint Louverture (Noir). 49
CLR James, op. cit. P. 203
noire constituée et organisée pratiquement sous
le commandement d'un chef ou roi noir. C'est à sa honte que le monde
chrétien a pris l'habitude de dégrader la race noire... Tout
libéral britannique se sentira fier de voir heureusement abouti la
révolution dans ce pays50...
Pourtant quelque mois plus tôt les Anglais avaient tout
mis en oeuvre pour ramener en vain les Saint-Domingois à l'esclavage. Au
moment où l'auteur écrit cet article pour « défendre
» la cause de l'humanité, l'Angleterre a plein d'esclaves Noirs
dans ses colonies. Voila comment des arguments raciaux Àla
prétendue infériorité noire À a disparu en l'espace
de quelques instants au profit d'une vision égalitaire des races.
L'intérêt des britannique devient le même que celui de
Toussaint. Ce sont les bénéfices, l'auteur le laisse entendre,
que l'Angleterre peut tirer d'une éventuelle indépendance de
Saint-Domingue qui justifie cet article.
D'un autre coté bien que les élites aient
justifié la « fondation » d'Haïti par la
nécessité d'assouvir des intérêts personnels plus
immédiats sous couvert de la nécessité de liberté
et d'égalité, «quoique l'esclavage eut été
aboli avant l'indépendance, il subsistait une séparation rigide
entre les masses et l'élite. Ce qu'on appelait l'élite formait un
cercle étanche et s'occupait plus de la préservation de ses
intérêts propres que de la direction et de l'orientation des
masses »51. La condition de vie des paysans est
exécrable, les femmes doivent accomplir des travaux qui ne sont
généralement pas dédiés aux humains52.
Les paysans étaient « préservés » de la culture
occidentale. Ils vivaient encore selon des principes et coutumes des traditions
africaines53.
Leslie Péan fait valoir le fait qu'en Haïti «
l'ensemble constitué par les institutions, les procédures,
analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent
d'exercer cette forme bien spécifique, bien que complexe, de pouvoir,
qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir
l'économie politique, pour instrument essentiel les dispositifs de
sécurité »54 a pour source la
gouvernementalité coloniale. De fait les différentes relations de
pouvoir structurant la société « ne sont pas des relations
cordiales et confiantes
50 London Gazette, 12 décembre 1798,
reproduit par C.L.R James, op. Cit. Pp.199-200
51 David Nicholls, « Idéologie et
mouvements politiques en Haïti, 1915-1946 » Annales. Histoire,
Sciences Sociales, Année 1975, Volume 30, Numéro 4, p. 654
À 679, Pp. 658-659
52 Ibid.
53 Jean Prince Mars, Ainsi parla l'oncle,
Port-au-Prince, Compiégne,1928.]
54 Michel Foucault, « La gouvernementalité
», Magazine littéraire, numéro 269, paris, 1989, P.
102, cité par Leslie Péan, op. cit. p. 24
18
mais plutôt de défiance et d'incompréhension,
relations conflictuelles marquées par la sévérité
et les affrontements. »55
On remarquera que dans une certaine mesure la lecture de
Leslie Péan s'oppose à celle de Jean Price Mars. Le premier met
l'accent sur le fait que la gouvernementalité56
haïtienne régissant le pouvoir dans toutes les sphères de la
société a une origine coloniale. C'est donc une sorte de «
continuité » de l'habitus colonial. Price Mars de son coté
soutient que les paysans, la majorité des haïtiens, vivent selon
les principes et les coutumes africaines. N'y aurait-il pas une
différence entre la gouvernementalité coloniale et les coutumes
africaines ?
En tant que concept foucaldien, si on utilise le terme de
gouvernementalité on est obligé de l'insérer dans la
pensée foucaldienne pour le rendre intelligible. Ainsi nous pouvons
affirmer que les relations de pouvoir concernent toutes les sphères de
la société allant de la famille aux plus hautes instances
administratives et étatiques. Donc quand Péan paie de
gouvernementalité dans ce qu'il appelle « l'espace haïtien
», il parle aussi bien des paysans que des élites (relation de
pouvoir). Et si les relations de pouvoir chez les élites sont
considérées comme régissant par la
gouvernementalité coloniale, il ne saurait être autrement pour les
paysans qui avant d'être paysans étaient esclaves et
confrontés quotidiennement à la gouvernementalité
coloniale. Considérer qu'ils sont préservés de la culture
occidentale c'est affirmer autrement qu'ils ont rompu avec l'habitus colonial
et développer une nouvelle forme de socialisation qui trouve sa racine
en Afrique. Si ce n'est tout simplement renouer avec l'Afrique.
Les relations de pouvoir dans une société
peuvent être d'une très grande importance analytique et
compréhensive dans la mesure où elles sont capables d'apporter
des explications aux échecs ou aux réussites de grande
construction historique. Les élites haïtiennes n'ont de cesse de
clamer haut et fort leur volonté de se débarrasser du legs
colonial. Cependant quand on cesse de s'intéresser à ce que
disent ces actants pour analyser un peu plus en profondeur ce qu'ils font, on
se rend vite compte qu'au lieu de se démarquer réellement de la
gouvernementalité coloniale, ils la « rationalise[nt] et lui
donne[nt] un autre lustre ».57 Ainsi le premier Empereur
d'Haïti affiche d'un coté sa volonté de combattre la
corruption, de
55 Ibid 57 Ibid.
rationaliser l'administration et de l'autre n'hésite
pas à affirmer « plumez la poule et ne la laissez pas crier »
? Quand on analyse « les structures de gouvernementalité
imposées par les pères fondateurs » on révèle
qu'ils refusent toute place à l'idée que les gouvernants doivent
rendre des comptes ». Christophe refusera la constitution de 1806
prétextant qu'il ne lui donne pas suffisamment de pouvoir. Pétion
renverra le Sénat qui lui demande de la transparence dans son
administration. Une pétition datant de 1807 stipule : « [...] le
sénat, justement effrayé des dilapidations qui se renouvellement
chaque jour dans les finances de la République, et occupé du soin
d'en arrêter le cours, afin de pourvoir aux dépenses que
nécessite la guerre actuel le»58
Il y aurait donc en Haïti deux sociétés
(avec des frontières non évidentes), une qui est régie par
la gouvernementalité coloniale et l'autre par la
gouvernementalité africaine. Chacun de ces deux héritages aurait
d'une manière ou d'une autre constitué un ensemble de
mécanisme de blocage à l'émergence de l'Etat dit moderne
en Haïti, qui nécessite, on l'a vu, un certain nombre de conditions
préalables. Si on considère que l'Etat moderne est avant tout
l'affaire des élites, le fait qu'en Haïti « le gouvernement de
soi et des autres »59 est dicté par la violence
coloniale, les raisons de la non-émergence de l'Etat dit moderne se
trouveraient dans le passé colonial. Cette thèse nécessite
néanmoins un travail plus approfondi que nous ne sommes pas prêt
à effectuer ici.
Comprendre l'Etat qui allait prendre naissance en Haïti
en 1804 suppose d'abord de bien saisir la manière dont la
métropole à travers ses administrateurs coloniaux, les
décrets, et tout autre acte d'arbitrage entre des intérêts
et des valeurs qui ne sont pas constamment compatibles dans la colonie. Ces
actes d'arbitrages ne sont pas non plus toujours cohérents. On obtient
ainsi des résultats imprévisibles et sérendipitiens. La
sous-partie suivante s'atèle aux contradictions internes des politiques
métropolitaines vis-à-vis sa riche colonie.
58 Cité par Leslie péan, op. cit. p.
57
59 Leslie Péan, op. cit. p. 27
20
1.2. La métropole et sa politique
contradictoire
Inconstante. Voila comment on aurait pu qualifier la
politique française vis-à-vis de sa riche colonie «
peuplée d'environ mille blancs, à peu près du même
nombre de nègres et de mulâtres libres, et de sept cent mille
esclaves parmi lesquels on comptait douze à quinze mille mulâtres
»60 en 1789. Pour corroborer cette « affirmation »
nous n'avons pas besoin de remonter au début de la colonisation,
c'est-à-dire sous l'ancien régime. Tardons-nous seulement
à la période d'après 89.
Aout-septembre 1793 Sonthonax et Polvérel, commissaires
de la République, proclament l'abolition de l'esclavage61 en
déclarant aux habitants de la colonie, en particulier les Noirs et les
Mulâtres que « toute monde vini dans monde pour io
rétés libes & égal entre io : a vlà, citoyens,
vérité qui sorti en France. Li temps pour que io piblié li
dans toute pays la République Français, pour toute monde
conné »62. Moins d'une décennie plus tard, soit
le 30 Floréal An X, Napoléon À encourager par sa femme
créole Joséphine et les milieux d'affaires coloniaux À va
confier une impressionnante expédition à son beau frère
Emmanuel Leclerc avec pour mission : le rétablissement de l'esclavage
aux Antilles ce qui va dresser la majorité de la population contre
l'armée française63 dans un contexte où les
troubles qu'a suscités 1789 sont encore vivaces64. Mais avant
cette ultime décision lourde de conséquences tant sur le
60 Victor Schoelcher, Vie de Toussaint
Louverture, Paris, Karthala, 1982, P. 29. Ces chiffres ne sont pas
précis. « on n'avait déclaré en 1789 que cinq cent
mille esclaves ; mais comme les relevés se faisaient par tête
imposée à 40 sous et à 3 livres, on ne déclarait ni
les enfants, ni les adultes de plus de quarante-cinq ans ; le nombre de ces
deux classes se montait à deux cent mille. » Malenfant, Des
colonies, et particulièrement de celle de Saint- Domingue,
In-8°, paris, 1814, cité par Victor Schoelcher, Ibid.
61 Voir en annexe l'acte de l'abolition de
l'esclavage.
62 Acte de proclamation de l'abolition de
l'esclavage rapporté par l'Avocat Français, le commissaire
Sonthonax et ses coéquipiers. Cependant, avant même d'avoir eu ces
informations les esclaves s'étaient déjà affranchis.
63 Gérard Barthélemy et Christian
Girault (dir.), La République haïtienne, état des lieux
et perspectives, Paris, ADEC-KARTHALA, « hommes et
sociétés », 1993, p.7
64 « La révolution qui débute en 1789, en
se prolongeant dans les colonies françaises d'Amérique, y
entraina des troubles profonds, particulièrement dans la principale
colonie, la partie occidentale de Saint-Domingue (actuelle République
d'Haïti). Les événements qui se succédèrent
dans cette île furent caractérisés par une radicalisation
croissante : tentative autonomiste des « Grands Blancs » (grands
propriétaires, principalement du nord de l'Île), révolte
des libres de couleur revendiquant l'égalité des droits avec les
Blancs et, surtout, révolte des esclaves
21
plan humain que matériel. Les ex-esclaves formulaient des
revendications d'ordre politique À la liberté À mais aussi
économique À revendication agricole.
Cette dernière consistait en une demande de «
trois jours de la semaine où ils soient libres de travailler et de
cultiver pour eux-mêmes »65, revendication que les «
patrons de l'époque [...] n'ont même pas prise au sérieux
»66. Or le commissaire Polvérel avait bien
envisagé en l'été 1793 « de lier abolition de
l'esclavage et attribution de terres aux esclaves »67, mais a
préféré y renoncer sans élucider les motivations de
sa nouvelle décision.
Polvérel a renoncé à quelque chose qui
aurait pu permettre à Saint-Domingue de parvenir à une certaine
«autosuffisance alimentaire »68 quand on sait que la
quasi-totalité des outils et autres produits consommés dans la
colonie provient de l'importation (métropole). Cette «
non-décision » a probablement joué dans l'échec de
l'expédition commandée par Leclerc. Car Saint-Domingue vit au
rythme des blocus maritimes. Dès qu'il y a rupture avec
l'extérieur « la colonie n'a plus rien de ce qu'il lui faut [...].
Pas même de quoi équiper d'armes à feu et de munitions les
forces qu'elle emploie contre les révoltes d'esclaves
»69. Emmanuel Leclerc s'est trouvé avec ses troupes
coupé de la métropole à cause d'un blocus maritime
imposé par l'Angleterre, ce qui allait donner à l'armée
indigène un avantage significatif. Pourtant, « malgré leurs
succès, les chefs de l'insurrection avaient conservé une sorte
d'attachement et de respect pour la métropole. Si donc sous le Consulat
le gouvernement français avait reconnu franchement la liberté des
Noirs et les droits politiques des affranchis, il eut été
certainement possible d'y faire reconnaître la suzeraineté de la
France. Mais les anciens préjugés n'étaient pas
dissipés à la cour des Tuileries : on ne croyait pas les Noirs
susceptibles d'organisation, et on oubliait la capacité qu'avaient
montrée les hommes de couleur depuis 1792. »70
Napoléon et ses conseillers croyaient qu'il suffisait d'envoyer une
(aout 1791). Ces troubles coïncidèrent avec une
tentative d'invasion anglaise, la France républicaine étant
entrée en guerre avec la Grande-Bretagne. », Victor Schoelcher, op.
cit. p.5
65 Yves Bénot, « Le compromis
historique de Toussaint Louverture », in Gérard
Barthélémy (dir.), La République haïtienne. Etat
des lieux et perspectives, Paris, ADEC-KARTHALA, « hommes et
sociétés », 1993, P. 22. Mais aussi, Yves Bénot,
La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La
Découverte, 1992
66 Ibid, P. 23
67 Ibid.
68 Ce terme est probablement anachronique, mais permet
ici une meilleure argumentation.
69 Yves Bénot, op. cit. P. 24
70
http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Christophe.htm
22
« formidable armée composée des bandes de
l'Italie et des débris de l'armée d'Égypte
»71 pour faire régner l'ordre dans la colonie et
parvenir à satisfaire les ambitions esclavagistes de ses proches.
La contradiction dans la politique de la Métropole
envers Saint-Domingue est palpable. D'un coté les autorités
métropolitaines faisaient inscrire sur les drapeaux la mention : «
Braves Noirs, la France reconnaît seule vos droits et votre
liberté », un décret, datant du 20 mai 1802, allait de
l'autre consacrer la suppression de cette liberté. Une explication
semble plausible à cette politique : au jour le jour les
autorités métropolitaines surfent, esquivent, contournent, jouent
sur les rapports de force, arbitrent entre des valeurs et des
intérêts souvent contradictoires dans la France
métropolitaine mais ne semblent pas prendre suffisamment conscience des
rapports de force et les antagonismes au sein de la colonie qui
nécessitent une certaine constance et des mesures appropriées. Ce
qui fait que les arbitrages dans la colonie ressemblent plus à de la
« tractation (marchandage)» que des mesures cohérentes
consciemment prises en vue d'influer sur la vie des habitants et leur en
environnement en adéquation avec la volonté de la France.
Pendant tous ces épisodes de « tractations »
aucun des actants, ni les Noirs de Saint- Domingue, ni les « Grands Blancs
» qui pourtant auraient voulu une indépendance sous leur
contrôle en vue de satisfaire seuls leurs intérêts, ni les
envoyés de Napoléon, n'a pu anticiper des conséquences de
leurs actions. C'est en ce sens que l'apparition de l'Etat d'Haïti est
sérendipitienne. « Après avoir été mis hors la
loi par le capitaine général Leclerc, Christophe lutta contre les
troupes françaises. Mais à la fin d'avril, il accepta de se
soumettre, après avoir obtenu d'être maintenu dans son grade
»72 . Ce qui était le plus important pour Christophe, le
futur Henri 1er, c'est vraisemblablement son grade. Une fois
confirmé dans sa position, il n'aura pas de mal à se battre
contre les rebelles qui étaient pourtant préalablement dans son
camp, jusqu'à ce que la situation d'un revirement lui soit favorable.
Cette remarque (ces faits) met à mal une partie de la mythologie
haïtienne qui veut qu'Haïti soit une construction dans le sens
architecturale du terme. Comme si les héros de l'indépendance
avait tout prévu des le début des combats en vue de parvenir
à un Etat qui s'appellera haïtien. Et les mulâtres, et les
Noirs n'ont eu de mal à combattre dans n'importe quel camp. Il semble
que ce qui leur était
71 Ibid.
72 Thomas MADIOU, op. cit., 1847-1848, t. II, chap.
26, p. 246
primordial était les rétributions personnelles.
En suivant les faits historiques il serait délicat d'affirmer que les
actants Domingois avaient un plan bien élaborés ou suivaient un
plan allant dans le sens de l'indépendance.
« Devenu premier consul, Bonaparte voulut employer les
hommes de couleur à retirer le gouvernement de l'île à
Toussaint-Louverture, qui avait traité avec les Espagnols. A cette fin
il leur donna des grades, mais inférieurs à ceux qu'ils avaient,
dans l'expédition qu'il confia à son beau-frère le
général Leclerc (1801). L'armée était
composée en partie des vieilles bandes qui avaient fait les campagnes
d'Italie. Boyer [mulâtre qui deviendra président d'Haïti] y
fut employé comme capitaine. Il débarqua au Cap le 1er
février 1802 »73. Il n'y a pas eu refus motivés
par la croyance à des valeurs universelles qui seraient liberté
et égalité qui pourtant ont semblé justifier l'acte de
l'indépendance.
Haïti semble plus être le fruit de tractations,
d'erreurs, de calculs (du coté des habitants de la colonie comme du
coté de la métropole), de volonté de promotion personnelle
plutôt que d'une action concertée visant dès le
départ l'indépendance nationale. « Dans une proclamation du
8 novembre 1801, le Premier consul avait promis aux habitants de
Saint-Domingue, sans distinction de couleur, la liberté et
l'égalité des droits ; mais par un arrêté
antérieur et secret (du 25 décembre 1800), il avait envoyé
trois commissaires pour y rétablir les « cultures », autrement
dit l'esclavage. Le 20 mai 1802, il fit promulguer à Paris la loi
rétablissant l'esclavage dans les colonies. » 74
Cette décision politique aura les conséquences
que l'on connaît : l'indépendance d'Haïti75.
Cependant Saint-Domingue n'était pas un simple champ ou la
métropole menait sa politique contradictoire et où les habitants
étaient en proie aux calculs, stratégies en vue d'assouvir des
intérêts immédiats. La colonie avait sa dynamique propre
capable de se joindre à la dynamique globale qu'a connue l'Europe des
derniers siècles et qui a permis des accumulations de capitaux, des
monopolisations de contraintes que l'histoire de l'humanité connue n'a
jamais révélées.
