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Lecture de la Lettre sur l´humanisme de Martin Heidegger

( Télécharger le fichier original )
par Olivier-Paul Nirlo
Université de Bourgogne, Dijon - Maîtrise 2006
  

Disponible en mode multipage

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LECTURE DE LA LETTRE SUR

L'HUMANISME DE MARTIN

HEIDEGGER

Mémoire de Maîtrise de Philosophie
Présenté par Olivier-Paul Nirlo
Pour son Directeur Jean-Claude Gens
De l'université de Dijon
Septembre 2005

- HEIDEGGER -

MEMOIRE DE LA LETTRE SUR

L'HUMANISME

« Le beau n'est que le début de l'Effrayant que
nous supportons tout juste encore, et nous
l'admirons tant, parce qu'il dédaigne
sereinement de nous détruire. »1

«L'extrême ambiguïté du geste consiste à sauver

2

une pensée en la perdant. »

« Das Heilige in seinem Festbleiben ist zu sagen.» (Il faut dire le sacré en sa fermeté.)3

1 Rilke, première élégie de Duino, Cahier de l 'Herne, Martin Heidegger, p. 411.

2 Jacques Derrida, De l'esprit, Heidegger et la question, p. 117.

3Approche de Hölderlin , p. 96.

Le sens du mot «humanisme » revêt au sortir de la guerre une urgence qu'il n'aura encore jamais eue. Il n'est plus celui qui, à visage humain, portait plus loin les mérites de la civilisation, mais l'humanisme de1 l'horreur. La doctrine de lÕanti-violence systématique s'impose comme une mode sans retour. Que lui reste-t-il donc d'avant-gardiste lorsqu'elle est poussée jusqu'au bout de son évidence? Le travail que nous présentons aujourd'hui ne dévoilera pas les fondements de l'humanisme auquel Heidegger a du faire face2. Il s'endiguera dans la Lettre sur l'humanisme, dont les fins touc hent à autre chose que ce qu'il nÕy paraît.

Cette Lettre rend-elle claires les questions quant à l'humanisme, ou les obscurcit-elle? Ne s'éclaire-t-elle pas plutôt comme pensée de leur formulation même, rendant ainsi à ce-qui-laisse-à-penser l'hommage de la pensée ?

Ce que Heidegger a à-dire en 1946, après tant d'années de silence, ne peut être que fondamental, dans la mesure où il a été l'objet de nombreuses attaques. Celles-ci ne furent pas de simples remontrances de principe, mais le corps d'une véritable relecture de sa pensée, une re-mise en question dont on peut se demander si elle réussît à rester essentielle. Heidegger a peut- être entre-temps parcouru des chemins plus audacieux qui le menèrent plus loin que ses détracteurs. Arriverons-nous à expliquer le silence qui sÕécoulât derrière l'expérience nationale-socialiste, ou à remettre la pensée de Sein und Zeit sur le sentier que cette oeuvre gigantesque initiât, ou bien encore à éclairer le sens que, tant chez ses lecteurs que chez Heidegger lui-même, cette oeuvre suscitât, ce n'est pas à nous dÕen décider. Mais, une fois encore, notre lecture se limite à la Lettre sur l'humanisme.

Nous demanderons plus à-propos ce qu'elle contient, et quel est le sens3 de son sens4 - ou bien l'inverse. La capacité - au sens de ce que peut contenir un récipient - de cette Lettre, est en effet bien plus grande que ce qu'elle (ne) contient. Elle s'étend jusqu'au combat, en lÕEtre, de l'indemne et de la fureur, profonde méditation sur l'Amour.

De quoi l'humanisme est -il la pensée, sinon du malfaisant ? N'est -il jamais que la désignation en l'homme de la

1 Nous verrons ce qu'un tel article peut vouloir dire: le génitif revêt une double signification, à savoir qu'il est «par» et «pour », c'est-à-dire qu'il est à la fois subjectif et objectif. Cf. Lettre sur l'humanisme, § 1.

2Notre démarche ne consiste pas en la tentative pour le lecteur actué et actuel de comprendre l'engagement politique de Heidegger et les réponses qu'il en a donné (ou pas). Si nous aurons parfois l'occasion de parler de politique, ce n'est pas elle que nous interrogerons. Ce n'est, par exemple, qu'en tant que la crise s'est constituée politiquement que la politique intéresse ce que Heidegger a à dire du sortir de cette crise.

3 Sinn.

4Richtung.

malice - avant que d'être le moyen d'y remédier ? Le primat de l'ustentialisation de la pensée en dit plus long comme techné que dans les causes de sa mise en oeuvre et leur descente dans l'efficience. De quoi l'humanisme est-il la pensée? interroge en fait la provenance de ce qui en l'humanisme peut encore être nommé «pensée ». Son «objet» se montre réfractaire à toute objectité, la pensée à la vérité de l'Etre. Heidegger tâche, il tâche. A quoi ? Nous le verrons.

La question sur l'humanisme replace-t-elle la pensée dans son élément? Pas le moins du monde. Cette tâche est-elle même celle d'un penseur, ou bien ne se confine-t-elle pas dans l'essence de la pensée et le destin de l'Etre ? La Lettre sur l'humanisme n'y fait qu'intervenir, et ce dans la mesure où elle est pensée de l'Etre. De l'Etre, par-delà sa pro-venance et le revendiquer, que dit-elle? Derrière l'humilité de la pensée d'un homme sans apparence,1 un dire est porté au langage. Qu'est-il donc, ce dire sur la vérité de l'Etre? A le prononcer dès à présent, pré-cipitemment, il ne serait pas dit. Il ne serait porté en aucun site. C'est pourquoi ce que la Lettre sur l'humanisme dit doit passer par notre comme ntaire.

INTRODUCTION

1. Mise en situation

La Lettre sur l'humanisme s'adresse au philosophe et ami de Heidegger Jean Beaufret, l'un de ses premiers traducteurs français. Celui-ci participe activement à l'introduction de ce penseur en France. Cette Lettre, écrite à l'automne 1946, sera publiée pour la première fois en 1947 chez A. Francke (Berne) accompagnée d'un texte intitulé Platons Lehre von der Wahrheit (La doctrine de Platon sur la vérité)2. Elle est publiée seule pour la première fois chez Vittorio Klostermann à Francfort-sur- le-Main en 1949. 3

1 Lettre sur l'humanisme, 101.

2 Heidegger précise la naissance de ce texte dans une note le précédant dans l'édition qu'en donne Questions II: «Ecrit en 1940

pour être lu devant un cercle restreint, le texte qui suit a été imprimé en 1942 dans la deuxième année de Geistige †berlieferunf(« Tradition spirituelle »), publication annuelle dirigée par Ernesto Grassi ; tout compte rendu et toute mention dans la presse furent alors interdits. Un tirage séparé fut également interdit. Cette étude avait été présentée tout d'abord en une suite de deux conférences publiques, au cours des semestres d'hiver 1930-1931 et 1933-1934. » L'on peut déjà se donner une idée du contexte dans lequel la Lettre sur l'humanisme devait être rendue publique après ces deux événements: son adhésion au NSDAP, d'une part, et la condamnation par ce dernier de la publication de La doctrine de Platon sur la vérité. Sa pensée, depuis les « deux bords» répréhensible, subit les affres d'une histoire qui rend difficile sa publication même, polémique chacun de ses mots.

3 Notre édition de Über den Humanismus, 10e édition Klostermann, 2000, indique que la première édition date de 1949. Questions III dit au contraire que ce texte a été publié en 1946 chez Klostermann, mais nous nous en remettrons plus volontiers à la date que donne Klostermann: 1949. Nous retiendrons toutefois la date de l'écriture proprement dite, 1946, comme celle qui importe.

C'est la première fois dans la Lettre sur l'humanisme que Heidegger parle

1

publiquement de Tournant . En marche depuis dix ans déjà, « die Kehre » est

2

dénommée en 1946 seulement , mais a déjà eu le temps de modifier profondément le fond de la pensée de Heidegger. Durant les années 30 et 40, les chemins de pensée de Heidegger se sont déroulés au rythme de conférences et d'allocutions privées uniquement. Ce n'est que plus tard, notamment lors de la publication des Chemins qui ne mènent nulle part, qu'allaient se dessiner plus distinctement les étapes que Heidegger avait parcourues. Gadamer note quÕà la sortie de la Lettre sur l'humanisme, « Chacun s'est tout de suite rendu compte que le cadre de l'institution universitaire et que la conception de la philosophie prise comme une entreprise scientifique se trouvaient alors dépassées. (É) le nouveau déclenchement de la question de l'être, quÕEtre et Temps s'était fixé comme objectif, devait en toute conséquence finir par faire sauter le cadre de comme celui la métaphysique.» 3

la science deQuand donc

survient cette Lettre, c'est demander: quand est 1946?

Une biographie, même succincte, ne nous paraît pas nécessaire pour l'introduction à la lecture de la Lettre sur l'human isme, car elle ne pourrait jeter qu'une pâle lumière sur ce qu'elle dit - elle pourrait même mettre son lecteur sur un chemin «récupéré» d'autres lectures et que ne conduit plus la pensée. D'ailleurs, Heidegger rejette « l'élucidation biographique et psychologique qui détecte minutieusement toutes les données de la vie y compris les opinions [car elle] constitue une excroissance de l'avidité psychologique et biologique de notre temps. » 4 Mais, comme le remarque Michel Haar, «La terre natale [est le] seul élément autobiographique »5. Il est bien utile de situer Heidegger sur sa terre et pour un temps si lÕon veut plus tard comprendre «l'habiter », «la patrie », «la Lichtung ». La vie de Heidegger, les événements qui la ponctuent, ne sont pas d'une nature apparemment extraordinaire. C'est que lÕin-solite ne repose pas dans ces événements. Notre lecteur devra d'ores et déjà se mettre en mémoire ce que dit Héraclite aux étrangers qui viennent lui rendre visite, le surprenant auprès dÕun four à se chauffer : «Ici aussi les dieux sont présents. »6

Nous indiquons simplement qu'il naquit en 1889 à Messkirch, petit village du pays de Bade. Il fait ses études à Fribourg, où il devient bientôt Privatdozent. Il y rencontre Edmund Husserl qui devient son ami, et avec qui il collabore. Il se marie en 1917 avec Elfriede Petri. Après avoir été mobilisé entre 1917 et 1919, il reprend son enseignement à Fribourg. Il est élu recteur en 1933 et adhère au N.S.D.A.P. En 1934, il démissionne de ses fonctions et ne reprend ses cours quÕà partir de 1935 : nombre de

1 Le mot passe inaperçu dans la traduction de Roger Munier qui traduit «Kehre » au § 17 par « renversement » ; Jean Beaufret parle, lui de « volte occidentale » dans sa préface aux Essais et Conférences. Le mot « Tournant» a été généralisé, et indique mieux l'idée dÕun périlleux virage en épingle que la pensée qui redescend la montagne doit aborder en prenant son temps, en ralentissant: la prudence, la vigilance, l'attention s'imposent à celui qui désire ne pas tomber dans l'abîme qui bée au-devant de lui. Le mot « renversement » ne comporte pas l'idée du chemin, chère à Heidegger. A ce sujet, d'ailleurs, le mot Unterwegs signifie littéralement: sous-lechemin.

2 Justement parce qu'elle ne pouvait être rendue publique avant la fin de la guerre ; mais sans un large public, Heidegger avait -il même besoin de « nommer » ce retournement, de le désigner comme quelque chose de visible, à voir, c'est-à-dire à-penser?

3 Hans-Georg Gadamer, Chemins de Heidegger, Librairie philosophique J. Vrin, tr. J. Grondin, p.132. 4Nietzsche I, p. 19.

5 Michel Haar, «La biographie reléguée », in Les Cahiers de l 'Herne Martin Heidegger, p. 20. 6Lettre sur l'humanisme, §73.

conférences préparent le fameux Tournant. Il est enrôlé de force dans le Volksturm en 1944. Frappé d'interdiction d'enseigner par les autorités d'occupation françaises en 1945, il donne des conférences en cercle restreint et entretient ses relations épistolaires. C'est de cette période que date notre Lettre sur l'humanisme. Il est réintégré à l'université en 1951. Il effectue des voyages en France (1955, 1958) et en Grèce (1962, 1967). Il meurt dans son village natal le 26 mai 1976.

2. Mise en question

La mise en question est la situation dans laquelle se trouve «ce »-qui-est-àpenser lorsqu'il est décidé que ce « ce », aussi énigmatique soit-il, serait pensé. Elle est la forme de la pensée qui, pour autant qu'elle pense, interroge. Il est essentiel à la pensée questionnement 1

de Heidegger de se présenter sous la forme dÕun . Les

questions de Jean Beaufret ne constituent pas à proprement parler des questions telles qu'un curieux pourrait les poser, mais une amorce déjà pertinente d'une pensée commençante. La question indique ce qui se laisse penser et constitue à elle seule tout un travail: l'art de se donner les moyens de penser commence par celui de poser les bonnes questions. Dans cette Lettre, Heidegger joue un rôle qui ne lui est finalement pas si familier, puisqu'il se propose de répondre à des questions. Son oeuvre vise en effet le plus souvent à leur formulation, à la possibilisation de la pensée. Ici les questions sont prises comme telles, et sÕil soulève bien dÕautres problèmes, Heidegger

2

avance toutefois avec franchise dans l'élaboration d'une véritable réponse.La pensée questionnante est avant tout une expérience qu'il s'agit pour l'homme d'apprendre à conduire bien, c'est-à-dire conformément au destin de la vérité de lÕEtre. Si ce destin nous est encore inconnu, il n'est pas moins nécessaire de sÕy enjoindre, de donner à son expérience le visage qui est celui de la pensée. L'invitation à expérimenter purement la pensée doit se traduire chez Heidegger par une écoute de3 cette invitation

1 «Ces questions, en tant que questions, nous obsèdent. » (Cahiers de l 'Herne Heidegger, p. 90). La fascination que Heidegger nourrit pour cette forme de pensée peut être déroutante, voire dangereuse. C'est bien « en tant que questions » que Heidegger est obsédé par elles ; leur contenu devient-il alors indifférent? Le but n'est pas de leur donner réponse, bien au contraire: lÕapodicticité conserve les questions « en tant que telles », et lÕon peut se demander si Heidegger ne nous met pas sur la piste dÕun mauvais jeu monomaniaque, celui de subir le soin qu'il se donne à conserver les questions comme telles.

2Parvient-on à connaître l'humanisme ou bien la métaphysique ? Une question métaphysique ne se condamne-t- elle pas à rester apodictique, et finalement ne valoir qu'en tant que question? Reformulée telle quelle à la fin de la conférence Qu'est-ce que la métaphysique ?, la question: «Pourquoi, somme toute, y a -t-il de l'existant plutôt que rien? » n'aura pas été lÕoutil du dépassement de la métaphysique, étant lui-même métaphysique. Elle est son propre obstacle. La métaphysique ne parvient pas à sortir de soi. Or « l'essence de la métaphysique est autre chose que la métaphysique. » La question « qu'est-ce que la métaphysique? » qui interroge son essence, n'est donc pas métaphysique. La métaphysique, au titre même de l'humanisme, est une philosophie de l'étant pris

dans sa totalité (cf. Aristote, pour qui la philosophie est spécialisée en généralités). Prise dans son ensemble au point qu'elle soit interrogée dans son essence, elle n'interroge plus métaphysiquement (le questionnant étant devenu le questionné), et la question doit être reformulée en termes non métaphysiques. Seulement, il n'est pas possible de mettre la métaphysique en question si le questionnant ne l'est plus. Cette impasse force le penseur à renoncer à l'établissement logique d'une origine métaph ysique de la métaphysique - et donc, de l'étant. « Si elle n'enquête pas sur l'étant et ne recherche pas pour lui la Cause première étante, la question doit s'appliquer à ce qui n'est pas l'étant. » Il s'agit désormais de la vérité de lÕEtre. L'institution de la différence ontologique permet de penser lÕEtre défait de l'étant - cette différence est ramenée dans le Tournant à la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme.

3 Le « de » indique aussi la provenance : écoute depuis l'invitation.

qui est la même chose que l'appel de lÕEtre, son engagement dans la pensée. A entendre1 Heidegger, nous sommes à l'écoute de lÕEtre.

L'enjeu de cette Lettre, quel est-il? Il ne devrait pas, en toute rigueur, y en avoir. En effet, si la pensée «ne crée ni ne produit rien », et que l'enjeu d'une philosophie est précisément la mise en oeuvre de ce qu'elle a créé, cette Lettre nÕen a pas. Elle nÕa qu'une situation - dans l'histoire du destin de la vérité de lÕEtre. Plus encore : elle est une situation. Elle est en effet le site où revêt enfin un sens ce texte d'occasion, de la Gelegenheit, et c'est en cette situation que ce que la Lettre recèle d'insolite prend le sens de lÕin-solite (Un-geheuren). Ce texte ne fait pas sens au regard simplement de l'histoire dans laquelle il est pris, mais parce qu'il se situe dans un destin. Ou plutôt: son destin le situe. L'auxiliaire «avoir» suppose que soit pris quelque chose. Au contraire, le verbe « être » laisse entendre l'idée dÕun don. Cette Lettre a pas de situation, mais est situation (de quelque chose en sa provenance essentielle). LÕon ne demande pas quel est l'enjeu du texte, mais quel est le site du jeu- en lequel il joue. Ce site est l'éclaircie de lÕEtre. Pour celui qui voudrait à tout prix parler d'enjeu, il faudrait dire : l'avènement de cette vérité.

De même, l'élaboration d'une « problématique » pour notre travail n'est-elle pas aisée, car la constitution d'une telle question est la forme même de la pensée de lÕEtre. Il nous faut donc étaler sans précaution et sans transition notre problème, car sa préparation est la teneur de notre travail en son entier. Voici la question qui sera lentement posée :

Il est souvent question de destin chez Heidegger, mais le domaine où il repose, savoir celui de la grâce et de la ruine, n 'a pas encore été pensé; comment la pensée conduit-elle à ce destin, telle est la question que pose la sous-venance de l'Amour.

Un commentaire rapide de cette question dit ceci: lÕEtre et la pensée sont dans une relation dite amoureuse, et cet Amour, qui survient à la relation (qui n'est, du coup, plus l'essentiel), est ce qui détermine le « déroulement» de cette relation. LÕEtre détermine toute condition humaine. Ce pouvoir-déterminer sur-vient de la relation de détermination. LÕEtre demeure le Transcendant pas excellence, mais le destin dans lequel il est, celui-là même de la pensée et de l'homme, réside dans l'Amour. Cet Amour est à la vue de ce qui est plus loin et pourtant toujours plus proche de lÕEtre, le combat en lui de l'indemne et de la fureur. L'Amour est à la vue de l'éclaircie même et du combat, dÕun coté, c'est-à-dire en vue, de l'autre, du domaine où se lèvent la fureur et l'indemne: la ruine et la grâce. Le destin de la pensée réside en l'Amour qui seul peut apercevoir à l'horizon qui est le sien propre (en fait l'Eigentlichkeit) la ruine et la grâce. La ruine et la grâce sont ce qui est destinalement le plus propre, mais qui ne le deviennent jamais. Elle sont confinées (dans ce qu'elles sont: le) pour toujours - dans ce qui tous-les-jours ne survient pas. Das Heile n'a-t-il pas construit dans la Lettre sur l'humanisme sa résidence, et ne découvre-t-il pas dans la provenance la venance même? Telle est la teneur du mémoire que nous vous présentons aujourd'hui. Mais il n'est en aucun cas un essai philosophique; il reste avant tout une lecture attentive dÕun texte majeur de Heidegger, 1946.

1 «Entendre » au sens classique, c'est-à-dire « comprendre ».

3. Annonce de plan (digression)

Le travail que nous présentons n'est pas une introduction à une lecture de la pensée de Heidegger, mais de la Lettre sur l'humanisme uniquement. Nous aurons souvent l'occasion de citer d'autres textes, mais ils ne devront jamais être compris que comme le développement d'une idée, d'une phrase, ou dÕun mot même de la Lettre sur l'humanisme. Nous n'envisageons pas ici d'aborder l'évolution de Heidegger et ce qui peut être central en sa pensée - le fait que la Lettre sur l'humanisme soit un texte central est autre chose que la Lettre même. Nous désignerons toujours l'essentiel sans

1

jamais p erdre le fil du texte , ses développements, contrariant parfois l'économie des mots, la main qui tient ce fil. Le rythme main-tenu de ces développements est l'exercice scolaire2 dÕun silence que nous ne gardons pas pour nous seulement.

Le plan que nous avons dressé ne peut répondre à la planification méthodique de la logique, et verse nécessairement dans l'arbitraire de l'exercice que nous nous proposons de mettre en oeuvre. Le fait-oeuvre du plan proposé ne con-vient pas. Aucun commentaire ne devrait jamais oeuvrer car il dit le tu. Un jeu de mot fortuit et non sans humour, que nous utilisons comme une simple hypothèse de travail, s'offre à notre introduction: un commentaire éclaire la méthode du penseur et répond à la question: comment taire? Faire un commentaire, c'est montrer comment lÕon se tait. Commenter, c'est dire comment. Or, la Lettre sur l'humanisme est d'abord une lettre qui tait. Ce qui est essentiel est tu. Le silence du langage est dans cette Lettre. Ce silence est l'essentiel du dire. Comment tait la Lettre sur l'humanisme, voilà ce qui est à-penser. En tant que la désignation du silence, cette lettre est essentielle au dire. Or il faut le taire. DÕoù la question : comment taire la Lettre sur l'humanisme? L'exercice consiste à montrer le comment du taire de lÕÏuvre qui interroge le dire. Il n'est pas lÕÏuvre et ne peut être une question. Notre exercice est humble méthodologie. DÕoù l'idée dÕun titre: Comment taire la Lettre sur l'humanisme. Ce titre indique d'ailleurs l'espace central que ce texte occupe dans la pensée de Heidegger, la gêne qu'il a suscité lors de sa publication, sa capitale avancée dans le Tournant. Du taire, il est nécessairement trop parlé. Heidegger lui-même ne parle-t-il pas trop - métaphysiquement - du silence-gardé ? Quel est ce silence et comment le garder, voilà ce que cette insigne pensée dit et tait. Comment taire? ne demande pas comment peut être ignorée cette pensée, mais interroge la manière dont son silence peut être gardé. Que cette question nÕen soit plus une pour nous, mais simplement: Comment taire la

3

Lettre sur l'humanisme, indique que le silence y a été gardé, que le bergerveille. Notre titre, sÕil demande encore quelque chose, demande ceci: comment, en tant que berger, l'homme veille-t-il à la garde de la Lettre sur l'humanisme ? Mais ce titre ne pense pas; c'est pourquoi il n'est pas une question. «Commentaire de la Lettre sur l'humanisme », c'est-à-dire « Comment taire cet à-dire : la Lettre sur l'humanisme.» Nos limites sont apparentes déjà, en apparence : elles sont en vue - de la vérité de lÕEtre (aux vues de cette vérité). Le commentaire n'est qu'un regard. Il sait déjà qu'il

1 Fil conducteur se traduit en allemand par Leitfaden , cela même qui donne la direction dans la question, et notamment « la» question de lÕEtre.

2 Michel Haar parle ainsi de l'université: «C'est cette dernière qui est probablement aujourd'hui la forme d'école la plus sclérosée, la plus retardataire dans sa structure. ». Ainsi débute sa présentation de la conférence de Heidegger, qu'il traduit également : Langue de tradition et langue technique.

3 Au §22 : «Der Mensch ist der Hirt des Seins.»

faut taire, mais ne fonde l'entreprise de son écriture que dans la désignation de ce qui est à-taire : la Lettre sur l'humanisme. En y disant le tu, il dit le taire de la Lettre

qui se réfléchit sur lui-même, c'est-à-dire le taire-la-Lettre. Ce présage n'empêchera cependant pas notre exercice. Voici donc une1 structure d'un commentaire de la Lettre sur l'humanisme:

Partie I : L'expérience de la pensée

I. Le penser (agir)

II. L'Etre, élément de la pensée

III. Le langage, la maison de l'Etre

IV. Science et expérience Partie II: La pensée du monde

V. Ek-sistence, existentia

VI. L'heur et l'infortune de l'existence

VII. Heidegger et l'humanisme

VIII. Propédeutique à la question de l'éthique Partie III : Le destin de la pensée

IX. L'absence de patrie

X. Le néantiser

XI. La grâce et la ruine

Le découpage de la Lettre Sur L'Humanisme serait relativement simple si l'on se basait sur les trois questions posées par Jean Beaufret auxquelles Heidegger répond successivement. Nous ne pouvons conserver le plan tel que les questions de J. Beaufret le présentent, car Heidegger traite abondamment la première au détriment des deux suivantes. « Comment redonner un sens au mot «Humanisme» ? » (§3). C'est là tout le contenu de la Lettre et le titre même qu'elle porte. Heidegger y consacre quarante quatre pages, contre dix pour la deuxième, et deux pour la troisième. Mis à part les deux premiers paragraphes introductifs, Heidegger consacre 65 paragraphes à la première, 28 à la deuxième, 6 à la dernière question, soit en tout 101 paragraphes. La première question est à ce point «encombrante» (nous utilisons ce mot tant pour désigner la place qu'elle occupe par rapport aux autres que pour établir le rapport quasiment gêné que Heidegger entretient avec elle) qu'elle est subdivisée en deux « sous-questions ». Le fait que réabordée 2

la question soit reformulée, , montre -t-il que

le premier abord n'a pas été fructueux (d'ailleurs, Heidegger a-t-il jamais été fructifère ?), ou bien que Heidegger veut s'assurer que le sabordage soit un triomphe? La reprise de la question est l'aveu de l'échec de l'humanisme par lui-même.

Si l'on se conformait au plan ainsi ordonné, la question du rapport entre une ontologie et une éthique constituerait une deuxième partie. « Ce que je cherche à faire, depuis longtemps déjà, c'est préciser le rapport d'une ontologie avec une éthique possible ? » (§67).

De même une troisième partie s'intitulerait: « Comment sauver

1 «Un » ou « une » parmi tant d'autres...

2 Lettre sur l'humanisme, §48.

l'élément d'aventure que comporte toute recherche sans faire de la philosophie une aventurière ? » (§96).

Nous pourrions très bien nous résoudre à ce plan compte tenu de l'intérêt philosophique que chaque question présente indépendamment des autres. De l'humanisme, de l'éthique ou de l'arbitraire nous ne saurions en effet dire quelle question est «la plus importante » car ce qui importe c'est la vérité de l'Etre, et non l'humanisme. Leur indépendance pose justement problème, et nous tâchons d'établir leur unité. Leur compartimentation est l'écueil premier de leur commentaire. Elles pourraient même s'équilibrer si l'on prenait la peine de rassembler par thème les assertions éparses du texte s'y rapportant. Pourquoi Heidegger n'a-t-il pas équilibré son texte ? Pourquoi maintenir ce caractère informel, encore souligné par l'idée qu'un entretient direct aurait été plus commode1 ? Parce que la pensée doit rester mobile. Heidegger sait déjà à quelles questions il va répondre, mais il en choisit une dont la

2

répons e puisse éclairer les autres.La pensée de l'Etre (c'est une tautologie) touche différents thèmes dont la priorité est en tant que telle est indifférente, mais que l'urgence d'une histoire place toujours dans un ordre du jour. Ce qui se pense, ce qui se dit reste dans l'élément de l'Etre, et ses dimensions variées se ramènent toujours à ce qu'il y a de simple en lui. Le but étant de dire ce simple, nous pouvons dire non sans ironie que « tous les chemins mènent à Rome ». La délimitation de chaque concept par des catégories distinctes serait une entorse au projet véritable de Heidegger; qu'est-ce donc qu'une annonce de plan pour un Heidegger d'après die Kehre ?

Toutefois, le plan que nous devons proposer n'est pas étranger à ces trois questions, puisque chacune de ses parties touche de près les questions/réponses que donne Heidegger. Il est en effet demandé: l'humanisme est-il une expérience de la pensée? En second lieu : la pensée du monde donne-t-elle lieu à une éthique? Finalement : Le destin de la pensée est-il arbitraire ? A chaque fois le titre de la partie est insérable dans une question/plan où figure le mot-clef de la question « correspondante » (humanisme, éthique et arbitraire, d'une part, expérience de la pensée, monde et destin, d'autre part). Notre plan n'est pas fondé sur les trois questions de Jean Beaufret, mais s'y ramène comme « par hasard ». Nos parties ne sont pas le commentaire des questions dans l'ordre. Elles répondent à une exigence scolaire bien différente de la pensée en route chez Heidegger, elles ont affaire à des problèmes qui ne sont pas les siens. L'affaire du commentaire n'est pas celle de la pensée. Notre plan ne peut s'inspirer des questions de Jean Beaufret mais son unité repose ailleurs - dans ce que Heidegger dit. Il n'est que la mise en oeuvre d'une méthodologie et de la rigueur, une tentative d'approche de la pensée, non une pensée proprement dite . Cet exercice, parce qu'il est scolaire, ne connaît pas l'économie des mots. Il ne peut, au mieux, que faire preuve de vigilance et de rigueur. C'est pourquoi nous avons cherché autant que faire se peut la méthode systématisante du commentaire pour lui préférer une lecture plus libre.3 Notre expérience est mise à l'é-preuve du texte et de sa lecture.

1Lettre sur l'humanisme, §2.

2Lettre sur l'humanisme, §2 : «L'examen que j'en ferai jettera peut-être quelque lumière sur les autres.»

