3. L'Etat contre la société
Bien que les différents pères de
l'indépendance, particulièrement Dessalines, n'aient eu de cesse
de s'approprier la paternité de la nation et la considérer comme
une grande famille unie par l'intérêt national une observation
sociologique de la société haïtienne laisse plutôt
entrevoir « une société éclatée [...] en
centaines de milliers de communautés familiales de base à
l'échelle d'un terroir rural, d'un taudis urbain, peu organisée
et comme en marge de l'officialité »144. Le pouvoir
étatique (ou politique) avec ses élites s'érige
vraisemblablement à l'encontre de la société. Jean casimir
affirme : « La nation naît en s'efforçant d'éluder un
pouvoir politique qui ne rêve que de la détruire, de
détruire tout ce qu'elle a de spécifique. »145 Il
faut remonter au moins à la période louverturienne pour
comprendre cet antagonisme Etat/Nation ou Etat/société.
3.1. Un impératif existentiel ?
Les esclaves se sont révoltés parce qu'ils
veulent être libres mais pas l'indépendance. C'est en ce sens que
Boukman organise avec ses troupes la cérémonie du Bois
Caïman et prononce l'oraison nocturne suivante :
Dieu qui a crée le soleil, qui nous donne le jour, qui
soulève les vagues et conduit l'ouragan, nous observe, caché
par les nuages. Il voit tout ce que font les hommes blancs. Le dieu
des Blancs leur inspire des crimes mais le Nôtre ne nous pousse qu'aux
bonnes actions. Notre
144 Gérard Barthélémy et Christian Girault
(sous la direction de), La République haïtienne. Etats des
lieux et perspectives, Paris, ADEC-Karthala, 1993, Pp. 12-13
145 Cité par Gérard Barthélémy, op.
cit. P. 13
45
Dieu bon pour nous, nous ordonne de nous venger des offenses
reçues. Il dirigera nos armes et nous aidera à chasser le symbole
du blanc qui nous a tant fait gémir, et écoutez la voix de la
liberté qui parle dans notre coeur à tous146.
Cependant allait apparaître que le recours à
l'organisation de la société sous forme d'Etat147
était la solution la plus probable pour les Dominguois de disposer de la
liberté tant désirée. L'indépendance et la
capacité d'entretenir les relations internationales étaient le
meilleur moyen de sauvegarder cette liberté chèrement acquise.
Les relations internationales que vont entretenir les Haïtiens au
lendemain de l'indépendance vont être surtout belliqueuses (du
moins dans les esprits) vu la nature de leur Etat. Les dirigeants doivent sans
cesse rallumer la « flamme combative » de leurs
généraux, susciter la bravoure du peuple :
Qu'ils [les français] frémissent en abordant nos
côtes, sinon par le souvenir des cruautés qu'ils y ont
exercées, au moins par la résolution terrible que nous allons
prendre de dévouer à la mort quiconque, né
français, souillerait de son pied sacrilège le territoire de la
liberté. /.../ Nous avons osé être libres, osons
l'être par nous-mêmes et pour nous-mêmes ; imitons l'enfant
qui grandit : son propre poids brise la lisière qui lui devient inutile
et l'entrave dans sa marche. Quel peuple a combattu pour nous ? Quel peuple
voudrait recueillir les fruits de nos travaux ? Et quelle déshonorante
absurdité que de vaincre pour être esclaves. Esclaves !...
Laissons aux Français cette épithète qualificative : ils
ont vaincu pour cesser d'être libres. Marchons sur d'autres traces ;
imitons ces peuples qui, portant leur sollicitude jusque sur l'avenir, et
appréhendant de laisser à la postérité l'exemple de
la lâcheté, ont préféré être
exterminés que rayés du nombre des peuples libres.