73 Voir
http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Boyer.htm
consulté le 22/04/08
74 Ibid.
75 Voir Yves Bénot et Marcel Dorigny (sous la
direction de), Rétablissement de l'esclavage dans les colonies
françaises. 1802 aux origines de Haïti, paris, Maisonneuve et
Larose, 2003, p.590
1.3. Une dynamique à la fois locale et
globale
Saint-Domingue s'inscrit dans la continuité des
dynamiques occidentales ayant conduit à l'émergence de l'Etat
moderne en Europe. Déjà la bipartition de l'ile est le fait d'un
transfert de rivalités de puissance entre l'Espagne et la France en
dehors du territoire européen. Tout comme le traité de Westphalie
signé entre les puissances européennes, le traité de
Ryswick (singé en 1697 à Rijswij) reconnaissant à la
France ses conquêtes de la Baie d'Hudson au Canada, lui permettant de
récupérer Terre-Neuve en gardant une partie de l'Acadie et
surtout de partager l'île d'Haïti est fondamental pour le devenir
d'Ayiti Quisqueya Bohio. L'existence même de Saint-Domingue est le fait
de la « dynamique de l'émergence du système
interétatique et du système capitaliste en expansion
»76. Les guerres franco-espagnoles, angloespagnoles,
anglo-françaises, anglo-hollandaises, hispano-hollandaises et
franco-hollandaises ont eu des incidences sur toute
l'Amérique77.
Des conflits entre puissance européenne résulte
l'appui qu'un Etat-nation européen va apporter ou non à une
colonie en conflit avec sa métropole. Cet appui est aussi
conditionné par les supposés bénéfices qu'on pense
pouvoir en tirer. Ainsi la France et l'Espagne n'ont pas hésité
à appuyer les Etats-Unis naissants dans leur guerre contre leur
métropole, et l'Angleterre d'appuyer Saint-Domingue dans sa guerre
contre la France une fois bénéficié d'un accord commercial
avec Toussaint Louverture (1743-1803). Ces appuis sont parfois
décisifs.
Haïti a quant à elle, peut-être dans une
autre optique, et malgré son fragile état, apporté
un appui déterminant à Simon Bolivar dans la planification de
son entreprise de libération de
24
76 Sauveur Pierre Etienne, op. cit. p. 68
77 Ibid.
l'Amérique hispanique. Dans une lettre datée du 8
février 181678, Simon Bolivar79 déclare au
président haïtien Alexandre Pétion80 :
Je suis accablé du poids de vos bienfaits. /.../ En
tout vous êtes magnanime et indulgent. Nos affaires sont presque
arrangées et sans doute, dans une quinzaine de jours, nous serons en
état de partir. Je n'attends que vos dernières faveurs, et s'il
est possible, j'irai moi-même vous exprimer l'étendue de ma
reconnaissance. /.../
Dans ma proclamation aux habitants de Venezuela, et dans les
décrets que je dois expédier pour la liberté des esclaves,
je ne sais pas s'il me sera permis de témoigner les sentiments de mon
coeur envers votre Excellence, et de laisser à la
postérité un monument irrécusable de votre philanthropie.
Je ne sais, dis-je, si je devrai vous nommer comme l'auteur de notre
liberté. Je prie votre Excellence de m'exprimer sa volonté
à cet égard. Le lieutenant colonel Valdès vous adresse une
pétition que je me permets de recommander à votre
générosité. /.../ Agréez, Monsieur le
Président, les respectueux hommages de la haute considération
avec laquelle j'ai l'honneur d'être de votre Excellence, le très
humble et obéissant serviteur.
Alexandre Pétion dans sa réponse à Simon
Bolivar met accent sur ses « sentiments pour ce que » le
Général a à coeur et pour lui personnellement. Il «
désire voir sortir du joug de l'esclavage ceux qui y gémissent
». Mais par crainte de représailles il se voit obliger son ami de
ne pas citer son nom ni celle de la république d'Haïti dans ses
actes.81
Haïti a indéniablement contribué au combat
de Bolivar. Il serait par ailleurs intéressant dans le cadre d'un
travail plus poussé de voir quelle a été la contribution
réelle d'Haïti. Ce qui n'est pas ici de notre propos.
Un autre point saillant concernant la double dynamique tant
à la fois locale que globale dans laquelle l'Etat d'Haïti s'est
inséré renvoie aux idéaux de la révolution
française survenue
78 Ces archives sont consultables en ligne à
l'adresse :
http://alexandrepetion.com/documents/SB_08_02_1816.pdf
79 Général et homme politique
sud-américain, Simón José Antonio de la Santísima
Trinidad Bolívar y Palacios, plus connu sous le nom de Simón
Bolívar est né le 24 juillet 1783 à Caracas au Venezuela,
et est mort le 17 décembre 1830 à Santa Marta en Colombie. C'est
une figure emblématique en Amérique hispanique
80 Alexandre Sabès, dit Pétion (2 avril,
1770 - 29 mars, 1818) était au pouvoir dans le sud d'Haïti puis
Président de la République de 1806 jusqu'à sa mort.
81 Lettre de Pétion à Bolivar
datée du le 18 Février 1816, an 13e de l'indépendance, op.
cit.
26
seulement quelques années plutôt. La
révolution haïtienne est la fille de la révolution
française. Cependant, « la `révolution de Saint-Domingue'
surpassa sous certains aspects non- négligeables la révolution
métropolitaine »82.
Ces idéaux révolutionnaires allaient parfois
transcender les frontières sociales. Le Compte de Lameth l'illustre
à travers les propos suivants : « Je suis l'un des principaux
propriétaires de Saint-Domingue, mais je vous déclare que je
préfère perdre tout ce que je possède plutôt que
violer les principes consacrés par la justice et l'humanité. Je
me déclare à la fois partisan des sangs-mêlés
[Mulâtres ou métis] dans les assemblées administratives et
de la liberté des noirs »83 . Ces propos sont
évidemment choquants et inacceptables pour la majorité des Blancs
dont un groupe réclame l'indépendance84 pour pouvoir
mieux asseoir son hégémonie au détriment des classes/races
dites inférieures dans la colonie.
Une hypothèse (d'indépendance) que la
métropole refuse d'envisager car colonie était pour elle trop
importante. Celle-ci « embrassait [en 1789], à elle seule
près de deux tiers des intérêts commerciaux de la France.
»85 La grande révolution qui éclate en France a
permis l'émancipation non seulement de la France et ses colonies «
mais aussi de l'Europe entière »86. L'émergence
de l'Etat d'Haïti s'inscrit ainsi dans une dynamique globale qui a vu
naitre un long et lent processus de bureaucratisation, de monopolisation des
ressources et des contraintes, d'accumulation de capitaux.
Tout au long de la colonisation les puissances
européennes ont diffusé, sans probablement être conscientes
des éventuelles conséquences, le model de l'exercice du pouvoir
et le nouveau mode de politique constitutive (les normes
régissant le fonctionnement institutionnel) qui découlaient de la
disparition du système féodal. Disparition corollaire à
la
82 C.L.R. James, op. cit. p. 8
83 Cité par C.L.R. James, Op. Cit. P. 57
84 Garran-Coulon, Rapport sur les troubles de
SD, vol. II. P.6, cité par C.L.R. op. cit., p. 89
85 « Saint-Domingue, la reine de des Antilles, comme on
l'appelait, /... / [devient] le grand marché du nouveau monde, /... /
[elle reçoit] dans ses ports 1578 bâtiments de commerce, tant
français qu'étrangers. Son mouvement d'affaires, importations et
exportations, montait à 716, 715,962 livres sur lesquels le
trésor de la métropole percevait 21597180 livres de droits
directs ou indirects ». P. Lacroix, Mémoires pour servir à
l'histoire de Saint- Domingue, 1819. Vol. II, P. 277 à 279. Cité
par Victor Schoelcher, op. cit. p. 30
86 Ibib
montée en puissance de la bourgeoisie. Celle-ci
établit un rapport nouveau à la richesse qui n'est plus
forcément héréditaire mais acquise, accumulée
grâce à l'exploitation de « l'homme par l'homme
»87. Le travail est source de production de richesse. Une
nouvelle forme de gouvernement de soi et des autres que les élites
coloniales vont utiliser dans les quêtes d'accession à la
direction des monopoles de contraintes et de richesses. Ainsi Toussaint
Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Henri Christophe, etc. vont calquer leur
stratégies, sans forcément y parveni r88, de prise et
surtout d' « économie de pouvoir »89 sur la France,
c'est-à- dire sur le type d'exercice du pouvoir qui y existe.
Tout cela aura grandement influencé la construction
d'un Etat haïtien. D'autres dynamiques européennes À
révolutions françaises, guerres européennes À ont
par ailleurs exacerbé « les conflits sociopolitiques
»90 entre les élites saint-dominguoises. Ce qui
provoquera l'effondrement de l'Etat colonial et l'émergence de l'Etat
Haïtien. Des deux côtés de l'Atlantique se sont produits des
événements qui vont « défaire » l'Etat colonial
et « faire » l'Etat national haïtien. « La guerre civile,
le chaos et l'anarchie ainsi que l'invasion de Saint- Domingue par l'Espagne et
l'Angleterre signifiaient donc l'effondrement progressif de l'Etat colonial
français et la mise en place de l'Etat haïtien. »91
Deux projets vont donc échouer : celui de Toussaint Louverture de se
construire un Etat sur mesure attaché à la métropole mais
où il est gouverneur à vie, omnipotent ; et celui de Bonaparte de
rétablir l'esclave en vue de faire plaisir à son épouse
créole Joséphine et satisfaire aux exigences des milieux
d'affaire coloniaux.
Par effet serendip on va obtenir une indépendance qui
n'était pas explicitement désireux par ceux qui l'obtiennent. Les
Grands planteurs Blancs, grands perdants, réclamaient certaines fois
l'autonomie, d'autres fois l'indépendance. « Grâce à
des mouvements de sédition, /.../ [ils sont] parvenus à arracher
dans le passé certaines concessions des autorités
métropolitaines. Aini ils avaient obtenu, dans un premier temps, la
suppression des
87 K. Marx et F. Engels, Manifeste du parti
communiste, op. cit.
88 Sauveur pierre Etienne parle de «
transplantation, perversion et dégénérescence du
modèle d'Etat européen dans l'Haïti postcoloniale »,
op. cit. p. 75
89 Michel Foucault, surveiller et punir :
naissance de la prison, Paris Gallimard, 1993
90 Sauveur Pierre Etienne, op. cit. p. 75
91 Ibid.
28
compagnies à monopole en 1734 »92, etc.
Ce que recherchent les grands planteurs est un rapport de force favorable en
vue de l'obtention de l'abolition du pacte colonial qui ne leur permet pas
d'accumuler la quantité de capitaux qu'ils désirent. 1789 et le
processus de démocratisation qui allait s'en suivre, selon eux, leur
offrent l'occasion de parvenir à leur fin, de pouvoir faire comme les
« 13 colonies américaines qui venaient de proclamer leur
indépendance face à leur métropole »93.
L'opposition dans la colonie entre des groupes royalistes
d'une part et des groupes autonomistes ou indépendantistes de l'autre
crée une dynamique « guerrière » à Saint-
Domingue. La bourgeoisie libérale allait former une assemblée
coloniale dite de Saint-Marc en s'arrogeant « le pouvoir
législatif, compétent pour aménager le régime
intérieur de l'île »94.
Pour le maintien du système colonial l'assemblée
de Saint-Marc affirme l'impossibilité d'appliquer les droits de l'homme
aux Antilles car le passé spécifique de l'île, son
éloignement par rapport à la France, la différence de
climat, de moeurs et de population la rendraient ingouvernable. Dans cette
dynamique chaque groupe d'actants cherchent à justifier par tous les
moyens leur positionnement comme s'il y avait un impératif de
justification pour chacun. Les arguments de part et d'autre se veulent
rationnels. Mais en réalité chacun essaie de déployer des
stratégies qui servent (ou qu'ils croient servir) son
intérêt propre. C'est un jeu, on y joue parce qu'on s'y sen bien
et parce qu'on y croit.
Les esclaves sont conçus comme des instruments, ne
disposant pas de logos (exclu de fait des champs de compétition
pour l'accès aux ressources matérielles et symboliques) ou
très rarement, les élites des différents camps peuvent les
utiliser à leur guise. Pourtant ces « sans part »95
que sont les esclaves vont finir par faire une nouvelle fois fermement
irruption sur la scène politique pour prendre simplement leur
part. Ce qui était pour les élites et les esclaves
eux-mêmes inenvisageables il y a peu de temps devient désormais
devient désormais possible : un Etat indépendant sans les
puissances intérieures que sont les grands planteurs blancs et les
autres.
92 Ibid.
93 Ibid.
94 Pierre Pluchon, Toussaint Louverture, un
révolutionnaire d'anciens régimes, Paris, Fayard, 1989,
p.33
95 L'expression est employée par Jacques
Rancière in La haine de la démocratie, paris, La
Fabrique, 2006
Cette accession à l'indépendance est
problématique. Elle remet en cause les fondements mêmes du tout
nouveau système capitaliste florissant. Car au delà de tout
jugement normatif qu'on peut porter sur l'esclavage il est une
réalité qu'on doit prendre en compte : l'esclavage qui
démarre après la découverte du nouveau monde n'est rien de
plus qu'un moyen de production comme le sont les machines aujourd'hui. Sa
disparition sans les moyens de production de substitution remet en cause le
mode de production. Ce qu'aucun Etat colonial de l'époque n'était
prêt à accepter même avec l'adoption de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Contrairement
à Haïti les Etats-Unis d'Amérique n'ont pas remis en cause
les moyens de production mais leur rapport et leur lien avec la
métropole. C'est cette problématique que le nouvel Etat
d'Haïti va devoir gérer dans un climat de guerre permanent.
2. Un état de guerre permanent
Et vous, hommes précieux, généraux
intrépides, qui insensibles à vos propres malheurs, avez
ressuscité la liberté en lui prodiguant
généreusement votre sang ; vous n'avez rien fait si vous ne
donnez aux nations qui tenteraient de nous la ravir à nouveau un
terrible mais juste exemple, de la vengeance que doit exercer un peuple fier
d'avoir récupéré sa liberté et
déterminé à la maintenir. Intimidons ceux qui oseraient
tenter de nous la ravir une nouvelle fois. Commençons par les
Français...96.
A travers ces propos, J.J. Dessalines97 confirme
l'état de guerre permanent dans lequel va évoluer la jeune
nation. La perte de cette colonie a été pour la France
l'effondrement du rêve « de se constituer un empire en
Amérique »98. Cette déception est
illustrée par la liquidation rapide de la Louisiane, mais elle ne la
(à Haïti) lui pardonnera jamais. Ce chapitre se consacre à
cette situation et ses conséquences sur le devenir d'Haïti en tant
qu'Etat indépendant.
2.1 La hantise
96 J.J. Dessalines, « Proclamation pour
abjuration de la nation française ». Voir l'allocution
complète en annexe.
97 Premier chef d'Etat d'Haïti
98 Gérard Barthélémy, La
République haïtienne. Etat des lieux et perspectives. Paris,
P. 8
30
Une fois l'indépendance acquise, la
société haïtienne est loin d'atteindre « l'ataraxie
sociale ». Elle vit dans la peur et consacre quasiment tous ses moyens
dans sa défense et dans l'entretien de cette peur99. Celle-ci
se justifie par le fait que les Etats voisins refusent de reconnaître
l'Etat d'Haïti. Pas même ceux dont elle entretenait des relations
commerciales privilégiées ou d'entraide100. Les colons
émigrés en France n'ont de leur coté eu de cesse de
presser le « gouvernement pour qu'il soumît par la force la partie
occidentale de Saint-Domingue. »101
L'arrivée d'Haïti dans le « concert des
nations » est problématique. « La raison en est que c'est une
émancipation de fait qui avait été arrachée au
colon. »102 La France va ainsi s'opposer à
l'émancipation de son ancienne « perle des Antilles » pendant
près d'un quart de siècle au cours duquel « le pays a
figuré au ban de toutes les nations occidentales esclavagistes. Pour ces
dernières, aucune émancipation n'aurait su dépendre de la
volonté de l'esclave qui, tout au plus, ne pouvait que la désirer
ou la mériter. »103 Dans le cadre des «
tractations» et des rivalités interétatiques certains Etats
comme l'Angleterre ou les nouveaux Etats-Unis d'Amérique ont soutenu
d'une manière ou d'une autre la guerre de l'indépendance
d'Haïti. Ils ne l'ont pas soutenue parce qu'ils voulaient voir l'île
indépendante mais contre la France et grâce aux avantages
commerciaux ou coloniaux qu'ils pouvaient en tirer.
Il est toutefois indélicat que des Etats esclavagistes
soutiennent une révolution d'esclaves contre «
perpétrées » leur maîtres. Le capitalisme de la fin du
18eme siècle et du début du siècle suivant se repose sur
ce moyen de production « essentiellement fait de rapports sociaux »
et « d'hommes-objets », que constitue l'esclavage. La reconnaissance
d'Haïti aurait pu donc être considérée comme un signal
envoyé aux autres colonies adjacentes. Ce qui mettrait à mal le
système capitaliste colonial. Cependant la hantise n'était pas le
fait exclusif
99 Les moyens de l'Etat sont consacrés à
la sauvegarde de l'indépendance mais aussi à l'enrichissement
personnel des élites dirigeantes. A ce sujet, voir Leslie Péan,
Haïti, économie politique de la corruption, op. cit.
100 Haïti avait des relations commerciales
privilégiées avec l'Angleterre grâce à un accord
commercial contracté par Toussaint Louverture (cf. accord commercial).
Elle a également pourvu de l'aide à certains dirigeants de
l'Amérique hispanique dont Simon Bolivar qui a séjourné en
Haïti dans le cadre de la préparation de l'indépendance de
son pays.
