2.3.2 Relations entre peuplement démographique et
localisation des aires protégées
L'étude du rapport entre peuplement
démographique et localisation géographique des aires
protégées en Afrique de l'Est est très utile parce qu'elle
va nous permettre, d'une part de bien distinguer l'impact de ce peuplement sur
les espaces protégés, et d'autre part de disséquer les
conséquences liées à la politique de conservation sur les
populations riveraines de ces espaces.
2.3.2.1 Répartition géographique de la
population
Pour R. Brunet et all. (op. cit.), l'Afrique orientale,
c'est-à-dire région des rift valleys, « n'apparaît
pas comme un bon axe d'organisation de l'espace, non plus un bon lieu de
peuplement ». Si l'on regarde attentivement les cartes de
distribution des densités (voir carte n° 4) en effet, on constate
que sa topographie aurait même un caractère répulsif parce
qu'à côté d'îlots de fortes densités se
trouvent de vastes zones faiblement occupées. C'est notamment le cas des
déserts et semi-déserts du Nord et de l'Est du Kenya ou la plus
grande partie du Centre et Sud de la Tanzanie, où de vastes
étendues sont à peu près vides d'hommes. Quant aux fortes
densités, la principale concentration s'observe tout autour du lac
Victoria, tant en Ouganda (pays Ganda et Soga), qu'au Kenya (pays Luo) et qu'en
Tanzanie autour de Mwanza et Bukoba (Battistini R., op.cit.).
A part le pourtour du lac Victoria, les autres principaux
noyaux de fortes densités correspondent à des régions de
hautes terres: d'abord les hautes terres kenyanes, c'est-à-dire le pays
Kikuyu à partir de Nairobi vers le Nord et vers l'Ouest, au pied des
Aberdare et du Mont Kenya; ensuite viennent les hautes terres tanzaniennes
à savoir les régions d'Arusha et de Moshi, respectivement au pied
du Mont Meru et du Kilimandjaro dont les basses pentes méridionales et
orientales sont intensément cultivées; et enfin il y a les hautes
terres du Sud- Ouest de l'Ouganda où les fortes densités des pays
Nyoro, Toro et Kiga se prolongent au Rwanda et au Burundi, sans oublier les
montagnes du Kivu congolais.
Cependant, le Rwanda et le Burundi, le District de Kigezi au
Sud-Ouest de l'Ouganda et les hautes terres du Kivu congolais constituent un
ensemble hors du commun en Afrique de l'Est à cause de l'extension de
ces zones de peuplement (Bidou J.E., 1994). Selon le même auteur, cette
zone contraste avec les étendues de l'Ouest tanzanien et de la
forêt congolaise de Maniéma mais aussi s'isole au Nord du reste de
l'Ouganda par « un seuil de densités plus faibles en prenant en
écharpe le Karagwe tanzanien et l 'Ankole ougandais. » Ceci
nous aide à comprendre une opposition fondamentale dans la
répartition des activités, si nette au Kenya et en Tanzanie,
entre basses terres pastorales faiblement peuplées et hauteurs ou
régions occidentales bien arrosées où l'agriculture trouve
sa place.
En ce qui concerne l'origine de ces fortes densités
dans les hauts reliefs kenyans et tanzaniens et les rivages lacustres
ougandais, kenyans et tanzaniens (surtout les rives du Lac Victoria), deux
principales explications sont données: l'une est liée à
l'influence du milieu naturel, l'autre au rôle de refuge ( Bidou J.E.,
1994 ; Brunet R. et all., 1994). Pour ce qui est de la première
explication, R. Brunet et all. précisent que les seules conditions
climatiques favorables (pluviométrie abondante) ne justifient pas la
présence de ces fortes densités. A cela, d'autres
éléments de l'écologie peuvent être
soulignés, telle la meilleure qualité des sols d'altitude:
l'abaissement des températures atténue l'agressivité des
climats tropicaux, la
Carte n° 4 : Distribution des
densités de population
décomposition chimique des roches est moins
poussée, l'humus est moins vite détruit; de surcroît, sur
les pentes, l'ablation rajeunit les sols, éliminant les horizons
superficiels les plus appauvris.