Des incertitudes planent quant aux intentions des puissances
coloniales voisines qui ne souhaiteraient pas que l'exemple haïtien serve
de catalyseur de révoltes dans les plantations. Le nouveau gouvernement
est bien conscient de cette situation et cherche à rassurer ses voisins
coloniaux et négriers. Dans l'Acte de l'indépendance même
Dessalines lance ce message, qui n'est pas vraiment destiné à son
auditoire mais manifestement aux puissances étrangères :
Gardons-nous cependant que l'esprit de prosélytisme ne
détruise notre ouvrage ; laissons en
paix respirer nos voisins, qu'ils vivent paisiblement sous
l'empire des lois qu'ils se sont faites,
146 Cyril L. R. James, op cit. P. 79
147 Voir Jean Paul Jacqué , Droit constitutionnel et
institutions politiques, 5eme éd., Paris, Dalloz, 2003, p. 3
et n'allons pas, boutefeux révolutionnaires, nous
érigeant en législateurs des Antilles, faire consister notre
gloire à troubler le repos des îles qui nous avoisinent : elles
n'ont point, comme celle que nous habitons, été arrosées
du sang innocent de leurs habitants ; elles n'ont point de vengeance à
exercer contre l'autorité qui les protège.148
Cette affirmation tendant à faire croire que la
situation des autres Antillais était différente de celle des
Haïtiens était franchement problématique. Quant on sait que
Napoléon n'avait pas voulu rétablir l'esclavage uniquement
à Saint-Domingue mais aussi en Guadeloupe et ses autres colonies. Son
projet a échoué à Saint-Domingue mais réussi dans
ses autres colonies. C'était plutôt une promesse faite aux
puissances coloniales à fin qu'elles laissent Haïti en paix. Car la
situation du pays ne lui aurait pas permis de lutter efficacement contre une
invasion anglaise ou américaine. L'émergence de l'Etat
d'Haïti le place dans une autre dimension. Les autorités doivent
désormais prendre en compte l'influence de la rivalité
internationale de même que les rivalités internes entre groupes
d'intérêts et classe sociales.
La liberté et l'indépendance nécessaires
à sa sauvegarde deviennent obsessionnelles. Au point où les
élites dirigeantes, en légitimant leurs décisions par la
nécessité de l'indépendance, oublient ce que
liberté veut dire. Elles oublient que la liberté de quelques-uns
n'est pas liberté. Tout est orienté dans le sens de ce qu'elles
croient nécessaires à l'existence de l'Etat d'Haïti sans
prendre en considération que le combat du peuple était justement
l'élimination du joug qui l'anéantit.
Dans le but d'être reconnu par la France et d'exister,
car l'indépendance d'Haïti a été
unilatéralement proclamée et dans le concert des nations un Etat
n'existe que si les autres Etats reconnaissent son existence et son droit
d'exister, l'Etat d'Haïti a contracté l'importante
dette149 (dette de l'indépendance) que nous avons
décrite dans les chapitres précédents au détriment
des citoyens.
« Les Haïtiens disent avec colère /.../ qu'ils
ne devaient rien aux propriétaires de Saint- Domingue. Imposer une
indemnité à des esclaves vainqueurs de leurs maitres, en effet,
c'est leur faire acquitter à prix d'argent ce qu'ils ont
déjà payé de leur sang. »150 Le pays se
trouve
148 Acte de l'indépendance d'Haïti, op.
cit.
149 Pour dédomager les anciens colons propriétaires
de plantation (esclaves compris)
150 Victor Schoelcher, Des colonies étrangères.
Haïti, Paguerre, Paris, 1843, P. 162
47
devant un impératif permanent : la lutte pour
l'existence. Cette lutte sert également à justifier certains
choix politiques et économiques faits par les élites dirigeantes.
Son autoconstitution pose toujours problème sinon reste
incompréhensible, ce qui n'est pas sans incidence sur les luttes pour la
reconnaissance.