101 Alain Yacou, op. cit. P. 668
102 Gérard Barthélemy, « Réflexions sur
deux mémoires inconciliables : celle du maître et celle de
l'esclave. Le cas d'Haïti, Cahiers d'études africaines,
173-174, 2004,
http://etudesafricaines.revues.org/document4567.html
103 Ibid.
31
d'Haïti mais aussi d'Etats voisins à commencer par
l'ancienne métropole. L'étonnante centralisation de la violence
par Jean-Pierre Boyer laissait à désirer.
En effet, de son coté la France, « craignait pour
ses colonies des Antilles (dans lesquelles elle maintenait l'esclavage) [en
voyant] l'accroissement du pouvoir de Boyer, devenu chef des Noirs comme des
Mulâtres, [elle] essaya de traverser l'entreprise en faisant
paraître ses forces navales à la presqu'île de Samana ; mais
son gouvernement n'osa pas intervenir efficacement ». Cette crainte de
l'ancienne mère patrie devait s'amplifier quand Jean-Pierre Boyer arbora
« ouvertement une politique de protection à [l'égard
d'habitants de colonie française] : en 1822, il donna secours et asile
aux proscrits de la Martinique. »104
La crainte et la menace permanente que fait peser cette
indépendance sur la jeune nation allait prendre une tournure
particulière et lourde de conséquence quand en « 1825, une
flottille française commandée par un capitaine de vaisseau parut
dans la rade de Port-au-Prince, avec pour mission d'obtenir l'enregistrement
immédiat d'une ordonnance du roi Charles X (ord. du 17 avril 1825) : la
France réclamait le versement d'une indemnité de 150 millions,
pour prix de la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti.
»105
Cette a semblé faire frémir Boyer qui avait,
probablement, peur de perdre l'indépendance de la patrie ou de voir la
ville de Port-au-Prince, bâtie en bois, brulée « se soumit et
fit accepter l'ordonnance dans une séance secrète du
sénat, malgré les résistances et l'impossibilité
où l'on était de satisfaire aux conditions imposées.
»106 Boyer allait envoyer des comminssaires contracter un
emprunt de 30 millions de francs au près de la banque française
afin de commencer à honorer une dette nationale artificielle.
Cette dette déclarée dette nationale constituera un lord
fardeau hypothéquant le développement du pays. Le corps
législatif allait décréter une imposition extra-ordinaire
de 30. 000 000 de gourdes dont la population est incapable de pourvoir.
Le gouvernement haïtien conscient de sa force
réelle devait tout mettre en oeuvre en vue de rassurer les puissances
coloniales voisines de sa volonté de pas s'immiscer dans leurs
affaires internes ce qui l'exposerait à une annexion ou à une
recolonisation. Ainsi la Constitution 1806
104 Voir
http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Boyer.htm
105 Ibid.
106 Ibid.
32
a pris soin, à l'article 2, d'inscrire que « La
République d'Haïti ne formera jamais aucune entreprise dans les
vues de faire des conquêtes ni de troubler la paix et le régime
intérieur des îles étrangères. ». La nouvelle
République se trouve dans une situation d'autarcie avec l'obligation,
pour continuer d'exister, de combattre tant que « l'acharnement, la
barbarie et l'avarice de nos ennemis les porteront sur nos rivages
»107. C'est une posture de défensivité
extrême avec une absence totale d'offensivité.
Ce constat est valable d'aussi bien sur le plan
économique (commercial) que militaropolitique. Cependant on aurait pu
trouver une exception à cette affirmation concernant la campagne de
l'est. Mais à vrai dire c'en est pas une puisque selon les
autorités haïtiennes la République Dominicaine a, d'une
part, toujours été partie intégrante d'Haïti, d'autre
part, Haïti est plus sûre si elle n'a que la mer pour
frontière. Donc les campagnes orientales s'inscrivent toujours dans
cette politique défensive. Ce qui met l'Etat haïtien dans une
situation d'angoisse permanente d'une attaque dans une situation où les
moyens économiques manquent cruellement.
L'Etat haïtien n'est donc pas un Etat-puissance
(Machtstaat)108, souverain dans le cadre du système des Etats
européens, ce n'est non plus un Etat commercial (Handelsstaat),
relativement clos, correspondant à la forme économique et sociale
du capitalisme bourgeois , l'Etat haïtien n'est pas un Etat
libéral, fondé sur le droit, et la constitution et orienté
vers la liberté personnelle de l'individu enfin l'Etat Haïtien des
vingt premières années est différent de l'Etat national
qui « reprend et exacerbe toutes les tendances précédentes
et qui est orienté vers la démocratie »109.
Haïti passe 21 ans à surveiller le retour offensif d'une France qui
incarne dans l'imaginaire collectif la barbarie110. A partir de 1825
certains des motifs de la hantise s'écarte mais elle doit
désormais consacrer toute son énergie au service de la dette
107 Jean Jacques Dessalines, "Lettre Responsive De Dessalines
a la Requête De Ses Généraux" 15 février 1804. in
Bell Angelot, La Constitution de 1805...deux cents ans après: Les
chants de résistance, p. 100, voir aussi Angelot ,"Nomination De
Dessalines Comme Empereur," Port-au-Prince, 25 janvier 1804 , signée par
les généraux de la révolution : Vernet, Clervaux,
Christophe, Pétion, Gabart, Geffrard, Jean-Louis François,
Férou Gerin, Magny, Raphael, Lalondrie Paul Romain, Cange Jean-Philippe,
Daut, Toussaint, Brave, Morau Yayou, Magloire, Amboise, Bazelais, etc. p. 98
108 Voir Otto Hintze, Féodalité, capitalisme et
Etat moderne, tr. Fr. Paris, MSH, 1991, P.310
109 Sauveur Pierre Etienne, op. cit. p. 110
110 Voir l'acte de l'indépendance et les
déclarations du gouverneur général à vie,
Jean-Jacques Dessalines en annexe.
contractée à la France. Cependant les luttes
internes en vue d'accéder à la direction des ressources
économiques, politiques et symboliques n'en finissent pas. L'assassinat
de Dessalines le 17 octobre 1806 au Pont-Rouge annonce déjà la
couleur.
Les difficultés auxquelles le nouvel Etat est
confronté trouvent leurs racines dans le passé colonial et dans
luttes pour la reconnaissance des droits puis de l'indépendance. Ces
batailles ont engendré le massacre, la fuite des élites
économiques et « intellectuelles » (ou administratives), la
destruction de l'économie de l'île, etc. Or l'Etat moderne avant
tout question de règles procédurières strictes, de
division des responsabilités, de forte hiérarchie et des
relations impersonnelles, de la rationalisation de la conduite des affaires
publiques, de moyens et de personnels qualifiés. L'Etat Haïtien du
début du était manifestement privé des moyens c'est en
sens que nous pouvons parler de destruction des bases sur lesquelles l'Etat
moderne ou wébérien devrait émerger.
2.2. Destruction des bases sur lesquelles l'Etat «
moderne » devrait émerger
L'Etat moderne est une affaire d'appareil administratif
fortement bureaucratisé et différencié, « disposant
d'une armée importante et quasi permanente, bénéficiant
d'un système fiscal complexe »111 et nécessitant
des ressources matérielles et humaines appropriées. La
révolution haïtienne s'est axée autour du « mot d'ordre
» : Koupe tèt boule kay112. Du point de vue des
ressources économiques, la destruction a été quasi-totale.
Henri Christophe n'a pas hésité à mettre le feu dans la
ville du Cap en détruisant tout. « Le 26 février 1802, au
moment où les Français, maîtres de Port-au-Prince,
marchaient sous les ordres du général Boudet sur la ville de
Saint-Marc, Dessalines, qui la commandait, ordonna de l'incendier et mit
lui-même le feu à sa maison, dont l'ameublement et la construction
lui avaient coûté beaucoup d'argent. »113 Cette pratique
était générale. Les esclaves étaient des «
sans parts » sur le plan économique, social et politique et
n'avaient donc « rien à perdre » et « tout à
gagner ». Le slogan « vivre
111 Jacques Lagroye, Bastien François,
Frédéric Sawicki, Sociologie politique, Paris, Presse de
Science po et Dalloz, 5eme éd., 2006, p. 44
112 Décapiter, destruction matérielle (des biens
des colons).
113 « Dessalines »,
http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Dessalines.htm
consulté le 21/04/08
34
libre ou mourir » illustre bien cet état d'esprit.
Point n'est besoin d'affirmer que le nouvel Etat haïtien se trouve au
lendemain de l'indépendance dans une situation économique
préoccupante, d'autant plus qu'il fera l'objet d'isolement diplomatique
et d'un « cordon sanitaire » (cf. isolement diplomatique et cordon
sanitaire). Ce qui entache les relations commerciales.
Or bon nombre d'auteurs ont, à la suite de Marx,
montré combien le développement de l'économie marchande
ont accéléré la construction étatique en
Europe114. Certains, comme Immanuel Wallerstein, ont même
privilégié la structure économique qui aura des incidences
politiques décisives115. L'insertion des
sociétés historiques dans de vastes et complexes «
systèmes sociaux » avec une organisation économique globale
et une organisation politique appropriée favorisant « l'extraction
des surplus de production et de richesse créée, et l'exploitation
des producteurs par les dominants »1 16 . Ce processus allait
peu à peu s'imposer à l'Europe du Nord-ouest puis à toute
l'Europe (à quelques rares exceptions près) avant de
s'élargir au monde entier.
Le système économique de Saint-Domingue se base
essentiellement sur l'agriculture. C'est ce « binôme
capitalisme-esclavage » qui allait faire de Saint-Domingue la colonie la
plus prospère du monde117. L'absence de la `main-d'oeuvre
noire' remet automatique en cause « l'alliance entre l'Etat et la
bourgeoisie /.../ dont la traite des noirs et l'exploitation coloniale
étaient deux des principaux piliers »118 à la
base du « miracle économique ». Cette remise en question porte
un gros coup à l'économie coloniale. Par ailleurs, la
révolution s'est attelée à la destruction de cette
prospérité économique, bâtie grâce « au
sang » des nègres, si importante à la métropole car
« sans colonie, point de commerce ; sans commerce, point d'industrie et
sans industrie point de richesse »119 . Si cette destruction a
occasionné la fuite des colons
114 Voir, par exemple, Immanuel Wallerstein, Capitalisme
et économie-monde, 1450-1640, Ed. Flammarion, 1980, Le
capitalisme historique, Ed. La Découverte, 1985 [nouvelle
édition 2002, avec Postface : "La mondialisation n'est pas
nouvelle."]
115 Jacques Lagroye, op. cit.
116 Ibid.
117 Sauveur pierre Etienne, op. cit. p. 52
118 Ibid. p. 53
119 Delmas (1814), Histoire de la révolution de
Saint-Domingue, t.2, Pp. 263 et 268, cité par Jacques Barros,
Haïti. De 1804 à nos jours, op. cit. P. 172
oppresseurs, elle ne saurait favoriser l'émergence de
l'Etat moderne c'est-à-dire la constitution « de gouvernements
forts et centralisateurs, d'institutions diversifiées, d'une
bureaucratie puissante, de flottes et d'armées capable de faire
régner l'ordre sur mer et sur terre »120. L'autre aspect
de cette révolution c'est qu'elle est nécessairement inscrite
dans la continuité des structures structurantes qui structurent (jadis)
la colonie.
La colonie s'est construite autour du principe de
déshumanisation, de dévalorisation de « cet autrui qui m'est
étranger et différent, ce moi qui n'est pas moi mais qui
prétend être mon semblable, mon alter ego »121
(cet homme-objet) afin de pouvoir justifier son exploitation. La
révolution de Saint-Domingue qui est l'affirmation de
l'égalité, la réalisation des Droits de l'Homme,
qui demeuraient jusque-là formels, s'est vue obliger de «
massacrer, de chasser » l'homme Blanc qui serait un obstacle à la
concrétisation de cette ambition. Car, dans la colonie la figure de
l'homme Blanc désignait pour plus d'un celle de l'oppresseur.
Aujourd'hui encore la mythologie haïtienne rapporte que Dessalines «
pat janm vle wè Blan »122. Elle trouve probablement sa
justification dans les combats de Dessalines contre les colons et ces passages
de l'Acte de l'Indépendance prononcé par le premier chef
d'Haïti :
Tout y retrace le souvenir des cruautés de ce peuple
barbare: nos lois, nos moeurs, nos villes, tout porte encore l'empreinte
française; que dis-je? Il existe des Français dans notre
île, et vous vous croyez libres et indépendants de cette
République qui a combattu toutes les nations, il est vrai, mais qui n'a
jamais vaincu celles qui ont voulu être libres. Eh quoi! victimes pendant
quatorze ans de notre crédulité et de notre indulgence ; vaincus,
non par des armées françaises, mais par la piteuse
éloquence des proclamations de leurs agents ; quand nous lasserons-nous
de respirer le même air qu'eux ? Sa cruauté comparée a
notre patiente modération ; sa couleur à la nôtre ;
l'étendue des mers qui nous séparent, notre climat vengeur, nous
disent assez qu'ils ne sont pas nos frères, qu'ils ne le deviendront
jamais et que, s'ils trouvent un asile parmi nous, ils seront encore les
machinateurs de nos troubles et de nos divisions.
Citoyens indigènes, hommes, femmes, filles et enfants,
portez les regards sur toutes les parties de cette île ; cherchez-y,
vous, vos épouses, vous, vos maris, vous, vos frères, vous, vos
soeurs; que dis-je? Cherchez-y vos enfants, vos enfants à la mamelle
! Que sont-ils devenus ?... Je
120 Jacques Lagroye, Op. cit. P. 43
121 R. Lubérice, Débat autour de « la question
de couleur »,
http://luberice.blogspot.com/2008/04/question-decouleur-suite.html
122 Dessalines fut hostile envers les Blancs.
36
frémis de le dire... la proie de ces vautours. Au lieu
de ces victimes intéressantes, votre oeil consterné
n'aperçoit que leurs assassins ; que les tigres encore
dégoûtants de leur sang, et dont l'affreuse présence vous
reproche votre insensibilité et votre lenteur à les venger.
Qu'attendez- vous pour apaiser leurs mânes ? Songez que vous avez voulu
que vos restes reposassent auprès de ceux de vos pères, quand
vous avez chassé la tyrannie ; descendrez-vous dans la tombe sans les
avoir vengés ? Non, leurs ossements repousseraient les vôtres.
»123
Or la chasse de ces hommes qui étaient du haut de
l'échelle sociale signifiait la chasse des capitaux économique,
politique dans une certaine mesure, intellectuels, etc. Une certaine haine a
semblé canaliser la ferveur des héros de l'indépendance et
leur volonté de ne plus avoir sur le sol nation les anciens colons :
« Que ces mots sacrés nous rallient, et qu'ils soient le signal des
combats et de notre réunion. /.../ Paix à nos voisins ! Mais
anathème au nom français ! Haine éternelle à la
France ! Voilà notre cri ! »124
Comment constituer un ensemble d'organes administratifs,
policiers et militaires, collecteurs d'impôts coiffés par un
pouvoir exécutif sans un personnel qualifié ? Comment entretenir
des appareils coercitifs et administratifs sans les ressources suffisantes et
appropriées ?
Ainsi nous pouvons affirmer, à la suite d'autres,
qu'Haïti est le résultat « du processus de `sélection
sociale' par l'élimination des Blancs en tant que force sociale sur
l'échiquier politique à Saint-Domingue »125.
L'économie dominguoise à la sortie de la guerre
de l'indépendance est exsangue. Une grande partie de la population est
fraichement issue de l'esclavage avec le taux d'analphabétisme que cela
suppose. Malgré les dispositions qui ont été prises en vue
de garder les professeurs, médecins, prêtres etc. très peu
sont effectivement restés. La fuite massive des capitaux et des cerveaux
handicape profondément toute velléité de construction de
l'Etat moderne. Selon Dorsainvil, Haïti est le seul pays des «
continents américains à avoir perdu l'ensemble de sa classe
dominante durant les guerres pour l'indépendance, /.../ il lui manquait
par conséquent ce genre de continuité et ces contacts qui
s'instaurent entre jeunes Etats et anciennes
123 Acte de l'Indépendance D'Haïti. Op.
cit.
124 Jean Jacques Dessalines, op. cit.
125 Sauveur pierre Etienne, op. cit. p. 86
métropoles, et /.../ (qui) facilite justement le maintien
d'une élite À comme c'était le cas dans les autres
républiques indépendantes des Amériques. »126
Il parait que les haïtiens surtout les masses paysannes
gardaient plus de contacts (imaginaires et culturels) avec l'Afrique
grâce aux « forces invisibles qui dirigent » les
destinées communes d'Haïti et la terre ancestrale127. Il
serait par ailleurs intéressant d'étudier dans quelle mesure
l'attachement à une forme de culture non-occidentale ait pu bloquer
l'émergence de l'Etat wébérien qui est avant tout un
« modèle normatif »128 correspondant à une culture
donnée.
Par ailleurs, les mesures constitutionnelles prises en vue
d'empêcher l'investissement étranger n'ont pas aidé
à établir les liens aptes à favoriser la continuité
nécessaire à l'émergence de l'Etat moderne. L'article 12
de la constitution stipule : « Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne
mettra le pied sur ce territoire, à titre de maître ou de
propriétaire et ne pourra à l'avenir y acquérir aucune
propriété. »129 L'article suivant allait essayer
d'amoindrir les effets en affirmant : « L'article précédent
ne pourra produire aucun effet tant à l'égard des femmes blanches
qui se sont naturalisées Haïtiennes par le gouvernement qu'à
l'égard des enfants nés ou à naître d'elles. Sont
compris dans les dispositions du présent article, les Allemands et
Polonais naturalisés par le gouvernement. » Mais cela n'a pas
permis de résoudre le problème.
Haïti peinera pendant longtemps à se faire une
élite nationale qui soit capable de contribuer à son
développement socioéconomique. Les expulsions, le massacre de
blancs, la destruction des bases économiques et sociales du pays ont
sans doute pesé lourdement sur le développement ultérieur
d'Ayiti Quisqueya Bohio mais ont indéniablement
accéléré le processus de l'indépendance. Mais qui
dit l'indépendance dira la monopolisation de la violence et des
contraintes.