Enfin, l'autre explication est celle qui est en rapport avec
le rôle qu'on attribue à la montagne, celle-ci est en effet
considérée dans de très nombreuses régions
d'Afrique et même du monde comme un lieu de refuge lors des
périodes de troubles (Bidou J. E., op. cit.), ce qui expliquerait
d'ailleurs la présence de fortes concentrations de population sur de
sites d'accès difficile et de défense aisée, tels les
flancs des montagnes et les îles. Pour ce qui est des périodes de
troubles en Afrique de l'Est, R. Brunet et all. (op. cit.) font allusion
à ce qui s'est passé sur la côte est-africaine lors de la
traite des esclaves qui, en dépit des efforts des Anglais et de leur
marine, ne fit que s'amplifier à la fin du 19ème
siècle. Contre elle, la seule arme fut le regroupement dans des sites
aisément défendables, donc bien souvent des massifs
montagneux.
En plus, il faut songer à la peste bovine et à
l'épidémie de variole, aux différentes saisons de
sécheresses, qui ont frappé les cultivateurs tout autant que les
éleveurs en provoquant un mouvement général de repli
où les agriculteurs tendirent à se rassembler dans les meilleurs
terroirs et surtout dans ceux dont le climat était le plus sûr,
donc les hautes terres. A part ces deux raisons, il faut ajouter que les
ethnies bantoues du Kenya, en particulier les Kikuyu, les Kamba et les Lulia,
avaient été refoulées vers les montagnes lors de la
conquête de leur territoire par les Maasai venus du Nord (Huetz de Lemps
A., 1998).
Quant à l'origine des fortes densités au Rwanda
et au Burundi, plusieurs auteurs qui ont travaillé sur ces pays, dont P.
Gourou (1953), précisent que ce phénomène est ancien, et
qu'il s'explique en partie par la salubrité relative de ces hautes
terres, mais aussi par « l'efficacité de pouvoirs politiques
forts qui, en ces derniers siècles, surent assurer la paix
intérieure et protéger les populations contre les agressions de
l'extérieur » (Gourou P., 1953). Par ailleurs, les
mentalités d'une société qui met en honneur les familles
nombreuses dans ces deux pays expliqueraient aussi le maintien d'une forte
natalité.
En définitive, il faut dire que tous ces noyaux de
forte densité de population correspondent à l'implantation de
tribus d'agriculteurs, à l'instar des Chagga sur les flancs du
Kilimandjaro, les Kikuyu dans les hautes terres kenyanes autour du Mont Kenya,
les Kiga du Sud-Ouest de l'Ouganda ou les paysans-agriculteurs des hautes
terres rwando-burundaises, qui ont pu créer des types de paysages
agraires souvent extrêmement élaborés.
Par contre, les régions à très faible
densité de population comme le Nord de l'Ouganda et du Kenya
(région située autour du lac Rudolf), l'Est du Kenya, restent le
domaine de tribus à dominante pastorale comme les Kamarajong, les
Turkana, les Galla et autres, et dans le sud- Ouest du Kenya et le Nord de la
Tanzanie, les Maasai. Mais comme nous l'avons vu précédemment, ce
contraste entre agriculteurs et éleveurs purs s'atténue
progressivement vers l'Ouest, où la vie pastorale pure cède la
place aux agri-éleveurs à dominante agricole des basses terres
orientales du Rwanda et du Burundi, ou ceux du Sud de l'Ouganda (les Hima) et
du Nord-Ouest de la Tanzanie (les Haya). Dans ces petites contrées,
l'élevage extensif des années 70 a progressivement
cédé la place à des groupes de ranchs (coté
rwandais par exemple) combinant agriculture et élevage, de façon
que les éleveurs purs soient aujourd'hui à compter du doigt.
En revenant sur le rapport entre peuplement
démographique et localisation des aires protégées, nous
constatons que toutes les formes topographiques d'occupation du sol (plaines
faiblement peuplées ou hautes terres densément peuplées)
avaient été aménagées en parcs nationaux ou en
réserves analogues lors de l'implantation des premiers européens
en Afrique de l'Est. Mais il faut noter que lors de cette délimitation
un accent particulier avait été mis sur les zones basses
où se trouvaient, non seulement une faune sauvage assez impressionnante,
mais aussi là où les épidémies (trypanosomiase,
peste bovine, variole,...) limitaient le nombre d'occupation humaine.
