I. L'efficacité sociale du
baccalauréat
C'est une gageure de dire que la société
française accorde une immense importance sociale et culturelle au
baccalauréat en tant qu'examen et en tant que diplôme. Cette
représentation est très notable au sein des institutions
étatiques.
La cour des comptes, par exemple, considère
que chaque année et depuis quelques temps, les diagnostics les
plus sombres sont désormais formulés sur cet examen.
Ainsi, le diplôme délivré à un
nombre croissant de candidats aurait perdu de sa valeur passée ;
son caractère national dissimulerait mal une grande diversité de
situations, voire des inégalités profondes entre les candidats.
Bien plus, son avenir même serait douteux, moins parce que sa fonction
serait contestée que parce qu'il serait de plus en plus malaisé
d'en assurer le bon déroulement matériel.
Le thème du « baccalauréat n'aura pas
lieu » semble ainsi à la frange du constat objectif et de
l'hypothèse de « science-fiction administrative.» Le
baccalauréat suscite toujours d'énormes interrogations pour les
administrateurs. En somme, il jouit dans les représentations
administratives et des pouvoirs publics en général, dans celles
du public et des enseignants, d'un statut de « clef de voûte de
l'enseignement français ».
Le baccalauréat est le diplôme sans lequel
l'avenir professionnel et social de chacun semble incertain, voir compromis. En
tout cas, les élèves que nous avons interrogés en sont
convaincus. « Le baccalauréat va me permettre de faire mes
études et de pouvoir travailler après » dit Delphine (
19 ans, de terminale S). Tous les autres interviewés abondent dans son
sens. Ainsi Stéphanie, (18 ans, terminale S) considère que
« c'est un examen qui compte beaucoup pour les parents et qui permet
de poursuivre des études supérieures. Sans le bac pas de
débouché ». Nous reviendrons plus bas sur cette
représentation du baccalauréat chez les élèves qui
nous ont accordé un entretien.
Pour en revenir donc, à la notion de « clef
de voûte de l'enseignement français », il est bien connu
que la clef de voûte soutient l'édifice et que la supprimer
revient à décider de sa démolition.
Le baccalauréat représente ainsi le gage de
l'existence de l'éducation et de son sérieux. Il est à la
fois la preuve tangible du bon fonctionnement du système et le socle
à partir duquel les jeunes construiront leur avenir et celui du pays.
Les dirigeants politiques se plaisent de le rappeler assez souvent.
C'est par exemple en ces termes que s'exprimait Jean-Pierre
Chevènement le 8 octobre 1985 devant l'assemblée nationale, lors
de la présentation de la loi sur l'enseignement général et
technologique qui créait le baccalauréat professionnel :
« C'est à tous les jeunes qu'il faut donner les moyens
d'être des acteurs inventifs de la construction du monde industriel et du
monde économique (...). Les pays téchnologiquement plus
performants que le nôtre ont tous des systèmes éducatifs
qui offrent à leur jeunesse une grande possibilité d'arriver
à un niveau supérieur de formation. Le Japon, les Etats-Unis,
l'Allemagne ont pratiquement déjà réalisé la
scolarisation à dix huit ans et conduisent près de 80% d'une
classe d'âge au niveau du baccalauréat (...). Avoir plus de
bacheliers, c'est la seule façon en effet d'avoir plus de chercheurs,
d'ingénieurs, de techniciens, d'ouvriers qualifiés». Le
baccalauréat est donc vecteur de développement et indicateur du
niveau de développement d'un pays, si on traduit les propos du
ministre.
Aussi condition des progrès collectifs et individuels,
le baccalauréat justifie qu'on lui donne une telle importance dans la
vie de l'école et de la nation tout entière. Et les
médias, prompts à traiter en priorité les problèmes
les plus visibles de l'école, ceux qui interpellent le plus l'opinion,
traduisent bien cette efficacité (sociale).
En effet, un des meilleurs outils pour mesurer cette
efficacité est la presse. Elle se saisit de toute annonce de
réforme des modalités d'examen qui ne fait pas
l'unanimité. Ainsi lorsque Jack Lang proposa en décembre 1992
l'introduction du contrôle en cours de formation et la possibilité
de conserver le bénéfice des notes supérieures à la
moyenne pendant cinq ans. Le Quotidien de Paris du 16 décembre
titre : « le bac à cinq temps, nouveau tube de Jack
Lang », La Tribune : « Un baccalauréat
capitalisable en cinq ans » et Libération :
« Le baccalauréat rénové en douceur pour
1995».
La tonalité générale des articles est
plutôt informative, la liste des propositions est rapportée et les
commentaires à chaud sont relativement prudents.
IL faut attendre le lendemain, 17 décembre pour voir
les oppositions syndicales et politiques se déchaîner
littéralement contre les deux innovations introduites dans les
modalités de passation. Tandis que les propositions relatives aux
coefficients sont oubliées, Le Quotidien de Paris titre :
« Des couacs dans le bac à cinq temps », il annonce
des propositions ministérielles que viennent abondamment commenter des
personnages porteurs de discours opposés. La Société des
agrégés dénonce « la mise en oeuvre rampante
d'une sorte de pseudo-baccalauréat».