126 Cité par David Nicholls, « Idéologie et
mouvements politiques en Haïti, 1915-1946 », Annales. Histoire,
Sciences Sociales, Année 1975, Volume 30, Numéro 4
p. 654 - 679
127 Arthur Holly cité par David Nicholls, Op. cit. p.
660
128 David Nugent, Acompanion to the Anthropology of politics,
London: Blackwell, 2004, p.
129 La Constitution de 1805, op. cit.
38
2.3. Accélérer le monopole de la
violence
D'abord pour gagner la guerre contre les Français une
gestion centralisée de la violence a été
nécessaire. Ce type de gestion est primordial à la sauvegarde de
« la liberté » que revendiquent les esclaves. Ce processus de
monopolisation a d'abord été le fait de Toussaint. Cependant nous
devons toujours garder à l'esprit l'idée qu'il s'agit de
phénomène sérendipitien qu'on pourrait dans une certaine
mesure qualifié de mécaniste et écarter toute perspective
téléologique. Ce sont des actions posées par les uns et
par les autres dans le but de défendre leurs intérêts ou du
moins ce qu'ils croient l'être qui vont donner des résultats non-
escomptés ou non-désirés. On pourrait avancer ce
même argument concernant l'Etat européen qui est le fruit de
« résultats accidentels d'efforts accomplis pour des buts plus
immédiats comme la création et l'entretien d'une force
armée130 ».
Toussaint ne voulait pas l'indépendance ou en tout cas
n'oeuvrait pas ouvertement dans ce sens131 pendant qu'un groupe de
planteurs blancs la réclamait. Mais ces planteurs qui allaient profiter
de septembre 1789 pour demander en vain le soutien de Raimond, leader
mulâtre, en échange de la reconnaissance des droits des
mulâtres n'avaient imaginé un seul instant que cette
indépendance allait être acquise par les groupes les moins lotis
de la société (les esclaves) et qu'ils n'en jouiront pas. Ils ne
croyaient pas en la capacité des esclaves d'organiser un mouvement
d'envergure132.
Toussaint va prendre une série de décisions (et
non-décisions) qui vont permettre la monopolisation du pouvoir et de la
« violence physique » à Saint-Domingue. Tout de suite
après le (l'expulsion par Toussaint) départ du commissaire
Sonthonax le 24 août 1797 pour la Métropole, le Spartacus des
noirs va entreprendre des négociations avec les Anglais, accepter
130 Charles Tilly, Tilly, Contrainte et capital dans la
formation de l'Europe 990-1990, Paris, Aubier, 1992 , P.56
131 « Selon Kerverseau, général
républicain qui fut proche des Girondins, Toussaint prépare
secrètement, et depuis sa promotion, une indépendance noire avec
le soutien des Américains et des Anglais » mais cette affirmation
semble invraisemblable au regard de la constitution de 1801. D'autant plus que
Kerverseau ne cite pas ses sources et qu'il est d'une part le seul à
rapporter cela, d'autre part des travaux récents vont à
l'encontre de cette thèse. Voir la revue :
http://ahrf.revues.org/document2024.html
consulté le 21/04/08
132 Cyril L. R. James, op. cit. Pp. 59 et 74
de recevoir les émigrés mais surtout structurer
et renforcer l'armée (Indigène)133 en prenant le soin
de justifier ces mesures auprès du directoire métropolitain.
Toussaint n'agit pas en vue de l'indépendance mais d'une grande
autonomie d'action vis-à-vis de la métropole. Il enverra ses
enfants étudier en France, preuve qu'il ne souhaite pas rompre avec la
mère patrie.
Les intérêts de Toussaint entant qu'ancien
propriétaire d'esclaves (jusqu'à l'abolition) ne sont pas
vraiment différents de ceux des autres colons attachés au
système colonial. Mais la France semble ne pas souhaiter que Toussaint
ait tout le monopole du pouvoir à Saint- Domingue. Le directoire envoie
le 27 mars 1798, contre l'attente de Toussaint, de nouveaux commissaires sous
la direction du Général Hédouville134 qui n'a
pas reçu un accueil chaleureux de la part du nouveau maitre de la
colonie. Celui qui a longtemps été surnommé « fratas
bâton » en raison de sa laideur ne souhaite pas avoir d'adversaire
de taille dans la colonie. En ce sens il contraint Rigaud (son adversaire
mulâtre du sud) à quitter l'ile et devient le seul chef dans la
colonie135. Son projet est désormais l'unification de
l'île : « à la tête d'une armée de 40.000
hommes, entouré de ses lieutenants favoris Dessalines et Christophe, il
occupa la partie espagnole presque sans coup férir (26 janvier 1801).
Grâce à son apparente condescendance envers le clergé
catholique, les habitants de cette partie de l'île, qui contenait
beaucoup de colons blancs et d'émigrés, lui devinrent aussi
dévoués que les Noirs »136.
La constitution de 1801 représente en quelque sorte la
concrétisation formelle des efforts de monopolisation du pouvoir par
Toussaint à Saint-Domingue. Il serait plus judicieux de voir en ces
actes, non une volonté de délivrer les pauvres noirs longtemps
croupissant sous le joug de l'esclavage (contrairement à ce que rapporte
la mythologie haïtienne), mais des efforts en vue de la satisfaction
d'ambition personnelle plus immédiate, notamment la
désaltération de la soif du pouvoir personnel (autocratie) du
« fatras bâton ». La Constitution de 1801 permet la
concrétisation de ce désir.
133 Voir
http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Toussaint.htm
consulté le 21/04/08
134 De son nom complet Gabriel Marie Théodore Joseph de
Hédouville (1755-1825), il se heurtera à Toussaint à
Saint-Domingue
135 Ibid.
136 Ibid.
40
L'article 8 de la constitution louverturienne écarte un
autre adversaire potentiel qui est l'église catholique en affirmant :
« Le gouverneur de la colonie assigne à chaque ministre de la
religion l'étendue de son administration spirituelle ; et ces ministres
ne peuvent jamais, sous aucun prétexte, former un corps dans la colonie
»137. Tout est fait pour que Toussaint soit le seul à
faire et défaire dans la colonie. Le titre VII de la constitution
intitulé « de la législation et de l'autorité
législative » stipule à l'article 19 :
Le régime de la colonie est déterminé par
des lois proposées par le Gouverneur et rendues par une assemblée
d'habitants, qui se réunissent à des époques fixes, au
centre de cette colonie, sous le titre d'Assemblée Centrale de
Saint-Domingue
Plus loin à l'article 34 il est dit :
Le Gouverneur scelle et promulgue les lois ; il nomme à
tous les emplois civils et militaires. Il commande en chef la force
armée et est chargé de son organisation ; les bâtiments de
l'Etat en station dans les ports de la colonie reçoivent ses ordres.
Il détermine la division du territoire de la
manière la plus conforme aux relations intérieures. Il veille et
pourvoit, d'après les lois, à la sûreté
intérieure et extérieure de la colonie, et attendu que
l'état de guerre est un état d'abandon et de malaise et de
nullité pour la colonie, le Gouverneur est chargé de prendre dans
cette circonstance les mesures qu'il croit nécessaires pour assurer
à la colonie les subsistances et approvisionnements de toute
espèce.
Grace à cette constitution la volonté de
monopolisation et de personnalisation du pouvoir se réalise. Toussaint
est désormais le seul à pouvoir mettre en mouvement la force
armée. Il s'autorise à dissiper tout « rassemblement
séditieux » (cf. art. 67) par commandement verbal ou par voie
militaire, à réglementer tous les domaines de l'activité
sociale allant des inventions de machines rurales à la réunion
publique. Cependant il demeure inapproprié de voir dans ces actions et
ces mesures un quelconque acte d'indépendance, cette vision ne
correspondrait pas à l'idée que les actants se faisaient
eux-mêmes de leurs actions. Car, à titre d'illustration,
après l'élaboration de la constitution Toussaint se donne pour
obligation de la soumettre à la sanction de la métropole.
L'assemblée constituante (métropole) avait préalablement
accordé cette prérogative aux colonies. L'article 77 de la
constitution de Toussaint Louverture le confirme :
137 Constitution de 1801, article 8.
41
Le général en chef Toussaint Louverture est et
demeure chargé d'envoyer la présente Constitution à la
sanction du gouvernement français ; néanmoins, et vu l'absence
des lois, l'urgence de sortir de cet état de péril, la
nécessité de rétablir promptement les cultures et le voeu
unanime bien prononcé des habitants de Saint-Domingue, le
général en chef est et demeure invité, au nom du bien
public, à la faire mettre à exécution dans toute
l'étendue du territoire de la colonie.
Cet article met en exergue la volonté de Toussaint
d'être loyal mais bon gestionnaire à la fois, capable de prendre
les décisions qui s'imposent au moment difficile, sans avoir à
attendre les décisions de la métropole, mais aussi la
volonté d'asseoir son pouvoir personnel plutôt qu'un
indépendantiste. C'est un gouverneur très ambitieux et courageux
qui souvent faisait « à cheval cinquante lieues sans
s'arrêter et ne dormait que deux heures ; il semblait que l'ambition,
source de toutes ses actions, fût aussi le soutien de son existence.
»138
Dans ce processus de monopolisation et de centralisation tout
(presque) était bon pour éliminer son adversaire potentiel.
Dessalines, « au cours de la campagne contre le général
André Rigaud (1799-1800), qui dirigeait une insurrection d'hommes de
couleur, /.../ se livra à de tels excès (exécutions
massives d'officiers et de cadres métis) qu'aussitôt il s'attira
les foudres de Toussaint Louverture : «J'ai dit d'émonder l'arbre,
lui aurait lancé Toussaint, non de le déraciner». En 1801,
il écrasa la tentative d'insurrection du général noir
Moïse, dans la région du Cap. »139
Les ambitions personnelles sont déterminantes dans ce
« jeu », parfois cruel, de pouvoir. « En septembre 1802, il
(Dessalines) livra à Leclerc un autre général noir,
Charles Belair, qui venait d'entrer en dissidence. Cette apparente volte-face
s'explique, selon toute probabilité, par la certitude qu'avait
Dessalines d'une reprise prochaine de la lutte contre les Français sous
la forme d'une guerre totale d'indépendance, dont il entendait assurer
seul la conduite ; ce qui supposait au préalable l'élimination de
ses rivaux potentiels et ceux des chefs noirs qui, comme Toussaint Louverture,
pourraient être favorables à un compromis avec les Blancs : il
138 Voir « Toussaint »
http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haïti/Toussaint.htm
consulté le 29/04/08
139 Voir « Dessalines » .
http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Dessalines.htm
consulté le 21/04/08
42
servait ses ennemis en attendant l'occasion de se retourner
contre eux »140 Suite à la confirmation de l'annonce du
rétablissement de l'esclavage par Napoléon, Dessalines va, en
octobre 1802, rejoindre les révoltés. Ce qui va lui permettre de
centraliser sous ses ordres le commandement de l'armée indigène
à l'Arcahaye du 15 au 18 mai 1803. Il a désormais la
capacité militaire de faire capituler le puissant Rochambeau du Cap qui
ordonne l'évacuation de l'île. Plus la centralisation du pouvoir
est effective plus on avance vers l'indépendance. La bataille de
Vertières sera décisive.
L'expulsion des français engendre une nouvelle donne
dans le processus d'accélération du monopole de la violence.
Dessalines est général en chef et n'a plus d'ennemis ou
d'adversaires colons dans la colonie mais cela ne veut pas dire qu'il n'a pas
de dangereux adversaires. Nonobstant, Dessalines semblent croire qu'il
détient désormais le monopole de la violence du point de vue
intérieur et qu'il lui reste à, tout simplement, « par un
dernier acte d'autorité nationale, assurer à jamais l'empire de
la liberté dans le pays qui [l'a vu] naître ; [à] ravir au
gouvernement inhumain, qui tient depuis longtemps [nos] (ses esprits et celui
de ses compatriotes) esprits dans la torpeur la plus humiliante, tout espoir de
nous réasservir ; [à] enfin vivre indépendant ou mourir.
»141 Un peu plus d'un an après la proclamation de
l'indépendance nationale, il s'est fait, dans le sillage de
Napoléon, proclamé empereur. Octobre 1806 prouvera que la
bataille pour le monopole de la gestion de la violence et l'accès aux
ressources était loin d'être terminée. L'empereur s'est
fait lâchement assassiné à travers un complot
insuffisamment élucidé. La mort de Dessalines ouvre la porte
à une guerre ouverte pour le pouvoir qui se soldera par la
séparation du pays.
Le général Christophe rétablira un
gouvernement dans le Nord que son adversaire, le général
Pétion ne reconnaît pas. Mécontent de la limitation de son
pouvoir par le Sénat Christophe marchera sur Port-au-Prince le
1er janvier 1807 ce qui provoquera sa destitution par
l'Assemblée et son remplacement par Pétion. Grace à son
armée Christophe parviendra tout de même à s'installer dans
la partie Nord d'Haïti. Ce qui signifie une gestion éclatée
de la violence à l'échelle nationale. Dans le Nord Christophe
symbolise le pouvoir des Noirs et Pétion dans l'Ouest et le Sud celui
des mulâtres.
140 Jean-Marcel CHAMPION, notice biographique consacrée
à Jean-Jacques Dessalines dans le Dictionnaire Napoléon,
Fayard, 1989, p. 599
141 Tiré in Acte de l'indépendance
Nationale
43
Dessalines dans sa déclaration du premier janvier 1804
semble négliger les divisions, les luttes intérieures qui
pouvaient mettre en péril le monopole de la violence qu'il a
désormais entre ses mains. Pour lui la seule vraie menace est la France.
D'où cette déclaration : « Jurons à l'univers entier,
à la postérité, à nous-mêmes, de renoncer
à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous
sa domination. De combattre jusqu'au dernier soupir pour l'indépendance
de notre pays ! »142
L'empereur s'autoproclame le père du peuple qu'il exhorte
ainsi :
Rappelle-toi que j'ai tout sacrifié pour voler à
ta défense, parents, enfants, fortune, et que maintenant je ne suis
riche que de ta liberté ; que mon nom est devenu en horreur à
tous les peuples qui veulent l'esclavage, et que les despotes et les tyrans ne
le prononcent qu'en maudissant le jour qui m'a vu naître ; et si jamais
tu refusais ou recevais en murmurant les lois que le génie qui veille a
tes destinées me dictera pour ton bonheur, tu mériterais le sort
des peuples ingrats.
Celui qui allait peu de temps après Napoléon se
faire proclamer Empereur n'a vraisemblablement pas évalué les
véritables forces intérieures dans les luttes pour l'accès
à la direction des monopoles qui pouvaient remettre en cause sa propre
légitimité et mais également l'Etat qui est sur le point
de se construire. Ccet Etat repose sur Dessalines, son unité
dépend de lui. L'assassinat de l'empereur donne à l'Etat une
nouvelle direction pour le meilleur ou pour le pire.
Au lendemain de 1806 plusieurs Etats naissent dans l'Etat, ce
qui enlève à l'Etat d'Haïti son essence jusqu'à la
mort d'Henri Christophe dans le nord et l'avènement de Jean-Pierre Boyer
en 1822 qui allait, grâce à une armée de 20.000 hommes,
lancer une expédition contre la partie orientale de l'ile qu'il annexe
avec succès le 9 janvier ou février 1822143. Ainsi la
violence physique légitime est monopolisée à
l'échelle de tout le territoire. Haïti a désormais la mer
pour frontière comme l'ont souhaité les héros de
l'indépendance. Mais les esclaves qui se sont révoltés
l'ont fait surtout pour transcender leurs conditions matérielles et
sociales d'existence. Les différents gouvernements qui se
succèdent mettent en place des dispositifs d'arbitrages entre les
intérêts, les valeurs qui ne sont pas toujours compatibles en vue
d'agir
142 Ibid.
143
http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Christophe.htm,
op. cit.
44
ou ne pas agir sur « l'environnement » des
individus. Ces actes d'arbitrages que posent les élites vont souvent
à l'encontre des aspirations de la masse. Un Etat est certes construit
mais c'est un Etat qui agit contre la société ou qui n'agit pas
dans le « sens de la société ».
3. L'Etat contre la société
Bien que les différents pères de
l'indépendance, particulièrement Dessalines, n'aient eu de cesse
de s'approprier la paternité de la nation et la considérer comme
une grande famille unie par l'intérêt national une observation
sociologique de la société haïtienne laisse plutôt
entrevoir « une société éclatée [...] en
centaines de milliers de communautés familiales de base à
l'échelle d'un terroir rural, d'un taudis urbain, peu organisée
et comme en marge de l'officialité »144. Le pouvoir
étatique (ou politique) avec ses élites s'érige
vraisemblablement à l'encontre de la société. Jean casimir
affirme : « La nation naît en s'efforçant d'éluder un
pouvoir politique qui ne rêve que de la détruire, de
détruire tout ce qu'elle a de spécifique. »145 Il
faut remonter au moins à la période louverturienne pour
comprendre cet antagonisme Etat/Nation ou Etat/société.
3.1. Un impératif existentiel ?
Les esclaves se sont révoltés parce qu'ils
veulent être libres mais pas l'indépendance. C'est en ce sens que
Boukman organise avec ses troupes la cérémonie du Bois
Caïman et prononce l'oraison nocturne suivante :
Dieu qui a crée le soleil, qui nous donne le jour, qui
soulève les vagues et conduit l'ouragan, nous observe, caché
par les nuages. Il voit tout ce que font les hommes blancs. Le dieu
des Blancs leur inspire des crimes mais le Nôtre ne nous pousse qu'aux
bonnes actions. Notre
144 Gérard Barthélémy et Christian Girault
(sous la direction de), La République haïtienne. Etats des
lieux et perspectives, Paris, ADEC-Karthala, 1993, Pp. 12-13
145 Cité par Gérard Barthélémy, op.
cit. P. 13
45
Dieu bon pour nous, nous ordonne de nous venger des offenses
reçues. Il dirigera nos armes et nous aidera à chasser le symbole
du blanc qui nous a tant fait gémir, et écoutez la voix de la
liberté qui parle dans notre coeur à tous146.
Cependant allait apparaître que le recours à
l'organisation de la société sous forme d'Etat147
était la solution la plus probable pour les Dominguois de disposer de la
liberté tant désirée. L'indépendance et la
capacité d'entretenir les relations internationales étaient le
meilleur moyen de sauvegarder cette liberté chèrement acquise.