Ludwell Lee Montague avance : « Haïti ne se trouve
qu'à six cent miles de la Floride... Etant donné sa
proximité, sa position stratégique et le caractère unique
de cette république noire, il est frappant de constater que ce pays et
ce peuple demeurent si étrangers aux américains. Bien que
l'histoire d'Haïti est intimement liée à celle des
Etats-Unis pendant plus de deux siècles, Haïti reste toujours aux
yeux des Américains une terre de présages et de
mystères-une terra incognita »151. Pourtant Haïti
est selon les mots de John Adams en 1783 vitale pour les Etats-Unis de la
même manière que les Etats-Unis lui sont vitaux152.
Cependant, les Etats-Unis, malgré les rapports commerciaux assez
étroit, ont refusé de reconnaitre l'indépendance
d'Haïti jusqu'en 1862. Bien que la France l'ait reconnue.
Paradoxalement les Etats-Unis avaient apporté quelques
maigres soutiens à Haïti lors des luttes contre l'Armée
française. Ces soutiens se sont inscrits dans le cadre des efforts
américains « destinés à contrer les puissances
anglaises et françaises, de façon à créer leur
propre sphère d'influence dans les Amériques.
»153 Mais les Etats-Unis voulaient toute fois garder de
très bons rapports avec les puissances européennes. Par ailleurs
Rayford Logan souligne « l'importance des préjugés raciaux
dans les relations américano-haïtiennes »154. On
peut également imaginer que les Etats-Unis avec ses nombreux esclaves se
trouvaient dans une position indélicate de reconnaître Haïti
qui est un Etat issu de la rébellion d'esclaves contre leur maitres.
Thomas Hart Benton, député de Missouri, déclare :
Notre politique envers Haïti... a été
fixée... depuis trente-trois ans. Nous commerçons avec eux, mais
aucune relation diplomatique n'a été instaurée entre
nous... Nous ne recevons aucun consul mulâtre, et aucun ambassadeur noir
envoyé de leur part. Et pourquoi ? Parce que la paix de onze Etats
américains ne supportera pas parmi eux l'exhibition des fruits d'une
insurrection noire. Elle ne supportera pas de voir les consuls et les
ambassadeurs noirs... donner à leur semblable noirs aux Etats-Unis la
preuve des honneurs qui les attendent s'ils
151 Cité par Alyssa-Goldstei n Sepinwall in Yves
bénot et Marcel Dorigny, op. cit., p. 387
152 Ibid.
153 Ibid.
154 Cite par Alyssa-Goldstein, op. cit. p. 389
arrivent à fournir les mêmes efforts de leur
coté. Elle ne supportera pas le fait qu'on lui montre, et qu'on lui dise
que, ayant assassiné leurs maitres et leurs maitresses, ils ont des
chances de trouver des amis au sein de la population blanche des
Etats-Unis155.
Tout va être entrepris afin d'éviter la
propagation de cette contagion que représente la révolution
haïtienne. Un cordon sanitaire est mis en place. Il ne faut pas exhiber ce
qui pourrait nuire à la stabilité des colonies et remettre en
cause le mode de production capitaliste esclavagiste. Pour continuer à
exister Haïti doit s'y conformer car n'ayant pas suffisamment de moyens
matériels et militaires elle résisterait très mal à
une coalition américano-francoanglaise. La révolution
haïtienne est présentée comme une hardiesse, un exemple
à éradiquer. C'est dans ce climat international que le nouvel
Etat va désormais évoluer. Cette situation influe sur type d'Etat
que va devenir Haïti.
En dehors de ces problèmes de reconnaissance
internationale, le pays est confronté à des problèmes
intérieurs urgents qu'il faut résoudre. Comment, par exemple,
concilier la liberté des anciens esclavages et la
nécessité de produire suffisamment de richesse pour entretenir
une armée, un appareil administratif, etc. ? Comment rompre avec
l'habitus colonial ? Ce sera l'objet de la partie suivante.
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