3 Notre plan n'est ni linéaire ni thématique, ne comporte pas une partie explicative, puis une partie critique, mais évolue petit à petit depuis l'explication linéaire vers la compréhension de ce qui s'y est révélé comme fond. Mais

4. Les mots de Heidegger

Au sujet du mot «Etre»: Bien que les traductions divergent d'une édition à l'autre, nous écrirons «Etre» avec une majuscule conformément à la grammaire allemande qui distingue ainsi le verbe du substantif. Pour autant l'Etre n'est pas un nom propre, et la majuscule n'indique aucune accession, promotion à un rang supérieur. Il ne s'agit que de la transposition d'une règle de grammaire, et non d'une forme de respect philosophique. Heidegger a écrit: Seyn ou Sein pour tâcher d'éviter que l'Etre, par simple effet grammatical, ne soit posé comme sujet, hypostasié et séparé, notamment de l'essence de l'homme, dont l'essence est d'être ouvert à l'Etre par l'Etre même.

Par ailleurs, Rogier Munier fait également le choix de traduire le mot avec une majuscule, «suivant en cela Heidegger lui-même: «Denken ist l'engagement de l'Etre pour l'Etre» » (§1).

La note que Jean Beaufret donne au sujet de sa traduction des Essais et Conférences doit être reproduite ici: « L'infinitif wesen, qui n'appartient plus à la langue parlée, est l'ancien wesan, «être», qui a été plus tard remplacé par sein. Aujourd'hui le verbe wesen se survit à lui-même dans la langue littéraire avec le sens d'être, se présenter ou se comporter de telle manière. Il implique alors une idée de vie, d'activité et de rayonnement qui manque à sein. Wesan ou Wesen, d'ailleurs, ne voulait pas dire seulement «être», mais aussi «demeurer en un lieu, séjourner, habiter». (Cf. le sanscrit vas, «habiter»). Das Wesen, l'être, l'essence, la manière d'être, le comportement (cf. p. 41) semble avoir désigné originellement le séjour, la demeure, l'habitation. Or, l'habitation, c'est être présent à un monde, à un lieu; et le verbe allemand pour «être présent», anwesen, est effectivement un composé de wesen. La chose déploie donc plus ou moins son être dans le Wesen, alors que le Sein est beaucoup plus caché et mystérieux. Le Sein est énigmatique et ses rapports avec le Nichts sont étroits.»

Jean Grondin apporte quelques précisions au sujet du mot « Etre »1. «C'est que Wesen peut aussi être un verbe en allemand, assurément très archaïque à l'indicatif (es west), mais dont la forme reste dont la forme reste bien audible dans certains verbes composés (verwesen, se décomposer) ou dans le participe passé du verbe être (gewesen). Heidegger aime beaucoup p cet archaïsme (tout comme celui de l'être écrit à l'ancienne, Seyn, «estre») (É) Il y a toujours eu un «se déployer» temporel de l'être, une «essance» de l'être qui n'est pas une chose carrée, ni une idée, mais un jaillissement.

Au sujet du mot «Heile»: Le mot Heile est employé beaucoup plus souvent que ce qui n'est pas-Heile, et sa définition n'est pas aisée. Il est placé sur différents niveaux d'essence et, si nous ne parlons de «contraires », il a plusieurs «alter ego ». Au §85, das Heile apparaît en même temps que das Bse, le malfaisant, le méchant. L'essence de celui-ci est das Grimmige , la fureur, qui est mise sur le même plan que

nos trois parties traitent chacune d'un thème général (expérience de la pensée ; pensée du monde; destin de la pensée). Elles s'équilibrent et font chacune une cinquantaine de pages. Les sous-parties font à chaque fois une bonne dizaine de pages, sauf la dernière, «La grâce et la ruine », qui compte pour deux. Ce souci d'équilibre, parfois arbitraire, nous a été dicté par la rigueur d'une méthodologie cohérente.

1Jean Grondin, Pourquoi réveiller la question de l 'Etre?, in Heidegger, l'énigme de l 'Etre, p. 65.

das Heile dans le combat en lÕEtre. Ces deux occurrences complique en même temps qu'il enrichit le sens du mot Heile.

Das Heile «va vers» le Huld, la grâce, la sainteté ; la fureur vers das Unheil. Au moment précis où Heidegger donne un terme antithétique au Heile, le Un-heil, il les place sur deux plans différents (ce qui va vers le domaine, d'une part, et le domaine lui-même, d'autre part): le préfixe Un- n'est en aucun cas une détermination logiconégative de das Heile . Ici, le «contraire syntaxique» de Unheil n'est pas Heile mais Huld. Or Huld , qui n'existe plus dans l'allemand moderne que dans le mot « huldigen », louer, rendre grâce, et que nous voyons traduit par « grâce », n'est pas fondamentalement autre que das Heile, mot qu'on trouve également traduit par « grâce » ou « sacré ». Là se trouve la difficulté de traduction du mot Unheil, que lÕon retrouve également traduit au §65 cette fois par le mot « dam »1. Il est traduit par le mot « ruine » au §88. Lorsqu'il est question dÕun destin, il est effectivement plus à- propos de parler de ruine et de grâce. Le vocabulaire sÕadapte sans cesse à l'environnement de la phrase, et nous respecterons à la lettre les choix faits par Rogier Munier dans sa traduction de la Lettre sur l'humanisme. Les mots originaux allemands nous serviront à éclairer notre texte, mais nous ne nous lancerons pas dans une glose critique de la traduction qui nous est offerte.

Das Unheil est le plus grand dam de notre temps. Ce vers quoi lÕEtre accorde à la fureur son élan, c'est la fermeture de la dimension de l'indemne. La ruine, c'est la fermeture à la dimension de l'indemne, c'est-à-dire la grâce. La grâce est l'ouverture de et à l'indemne. C'est pourquoi il n'est jamais parlé que de Heile : tout ne se décline finalement qu'en termes d'ouverture et de fermeture. Le combat en lÕEtre est celui qui conduit à l'ouverture totale ou bien à la fermeture totale. Il est : le retrait. Le combat laisse et main -tient2 où se tient-lieu lÕek-sistence : il est ce qui donne et se cèle : ce qui

3

re-cèle. Le combat « -cèle de trésors », la merveille des merveilles .

4

Au suje t du mot « rythme » : Comme le remarque Françoise Dastur , Heidegger pense moins en relation au temps qu'en relation au lieu. Il faut en effet penser plus profondément l'essence du rythme, ne pas le confondre avec les simples effets sensibles du langage poétique.5 La signification originelle du grec rhusmos n'est pas écoulement et flux, comme on le croit généralement, mais bien ajointement (F·gung). Le rythme n'est donc pas à référer à l'écoulement du devenir, mais bien plutôt à l'immobilité du lieu, car il est ce qui accorde son site, c'est-à-dire sa stabilité et ses limites, au mouvement poétique, à cette onde qui jaillit de la source et y revient, à ce mouvement de flux et de reflux. Cette remarque indique que le site étant fondamental, le rythme lui-même sÕy rapportant, nous dirons souvent « en vue de... ». La vue laisse

1 §65 : « Vielleicht besteht das Auszeichnende dieses Weltalters in der Verschlossenheit der Dimension des Heilens. Vielleicht ist dies das einzige Unheil. » Voici l'exemple d'une traduction inadaptée: «La perte de la dimension du sacré et de l'indemne est peut-être le grand ma lheur de notre époque », trad. R. Munier, in Questions III, p. 134. Si Unheil n'est qu'un « grand malheur », suffit-il à décrire le domaine de la fureur?

2 On ne parlera pas de main-mise de lÕEtre sur l'homme mais, par exemple, de «main-posée ».

3 Initialisée par Husserl en 1912 dans les Ideen III, § 12, et que Heidegger répète également « ... merveille des merveilles : que l'étant est» (G.A., 9, p. 307).

4

Françoise Dastur, « Heidegger et Trakl : le site occidental et le voyage poétique », in Noesis, No7.

5 Unterwegs zur Sprache, Neske, Pfullingen, 1959, p. 230 ; tr. p. 215.

entendre qu'est aperçu le site. « En vue de... » ne signifie pas « pour », « afin de... », «pour qu'en définitive... » mais « à l'approche de l'avenant... ».

Au sujet du mot «humanisme»: Heidegger met une majuscule au mot «Humanisme »1, et nous devrions évidemment le suivre sur cette indication qu'il donne en français. Nous décidons toutefois d'y renoncer, comme le fait d'ailleurs Roger Munier, car la majuscule n'indique rien de plus que le mot sans majuscule. Elle est inutile et ne signale pas non plus le déploiement de son essence. Un mot français doté d'une majuscule est aisément connoté d'une sorte de noblesse, et c'est afin de prévenir toute lecture abusive du mot que nous l'écrirons toujours avec une minuscule.

1 En français dans le texte, §3 : «Comment redonner un sens au mot «Humanisme» ».

PARTIE I : L'EXPERIENCE DE LA

PENSEE

I. Le penser (agir)

«En tant que résolu, le Dasein agit déjà. Nous
évitons intentionnellement le mot «agir». Car pour
l'adopter dans notre terminologie, il faudrait arriver à
le recomprendre assez amplement pour que l'activité
englobe jusqu'à la passivité de la résistance. »1

5. L'agir: déploiement d'une essence (1 et 62)

Heidegger commence comme il se doit par l'élaboration d'une question. Une première lecture de la phrase «Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore l'essence de l'agir » pourrait laisser croire que notre Lettre va traiter de l'agir. Mais une lecture plus attentive de ce qui suit montre que l'accent de cette phrase se trouve mis sur l'essence plus que sur l'agir. En effet, l'agir dans son essence est le déploiement d'une chose en son essence. Ce qui importe donc, ce n'est pas l'agir car, comme tel, il n'est pas essentiel. C'est l'accomplir, c'est-à-dire le déploiement d'une essence qui est visé dans l'agir. Qu'est-ce à dire? Que l'agir qui met en relation un sujet et un objet n'est pas le même que celui, déployé en son essence, qui met en relation la pensée et la chose pensée. L'agir est comme balayé, et avec lui le « sujet » et lÕ « objet », «termes impropres de la métaphysique »2, par ce que Heidegger nomme « accomplir », c'est-à-dire le déploiement. La retranscription de la première phrase donne donc: « Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore l'accomplir, c'est- à-dire le déploiement d'une chose en son essence.»

Mais, que vient de faire Heidegger? Il vient de déployer l'essence de l'agir en son essence. Nous avons donc déjà commencé de penser de façon décisive le déploiement. Qu'en résulte-t-il? Une sorte de «disparition» de l'agir au profit de lÕaccomplir, une élision de lÕinessentiel rendant « sans objet» l'agir tel qu'on se le représente métaphysiquement. Sans objet, il est également privé de sujet : le déploiement place la pensée dans un rapport à ce-qui-est-pensé fondamentalement différent de celui qui lie le sujet à l'objet. «Jamais l'homme n'est d'abord homme comme «sujet», qu'on entende ce mot comme «je» ou comme «nous». Jamais non plus il n'est d'abord et seulement un sujet qui serait en même temps en relation constante avec des objets, de sorte que son essence résiderait dans la relation sujet-objet. »3

Le déploiement n'est pas l'adjonction d'attributs à une chose, un jugement sur ses qualités, ni même l'actualisation de ce qui est en puissance chez elle. Le

1 Sein undZeit, p. 300.

2Lettre sur l'humanisme, § 1 : la pensée même de mots tels que « objet» et « sujet» demande ce quijette, que sont le « ob » et le « su»; qu'est-ce que ob-jeter, su-jeter, etc. ? Est-ce objectiver et assujettir, ou bien quelque chose d'autre encore? Ces mots ne sont, en tout état de cause, pas encore pensés, et ne peuvent à ce titre (le) rien porter au langage.

3 Lettre sur l'humanisme, §62.

déploiement nomme. Ce qu'il désigne finalement n'est que la chose déployée. Nommer une chose, c'est déjà la renommer. En effet, si elle est déjà, c'est que le langage conserve déjà son être. Mais le déploiement de son essence, s'il ne lui confère pas plus d'être, révèle des ressources encore cachées du langage. Il n'est pas la manière dont l'homme (sujet) aborde le monde (objet) comme c'est le cas dans les sciences, mais ce que la pensée a à dire. Parce qu'il est l'expression d'une essence, le déploiement ne se situe jamais sur le plan de l'étant objectivé. Il ne concerne que ce qui est déjà. Or ce qui est n'est pas la collection des objets dont on a décidé

1

l'existence . La réalité au sens métaphysique est ce qui est prédiqué d'un objet- ce qui est, au sens heideggérien, n'est jamais un objet mais ce qui en l'objet habite la maison de l'Etre. L'Etre n'est pas un prédicat mais un lieu. L'accomplir ne fait pas être ce qui est déjà.

La description de l'accomplir n'est pas aisée, et nous avons évoqué beaucoup d'idées encore obscures. Nous allons donc procéder lentement, en examinant d'abord ce qui est accompli dans le déploiement. Mais la difficulté première vient de ce Heidegger signale en note du § 1: «Das hier Gesagte ist nicht erst zur Zeit der Niederschrift ausgedacht, sondern beruht auf dem Gang eines Weges, der 1936 begonnen wurde, im «Augenblick» eines Versuches, die Wahrheit des Seins einfach zu sagen. - Der Brief spricht immer noch in der Sprache der Metaphysik, und zwar wissentlich. Die andere Sprache bleibt im Hintergrund. »2 L'autre langue, celle que nous aurons l'occasion de découvrir comme étant la langue de la poésie, y restera scellée, cachée. Cette Lettre se condamne-t-elle d'avance, comme les résultats de Sein und Zeit l'ont laissé présagé, à ne point parvenir au dire de la vérité de l'Etre ? Certes, il est bien délicat de ne pas user de la langue métaphysique mais, comme ce fût le cas en 1929 pour la conférence Was ist Metaphysik ?3, c'est depuis son intérieur que la métaphysique pourra un jour se dépasser. Cette difficulté à dire la simplicité de la vérité de l'Etre n'est pas surmontée par le dire de cette Lettre qui s'annonce dès son commencement comme tel: un commencement, ou plutôt un recommencement perpétuel de la tentative de penser ce qui sans cesse se retire, de dire ce qui se tait.

6. L'essence: ce qu'il y a à-dire

L'explication d'un concept, le sens d'une chose, passent chez Heidegger par son essence. Si l'on veut comprendre l'agir, il faut apprendre à dire quelle est son essence, puis comprendre le sens de cette essence, enfin ramener ces deux éclaircissements l'un à l'autre pour finalement dire l'agir. Pourquoi comprendre par l'essence? Pourquoi penser l'agir est-ce découvrir son essence? Pourquoi penser est-

1 e

Cf. § 15 : « cette appellation surgie du XVIIIsiècle pour le mot «objet» doit exprimer le concept métaphysique de la réalité du réel. » Nous aurons l'occasion de revenir sur cette question de l'existentia plus tard dans notre commentaire.

2 Cette note de 1949 n'est pas donnée dans Q. III. Elle est pourtant essentielle, car elle est une manière pour Heidegger de dater pour la première fois le Tournant dont on ne sait jamais au juste quand il a commencé. Il donne une date bien plus tardive que ce que les commentateurs situent généralement au début des années 30. Une autre note du §3 dit ceci au sujet du verbe ereignen : « Nur ein Wink in der Sprache der Metaphyisk. Denn «Ereignis» seit 1936 das Leitwort meines Denkens.»

3 Dans la conférence Qu'est-ce que la métaphysique?, Heidegger part depuis l'intérieur même de la métaphysique pour en découvrir finalement les limites. Ce point de départ n'est pas répréhensible, car « pour toute compréhension de l'étant dans son être, l'Etre lui -même est déjà éclairci et advient en sa vérité. »

ce déployer une chose en son essence? Heidegger ne sÕadonne-t-il pas sans justification à une tradition, à des préjugés justement métaphysiques, qui depuis la nuit des temps attribuent à chaque chose son essence? Heidegger entend-il le mot « essence » de la façon habituelle, essentia, ou bien le Wesen a-t-il pris un sens nouveau?

Ce qui intéresse Heidegger n'est pas l'agir en tant que tel, mais son essence (l'accomplir, p. 67), ou bien un agir en particulier, le plus haut, le plus simple (la pensée, p. 68). Lorsqu'il écrit «l'agir est probablement... » la thématisation de l'agir reste vague. Ce ne peut être le sujet d'une proposition que dans une mesure spécifiquement liée à l'enquête menée. «La pensée n'est pas d'abord promue au rang d'action...» laisse également entendre que ce qui importe encore, c'est ce cas particulier d'agir. Heidegger ne cherche pas à déterminer l'action ou bien l'agir, mais la pensée comme un cas d'agir.

Pourquoi expliquer une chose par son essence? n'est pas une question pertinente. Mieux vaudrait demander pourquoi s'intéresser à la chose dont l'essence est essence? Pourquoi s'intéresser à l'agir dont l'accomplir est essence? Pourquoi s'intéresser à l'agir dont la pensée est le plus simple et le plus haut?

Une chose n'est pas expliquée par son essence, elle est son essence. On ne peut dire d'elle que son essence. C'est à cause de l'essence du langage que l'essence est en la chose ce qui est essentiel. Heidegger ne remonte pas à l'essence pour comprendre la chose, mais part de cette essence pour la nommer. Le rapport entre chose et essence se trouve comme renversé par rapport à ce que nous connaissions de lÕessentia. L'essence donne lieu au nom qui ouvre à la chose son être. Le dernier vers du poème de Stephan George1, que nous aurons souvent l'occasion de rappeler, dit ceci :

« Aucune chose ne soit, là où le mot faillit. »

Si lÕon veut, l'essence est le contenu du langage, elle est ce que le mot dit. La différence entre essentia, d'une part, et le Wesen qu'indique le déploiement chez Heidegger, d'autre part, est la même que celle qui sépare lÕexistentia de lÕek-sistence. Ainsi le pendant de l'essence chez Heidegger n'est pas l'existence, où sont opposées la réalité et l'idéalité d'une chose. Le déploiement d'une essence ne suppose pas l'élévation dÕun plan à un autre, de l'étant à lÕEtre par exemple ; «lÕEtre et le plan sont la même chose.» L'essence nÕa pas de «contraire» logique et lÕek-sistence n'entretient pas avec elle la même relation que lÕexistentia à lÕessentia. Elles ne sont pas deux pôles alternatifs mais «vont dans le même sens », c'est-à-dire que, du fait que la pensée soit remise dans son élément, lÕEtre, elles profitent ensemble de ce que le langage soit la maison de lÕEtre. Elles ne sont ensemble que lorsqu'il s'agit de l'homme, car « l'homme seul ek -siste ». C'est pourquoi l'essence de l'homme importe plus que les autres : l'essence de l'homme est lÕek -sistence. Dans l'engagement de lÕEtre qu'est cette ek-sistence, la vérité de lÕEtre est portée au langage. Ce dire est remis à la garde (Halten : garder) de lÕhomme qui est le Berger de lÕEtre : Der Mensch ist der Hirt des Seins.2 Son essence est portée au langage, est déployée dans lÕeksistence : portée au langage, la chose est. L'homme est pour autant qu'il est à l'écoute

1Le Mot, cité dans Acheminement vers la parole, p. 146. 2Lettre sur l'humanisme, §21.

destin 1

du de la vérité de l'Etre. Son essence est d'être (dans le sens très particulier que

nous venons de décrire). Elle se distingue radicalement des autres essences dont Heidegger parle finalement assez peu, au point qu'on puisse demander si les autres objets du monde, manufacturés ou naturels, ont même une essence. S'ils n'ont évidemment pas l'ek-sistence, que leur reste-t-il d'insaisissable et qui mérite un déploiement? Ne sont-ils pas bornés à l'être que leur conserve le langage? Heidegger va plus loin encore en disant au §30 : «Peut-être le «est» ne peut-il se dire en rigueur que de l'Etre, de sorte que tout étant n'«est» pas, ne peut jamais proprement «être». » Nous n'irons pas trop loin sur cette piste, respectant en cela la distance que le «peut- être » nous invite à conserver. L'absence de monde permet-elle encore une essence, ou bien fait-elle basculer ces objets dans les rapports traditionnels d'essentia et d'existentia, d'actus et de potentia, donnant ainsi en partie raison à la métaphysique? Parler « d'objets environnants» c'est déjà les priver de toute essentialité, c'est les placer sur un plan qui n'est pas celui de l'Etre - qui n' est pas. C'est en fait ne pas les situer du tout, une sorte d'abandon indifférent qui vagabonde à la lisière du nihilisme, et contre lequel il faudra se prémunir à l'avenir.

Si nous voulons penser l'agir, ce n'est pas l'agir que nous devons penser, mais son cas le plus haut et le plus simple (c'est quasiment la décomposition méthodique cartésienne) et son essence. Décrire une chose telle que l'agir, c'est parler. Or, « le langage est la maison de l 'Etre ». Dire quelque chose, c'est dire son essence; cela relève de l'essence du langage plutôt que de ce celle de ce « quelque chose ». Nous n'allons pas rentrer immédiatement dans le vif de ce sujet, mais simplement conclure que ce n'est pas un préjugé métaphysique que d'expliquer par l'essence une chose qui ne se laisse dire qu'ainsi. A moins de bavarder, l'on ne dit que l'essence.

7. L'histoire de l'Etre n'est jamais révolue (1)

L'histoire de l'Etre «n'est jamais révolue, mais toujours en attente. » Un léger paradoxe entache cette proposition car l'attente est attente de quelque chose d'autre

2

qu'elle -même , quelque chose de non historique: l'histoire attend de n'être plus historique, mais elle ne sera jamais révolue. C'est une attente vaine, et ne peut à ce titre être une véritable attente. L'histoire n'attend rien puisqu'elle n'est jamais révolue, rien ne peut advenir à l'existence proprement dite d'une histoire de l'Etre. Elle n'attend rien mais elle est attente au sens où la vérité de l'Etre attend son déploiement, sa venue à la parole. L'histoire de l'Etre n'est pas événementielle, jonchée d'auteurs, de dates et de lieux3 ; le dire de la vérité de l'Etre peut, en revanche, être sujet à l'impatience dont une histoire pourrait rappeler les signes. Ce serait une histoire de la pensée.

Pourquoi une histoire de l'Etre n'est-elle jamais révolue? Parce qu'Il ne se laisse pas dire. Il y aura toujours l'Etre à penser, la pensée aura toujours une chose à dire. Jamais l'histoire ne touchera à sa fin, comme Hegel a pu le dire, bien que dans un

1 Le mot Geschick: destin, comporte l'idée d'un envoi (Schicken : envoyer). Le jeu sur les mots donne ainsi « Das Sein als Geschick das Wahrheit schicktÉ », traduit par « ce qui destine », ce qui envoie, ce qui donne.

2 Par exemple, on attend un train, on attend une action de soi-même ou d'un autre, un mot, etc. On ne s'attend pas soi-même sans que cette attente ne soit en fait un agir sur soi-même. L'attente n'est alors plus attente.

3 «Il n'y a pas une pensée «systématique» à laquelle s'adjoindrait, à titre d'illustration, une historiographie des opinions passées. » (Lettre sur l'humanisme, §3 1).

sens fort différent. L'histoire de lÕEtre attend d'être plus historique qu'elle ne l'est, c'est-à-dire n'être plus celle de son oubli. Car son historialité est histoire de sa venue avant que d'être celle de son oubli. La venue au langage de lÕEtre n'est pas un terme. Une telle histoire serait aussi difficile à dire que lÕEtre lui-même et c'est pourquoi Heidegger fait une histoire de la pensée en ce qu'elle est déterminée par cette histoire de lÕEtre. Suivant le même mouvement, elle y adhère, en quelque sorte, et parler d'elle, c'est esquisser l'histoire de lÕEtre. On ne peut pas faire l'histoire de lÕEtre, mais celle de son engagement (c'est-à-dire la pensée).

Une histoire sans fin, dirons-nous, dont un bilan peut être événementiel, mais dont le contenu ne se laisse jamais ramener à quoique ce soit - pas même à lÕEtre.

Parler de « fin de la philosophie » comme Heidegger le fait dans une conférence prononcée à Paris en 19641 ne signifie en aucun cas que tout a été dit, ou bien que la philosophie est une science qui nÕa rien à dire, mais que la pensée est enfin préparée à revêtire sa forme nue, transformée et non terminée.

8. La pensée est historique (31, 32 et 39)

LÕhistoire (Geschichte) de lÕEtre vient au langage. «C'est pourquoi la pensée qui pense en direction de la vérité de lÕEtre est, en tant que pensée, historique (geschichtlich). »2 Nous l'avons déjà vu, la métaphysique participe aussi de l'histoire de la vérité lÕEtre. Lorsqu'elle se qualifie elle-même, depuis l'intérieur de son système, comme historique, avec notamment «la détermination de l'histoire comme développement de lÕÒEsprit» » chez Hegel (§31), elle n'est pas dans l'erreur (pas plus qu'elle ne sÕen défait, d'ailleurs). Il nÕen reste pas moins que l'histoire dont il s'agit n'est pas celle qu'appréhende la métaphysique. Demander en quel sens la pensée est historique, c'est interroger l'essence de l'histoire, essence que ne pense pas la métaphysique.

Heidegger établit un parallèle entre l'histoire pour le Dasein en tant qu'il eksiste (§32) et l'histoire de la vérité de lÕEtre (§31) : ce n'est pas au cours du temps temporel que survient ce qui en l'être-là est historique, dans ses affaires quotidiennes que se succèdent les événements de son histoire, mais c'est l'être-là qui s'expérimente purement comme historique. L'historicité de l'homme et celle de lÕEtre occupent un même lieu dans ce que nomme le mot « destin ». L'histoire n'est jamais celle de l'étant. Aussi, la pensée n'est historique que lorsqu'elle porte au langage la vérité de lÕEtre, ou bien qu'elle indique quelque chose de cette vérité (son cèlement). La pensée est le mémorial-pensé-dans-l'Etre. N'est proprement historique que ce qui, dans lÕEtre, a été porté au langage et conservé par lui.3 Ce qui est dit et ce qu'il y a à dire, voilà le lieu où a lieu l'histoire, c'est-à-dire en fait l'éclaircie de la vérité de lÕEtre en tant que la pensée pense vers son dire. Ce site porte et supporte un nom: la Mémoire. Or la pensée est toujours en approche de ce lieu qu'elle n'atteint jamais - c'est la première condition de cette histoire (si nous pouvons user du terme « condition » sans y voir une cause, mais plutôt ce de et dans quoi l'histoire est histoire). La seconde serait que lÕEtre destine.

1La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, Q.IV.

2Lettre sur l'humanisme, §31.

3 On dit par exemple «une date historique » pour signifier l'importance de cette date. De même, n'est historique que ce qui est en vue de la vérité de lÕEtre.

La pensée est historique car un penseur ne sera jamais qu'en chemin vers le dire du cèlement de la vérité. Elle est historique en tant qu'elle est dans le destin de la vérité de l'Etre. Elle l'est autant que lorsqu'il est dit que l'homme, dans son eksistence historique, est enjoint par l'Etre à son destin. Le revendiquer est l'histoire même. Doit-on conclure à un certain relativisme de la part de Heidegger ? Non, car le relativisme s'en tient aux dissensions philosophiques et dresse le bilan de leur succession: rien de définitif n'en sort clairement, donc les opinions ne valent qu'à hauteur de ce que le penseur lui-même leur confère. Nulle vérité générale ne peut être concédée, et si les systèmes se suivent sans se ressembler, leur histoire ne s'inscrit pas dans la pensée d'un Transcendant. «Qui considère une pareille multiplicité se voit menacé - nécessairement - par le spectre affreux du relativisme. Pourquoi? Parce que faire «historiquement» le compte et la balance des interprétations, c'est avoir déjà abandonné le dialogue par questions avec le penseur, et vraisemblablement ne s'y être jamais engagé. »1 Au contraire, Heidegger ramène l'histoire de la pensée à autre chose que d'in-(dé)-terminables disputes. «Dans le champ de la pensée essentielle toute réfutation est un non -sens. La lutte entre les penseurs est la «lutte amoureuse» qui est celle de la chose même. Elle les aide à atteindre l'appartenance simple au même, en quoi ils trouvent la conformité à leur destin dans le destin de l'Etre. »2 La conservation de ces efforts n'est pas une histoire de la pensée, mais la pensée même qui révèle et conserve le pensé comme ce-qui-est-à-penser (en tant qu'elle conserve dans sa maison l'Etre). La maison de l'Etre conse rve cette histoire, son dire est le mémorial -pensé - le mot la mémoire de l'Etre. Dire quelque chose, c'est la conserver. C'est d'ailleurs pourquoi notre travail est un «mémoire» que nous avons intitulé «Mémoire de la Lettre sur l'humanisme ». Le dire est dans l'histoire de son destin. L'histoire de l'Etre, de la pensée et de l'homme sont une seule et même chose : la venue d'un destin.

9. La simplicité de ce qui est à-dire (1, 94 et 98)

Revenons un moment sur ce qui peut encore paraître confus dans le tout début de notre Lettre, et qui mérite un éclaircissement. «L'essence de l'agir, c'est l'accomplir ». L'accomplir n'a pas d'essence, c'est une essence. Quel statut pour une essence : on peut la dire, mais peut-on la penser dans la mesure où la pensée accomplit une chose dans la plénitude de son essence? Peut -on accomplir l'accomplir? Non il ne peut être étant accomplir. 3

accompli. L'agir peut être accompli en On ne peut

déployer en son essence le déploiement d'une essence. L'accomplir est accomplir ou bien ne l'est pas. De même la pensée peut-elle être pensée ? Déployer l'essence de la pensée, c'est avoir déjà pensé: on ne pense pas la pensée, on pense et la pensée se révèle dans son essence.

Le déploiement de l'essence est l'essence de quelque chose : l'agir. Laissons- nous étonner par cette proposition. L'essence d'une chose est le déploiement d'une chose en son essence. Accomplir une chose, l'agir. Accomplir serait «déployer l'agir (l'essence) dans la plénitude de l'accomplir (son essence) ». Est-ce que l'agir peut ne pas être accompli? L'agir peut-il n'être pas déployé dans son essence? Oui si l'on ne

1 Essais et Conférences, Alèthéia, p. 316.

2Lettre sur l'humanisme, §31.