Les relations internationales que vont entretenir les Haïtiens au
lendemain de l'indépendance vont être surtout belliqueuses (du
moins dans les esprits) vu la nature de leur Etat. Les dirigeants doivent sans
cesse rallumer la « flamme combative » de leurs
généraux, susciter la bravoure du peuple :
Qu'ils [les français] frémissent en abordant nos
côtes, sinon par le souvenir des cruautés qu'ils y ont
exercées, au moins par la résolution terrible que nous allons
prendre de dévouer à la mort quiconque, né
français, souillerait de son pied sacrilège le territoire de la
liberté. /.../ Nous avons osé être libres, osons
l'être par nous-mêmes et pour nous-mêmes ; imitons l'enfant
qui grandit : son propre poids brise la lisière qui lui devient inutile
et l'entrave dans sa marche. Quel peuple a combattu pour nous ? Quel peuple
voudrait recueillir les fruits de nos travaux ? Et quelle déshonorante
absurdité que de vaincre pour être esclaves. Esclaves !...
Laissons aux Français cette épithète qualificative : ils
ont vaincu pour cesser d'être libres. Marchons sur d'autres traces ;
imitons ces peuples qui, portant leur sollicitude jusque sur l'avenir, et
appréhendant de laisser à la postérité l'exemple de
la lâcheté, ont préféré être
exterminés que rayés du nombre des peuples libres.
Des incertitudes planent quant aux intentions des puissances
coloniales voisines qui ne souhaiteraient pas que l'exemple haïtien serve
de catalyseur de révoltes dans les plantations. Le nouveau gouvernement
est bien conscient de cette situation et cherche à rassurer ses voisins
coloniaux et négriers. Dans l'Acte de l'indépendance même
Dessalines lance ce message, qui n'est pas vraiment destiné à son
auditoire mais manifestement aux puissances étrangères :
Gardons-nous cependant que l'esprit de prosélytisme ne
détruise notre ouvrage ; laissons en
paix respirer nos voisins, qu'ils vivent paisiblement sous
l'empire des lois qu'ils se sont faites,
146 Cyril L. R. James, op cit. P. 79
147 Voir Jean Paul Jacqué , Droit constitutionnel et
institutions politiques, 5eme éd., Paris, Dalloz, 2003, p. 3
et n'allons pas, boutefeux révolutionnaires, nous
érigeant en législateurs des Antilles, faire consister notre
gloire à troubler le repos des îles qui nous avoisinent : elles
n'ont point, comme celle que nous habitons, été arrosées
du sang innocent de leurs habitants ; elles n'ont point de vengeance à
exercer contre l'autorité qui les protège.148
Cette affirmation tendant à faire croire que la
situation des autres Antillais était différente de celle des
Haïtiens était franchement problématique. Quant on sait que
Napoléon n'avait pas voulu rétablir l'esclavage uniquement
à Saint-Domingue mais aussi en Guadeloupe et ses autres colonies. Son
projet a échoué à Saint-Domingue mais réussi dans
ses autres colonies. C'était plutôt une promesse faite aux
puissances coloniales à fin qu'elles laissent Haïti en paix. Car la
situation du pays ne lui aurait pas permis de lutter efficacement contre une
invasion anglaise ou américaine. L'émergence de l'Etat
d'Haïti le place dans une autre dimension. Les autorités doivent
désormais prendre en compte l'influence de la rivalité
internationale de même que les rivalités internes entre groupes
d'intérêts et classe sociales.
La liberté et l'indépendance nécessaires
à sa sauvegarde deviennent obsessionnelles. Au point où les
élites dirigeantes, en légitimant leurs décisions par la
nécessité de l'indépendance, oublient ce que
liberté veut dire. Elles oublient que la liberté de quelques-uns
n'est pas liberté. Tout est orienté dans le sens de ce qu'elles
croient nécessaires à l'existence de l'Etat d'Haïti sans
prendre en considération que le combat du peuple était justement
l'élimination du joug qui l'anéantit.
Dans le but d'être reconnu par la France et d'exister,
car l'indépendance d'Haïti a été
unilatéralement proclamée et dans le concert des nations un Etat
n'existe que si les autres Etats reconnaissent son existence et son droit
d'exister, l'Etat d'Haïti a contracté l'importante
dette149 (dette de l'indépendance) que nous avons
décrite dans les chapitres précédents au détriment
des citoyens.
« Les Haïtiens disent avec colère /.../ qu'ils
ne devaient rien aux propriétaires de Saint- Domingue. Imposer une
indemnité à des esclaves vainqueurs de leurs maitres, en effet,
c'est leur faire acquitter à prix d'argent ce qu'ils ont
déjà payé de leur sang. »150 Le pays se
trouve
148 Acte de l'indépendance d'Haïti, op.
cit.
149 Pour dédomager les anciens colons propriétaires
de plantation (esclaves compris)
150 Victor Schoelcher, Des colonies étrangères.
Haïti, Paguerre, Paris, 1843, P. 162
47
devant un impératif permanent : la lutte pour
l'existence. Cette lutte sert également à justifier certains
choix politiques et économiques faits par les élites dirigeantes.
Son autoconstitution pose toujours problème sinon reste
incompréhensible, ce qui n'est pas sans incidence sur les luttes pour la
reconnaissance.
Ludwell Lee Montague avance : « Haïti ne se trouve
qu'à six cent miles de la Floride... Etant donné sa
proximité, sa position stratégique et le caractère unique
de cette république noire, il est frappant de constater que ce pays et
ce peuple demeurent si étrangers aux américains. Bien que
l'histoire d'Haïti est intimement liée à celle des
Etats-Unis pendant plus de deux siècles, Haïti reste toujours aux
yeux des Américains une terre de présages et de
mystères-une terra incognita »151. Pourtant Haïti
est selon les mots de John Adams en 1783 vitale pour les Etats-Unis de la
même manière que les Etats-Unis lui sont vitaux152.
Cependant, les Etats-Unis, malgré les rapports commerciaux assez
étroit, ont refusé de reconnaitre l'indépendance
d'Haïti jusqu'en 1862. Bien que la France l'ait reconnue.
Paradoxalement les Etats-Unis avaient apporté quelques
maigres soutiens à Haïti lors des luttes contre l'Armée
française. Ces soutiens se sont inscrits dans le cadre des efforts
américains « destinés à contrer les puissances
anglaises et françaises, de façon à créer leur
propre sphère d'influence dans les Amériques.
»153 Mais les Etats-Unis voulaient toute fois garder de
très bons rapports avec les puissances européennes. Par ailleurs
Rayford Logan souligne « l'importance des préjugés raciaux
dans les relations américano-haïtiennes »154. On
peut également imaginer que les Etats-Unis avec ses nombreux esclaves se
trouvaient dans une position indélicate de reconnaître Haïti
qui est un Etat issu de la rébellion d'esclaves contre leur maitres.
Thomas Hart Benton, député de Missouri, déclare :
Notre politique envers Haïti... a été
fixée... depuis trente-trois ans. Nous commerçons avec eux, mais
aucune relation diplomatique n'a été instaurée entre
nous... Nous ne recevons aucun consul mulâtre, et aucun ambassadeur noir
envoyé de leur part. Et pourquoi ? Parce que la paix de onze Etats
américains ne supportera pas parmi eux l'exhibition des fruits d'une
insurrection noire. Elle ne supportera pas de voir les consuls et les
ambassadeurs noirs... donner à leur semblable noirs aux Etats-Unis la
preuve des honneurs qui les attendent s'ils
151 Cité par Alyssa-Goldstei n Sepinwall in Yves
bénot et Marcel Dorigny, op. cit., p. 387
152 Ibid.
153 Ibid.
154 Cite par Alyssa-Goldstein, op. cit. p. 389
arrivent à fournir les mêmes efforts de leur
coté. Elle ne supportera pas le fait qu'on lui montre, et qu'on lui dise
que, ayant assassiné leurs maitres et leurs maitresses, ils ont des
chances de trouver des amis au sein de la population blanche des
Etats-Unis155.
Tout va être entrepris afin d'éviter la
propagation de cette contagion que représente la révolution
haïtienne. Un cordon sanitaire est mis en place. Il ne faut pas exhiber ce
qui pourrait nuire à la stabilité des colonies et remettre en
cause le mode de production capitaliste esclavagiste. Pour continuer à
exister Haïti doit s'y conformer car n'ayant pas suffisamment de moyens
matériels et militaires elle résisterait très mal à
une coalition américano-francoanglaise. La révolution
haïtienne est présentée comme une hardiesse, un exemple
à éradiquer. C'est dans ce climat international que le nouvel
Etat va désormais évoluer. Cette situation influe sur type d'Etat
que va devenir Haïti.
En dehors de ces problèmes de reconnaissance
internationale, le pays est confronté à des problèmes
intérieurs urgents qu'il faut résoudre. Comment, par exemple,
concilier la liberté des anciens esclavages et la
nécessité de produire suffisamment de richesse pour entretenir
une armée, un appareil administratif, etc. ? Comment rompre avec
l'habitus colonial ? Ce sera l'objet de la partie suivante.
3.2. Exploitation et déni de liberté
Le slogan « liberté ou la mort ! » claironne
sur cette partie ouest de l'ile. Il met en exergue la fierté d'une
Haïti libre mais « [...] cette fierté est tissée
d'angoisse dans un pays où il fallait réaliser une difficile
symbiose entre groupes d'origines diverses et motivés par tant
d'intérêts contradictoires. »156 Au-delà de
ce slogan dont Dessalines est le principal promoteur surgissent des
problèmes pratiques157 hérités de la structure
coloniale qu'il faut immédiatement résoudre. Bien que le peuple
soit enthousiasmé derrière ses dirigeants en jurant en choeur de
« vivre libre ou mourir !», il semblerait qu'il n'entend et ne
conçoit pas la même chose de la liberté. Les dirigeants
conçoivent la liberté, qui est d'abord le fait des élites
militaires, comme la liberté par rapport à la métropole et
aux autres puissances coloniales qui
155 Ibid. P. 391
156 Yves Saint-Gérard, op cit. P. 111
157 L'organisation des plantations est par exemple au coeur des
préoccupations de l'Etat
49
« tenteraient de ravir » cette indépendance
durement acquise. Mais le peuple envisage une liberté «
réelle » où ses conditions d'existence changent par rapport
au temps de la colonie. Cette divergence de vue entre gouvernants et
gouvernés va « pourrir » les rapports
Etat/société pendant de longues années. « Le maintien
- dans un souci de rentabilité - de la grande propriété
privée ou étatisée allait à l'encontre des
espérances de la masse des Noirs qui, conformément aux promesses
de l'Empereur, espéraient bénéficier d'une réforme
agraire. »158 En outre, le régime dessalinien soumet les
cultivateurs noirs «à une stricte discipline qui conduisit au
travail salarié forcé sur les plantations »159
Dès l'époque de Toussaint Louverture (avant
l'indépendance) le problème de la régulation de la
liberté ou de la compatibilité de l'abolition de l'esclavage avec
le système « économique de plantation » s'était
posé.
En effet, Toussaint Louverture se trouve dès le
début de « sa » monopolisation du pouvoir politique à
Saint-Domingue face à un dilemme : Comment gérer les nouveaux
libres ? Comment les maintenir dans les champs afin que les travaux des
plantations ne s'interrompent pas ? Car, quoi qu'on puisse affirmer, à
Saint-Domingue l'esclavage est avant tout un moyen de production consistant
à chosifier les hommes pour l'exploitation capitaliste. Abolir
l'esclavage suppose d'autres moyens de production de substitution. Or le
capitalisme du début du XIXème siècle n'entendait pas se
priver de la force des esclaves, très peu onéreuse. Les
préoccupations de Toussaint apparaissent clairement dans l'article 14 de
la constitution de 1801, lorsqu'il affirme : « La colonie, étant
essentiellement agricole, ne peut souffrir la moindre interruption dans les
travaux de ses cultures. »160
Comment expliquer aux nouveaux libres qu'ils sont libres mais
doivent encore rester dans les plantations, ce qui est pour eux symbole
d'aliénation ? Toussaint tentera d'établir un «
régime de travail forcé », qui ne dit pas son nom, en
remplacement de l'esclavage. L'article 16 affirme que « tout changement de
domicile de la part des cultivateurs entraine la ruine des cultures. »
avant d'ajouter que « pour réprimer un vice aussi funeste à
la colonie que contraire à l'ordre public, le gouverneur fait tous les
règlements de police que les circonstances
158 « Biographie de Dessalines »
http://webu2.upmf-grenoble.fr/Haiti/Dessalines.htm
consulté le 21/04/08
159 Ibid.
160 Voir la Constitution de 1801, « Des cultures et du
commerce », art. 14
50
nécessitent »161. Ces mesures «
économiques » ne correspondent pas à l'aspiration des
esclaves qui se sont insurgés en vue d'être libres.
Et le « Spartacus des noirs », Toussaint Louverture,
et le Héros de Pont Rouge162, Jean Jacques Dessalines,
prennent des décisions dans le but de consolider l'Etat au
détriment de ce pourquoi le peuple s'est battu : la liberté.
Dessalines ira jusqu'à inscrire dans la Constitution de 1805 que «
La qualité de citoyen d'Haïti se perd par l'émigration et
par la naturalisation en pays étranger, et par la condamnation à
des peines afflictives et infamantes. Le premier cas emporte la peine de mort
et la confiscation des propriétés.»163 Ces
mesures auraient été prises en vue de la sauvegarde nationale.
Mais comment le peuple les entend-il ?
Henri Christophe dans la volonté de solidifier
l'économie du Nord « fit construire des manufactures de cotonnades
et des usines d'armement. Mais d'un autre côté, son autoritarisme
sans nuance fut de plus en plus mal supporté : il se livra à des
exactions, monopolisa l'industrie, et rétablit le servage de la
glèbe, avec des moyens de répression bien voisins de l'esclavage.
Il avait créé une maison royale et militaire, avec une
armée de 24.000 hommes, que ne pouvait entretenir une population pauvre
et sans commerce de 240.000 âmes.» Avec 1 soldat pour 10 habitants,
l'Etat « christophien » s'apparente à un véritable Etat
« policier ».
Par ailleurs les intérêts politiques des
élites semblent opposer à l'intérêt public. Les
fondateurs « de la République ont mis du temps à se
défaire de la mentalité d'anciens colonisés.
»164 En effet dans le contexte colonial « pour un esclave
voler le maître n'est pas voler »165 . Dans l'Haïti
« libérée », le maitre ce ne sont pas les colons mais
l'Etat. Cela à une double signification. L'oppresseur a changé de
nom et de visage. L'homme blanc n'est plus, Saint- Domingue non plus. Le nom de
colonie a été remplacé par République mais les
fonctions restent pour l'ancien esclave les mêmes : celles d'oppresseur
et d'oppressé. Et si dans le cadre colonial on avait l'habitude de
banaliser, normaliser le fait de voler le maître oppresseur il n'y a pas
raison qu'il en soit autrement concernant l'Etat oppresseur. Ainsi le ton est
donné par « Jean Jacques Dessalines à l'égard de
l'Etat qu'il est censé construire /.../ «plumez la poule
161 Ibid. art. 16
162 L'endroit où il est assassiné le 17 octobre
1806
163 Constitution de 1805, art.7
164 Leslie J. R- Péan, op. cit. p. 2
165 Ibid.
mais ne la laissez pas crier !» »166 Pour
entretenir ses nombreuses maitresses l'Empereur n'hésite pas à
utiliser les recettes douanières167.
Par ailleurs Leslie Péan met accent sur le fait que
Haïti soit construite sur des bases raciales et que les politiques
partisanes sont déterminées par les antagonismes entre
mulâtre et noirs. Les masses paysannes deviennent « les otages
permanents » de ces conflits partisans entre des élites qui ne
songent qu'à leurs intérêts propres. Jacques Chevrier qui a
préfacé l'ouvrage de
L. Péan que nous avons susmentionné affirme que
« sans doute doit-on admettre que la source du mal remonte à la
blessure coloniale, le traumatisme se transmettant de génération
en génération. /.../ [c'est] un Etat malade de la
débrouille, du tribalisme, de l'intimidation et de la terreur
quotidienne. » 168
Haïti a su se construire un type de socialisation
à partir de ses différents héritages À
amérindiens, africains et européens. C'est une socialisation de
« transculturalité » qui peut rendre peu pertinente les
typologies traditionnelles utilisées pour décrire les formes
d'organisation sociale, politique et juridique. La source des
éléments qui attribuent une dimension transculturelle à la
socialisation haïtienne reste néanmoins imaginaire (de
image) dans la mémoire collective. C'est-à-dire liée
symboliquement à un ailleurs très flou. Le terme qui
correspondrait le plus est imago venant du latin et qui signifie
image. Imago désigne aussi le stade final du développement d'un
insecte ptérygote qui a effectué sa métamorphose. Il peut
s'agir également d'adulte reproducteur. Répondant aux questions
d'un enquêteur canadien un paysan haïtien dénommé
Gillilus169 affirme :
L'enquêteur : Gi llus, les gens de
Guinée170, qu'est-ce qu'ils sont venus faire ici ?
Gillus : Et bien, les gens de Guinée eux-mêmes,
moi je ne les ai jamais rencontrés... Mais j'ai entendu mon père
en parler. Les gens de Guinée, ce qu'ils sont venus faire ici, moi je
n'en sais rien, non ! Mais ces anciens de Guinée, ils ont à voir
avec les vieux murs qui sont là... C'est eux qui les ont faits, ces
Guinée !
166 Ibid.
167 Pour Pétion, le successeur de Dessalines « voler
l'Etat ce n'est pas voler ».
168 Jacques Chevrier « préface » in Leslie
Péan, op. cit. p. 5
169 Voir Gérard Barthélémy, «
Réflexions sur deux mémoires inconciliables : celle du
maître et de l'esclave. Le cas D'Haïti », Cahiers
d'études africaines, XLIV (1-2), 173-174, 2004, pp. 127-139
170 Le terme « gens de guinée » signifie les
ancêtres c'est une référence à l'Afrique qui n'est
pas l'Afrique continentale mais imaginaire.
52
Enquêteur : Est-ce que ce ne sont pas les Blancs
qui les ont fait faire, ces murs-là ?