Cela se justifie d'ailleurs par les explications de l'ancien
Vice-gouverneur du Ruanda- Urundi, puis directeur au sein de l'UICN dans les
années 70, J.P. Harroy (1956), à propos de la création du
Parc National de l'Akagera dans les savanes de l'Est du pays. Selon lui,
rappelons-le, « les Belges avaient pris la décision de
protéger une faune et une flore de l 'Akagera parce que ladite
région était défavorable à l'occupation humaine, et
qu 'à leur arrivée elle leur apparaissait moins
peuplée. » Et pourtant, comme nous l'avons vu
précédemment, ils ignoraient la présence de quelques
chasseurs qui vivaient dans cette savane depuis des années.
Un exemple pareil est à signaler au Kenya et en
Tanzanie, là où les savanes étaient depuis longtemps
réservées à l'élevage extensif des pasteurs Maasai
avant d'être délimitées en parcs nationaux par les
Britanniques. Pour justifier cette opération, les colons anglais
disaient que celle-ci était fondée sur les bases essentiellement
sanitaires, en particulier dans la lutte contre la trypanosomiase car, selon
eux, il semblait plus simple de « regrouper les hommes d'un
coté et le gibier de l'autre que de gérer leurs interactions,
pourtant millénaires. » C'est dans ce cadre que
l'administration coloniale procéda à la création de
plusieurs parcs nationaux et réserves de tout genre dans les savanes
kenyanes (Tsavo, Maasai-Mara, Amboseli, etc.) et tanzaniennes (Serengeti,
Réserve de Simanjaro, etc.).
Par ailleurs, il faut signaler que la délimitation des
espaces protégés s'est étendue aussi dans certaines zones
très peuplées des hautes terres. C'est le cas des zones
protégées situées sur les hautes terres tanzaniennes
(Monts Kilimandjaro et Meru), kenyanes (Monts Kenya et Elgon), ougandaises
(Ruwenzori, Queen Elisabeth), et rwando-burundaises sur la Crête
Congo-Nil. Lors de ces délimitations, les Européens avaient au
départ un même objectif: protéger les
espèces animales et végétales de haute altitude ou celles
qui étaient en voie de disparition, à l'instar des Gorilles de
montagne sur la chaîne des Birunga au Rwanda, mais plus tard les Anglais
finiront par transformer une partie de ces terres en group-ranches en vue de
constituer des « White Highlands » car selon eux, ces hautes
terres, surtout les terres kenyanes, avaient un climat tempéré
par l'altitude, semblable avec celui de l'Europe.
En définitive, il faut dire que la politique coloniale
de délimitation des espaces protégés dans les zones
habitées par les autochtones a eu beaucoup de graves conséquences
sur ces habitants. En effet, ils ont perdu non seulement leurs terres
ancestrales, mais aussi le mode de vie qu'ils mènent est devenu
très difficile.
Conclusion de la première partie
Au début de leur création, les premières
aires protégées étaient, pour la plupart, des zones dont
seule une partie des multiples ressources pouvaient être
exploitée. Donc la nature était soit sacralisée, à
l'instar des forêts sacrées, soit dominée,
c'est-à-dire qu'elle était au service de l'homme. Mais cette
harmonie entre l'homme et la nature n'a pas duré car elle a vite
cédé la place à une nature sauvée,
c'est-à-dire là où l'homme est considéré
comme un perturbateur. Cette tendance sera illustrée par la
création, en 1872, aux Etats-Unis, du premier parc national,
Yellowstone, dont l'une de ses caractéristiques essentielles
était que cet endroit ne devait en aucun cas être habité ou
exploité par l'homme.
Ce modèle américain a rapidement
été adopté par les puissances européennes de
l'époque qui, sous prétexte des accords et justifications de la
création des aires protégées au niveau mondial, ont
commencé à délimiter les espaces de ce genre dans les
colonies. En Afrique orientale, cette politique coloniale s'est
accompagnée par l'exclusion des populations autochtones dans leurs
terres; ce qui a suscité de vives réactions à la fin des
années 50-début 60 dans certains pays comme le Kenya et la
Tanzanie de telle sorte que les populations exclues de leurs terres voyaient
l'indépendance de leur pays comme leur avenir.
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