3 L'infinitif est le temps de ce qui n'a pas encore été déployé. Une exception: l'Etre qui ne se décline pas. «Il est », mais le sujet de la copule est Etre. L'Etre est.

pense pas l'agir de façon assez décisive. Pour que l'agir soit déployé dans son essence, il faut que la pensée accomplisse cet accomplir.

Il y a un bond à sauter, ce que Heidegger fait immédiatement, et pas seulement à titre d'exemple. C'est un tour de force que l'auteur nous fait faire avec lui tout de go. Ce n'est pas un sophisme ni un truisme, mais une manière de retomber sur ses pieds quelques mètres plus avant. Nous ne parlons pour l'instant que des six premières lignes. Nous comprenons ce que peut être le déploiement d'une essence précisément en prenant l'essence de l'agir comme accomplir. C'est pourquoi Heidegger commence sa Lettre par cet exemple crucial qui présente l'accomplir comme lui-même accompli. Déployer l'agir dans la plénitude de l'accomplir, c'est avoir déjà accompli, pensé. Cet exemple prodigieux est choisi à bon escient puisqu'il indique en même temps ce qu'est la simplicité et comment l'on s'y place.

Nous sommes mis devant la simplicité même. Elle est certainement ce qu'il y a de plus difficile à expliquer dans cette pensée parce qu'elle ne se pense pas vraiment: la simplicité est le «mode» sur lequel la pensée pense. La pensée ne pense que lorsqu'elle est simple. L'anecdote relatée plus tard au sujet de Héraclite raconte le choc entre la simplicité de la pensée et ce que l'on s'attend habituellement lorsqu'on parle de « philosophie» - «l'inhabituel, accessible aux seuls initiés. » 1 Nous verrons d'ailleurs, dans le paragraphe sur « la diffusion de la pensée », que le rapport entre, d'une part, ce qui est public et, d'autre part, les moyens de la propagation de la pensée, s'est inversé depuis que le travail des copistes scolastiques s'est isolé de la place publique à tous. C'est cela qui rend inaccessible la pensée et voile sa simplicité.

La langue de Heidegger peut être parfois redondante, mais cela s'explique toujours par la simplicité de ce qui est à-penser. « Les penseurs essentiels disent constamment le même. Ce qui ne veut pas dire: l'identique. (É) Se réfugier dans l'identique n'est pas dangereux. Mais se risquer dans la dissension pour dire le même, voilà le danger. »2 Ne pas s'entendre sur ce qui est simple, c'est annihiler cette simplicité - la pensée se disperse et ne pense plus. « Dans le champ de la pensée essentielle toute réfutation est un non-sens. La lutte entre les penseurs est la «lutte amoureuse» qui est celle de la chose même. Elle les aide à atteindre l'appartenance simple au même, en quoi ils trouvent la conformité à leur destin dans le destin de l'Etre. »3

Bergson dit d'ailleurs quelque chose qui va dans ce sens: « Un philosophe digne de ce nom n'a jamais dit qu'une seule chose. »4

Heidegger met ici le doigt sur ce qu'il sait être le plus dur à penser, la simplicité du déploiement d'une chose en son essence. Il est vrai que si la simplicité est plénitude, la plénitude simple, elles supposent déjà un long parcours depuis le « chaos » 5 jusqu'au terme de ce déploiement. Le non-déploiement est compliqué dans le sens où il ne se pense pas. Il n'a pas pour élément l'Etre, et le préalable au dire de l'agir est le bond de la pensée dans son élément. La question est bien de savoir comment passer de la non-pensée à la pensée ? Du complexe à la simplicité ?

1Lettre sur l'humanisme, §94.
2Lettre sur l'humanisme, §98.
3Lettre sur l'humanisme, §31.

4 Bergson, L'intuition philosophique, 1911, OEuvres, p.1 350.

5 Le mot est impropre, mais c'est à défaut d'indication de Heidegger que nous l'insérons ici avec la plus grande prudence. Le « conflit » pourra plus tard éclairer le sens de ce mot.

C'est le travail sur la langue qui donne sens à ce qui est dit, ce qui est ainsi révélé et conservé. La simplicité tient évidemment à la sobriété de la langue, mais surtout à la richesse des mots que leur économie prodigue. Heidegger cite avec joie cette sentence de Parménide : «Il est en effet être. » 1 Cette parole recèle de mystères et, si elle est une pensée, elle demeure encore à-penser. La simplicité est ce qui reste à penser. Elle également la manière do nt la pensée pense. 2

est Le déploiement de

l'essence ne compose pas, mais s'effectue dans la simplicité. Autrement dit, le langage n'est langage que lorsqu'il est simple.

«C'est parce qu'en cette pensée il s'agit de penser quelque chose de simple, que la pensée par représentation reçue traditionnellement comme philosophie y trouve tant de difficulté. Seulement le difficile n'est pas de s'attacher à un sens particulièrement profond ni de former des concepts compliqués. Il se cache bien plutôt dans la démarche de recul qui fait accéder la pensée à une expérience qui rende vaine l'opinion habituelle de la philosophie. »3

L'accomplir est déjà accompli. Il ne se décline pas au fil d'une longue argumentation, il est le dire simple de ce qu'il est. Désormais, nous savons ce qu'est l'accomplir, mais ne saisissons pas au juste ce qui vient de se passer, sinon que nous avons atteint un degré de simplicité qui restera présent dans toute la suite du texte.

Nous pourrions parler d'un humaniste notoire et de son rapport au simple qui est ce sur quoi se fonde son dire: François Pétrarque (1304-1374) apporte en le dépassant une solution au problème séculaire de la conciliation du monde antique et de la culture païenne avec le monde chrétien et la foi ; l'identité fondamentale des âmes humaines - découverte qu'il proclame avec force - lui est occasion constante à des retours au passé, à des rencontres, à des rapprochements, à des affirmations de vérités semblables, à des époques et sous des cieux divers. La simplicité de ce qu'il y a à dire est ici au service de l'humanisme car c'est elle qui permet les recoupements d'enseignements différents, ce sur quoi se fonde en fait l'éducation.

Ce qui est différent peut être au fond le Même; l'acharnement à toujours distinguer ce que des mots différents désignent est la marque traditionnelle de l'inauthenticité. Il ne faut pas parler de modes distincts de l'Etre comme chez Aristote, mais dire simplement que les moyens d'aborder les mots de l'Etre sont nombreux. Les chemins de sa vérité ne sont pas l'unique car ils cheminent au travers d'une épaisse forêt. Ainsi le ciel, la terre, les divins et les mortels constituent-ils la quadrature (Geviert) de l'Etre. La cohésion des Quatre se donne comme «monde ». Il ne s'agit pas pour nous d'éclairer le sens de cette quadrature qui, si elle est lisible dans la Lettre sur l'humanisme, n'y est pas thématisée. Retenons ceci seulement: «l'unité de l'éclaircir n'est ni humaine ou divine, ni terrestre ou céleste, mais celle de l'intervalle à partir duquel les uns et les autres parviennent à ce qui leur est propre. «Chacun des quatre reflète à sa manière l'essence des autres. A sa manière, chacun est ainsi renvoyé

1Lettre sur l'humanisme, §30.

2 Observons que Heidegger institue ici d'une curieuse façon la raison pour laquelle l'histoire de l'Etre « n'est jamais révolue, mais toujours en attente. » (§1). En effet, si le dire de la vérité de l'Etre reste aussi mystérieux que la vérité, et si la pensée pense ce qui se retire, alors il y aura toujours quelque chose à dire. Or l'inflation à l'infini des mystères peut égarer la pensée qui perd le fil du mystère originel de la vérité de l'Etre. Mais à vrai dire, jamais la pensée ne se défait-elle de son essence qui est de penser en direction de l'Etre. De fait, le mystère reste l'Unique mystère, il n'est pas entériné par la parole qui porte au langage.

3Lettre sur l'humanisme, §44.

1

par spécularité à son propre au sein de la simplicité des quatre» »2 La simplicité est le Même de ce qui est différent. La simplicité nécessairement une pluralité -elle les rassemble. Il ne devrait pas être proprement parlé d'une chose simple, mais de ses sens rassemblés. Nous retrouverons ceci plus tard, lorsque nous verrons que le destin de la vérité de l'Etre et de la pensée est (le) simple - la même vue du Même, l'aube de la fureur et de la grâce. Il sera ainsi découvert que ce qui unit et donne site à la simplicité, ce n'est rien d'autre que l'Amour.

10. L'Histoire de l'Etre détermine toute situation humaine (1)

Heidegger en dit beaucoup d'un coup lorsqu'il écrit que « l'Histoire de l'Etre détermine condition et humaine 3

supporte et toute situation . »4 Il faut peut-être

commencer par expliquer ce qu'est une «situation », et la dégager du sens phénoménologique et notamment sartrien qui lui a été donné - comme il a été fait de l'histoire dans le paragraphe précédent. L'analytique du Dasein effectuée dans Sein und Zeit n'a plus la même résonance dans notre Lettre sur l'humanisme, mais nous l'invoquons pour ce qu'elle prépare du terrain de la Kehre. Nous emploierons pour ce faire le §60 de Sein und Zeit - nous répèterons ce qui sera dit mot pour mot dans un paragraphe encore à venir sur «La poésie et la mort» tant est essentielle l'idée de « situation » chez Heidegger.

Au §60 de Sein und Zeit, le thème de l'être-résolu introduit d'emblée une nouvelle critique de l'action. Il s'agit de savoir si l'être-résolu devançant (Vorlaufen: marcher au-devant de) la mort n'a pas une primauté, en tant que la possibilité existentiale la plus totale et la plus certaine, sur la possibilité facticielle de la décision. La relation entre la mort et l'agir est loin d'être évidente, et Heidegger demande: « Qu'est-ce que la mort doit avoir de commun avec la «situation concrète» de l'agir ? »5

Précisément la « situation », au sens de Sein und Zeit, n'est pas un cadre préétabli ni un ensemble coordonné de circonstances, mais bien plutôt le , à la fois spatial et temporel, où les événements prennent sens, mais seulement à partir de l'êtrerésolu. Il n'y a de situation que pour un Dasein résolu. La situation n'est pas le contenu des événements, mais la façon dont ils peuvent être compris. Elle appartient au possible. La situation, toujours déterminée, relève d'une vérité existentiale qui est elle-même une pure forme.

L'être-résolu modifie la compréhension du monde, et ses possibilités sont autrement rapportées les unes aux autres et au Dasein. Qu'il y ait une possibilité suprême, celle de mourir, crée une autre perspective sur les possibilités et une autre organisation de celles-ci. Le Dasein devient capable de relations authentiques à autrui et aux « événements »6.

1 «Das Ding », in Vortrge und Aufstze, GA, Bd. 7, p. 175.

2 Didier Franck, De l'alèthéia à l 'Ereignis, in Heidegger, l'énigme de l'être, p. 126.

3 En français dans le texte.

4Lettre sur l'humanisme, § 1.

5 Sein und Zeit , p. 302.

6 La « situation» de Sein und Zeit prépare l'Ereignis du Tournant, événement appropriant, Copropriation, avènement. Heidegger nomme l'Ereignis le mot-clef de sa pensée depuis 1936 dans une note du §3 de la lettre Über den Humanismus sur le mot ereignen : «Nur ein Wink in der Sprache der Metaphysik. Denn «Ereignis» seit 1936 das Leitwort meines Denkens. » Jean Beaufret souligne les difficultés de traduction d'un tel mot dans

Se placer dans une situation, c'est agir, c'est-à-dire être résolu: «en tant que résolu, le Dasein agit déjà (É) et se rend lui-même possible son existence de fait »1. Cette auto -possibilisation de la situation concrète est une constante d'un projet existentiel. Toute décision facticielle authentique garde cependant le caractère d'ouverture (Erschlossenheit) que lui donne la résolution (Entschlossenheit). Une décision résolue ne se « raidit » pas sur la situation, mais reste libre pour être prise autrement. Ce retrait possible ne conduit pas à l'irrésolution, mais au contraire à la répétition possible de soi-même 2 . Le Dasein garde ouverte une constante liberté de décision, qui puise sa certitude dans la certitude de la mort, c'est-à-dire dans la possibilité que le soi-même se retire.

Dans la mesure où « l'être-résolu n'est pas mais se temporalise »3, ce n'est pas l'être-résolu qui rend possible la temporalité, mais celui-ci qui présuppose une structure originaire de la temporalité. La situation est donc essentiellement temporelle, mais pas au sens de la concrétion de la quotidienneté. La Lettre sur l'hum anisme emploie le mot situation sur la base de ce que Sein und Zeit avait préparé de son terrain, mais c'est à la lumière de l'Ereignis qu'il faut comprendre ce que dit proprement Heidegger.

Que l'histoire de l'Etre détermine maintenant toute situation humaine, que la vérité existentiale y fasse office de loi, est-ce relever une sorte de déterminisme - dont la pensée heideggérienne aurait pu être affectée à tort? Que signifie la phrase de Heidegger? Que l'homme, en tant qu'il ek-siste, n'est en situation et dans une condition que lorsque son essence est en relation avec l'Etre, relation qu'est la revendication de son essence par l'Etre. La «détermination» ne consiste qu'en cela: que l'ad -venir soit venue de l'Etre depuis l'Etre. La force tranquille de l'Etre ne contraint nullement l'homme; l'Etre ne détermine pas comme s'il créait l'homme, puisqu'il ne détermine que sa condition et sa situation. Ce qui, en lui, est historique et s'historialise dans la pensée, cela seul est déterminé. Ceci touche à l'essence de l'homme en tant seulement qu'il est celui qui dit ce qu'il y a à dire - que l'agir (le plus haut et le plus simple), et la situation en laquelle l'homme est placé par l'appel de l'Etre, ne sont à chaque fois qu'un. L'homme n'est pas forcé de dire l'à-dire: « Et on ne peut tout de même pas l'imposer de force, mais, pour engager un débat, encore faut - il s'y préparer. C'est vers ce seul but qu'est en route la présente recherche. »4 L'homme est invité à être déterminé, c'est autre chose: il peut librement choisir son destin - qui est unique.

une note aux Essais et Conférences , et retient de ses différents sens « une naissance ou une éclosion et une apparition, c'est une éclaircie, une clarté ou une fulguration, par laquelle l'être accède à ce qu'il a en propre. Que ce soit l'être propre qui s'y révèle distingue l'Ereignis, qui est «avènement» et l'histoire de l'être, des simples événements de l'«histoire» ordinaire. » La traduction de «vom Sein ereignet » par « advenue par l'Etre » nous paraît tout à fait recevable tant que le substantif de « ad-venir» est l'événement-qui-est-venu-vers-le-site où l'on saisit du regard (er-ugen), où l'en prend pour soi des yeux (une piste, toutefois, pourrait nous intéresser : celle du mot « advention »). L'événement est cette prise, et nous l'entendrons toujours dans son sens le plus riche, jamais seulement comme le corps d'une date.

1 Sein undZeit,p.300.

2 Sein undZeit, p. 308.

3 Sein undZeit, p. 328.

4Lettre sur l'humanisme, §47 citant Sein und Zeit, p. 437.

II. L 'Etre, élément de la pensée 11. Le rapport toujours particulier à l'élément

Ce qui advient d'une chose ne se laisse décrire que par le rapport qu'elle entretient avec son essence: de même pour la pensée et sa relation à son élément. Poser la question de l'humanisme, c'est questionner une forme donnée que veut se donner la pensée, donc examiner le rapport qu'elle entretient avec son élément. A la limite, l'humanisme importe peu. L'intérêt consiste en ce que tout « Éisme» dénote quelque chose de l'état de la pensée en son rapport avec son élément.

L'examen que nous avons mené jusqu'à présent montre que la philosophie se détourne de l'élément de la pensée qui est lÕEtre. Le rapport à l'élément est donc un non-rapport ou, pour parler plus exactement, le cèlement du rapport. Cette relation est essentielle car c'est elle qui détermine ce que la pensée sera ou ne sera pas en mesure de dire, dans quel pos-sible elle s'inscrit, ce dont elle sera capable (cf. §3 de lÕintroduction de Etre et Temps, et la question de la capacité même de la science à remettre ses concepts fondamentaux en question). La capacité indique ici: la possibilité de contenir en soi (comme un récipient). Que peut contenir l'humanisme? est donc la première question que pose la réflexion portant sur l'élément de la pensée.

Celle portant sur son fondement est une toute autre chose (cf. §La science ne se pense pas) car elle n'indique pas nécessairement ce en quoi la discipline visée participe du destin de la vérité de lÕEtre - ce n'est le cas que lorsque le fondement est expressément désigné comme la vérité de lÕEtre, c'est-à-dire que la pensée est placée dans l'élément de lÕEtre. Or le fondement de l'humanisme ne touche à la vérité de lÕEtre que négativement, à savoir dans la mesure où sa relation à lÕEtre n'est pas celui de la chose à son élément. C'est une relation dÕun tout autre genre qui ne peut pas penser ni son fondement ni l'élément de la pensée.

Cependant, les philosophes ont une tâche: «montrer toujours à nouveau lÕEtre comme digne -d'être-pensé, et ce de sorte que ce digne-d'être-pensé demeure dans l'horizon des hommes. » 1 Le penseur qui s'avance sur le chemin du mot « Etre» dit au moins une chose - son retrait. La métaphysique dévoile le cèlement de la vérité de lÕEtre. Elle donne toujours une indication sur la vérité de lÕEtre, mais ce qui est fascinant, ce sont les mille et unes manières dont la pensée s'écarte de son élément, modes spécifiques à chaque philosophie et qui indique toujours quelque chose d'original au sujet de la vérité de lÕEtre. Ses disciplines se ramènent toutes au même destin - l'oubli - mais se perdent chacune sur les sentiers de la forêt qui enceint la clairière de la vérité de lÕEtre2. Que découvre-t-on d'original, de particulier, sur le sentier de l'humanisme (que d'autres recherches métaphysiques n'auraient indiqué)?

1La thèse de Kant sur l 'Etre, in Q.II, p. 379.

2 « Ce qui est Waldlichtung, la clairière en forêt, est éprouvé par contraste avec l'épaisseur dense de la forêt, que l'allemand plus ancien nomme Dickung. », Heidegger, Lafin de la philosophie, Q. IV, p. 295. «Pas de clarté hors de la clairière de l'Ouvert. Même l'obscur a besoin d'elle. Comment pourrions-nous autrement entrer dans l'obscur de la nuit, y errer au travers?»

12. La pensée ne peut pas: l'Etre peut la pensée

Pourquoi l'élément de la pensée est -il l'Etre plutôt qu'autre chose? Heidegger se justifie-t-il à cet égard? Nous pouvons examiner le problème autrement en commençant par dire que Heidegger a fait une expérience de l'Etre et que, voyant l'aspect fondamentalement différent et novateur de cette expérience, il a choisi de l'appeler «pensée» plutôt que philosophie, métaphysique, ou tout simplement ontologie.

1

Le terme de « ontologie fondamentale », utilisé autrefois , recouvre une résonance peut-être trop scientifique, et c'est pourquoi Heidegger n'écrit pas ici que la pensée authentique est une ontologie fondamentale, mais qu'elle est simplement pensée. Dans la conférence Qu'est-ce que la métaphysique?, Heidegger écrit que la dénomination « ontologie fondamentale (É) se révèle aussitôt périlleuse, comme toute autre dénomination en ce cas. Du point de vue de la métaphysique, elle dit sans doute une chose exacte; mais c'est précisément pour cela qu'elle induit en erreur; car il s'agit d'obtenir le passage de la métaphysique à la pensée qui pense véritablement la vérité de l'Etre. Aussi longtemps que cette pensée elle-même se caractérise comme ontologie fondamentale, elle se fait, par cette appellation, obstacle à elle-même sur son propre chemin et l'obscurcit. »2

La pensée dont il est question se distingue radicalement de ce que l'on entend usuellement par ce mot (produire des idées) et si Heidegger n'a pas fait de néologisme pour la désigner, c'est en raison caractère essentiel de expérience. 3

du cette La pensée

de l'Etre n'est pas antithétique à la pensée telle qu'on la trouve dans la métaphysique, mais lui est essentielle. Elle ne porte pas sur « un autre objet », un autre monde.

Heidegger ne se demande pas ce qu'il pourrait penser de plus originel pour ensuite choisir l'Etre parmi les choses que son intellect lui permet de penser. Il ne peut donc y avoir de justification car il n'y a pas de choix. Le choix ne s'effectue que dans l'objet qu'une science se propose de connaître. «Ce rapport caractéristique avec le monde, qui est un rapport tendant vers l'existant lui-même, a comme support et comme guide une attitud e que l'existance humaine choisit librement. » 4 Dans la métaphysique dépassée de Heidegger, c'est un destin qui conduit à l'Etre, la liberté se résumant à une écoute attentive de cet appel. Le fantasme cartésien de la philosophie comme science se trouve ici diamétralement nié, son impulsion fondamentalement nouvelle. Pour Heidegger la philosophie n'est pas une science, ne découle pas d'un choix, n'est pas le fruit d'une liberté au sens habituel du mot.

Il y a un élément, l'Etre; il permet quelque chose, la pensée de l'Etre. Elle est à ce point fondamentale qu'elle sera la pensée même. Demander maintenant pourquoi la pensée de l'Etre apparaît aussi fondamentale aux yeux de Heidegger serait d'une irrévérence inutile - une question chargée d'une mauvaise foi à laquelle rien ne pourra jamais répondre. Ce qui importe de dire, c'est que Heidegger n'impose pas arbitrairement un élément à la pensée sans le justifier, mais que c'est l'Etre qui peut la

1 L'analytique de Sein und Zeit.

2 Questions I, Qu'est-ce que la métaphysique ?, p. 42.

3 Heidegger revient à l'essentiel, il ne s'élance pas dans le nouveau. Remarquer que les néologismes sont en vérité des appels réactionnaires à la langue; on pourrait volontiers parler chez Heidegger de « rétrologismes », le grec et le vieil allemand recelant ces richesses réactivées par l'effort de la pensée authentique.

4Question I, Qu'est-ce que la métaphysique ?, p. 49.

pensée. Il est ce à partir de quoi la pensée pense et s'imaginer autre chose comme élément de la pensée, c'est s'interdire la lecture de Heidegger. Ce qu'il dit est dans son élément, l'Etre, et poser la question d'un autre élément c'est abandonner déjà celui de la pensée.

Heidegger ne demande pas quelle est l'essence de la pensée dans l'espoir de l'y conduire : c'est l'Etre, et non le penseur, qui l'amène (qui l'ad -vient) à son essence qui est « pensée de l'Etre ». Heidegger ne découvre pas au terme d'une enquête et suivant différentes pistes la vérité sur l'essence de la pensée: il se situe dès l'abord sur le terrain de l'Etre. Il n'en a pas fait le choix - le poisson ne se demande pas s'il préfère vivre dans l'eau ou bien en terrain sec...

S'il n'existait pas d'eau, il n'y aurait pas de poisson. Mais, plus important, s'il existait de l'eau mais qu'aucun poisson ne s'y trouvait jamais, il n'y aurait pas de poissons non plus (ils ne seraient pas des poissons). L'eau peut le poisson. L'air ne le peut pas ; le poisson ne peut pas l'eau.

Une pensée qui n'est pas une pensée de l'Etre ne l'est que par homonymie. Le rapport qu'une chose entretient avec son essence déployée n'est à vrai dire pas « pensable» en ce sens qu'elles se tiennent chacune dans un élément différent. La pensée de l'Etre et la pensée de l'étant (ou bien de l'être de l'étant) trouvent leur union - cela complique encore le problème - dans le langage. L'homonymie exclue

1

cependant très clairement la synonymie . Ainsi, l'Etre peut, a pouvoir sur la pensée. Mais attention : seulement sur son essence, sur la p ensée déployée en son essence. L'Etre ne peut que ce qui pense l'Etre, tout comme l'étant ce qui pense l'être de l'étant. L'Etre ne va pas « chercher » la pensée dans l'étant toutes les fois qu'il le peut, il ne peut la pensée que pour autant que c'est par lui qu'elle advient (à son essence). L'Etre peut la pensée en ce qu'elle lui appartient, mais aussi en ce qu'il lui offre un contenu : il est ce qu'elle écoute. C'est donc dans la forme et le fond que l'Etre est cequi-a-pouvoir. Il lui donne sa forme est 2

ess entielle, telle qu'elle , et son contenu. Le

vocabulaire que nous utilisons là est assez impropre à la pensée de Heidegger, mais il vise à la conceptualisation du mot « pouvoir » plus qu'à la compréhension de l'Etre ou de la pensée. Le pouvoir, en effet, est introduit d'une manière extrêmement fine, assez complexe. Ce-qui-a-pouvoir ne peut pas donner lieu, ni ne peut être le lieu: il est le lieu-donné. Le lieu est l'appartenance à... et l'écoute de l'Etre. L'Etre ne peut pas faire appartenir ou faire écouter la pensée, il peut la pensée.

Le pouvoir dont il est question renvoie à la dualité entre agir et accomplir que nous avons examinée précédemment. Le pouvoir n'est pas la production d'un effet sur une chose, mais le déploiement d'une chose en son essence: il fait être. La pensée est lorsqu'elle est « pue » par l'Etre. A défaut de ce pouvoir, nous ne pouvons pas dire que la pensée est mais, à la rigueur, qu' «il y a de la pensée ». L'Etre n'a pas le pouvoir de..., il est le pouvoir; en tant qu'élément, il n'a pas d'élément, l'Etre est. A ce titre, le pouvoir qu'il exerce sur la pensée n'est pas autre chose que l'immanence de son

1 A l'époque de Sein und Zeit , Heidegger joue sur une polysémie du mot « être » pour le Dasein, faisant ainsi de lui l'étant exemplaire à partir duquel l'analytique pourra s'orienter vers la question de l'être comme tel. La polysémie vient de ce que « comprendre l'être » pour l-être-au-monde signifie simultanément comprendre son être dans un «monde » où il rencontre des étants qui ont, et des étants qui n'ont pas son mode d'être. Ce jeu est abandonné par Heidegger à partir de la Kehre au profit d'une clarté simple de l'essence de l'homme et de l'Etre.

2 Nous demanderons si le rapport d'une chose à son essence ne relève pas de l'éthique en ce sens que l'essence serait la représentation de la chose telle qu'elle « devrait être ».

être, et nous comprenons mieux comment l'agir peut être accomplir. Le pouvoir sur ce qui est est. LÕEtre ne fait, en sÕengageant, que déployer, qu'accomplir, il est pure activité (si l'agir est, bien entendu, considéré comme une activité). L'engagement de lÕEtre est pure activité, la pensée en tant qu'engagement cet agir même.

« Toute efficience repose dans lÕEtre et de là va à l'étant. »1 LÕEtre remet à la pensée sa relation à l'essence de l'homme afin que soit portée au langage l'essence de cette relation. LÕEtre s'offre et la pensée se laisse revendiquer. Ce n'est pas la pensée qui fait lÕEtre ni lÕEtre la pensée. LÕEtre est. Il y a de la pensée. Peut-on comparer l'activité de la pensée en tant qu'elle pense (qu'elle déploie une chose en son essence) à celle de lÕEtre en tant qu'il s'engage? Cet engagement est-il un agir de lÕEtre ? Non, nous ne pouvons pas dire que lÕEtre agi t dans ce geste qu'il «fait », sans quoi il penserait - et lÕEtre n'est pas la pensée. La pensée, en déployant la relation en son essence, rend hommage à lÕEtre du don qu'il lui a fait. Elle présente seulement à lÕEtre: il est immuable, il nÕy a rien en lui qui soit déployé par cette présentation car

2

lÕEtre nÕa pas d'essence autre que ce don même . Mais si «Le don de soi dans l'ouvert au moyen de cet ouvert est lÕEtre même »3, l'essence de lÕEtre est lÕEtre même. Le « es gibt » das Sein comporte une ambivalence qui, d'une part lui confère une essence (et donc quelque chose qui se déploie), et d'autre part un état d'immutabilité. Or si l'essence de lÕEtre est lÕEtre, que l'essence de ce dernier est lÕEtre, etc., nous observons une possible régression à lÕinfinie qui nous invite à préférer comprendre le « il y a» tel quel. LÕEtre est plénitude) 4

(c'est déjà une . Seule la vérité de lÕEtre peut

être porté au langage et sÕy déceler, non pas lÕEtre même. De même l'essence de l'homme n'est pas affectée (déployée, par exemple) ni par la remise par lÕEtre de cette relation à la pensée, ni par sa présentation par la pensée à lÕEtre. Dans l'engagement, la seule «chose» qui soit en son essence déployée, c'est-à-dire accomplie, c'est la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme. Elle ne l'est pas «grâce» à l'efficience de lÕEtre, mais seulement rendue possible par lui (cf. §3). En lÕEtre repose l'efficience, mais il n'est pas cause efficiente5, il n'est pas efficient. L'efficience va à l'étant et c'est là que des choses peuvent être efficientes. LÕEtre rend - à ce qui l'est - (le) possible. Il donne le possible.

Heidegger n'écrit pas : lÕEtre s'engage dans la pensée pour lui-même, mais «penser est l'engagement par lÕEtre pour lÕEtre. » Nous ne dirons pas non plus que la seule manière dont lÕEtre peut s'engager est la pensée, car l'engagement est la pensée. Ce n'est pas une voie parmi tant d'autres, un possible «choisi », mais la chose même. «LÕEtre peut la pensée» (§3) n'explique pas sur quelles terres s'étendent les pouvoirs de lÕEtre (« lÕEtre peut penser », par exemple) mais ce qu'est le possible. Le « faire- être » qu'est ce pouvoir n'est cependant pas un faire mais un laisser-être : la traduction de Sein lassen au §3 le montre assez pour éclairer l'erreur dÕun lecteur mal averti.