Gillus : Non, ce ne sont pas les Blancs qui les ont faits, non
mais c'est leur cerveau à eux qui a conçu ce travâl.
Le type de socialisation qui s'est développé en
Haïti est spécifique car ce «sont les esclaves eux-mêmes
qui ont arraché leur liberté à la suite d'une
révolte et d'une guerre victorieuse.»171 Cette
spécificité, le caractère transculturel d'Haïti
n'influe-t-il pas sur les procédures, analyses et réflexions, les
calculs et les tactiques utilisés en vue de conquérir le pouvoir
politique, accéder à la direction des monopoles de contraintes,
arbitrer entre des intérêts et des valeurs souvent opposés?
Comment comprendre le mode de gestion de la violence en vogue en Haïti ?
N'a-t-on pas affaire à un type d'Etat nouveau ? N'avons-nous pas
déjà souligné quelques limites du modèle normatif
wébérien ? Cette troisième et dernière sous-partie
sera une tentative d'apporter réponses à ces interrogations.
3.3. Gestion de la violence : impuissance ou «
construction ~ d'un type d'E nouveau ?
Les travaux véritablement sociohistoriques sur l'Etat
d'Haïti sont rares. Sauveur Pierre Etienne fait partie des seuls auteurs
ayant travaillé sur le sujet. Il a eu recours, comme c'est le cas des
auteurs qui travaillent sur un certains nombre d'Etats issus de colonisation,
aux théories de l'Etat néopatrimonial qui « s'inspirent du
patrimonialisme comme toile de fond du modèle idéal-typique de
domination traditionnelle chez Max Weber172 ». Sauveur pierre
Etienne s'inspire ouvertement des théories de J-F Médard
(traditionnel) et de J-F Bayart (historicité) en vue d'apporter une
explication à ce qu'il appelle l'échec de l'émergence
de l'Etat moderne en Haïti173. J-F Bayart soutient la
thèse que le pouvoir de l'Etat permet d'accéder aux ressources
matérielles et morales de cet Etat174. Sauveur Pierre Etienne
reformule cette thèse en affirmant : «L'Etat post colonial
haïtien se trouvât à la base du
171 Gérard Barthélémy, op. cit.
172 Mwayi la Tshiyembe, « L'échec des théories
de `'l'Etat politique du ventre» et de `'l'Etat
néopatrimonial» »,
P. 111
173 Sauveur Pierre Etienne, Op. Cit.
174 Jean-François Bayart, L 'Etat en Afrique, la
politique du ventre, paris, Fayard, 1989, P.87
processus de stratification sociale en Haïti et c'est
l'interaction entre les constructions de l'Etat et la formation des classes
sociales qui permet une meilleure compréhension des rapports entre Etat
et société et de la lutte acharnée que se sont
livré les élites politiques pendant deux siècles pour la
conquête, l'exercice et la conservation du pouvoir
politique.175 ». On sait que les thèses de l'Etat
néopatrimonial de J-F Médard et celle de la « politique du
ventre»176 relatif à l'Etat en Afrique ont
été très critiquées.
Cependant nous ne réfutons pas l'utilisation du terme
de néopatrimonialisme pour les mêmes raisons dans le contexte
haïtien. Ce sont les idées et les faits qu'exprime le concept qui
sont problématiques et qui ne correspondent pas à la
réalité haïtienne, à savoir, notamment, que le
néopatrimonialisme est un « mélange de tradition et
d'arbitraire » combiné avec « d'autres logiques » sur
lequel s'appuie un pouvoir personnel. L'idée de tradition renvoie
à un passé immémorial, en Haïti on ne peut pas parler
de domination traditionnelle, ni même de tradition vu la composition
(structure) même de la société Àdes gens venus de
toute part, de culture éloignée les unes des autres À nous
n'ignorons évidemment pas le caractère ambigu de la tradition car
«des traditions qui semblent très anciennes ou se
proclament comme telles ont souvent une origine très récente et
sont parfois inventées177 », et l'un des gros
problèmes de l'Haïti contemporaine peut-être justement
conçu comme l'incapacité à « inventer la tradition
», qui aurait pu servir à légitimer la domination et la
cohésion sociale.
Les habitants de Saint-Domingue venaient d'horizons
très variés, et tout était fait pour ne pas réunir
dans un même endroit des esclaves qui pouvaient avoir des liens culturels
ou tribaux. L'idée même de conscience collective leur était
étrangère (ou était à inventer). Les esclaves de
Saint-Domingue ont dû s'inventer une nouvelle culture qui n'est autre que
le produit d'une transculturation178, c'est-à-dire un emprunt
à la culture française mélangé avec des notions
175 Sauveur Pierre Etienne, op. cit. P. 117
176 Voir Mwayiala Tshiyembe, Op. Cit.
177 Eric Hobsbawm, Tarence O Ranger, The invention of
tradition, Cambridge University press, 1992, Pp. 171- 189
178 « Processus par lequel des communautés
régionales, marginales, subordonnées ou en position de
minorité empruntent certains matériaux à la culture
nationale, dominante, métropolitaine ou majoritaire et les
remodèlent selon leur propre usage » ce concept a été
développé par l'anthropologue et sociologue cubain Fernando Ortiz
dans les années 1940 voir
http://www.ditl.info/arttest/art4438.php
et « Fernando Ortíz on the Phases of Transculturation »,
http://www.historyofcuba.com/history/race/Ortiz-2.htm,
consulté le 24/03/07
54
africaines et quelques vestiges Taï nos
(amérindiens), puis façonné à leur manière.
En ce sens l'Etat d'Haïti des 25 premières années ne saurait
être ni patrimonial179, ni néopatrimonial. Pour avoir
une idée plus précise du type d'Etat auquel on a affaire
regardons de plus près les moyens Àmilitaires, économiques
et administratifs et humains- dont il dispose tout au long de cette
période (1804-1825).
Après l'indépendance (1804) Haïti
présente les caractéristiques d'un Etat-nation. On assiste
à un apparent processus d'institutionnalisation du
pouvoir180. Dessalines prétend l'exercer au nom de l'Etat,
essaie d'établir des règles qui régiraient l'attribution
du pouvoir suprême à sa succession à travers des
mécanismes constitutionnels. On observe, dans une certaine mesure, la
réunion des trois éléments : territoire, population et
autorité publique. Cependant les autorités semblent
prétendre que le territoire haïtien c'est l'ile d'Haïti (avec
l'actuelle République dominicaine), ce qui fait que la
délimitation territoriale est ineffective. Car l'espace envisagé
n'est pas effectivement soumis à la domination de l'Etat, du moins
jusqu'à l'avènement au pouvoir de Jean-Pierre Boyer.
Mais d'un autre coté, si l'on se place objectivement
dans le contexte du début du 19eme siècle ne pourrait-on pas
qualifier l'Etat issu de la révolution haïtienne, celui de
1804-1806, de l'Etat moderne? Un Etat n'est, semble-t-il, moderne que par
rapport aux autres Etats contemporains. Pour ce faire, il faudrait donc
analyser les moyens dont dispose le nouvel Etat par rapport aux autres Etats.
Nous n'avons cependant pas le temps et la capacité à entreprendre
ce travail ici. Nous nous contenterons d'affirmer que l'Etat est
étroitement lié (dépendant des) aux interactions
commerciales, militaires et diplomatiques. Dans ce système
d'interdépendance plus les Etats sont disposés de populations
importantes, d'une « économie commercialisée »
capitaliste et capables d'imposer « les lois de la guerre et leur forme
d'Etat »181 plus ils seraient à même d'être «
Etats wébériens ».
179 « On appellera domination patrimoniale toute
domination orientée principalement dans le sens de la tradition, mais
exercée en vertu d'un droit personnel absolu » affirme Max Weber in
Economie et société, Les catégories de la
sociologie/1, Paris, Pocket, 2006
180 Il serait judicieux de parler d'un pouvoir
individualisé sous Dessalines qui l'exerce plus ou moins en fonction de
« ses qualités personnelles », du rôle qu'il a
joué lors de la guerre de l'indépendance.
181 Charles Tilly, op, cit. p. 56
On n'a pas de forme achevée de ce qu'est ou doit
être un Etat moderne. On ne pourra qualifier tel ou tel Etat de moderne
que par rapport à ce qui existe comme Etat à l'Epoque où
l'on parle. Aujourd'hui dans le cadre de la construction de l'Union
Européenne de nouvelles possibilités d'organisation
internationale de la société s'ouvrent et semblent clairement
indiquées que la forme étatique actuelle n'est pas
définitive. Nous sommes désormais obligés
d'appréhender l'Etat dit moderne non dans une perspective normative mais
comme une forme possible d'organisation d'une société humaine.
L'Etat ne sera plus défini par rapport à ce qui fait
défaut ou qui excède dans telle ou telle société
donnée mais en termes de possibilisation d'organisation
sociale182.
Sur le plan économique l'Etat haïtien issu de
l'indépendance est tout de suite soumis à un embargo colonial. Il
devra commercer seulement avec les pays qui acceptent de prendre le risque de
contourner cette sanction. L'Angleterre et les Etats-Unis sont des pays qui
n'ont pas voulu donner leur accord à l'embargo. Car
l'indépendance du Saint-Domingue (future Haïti) est pour eux le
meilleur moyen de remplacer les français. Malgré la destruction
des bases économiques à cause de la guerre de
l'indépendance et la nécessité de chasser les colons
l'agriculture semble, en juin 1803, ne pas se porter si mal, à en croire
Jean-Jacques Dessalines : « Le commerce avec les Etats-Unis, Monsieur le
Président [du congrès], présente aux immenses
récoltes que nous avons en dépôt et à celles, plus
riantes, qui se présentent cette année un débouché
que nous réclamons des armateurs de votre nation »183.
Le système économique que met en place Dessalines est un
système dirigiste. C'est l'Etat qui désigne le « nombre de
marchands autorisés à recevoir des marchandises des
négociants étrangers suivant un système de rotation
»184.
Il est bon de noter que la politique commerciale de Dessalines
générait conflits et incompréhension car les «
procédures douanières variaient d'un port à l'autre
»185 , ce qui handicape le commerce international. Il
surgissait des difficultés inintelligibles entre la perception et le
remboursement des droits sur l'exportation des denrées.
L'économie haïtienne est donc la suite logique de l'économie
coloniale essentiellement tournée vers l'exportation
182 Il ne s'agit pas d'une posture purement relativiste mais
« a-normative ».
183 Lettre de Dessalines, Général en chef de
l'armée de Saint-Domingue au président du congrès des
Etats Unis d'Amérique, daté du 23 juin 1803. Réproduite in
Yves Auguste, « Jefferson et Haïti (1804-1810) », Revue
d'Histoire Diplomatique, paris, octobre-décembre 1972, pp.
335-336,
184 Leslie Péan, op. cit. p. 104
185 Ibid
56
avec une différence de taille : l'économie
coloniale se voulait plus rationnelle. Autrement dit, elle se basait sur des
règles généralement intelligibles en vue de son
optimisation. Il y avait une certaine harmonisation. Le type d'économie
en vogue dans un système peut donner une idée du type d'Etat
auquel on a affaire. Le poids de l'économie détermine la
puissance de l'Etat. Sa capacité en termes de ressources humaines
indique la possibilité, au sens mathématique, de son degré
de structuration sur le plan bureaucratique, social et administratif, et
surtout son aptitude à collecter les impôts nécessaires
à la formation et l'entretien d'une armée supérieure ou
égale à la taille des forces armées des Etats rivaux.
Les principaux efforts d'après l'indépendance
sont consacrés à la défense nationale. On peut supposer
que les bénéfices tirés des exportations servent,
après déduction de la répartition des recettes entre chefs
et sous chefs, à entretenir l'armée186. Ce qui fait
que sur le plan militaire l'Etat d'Haïti avait les moyens de dissuasion et
de protection de son territoire vis-à-vis d'une puissance moyenne. Cette
hypothèse est plausible si l'on prend en compte le fait que
l'Armée indigène a battu l'Armée française qui
était à l'époque une puissance militaire187.
L'armée louverturienne a tenu en échec différentes
tentatives d'invasion anglaise et a vaincu les espagnols de la partie orientale
de l'ile.
Les institutions haïtiennes qui ont été
mises en place sur les vestiges des institutions coloniales dépendent
des facteurs économiques et humains que nous avons susmentionnés.
L'Etat haïtien qui n'est pas un « produit voulu »
présente les caractéristiques logiques des éléments
qui le constituent Àcolonial et indigène À, des conditions
qui ont favorisé son émergence. C'est un Etat serendip puisqu'il
est le fruit de synthèses personnelles et imprévisibles, de
l'action humaine, d'essais et d'erreurs. Les actants qui ont permis
l'émergence de l'Etat serendip haïtien, cherchait autre chose,
à savoir la satisfaction d'intérêts propres, et des fois
rien de particulier. Bon nombre d'anomalies stratégiques de la part de
la métropole, des élites de Saint-Domingue, etc. qui n'a pas
été anticipé a donné Haïti comme
résultat serendip.
186 Dans son ouvrage, Haïti, économie politique de
la corruption. De Saint-Domingue à Haïti 1791-1870, op. cit. Leslie
Péan met accent sur le poids de la corruption légitimée
par les premiers dirigeants du pays dont Dessalines, Pétion, etc.
Sauveur Pierre Etienne (cf. introduction) en fait l'une des causes de la
non-émergence de l'Etat moderne en Haïti.
187 Il faut évidemment prendre en compte la conjoncture
internationale qui n'a pas joué en faveur de la France.
Rien ne sert donc d'analyser l'Etat d'Haïti en fonction
de ce qui lui fait défaut ou qu'il a en excès. Pour le
comprendre, il faut l'appréhender comme la possibilisation
d'organisation sociale, juridique et institutionnelle d'une
société humaine. On a affaire à un type d'Etat nouveau,
sérendipitien, qui est le résultat de luttes, d'agencements
sociaux, institutionnels et politiques qu'ont consentis les hommes et les
femmes de la fin du 18ème siècle et du début du
19ème siècle. Les stratégies utilisées
dans la gestion de la violence correspondent aux expériences acquises
dans la société qui a vu évoluer les actants, tout comme
l'apparition de l'Etat moderne en Europe est le fruit d'expérience
empirique. Chaque société contient en elle-même des
probabilités (possibilité) d'organisation sociale en fonction des
expériences des individus qui la composent et aussi les
déterminants hasardeux résultant des actions sociales. L'ensemble
des activités des hommes et des femmes susceptibles de transformer le
milieu naturel ou de modifier les rapports sociaux (praxis) sont le
fruit de l'expérience, de l'incertitude et du hasard. Dans une
perspective a-normative désignons le type d'Etat qui a apparu
en Haïti en 1804 d'Etat Sérendipe.
Conclusion
L'Etat d'Haïti entant qu'ancienne colonie
française a apporté une contribution décisive à une
époque importante au développement du capitalisme. Son
itinéraire est jonché de contradictions qui ont permis des
résultats atteints par chance ou erreur. Comme presque toutes les
grandes constructions historiques, les luttes entre intérêts
opposés, ambivalents ont permis la disparition de la structure coloniale
et la formation d'une nouvelle structure. Haïti est le résultat
hasardeux d'actions posées dans un cadre contraignant tant du point de
vue externe qu'interne. En ce sens, il s'agit bien d'un Etat Sérendipe.
Une fois parvenu à cette conclusion nous avons essayé de
déceler les principaux mécanismes qui ont pu bloquer ou
accélérer la construction ou l'émergence de l'Etat. Si
dans une société les motivations et intérêts
relativement simples influencent grandement la formation des structures
sociales, les actes d'arbitrage en tant que politique constitutive (normes
régissant le fonctionnement du pouvoir), redistributive, normative ou
distributive qu'entreprennent les élites dirigeantes ne sont pas sans
incidences sur le devenir de la société.
58
En ce sens nous pouvons faire nôtre cette assertion de
Machiavel : « On peut appeler heureuse la république à qui
le destin accorde un homme tellement prudent, que les lois qu'il lui donne sont
combinées de manière à pouvoir assurer la
tranquillité de chacun sans qu'il soit besoin d'y porter la
réforme. /.../ Au contraire, on peut considérer comme malheureuse
la cité qui, n'étant pas tombée aux mains d'un sage
législateur, est obligée de rétablir elle-même
l'ordre dans son sein. Parmi les villes de ce genre, la plus malheureuse est
celle qui se trouve plus éloignée de l'ordre ; et celle-là
en est plus éloignée, dont les institutions se trouvent toutes
détournées de ce droit chemin qui peut la conduire à son
but parfait et véritable, car il est presque impossible qu'elle trouve
dans cette position quelque événement heureux qui
rétablisse l'ordre dans son sein »188
Les tensions sociales qui règnent à
Saint-Domingue, l'exploitation industrielle capitaliste de l'esclavage des
noirs, la structure des classes sociales et les antagonismes de classes/races
mettent la société dans une situation d'incertitude où les
moindres efforts de révolte sont susceptibles de provoquer le chaos. Un
chaos qui accélèrera la décomposition de la structure
coloniale en vue de la formation de nouvelle structure. Le fait que les
problèmes de classe sont sans cesse greffés sur des
problèmes de race aggrave la situation mais rend paradoxalement moins
probable l'alliance entre les factions de classe. Ce climat très
mouvementé sert de socle d'accumulation de capitaux À
économique, social, politique et symbolique À aux élites,
ce qui allait avoir de profondes incidences sur la direction de la colonie et
sur l'Haïti qui allait naitre.
La manière dont la métropole gère,
à travers ses administrateurs coloniaux, les décrets, et tout
autre acte d'arbitrage À qui ne sont pas souvent cohérents, la
distance accentue davantage l'incohérence À entre des
intérêts et des valeurs qui ne sont pas constamment compatibles,
la colonie attise les tensions. L'ensemble de ces facteurs ont
accéléré l'émergence de l'Etat d'Haïti qui
pourtant a toujours été imprévisible.