Du coté de l'opposition politique, certains
porte-parole protestent. Ainsi, Armel Pécheul, secrétaire
national du RPR, dénonce « la grande braderie avant la
fermeture». En fait, il est reproché à Jack Lang une
introduction massive du contrôle en cours de formation dans des
épreuves où il ne s'impose pas. Ses détracteurs jugent sa
réforme condamnable et allant à l'encontre du
baccalauréat.
Cette même annonce du ministre inspire au
Figaro le titre : « Haro sur le bac en cinq ans... la
réforme de l'examen présentée par Jack Lang suscite une
série de réactions négatives» ; Le
Monde parle de « réactions divergentes à la
rénovation du baccalauréat ».
Cet ensemble de réactions montre la mobilisation
affective que suscite toute référence au diplôme. Mais les
réactions sont généralement organisées autour de la
défense d'un examen académique et anonyme, ces deux qualificatifs
étant censés garantir la valeur du diplôme. Mais ce qui
apparaît le plus clairement, ce sont les oppositions irréductibles
qui séparent les défenseurs de l'existant des partisans de la
rénovation.
Le baccalauréat met, ici, les divisions du corps social
au jour, et attise des réactions violentes. Cette violence verbale
manifeste que le baccalauréat cristallise l'ensemble des oppositions
relatives aux conceptions de l'éducation.
Tout se passe comme s'il s'agissait réellement d'une
clef de voûte : certains voudraient la maintenir à tout prix,
afin de conserver en l'état la totalité de l'édifice
qu'elle soutient, d'autres tenteraient de la supprimer en vue de modifier et de
faire évoluer l'architecture de l'ensemble. Le baccalauréat
représente dans ces conditions un symbole voué à
l'immobilisme. Mais cela n'est-il pas justement une caractéristique de
son efficacité sociale ? On peut le concevoir dans la mesure
où comme le précisait Antoine Prost dans son rapport de 1983 sur
les lycées, « toute tentative pour le remettre radicalement en
cause paraît vouée à l'échec ».
En dehors des périodes de réformes, le
baccalauréat fait également la « une » en fin
d'année scolaire, lorsque les élèves de terminale
deviennent au moins de juin des « candidats ». Tous les
ans, en effet, au début du moins de juin, la passation des
épreuves de philosophie, qui inaugurent le calendrier des
épreuves du baccalauréat, donne lieu à des articles, des
reportages et à diverses déclarations. Les sujets des
différents groupements d'académies sont rapportés avec
quelques commentaires.
Les caméras de télévision captent
l'angoisse des candidats qui pénètrent dans les salles d'examen,
les micros enregistrent leurs commentaires sur le degré de
difficulté des épreuves. Certaines publications présentent
quelques jours auparavant les régimes alimentaires les plus
appropriés à la nécessaire mise en forme intellectuelle et
physique des candidats qui souhaitent « mettre toutes les chances de
leur coté ».
La presse diffuse ensuite les « bavures »,
fuites et fraudes connues, quelques anecdotes émaillant la passation des
épreuves et enfin les résultats. Le ministère de
l'Education nationale est complice de cette médiatisation : depuis
quelques années, des conférences de presse sont
systématiquement organisées en vue de commenter les
résultats et les progressions observées d'une année
à l'autre selon les séries.
Ces résultats sont exploités par les
médias de deux manières. Certains journaux font état des
différences observées entre les établissements,
établissant ainsi une sorte de palmarès des lycées.
D'autres enquêtes font, pour leur part, référence aux
remarques des correcteurs et à « la baisse du
niveau » des copies des élèves, donc à
l'affaiblissement de la clef de voûte de système. Cela signifie
t-il qu'il va s'écrouler ? Rien n'est moins sûr.
Utiles pour rendre plus transparent un système bien
opaque, les informations données par les journaux n'embrassent
cependant qu'une partie de la réalité.
Leurs publications parviennent à toucher un nombreux
public en mettant certains aspects au premier plan.
Les comparaisons dans l'espace (entre les
établissements) et dans le temps (la baisse du niveau par rapport
à telle ou telle période) sont généralement
structurées en vue de montrer la faiblesse de certains lieux (au regard
de la force d'autres lieux et périodes). L'actuel, l'ici et maintenant
sont alors ressentis comme ne permettant plus la construction de l'avenir
individuel (« le baccalauréat ne vaut plus rien »)
ou collectif (disposer de diplômés susceptibles de contribuer au
développement économique du pays).
On joue ici sur le registre de l'angoisse, sur la
genèse de l'anxiété, sur l'un des pôles
fondamentaux des craintes individuelles et collectives, celui des incertitudes
quant à l'avenir. Et cela marche très bien. Les
élèves que nous avons interrogés imaginent mal l'avenir
dont ils rêvent se dérouler sans l'obtention du
baccalauréat. « Il me faut le baccalauréat »
est une affirmation qu'ils ont tous martelée. Certains ajoutent
même le terme « absolument ».
Le baccalauréat est une nécessité pour
les élèves. Et cette obligation d'avoir le diplôme traduit
très certainement le pouvoir social de celui-ci mais aussi autre chose
d'au moins aussi fort : l'efficacité symbolique.
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