1 Lettre sur l'humanisme, §1.

2Lettre sur l'humanisme, §29 et 30.
3Lettre sur l'humanisme, §29 et 30.

4 Heidegger évitera provisoirement cette expression à cause de son sens ordinaire qui le représente trop aisément comme un étant. Mais nous lÕutilisons ici dans son sens heideggérien.

5 Dans l'ontologie heideggérienne, l'efficience n'est pas cause comme c'est le cas chez Aristote, puis dans la scolastique. LÕEtre n'est pas la cause première dans l'ordre du monde. Si l'homme pense, par exemple, cÕest parce que l'efficience est dans l'étant; que cette pensée se présente ensuite comme extatique n'indique en rien le retour de l'efficience sur sa « terre natale ».

Nous ne pouvons pas poser la question: «pourquoi l'Etre s'engage-t-il? », car il y faudrait une cause, ce qui dans l'ordre de l'Etre n'a pas lieu d'être. Cela reviendrait à poser la question : pourquoi y a-t-il de la pensée? C'est une question fondamentale, certes, mais ne portant plus sur l'offrande de l'Etre. La question est posée dans un sens usuel, et l'on ne peut pas répondre que c'est en l'honneur de la vérité de l'Etre sans passer par un certain nombre de détours encore à venir.

La pensée n'est pas l'agir de l'Etre; mais l'engagement de l'Etre est un agir. L'engagement par l'Etre montre qu'il en est l' « auteur » d'une certaine manière. Peut- on alors dire que c'est « au nom de» l'Etre et d'autre part «pour servir» l'Etre que la pensée pense ? Il ne faut pas confondre en la pensée de « son engagement dans l'action pour et par l'étant au sens du réel de la situation présente » (engagement duquel sort un effet) et son «engagement par et pour la vérité de l'Etre » lequel ne peut avoir aucune conséquence (sinon le fait - qui n'est pas une conséquence, mais la pensée même - que la relation de l'Etre à l'essence de l'homme soit déployée en son essence). Ce qui va à l'étant n'est pas l'Etre mais quelque chose : son accomplissement. Celui-ci permet comme une réaction en chaîne d'autres déploiements en amont desquels se tient fièrement l'Etre dont la vérité, peu à peu, vient au langage. Le plus les essences se déploient dans leur plénitude, le plus l'Etre est chez lui. Pourquoi? Parce qu'ainsi «la pensée travaille à construire la maison de l'Etre. » 1 Il s'agit presque d'une avalanche, et c'est dans cette mesure seulement que la pensée est pour l'Etre : en déployant les choses en leur essence, il se trouve que l'Etre vient au langa ge.

13. Pos-sible etpotentia

Heidegger rappelle à nouveau la distance qu'il est bon de prendre par rapport à la tradition logique et métaphysique. La distinction qu'elle opère entre actus et potentia est la même que celle dont nous avons déjà parlé entre essentia et existentia . En effet, il est à chaque fois question de l'appréciation de la réalité d'une chose, et de la puissance à l'acte le mouvement s'effectue pareillement. L'essentia recouvre tous les possibles en puissance dans la chose, et l'existentia tout ce qui a été actualisé. Ce qui n'est plus possible, parce qu'il a basculé d'un coup dans le réel, est le négatif de ce qui n'a pas été réalisé; cet ou bien... ou bien... ne laisse rien entre deux, et l'on peut diviser très clairement le monde en ce -qui-a-déjà-été-réalisé d'une part, et ce -qui-peutêtre-réalisé d'autre part. Ce dualisme systématique est la signature caractéristique de la métaphysique. Le possible chez Heidegger revêt un aspect bien différent puisqu'il n'est pas l'attribut d'une chose en att ente, non plus ce qui dans l'essence peut être déployé. Il n'établit pas la distinction entre deux états d'une chose, la faisant passer d'un plan, qui est celui de l'étant, à un autre, celui de l'être -de-l'étant (ou bien même de l'Etre). Il n'est pas une fiction qui permet d'anticiper tel ou tel événement, «mais l'Etre lui-même qui, désirant, a pouvoir sur la pensée ». Il n'y a pas d'impossible ou de non-possible, de possibilisé ni même de possibilité. Il n'y a que le possible. Il ne se conjugue qu'au présent du désir et du pouvoir. Mais avant d'aller plus loin, nous allons nous pencher sur lapotentia au sens métaphysique.

Heidegger pense en tout premier lieu à Aristote, chez qui tout être est fait de puissance et d'acte, de matière et de forme. Il subordonne le problème de l'être à celui

1 Lettre sur l'humanisme, §83.

des choses qui sont. L'universel est le particulier en puissance. Nous sommes contraints par l'expérience même de reconnaître deux façons pour l'être de signifier: il y a l'être en puissance et l'être en acte, et dès lors on comprendra que l'être en acte vient de ce qui n'était pas en acte, mais était déjà en puissance. L'expérience du mouvement contraint la philosophie à ouvrir le langage sur l'être à la pluralité des significations (être en puissance et être en acte, être par soi et être par accident, être selon les différentes catégories), pluralité qui reflète elle-même la scission qu'opère le mouvement dans l'être. Le mouvement, dira Aristote, est «extatique», ce qui veut dire qu'il fait sortir l'être de soi-même en l'empêchant de n'être qu'essence, en le contraignant à être aussi ses accidents, cet «aussi» n'exprimant pas ici une surabondance, mais une profusion parasitaire, donc une déficience ontologique. La pluralité majeur aristotélicienne. 1

des sens de l'être est le trait de la pen sée

Pour Avicenne2, la notion d'être se dédouble en être nécessaire et être possible. Possible est chaque essence, ce quelque chose qu'elle est, mais qui n'existera jamais si quelque cause ne la rend nécessaire. L'exister est alors un accident se surajoutant à l'essence, mais un accident «nécessaire», dès lors que la cause totale en étant donnée, cette cause rend nécessaire cette existence. L'univers avicennien ne comporte pas ce que nous appelons la «contingence», dès lors que le possible est fait existant. Si quelque possible est actualisé dans l'être, c'est que son existence est rendue nécessaire en raison de sa cause, laquelle à son tour est nécessitée par sa propre cause. La Création est une nécessité intradivine qui conduit de l'ætre pur au premier être fait existant. Elle consiste dans l'acte même de la pensée divine se pensant elle -même. Cet effet initial, nécessaire et unique, de l'énergie créatrice identique à la pensée divine, assure la médiation de l'Un au Multiple, en posant soi-même le principe auquel il satisfait: «De l'Un ne peut procéder que l'Un»3.

Leibniz montre comment la Création est d'abord une prévision mathématique. Le monde tel qu'il est constitue la meilleure combinatoire possible. C'est sur ce possible que se joue la distance entre Dieu et les hommes, car il n'existe pas d'autres mondes réels, d'autres phénomènes réels, mais il y a, en Dieu, une infinité de réalités possibles, une infinité de mondes possibles. Il est la loi de la série : entre Dieu et l'homme existe la même différence qu'entre le possible et le réel. Mais la perfection divine serait incomplète s'il ne procédait pas à l'actualisation des possibles: il fait passer les possibles au réel, en « choisissant » le maximum de compossibilités.

1 Opposer à la simplicité chez Heidegger.

2 Chez Avicenne, l'essence, ou la nature, ou la quiddité, est ce qu'elle est, absolument, inconditionnellement. Cela veut dire qu'elle est neutre et indifférente à l'égard de la condition négative qui doit en maintenir à l'écart tout ce qui peut l'empêcher d'être une idée générale, un des «universaux», de même qu'elle est neutre et indifférente à l'égard de la condition positive déterminant ce qu'il faut lui ajouter pour qu'elle soit réalisée dans un individu particulier. Or, parmi ces essences qui, de par elles-mêmes, n'impliquent ni n'excluent l'universalité ni la singularité et qui, indifférentes et supérieures à l'une et à l'autre, sont l'objet propre de la métaphysique, il en est une privilégiée. De par la nécessité de son contenu propre, chaque essence est ce qu'elle est, c'est-à-dire est quelque chose. Qu'en est-il de ce quelque chose, de cet être quelque chose?

3 Opposer à l'Unique chez Heidegger: l'Etre Un ne pro-crée pas. Le pos -sible qu'il est méconnaît la contingence et la nécessité des étants.

14. Le désir - du Mgen au Vermgen (3)

LÕEtre prend charge de l'essence de la pensée; il s'occupe de..., ou se responsabilise pour... Le pouvoir n'est pas celui d'une autorité, mais celui d'une attention: lÕEtre est attentif à ce qu'il

aime. Gardons-nous de personnifier trop lÕEtre: Heidegger ne fait pas ici de comparaison ou de métaphore, mais sa langue relève bien plus du registre poétique. L'élévation du texte dépasse tous les degrés de la logique démonstrative, et cherche justement à se placer sur un terrain dÕessence pure. Le désir est comme le pouvoir déployé, abouti. Il est, «si on le pense plus originellement: don de l'essence. » Aimer une chose, c'est lui conférer son essence, la faire être. La pensée telle que lÕon croit utiliser couramment est de la pensée , mais nÕest pas de la pensée. Elle n'est pas. Son essence n'est pas déployée, elle n'est pas dans son élément, lÕEtre se tait, il ne désire pas (non qu'il puisse désirer ou ne pas désirer suivant son humeur, car il est le désir même1, mais la pensée qui nÕest pas à l'écoute de lÕEtre n'est pas prise en charge par lui, n'est pas aimée ou désirée).

La proximité étymologique des mots «Mgen» et « Vermgen» n'est pas une coïncidence, un jeu, un trait d'esprit de Heidegger qui écrit: «Solches Mgen ist das eigentliche Wesen des Vermgens. »2 Le préfixe «ver-» désigne souvent en allemand un mouvement vers3 quelque chose, et il n'est pas étonnant qu'en l'occurrence le mouvement soit de caractère essentiel. Le désir qui vient à lui-même, le désir qui enfin désire, qui déploie son essence, qui n'est plus simplement le pouvoir qu'il était, c'est le Ver -mgen, le pouvoir en train de pouvoir - «réaliser ceci ou cela », «faire se déployer quelque chose dans sa provenance, c'est-à-dire faire être. » Le pouvoir est un désir déguisé en son inessentiel. LÕEtre peut la pensée et, ce pouvant, désire. Le désir s'accomplit en pouvoir, c'est-à-dire que son essence n'est déployée que lorsque le pouvoir peut; lÕEtre est ce-qui-a-pouvoir, ce qui fait être, et il faut que quelque chose (soit) pour que le pouvoir puisse: le possible. Ce mgen n'est pas précisément ce que nous verrons plus tard, et qui se cache sous le mot « lieben ». LÕon voit bien comment Heidegger écrit: « sie lieben: sie mgen ». Il utilise le mot Mgen, plus adapté au jeu de mot avec Vermgen, pour éclairer le sens du mot Lieben. «Mgen » est donc l'explication dÕun mot plus originaire et qui reste obscur: «lieben ». L'idée dÕun « rendre possible» n'est qu'un aperçu de ce que recouvre le mot: Amour. Mais il éclaire au moins ceci de l'Amour: le pos-sible.

15. La force tranquille

Notons le participe présent « aimant» dans l'expression « la force tranquille du pouvoir aimant », ou bien «désirant» dans l'expression «lÕEtre lui-même qui, désirant, a pouvoir sur la pensée »4. L'élément n'est pas un fond, il est actif au sens de l'agir, de l'accomplir.

1 LÕEtre, lÕélément, le pouvoir, le désir, le possible peuvent être utilisés de manière plus ou moins équivalente, en rappelant cependant que la formulation correcte est donnée §3 : «lÕEtre en tant que désir-qui-s'accomplit-enpouvoir est le « pos-sible » ». Ces termes ne s'unissent pas indifféremment et donnent chacun lieu à un éclairage différent sur lÕEtre.

2Lettre sur l'humanisme, §3.

3 Le mot français «vers » ne laisse aucun doute à ce sujet.

4Lettre sur l'humanisme, §3.

La pensée est comme en mouvement, tiraillée presque par la tentation de l'étant d'une part, et de son essence d'autre part. Il se joue une sorte de conflit, un jeu de force : celle, violente, de la quotidienneté contre celle, tranquille, de l'Etre. Cette dernière seule dispose d'un pouvoir au sens où l'entend Heidegger (l'étant, bien qu'il soit l'élément de certaines choses, ne les maintient pas dans leur essence déployée) : garder la pensée dans son essence, la maintenir dans son élément.

Il faut pour cela que le désir soit «en acte », si l'on veut bien utiliser un terme issu de la tradition. Il faut que le désir soit désirant afin qu'ainsi l'essence du p ouvoir (et du possible) soit déployée. Pour autant l'Etre ne s'immerge pas dans l'étant, le désir n'est pas l'acte d'un pouvoir-désirer mais précisément son essence.

«Stille Kraft » suppose l'idée de calme, de silence: il n'y a pas de dialogue entre les forces en présence, pas de concurrence directe. La pensée ne subit pas - ni l'appel effronté de l'Etre, ni le poids de l'étant, lequel n'a pas «pouvoir », ne désire pas. L'agir n'implique pas plus avant que dans l'essence. La force déploie, mais elle est tranquille parce qu'elle n'a pas de conséquence sur la chose - sur son essence uniquement. L'étant peut avoir une influence sur la pensée (homonyme) mais pas sur ce qu'elle est. L'Etre seul fait être la pensée. Mais en tant que «la proximité nue d'une puissance non contraignante »1, il n'oblige à rien.

L'élément maintient, garde: la pensée est à sa place, dans son élément. Nous pourrions presque parler de position «normale », ou «naturelle » mais nous risquerions de retomber dans les préjugés métaphysiques et malentendus classiques. Le désir qui s'accomplit se conjugue au participe présent et le « pos-sible » qui en découle n'est pas la possibilité effectuée d'un étant, de la réalité. Rien n'est rendu réel, la pensée authentique n'est pas l'acte de ce qu'elle est en puissance alors que l'Etre se retire.

16. Relation de l'Etre à l'essence de l'homme (la pensée con-venante)

Lorsque Heidegger demande: « pourquoi restons-nous en province? », il décrit la H·tte qui lui sert de tanière et où il travaille et médite. Il se justifie sur son refus d'une chaire à l'université de Berlin. Il parle à la première personne de « mon univers de travail ». Cette terre et ce monde sont la « loi cachée » de sa pensée. « Il y a un «H·tten-Dasein» qui s'empare de moi lorsque je reviens là-haut. » Cet être-chez-soi est semblable au rapport d'une chose à son élément, au point que l'on puisse dire que « l'élément de Heidegger, c'est la Forêt Noire. » Dans le sens où l'environnement détermine l'agir qui s 'y tient, de même «l'histoire de l 'Etre supporte et détermine toute condition et situation humaine. »2 De même Heidegger est-il enjoint à rester sur sa terre, de même l'Etre revendique la pensée. Heidegger est le penseur de l'être-chezsoi. Pourtant, il faut « lever à son égard l'hypothèse un peu trop convenue (et convenable) de la sédentarité, de l'immobilisme agraire. Pour Heidegger autant que pour Deleuze, on peut «nomadiser sur place». » 3 L'élément est donc compris « comme » la patrie qui appelle, mais ce titre de comparaison ne suffit à résumer le rapport de l'homme à l'Etre.

1Lettre sur l'humanisme, §26.

2Lettre sur l'humanisme, § 1.

3 Daniel Charles, L 'Ereignis dans le Tao, in L 'Herne Heidegger, p. 451.

LÕEtre a pouvoir sur « l'essence de l'homme, c'est-à-dire sur la relation de l'homme à lÕEtre.» L'essence n'est pas un composé de différents attributs1, mais trouve ici une acception très particulière : l'essence de l'homme n'est pas l'homme, et n'est pas non plus un composé d'homme et dÕEtre, mais la relation de lÕun à l'autre. La relation de lÕEtre à l'essence de l'homme (non plus celle de l'homme à lÕEtre) relève dÕun pouvoir - celui de maintenir

lÕhomme dans sa destination à lÕEtre. Il s'agit donc ici de deux relations différentes situées sur deux niveaux bien discernables. L'homme est «maintenu» dans la relation première de lÕEtre à lui. Cette double relation ne peut donc se fonder sur une réciprocité, car nulle étreinte ne saurait donner à leur désir le pouvoir de se fondre l'une en l'autre. Ces deux relations ne sont pas dans le destin de se mêler ensemble. Au contraire, elles demeurent ensemble-bien-quedistinctes en vue du destin de la pensée, das Heile et das Un-heil. Le maintien de l'homme en son essence n'est pas soutenu perpétuellement car le Dasein est un étant: de là naît l'incessant besoin pour l'homme de se rassembler en son essence. De là aussi l'intempérance et, dans la descente de lÕefficience, le malfaisant des comportements humains. Nous ne savons au juste quel est cette étrange relation. En revanche nous pouvons parler de philia, d'éros partagé.

2

« Doch wir vermgen nur solches was wir mgen. »

La finitude de l'homme provient de ce « nur ». Il délimite le pouvoir en tant que tel au regard de ce qui est aimé. La critique kantienne de la raison visait, quoique d'une manière différente, les limites du pouvoir humain. Il se révèle chez Heidegger comme étant «relatif» à lÕEtre. La relation dont il est ici question relève-t-elle dÕun relativisme? Non, car l'homme n'est pas la mesure de cet Amour. Relève-t-elle dÕun déterminisme ? Non, car le déterminisme voit en les choses une chaîne dont le premier maillon est cause première. Elle se répand dans l'étant pour l'expliquer - son être, son essence. Or la pensée revendiquée ne provoque pas la détermination de ce qu'elle pense ni n'est déterminée par lÕEtre. Elle est son engagement même: elle n'est pas « stimulée » par la vérité de lÕEtre mais ce qui, en lÕEtre, est historial. L'homme est-il contraint de répondre à l'appel de lÕEtre ? Citons le passage qui ouvre l'essai: Que veut dire «penser »?:

«L'homme peut penser pour autant qu'il en a la possibilité. Seulement ce possible ne nous garantit pas que nous en ayons la capacité. Car être capable de quelque chose signifie: recevoir quelque chose auprès de nous selon son essence et veiller instamment sur cette admission. Mais ce dont nous sommes capables c'est toujours ce que nous désirons, ce à quoi nous sommes ordonnés si nous le laissons venir. Nous ne désirons, ne désirons véritablement que ce qui d'ores et déjà nous aime de lui-même, nous aime dans notre être, en tant qu'il s'incline vers celui-ci. Par cette inclination notre être est réclamé. L'inclination est «parole adressée». La parole s'adresse à nous, visant notre être, nous appelle, nous fait entrer dans l'être et nous y tient. Tenir signifie proprement «garder, veiller sur». Ce qui nous tient dans l'être, cependant, nous y tient seulement aussi longtemps que, de nous-mêmes, nous retenons

1 Cf. Spinoza.

2 Interview de Martin Heidegger, Von der Sache des Denkens, CD1, piste 6.

ce qui nous tient. Nous le retenons quand nous ne le laissons pas échapper de notre mémoire. La mémoire est le rassemblement de la pensée.»

Si l'Etre est simple, l'essence de l'homme ne l'est pas puisqu'elle est dialogue, écoute, relation. Une essence déployée n'est pas une Ver-besserung des qualités d'une chose (rien n'étant attribut sur le plan des essences) mais, en l'occurrence, une relation advenue (non augmentée). Cela peut paraître étonnant qu'une essence ne soit pas la chose même authentique mais la relation de l'authenticité de cette chose à une autre: peut-être est-ce en cela que le Dasein est un étant remarquable.

Pour autant la parole qu'adresse l'Etre à l'homme n'est pas celle de la publicité: elle est le décret qui enjoint 1 . Il s'agit d'un autre rang qu'une simple philosophie du langage ne peut suffire à cerner. C'est désormais la parole qui demande à être portée au langage.

III. Le langage, la maison de l 'Etre
17. Le langage depuis Sein und Zeit et vers la Lettre sur l'humanisme (4)

Heidegger ne fait pas état du mésusage du langage: l'on peut très bien soigner sa langue en s'asservissant cependant à la dictature de la publicité. Il ne nous prévient pas des tares esthétiques que peut subir le langage, mais de son inexistence même. «En quel mode de l'Etre le langage existe-t-il réellement comme langage ? » demande-t-il. Cette position s'est radicalisée depuis Sein und Zeit, qui part du Dasein (« Cet étant [le Dasein] a pour manière d'être de dévoiler le monde et le Dasein lui- même. »), et où l'on observait déjà la servitude du langage: «La tâche d'une libération de la grammaire par rapport à la logique demande à être précédée d'une entente positive de la structure fondamentalement apriorique de la parole en général comme existential ». En effet, «En tant que constitution existentiale de l'ouvertude du Dasein, la parole est constitutive de celui-ci dans son existence.»

La parole n'est pas seulement un flux sonor es s'analysant en mots; y appartiennent également l'écoute et le silence. «Etre à l'écoute deÉ c'est l'être -

1 Lettre sur l'humanisme, §89.

ouvert existential du Dasein en tant qu'être-avec tourné vers les autres. L'écoute constitue même l'ouverture primordiale et véritable du Dasein à son pouvoir -être le plus propre, écoute qui s'ouvre à l'ami que tout Dasein porte auprès de lui.» Ce langage de la parole apportée par l'ami n'est autre en son essence que l'écoute de l'Etre. Le désir d'être-auprès éclate dans la pensée du Heidegger d'après die Kehre dans le silence de l'Etre qui toujours se retire. La force tranquille parle en silence. Heidegger donnait déjà des indications en ce sens lorsqu'il écrivait que «Pour pouvoir se taire, le Dasein doit avoir quelque chose à dire, il doit disposer d'une véritable et riche ouvertude de lui-même. Alors éclate le silence-gardé et il cloue le bec au «on - dit». Le silence-gardé articule comme mode de la parole l'intelligence du Dasein si originalement que c'est de lui que provient le véritable pouvoir-écouter et l'être-encompagnie lucide.» Heidegger parle de choses relativement différentes suivant qu'il traite du langage ou bien du langage dans sa forme la plus essentielle, et il n'est pas évident de démêler l'un de l'autre, d'autant que l'évolution de sa pensée et son décentrement du Dasein au profit de l'Etre ne permet pas de «traduire » simplement ce qui est dit dans Sein und Zeit à la lecture ce cette Lettre sur l'humanisme.

Toujours est-il que le langage n'est pas cet outil que l'on croit manipuler avec tant d'assurance, vecteur d'informations; il est ce sur fond de quoi la pensée pense, l'homme est homme, l'Etre est. «La théorie de la signification s'enracine dans l'ontologie du Dasein.» La langue a son «lieu» ontologique à l'intérieur de la constitution d'être du Dasein : elle n'est pas un véhicule sans cesse ex-primé, mais relève du Da, du Sein, et du Dasein. Heidegger cheminant n'insiste plus que sur le Da et le Sein pris séparément comme la même chose, mais il est en 1946 lui-même à l'écoute des échos de Sein und Zeit.

18. La retenue, la convenance et la pudeur du langage (4, 5 et 99)

«C'est seulement en tant que l'homme parle, qu'il pense, et non l'inverse» écrit Heidegger dans Qu'appelle-t-on penser? Le langage, tombé sous le joug de la publicité, sort de son élément et « nous refuse encore son essence, à savoir qu'il est la maison de l'Etre. » Le langage en perdition n'a rien à dire; en témoigne le «on-dit» que personne ne dit en fait. Au contraire, l'éclat du silence témoigne de «la richesse inestimable» de la parole1.

L'insaisissabilité de l'Etre ne se laisse pas dire non plus, et la présomption de la langue opératoire à mettre en présence du mystère de l'Etre consomme le malentendu quant à l'Etre. Dire l'insaisissabilité, la calculer et l'expliquer, prouver l'existence du mystère de l'Etre, son retrait, c'est précisément ce que ce prétendu mystère ne permet pas. Si l'on savait pourquoi telle chose est mystérieuse, elle ne le serait subitement plus du tout (si l'on sait où l'on a perdu tel objet, il n'est plus très loin d'être retrouvé; de même si l'on se remémore l'oubli...) - d'où la contradiction logique d'une langue qui parle cependant qu'elle n'a rien à dire. La rationalisation du monde est le signe d'une impatience. Si l'on prend le temps d' «apprendre à exister dans ce qui n'a pas de nom» et de se laisser revendiquer par l'Etre, «C'est alors seulement qu'est

1 Lettre sur l'humanisme, §5.

restituée à la parole la richesse inestimable de son essence et à l'homme l'abri pour habiter dans la vérité de lÕEtre. »1

L'écoute attentive dÕoù sort la parole exige le silence, une retenue (Verhaltenheit), une pudeur (Scheu), tonalités sans lesquelles il nÕy a pas de probité du dire, mais aussi un travail minutieux, quasi artisanal sur la langue : une « économie des mots »2, «un soin donné à la lettre comme telle »3. La pensée doit toutefois être « attentive à la convenance du dire de lÕEtre » 4 et atteindre suffisamment de simplicité, de pauvreté, c'est -à-dire renoncer aux effets de manipulation du langage, pour en quelque sorte s'effacer, se faire inapparente, afin de devenir la langue de lÕEtre. La convenance (Schicklichleit) signifie l'articulation convenable, appropriée de ce qui est destiné (geschickt), envoyé, dispensé. « La convenance du dire de lÕEtre comme disposition de la vérité est la première loi de la pensée, et non les règles de la logique »5. « La pensée rassemble la langue en vue du dire simple. La langue est alors la langue de lÕEtre, comme les nuages sont les nuages du ciel. »6 Porter au langage, c'est invoquer le fragment 123 dÕHéraclite que Heidegger traduit par: «L'émerger (hors du se-cacher) accorde sa faveur au se-cacher. » 7 On ne dit jamais que le retrait, le dévoilement étant avant tout le voile qui voile.

Exister dans ce qui nÕa pas de nom, c'est rendre disponible au langage le « ce» tranquille. La langage libéré de l'empire de la logique libère à son tour (désenchaîne, déchaîne) les choses dont il est le dire. Dans le silence enfin lÕEtre a la parole. « Aucune chose ne soit, là où le mot faillit» constatait tristement Stephan George dans son poème: ce résignement n'est pas celui, tragique, de l'impossibilité de dire le mystère, bien au contraire. « Le mot approprié et donc pertinent le nomme comme étant, et ainsi institue l'étant en question comme tel. [É] l'être de quoi que ce soit qui est demeure dans le mot. De là la thèse: la parole est la maison de l'être. »8 Ne pas nommer, c'est in -nommer lÕin-nommable.

Cette convenance prévient la pensée de tout élément dÕaventure, et nÕa elle- même pas été portée au langage par l'audace d'une pensée: elle est la loi de convenance de la pensée historico-ontologique. Ces règles s'installent dans le dire depuis un extérieur qui n'est pas à l'extérieur, mais à l'intérieur de la maison de lÕEtre - depuis lÕEtre. Elles sont la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire et l'économie des mots. Nous les trouvons édictées parmi les derniers paragraphes de cette Lettre sur l'humanisme, ce qui témoigne non seulement de leur importance, mais aussi de ce qu'elles sont ce vers quoi la pensée pense, ce vers quoi Heidegger tend à « conclure ». La vérité de lÕEtre exige pour son dire une pudeur situant les penseurs et les poètes - les situant dans le Même où la lutte n'est plus un débat sclérosé dÕidées, où la discorde n'est pas de mise.

Ces règles ne sont pas seulement le comment du dire, mais aussi, notamment dans la vigilance et l'économie des mots, la réflexion sur ce qui est à dire et si cela

1Lettre sur l'humanisme, §4.

2 Questions III, p. 153.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid.

6Etre et Temps, p. 39

7 Essais et Conférences, Alèthéia, p. 328.

8 Acheminement vers la parole, p. 150

peut même être porté dans la maison de l'Etre. La retenue indique ce qui, en la vérité de l 'Etre, ne peut être dit que silencieusement.1

19. La maison de l'Etre (contre la technique)

Le propre de la vérité est d'être dite. L'Etre revendique la pensée pour sa vérité parce qu'en elle il vient au langage. Nous ne disons pas ici que c'est une cause pratique, technique, logistique que la vérité s'est trouvée pour éclater, mais que «le langage est la maison de l'Etre. »2 Cette venue au langage n'est pas une action de l'Etre, nous l'avons dit déjà. L'Etre n'est pas comme en dehors de sa maison, frappant désespérément à la porte, personne n'étant là pour lui ouvrir (la pensée, par exemple...). L'Etre est dans sa maison (nous n'ajoutons pas «déjà» car cela impliquerait une considération phénoménale impropre à l'Etre); il n'est pas «ailleurs » que dans le langage, même lorsqu'il n'y est pas porté.

Dans la pensée, l'Etre est chez lui, vient au langage. Le langage n'accomplit pas, n'agit pas, ne pense pas, ne produit rien. Il est un lieu. Si la pensée accomplit la relation de l'Etre à l'essence de l'homme, l'Etre vient au langage. Doit-on parler d'immobilisme de la pensée forclose en sa demeure ? Non car la pensée est un agir. Si la pensée n'agit pas en tant qu'elle pense, le langage n'est pas le langage en tant que maison de l'Etre. Si l'agir est la production d'un effet dont la réalité est appréciée suivant l'utilité qu'il offre, alors la pensée est l'engagement dans l'action par et pour l'étant, le langage est celui des grammairiens et des logiciens. Pas de véritable agir, de pensée, ni de langage dans cette ère de la technique. Le langage est un milieu (tant au sens de média, d'outil technique qu'au sens géo-graphique, lorsqu'il est la maison de l'Etre). Il faut libérer le langage, le penser. C'est fait lorsque l'on dit qu'il est la maison de l'Etre. Le langage n'est pas ce qui permet de déployer une essence mais cette essence déployée révélée, dite: son l'Etre parlent 3

dire. Ni la pensée ni ne , mais

l'homme (le Dasein) porte au langage. Cette mise en présence s'effectue dans le langage qui est, en quelque sorte, la relation même de l'Etre à l'essence de l'homme, ce qui les joint, le site de l'enjointure. Déploiement de la relation de l'homme à l'Etre et déploiement de l'essence du langage sont une seul et même chose.