Si la conjoncture (structure) internationale a permis la
constitution d'une colonie aussi riche et prospère au profit de la
France d'une part, elle a d'autre part favorisé l'indépendance
(blocus maritime des anglais aux français, soutient des Etats-Unis, les
guerres franco-espagnoles, anglo-espagnoles, anglo-françaises,
anglo-hollandaises, hispano-hollandaises et franco-
188 Nicolas de Machiavel, Discours sur la première
décade de Tite-Live (1531), Paris, Gallimard, 2004, P.7
hollandaises qui ont eu des incidences sur toute
l'Amérique). Une fois l'Etat d'Haïti émergé, la
conjoncture internationale ne lui est guerre favorable car elle est la remise
en cause par excellence de l'ordre esclavagiste mondial, donc du mode de
production capitaliste. L'esclavage étant considéré comme
un moyen de production.
Cette conjoncture défavorable ajoutée a d'autres
facteurs tels que la « gouverne-mentalité imposée » par
les pères fondateurs qui ont pour corollaire la corruption (refus de
l'idée que les gouvernants doivent rendre des comptes), l'inscription de
Saint-Domingue dans la continuité de l'habitus colonial (raciste,
travail forcé, etc.), l'impossibilité pour la
société haïtienne d'atteindre « l'ataraxie sociale
» à cause d'une peur perpétuelle d'un retour offensif de
colons agresseurs, sa non-admission dans le concert des nations, le manque
criant de ressources humaines et de capitaux, la confusion entre secteur public
et privé, etc. ont bloqué le développement du pays et
l'épanouissement du capitalisme. Le niveau de développement d'une
société et le mode de production en vogue dessinent le type
d'Etat.
Nous avons essayé en partant des typologies classiques
de l'Etat (Weber, Elias, Bloch, Hintze, Médard...) de faire une
considération qui se veut a-normative en ayant soin de ne pas
définir l'Etat d'Haïti en fonction de ce qui lui manque ou qu'il a
en excès par rapport aux autres Etats mais le définir comme la
possibilisation d'organisation institutionnelle et juridique d'une
société. Nous avons défendu l'idée que l'Etat
haïtien est serendip, ce qui est probablement le cas de beaucoup de grande
construction historique. Cette posture permet d'évacuer la dimension
ethnocentrique qui jalonne certaines analyses sociohistoriques de l'Etat. Si on
a affaire à un ensemble de résultats atteints par chance ou
erreur on sera obligé de se garder de toute hiérarchisation des
types d'Etat. Ce qui permet une analyse plus ou moins conforme à son
objet.
On n'a pas de forme achevée de ce qu'est et ce que doit
être l'Etat. Les formes d'organisation sociale se métamorphosent
avec le temps et chaque organisation sociale donnée ouvre la
possibilité à de nouvelles formes d'organisations sociales. Ainsi
l'Etat « post-féodal » qui a émergé en Europe
semble, a travers l'Union Européenne, sur le point de se transformer
pour donner une structure inédite, car on n'a affaire ni à un
Etat classique, ni un Etat fédéral, ni confédéral,
ni associé, pour ne citer que ceux-là. Ainsi la réflexion
débouche sur ces interrogations : Etant donné que l'Etat est
« un résultat atteint par chance ou erreur », il y a-t-il
60
des stratégies, un agir collectif permettant de parvenir
à un résultat historique donné ? Sinon quel est le sens de
l'action au-delà de ce que peuvent lui attribuer les actants ou les
analystes ?
Chronologie des événements
5 déc. 1492
|
Découverte d'Ayiti par Christophe Colomb et son
équipe
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1503
|
Introduction des premiers noirs à Hispaniola
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1685
|
Promulgation du code noir
|
20-30 sept. 1697
|
Traité de Rijswijk, l'Espagne concède la partie
Ouest de Saint-Domingue à la France
|
20 juin 1789
|
Admission par l'assemblée nationale française de
neuf députés de Saint- Domingue dans ses rangs
|
Juillet 1789
|
Réduction du nombre de députés
représentants Saint-Domingue à 6
|
8 mars 1790
|
Adoption d'un décret accordant aux assemblées
locales la prérogative de proposer une constitution coloniale
|
1er fév. 1791
|
Décret de l'Assemblée nationale constituante
demandant au roi d'envoyer des commissaires civils à Saint-Domingue pour
y maintenir l'ordre
|
1er fév. 1793
|
Entrée en guerre de la convention contre l'Angleterre et
la Hollande
|
7 mars 1793
|
Déclaration de guerre de la convention à
l'Espagne
|
21 juin 1793
|
Affranchissement des esclaves combattants pour la
République
|
29 août 1793
|
Abolition de l'esclavage dans la partie nord
|
Sept. 1793
|
Occupation des villes côtières de Saint-Domingue
par les Anglais
|
4 fév. 1794
|
Abolition de l'esclavage dans les colonies françaises
par la convention
|
3 mai 1797
|
Accession de Toussaint Louverture au grade de commandant en
chef de l'Armée française à Saint-Domingue
|
24 Aout 1797
|
Expulsion de Sonthonax, commissaire du directoire, de la
colonie par Toussaint Louverture
|
2 mai 1798
|
Signature par Toussaint Louverture de l'accord par lequel les
Anglais restituèrent à la république française
l'Ouest de l'île, y compris Port-au-Prince
|
13 aout
|
Signature entre les deux parties de l'évacuation de
l'île par les Anglais
|
62
1798
|
|
31 aout 1798
|
Signature entre Toussaint Louverture et Maitland d'une convention
politique, militaire et commerciale secrète, au détriment de la
République de France
|
6 nov.
1798
|
Missive de Toussaint Louverture au président
américain John Adams lui proposant la reprise de navigation entre les
Etats-Unis et Saint-Domingue
|
4 mars 1799
|
Reprise des relations commerciales entre les Etats-Unis et
Saint-Domingue
|
8 juillet 1799
|
Début de la guerre civile dans le sud opposant le
général en chef Toussaint Louverture (noir) et le
général de division André Rigaud (mulâtre)
|
Juillet 1800
|
Fin de la guerre entre Toussaint et Rigaud
|
28 nov. 1800
|
Emprisonnement de Roume l'agent du directoire par Toussaint
Louverture
|
26 janvier 1801
|
Annexion de la partie orientale de Saint-Domingue par Toussaint
qui a désormais le contrôle de l'ile entière
|
8 juillet 1801
|
Promulgation d'une constitution qui fait Toussaint gouverneur
à vie avec le droit de désigner son successeur
|
29 janvier 1802
|
La flotte de Napoléon commandée par son
beau-frère Leclerc arrive à Saint- Domingue
|
7 juin 1802
|
Toussaint est arrêté et déporté en
France où il allait être enfermé et mourir de froid et de
faim le 7 avril 1803
|
Octobre 1802
|
Début de la guerre contre le rétablissement de
l'esclavage qui allait déboucher sur l'indépendance
d'Haïti
|
18 nov. 180.32
|
Défaite des troupes françaises
|
1er janvier 1804
|
Proclamation unilatérale de l'indépendance
d'Haïti. Jean Jacques Dessalines devient gouverneur général
à vie.
|
6 oct. 1804
|
Dessalines s'est fait nommé empereur Jacques 1er
|
17 oct. 1806
|
Assassinat de l'empereur jacques 1er
|
1807-1812
|
Guerre civile en Haïti
|
17 fév. 1807
|
Création de l'Etat puis du royaume du nord le 26 mars
1811
|
9 mars 1807
|
Fondation de la République de l'Ouest et du sud
|
1810
|
André Rigaud crée l'Etat du sud qui n'aura qu'une
courte durée.
|
Mars 1812
|
Réunification du sud et de l'ouest
|
1820
|
Devenu faible physiquement et politiquement, le roi Henri
Chistophe (du Nord) se suicide. Réunification des parties septentrionale
et occidentale
|
1822
|
Annexion de la partie orientale de l'île. Les
autorités ont désormais le contrôle de toute l'ile et le
monopole de la violence.
|
1825
|
Le président Jean-Pierre Boyer accepte l'ordonnance du
roi de France, Charles X, qui reconnait l'indépendance d'Haïti
contre une indemnité de 150 millions de francs or.
|
1838
|
Reconnaissance officielle de l'indépendance d'Haïti
par la France
|
64
Annexes
Annexe I189
SONTHONAX est cet avocat français, membre de la
commission envoyée à Saint-Domingue en 1792 par la Convention :
Il réussit, dans un premier temps, à rallier à la
république française, Toussaint Louverture, mais, très
vite (en 94), celui-ci le forcera à rembarquer pour la France.
Vous voyez ici la première proclamation d'abolition de
l'esclavage colonial six mois avant celle de la Convention !!-.
DANS NOM LA REPUBLIQUE P R O C L A M A T I O
N
Nous, LEGER-FÉLICITÉ SONTHONAX, Commissaire Civil
que Nation Française voyé dans pays-ci pour metté l'ordre
et la tranquillité tout-par-tout.
Toute monde vini dans monde pour io rétés libes
& égal entre io : a vlà, citoyens, vérité qui
sorti en France. Li temps pour que io piblié li dans toute pays la
République Français, pour toute monde conné.
Jordi, citoyens, que zautes gâgné ça
zautes té mandé, gny a point raison encore pour nègues
fait la guerre contre blancs & contre milates ; io doit donc rentrer chacun
la case à io pour fait travail à io, parce que gny a point
liberté sans travail ; & qu'en France, outi toute monde libe, toute
monde travail en payant, comme ça va y est dans pays-ci. Io doit songer,
sur-tout, que toute Blancs qui encore dans pays ci, c'est frères
à io, parce que toutes mauvais blancs parti avec Galbaud ; io doit
songer aussi que c'est Milates ave Nègues libes, qui premiers
metté zarmes dans main à io, pour défendre ça io
hélé droit de l'homme, que Galbaud qui té vini
pour roi, té vlé empêché io gagné ; io doit
songer encore que Pagnole, qui zamis à roi avec toute blancs qui dans
pagnole, après trompé Jean-François & Biassou avec
toute nègues qui
189 Académie de la Guadeloupe, :
http://www.ac-
guadeloupe.fr/Cati971/snd
degre/droit homme/presentation/droits/droits homme.html consulté le
22/05/08
65
avec io, parce que si Pagnole té vlé
nègues libes, io té doit commencer par quin à io, & io
pas té feré acheté nègues dans main à
Jean-François & Biassou comme io après fait tous les
jours.
Rouvri donc zieux à zautes, Citoyens, &
guété comme Pagnole après trompé zautes. Na pas io
qui té livré Ogé pour fait li mourir, parce que li
té mandé trois jours par semaine pour nègues ?
Jordi-là, zautes blié tout ça Ogé té fait
pour bonheur à zautes ; & au lieu zautes songé pour venger la
mort à li, zautes après couté toute mauvais conseils
Pagnols après ba zautes.
Li donc temps, citoyens, pour moi parlé zautes la
vérité : gnia point roi encore ; qui la peine donc zautes
après fait nous la guerre. C'est roi qui fait zesclaves, c'est
République Français qui ba zautes libes.
Malheureux que zautes yest ; zautes pas songé que si la
France sé prend ion roi, zautes ta reté dans l'esclavage toute la
vie, & que mauvais blancs là io qui dans Pagnole, et qui fait bon
valete côté zautes, seré premier qui ta tourné mett
é fouette dans corps à zautes encore.
Après toute monde conné que io libe &
égal en droits douvant bon dié tant comme douvant monde, io fait
ion l'assemblée, prope jour la Saint-Louis, outi toute monde té
allé, Blancs, Milates & Nègues, pour io té
conné façon pensé à io, la fos liberté
générale. Quand io té fini parlé, & que io
toute té d'accord pour dire OUI, alors io écrire ion papier, que
io hélé pétition, outi toute monde signé, pour
mandé Commissaire Civil liberté générale pour toute
zesclaves, & io nommé député pour porté li
baille Commissaire Civil, qui approuvé papier là, & qui
prononcé, par proclamation cila-là, qui gnia point zesclaves
encore.
Ainsi, d'après pouvoirs que République
Français baille à Commissaire Civil, par décret là
que Convention Nationale té fait dans mois mars de l'année
cila-là, li ordonné ça qui va suive pour la province du
Nord.
Article premier : Déclaration droits de l'homme &
du citoyen va imprimé. La minicipalité va piblié li &
affiché li dans toute ville & dans toute bourg ; & Commandant
militaire va fait la même chose dans toute camp & poste à
io.
Art. II : Toute nègues & milates, qui zesclaves
encore, nous déclaré io toute libe. Io gagné même
droit que toute les autes citoyens Français ; mais, io va suive
zordonnance que nous va fait.
Art. III : Toute cila io qui té zesclaves & que
libes jordi, io va allé aqué a io & pitite à io outi
la municipalité qui dans paroisse à io, Minicipalité
là va ba io ion billette citoyen Français, que Commissaire Civil
déjà signé.
Art. IV : C'est nous qui va dire tout ça billette
là io doit parlé, & l'Ordonnateur Civil va voyé io
baille à toute minicipalité.
Art. V : Toute cila qui servi valete ou bin servante, io va
payé io suivant marché io va fait avec monde io doit servir.
Marché là, li pour trois mois ; après io va fait l'aute
pour trois mois encore, si io vlé.
Art. VI : Toute nourrice ou bin valete aqué servante
qui servi vieux monde malade qui pas capable marché, Commissaire Civil
défende que io quitté io ; mais io va payé io ion
portiguaise par mois pour nourrice, & quatre gourdes par mois pour valete
aqué servante.
Art. VII : Monde qui gagné domestique, va payé io
tous les trois mois.
Art. VIII : Toute cila qui va besoin zouvriers, va rangé
aqué yo pour zouvrages io gagné pour fait, & pour paiment
à io.
Art. IX : Toute nègues qui rété dans
bitation, io va continué rété là, & io va
travail dans place.
Art. X : Toute guerrier qui enrôlé dans camp ou
bin dans la ville, io capable allé travail sus bitation, mais pour
ça io va bligé mandé ion congé à capitaine
à io, ou bien à Commissaire civil, & io metté ion
monde bonne volonté pour remplacer io.
Art. XI : Toute nègues qui té zesclaves &
qui travaille sus habitation, io va engagé pour ion an ; pendant toute
l'année là io va pas lé capable changé bitation
sans io prend permission dans main à juge de paix, comme li va
parlé titalor.
Art. XII : Revenu à chaque bitation va partagé
en trois parts, quand toute droit va payé à la
République.
Premier part li va pour maite bitation.
La deuxième part pour acheté befe, miléte,
cabrouette, & tout ça qui faut pour travail. Troisième part,
c'est pour séparer entre toute monde qui travaille dans bitation
là.
67
Art. XIII : Part là que maite la terre va prend pour
acheté zoutis & zanimaux, va servi pour payé zouvriers, pour
commandé cazes, payé chirurgien, colome, & tout ça qui
faut pour l'hopital.
Art. XIV : Dans part revenu qui rété pour
nègues qui travail terre, Commandor, que io va hélé astor
conducteur, va gagné trois parts ; ou bin quand les autres nègues
gagné yon gourde, conducteur là va gagné trois gourdes.
Art. XV : Deuxième conducteur, avec sucrier digotier io va
gagné deux parts, ou bin quand les autres nègues gagné yon
gourde, yo va gagné deux.
Art. XVI : Toutes les autes nègues qui travail la terre,
& que yo va hélé astor cultivateurs, tout cila yo qui
gagné déjà quinze ans ou qui passé quinze ans, yo
va gagné yon part dans revenu.
Art. XVII : Toute néguesses qui gagné quinze ans ou
qui passé quinze ans, yo va gagné deux tiers de part, ou bin
quand les autes nègues gagné trois gourdes, femme la yo va
gagné deux.
Art. XVIII : Jeune monde depuis dix ans jouque quinze ans, va
gagné demi part, ou bien quand les autes nègues va gagné
ion gourde, jeune monde là io va gagné deux gourdins.
Art. XIX : Toute monde va gagné place à io pour
planter vives pour io : io va séparé places là io par
famille, suivant que gni en a monde dans chaque famille.
Art. XX : Toute femme qui gagné petite qui pas encore
gagné dix ans, io va gagné ion part entier dans revenu, mais io
même va nourrir & billé petit à io.
Art. XXI : Pitit monde, depuis dix ans jouque quinze ans, io va
gardé zanimaux assez, ou bin io va ramassé caffé ou coton,
ou bin io va faire travail qui pas fort.
Art. XXII : Viex monde aqué malades qui pas capabes
travail encore, parens à io même va nourrir io, & maite
bitation là va billé io & ba io remede si io besoin.
Art. XXIII : Quand io va séparé revenu, maite
bitation là va baye part à cultivateurs en denrées, si li
vlé ; ou bin en argent si li vlé en payant même prix que io
vende denrées tout par tout. Si li vlé payé en
denrées, li va bligé charréyé par à io toute
à l'embarcadaire qui pis proche bitation là.
Art. XXIV : Io va metté ion juge en chef dans chaque
quartier avec l'autes juges qui va second à premier juge là.
Juges la io va réglé zaffaires entre cultivateurs & maite,
& zaffaires à nègues entre io, là sus toute bitation
qui dans quartier là : io va voit l'hôpital si maité soin
li bin ; io va prend garde que toute monde travail égal ; io va
empêché que personne fait bataille, & que io pas gagné
dispute ; & c'est io qui va réglé l'argent pour part à
chaque monde, pour que ioun pas trompé l'aute.
Art. XXV : Maite bitation ou bin colome va gagné ion
gros live qui approuvé par minicipalité, pour écrire toute
revenu qui fait sur bitation là, & pour voir comment io
séparé part à toute monde, & l'Inspecteur qui va y est
dans quartier va voir si live là en règle.
Juge de paix va gagné tou ion l'aute gros live pareil
à quin à colome, & l'inspecteur quartié là va
visité lives là io ; si tous les deux parlé
également vérité, pour personne pas trompé
pièce dans partage à io.
Art. XXVI : L'inspecteur général de la province
du Nord va visité toute bitation. Li va mandé à juge paix
la io tout ça io conné ; si conducteur mené toute monde
bin, si bitation la en ordre, si toute monde travail bin, & si maite
bitation la soin bin cultivateurs la io ; & l'inspecteur la va rende compte
tout ça à commissaire civil, à général,
& à l'ordonnateur civil, & li va rété en
tournée au moins vingt jours dans chaque mois.