Pierre Aubenque rappelle, au sujet de ce que les différentes langues sont susceptibles de dire avec leur mot «être », que «la métaphore de la langue comme «maison de l'être» (Lettre sur l'humanisme), que Heidegger juge après coup «maladroite» (Unterwegs zur Sprache, p. 90), est pour le moins ambiguë dans ses explications : la maison abrite et protège, mais aussi elle enferme et exclue, ce qui rend «presque impossible» le «dialogue d'une maison à l'autre» (ibid.) . » 4 Effectivement, l'Allemand est la langue métaphysique par excellence. Porter dans une autre langue tel

1 A ce sujet, la musique orientale, de Chine notamment, est avant tout un travail sur le silence que sculptent les percussions. La manière dont s'éteint un son, dont perdure une résonance dans le silence, dont sa présence s'y maintient plus musicalement que jamais : la retenue du musicien étend son dire jusque dans l'espace empli de silences, des silences tous immédiatement différents, individualisés. Ils importent beaucoup plus que le temps des sons car ce sont eux qui architecturent depuis leur transcendance ce qu'ils disent, le son des instruments. 2Lettre sur l'humanisme, § 1.

3 Personne ne parle : porter au langage signifie montrer le chemin de cette clairière où les choses se disent d'elles-mêmes Ð dans le silence gardé.

4 Pierre Aubenque, Les dérives et la garde de l'être, in Heidegger et l 'enigme de l'être, PUF Débats, coordonné par J.-F. Mattéi, 2004, p. 21.

dire n'est pas chose facile. Deux langues s'excluent mutuellement, cela est sûr, mais pas plus qu'un morceau de terre qui ne peut avoir qu'un maître. Pour autant, le maître aime à recevoir de la visite, et Heidegger se penche volontiers sur la question de sa traduction en français (avec J. Beaufret notamment), et puise largement dans «d'autres maisons» la force de son propos (le grec, tout d'abord, le français très certainement, avec l'exemple du gérondif de, mais encore l'allemand ancien, que l'on peut considérer sans s'aventurer comme une autre langue que l'allemand moderne). La maison protège Ð pas d'autres maisons, mais Ð du vent de l'oubli.

20. Le langage révèle et conserve (place de l'homme?)

Une question, que l'on se pose bien vite à lire Heidegger, est celle de la place de l'homme. Les hommes portent l'essence d'une chose au langage et l'y conservent. C'est dans le langage que sont les choses. Certes, « ne peut être accompli que ce qui est déjà ». Mais c'est justement l'être de la chose qui est révélé et conservé dans le langage par le déploiement de son essence. Le langage est le lieu de l'être. L'Etre y est, et l'homme s'y tient (à l'abri).

L'Etre revendique la pensée où il vient au langage. En revendiquant la pensée il se révèle comme révélable. Révélable signifie: peut être révélé dans le langage. Autrement dit, il peut habiter sa maison. L'Etre non révélé est non dit et n'est pas à proprement parler dans sa maison car il n'y a pas de maison (la pensée ne construit plus la maison de l'Etre). L'Etre est révélable et cette révélabilité doit être accomplie pour qu'ensuite soit révélée la vérité de l'Etre. La tâche de l'homme, dans un premier temps, est d'accomplir cette révélabilité. Ce faisant, il entre « réellement» dans une relation avec l'Etre ; la pensée pense donc (puisque s'accomplit la relation de l'Etre à l'essence de l'homme). En portant cette révélabilité au langage, l'homme y porte non seulement une relation, mais encore quelque chose de chacun des deux termes de cette relation. L'homme s'aperçoit que le langage est l'abri de son essence, qu'il l'habite en tant que c'est là que le déploiement touche à la plénitude.

Un abri qui puisse garder ce qui a été accompli, un langage comme le recel de ce dont l'essence a été déployée. C'est du repliement que le langage

protège, du vent de l'oubli qu'il abrite. Il faut veiller sur cet abri pour que nous-mêmes ne sombrions pas dans le non-déployé. Nous veillons sur ce qui veille par excellence. En veillant sur cet abri, nous veillons sur la maison de l'Etre. L'homme ne fait rien de l'Etre, mais il est « logé à la même enseigne ». Le langage est son égide. L'égide est, dans la mythologie grecque, le bouclier protégeant Zeus et Athéna. Il abrite désormais l'homme. L'homme est sous l'égide du mot. Le langage est le rassemblement Ð il es ce qui rassemble un peuple sous sa langue, mais aussi l'unité de ce qui est pensé, la cohésion du dire. Il est ainsi ce qui donne à la simplicité sa simplicité (ou est donné). Le langage est l'Un qui confère à l'essence la solidarité de ce dont elle est essence Ð notamment le Dasein. Mais, à ce compte, la langue ne devrait-elle pas être une? L'allemand, depuis la « disparition » 1 du grec, est la langue par excellence de la pensée2. Il est ce qui par excellence rassemble.

1 Non pas au sens où cette langue morte n'est plus parlée, mais au sens où Heidegger, peu à peu, prend ses distances par rapport à son hellénocentrisme initial.

2 «Je pense à la parenté particulière qui est à l'intérieur de la langue allemande avec la langue des Grecs et leur pensée. C'est une chose que les Français aujourd'hui me confirment sans cesse. Quand ils commencent à penser,

Mais, pour l'instant, le langage est pour l'Etre une maison (robuste), pour l'homme un abri (provisoire, fragile). Ce déséquilibre est-il le signe d'une précarité de l'homme ou bien l'essence même de sa finitude - de son intempérance à laquelle seule la responsabilité qui lui incombe peut faire défaut? Cette veille de la pensée est un agir dans le sens où elle est l'accomplissement de quelque chose; en soignant le langage, l'homme se fait déjà homme - en même temps que l'Etre est. Cet « en même temps» est la relation dont les deux termes sont à la garde l'un de l'autre. Etre un homme suppose que soit un homme et que soit l'Etre.

21.« Aucune chose ne soit là où le mot faillit. » (la recherche du mot)

Tout le monde ne peut user du logos dignement: parce qu'il est un usage, le logos peut-il être qualifié de technique? La foule ne maîtrise pas le bien-parler: cela s'enseigne, s'apprend. Qu'il s'agisse de vie quotidienne, de physique nucléaire, ou bien de la vérité de l'Etre, le langage est toujours l'objet d'une recherche. L'on s'inquiète aujourd'hui, par exemple, d'une partie de la population française qui vit isolée en périphérie des villes, de gens qui ne comptent que quatre cents mots dans leur vocabulaire. Le monde que constituent ces mots est à ce point limité qu'une aventure au-delà des murs qu'ils ont dressés (ou plutôt que l'absence de mots a bâti) est rendue impossible. Cette tragédie de l'homme acculé par sa langue à l'immobilisme le plus douloureux, excommunié par un laisser-faire en dehors des terres qui sont les siennes, qui sont celles de tous les hommes, montre non seulement que le langage est directement lié à l'ouverture de l'homme sur le monde ainsi constitué, mais aussi qu'il est une chose précieuse qui se garde et se confie, se transmet et se retrouve. De même dans les sciences, où le protocole expérimental a toujours pour objet un résultat ou plusieurs résultats possibles qu'il anticipe dans sa visée, conclusions représentables à la condition que des mots existent déjà pour les désigner. L'avancement d'une recherche s'ordonne à sa possibilisation par la recherche de ce qui doit être recherché, et commence par celle du mot. La perte des choses vient de la perte des mots mêmes. «Aucune chose n'est là où manque le mot »1. L'effort est essentiel, la quête un retour aux mots mêmes (nouvelle démarche par rapport à celle de Husserl et le «retour aux choses mêmes »).2 Ce retour aux mots est également retour à ce qui est dit: il sera dévoilé plus tard ce que dit Heidegger. Le retour aux mots en est le commencement. Citons ce poème de Stephan George, que Heidegger étudie dans Acheminement vers la parole3:

ils parlent allemand: ils assurent qu'ils n'y arriveraient pas dans leur langue. » (Heidegger, interview accordée au magasine Spiegel en 1966). Il ne faut pas se scandaliser trop vite de ce que dit ici Heidegger car, si l'on pense la manière dont l'anglais s'est aujourd'hui imposé dans le monde, et pour des raisons bien plus pragmatiques (culture anglo-saxonne, facilité de la langue, etc.), sa constitution en « espéranto », une langue nouvelle que personne ne maîtrise réellement, son vocabulaire sans cesse appauvri, son enseignement obligatoire dès le plus jeune âge (on pense au russe dans les pays satellites de l'U.R.S.S.) ; ce que dit Heidegger en comparaison de ce qui se passe pour l'anglais passe pour une chaude plaisanterie. Il n'a jamais pensé à imposer

l'allemand aux

peuples non germaniques, et l'implacable progression de l'anglais a certainement dû lui donner des sueurs

froides dès les années 60 et l'arrivée en masse de la culture d'après-guerre.

1 Acheminement vers la parole, p. 149.

2 Nous comparerons bientôt ce qui vient d'être dit avec une proposition du §5 : «il lui faut d'abord apprendre à exister dans ce qui n'a pas de nom.»

3Acheminement vers la parole, p. 146.

Le Mot

Prodige du lointain ou songe
Je le portais à la lisière de mon pays

Et attendais jusqu'à ce que l'antique Norne
Le nom trouvât au coeur de ses fonts -

Là-dessus je pouvais le saisir dense et fort
A présent ilfleurit et rayonne par toute la Marche...

Un jour j'arriverai après un bon voyage
Avec un joyau riche et tendre

Elle chercha longtemps et mefit savoir:
« Tel ne sommeille rien au fond de l'eau profonde »

Sur quoi il s'échappa de mes doigts
Et jamais mon pays ne gagna le trésor...

Ainsi appris-je, triste, le résignement:
Aucune chose ne soit, là où le mot faillit.

Nous demandions si le logos pouvait être qualifié comme quelque chose de technique ? Heidegger n'éprouve même pas le besoin de le qualifier car la meilleure arme contre le laisser-faire, c'est le laisser-être. Ce qu'il y a de remarquable dans cette pensée, c'est la manière dont Heidegger prend les problèmes toujours à contre-pied. Il ne demande pas comment trouver le mot convenable, mais il écrit: «Où maintenant il s'agit de porter à la parole quelque chose dont jusqu'alors il n'a jamais été parlé, tout tient à ceci : la parole fait-elle présent du mot approprié, ou bien le refuse -t-elle ? »1 Le mot n'est pas l'objet d'un bon choix, sa recherche le fruit d'un inventaire exhaustif, sa convenance le succès d'une technique qui a réussi à isoler ce mot des autres. Il n'y a pas de technique possible car, si l'on veut, celui qui cherche le mot ne fait rien - il laisse le mot venir à lui. Il apprend la patience et la résignation. C'est alors qu'il est à l'Ecoute que la parole lui donne le mot. Le langage n'est pas le théâtre de son activité, il n'y fouille pas au petit bonheur la chance. Un seul et unique mot est là pour celui qui lui est attentif. Lancer un mot au hasard du sens qu'il pourrait bien prendre n'apporte rien. Le contexte est autant le mot que sa formulation même. Avant que ne fasse sens le mot, le penseur doit l'avoir pesé. Sa force relève de ce que le mot soutient de « briques » dans la maison de l'Etre. « Ce ne sont pas seulement les mots, c'est le plus souvent la «syntaxe» qui le plus souvent nous manque ».2 L'inspiration ne suffit pas: encore y faut-il un dire au corps du mot.3 L'allemand pour « il y a» éclaire mieux,

1Ibid.

2 Sein undZeit, §38, p. 39.

3 A remarquer une note d'éditeur de Hermann Heidegger pour la conférence Langue de tradition et langue technique, p.47 : «L'édition du texte a impliqué la correction d'inattentions évidentes de l'auteur. » Ces

comme c'est le cas pour l'Etre aussi, le sens de ce don: es gibt. Il y a le mot ou, littéralement, le mot est donné. Contre la qualification technique du langage, il faut toutefois apporter un bémol à la simplicité de la position de Heidegger. S'il s'abstient de le déterminer, dans cette Lettre, autrement qu'en disant qu'il est la maison de l'Etre, cette abstention laisse ouvertes les portes de toutes les interprétations possibles, y compris celle du langage comme technique. Afin d'éviter de faire dire à Heidegger ce qu'il ne dit pas, nous examinerons le logos chez Platon et allons découvrir une certaine proximité entre ces deux auteurs.

Le sophiste plaide pro et contra, la rhétorique vise le logos parfait, irréfutable, le pouvoir de convaincre et d'emporter la vérité : ce sont les bêtes noires de Platon et de Heidegger en ce sens que l'Etre n'y est pas - dit. Pour le premier ce sont là de fausses techné fin 1

car, de moyen, elles sont devenues . Pour le second, c'est une

pensée déchue de son éminence, la dérive inéluctable de toute technique (une technique suppose un exercice, et l'on arrive à oublier ce pour quoi l'on s'exerce à trop s'exercer). D'une certaine manière, la proximité entre Heidegger et Platon existe bel et bien, mais à des niveaux plus profonds que ce que l'on retient usuellement de leur lecture.

Le logos est ouverture à l'Etre. Socrate observe dans le Cratyle que parler est aussi une action2. Parler c'est nommer, un acte qui a une nature propre. Le nom est instructeur et discerneur de l'essence de la chose qu'il nomme, de la même façon que la navette tisse le tissu. Un bon tisserand se servira de façon belle de la navette quand il s'en servira conformément au tissage; et de même, celui qui enseigne se servira bellement du nom quand il s'en servira de façon instructrice. Le soin porté à la langue est une tâche fondamentale, et c'est au dialecticien d'y veiller. Les noms appartiennent par nature aux choses; elles ont un nom naturel qui s'impose au dialecticien qui sait écouter. Le nom imite la chose dont il est le nom, et appartient au genre de la peinture: il y a de bonnes imitations et de mauvaises imitations. La recherche du mot juste peut être aussi douloureuse que celle évoquée par Stephan George. Il ne suffit pas de connaître le nom pour connaître la chose (or les noms signifient l'essence, l'être). Comment décider du vrai? Il faut voir les choses en elles-mêmes, connaissance

«inattentions » laissent-elles l'attention vigilante au banc de l'oubli, le soin finalement secondaire ? Non, car l'exposé oral revêt d'autres formes que celles de la littérature, et la marge « d'erreur» y est tolérée. Sans doute «Dans un écrit, la pensée perd facilement sa mobilité. » (§2). Mais les «inattentions évidentes » laissent tout de même réfléchir à la difficulté pour le penseur de dire sa pensée (il n'y suffit pas l'inspiration, il faut aussi que soient optimales les conditions de concentration).

1Platon y oppose la dialectique, pensée de l'Etre, et la qualifie de techné véritable. Le savoir vrai ne se vise pas lui-même, et doit trouver dans d'autres domaines sa pertinence ; une science est derechef insérée dans un corpus où elle engage son agir. L'utile n'est jamais loin d'être un critère pour un science. La politique

est la principale

application de cette dialectique qui détermine la capacité du philosophe à gouverner (cf. La République). L'acquisition d'une science n'est utile que si l'on sait utiliser cette science. Il y a deux choses distinctes : la science de faire et celle de se servir de ce qui a été fait. Cela même ne suffit pas. La dialectique est la science des fins des autres sciences qui n'arrivent pas à voir ces fins. Par exemple, les géomètres « ne produisent pas les figurent; ils se bornent à découvrir celles qui sont. » Ce sera au dialecticien de tirer parti de ce qu'ils ont découvert. Plus haute que toutes les sciences est la science du Bien. C'est à elle que sont subordonnées toutes les autres sciences. Rappelons que les effets de la politique ne nous ont apparus ni comme des maux ni comme des biens; en effet le bien, c'est la sagesse. Mais si l'art royal consiste à rendre les hommes savants et bons il faut savoir de quelle façon ils seront bons, de quelle façon ils seront utiles, et nous serions entraînés à l'infini si nous disions qu'ils seront utiles à rendre d'autres hommes bons. De la question du Bien, nous sommes ramenés à celle du savoir et ses innombrables antilogiques.

2 Cf. commentaire du §1, de l' « agir » et de l' «accomplir ».

supérieure à la connaissance par les noms. On ne peut juger de la valeur de la copie si l'on ne se réfère à la vérité dont elle est la copie. Il faut se méfier du travail des donneurs de noms. C'est là toute la conclusion du dialogue: il ne peut y avoir de connaissance si tout se transforme sans cesse à la manière héraclitéenne.

Le Bien en soi ne pourrait plus être nommé - comment pourrait-il même être? Mais si ce qui est connu est immuable, reste étranger à la mobilité, alors le logos recèle une vérité fixe. Platon laisse la question pendante. Il se peut qu'il en soit ainsi, qu'il n'y ait rien de sain dans les choses, qu'elles sont atteintes et malades d'une sorte de flux; il se peut qu'il en soit autrement. Comme dans d'autres dialogues, la conclusion est une exhortation à examiner les choses courageusement (cf. Lachès).

Le fait qu'il ne soit pas décidé de la question de savoir si le langage est signifiant par nature ou par convention est finalement très heideggérien dans le sens où le logos n'est pas ramené à telle ou telle fonctionnalité, mais confié à un laisser-être qui conserve pures les difficultés du penseur à la recherche du mot. Le contexte de la pensée platonicienne, son dualisme et son idéalisme trouvent ici un milieu qui laisse moins tranchées des positions que l'on a trop souvent caricaturées, et dont la finesse participe de la pensée entreprise par Heidegger. Platon peut dire que le langage est une technique; il n'en reste pas moins que le mot ne surgit pas comme de nulle part, qu'il est enfanté dans une angoisse - que la bonne humeur des dialogues dissimule, mais qui réapparaît avec l'apodicticité. L'on n'est jamais qu'en route et prêt au prochain dialogue, des épisodes qui se suivent comme un Acheminement vers la parole .

22. L'accession de la pensée à la valeur (3 et 4)

La profonde admiration qu'Heidegger éprouve à l'égard de la pensée grecque retentit souvent dans ses textes. Une pensée qui se prive des étiquettes que l'opinion publique réclame est à ce point meilleure que l'opinion publique elle-même s'en aperçoit et lui attribue de force une étiquette. Le doux charme de la pensée grecque n'aura pas su résister à la brutalité de l'opinion et de la mode, et ce malgré le fait qu'elle ne soit jamais étiquetée, qu'aucun journal n'en fit paraître le moindre extrait: peut-être est-il là le prodige de cette pensée spontanée. Il n'était nul besoin de résumer en deux mots une pensée, et il était de meilleur ton de se déplacer, tout simplement, auprès du penseur dont on a entendu les mérites, afin de goûter la prodigalité de ses sagesses. L'exemple que Heidegger donne d'Héraclite est caractéristique.

La pensée est ouverte, publique mais pas publiée: l'on vient écouter un penseur, l'on s'entretient en se promenant (l'Académie de Aristote), mais la pensée ne s'exporte pas au-delà du portique, au-delà de la place au milieu de laquelle Socrate s'est installé. Elle reste celle d'un lieu, d'un homme, d'une école, et ne s'intègre pas dans des courants, des modes. Les termes «éthique» et « physique », utilisés notamment par Aristote - que Heidegger ne dénonce pas directement - marquent enfin le déclin. La pensée n'est plus jaillissante, l'aube se dissipe sous la lumière aveuglante de ces «disciplines ». Depuis, les «É ismes» n'ont cessé de s'étendre sur la philosophie comme une ombre gourmande asséchant cette source généreuse que la pensée grecque fit couler sur ce qui deviendra l'occident.

La scolastique, certainement, est la systématisation minutieuse, la mécanisation méthodique de la phi losophie, de ce qui devient alors philosophie. C'est justement lorsque l'opinion publique a cessé de s'intéresser à la pensée, qu'elle s'est restreinte

aux moines et savants isolés de « la place publique », que la philosophie est devenue la plus «publique »1, la plus riche en catégories. Là se trouve le paradoxe de cette philosophie du déclin: le plus elle s'isole du public, le plus elle devient publique. La copie devient une activité de «marginaux» exigeant un investissement dont seul un moine peut disposer. Le premier venu n'est pas le bien-venu2. L'invention de l'imprimerie va défaire la pensée de l'obscurantisme monastérial, mais en le transportant sur un plan démocratisé (au sens péjoratif du mot « démocratie »). Elle se segmentarise en niveaux de lecture.

qu'au XIX e

Ce n'est siècle, alors que la lecture se démocratise, que la

philosophie consomme son déclin: il n'est plus besoin de se déplacer, le livre vient à vous, et s'il est obscur, d'autres livres et journaux pleins de «É ismes» peuvent satisfaire l'ego du lecteur. Il s'agit de saisir en gros ce qu'une philosophie essaie de dire et le fait qu'elle soit fondamentale n'est attesté que par la présence même du livre. Les titres des livres sont leur propre étiquette - d'où le privilège des Anciens dont on

3

ne garde que des fragments, des lettres, des dialogues ou des anecdotes . Il ne s'agit évidemment pas que d'un problème de support, et la pensée contenue dans l'inévitable média est appréciable pour soi. Il ne s'agit pas d'un problème de forme, mais celui-ci suggère celui, plus essentiel, du déclin de la pensée.

Pourquoi les « Éismes » écartent-ils la pensée de son élément? Le fait de généraliser en même temps que de réduire n'est pas en soi un facteur d'inauthenticité - Heidegger lui-même s'y adonne dans une large mesure. Le problème vient-il de ce que ce qui se donne en retrait ne peut subir le pas trop conquérant d'une philosophie qui s'impose à lui comme une position purement positive ? Une pensée se doit-elle d'hésiter devant l'Etre, hésiter au point que son nom même se retire ainsi de l'Etre? Non, ce n'est pas le fait qu'une pensée soit qualifiable qui l'écarte de son élément - sans quoi dire que telle pensée est heideggérienne, par exemple, la discréditerait automatiquement et injustement, surtout s'il s'agit de celle de Heidegger. Le conflit provient du fait que le « Éisme» en arrive à remplacer la philosophie même; il n'est plus besoin de penser, l'on a compris. Mais ce n'est pas tout : la pensée, devenant ainsi philosophie, métaphysique, etc., pense de moins en moins l'Etre et, se perdant, demande de nouveaux points de repères qu'elle s'ordonne à partir de l'étant. Les « Éismes» sont de l'étant objectivé, l'élément de la métaphysique. Aucun « Éisme» ne conviendrait à la pensée de l'Etre justement en raison de son perpétuel retrait. La métaphysique s'arroge le droit d'administrer le monde et nomme «mystère» la question de l'Etre. Ce faisant, elle dénature la pensée de l'Etre. Une fois le mystère élucidé, il l'est définitivement et ne demande plus aucune recherche. Il se voit retiré son caractère le plus propre et n'est plus mystère. Ne restent à commenter que les moyens et méthodes que le détective a utilisés, la substance du problème s'étant déjà dissoute dans le succès de sa résolution. Or si l'on prive la vérité de l'Etre du ressac naturel qui rejette sans cesse le penseur aux confins du silence, si son retrait est empêché et son dire coincé dans une mare croupissante, si son insaisissabilité n'arrive

1 Cette fois au sens de «publiable ».

2 Cf. Le nom de la rose.

3 Autre privilège: que leur langue soit aujourd'hui langue morte. Sa stigmatisation est ouverture à l'herméneutique, et les mots eux-mêmes disent essentiellement « autre chose» que ce que les notre sont capables de contenir.

pas à s'exprimer comme telle, alors il n'y a plus rien à penser car ce qui est à-penser doit justement pouvoir se retirer devant nous jusqu'au jour du don.

L'accession de la pensée à la valeur, à la titularisation scientifique, est la nourriture du slogan publicitaire, le poison du langage véritable. En devenant une « denrée », un bien susceptible d'être vendu, transmissible aux masses, le discours philosophique ainsi objectivé, uniformisé (§4) est asservi à la valeur qu'une moyenne calculée suivant les prix de ventes permet de supposer: le public comprendra ceci ou bien cela, mais il faudra liquider ce passage, ou bien cet article ne sera pas publié. Heidegger parle bien de « dictature»: les masses se voient imposées un pouvoir sur la langue qui n'a d'autre valeur que celle, marchande, qu'on veut bien lui octroyer, et les « résistants » se voient écrasés dans le silence par cette valeur qui n'est pas la leur. Ces gens-là, les penseurs et les poètes ne sont tels que sur le fondement des vestiges d'une liberté gratuite, désintéressée. Il existe chez eux comme une réminiscence de la vérité du langage. Non qu'il s'agisse d'un passéisme nostalgique chez Heidegger, mais que la crise est aboutie. La pensée comme exercice scolaire, entreprise culturelle est l'ultime affront que son dépositaire puisse faire au langage. La présomption de l'homme à vouloir contrôler l'étant - et notamment l'homme lui-même - et le semblant de succès auquel il semble atteindre ne suffisent à masquer le mésusage du langage auquel le Dasein se livre ainsi. Le langage tel qu'il est compris dans le paragraphe 34 de Etre et Temps ne se laisse pas ramener à ce que le « on » en fait usuellement. « Etre à l'écoute de É c'est l'être-ouvert existential du Dasein en tant qu'être-avec tourné vers les autres. L'écoute constitue même l'ouverture primordiale et véritable du Dasein à son pouvoir-être le plus propre, écoute qui s'ouvre à la voix de l'ami que tout Dasein porte auprès de lui. »

23. Qui pense ? (16)

1

Celui qui pense est l'ami de maison.

la Mais la question « qui » pens e, ou

« qui » agit n'a pas lieu d'être car la mise en scène d'un personnage, d'un moi qui penserait reviendrait au malentendu métaphysique concernant le sujet et l'objet. Ce n'est pas un sujet pensant qui accomplit un objet mais la pensée qui déploie l'essence d'une relation. Si je devais me situer personnellement dans ce rapport dont on croit qu'il est celui d'un sujet et d'un objet, je serais plus du coté de l'objet en ce que l'essence de l'homme me concerne, que de celui sujet en tant que celui qui pense, c'est moi. Mais nous n'entrons pas dans ce type de questionnement puisque du penser nous disons que c'est l'engagement de l'Etre : le génitif « de l'É » est à la fois subjectif et objectif, et ce dont il s'agit, c'est de l'Etre. Nous ne pourrons pas même demander « qui pense ? » et répondre: la pensée (ce serait aussi maladroit que de demander « où pense la pensée? ») car la pensée n'observe pas le point de vue d'une chose par rapport à une autre, elle est en l'essence même de cette chose en tant qu'elle est le pouvoir qu'a son essence de se déployer.

Nous retrouvons ce thème au § 16, lorsqu'il est dit que: « Cette question est aussi mal posée, que nous demandions ce qu'est l'homme, ou que nous demandions: qui est l'homme? Car avec ce qui? ou ce quo i ? nous prenons déjà sur lui le point de vue de la personne ou de l'objet. Or, la catégorie de la personne ou de l'objet, laisse

1Hebel, in Q. III, p.41.

échapper et masque à la fois ce qui fait que l'ek-sistence historico-ontologique déploie son essence.» Faire le jeu de la tradition métaphysique en demandant: qui pense? situe l'homme sur le terrain - sec - de l' existentia . Heidegger abandonne certainement quelque chose de Sein und Zeit dès lors que l'interrogé n'est plus désigné par la question : qui? Le Dasein a visiblement perdu sa «premièreté » lorsque la question «qui pense? » est enfin formulée au regard de ce qui pense.

L'agir est totalement agir, son essence totalement accomplir, mais il y a comme un hiatus entre la chose et son essence tant que cette dernière n'est pas déployée. Il ne suffit pas de penser l'essence d'une chose pour que, d'un coup, cette chose corresponde à elle-même: il faut déployer la chose en son essence, c'est-à-dire abattre ce qui a été pensé de l'essence sur la chose même. Non pas les re-lier, les lier à nouveau, comme si le divorce avait été consommé par le silence, car la chose demeure toujours (unie à) son essence. Il faut penser de la chose même ce que la pensée nous enjoint à connaître de son essence (dans le même mouvement). La priorité reste cependant à l'essence. Dans cet exemple, Heidegger dit que c'est à nous de penser l'essence de l'agir, comme si nous étions responsables.

Ce qui accomplit n'est pas l'homme pensant, mais la pensée comme déploiement même d'une essence. On ne se sert pas de la pensée: elle est l'écoute où repose la relation de l'homme à l'Etre.

Qui désigne le «nous» de la première phrase « Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore l'essence de l'agir »? Est-ce un nous de modestie, n'impliquant que l'auteur, un nous indéterminé englobant la série des «on », ou bien encore l'humanité moderne auprès de laquelle Heidegger se tient encore, avec laquelle il s'engage dans une nouvelle voie, sur un nouveau chemin? Renvoie-t-il à des hommes pensant ou bien à la pensée ? Le «nous» est le même que le «on » (ou man) de la phrase suivante et ceci indique bien qu'il s'agit de la pensée contemporaine de Heidegger, et pas seulement contemporaine, puisqu'une histoire de la vérité de l'Etre montrerait que l'agir n'a jamais été pensé auparavant. Quelqu'un, ou bien certains hommes, ou bien encore l'homme d'une manière générale est donc comme montré du doigt dès le premier mot de la lettre.

Mais ce qui importe dans ce «nous », c'est qu'il induit en erreur très facilement. En effet, ce «nous» rapporté au «on » n'est pas une réponse à la question: qui pense? mais, pour Heidegger, une réponse à la question: qui ne pense pas? La question est même contenue dans la phrase, et il est absolument essentiel de ne pas s'y tromper. Cette question, contrairement à la question : qui pense?, peut être posée puisque celui qui ne pense pas est inclus dans un rapport de sujet à objet, soumis à la contrainte de l'objectif et du subjectif, qu'il est, en somme, un étant parmi les étants. Le «nous» désigne pour l'instant un état de la pensée, le siège d'une responsabilité collective et indéterminée pour l'oubli de la vérité de l'Etre. Il désigne le plus généralement possible le retrait de la vérité de l 'Etre.

En revanche, nous lisons au §20 : «Si toutefois nous voulons, nous les hommes d'aujourd'hui, atteindre à cette dimension de l'Etre ». Ceci donne une précision essentielle quant au «nous » puisque, pour la première fois, une solidarité naît entre certains membres de ce « nous ». Heidegger indique que le «nous» ne revêt plus l'indifférence du «on », mais découpe dans ce «on» la modernité. Les contemporains

sont «prêts» à quelque chose que le « on » n'est, d'une manière générale et anhistorique, pas susceptible d'atteindre. Qui est le «nous»? Les Allemands, le «peuple métaphysique », celui que Lacoue-Labarthe ne cesse d'emplir d'une redoutable connotation politique?1 Ou bien désigne-t-il ceux qui, aujourd'hui ou dès demain, prendrons à charge le dire de la vérité de l'E tre ? Heidegger prédique-t-il le site de la vérité comme étant essentiellement germanique, ou bien ne sont-ce pas seulement ses espoirs, indiscutablement nourris par l'histoire de la pensée allemande, qui touchent à l'Allemagne uniquement? C'est que, d'abord, toutes les langues ne sont pas susceptibles de dire l'Etre ; l'allemand y parvient mieux que toute autre (mis à part le grec). Ce «nous» repose donc bien, et avant tout, dans ceux qui parlent. Il demande en vérité : qui est l'homme en tant qu'il parle? «L'homme est l'homme pour autant qu'il est celui qui parle. »2 Nous verrons comment Heidegger établit parmi les hommes une inégalité entre, d'une part les penseurs et les poètes, et d'autre part les logiciens et grammairiens. Retenons ceci : Heidegger isole dans le «nous» qui ne pense pas une partie dont la spécificité est de pouvoir penser. Elle est constituée par les penseurs d'aujourd'hui qui, à l'écoute de l'histoire du destin de l'Etre, perçoivent son appel. Le « nous » n'est pas une réponse à la question: qui pense ? mais à la question: à qui la pensée s'en remet-elle? Quels sont ceux qui permettent cette remise? Comment la pensée est-elle encore possible? Elle l'est dans la communauté des penseurs et des poètes.

24. De l'inégalité entre les hommes (poètes et grammairiens)

L'opposition entre poètes et penseurs d'une part, logiciens et grammairiens d'autre part, devrait maintenant être bien éclaircie. Ces deux types d'hommes n'entretiennent pas avec le langage le même genre de relation, et nous savons que le rapport à la langue est crucial en ce qui concerne l'essence de l'homme. Le langage des seconds implique une pensée tournée vers l'étant, un agir loin d'être le plus haut et le plus simple, et par conséquent une relation de l'Etre à l'essence de l'homme différente de celle découlant du langage des premiers. Les penseurs et les poètes peuvent être le siège

d'une pensée comme engagement par et pour la vérité de l'Etre et la question est de savoir si la relation de l'Etre s'établit à leur égard seulement, d'une façon personnelle, ou bien si elle concerne tous les hommes.

Puisque Heidegger parle de l'essence de l'homme, cette relation n'a rien de personnel. Mais alors comment concilier ce qu'advient de cette essence avec l'autre (celle des grammairiens et logiciens) si ce n'est en considérant qu'aucune relation n'est établie entre l'Etre et ces gens-là? Cette dernière hypothèse étant exclue en raison du caractère essentiel de l'homme avec lequel l'Etre est en relation, l'impasse semble s'être refermée sur nos pas. Le fait de ne pas veiller sur l'authenticité originelle du langage, c'est en vérité s'exclure totalement de la possibilité de révéler l 'Etre, c'est ne pas laisser la pensée accomplir l'abandon auquel l'Etre nous appelle, c'est ne pas penser, c'est être étranger tant à l'essence qu'à l'Etre: c'est l'insignifiance, l'inconséquence même. Cela ne devrait pas alors exercer d'influence sur l'essence de l'homme. Et pourtant si, car elle s'en trouve contrainte, empêchée dans son

1 Philippe Lacoue-Labarthe, présentation de La Pauvreté, p. 8 et suivantes. 2Acheminement vers la parole, p.13.

déploiement. D'une part une résistance au déploiement, d'autre part un appel à l'abandon ; peut-on parler d'essence de l'homme?

Le langage importe à la pensée qui importe à l'essence de l'homme : la solution serait de parler de faux langage, de non pensée (inauthentique), pour qu'aucun conflit n'entérine le projet de penser de manière décisive, dans un langage libéré, l'essence fondamentale de l'homme et la vérité de l'Etre.

D'une certaine manière, les penseurs et les poètes sont, pour Heidegger, les seuls dépositaires d'une époque (bien plus que les fragiles politiques, les sciences en général...). Ils sont comme l'essentiel, et s'ils ne sont pas l'archétype humain, ils tiennent lieu comme de représentants. Heidegger a une vision assez élitiste de l'humanité, et l'on peut se demander si, quand il parle de l'homme, il ne pense pas strictement qu'aux penseurs et aux poètes. Car il s'agit bien au fond d'authenticité. Au §31, nous lisons d'ailleurs: «Cet «es gibt» règne comme le destin de l'Etre dont l'histoire vient au langage dans la parole des penseurs essentiels. »

L'homme du commun ne participe à l'histoire de l'Etre qu'à la manière dont, en démocratie, une voix peut faire pencher la balance d'un coté ou de l'autre. Par exemple, si tout le monde se mettait à lire Heidegger, alors l'histoire de l'oubli de l'Etre prendrait un tour nouveau. Mais en vérité cela ne vaut-il que si les penseurs futurs continuent dans la même voie: les penseurs essentiels ne disent constamment le même « que pour celui qui s'engage à penser sur leur traces. » 1 - car c'est par leur dire uniquement que s'appréciera un tel tournant, non au regard des ventes effectuées par les publications de Heidegger. On ne peut pas s'imaginer une société composée plus que de penseurs essentiels... non plus un penseur essentiel que personne n'aurait jamais lu (à part Socrate, peut-être !). Si le destin de l'Etre est l'histoire de son dire, subsiste toutefois une étroite relation entre la parole des penseurs et leur accueil (ne serait-ce que par la société des penseurs elle-même). Cette question est centrale car, si les penseurs sont les lieu-tenants de la pensée, l'histoire de l'oubli de l'Etre ou de son émergence dépend de ces gens. Or, « A chaque moment historique, il n'y a qu'un seul énoncé de ce que la pensée a à dire qui soit selon la nature même de ce qu'elle a à dire. »2 La pensée doit prendre en compte l'avancement de son histoire, et il n'y a pas qu'une vérité de l'Etre à dire d'un coup et pour toujours. Les penseurs et les poètes participent donc, par l'état qu'ils font du destin de l'Etre, de ce qu'il y a à dire, du moins en rendant propice ou bien intempestif un énoncé sur la vérité de l'Etre. Les mots ne sont pas simplement là, qui attendent d'être dits ; ils ne s'adaptent pas non plus relativement aux courants et modes en vogue. Ils ne sont pas tout faits, et ne changent cependant pas (une sentence d'Héraclite ne perd pas son sens à mesure que la métaphysique s'impose). Ils sont bien plutôt à l'écoute aux cotés des penseurs qui sont eux aussi à l'écoute. Ils se retrouvent bientôt dans la maison de l'Etre au son d'une calme patience qui destine.

1 Lettre sur l'humanisme, §98.
2Lettre sur l'humanisme, §82.

IV. Science et EXpÊRiENcE 25. Le fondement de la science (Aristote)

La recherche du fondement est une préoccupation majeure de l'activité cognitive, quelle qu'elle soit, et il importe de faire l'expérience de ce fondement

1

(Wesensgrund : fondement essentiel) . Le questionnement scientifique n'inclue pas le questionnant - qu'est le Dasein dans toute question portant sur l'essence. Il ne pense pas même l'élaboration de ce qu'est une question. Pourquoi est-il dit que le science ne pense pas? Elle s'occupe d'une partie de l'étant et cherche ce faisant à déterminer l'être de cet étant. Elle présuppose une certaine conception de l'étant qu'elle étudie (question ontique) et de son être (question ontologique). La question du sens de lÕEtre qui «supervise» ces deux attitudes, nÕy est pas pensée. Le découpage en domaines de l'étant met à jour des « concepts de base» qui, lorsqu'ils sont remis en question, montrent qu'ils ne sont finalement fondés que sur ce qu'ils fondent. Aussi le §3 de l'introduction de Etre et Temps montre-t-il à titre d'exemple que pour la science historique ce qui est « philosophiquement premier, ce n'est pas une théorie de la formation des concepts historiographiques, pas plus qu'une théorie de la connaissance historisante, pas non plus la théorie de l'histoire comme objet de l'historiographie, mais bien l'interprétation de l'étant proprement historial en son historialité. »2 La pensée de l'histoire est « fondamentale» chez Heidegger, non pas qu'elle fonde, mais qu'elle est ce en amont de quoi toute libération est rendue possible. Dans le §1, il dit de l'histoire qu'elle n'est jamais révolue, qu'elle détermine toute condition et situation humaine. Immédiatement après, il montre du doigt la constitution technique de la science historique dont les origines remontent à Platon et Aristote. C'est à leur commentaire que revient l'éclaircissement de ce dit Heidegger. Commençons pas Aristote et la question du fondement.

L'article sur «Aristote et le Lycée» (in Histoire de la philosophie I, vol. 1, p. 646 et 647) apporte de l'eau au moulin de Heidegger sur la question de l'impossibilité des sciences à se penser elles-mêmes.

« Chaque science repose sur des prémisses premières, nommées « axiomes », qui ne sont pas démontrables sans cercle vicieux à l'intérieur de la science considérée, puisqu'elles sont supposées par toutes ses démonstrations (par exemple, en arithmétique : le tout est plus grand que la partie). Les axiomes propres à une science peuvent néanmoins être démontrés à partir d'une science « plus haute », expression qui, selon les exemples qu'en donne Aristote, désigne une science plus générale et plus abstraite: ainsi les principes premiers et l'optique ou de l'acoustique peuvent-ils être démontrés par les mathématiques. Mais qu'en est-il des principes communs à toutes les sciences, comme le principe de contradiction? Ici lÕindémontrabilité du principe ne sera plus relative, mais absolue : le principe de contradiction ne pourrait être démontré sans pétition de principe, c'est-à-dire sans qu'il fût présupposé dans les prémisses de la démonstration que nous en donnerions, puisqu'il est le principe de toute démonstration. Ainsi le principe « le plus solide de tous» et « le plus connu de tous », puisque sa possession est nécessaire pour connaître quelque être que ce soit

1De l'essence de la vérité, in Q. I, p. 174. 2 Etre et Temps, p. 10.

(Métaphysique,, 3, 1005 b 10 sqq.), est-il aussi la plus indémontrable de toutes les propositions. Aussi l'équation du savoir et de la démontrabilité (É) ne vaut-elle pas pour le fondement du savoir lui-même: la logique d'Aristote, dont Hegel dira qu'elle est « la logique de la pensée finie », reconnaît ses limites dès lors qu'il s'agit pour elle de se fonder elle-même. Le savoir, dont les Analytiques nous fournissent le canon, s'enracine dans le non-savoir. La logique elle-même nous oblige à reconnaître que le rapport de l'homme au fondement n'est pas un rapport d'ordre logique et appelle un mode plus haut 1

d'élucidation . »

Heidegger propose-t-il une solution à la pensée du fondement des sciences dans la conférence Qu'est-ce que la métaphysique?, ou bien ne désire -t-il qu'insister un peu plus sur ce que les sciences ne peuvent précisément pas penser ? Heidegger montre en effet que le scientifique procède à une exclusion systématique du Rien comme ce-qui-n'est-pas-un-objet-possible pour la recherche, et commence ainsi à penser le rien.2 Il se situe en vérité son Dasein en une « instance dans le rien»; la science devrait donc prendre au sérieux le rien plutôt que de l'ignorer, de le penser comme ce qui ne se pense pas. Son fondement se révèle présentement comme métaphysique. L'unité des sciences doit être cherchée du coté de l'instance dans le rien, le fondement absolu, le fond sans fond. Ne pas penser l'expérience du rien comme le fond, c'est priver la pensée de ce à partir de quoi elle peut même penser. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien est la seule vraie question qui soit première et toujours en attente, donc dernière également. Nous n'allons pas thématiser immédiatement sur le rien, afin de ne comprendre que ce qui empêche la science de proprement penser, ce qui en son fondement lui est inaccessible.

Rivée à l'étant au moyen de l'étant, la science dispose de l'étant autant que l'étant de la science. « Tout ce qui est technique n'entre jamais dans l'essence de la technique et ne peut pas même en reconnaître les voies d'accès. » 3 La science est par excellence ce que l'Etre ne peut revendiquer, ce qui ne se laisse pas obliger par la force tranquille et non-contraignante qu'est l'Etre - engagement qui la mettrait sur le plan des essences, et éventuellement de la sienne. La difficulté qu'a la science à penser son fondement provient de ce que l'être-essentiel du fondement, qu'il soit scientifiquement ou bien métaphysiquement cherché (en tout cas logiquement), reste obscur. Outre l'expérience du rien dont nous venons de parler, et la mise en lumière d'une essence comme une tension finie qui doit « inévitablement témoigner du «non - être» (Unwesen ) dont la connaissance humaine affecte tout être (Wesen ) »4, le fondement se fait toujours dans le cadre d'une transcendance du Dasein dont « la liberté donne et prend elle-même un fondement. »5 « L'être-essentiel du fondement,

1 L'article se poursuit par une analyse de la Métaphysique d'Aristote.

2 Qu'est-ce que la métaphysique ?, p. 45 : «A supposer que nous ne pensions plus métaphysiquement selon la manière habituelle à l'intérieur de la métaphysique, mais qu'au contraire, à partir de l'essence et de la vérité de la métaphysique, nous pensions la vérité de l'Etre, cette question peut aussi se formuler : D'où vient que partout l'étant ait prééminence et revendique pour soi tout « est », tandis que ce qui n'est pas un étant, le rien compris de la sorte comme l'Etre lui-même, reste oublié ? D'où vient qu'Il n'en soit proprement rien de l'Etre et que le rien proprement ne déploie pas son essence ? Est-ce d'ici que vient à toute métaphysique cette fausse certitude inébranlée que l' «Etre» se comprend de lui-même et qu'en conséquence le rien se fait plus facile que l'étant? Ainsi en est -il en fait de l'Etre et du rien.»

3Le Tournant, Q.IV, p. 320.

4 L'être-essentiel d'un fondement ou « raison », Q. I, p. 91.

5Ibid.,p. 144.

c'est la triple ramification de l'acte de fonder qu'une genèse transcendantale déploie en pro-jet du monde, en investissement dans l'existant et en motivation ontologique de l'existant. » 1 La transcendance, le Dasein, le monde, l'existant, sont autant de choses que la science ne peut en toute rigueur pas penser. L'essence de ce qu'est le fondement lui étant étrangère, la compréhension du sien propre , l'est a fortiori.

Un autre exemple encore, et peut-être plus grave car il s'agit d'une philosophie s'élevant au rang de science: le «principe de tous les principes» de la phénoménologie de Husserl qui s'énonce ainsi : «toute intuition originairement donnante [est] une source de droit pour la connaissance, tout ce qui s'offre à nous dans lÕ«intuition» de façon originaire (dans sa réalité vivante pour ainsi dire) [doit] tout simplement être reçu pour ce qu'il donne, mais aussi seulement à l'intérieur des limites dans lesquelles il se donne comme étant là... » Ce principe décide de ce qui est l'affaire (die Sache) de la philosophie, de ce qui seul peut satisfaire à la méthode: la subjectivité absolue. Le fondement de la connaissance, l'intuition, définit ici non seulement ses frontières, mais encore la « qualité » de ce qui est ainsi connu. LÕépoché elle-même, si elle peut être expérimentée, n'est pas donnée dans la source de droit du don, l'intuition. «La réduction transcendantale à la subjectivité absolue donne et assure la possibilité de fonder, dans la subjectivité et par elle, l'objectivité de tous les objets (...). Si lÕon demande: dÕoù le «principe de tous les principes» tient-il son inébranlable légitimité, alors la réponse doit être : de la subjectivité transcendantale qui a déjà la » 2

été présupposée comme étant l'affaire même de philosophie.

«La liberté est le fondement du fondement, la raison de la raison. (...) Cela ne veut pas dire, si enclin soit-on à l'imaginer, qu'elle ait le caractère de lÕune quelconque des manières de fonder; non, si le fait de fonder est susceptible de modes divers, la liberté, elle, se défin it comme l'unité qui forme la base de cette dispersion transcendantale. Mais parce qu'elle est précisément cette base (Grund), la liberté est l'abîme (Abgrund) du Dasein. Non pas que la libre attitude individuelle soit infondée; mais, par ce qui fait dÕelle essentiellement une transcendance, la liberté pose le Dasein comme un pouvoir-être en possibilités multiples, lesquelles sont là béantes devant le choix d'être fini, c'est-à-dire dans son destin. »3

Le fondement de l'humanisme constitué comme science de l'homme ne peut atteindre son absolu, pas même dans le dieu. On pourrait croire, à lire Luther, que l'amour de Platon et de Cicéron est effectivement incompatible avec celui du Christ. En réalité, ce que les humanistes ont retenu de leur pèlerinage aux sources de la pensée gréco-latine, c'est que la philosophie platonicienne ou stoïcienne est une propédeutique à la «philosophie du Christ », c'est-à-dire à la vraie religion chrétienne, celle de lÕEvangile, des Épîtres de Saint Paul et des Pères de lÕEglise. L'étude des lettres et la fréquentation des grands auteurs du passé ont une finalité éthicoreligieuse4. Dans la constitution de la métaphysique comme onto-théologie et l'impossibilité des disciplines de l'étant à se penser elle-même, il est effectivement nécessaire de renvoyer la pensée du fondement à autre chose que ce qui est ainsi fondé. Aussi, Heidegger écrit-il au sujet de la théologie: «Elle commence lentement à

1Ibid., p. 152.

2Lafin de la philosophie, Q.IV, p. 292.

3 L'être-essentiel d'un fondement ou « raison », Q.I, p. 157.

4Jean-Claude Margolin, L'humanisme.

comprendre ce qu'avait vu Luther à savoir que son système de dogmes repose sur un «fondement» qui n'a pas pris naissance d'un questionnement propre à la foi et dont l'appareil conceptuel est non seulement insuffisant pour la problématique théologique mais la recouvre et la défigure. » 1 L'humanisme luthérien puise donc ses racines dans la tradition grecque, fondement de ce qui chez d'autre fonde, à savoir Dieu. La théologie ne trouve sa cause première en Dieu, mais en la méditation de la parole d'Anciens. Sur ce thème, nous pourrions demander si Heidegger ne procède pas aussi de cette manière en «puisant» chez les Grecs la «source» de ce que la pensée dit ? Non, puisque la question même de savoir si Heidegger établit un fondement de la pensée ne peut être formulée : il n'est pas celui qui sans cesse fonde et démontre car c'est , dans la fondation, justement, que se trouve le commencement qui met en danger.

«Mais la critique de la science chez Heidegger n'est pas seulement fondée, dans la postérité de Kant, sur une nouvelle critique de la causalité : elle repose sur une méditation toute nouvelle portant sur l' «être de la technique» et sur l'«être de la science». En effet, pour Heidegger, la technique est une manière de traquer et d'arraisonner le monde. L'actuelle «crise des fondements» de la science concerne seulement les concepts propres à des sciences particulières; cette crise se manifeste par un effort des sciences

de poursuivre leur recherche en adaptant leurs concepts à leurs objectifs. Mais la science ne peut se saisir elle-même dans son être. Elle s'y efforce en vain sous forme de résumés synthétiques ou d'histoires de la science. Seule la philosophie peut répondre à la question de l'être parce que la science passe outre, toujours, à la théorie du réel qui la domine et qui constitue son essence. Cette théorie du réel repose justement sur une manière de situer le monde en tant qu'objet d'arraisonnement, et cette «objectité» n'épuise nullement le réel. Il y a d'autres pistes du destin.»2

26. Sciences et vérité fondamentale (Platon)

La prétention à l'objectité du langage trouve dans les sciences sa manifestation la plus claire. Bien qu'il ne s'agisse pas que d'elles, et que dans la vie courante des énoncés catégoriques sur la vérité ponctuent régulièrement le rapport de l'homme à ce qui l'entoure, nous nous concentrons sur la question des sciences dans la mesure où c'est à elles que l'opinion s'en remet pour juger.

«Les catégories auxquelles chaque science demeure assujettie pour la structuration et la délimitation de son champ d'objectivité, elle les comprend comme des instruments qui sont des hypothèses de travail. Leur vérité n'est pas simplement mesurée à le seule capacité d'effectuation que leur application opère à l'intérieur du progrès de la recherche. La vérité scientifique est strictement superposable à l'efficience de cette effectuation. »3

Dans la vision du monde que propose la République de Platon, au-dessus du Rien qui d'ailleurs se mêle à elle, vient la doxa, c'est-à-dire le règne de l'opinion, et où par degrés on monte vers le ciel des Idées, qui est le Bien. Un des problèmes, c'est la

1 Etre et Temps, p. 10.

2 Manuel de Dieguez, Martin Heidegger et la poésie, une révolution de l'humanisme. 3Lafin de la philosophie, Q.IV , p. 285.

façon dont se rattache le monde de la doxa, le monde sensible, au monde des Idées. A ce problème, Platon répond par la dialectique. Au-dessus des opinions vient la science. Chacune des sciences délimite dans le réel un domaine particulier, et pour étudier ce domaine particulier elle constitue une hypothèse qui n'est l'hypothèse d'aucune autre science. Il en conclut qu'il doit y avoir une science très générale qui est présupposée par les sciences particulières. Mais au-dessus de cette science générale elle-même, il y a ce qui est absolument distinct de toute hypothèse, le Bien, principe suprême que nous pouvons à peine voir. Aussi faudra-t-il remonter à la science anhypothétique qui sera la science fondamentale. C'est elle que Platon veut indiquer quand il parle de la destruction des hypothèses, destruction qui les laisse valoir en tant qu'hypothèses mais qui les nie en tant que vérités fondamentales. Nous retrouvons chez Heidegger cette distance à l'égard du statut que les sciences s'octroient seules, et l'idée qu'elles valent bien quelque chose, mais uniquement dans le vase clos constitué par ses valeurs propres. Reste la question de la philosophie qui, depuis l'extérieur des sciences, leur a conféré le pouvoir de formuler des vérités: cette bénédiction surajoute à ces hypothèses scientifiques la détermination de vérité philosophique. Cette consécration prépare le lit de la toute-puissance du protocole scientifique qui non seulement se justifie lui-même, mais se voit accrédité par la philosophie du caractère de la vérité. C'est maintenant qu'il faut rappeler ceci : les disciplines constituées en philosophies et se réclamant des sciences ne sont pas moins sciences que ces dernières, et souffrent en vérité des mêmes contraintes de système de les sciences positives. La philosophie se trouve en fait ramenée avec les sciences à une seule et même activité, comme il était nécessaire en Grèce qu'un philosophe soit en même temps géomètre (Cf. le portique de l'Académie). Le succès emporté par les sciences nÕa donc pas réussi à détruire toute pensée possible, mais s'est emparé du monopole de la vérité et de sa définition (philosophico-scientifique). Ce succès fait l'économie de l'accession de la vérité commune à la vérité pure en tant que telle (par le moyen de son évaluation). où la vérité s'impose d'elle-même, de l'extérieur de la pensée, elle se révèle comme ce qu'il y a de plus proche.

Pour en revenir au problème de la vérité chez Platon, l'étude que donne Heidegger du mythe de la caverne1 peut nous aider. C'est d'ailleurs depuis cette étude et la Kehre qu'est frappé Platon d'une sorte de désaffection de Heidegger, qui continue de respecter cette pensée, mais en soulignant toujours plus ses déroutes. Si Platon dit clairement qu'il s'agit de découvrir l'essence de la formation (Bildung en allemand traduit mieux que tout autre le mot) - dans le sens où c'est le passage dÕun monde à l'autre qui constitue l'instant fondamental - Heidegger y cherche plus loin sa doctrine de la vérité. Le mythe ne se termine pas par une description de l'état de grâce qu'est la sortie de la caverne, mais sur la liberté que celui qui, retournant dans la caverne, met en danger - «danger de succomber à l'énorme puissance de la «vérité» qui y fait loi, c'est-à-dire de se plier aux prétentions de la «réalité» commune, acceptée comme la seule et unique réalité. »2

«Pour les Grecs, à l'origine, l'occultation, le fait de se voiler, domine entièrement l'essence de l'être; il marque donc aussi l'étant dans sa présence et son accessibilité: c'est pourquoi le terme qui chez eux correspond à la veritas des

1La doc trine de Platon sur la vérité, in Q.II, p. 443. 2Ibid. p. 449.

Romains et à la Wahrheit des Allemands est caractérisée par un a privatif (-).
A l'origine, vérité veut dire : ce qui a été arraché à une occultation. » 1 Dans la caverne,

2

la vérité n'est plus un non -voilement ; elle a pris un sens nouveau fondé sur lÕ alèthéia , sans que son sens primitif ne préside à ce nouveau visage. La vérité nÕy est plus dévoilement, l'ombre n'est plus l'ombre de quelque chose, mais une chose à part entière. Le soleil qui produit ces ombres est l'Idée de Bien. Elle est la Cause de tout ce qui peut être causé - des ombres notamment. Elle prend le pas sur lÕalèthéia «en ce qu'elle accorde le non-voilement (à ce qui se montre) et en même temps la perception (du non-voilé) ». 3 L'essence de l'idée cesse de se déployer, comme essence du non- voilement, mais se déplace pour venir coïncider avec l'essence de l'Idée. La vérité devient l'exactitude de la perception et du langage. Cette mutation, qui fait dÕailleurs du Bien le Divin, est le début de la métaphysique. «le transfert de l'être dans cette cause, qui contient en soi l'être et fait le jaillir de soi, parce qu'elle est, de tout ce qui est, lÕEtant maximum. » 4 La constitution de la pensée en onto-théologie jette les bases de la vérité telle qu'elle sévit encore au jour de notre modernité la plus extrême.

La vérité comprise à partir du non-voilement de l'étant soumis à lÕidea demeure engagée dans une relation avec la vue, la perception, la pensée et le langage. Or l'essence du non-voilement n'est pas fondée sur le «Raison », sur lÕ « esprit», sur la « pensée », sur le «Logos », etc. Elle doit être recherchée au niveau de lÕEtre, et son caractère privatif (a-lèthéia) tenir lieu de la positivité de lÕEtre comme cèlement. Nous pensons dès lors la vérité sur un mode qui ne fait appel à aucune Idée Supérieure, mais qui est appelé - à dévoiler le voilement.

La vérité n'est pas fondée ni « fondamentalisée » par une pensée qui s'ordonne ainsi une fin. Elle nÕest pas la distinction du vrai et du faux, ni l'évaluation de ce qui, dans le langage, y est porté en tant que vérité. Le langage nÕa pas produit la vérité de lÕEtre; c'est plutôt la vérité de lÕEtre qui donne lieu au langage, qui donne au langage son lieu. La vérité est la proximité du lieu, c'est-à-dire lÕEtre. Elle n'est pas ce qu'on voit le plus mais ce qui, au mieux, est en vue. «LÕEtre est plus éloigné que tout étant et cependant plus près de l'homme que chaque étant, que ce soit un rocher, un animal, une oeuvre d'art, une machine, que ce soit un ange ou Dieu. LÕEtre est le plus proche. Cette proximité toutefois reste pour l'homme ce qu'il y a de plus reculé. » 5 «Mais plus proche que le plus proche et en même temps plus lointain pour la pensée habituelle que son plus lointain est la proximité elle-même : la vérité de lÕEtre. »6 L'expérience de cette proximité est Ereignis. Là «avène» l'éclaircie, événement qui advient dans, par et surtout comme appropriation réciproque de lÕEtre et de l'homme. LÕ Ereignis est le milieu de la décision que commande en vain l'éternelle hésitation de lÕEtre. Il est l'éclaircie, c'est-à-dire le site du séjourner-ensemble. Nous verrons que la vérité, comme un dire non point catégorique, affirmatif et définitif, mais toujours en attente, en retrait, telle qu'elle est le site en même temps de la parole et du silence, du présent et du caché, du donné et du scellé, repose en un destin qui, lui aussi, n'est jamais

1Ibid. p. 449.

2 Notons la difficulté que présente la traduction de ce mot: une conférence de 1964 et traduite par Jean

Lauxerois et Claude Ro`ls le traduit dans le contexte de la Lichtung par: l'Ouvert-sans-retrait.

3 Politeia, VII, 517 c, 4, cité par Heidegger dans Q. II, p. 458.

4 Q.II, p. 466.

5Lettre sur l'humanisme, §22.
6Lettre sur l'humanisme, §25.

tranché, un destin dont la simplicité réside dans le «deux », une «lutte amoureuse» qui fait de ce combat le site même de la vérité. L' « en même temps» est la relation de l'homme à l'Etre qu'est le , l'éclaircie, l'Ereignis: «L'Ereignis approprie l'homme et l'Etre dans leur coexister existentiel ». 1 Le simple est dans la relation qui met en vue l'homme et l'Etre.