Art. XXVII : Io pas taillé monde encor, fouette la
défende absolument : punition à cultivateurs, c'est dans barre
pour ion, deux ou trois jours pour pitit faute & pour grand manquement, io
va perdi la moitié ou bin tout dans part à revenu, que io va
prend baye à tout les zautes cultivateurs, & c'est juge paix qui va
jugé ça.
Art. XXVIII : Pour toute les zautes grand faute, comme
tuyé monde, ou bin si io volé dehors la caze, ou dans bitation
là même, juge paix va fait procès à io, & li va
jugé io, tant comme io coutumé fait pour toute monde qui sorti en
France.
Art. XXIX : Cultivateurs va gagné dimanche pour io avec
deux heures tous les jours pour travail dans place à io. C'est juge paix
qui va réglé l'heure travail doit commencé, & quel
heure li doit fini.
Art. XXX : C'est maite bitation là ou bin colome qui va
choisi conducteurs, & io va metté plusieurs si io vlé,
& io changé io si io pas méné travail bin ; mais maite
bitation là va bligé
69
rende compte à juge paix, pour juge paix jugé si
c'est mal à propos io changé conducteurs là io.
Le même chose si cultivateurs pas contents conducteurs
là io, io capabes porté plaintes à juge paix qui va
changé io, si plaintes véritabes.
Art. XXXI : Femmes qui grosses sept mois io va pas lé
travail, & l'heure io accouché io va rété encore deux
mois avant io allé dans place, & ça va pas
empêché io prend part à io toujours dans revenu.
Art. XXXII : Cultivateurs capabes changé bitation si io
pas porté bin la outi io y est.
Tout de même si toute l'attelié mandé
renvoyé io camarade à io qui pas bon, io va porté plainte
à juge paix qui va jugé ça pour li sorti allé.
Art. XXXIII : Deux semaines après io piblié
proclamation cila-là, toute monde qui va trouvé dérive
dans grand chemin ou dans rue, qui pas travail pièce, qui pas valete ou
bin qui pas enrôlé, & qui pas gagné de quoi vivre sans
fait a rien, io va ramassé io metté en prison.
Art. XXXIV : Femme qui pas fait a rien & qui pas
gagné de quoi vivre va arrêté tou & méné
en prison.
Art. XXXV : Tout cila io qui va arrêté, va
rété en prison pendant ion mois pour premiere fois ;
deuxième fois io va rété deux mois ; & pour
troisième fois, io va travail pendant ion an dans travaux publics, sans
io gagné paiement.
Art. XXXVI : Toute monde qui travail dans bitation & cila
qui domestique à l'aute, io va pas lé capable quitté
paroisse à io, sans ion permission la minicipalité ; cila qui va
quitté paroisse à li sans permission là, io va puni li ;
soit que io metté li dans barre, soit que io ôté ion
portion dans part à li dans revenu.
Art. XXXVII : Juge paix va bligé fait la visite dans
toute bitation dans paroisse à li, ion fois chaque semaine ; li va
metté en écrit tout ça li va voir & tout ça li
va fait, & li va voyé écrit là à l'inspecteur
général. L'inspecteur général va voyé li
à commissaire civil, à général & à
l'ordonnateur civil.
Art. XXXVIII : Io va pas lé traité nègues
comme l'aute fois encore : nous détruire zordonnances à Roi qui
té permette ça.
Proclamation cila-là va imprimé &
affiché tout par tout.
Io va proclamé li dans toutes les rues & dans toute
place publique ; soit dans la ville, soit dans bourgs de la province du Nord.
C'est zofficiers minicipaux qui va proclamé li avec zécharpes
à io. Douvant io va marché grand Bonnet la Liberté, que io
va porté en haut ion grand picque. Nous baille zordes la Commission
Intermédiaire, la Municipalité, aqué toutes les autes
Bireaux, pour que io écrire proclamation cila-là dans grand live
à io, & pour io fait piblié li & affiché li.
Nous ordonné à toute Commandant militaire pour
qué io baille main forte pour fait exécuté li. Nous
mandé à Gouverneur Général, par intérim,
pour li baille la main pour toute monde exécuté li.
Au Cap, le 29 août 1793, l'an deux de la République
Française.
SONTHONAX
& plus bas li écrit : Par le Commissaire civil de
la République. GAULT, Secrétaire adjoint de la Commission
Civile
Annexe II
PROCLAMATION POUR ABJURATION DE LA NATION
FRANÇAISE190 LIBERTE OU LA MORT !
Du Général en chef du Peuple de Hayti
Citoyens,
Ce n'est pas assez d'avoir expulsé de votre pays les
barbares qui l'ont ensanglanté depuis trop longtemps ; ce n'est pas
assez d'avoir mis un frein aux factions lesquelles se succédaient
à
190 Carruthers, Jacob (1985), The Irritated Genie, The
Kemetic Institute, Chicago, pp. 123-126 Reproduit in
http://www.margueritelaurent.com/pressclips/dessalines.html#horrify
71
tour de rôle en jouant avec le fantôme de la
liberté que la France exposait à leurs yeux ; il faut, par un
dernier acte d'autorité nationale, assurer à jamais l'empire de
la liberté dans le pays qui nous a vu naître ; il faut ravir au
gouvernement inhumain, qui tient depuis longtemps nos esprits dans la torpeur
la plus humiliante, tout nouvel espoir d'asservissement ; il faut enfin vivre
indépendant ou mourir.
Indépendance ou la mort... Que ces mots sacrés nous
rallient, et qu'ils soient le signal des combats et der notre
réunion.
Citoyens, mes compatriotes, j 'ai rassemblé dans ce
jour solennel ces militaires courageux, qui, à la veille de recueillir
les derniers soupirs de la liberté, ont prodigué leur sang pour
la sauver ; ces généraux qui ont guidé vos efforts contre
la tyrannie, n`ont point encore assez fait pour votre bonheur... Le nom
français lugubre encore nos contrées ; tout y retrace le souvenir
des cruautés de ce peuple barbare. Nos lois, nos moeurs, nos villes,
tout porte encore l'empreinte française ; que dis-je ? Il existe des
Français dans notre îles, et vous vous croyez libres et
indépendants de cette république qui a combattu toutes les
nations, il est vrai, mais qui n'a jamais vaincu celles qui ont voulu
être libres.
Eh quoi ! Victimes pendant quatorze ans de notre
crédulité et de notre indulgence ; vaincus, non par des
armées françaises, mais par la piteuse éloquence des
proclamations de leurs agents ; quand nous lasserons-nous de respirer le
même air qu'eux ? Sa cruauté comparée à notre
patiente modération ; sa couleur à la nôtre ;
l'étendue des mers qui nous séparent, notre climat vengeur, nous
disent assez qu'ils ne sont pas nos frères, qu'ils ne le deviendront
jamais et que, s'ils trouvent un asile parmi nous ils seront encore les
machinateurs de nos troubles et de nos divisions
Citoyens indigènes, hommes, femmes, filles et enfants,
portez les regards sur toutes les parties de cette île ; cherchez-y,
vous, vos épouses, vous, vos maris, vous, vos frères, vous vos
soeurs ; que dis-je ? Cherchez-y vos enfants, vos enfants à la mamelle !
Que sont-ils devenus ? Je frémis de le dire... la proie de ces vautours.
Au lieu de ces victimes intéressantes, les yeux consternés ne
voient que leurs assassins à ces tigres encore recouverts du sang des
victimes, et dont la terrifiante présence vous reproche votre
insensibilité et votre lenteur à les venger. Qu'attendez-vous
pour apaiser leurs mânes ? Songez que vous avez voulu que vos restes
reposent auprès de ceux de vos pères, quand vous avez
chassé la tyrannie ; descendrez-vous dans la tombe sans les avoir
vengés ? Non, leurs ossements repousseraient les vôtres.
Et vous, hommes précieux, généraux
intrépides, qui insensibles à vos propres malheurs, avez
ressuscité la liberté en lui prodiguant
généreusement votre sang ; vous n'avez rien fait si vous ne
donnez aux nations qui tenteraient de nous la ravir à nouveau un
terrible mais juste exemple, de la vengeance que doit exercer un peuple fier
d'avoir récupéré sa liberté et
déterminé à le maintenir. Intimidons ceux qui oseraient
tenter de nous la ravir une nouvelle fois. Commençons par les
Français... Qu'ils frémissent en abordant nos côtes, sinon
par le souvenir des cruautés qu'ils y ont exercées, au moins en
s'apercevant de la résolution absolue que nous allons prendre de vouer
à la mort tout natif français qui souillera de son pied
sacrilège le territoire de la liberté.
Nous avons osé être libres, osons l'être
par nous-mêmes et pour nous-mêmes ; imitons l'enfant qui grandit :
son propre poids brise la lisière qui lui devient inutile et l'entrave
dans sa marche. Qui sont ces peuples qui ont combattu pour nous ? Quel peuple
voudrait cueillir les fruits de nos travaux ? Et quelle déshonorante
absurdité que de vaincre pour être esclaves.
Esclaves !... Laissons aux Français cette
épithète qualificative : ils ont vaincu pour cesser d'être
libres.
Marchons sur d'autres traces; imitons ces peuples qui,
apportant leur sollicitude jusqu'à l'avenir, et se souciant de ne pas
laisser à la postérité l'exemple de la
lâcheté, ont préféré être
exterminés que d'être rayés du nombre des peuples
libres.
Gardons-nous cependant, de l'esprit de prosélytisme qui
pourrait détruire notre oeuvre ; laissons nos voisins respirer en paix,
qu'ils vivent paisiblement sous l'empire des lois qu'ils se sont faites, et
n'allons pas, en boutefeux révolutionnaires, nous ériger en
législateurs des Antilles, faire consister notre gloire à
troubler le repos des îles qui nous avoisinent : elles n'ont point, comme
celle que nous habitons, été arrosé du sang innocent de
leurs habitants ; elles n'ont point de vengeance à exercer contre
l'autorité qui les protège.
Heureuses de n'avoir jamais connu les fléaux qui nous
ont détruits, elles ne peuvent que faire des voeux pour notre
prospérité. Paix à nos voisins ! Mais anathème au
nom français ! Haine éternelle à la France ! Voici notre
cri.
73
Indigènes d'Hayti, mon heureuse destinée me
réservait à être un jour la sentinelle qui dût
veiller à la garde de l'idole à laquelle nous offrons un
sacrifice. J'ai vieilli, à force de combattre pour vous, quelquefois
tout seul ; et, si j 'ai été assez heureux pour d'accomplir et de
livrer entre vos mains la mission sacrée qui m'avait été
confiée, rappelez-vous que c'est à vous qu'il revient maintenant
de le conserver. En combattant pour votre liberté, j'ai travaillé
à mon propre bonheur. Avant de la consolider par des lois qui assurent
votre liberté individuelle, vos chefs que je rassemble ici, et
moi-même nous devons la dernière preuve de notre
dévouement.
Généraux, et vous, chefs, unissez-vous à moi
pour le bonheur de notre pays ; le jour est arrivé, ce jour qui doit
éterniser notre gloire, notre indépendance.
S'il pouvait exister parmi vous un coeur tiède, qu'il
s'éloigne et tremble de prononcer le serment qui doit nous unir.
Jurons à l'univers tout entier, à la
postérité, à nous-mêmes, de renoncer à jamais
à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa
domination.
De combattre jusqu'au dernier soupir pour l'indépendance
de notre pays !
Et toi, peuple trop longtemps infortuné, témoin
du serment que nous prononçons, souviens-toi que c'est sur ta constance
et ton courage que j'ai compté quand je me suis lancé dans la
carrière de la liberté pour y combattre le despotisme et la
tyrannie contre lesquels tu as combattu ces dernières quatorze
années ; rappelle-toi que j'ai tout sacrifié pour voler à
ta défense, parents, enfants, fortune, et que maintenant je ne suis
riche que de ta liberté; que mon nom est devenu en horreur à tous
les peuples qui veulent l'esclavage, et que les despotes et les tyrans ne le
prononcent qu'en maudissant le jour qui m'a vu naître ; et si jamais tu
refusais ou recevais en murmurant les lois que le génie qui veille
à tes destinées me dictera pour ton bonheur, tu mériteras
le sort des peuples ingrats.
Mais loin de moi cette affreuse idée. Tu seras le soutien
de la liberté que tu chéris, l'appui du chef qui te commande.
Prête donc entre ses mains le serment de vivre libre et
indépendant, et de préférer la mort à tout ce qui
tendrait à te remettre sous le joug.
Jure enfin de poursuive à jamais les traîtres et les
ennemis de ton indépendance.
J.J. Dessalines
Fait au quartier général des Gonaïves, le 1er
janvier 1804, l'an 1er de l'Indépendance
Annexe III
Liberté ou la mort
ARMÉE INDIGÈNE GONAÏV ES, LE PREMIER
JANVIER 1804 AN I DE L'INDÉPENDANCE
Aujourd'hui premier janvier dix huit cent quatre, le
Général en chef de l'Armée indigène,
accompagné des généraux, chefs de l'armée,
convoqués à l'effet de prendre les mesures qui doivent tendre au
bonheur du pays :
Après avoir fait connaître aux
généraux assemblés ses véritables intentions
d'assurer à jamais aux indigènes d'Haïti un gouvernement
stable, objet de sa plus vive sollicitude : ce qu'il a fait à un
discours qui tend à faire connaître aux puissances
étrangères la résolution de rendre le pays
indépendant, et de jouir d'une liberté consacrée par le
sang du peuple de cette île ; et, après avoir recueilli les avis,
a demandé que chacun des généraux assemblés
prononçât le serment de renoncer à jamais à la
France, de mourir plutôt que de vivre sous sa domination, et de combattre
jusqu'au dernier soupir pour l'indépendance.
Les généraux, pénétrés de
ces principes sacrés, après avoir donné d'une voix unanime
leur adhésion au projet bien manifesté d'indépendance, ont
tous juré à la postérité, à l'univers
entier, de renoncer à jamais à la France, et de mourir
plutôt que de vivre sous sa domination.
75
SIGNÉ :
Dessalines général en
chef
Christophe, Pétion, [Augustin]
Clerveaux, Geffrard, Vernet, Gabart
généraux de division
P . Romain, G. Gérin, L. Capois, Daut,
Jean-Louis François, Férou, [Pierre] Cangé, G.
Bazelais, Magloire Ambroise, J. J. Herne, Toussaint Brave,
Yayou
généraux de Brigade
[Guy Joseph] Bonnet, F. Papalier, Morelly,
Chevalier, Marion adjudants-généraux
Magny, Roux chefs de
brigade
Chareron, B. Goret, Macajoux, Dupuy, Carbonne, Dia
quoi aîné, Raphaël, Malet, Derenoncourt
officiers de l'armée
Boisrond Tonnerre
secrétaire
Annexe IV
Lettre de Simon Bolivar à Pétion
À son Excellence M. le président d'Haïti.
Monsieur le Président,
Je suis accablé du poids de vos bienfaits. M. Villaret
est retourné on ne peut pas bien dépêché par votre
excellence. En tout vous êtes magnanime et indulgent. Nos affaires sont
presque arrangées et sans doute, dans une quinzaine de jours, nous
serons en état de partir.
Je n'attends que vos dernières faveurs, et s'il est
possible, j'irai moi-même vous exprimer l'étendue de ma
reconnaissance.
Par M. Ingignac, votre digne secrétaire, j'ose vous
faire de nouvelles prières. Dans ma proclamation aux habitants de
Venezuela, et dans les décrets que je dois expédier pour la
liberté des esclaves, je ne sais pas s'il me sera permis de
témoigner les sentiments de mon coeur envers votre Excellence, et de
laisser à la postérité un monument irrécusable de
votre philanthropie. Je ne sais, dis-je, si je devrai vous nommer comme
l'auteur de notre liberté.
Je prie votre Excellence de m'exprimer sa volonté à
cet égard. Le lieutenant colonel Valdès vous adresse une
pétition que je me permets de recommander à votre
générosité.
Agréez, Monsieur le Président, les respectueux
hommages de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur
d'être de votre Excellence, le très humble et obéissant
serviteur.
Cayes le 8 février 1816.
Signé : Simon Bolivar
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Liberté, Égalité, République
d'Haïti
Au Port-Au-Prince, le 5 Février 1816, an 13e de
l'indépendance.
Alexandre Pétion Président d'Haïti,
Au général Ignace Marion, commandant
l'arrondissement des Cayes.
77
À la demande qui vous en a été faite par
le commissaire du Congrès des Etats-Unis de la Nouvelle-Grenade. Je vous
invite, dans toute votre conduite, à ne pas perdre de vue combien il
importe que le système de neutralité parfaite que nous professons
soit exactement suivi, et d'éviter aucun malentendu qui puisse donner de
l'inquiétude à aucun autre gouvernement, ce qui est pour le notre
de la plus haute importance.
Je vous renverrai les pièces que vous m'avez
adressées ou mes instructions, après que j'aurai vu M. Aury que
vous m'annoncez.
Je vous salue d'amitié,
Signé : Alexandre Pétion
Lettre d'Alexandre Pétion à Simon
Bolivar
Alexandre Pétion, président d'Haïti,
A son Excellence le Général Bolivar
J'ai reçu hier, général, votre estimable
lettre du 8 de ce mois. J'écris au général Marion au sujet
de l'objet que vous m'avez fait demander, et je vous réfère
à lui à ce sujet.
Vous connaissez, Général mes sentiments pour ce
que vous avez à coeur de défendre et pour vous personnellement,
vous devez être donc pénétré combien je
désire voir sortir du joug de l'esclavage ceux qui y gémissent,
mais des motifs qui se rapportent aux ménagements que je dois à
une nation qui ne s'est pas encore prononcée contre la République
d'une manière offensive, m'obligent à vous prier de ne rien
proclamer, dans l'étendue de la République, ni de nommer mon nom
dans aucun de vos actes, et je compte à cet égard, sur les
sentiments qui vous caractérisent.
J'ai bien reçu la supplique du lieutenant-colonel Juan
Valdès et j'y ai fait droit. Le général Marion est
chargé de lui faire donner l'objet de sa demande.
Je fais des voeux pour le bonheur de votre Excellence, et la prie
de me croire avec la plus parfaite considération.
Signé : Pétion
Port-au-Prince, le 18 Février 1816, an 13e de
l'indépendance
79
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