27. L'élément des sciences et l'expérience (1)

On peut se demander si la manière dont Heidegger veut remettre la pensée dans son élément relève de la méthodologie, en quel cas son rejet de la technique serait à replacer dans le contexte de ce que cette nouvelle méthode pourrait avoir de technique. S'agit-il seulement de l'usage de la langue ou bien de quelque chose de plus essentiel?

L'Etre est abandonné alors que la pensée devrait s'abandonner à lui. La pensée qui se hisse à la force de sa logique au sommet de la technique s'égare. Elle peut mettre en oeuvre n'importe quelle méthode: en dehors de son élément son dire reste inauthentique et la recherche d'une méthode également. Comment Heidegger compte- t-il remettre la pensée dans son élément? Comment faire pour qu'elle ne soit plus en vue de l'agir et du faire, logique et scientifique? Se libérer de l'interprétation technique n'est-ce pas déjà une tentative technique ? La libération du langage des liens de la grammaire n'est-elle pas un problème linguistique ? L'invitation à la pensée et à la poésie, un certain usage de la parole, n'est-ce pas là un début de méthode? Doit-on guérir le mal par le mal?

Heidegger ne dit pas « faire l'expérience de la pensée », mais « expérimenter purement cette essence de la pensée. »2 Il ne s'agit pas d'une manière de penser, de parler (ou même de faire), mais d'une expérience pure de la pensée. On s'aperçoit en effet que cela n'a rien à voir avec ce dont il parle: des expériences de la pensée. Là, il y aurait méthode, technique... Dans l'expérience pure, rien ne se passe, il ne se produit rien. L'Etre est l'élément de cette pensée accomplie. Au §24 de notre Lettre sur l'humanisme, Heidegger écrit : « L'Etre est Ce qu'il est. Voilà ce que la pensée future doit apprendre à expérimenter et à dire. » Nous voyons bien comment l'adverbe « purement» se trouve oblitéré dans cette phrase: la pensée future, c'est-à-dire celle qui navigue dans son élément, agit comme purement (c'est ce qu'espère Heidegger). L'expérience est défaite de tout abord technique car la pensée a appris son essence, et c'est sans « intention », sans « motif» qu'elle est dans son essence déployée le dire de l'Etre. Faire une expérience n'est donc plus du tout, comme dans le vocabulaire scientifique, la mise en place d'un protocole en vue de l'obtention d'un résultat que l'on se représente déjà (outil de la valeur qui, ainsi, accède à la vérité par l'union de la théoria et de la praxis); il s'agit ici d'une expérience diamétralement opposée puisqu'elle ne se conjugue qu'au participe présent, et n'établit rien ni n'est établie sur rien. « En vue de la vérité de l'Etre» ne signifie pas objectif, mais ce même en quoi consiste l'expérience. Ce que la pensée a appris n'est pas comme reformulé dans l'expérience parce qu'il ne s'agit que du déploiement de son essence. L'expérience de Heidegger ne s'accompagne d'aucun protocole comme c'est le cas chez Descartes, par exemple, qui nous met en situation: « je demeurais tout le jour enfermé seul dans un

1 Identité et différence, p. 27.
2Lettre sur l'humanisme, § 1.

poêle, où j'avais tout le loisir de m'entretenir de mes pensées. » 1 De telles indications marquent pour Heidegger l'empire de la logique sur la pensée; le lecteur qui n'est pas sur les bords du Danube en novembre 1619 enfermé seul dans un poêle, peut-il encore faire l'expérience de la pensée cartésienne? Et si c'était le cas, pourrait-il encore faire celle de la pensée future? Ce n'est pas à la discrétion du penseur de décider comment doit s'effectuer l'expérience de la pensée, mais à cette dernière de se déployer de telle sorte que son expérience soit rendue pure.

Lorsque Heidegger dit que la pensée n'est pas dans son élément, ce n'est pas tout à fait juste, car il pense alors à l'essence de la pensée. L'expérience pure de l'essence de la pensée accomplit la relation de l'Etre à l'homme. Mais l'essence de la pensée non déployée, comment l'appeler sinon «pensée»? La pensée non accomplie n'a pas pour élément l'Etre, mais elle est tournée vers l'étant. Elle s'est entichée de la science, s'est faite logique et rationnelle. Elle se complait depuis 3000 ans dans cet élément qui n'est pas l'Etre, auquel elle s'est adaptée. Remettre une chose dans son élément ne signifie donc pas ici: la déplacer dans d'autres régions. La pensée technique restera où elle est, dans l'étant. Un changement doit se produire ; mais l'essence de la pensée est déjà, elle aussi, dans son élément. Il ne saurait en être autrement, sans quoi elle ne serait pas essence de la pensée.

C'est cette homonymie entre pensée non accomplie et essence de la pensée qui pose problème, et sur laquelle Heidegger joue quelque peu. Il cultive cette ambiguïté alors même qu'il essaie de prévenir la pensée de se prendre pour ce qu'elle n'est pas ! Remettre la pensée dans son élément ne signifie pas lui faire dire des choses plus authentiques, mais la rendre elle -même plus authentique. Cela signifie la déployer dans la plénitude de son essence.

En croyant que la pensée technique est accomplie, que c'est là son essence, nous la situons dans un élément -la praxis- qui n'est pas celui de la pensée accomplie. Il s'agit d'un malentendu. Ce qui n'est pas dans son élément n'est pas l'essence de la pensée, mais la pensée technique ou pratique telle que nous l'avons connue jusqu'à présent. En remettant la pensée non-accomplie dans son élément, savoir l'étant, nous nous engageons d'ores et déjà dans l'accomplir de l'essence de la pensée, dans son élément propre: l'Etre. Science et pensée sont toutes deux dans leur élément, respectivement l'étant et l'Etre. Il ne s'agit pas de mettre la science dans l'élément de l'Etre (cette tentative s'appelle: métaphysique). L'élément est immuable, et c'est seulement ce qui s'y trouve qui est convenant ou ne l'est pas. Ce n'est que la relation d'une chose à son élément qui la place dedans. Or Heidegger découvre que la science n'établit aucune relation avec l'Etre ; qu'au contraire l'Etre revendique la pensée.

«La pensée est échouée en terrain sec»: l'essence de la pensée, parce qu'elle est restée non déployée, s'atrophie, s'asphyxie, ne pouvant respirer l'air qui est le sien, celui de l'Etre. La pensée a survécu tout ce temps non-déployée en suffoquant péniblement dans cet Oubli, l'air impur de la technique. Prise en otage, la pensée s'est adaptée, s'est résignée à vivre en terre d'exil. Mais sa terre promise est là qui l'attend, et qui appelle au voyage que sera le déploiement.

1 Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie.

28. L'élément n'est pas pensé : la pensée est de l'Etre

Ne peut être accompli que ce qui est déjà. Ce qui est en la chose, c'est son essence. Or lÕEtre est déjà pleinement. Il nÕa pas d'essence mais une vérité. Bien que l'essence et la vérité aient ceci de commun qu'elles sont toutes deux amenées à être portées au langage, il nÕen reste pas moins que lÕEtre nÕa pas dÕessence qui attende d'être déployée. Nous lisons par exemple au § 29 que le «gibt » désigne l'essence de lÕEtre. Pour autant, il ne faut pas trop rapidement s'aventurer à dire que lÕEtre a une essence comme toutes les autres choses car, en l'occurrence, «Le don de soi dans l'ouvert au moyen de cet ouvert est lÕEtre même. » Parler de l'essence de lÕEtre, c'est ne rien dire de plus que lÕEtre. Ce n'est donc pas l'essence de lÕEtre qui est accomplie !

Rappelons-nous que l'accomplir se fait avec une certaine autonomie par rapport à la chose accomplie (l'objet de l'agir n'est pas assigné à son essence qui est d'accomplir). Toutefois, c'est la pensée qui accomplit, comme nous venons de le voir en essayant de penser l'essence de l'agir. C'est en effet elle qui a déployé l'essence de l'agir. Contrairement à l'agir, la pensée se voit contrainte dans l'étendue de ce qui est à penser. Sa tâche essentielle n'est pas l'accomplissement de n'importe quelle chose, elle n'est pas indifférente à son contenu, elle n'est pas le cadre vide de l'idée de déploiement d'une essence. Elle «accomplit la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme. » Ce qui nous intéresse, c'est cette symétrie entre d'une part « déployer une chose dans la plénitude de son essence» et, d'autre part, «la pensée accomplit... ». Cela signifie que «la pensée déploie la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme dans son essence ». Ce qui est accompli n'est pas lÕEtre mais sa relation à une essence qui n'est pas la sienne. Un premier problème survient : nous croyions que l'accomplir était celui d'une chose en son essence. Maintenant nous n'avons pas une seule chose mais une relation entre lÕEtre et une essence. L'essence de la relation entre une essence et lÕEtre : le problème semble se compliquer dÕun coup.

On aurait pu penser que ce qui allait être déployé, c'était lÕEtre dans son essence. Alors peut-être sa relation est-elle l'essence de lÕEtre! Mais on ne peut pas dire que la pensée déploie lÕEtre car il est ce qui est avant tout, une plénitude qui n'est pas capable de moindre, donc de déploiement; il est avant tout, donc avant le déploiement, avant les essences, avant l'homme. C'est pourquoi ce n'est que sa relation à - ces choses qui ne viennent qu'ensuite1, relation à l'essence de l'homme - qui peut être déployée.

La pensée se laisse revendiquer par lÕEtre pour dire sa vérité. La pensée n'accomplit pas avant tout ce qui est avant tout (lÕEtre) mais la relation de ce qui est avant tout à ce qui pense avant tout. Cela voudrait dire que ce qui importe le plus n'est ni lÕEtre, ni l'essence de l'homme, mais leur relation.

Pourquoi la pensée n'accomplit-elle pas ce qui est avant tout? Pourquoi lÕEtre ne s'accomplit-il pas ? «Ce qui est déjà» est une chose; lÕEtre nÕen est pas une. La relation de lÕEtre à lÕessence de l'homme est une chose. En tant que telle elle a une essence qui peut être déployée par la pensée. Heidegger ne se propose pas de penser lÕEtre car la pensée nÕy trouverait aucune essence à déployer, mais la relation de lÕEtre à l'essence de lÕhomme dont l'essence demande encore à être pensée, c'est-à-dire

1 Nous verrons que cet avant et cet ensuite ne recouvrent pas de dimension chronologique.

déployée. A la rigueur, on pourrait dire au moins provisoirement que lÕEtre ne se pense pas - en tout cas pas en dehors de sa relation avec l'essence de l'homme. C'est pourquoi la «pensée de lÕEtre» doit être comprise comme l'engagement de lÕEtre et son génitif (que nous analyserons bientôt), et non pas comme l'empire de la pensée sur lÕEtre.

L'agir de la pensée n'est donc pas le même suivant qu'il s'agisse d'une «chose qui est déjà » ou bien de «ce qui est avant tout ». Dans les deux cas il faudra porter quelque chose au langage: dans le premier, ce qui dans la chose est, son essence déployée, dans le second, la vérité de ce qui sans cesse se cèle et se retire. Cette différence est celle qui existe entre ce-qui-est-à-penser et l'élément dans lequel la pensée pense. Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'en lÕEtre lÕà -penser est sa relation à l'essence de l'homme, sa vérité en tant qu'elle se retire, mais pas lÕEtre lui-même comme quelque chose de simple.

«En un mot, la pensée est la pensée de lÕEtre. Le génitif a un double sens. La pensée est de lÕEtre, en tant qu'advenue par lÕEtre, elle appartient (gehren) à lÕEtre. La pensée est en même temps pensée de lÕEtre, en tant qu'appartenant à lÕEtre, elle est à l'écoute (hren) de lÕEtre. »1 Le jeu de mot entre hren et gehren indique que l'écoute en mouvement assigne. En effet, le préfixe ge- indique souvent une action. La pensée hrt et gehrt à lÕEtre, cette appartenance assignante étant lÕagir de l'écoute.

La pensée de l'élément de la pensée ne déploie pas une essence - l'essence de ce qu'elle pense - mais elle est déployée en son essence. Son dire est donc essentiellement différent de celui d'une pensée qui pense l'essence et qui porte au langage l'être de cette chose. Pourtant, la pensée reste pensée conforme à son essence dans le deux cas - dire lÕEtre et dire le cèlement de lÕEtre sont en la maison de lÕEtre la même chose.

29. Découvrir l'essence de la pensée (laisser la pensée penser)

Demander quelle est l'essence de la pensée revient à demander ce qui en la pensée est. Or la pensée n'est que pour autant qu'elle pense, c'est-à-dire qu'elle est «en train deÉ », qu'elle se décline au participe présent. Si «La pensée agit en tant qu'elle pense »2, il est vrai de dire qu'elle pense en tant qu'elle agit. Nous pouvons comparer une pensée qui agit à celle qui accomplit; la réflexion de l'artisan qui crée une pipe, par exemple. Dans ce cas, la pensée n'est pas pensée, elle n'est pas réalisée, elle n'est pas déployée dans son essence qui est d'accomplir la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme. Elle est pensée comme agissante, non comme accomplissante. Or, si lÕon devait user dÕun participe présent, ce ne serait pas au niveau de l'agir en ce sens que l'agir conjugué au participe présent est l'accomplir. C'est son essence qui se révèle ainsi, et son présent (agit) se dit du travail que la pensée effectue. Le §83 dit : «La pensée travaille à construire la maison de lÕEtre ». C'est parce qu'elle travaille à quelque chose que l'agir n'est pas en soi sa propre fin. LÕon ne pense pas pour le plaisir. Dans ce long travail l'essence de l'agir est déployée; elle est accomplir. L'action de la pensée est accomplissante. L'essence de la pensée une fois déployée la révèle comme ce qui accomplit la relation de lÕEtre à l'homme.

1 Lettre sur l'humanisme, §3.
2Lettre sur l'humanisme, § 1.

Ce à quoi Heidegger essaie de nous conduire presque incidemment, c'est à la pensée de la pensée, à ce déploiement de l'essence de la pensée. Il joue le jeu très fin du «lecteur malgré lui ». Sans crier gare, Heidegger énonce l'essence de la pensée déployée par et pour elle-même. A l'occasion de cet exemple de l'agir, Heidegger nous a en fait préparés non seulement au déploiement de l'essence de l'agir, mais encore à celui de lÕessence de la pensée. Nous avons d'ores et déjà été mis dans une situation de pensée, ce qui répond fort bien à l'indication que Heidegger donne dans Qu'appelle-t-on penser ?, p. 22:

« Nous accédons à ce que l'on appelle penser si nous-même pensons. »

En opposant la pensée agissante (productive) à la pensée accomplissante (présentative), il distingue en vérité la non-pensée de la pensée, la pensée qui ne pense pas de celle qui pense. Sous nos yeux, l'auteur déploie en neuf lignes l'essence de la pensée : il accomplit la pensée. Il n'est pas sûr qu'il ait déployé dans sa plénitude l'essence de l'agir (autrement qu'en la qualifiant de pensée) mais l'essence de la pensée vient de trouver sa plus haute observation. L'action de la pensée est le déploiement de sa propre essence. En déployant l'essence d'une chose, la pensée déploie la sienne propre (elle est la seule à ne devoir compter que sur elle -même pour voir son essence déployée). En poursuivant la construction de la maison de lÕEtre, elle se donne toujours plus d'espace pour dire ce qui est, et donc de se déployer dans la plénitude de son essence. Pourquoi Heidegger ne formule-t-il pas une telle proposition? L'action de la pensée (« la pensée agit en tant queÉ »; «L'essence de l'agir est l'accomplir» et «accomplir, c'est déployer une essence ») - l'action de la pensée est le déploiement; de sa propre essence (« penser de façon décisive l'essence de l'agir »). Il y a toujours un réfléchir dans la pensée qui se touche lorsqu'elle est, lorsqu'elle remet au langage.

C'est du «sein même de l'emprise de la métaphysique »1 qu'une telle question peut être posée. En effet, «En procédant ainsi, nous nous transposons immédiatement dans la métaphysique. De cette seule manière, nous lui procurons la possibilité adéquate de se présenter elle-même. »2 « Il faut que dès le début toute question portant sur lÕ «Etre », et même celle qui porte sur la vérité de lÕEtre, s'introduise comme une question métaphysique. » Car il ne faut pas oublier que « la métaphysique exprime constamment lÕEtre dans ses modalités les plus diverses. » 3 C'est pourquoi Heidegger interrogeant l'humanisme métaphysique éclaire-t-il la question de la métaphysique ainsi exemplifiée. « Chaque question métaphysique embrasse toujours lÕensemble de la problématique de la métaphysique. Elle est, chaque fois, lÕensemble lui-même. Mais alors, aucune question métaphysique ne peut être questionnée sans que le questionnant - comme tel - ne soit lui-même compris dans la question, c'est-à-dire pris dans cette question. »4 Heidegger rend hommage à la métaphysique lorsqu'il entreprend de l'interroger depuis son sein (comme une inter-view) et qu'il écrit que le dépassement de l'existant, « c'est la métaphysique elle-même. Ce qui implique que la métaphysique

1Lettre sur l'humanisme, §10.

2 Qu'est-ce que la métaphysique?, Questions I, p. 47 3Ibid., p. 29

4Ibid., p. 48

com-pose la «nature de l'homme». » 1 En effet, dans la question métaphysique c'est l'essence de l'homme qui mise en question (« C'est nous qui interrogeons, ici et maintenant, pour nous. »). Mais cette démarche n'est pas aussi généreuse qu'elle n'y paraît, conduisant immanquablement au sévissement des limites de la métaphysique et, finalement, à son «sortir ». «La destruction n'a pas davantage le sens négatif d'une évacuation de la tradition ontologique. Au contraire, elle doit situer celle-ci dans ses possibilités positives, autant dire toujours dans ses limites (É). Mais la destruction ne veut point enfouir le passé dans le néant, elle a une intention positive; sa fonction négative demeure implicite et indirecte »2. Se heurter aux limites depuis l'intérieur, manière de dépasser en conservant, ce que désigne parfaitement le terme hégélien « aufheben ».

« Le mot (déchéance) ne s'applique pas à un péché de l'homme

compris au sens de la philosophie morale et par là même sécularisé, il désigne un rapport essentiel de l'homme à l'Etre à l'intérieur de la relation de l'Etre à l'essence de l'homme. » 3 La philosophie ne se trouve pas déchue du fait que la pensée se tourne enfin vers la question de la vérité de l'Etre. De même, ni la métaphysique ni, plus précisément, l'humanisme, ne sont-ils « invalidés », « anéantis» par Heidegger. Bien au contraire, ce dernier se nourrit-il de tradition, recevable au titre d'un legs. « Cela peut avoir son intérêt; mais, à vrai dire, seulement si notre sens de la tradition est encore en éveil. »4 Ainsi la question de savoir « si l'essence de l'homme, d'un point de vue originel et qui décide par avance de tout, repose dans la dimension de l'animalitas » mérite-t-elle d'être posée.5

Parvient-on à connaître6 l'humanisme ou bien la métaphysique? Une question métaphysique ne se condamne-t-elle pas à rester apodictique, et finalement ne valoir qu'en tant que question ? Reformulée telle quelle à la fin de la conférence Qu'est-ce que la métaphysique ?, la question : « Pourquoi, somme toute, y a-t-il de l'existant plutôt que rien? » n'aura pas été l'outil du dépassement de la métaphysique, étant lui- même métaphysique. Elle est son propre obstacle. La métaphysique ne parvient pas à sortir de soi. Or « l'essence de la métaphysique est autre chose que la métaphysique. »7 La question « qu'est-ce que la métaphysique?» qui interroge son essence, n'est donc pas métaphysique. D'où le besoin qu'éprouve Heidegger de « sous-traiter» le problème.8 La métaphysique, au titre même de l'humanisme, est une philosophie de l'étant pris dans sa totalité (cf. Aristote, pour qui la philosophie est spécialisée en généralités). Prise dans son ensemble au point qu'elle soit interrogée dans son essence, elle n'interroge plus métaphysiquement (le questionnant étant devenu le questionné), et la question doit être reformulée en termes non métaphysiques. Seulement, il n'est

1Ibid., p. 71

2 Sein undZeit, §6, p. 22

3Lettre sur l'humanisme, §25.

4 La thèse de Kant sur l 'Etre, Questions II, p. 377

5 Heidegger fait-il preuve de condescendance? Cette question aurait pu être déclarée nulle et non avenue dès le départ, la pensée de l'Etre s'étant libérée déjà de ce préjugé métaphysique ; mais il faut bien que la destruction ontologique se donne un objet, s'ordonne à une problématique.

6 Dénotation scientifique.

7 Qu'est-ce que la métaphysique?, Questions I., p. 26

8 Une ontologie fondamentale ne décrit pas la métaphysique aussi bien qu'elle ne le fait elle-même (la métaphysique) lorsqu'elle questionne. L'oubli de la question de l'Etre n'est que plus visible dans une démarche métaphysique. La pensée de la vérité de l'Etre, en se remémorant l'oubli, le cache, le « dénature ».

pas possible de mettre la métaphysique en question si le questionnant ne l'est plus. Cette impasse force le penseur à renoncer à l'établissement logique d'une origine métaphysique de la métaphysique Ð et donc, de l'étant. «Si elle n'enquête pas sur l'étant et ne recherche pas pour lui la Cause première étante, la question doit s'appliquer à ce qui n'est pas l'étant. »1 L'institution de la différence ontologique permet de penser l'Etre défait de l'étant Ð cette différence est ramenée dans le Tournant à la relation de l'Etre à l'essence de l'homme.

30. La pensée ne produit rien (1 et 90)

«La pensée est attentive à l'éclaircie de l'Etre, lorsqu'elle insère son dire de l'Etre dans le langage qui est celui de l'abri de l'ek-sistence. C'est ainsi que la pensée est un faire. »2 «La pensée est supérieure à toute action et production, non par la grandeur de ce qu'elle réalise ou par les effets qu'elle produit, mais par l'insignifiance de son accomplir qui est sans résultat. »3

La pensée «ne constitue ni ne produit elle-même la relation [de l'Etre à l'essence de l'homme]. ». Elle «n'est pas d'abord promue au rang d'action du seul fait qu'un effet sort d'elle ou qu'elle est appliquée àÉ »4

Elle est d'abord promue au rang d'action: la promotion s'effectue tout de même chez Heidegger et constitue une nouveauté, un progrès philosophique. Mais la nouveauté ne vient pas de ce que la pensée est considérée comme active, car c'est là un lieu commun de la philosophie de l'action: tout ce qui produit un effet est une action (utilité). Il est évident que la pensée s'est déjà présentée comme utile, elle a déjà été promue au rang d'action. Mais ce n'est pas d'abord pour cela qu'elle doit l'être. C'est une bonne raison, certes, mais elle est seconde. Ce n'est pas lorsqu'elle produit des effets qu'elle est un agir au plus haut degré, mais quand elle pense, quand elle accomplit, quand elle déploie une chose dans la plénitude de son essence. Elle est plus agir quand elle ne produit rien. Le plus on produit, le moins on agit. Elle est agir quand elle déploie cette relation, relation qui existe déjà et dont le signe est dans l'étant qui historialise ainsi cette relation (d'où la légitimité d'une histoire de la pensée de l 'Etre Ð ce que Heidegger examine abondamment par la suite).

L'inventeur qui produit le concept de pipe a bien produit quelque chose, et Heidegger ne le nie pas. Ce dont il cherche à nous mettre en garde, c'est la prétention du penseur à produire ce qui existe déjà, à savoir cette relation de l'Etre à l'essence de l'homme, et de s'en déclarer l'auteur. Qui a cru produire cette relation? Toute la métaphysique et plus précisément l'humanisme. Lorsque Heidegger relève les limites Ð voire même le caractère erroné Ð de la métaphysique, la pensée qu'il cherche à déployer en son essence ne crée pas cette relation : elle est restée ignorée. L'accomplir étant rendu impossible en raison de ce cèlement, la métaphysique s'est crue fon dée à produire afin de combler le vide qu'elle est manifestement.

C'est aussi une manière de prévenir par avance que l'auteur ne nous entraîne pas dans des élucubrations fantaisistes, qu'il n'invente rien, que tout est là, qu'il n'y

1Ibid., p. 44

2Lettre sur l'humanisme, §90. 3 Ibid.

4Lettre sur l'humanisme, § 1.

manque plus que le dire. Déjà Heidegger commence-t-il à se justifier, mais ce n'est pas encore contre d'éventuelles attaques. C'est le projet heideggérien dans son entier qui trouve son impulsion primordiale dans cet appel. La pensée dit ce qui est et ne produit rien ; lÕerreur n'est pas de la pensée qui n'accomplit rien qui ne soit déjà (en particulier la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme), elle est l'attribution au pouvoir de la pensée d'une production d'idées étrangères à son essence.

La pensée agit de plusieurs manières, mais elle est la plus réalisée, la plus haute et la plus simple lorsque, en elle, lÕEtre vient au langage. Accomplir la relation est, pour la pensée, présenter cette relation à lÕEtre comme ce qui lui est remis à elle-même par lÕEtre. La pensée présente cette relation: elle ne dit pas, elle n'est pas le dire lui- même non plus. La pensée n'agit pas en tant qu'elle dit (on pourrait avoir l'impression que quelque chose se produit alors1 ou qu'il suffit de parler pour penser)

mais en tant qu'elle pense, c'est-à-dire qu'elle présente une relation et, nous le verrons, dire l'Amour.

31.Die Kehre

C'est dans la Kehre que naît la véritable révolution heideggérienne, ce dÕoù jaillit la pensée plus authentique qu'il soit donné de penser. De la Stimmung dans Sein und Zeit nous passons à l'expérience pure dans la Lettre sur l'humanisme, et le Tournant marque la constitution de la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme, ainsi que celle de l'homme à lÕEtre comme ce qui, en son essence, s'est accompli. Le rapport à l'étant n'est plus nourrit du même sens que ce qu'une situation aura pu lui donner jusqu'à présent. Le sens sÕune situation est enfin destiné par la pensée de cette situation - et quÕest cette situation. La situation n'est que de pensée. Une pensée qui ne sÕen tient pas à l'étant ne le met cependant pas entre parenthèses, n'effectue aucune suspension à son égard (comme c'est le cas chez Husserl ou Descartes). « Sans doute, lorsque la pensée représente l'étant comme étant, se réfère-t-elle à lÕEtre. Mais en vérité elle ne pense constamment que l'étant comme tel, et non point et jamais lÕEtre comme tel. (É) Car c'est dans la lumière de lÕEtre que se situent déjà toute sortie de l'étant et tout retour à lui. (É) Seulement dans le percevoir l'homme lui-même peut toucher à lÕEtre (0ryEtv, Aristote, Mét. 0, 10). »2 L'homme n'est donc pas mis entre parenthèses non plus au sein de ce qui l'entoure, sa terre, son temps, ce qu'il aime, bien au contraire.

Le mouvement de va-et-vient de lÕEtre à l'étant qu'on observe dans l'attitude métaphysique n'est pas sans rappeler lÕek-sistence elle-même comme le rapport réciproque dÕun étant à lÕEtre, ainsi que le rapport que ce dernier entretient avec ce rapport (« LÕEtre est lui-même le rapport »). Mais ce mouvement de la métaphysique institue le cèlement comme tel. Il subit, par excellence, l'assaut du ressac et reste pantois après que se soit retirée la vérité de lÕEtre. Il se heurte à ses propres limites contre le retrait de lÕEtre. Cet espace où cherche à se hisser la métaphysique n'est pas l'élément de la pensée. Le va-et-vient de l'étant à l'étant reste irrémédiable tant que

1 Lettre sur l'humanisme, §83 : «La pensée travaille à construire la maison de lÕEtre ». Le verbe «travailler» n'est pas utilisé dans son acception matérialiste, au sens de la transformation par quelqu'un de quelque chose, de la production d'une valeur sur-abondante à la chose, mais au sens de la patience du laisser-être. Il est bien précisé au §84 que « Jamais toutefois la pensée ne crée la maison de lÕEtre. »

2Lettre sur l'humanisme, §22 et 23.

n'est pas pensée la relation de l'homme à l'Etre. N'oublions pas que le Dasein est lui- même un étant, qu'il est celui-là même ce sur qui le retour se fait. Le cèlement de la vérité de l'Etre «n'est pas une insuffisance de la métaphysique, c'est au contraire le trésor de sa propre richesse qui lui est à elle-même soustrait et cependant présenté. »1 C'est à partir de ce va-et-vient que survient la relation de l'Etre à l'homme, relation éminemment: Amour. L'étant touche à l'Etre mais sans l'atteindre toutes les fois qu'il passe «par la médiation d'un regard sur l'Etre. »2 Ce jeu de regards amical prend une dimension nouvelle lorsque le Dasein entretient avec l'Etre une relation véritable, relation qui non seulement appartient à son essence, mais qui a elle-même une essence, et que la pensée de l'homme déploie.

Sein und Zeit est resté métaphysique, et la Lettre sur l'humanisme semblait également devoir s'y résigner (cf. note de Heidegger au § 1). En vérité, ce qui n'est pas de la pensée est immédiatement métaphysique - on ne peut honnêtement espérer ne toucher qu'au domaine de l'indemne lorsqu'est entreprise la tâche de remettre la pensée dans son élément. Nul Tournant ne peut croire y parvenir. Car la métaphysique s'étend jusque dans notre être -au-monde, être-aux-mots également; avant que ne soit atteint l'ek, la sistence est frappée du destin de l'oubli. Dans la quotidienneté même, l'existence est métaphysi que. Elle cherche pourtant le « sortir» qu'elle pressent vers le domaine «-sisté ». Ce domaine destinal lui reste caché. La sortie de l'étant que tente la métaphysique n'est pas la vérité de l'effort métaphysique, une fin poursuivie par elle, ce qui en elle destine: la métaphysique n 'a pas de destin propre et le cherche encore.

Un parcours des oeuvres de Heidegger donne un intéressant éclairage sur la question de l'homme. La Kehre est d'ailleurs visible et indique comment Sein und Zeit a tenté de posé la question sans y parvenir, et quel vocabulaire fut finalement retenu pour sa formulation.

1927:

«Les origines dont dérive l'anthropologie traditionnelle (É) montrent que la question de l'être de l'homme a été oubliée lorsqu'on s'est efforcé de déterminer l'essence de l'étant «homme». »3

1929:

«Plus originelle que l'homme est la finitude du Dasein en lui. »4

1929-1930:

«Qu'est-ce que l'homme? Une transition, une direction, un orage qui balaie

notre planète, un retour ou un rebut des dieux ? Nous ne le savons pas. »5 1936-1938 :

«La question : «qui est l'homme ?» a maintenant l'aspect d'une voie dégagée et

qui néanmoins, courant sans abri, fait tomber sur elle l'orage de l'Etre. »6 1944:

1Lettre sur l'humanisme, §24.
2Lettre sur l'humanisme, §22.

3 Sein und Zeit, p.49.

4 Kant et le problème de la métaphysique, p. 285.

5 G.A.29/30, p. 10.

6 G.A. 65, p.300.

«L'Etre lui-même ne pourrait être éprouvé sans une expérience plus originaire de l'essence de et ».1

l'homme, réciproquement

1946:

«Là où l'homme s'est égaré dans son ascension vers la subjectivité, la descente es plus difficile et plus dangereuse que la montée. La descente conduit à la pauvreté de l'ek-sistence de l'homo humanus. »2

1954:

« Nous ne sommes avant tout nous -mêmes et ne sommes ceux que nous sommes que pour autant que nous montrons ce qui se retire. Cette monstration est notre essence. Nous sommes en tant que nous désignons ce qui se retire. Désignant cette direction, l'homme est l'être qui désigne. »3

1954:

«Les mortels sont les hommes ».4

1959:

«L'homme est l'homme pour autant qu'il est celui qui parle. »5

Avons-nous réussi à comprendre ce qu'est l'expérience de la pensée? Nous avons tenté de déceler l'essence de l'agir, mais ne sommes pas encore parvenus à ce que Heidegger indique par ailleurs: « En tant que résolu, le Dasein agit déjà. Nous évitons intentionnellement le mot «agir». Car pour l'adopter dans notre terminologie, il faudrait arriver à le recomprendre assez amplement pour que l'activité englobe jusqu'à la passivité de la résistance. »6 Nous avons jeté une lumière sur l'expérience. Mais avant que ne soit expérimentée la passivité de la résistance, il faudra passer par l'agir/penser du monde, pour qu'enfin soit mis à jour le destin de cette pensée et la Pauvreté dans lequel cet Amour nous jette.

1 G.A. 55, p.293.

2Lettre sur l'humanisme,?

3 Vortrge und Aufstze, p.135. 4Ibid., p.177.

5Acheminement vers la parole, p.13. 6 Sein undZeit, p. 300.

PARTIE II : LA PENSEE DU MONDE

V. EK-SISTENCE, EXISTENTIA

L'homme est jeté seul au monde et, dans cette
infortune, se demande ce qui peut bien le sauver : la raison, le
dieu peut-être ? C'est toujours une forme de Transcendance
qui est en cause. A l'homme de se soumettre à cette force qu'il
se donne afin d'équilibrer celles de l'humanité. Heidegger, s'il
parle également en termes de convenance, d'assignation, de
lois, refuse pourtant le carcan systématique des valeurs
métaphysiques. Il ne plaide ni pour ni contre l'humanisme,
mais appelle à la pensée de l'alternatif : avoir « Autre Chose »
en vue et apprendre à expérimenter cet « Autre Chose ».

32. La ratio de l'être vivant, et son exercice tout-puissant

Le Leitmotiv de tout humaniste déclaré est d'accorder à l'homme une puissance hors du commun, des pouvoirs magiques (à prendre au sens ethnologique comme un état de fait incompréhensible, un don du Ciel à qui l'on se doit de rendre hommage par l'emploi rendu mystique de ces pouvoirs). Ainsi « la grandeur essentielle de l'homme repose-t-elle en ce qu'il est la substance de l'étant comme « sujet » de celui-ci ; mais, se trouve alors dissolu dans la trop célèbre « objectivité », en tant que dépositaire de la puissance de l'Etre, l'être-étant de l'étant. »1 Cette puissance a bien souvent été stigmatisée autour de la faculté de raison.

Celle-ci est traditionnellement considérée comme le propre de l'homme, mais toujours pris au coeur de l'animalitas. Elle est comme le critère de distinction,

1 Lettre sur l'humanisme, §20.

comparaison rendue possible par le fait que l'homme et l'animal soient mis sur le même plan. «Les concepts sont le propre de l'homme, et la faculté qu'il a de les former, faculté qui le distingue de tous les animaux, est ce qui a toujours été appelé raison [avant Kant]. » 1 Cette mise en perspective est rendue impossible par Heidegger: l'on se fourvoie déjà lorsque nous commençons à comparer ce qui n'est pas comparab le. C'est le terme de «faculté» qui fait ici la différence; or l'homme ne

2

peut pas plus qu'un animal, il est autre chose qu'un animal. La question n'est, dans la métaphysique, que quantitative, tandis qu'elle devient qualitative avec Heidegger.

André Lalande relève, dans son Vocabulaire de la philosophie, un sens de la raison comme «système de principes a priori, dont la vérité ne dépend pas de l'expérience, qui peuvent être logiquement formulés, et dont nous avons une connaissance réfléchie. «La connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les Sciences, en nous élevant à la connaissance de nous -mêmes et de Dieu.» Leibniz, Monadologie, 29. - «La Raison pure et nue, distinguée de l'expérience, n'a rien à faire qu'à des vérités indépendantes des sens.» Id., Théodicée, Disc. De la conformité, 1. Ce sens, favorisé d'ailleurs par le kantisme, a été depuis près d'un siècle le plus usuel dans notre enseignement classique : «L'intelligence humaine n'a pas été placée en face du monde avec la faculté de connaître pour toute arme: elle portait

aussi en elle les notions premières pour le comprendre... Ces notions innées composent ce qu'on appelle la raison. »Jouffroy, Nouveaux Mélanges, De l'organisation des sciences philosophiques,

p. 6. - «L'existence de la raison a été contestée par toute une école de philosophes, l'école empiriste. La thèse générale de l'empirisme, c'est que l'intelligence humaine dérive tout entière de l'expérience.» Boirac, Cours de philosophie (18e éd., p.110).»

Une départition de la connaissance suivant qu'elle procède des sens ou bien de l'esprit n'empêche pas que l'homme soit toujours rivé à l'étant et son être. «L'élément» de la raison et des sens reste le même, et il ne place pas, en vérité, l'homme dans une autre dimension que celle où se trouvent les animaux.

L' « opposition» entre l'homme et l'animal repousse définitivement l'homme dans le domaine de l'animalitas3. Dès que l'on parle de connaissance, l'homme n'est mis en perspective que dans la dimension de l'objet connu ou non connu; secondarisé de la sorte, il n'est déterminé que trop «objectivement» (en fonction d'un objet). A l'inverse, une pensée subjective de son essence serait également insuffisante : ces deux points de vue demeurent en effet métaphysiques.

De même le travail critique de Kant, que Heidegger examine dans La thèse de Kant sur l'Etre: «l'exposé de la thèse kantienne a montré de façon indubitable que l'Etre comme position est déterminé à partir de la relation à l'usage empirique de l'entendement. Le «et» dans le titre clef [Etre et pensée] indique cette relation qui, d'après Kant, a sa racine dans la pensée, c'est-à-dire dans un acte du sujet humain (É). Si la qualité-d'être posé, l'objectivité, se révèle comme une modalité de la présence, alors la thèse de Kant sur l'Etre appartient à ce qui demeure impensé dans toute

1 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, I, §3.

2 Si nous admettions l'hypothèse purement théorique suivant laquelle un animal saurait spéculer et raisonner, s'il avait, en somme, la faculté des catégories, il ne serait, pour autant, plus comparable à l'homme. Non plus se verrait-il revendiqué en son essence par l'Etre.

3Lettre sur l'humanisme, §12.

métaphysique. Le titre clef de la définition métaphysique de lÕEtre de l'étant, «Etre et pensée», n'est pas suffisant, pas même pour poser la question de lÕEtre, et encore moins pour y trouver une réponse. »1

Kant va loin dans son effort de rationalisation; notre aspiration à une connaissance purement intellectuelle du fond des choses rend la connaissance sensible vaine dès que lÕon croit saisir, dans le sensible lui-même, le réel. Le sensible nÕest pas. «Et cependant le complètement déterminé (extensivement et intensivement), le complètement expliqué (dans le devenir et dans l'existence) doit être, car nous ne pouvons pas nous empêcher de les chercher; mais il nous faudrait les chercher par delà le temps et l'espace, c'est-à-dire là où il nous est actuellement impossible de les trouver. - De là ce paradoxe de la langue de Kant, que l'intelligible, c'est-à-dire le propre objet de notre intelligence, est précisément ce qui échappe à toutes les prises de notre intelligence. Je crois bien que le concept (en général, le concept dÕun objet quelconque) dans ce qu'il a de propre, et en tant que distinct du schème et de l'image, est, chez Kant, l'acte par lequel nous posons, derrière le voile du temps et de l'espace, l'être propre, l'idée de chaque chose. Il serait l'acte propre de la Raison, sÕil était, en même temps, intuition de cet être, avec lequel il se confondrait entièrement. Mais il ne saisit rien et il est vide: alors il se remplit comme il le peut, en substituant à l'intuition de l'être même, d'abord celle de son schème, dans le temps, et ensuite celle de son image, dans l'espace. Il devient ainsi le concept dans le sens vulgaire du mot, simple unité extérieure et accidentelle du divers de l'intuition sensible, et la raison devient entendement. »2

Heidegger pense-t-il à Bergson3 lorsqu'il écrit au § 14: « L'erreur du biologisme n'est pas surmontée du fait qu Õon adjoint l'âme à la réalité corporelle de l'homme, à cette âme l'esprit, et à l'esprit le caractère existentiel, et qu'on proclame plus fort que jamais la haute valeur de l'esprit... pour tout faire retomber finalement dans l'expérience vitale, en dénonçant avec assurance le fait que la pensée détruit, par ses concepts rigides, le courant de la vie et que la pensée de lÕEtre défigure

1La thèse de Kant sur l 'Etre, Questions II, p. 419 et 421.

2 André Lalande, Vocabulaire de la philosophie, p. 880.

3 Bergson cherche bel et bien à dépasser le préjugé scientifique, notamment au sujet de la mesure du temps et de la notion de durée. Le temps selon le point de vue de la conscience n'est pas celui, réduit à une dimension spatiale parmi d'autres, un cadre formel. La psychologie, alors très en vogue, se voit soumise à une critique partant de la multiplicité d'états psychologiques : elle n'est plus un éparpillement d'états atomiques, mais se rassemble en une unité constitutive, « la conscience », elle-même fondée sur la durée qui, comme « idée » ou concept, doit permettre de la penser. Le nombre ne peut s'appliquer à la durée sans la diviser et la dénaturer. L'anthropologie bergsonienne cherche à convertir le regard de l'homme sur le monde et à dépasser sa condition (Bergson, Introduction à la métaphysique, p. 1425) - dans une mesure toute faite d'humilité. Resitué dans l'évolution, l'homme se distingue des autres espèces par l'intelligence, capacité de réflexion et de fabrication qui rend possible la liberté. Mais l'intelligence « se trouverait limitée dans son objet au monde matériel et solide, ainsi quÕà des reconstruction partielles et fictives d'une réalité qu'elle ne peut voir surgir de l'intérieur. Ce n'est pas seulement parce qu'il est attaché à la vie par la satisfaction des besoins que l'homme ne peut la connaître, c'est l'instrument même de la connaissance, issu de la vie, qui lui interdit de penser son origine et sa

destination. » (Gradus Philosophique, p. 109). Le principe de la vie et de la matière, de l'intuition et de l'intelligence, se trouverait dans la conscience individuelle, atteinte à la faveur dÕun retour « en soi ». L'élan vital n'est pas à même de dévoiler l'essence de l'homme, repoussée, une fois encore, dans le domaine de lÕanimalitas. L'épreuve de la conscience de soi dans la durée n'est pas m oins tournée vers l'étant que la psychologie, le biologisme ou le transformisme visés par Bergson. Que l'intelligence permette de connaître ou pas, qu'elle donne lieu à une liberté ou pas, que l'homme y trouve sa différence spécifique d'avec l'animal, rien ne laisse supposer qu'il s'agisse là de son fond le plus essentiel. Tout au plus une telle tentative peut -elle montrer du doigt ce que signifie le mot « existence ».

l'existence.» Le pouvoir de la spontanéité ne «sauvera» pas plus l'homme de lui- même que celui de la raison régulatrice. Où que les pouvoirs soient mis en l'homme, le « salut » n'y est jamais en vue.

33. L'ek-sistence creuse un abîme entre l'homme et l'animal

Pour Heidegger, la ratio n'est plus un critère de distinction entre l'homme et l'animal, mais plutôt l'une des conséquences de cette distinction. «L'homme dépasse d'autant plus l'animal rationale qu'il est précisément moins en rapport avec l'homme qui se saisi lui-même à partir de la subjectivité. » 1 Il se trouve, presque de manière fortuite, dirons-nous, que l'homme dispose de raison. Mais sa possibilité ne repose pas dans son essence. Cette dernière est extatique, non raisonnable. L'essence de l'homme est remarquable, isolée, seule à pouvoir se dire extatique. Or l'ek-sistence repose dans le langage - en aucun cas la raison. Pour autant, le langage n'est pas la «nouvelle» faculté par excellence, le critère de distinction et d'évaluation de tous les êtres vivants, dont les signaux, cris, chants, postures, etc. s'organisent de manière plus ou moins sophistiquée. « S'ils sont suspendus sans monde dans leur univers environnant, ce n'est pas parce que le langage leur est refusé. »2 L'homme se tient «au milieu de l'étant» sans en être le milieu. «L'homme seul existe» signifie: «L'homme est cet étant dont l'être est marqué du privilège (ausgezeichnet) d'être maintenu par le décèlement se à ».3

de l'être comme celui qui tient ouvert partir de l'Etre dans l'Etre

L'extatique ouverture est un pur don, un pur exploit de l'Etre. Il ne peut être chez le vivant question de langage, car « l'homme seul parle ». Il n'est pas la mise en perspective de l'homme avec ce qui l'entoure: l'ek-sistence est dans la proximité des lointains.4

Ce cas d'exception peut cependant conduire au vertige du lecteur effrayé, et l'on peut faire preuve de réticence devant le grandiose du statut que Heidegger donne à l'homme. Toutefois, toutes les objections ne seront-elles pas pertinentes. Par exemple: l'Etre nous donne -t-il la vie? Est -ce l'Etre qui fait que nous nous tenons debout? Est- ce lui qui fait battre notre coeur? Michel Haar tente de montrer dans quelle mesure Heidegger s'aveugle sur des réalités pourtant fort simples. Il parle, au sujet de l'essence de l'homme chez Heidegger, d'une « translucidité blafarde », d'une «atténuation spectrale », d'une «pâleur médiumnique ». Il demande : «N'y a-t-il pas une excessive et fantasque omnipotence de l'être aussi bien qu'une excessive dépotentialisation et désubstantialisation de l'homme, qui serait comme une inversion à l'excès de substance que lui a conféré la métaphysique ? » 5 De telles remarques indiquent le danger qui réside dans une mauvaise lecture de Heidegger. Ainsi lit-on au §21 de notre Lettre sur l'humanisme : « L'homme est bien plutôt «jeté» par l'Etre lui- même dans la vérité de l'Etre » ; M. Haar le ressent comme la mise à bas d'un être nu, défait de sa puissance et donc de sa dignité. De même, la question: « A quoi bon la merveille d'exister si c'est pour «incarner» le comble de la passivité? Car l'homme

1Lettre sur l'humanisme, §42. 2Lettre sur l'humanisme, §15. 3Q.I.p.35.

4 L'homme ne vit pas; et cependant, « seul l'homme meurt ». Cette proposition peut paraître étonnante, mais témoigne d'une profonde méditation sur l'essence de l'homme, la pensée et le destin qui est en vue.

5 Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, p. 99.

«réalise» son essence en s'ouvrant, en s'effaçant, en s'abolissant pour laisser paraître, parler, agir l'Etre. Il n'est pas tant porteur de la différence ontologique que porté par elle. » 1 L'homme est certes aussi un vivant; mais demander « comment concevoir ontologiquement ce qui relève en lui de la vie », ou bien s'il existe « une expérience phénoménologique ou scientifique qui permettrait de corroborer la thèse heideggérienne selon laquelle le corps humain est séparé par une distance abyssale et par une différence d'essence », c'est faire un contre-sens alarmant sur l'intention de Heidegger. Plus essentielle est la question de savoir si la métaphysique «suffit à penser ne fût-ce que l'être de la pierre, ou même la vie, comme être des plantes ou des animaux ».2 Mais Heidegger laisse la question en suspens pour cette raison que le dépassement de la métaphysique ne peut entretenir avec celle-ci que des relations inauthentiques. Demander qui de Heidegger ou bien de la tradition métaphysique a le mieux pensé l'être des animaux, c'est déjà sortir de la philosophie heideggérienne et juger sans pertinence ce qui n'est plus comparable.

Heidegger s'aperçoit évidemment fort bien que l'être vivant est « notre plus proche parent »3, « qu'on peut, de cette manière, situer l'homme à l'intérieur de l'étant comme un étant parmi d'autres. Ce faisant, on pourra toujours émettre son propos des énoncés corrects. »4 Tout ce que la tradition a dit de lui n'est pas faux, mais reste inessentiel. Il est incontestable que l'homme ressemble à un animal doué de raison; il n'est pas sûr, en revanche, qu'il s'y rassemble, qu'il s'agisse là de sa détermination la plus essentielle. « Les interprétations humanistes de l'homme comme animal rationale, comme «personne», comme être-sprituel-doué-d'une-âme-et-d'un-corps, ne sont pas tenues pour fausses par cette détermination essentielle de l'homme, ni rejetées par elle. L'unique propos est bien plutôt que les plus hautes déterminations humanistes de l'essence de l'homme n'expérimentent pas encore la dignité propre de l'homme. »5 Mais c'est justement en cela qu'il est si difficile à penser. La parenté corporelle avec l'animal est de nature insondable, à peine imaginable. Les objections de M. Haar marquent une régression notable en deçà de la différence ontologique. Elles placent l'homme dans la quotidienneté dans une sorte de mélange exotique de l'Etre, d'homme, d'étant et d'être-de-l'étant. La différence ontologique n'est plus désignée comme telle, comme dans cette phrase: comment concevoir (pensée de l'Etre) ce qui en lui (l'homme, son essence) relève (être-de-l'étant) de la vie (étant)? Une pareille question ne peut être posée que sur la base de faibles conclusions. La seule vraie question serait de savoir comment il se fait que l'homme soit le seul à pouvoir penser cette différence ontologique, à posséder une essence extatique, à être revendiqué par l'Etre, à entretenir une relation d'Amour aussi étrange. Pourquoi la solitude? Sur ce point peut-être Heidegger n'a-t-il que survolé ses justifications. Qu'il existe un abîme entre l'homme et l'animal est un fait, mais cette évidence laisse à penser. Car le moins pensé est ce qui laisse le plus à penser. Pourquoi Heidegger ne cherche-t-il pas à penser cette parenté pour lui préférer l'abîme? Est-ce parce que la pensée de la parenté serait tournée vers l'étant (métaphysique), se faisant ainsi obstacle à elle-

1 Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, p. 99.

2Lettre sur l'humanisme, §15. 3Lettre sur l'humanisme, §15. 4Lettre sur l'humanisme, §12. 5Lettre sur l'humanisme, §20.

même, s'empêchant la pensée de l'homme - privée de la sorte, la parenté ne serait plus celle de l'animal et de l'homme. Pourquoi, alors, ne pas tenter de penser l'essence de l'animal à travers l'ontologie fondamentale, dans le dépassement de la métaphysique? Certainement parce que l'essence de l'animal ne concerne que l'étant, que son ontologie est impossible, car l'animal n'ek-siste pas. La question ne peut se poser qu'à partir de l'abîme entre l'homme et l'animal - celui-là même qui sépare la métaphysique de son dépassement. Mais il ne revient pas à l'homme de dire pourquoi il est le seul - cette question n'est pas pensable. L'homme ne dit pas si la nature (les êtres vivants) entre dans l'ek-sistence - sa finitude commence avec sa solitude. Heidegger dit bien: «Quant à savoir si l'étant apparaît et comment il apparaît, si le dieu et les dieux, l'histoire et la nature entrent dans l'éclaircie de l'Etre et comment ils y entrent, s'ils sont présents ou absents et en quelle manière, l'homme n'en décide pas. » 1 L'homme ne décide pas de sa solitude. Sa plongée dans l'animalitas ne l'entoure que très provisoirement; elle ne sauve pas l'homme de sa solitude. Comment se fait-il que l'homme soit le seul ?2 Non pas: pourquoi n'existerait-il pas un autre animal capable de penser dans la vérité de l'Etre ? - mais: pourquoi ne peut-il pas même y avoir d'autres «candidats» à l'ek-sistence? En quel sens l'essence porte-t- elle tant l'unicité de son objet que l'Un - sa solitude à l'égard des autres essences? Pourquoi l'homme est-il impensable sans l'Etre, et réciproquement ? On ne demande pas pourquoi cette relation existe, car cette relation est l 'ek-sistence. La relation de l'Etre à l'essence de l'homme est telle qu'elle est, sans qu'il puisse être demandé pourquoi elle ne concerne que l'homme puisque c'est en cela et seulement cela, concerner l'homme et l'Etre, qu'elle con-siste. Ce serait comme de demander pourquoi le bleu est bleu. Une telle question, tautologique dans son énoncé, n'est susceptible d'aucune réponse; car en essayant de remonter dans l'ordre logique des causes, l'infini n'est pas moins infini en son premier degré qu'en dernier virtuel. La tautologie se médite : la relation de l'homme à l'Etre est la seule à être une relation de l'homme à

l 'Etre.3

34. La Transcendance - différence ontologique (12)

Cette relation est Transcendance. Elle est pensable grâce à la différence

4

ontologique, elle -même relation de ce dont elle est l a différence . «Il est vrai que la
métaphysique représente l'étant dans son être et pense ainsi l'être de l'étant. Mais elle

1Lettre sur l'humanisme, §21.

2 Il ne peut s'agir ici d'anthropocentrisme comme cela aurait

pu être le cas à l'époque de Sein und Zeit et du

Dasein comme étant exemplaire; dans la Lettre sur l'humanisme, la solitude fondamentale de l'homme et l'ekstase vont l'extraire de l'étant plus que l'y resituer. Elles confèrent un « monde », la Lichtung, du haut duquel nul regard ne perce plus cet « univers environnant» - ne pas comprendre « haut» comme les jardins élyséens, mais comme l'élévation de l'homme à sa dignité la plus propre. L'homme n'est plus l'exemple de rien; il est seul.

3 La même tautologie dit aussi: l'Amour est Amour. Les êtres vivants ne sont pas capables d'Amour mais, tout au plus, se reproduisent entre eux. Or l'Amour véritable est transcendantal. Nous demandions pourquoi la solitude de l'homme? Ici peut-être s'ouvre une piste: la monogamie serait-elle essentielle à l'Amour, l'homme et l'Etre seraient toujours seuls-ensembles.

4 Lire à ce sujet le texte de Jacques Derrida Geschlecht, différence sexuelle, différence ontologique, in Cahiers de l'Herne Heidegger, p. 419. Nous n'aurons malheureusement pas l'occasion d'intégrer la lecture attentive de ce texte dans notre travail car la Lettre sur l'humanisme n'y occupe pas une place centrale.

ne pense la différence de lÕEtre et de » 1

pas l'étant. Dans un livre intitulé Réduction et

Donation, Jean-Luc Marion nous livre un certain nombre de remarques essentielles: « La différence ontologique définit entièrement la percée accomplie (sinon achevée) par Heidegger; premièrement parce qu'elle déplace la phénoménologie de la connaissance des étants à la pensée de l'être, dÕabord selon l'ontologie fondamentale, puis selon lÕEreignis. Deuxièmement parce que la différence ontologique permet seule de faire le départ entre la métaphysique - attachée à l'être uniquement comme être de l'étant et en vue de l'étant - et la pensée de lÕêtre comme tel, c'est-à-dire de pratiquer une «destruction de l'histoire de l'ontologie» qui, en fait, permet et exige de réécrire l'histoire de la métaphysique comme histoire de l'oubli de l'être, comme une histoire impensée de l'être. »2

Qu'il existe une différence entre lÕEtre et l'étant est une évidence; l'évidence est ce contre quoi il faut le plus se prémunir. Les mots mêmes indiquent cette différence. Pour autant, elle reste impensée tant qu'elle n'est poursuivie que comme différence entre l'être de l'étant, d'une part, et l'étant d'autre part. Cette dernière différence, que la métaphysique a largement exploité, ignore la question sur la vérité de lÕEtre. «Que lÕon parle de l'être de l'étant ou de l'étant de l'être, il s'agit chaque fois d'une différence. (É) La différence est par là rabaissée à n'être plus qu'une distinction, une fabrication de notre entendement. »3

La métaphysique ne peut dire en quoi l'homme est transcendant car elle sÕen tient à l'étant. Même pris dans sa totalité, ce dernier (le Dasein - et son analytique même) ne peut quÕy trouver son être - au sens verbal - et jamais la vérité de lÕEtre lui- même (cf. distinction opérée précédemment entre être et Etre, et la question de la traduction en français de « das Sein »). Si l'essence de l'homme est ek-statique , le « ek» veut qu'entre l'homme « sistant » 4 et ce vers quoi il se transcende existe une différence ontologique. Il ne peut y avoir de transcendant propre dans une (la) métaphysique rivée à l'étant. L'homme ne peut être saisi en son essence car la vérité

1 Lettre sur l'humanisme , §12 ; il est étonnant que Heidegger ne la nomme pas ici comme expressément ontologique.

2 Ce chapitre, «Question de l'être ou différence ontologique », va ensuite s'efforcer de repérer dans l'évolution de Heidegger l'émergence de la différence ontologique ; mise à part la page 230 de Sein und Zeit, citée d'ailleurs dans la Lettre sur l'humanisme, Heidegger ne la nommera qu'en 1928/1929. En fait, elle est déjà présente sous forme latente, mais n'apparaît comme « idée mature » que dans Vom Wesen des Grundes, 1929. Husserl avait déjà utilisé le terme en 1913, quoique dans un sens très différent (différence entre des manières d'être) ; la rupture théorique entre Husserl et Heidegger va se jouer sur la différence entre la manière d'être du Dasein et celle des autres étants. Heidegger cherche dans Sein und Zeit une nouvelle interprétation de cette différence, mais la distinction entre l'être et l'étant nÕy est pas ontologique au sens strict. Peut-être l'analytique du Dasein, ouvrier par excellence de la question sur lÕEtre, a-t-elle dissimulé, encombré la différence ontologique restée impensée ? Mais le Dasein fait la différence ontologique (par auto-transcendance) car il est lui-même cette différence. Il est l'unique étant pour qui être ait un sens. « Cet étant comprend dans sa simple définition ontique de com prendre l'être ; réciproquement l'être ne consiste en rien - rien d'étant - , car il réside uniquement dans la compréhension que le sens de l'être permet au Dasein dÕen prendre (É). Le Dasein est de telle sorte qu'il ne se prenne lui-même en compte, comme étant, qu'en comprenant, par son sens d'être, l'être même. (É) Il est sur le mode de la différence ontologique, parce qu'il est ontiquement lÕontologiquement différent. » Sein und Zeit connaît une différence ontologique, mais ne la pense pas encore. Cependant, ses dernières pages remettent radicalement en cause la primauté du Dasein (le sens de l'être ne peut se lire sur un étant, quand bien même il serait la différence ontologique même, c'est -à-dire le Dasein). La différence (de l'être du Dasein existant face à l'être de l'étant, ou bien de « conscience » et de « chose ») ne devient proprement ontologique que lorsque la philosophie « sort» (ausgehen) de l'analytique du Dasein.

3 Q.I, p. 296.

4 Remplaçant du Dasein, si lÕon peut dire.

de l'Etre en participe. Avant la relation, doivent être compris les termes qui la composent. Ces termes sont l'essence extatique de l'homme et l'Etre revendiquant ; ils contiennent donc déjà la relation en eux -mêmes (l'idée d'une indépendance serait aberrante : ils ne sont pas posés l'un après l'autre, ni dans leur union primitive, ni dans leur désunion, mais dans cette différence ontologique). Ek-stase et revendication ne se « retrouvent» pas dans la différence, ni celle-ci ne permet-elle l'ek-stase ou la revendication. La pensée, se retirant de la métaphysique (ou plutôt la pensée d'où se retire le préjugé métaphysique), se voit confier ce-qui-est-à-penser: la différence ontologique ne déploie pas la pensée en son essence, mais c'est grâce à elle qu'existe une essence la pensée. Car même la totalité de l'étant (et l'effort métaphysique) ne suffirait à lui conférer une essence, celle-ci touchant à l'Etre lui-même. Sans la différence ontologique, la pensée ne serait en mesure de ne s'en tenir qu'à l'étant faisant ainsi de l'homme une bête, tout au plus.

35. L'homme seul (12 à 14, 31)

Nous ne suivrons pas Michel Haar lorsqu'il écrit que l'homme « n'est pas tant porteur de la différence ontologique que porté par elle. » 1 Il conclut, en effet, que l'homme « ne peut être que transparence, ou obstacle à la transparence, plus ou moins docile à la lumière, éclairé, et non pas éclairant. Sur ce point la modification par rapport à Sein und Zeit, où le Dasein était essentiellement « découvrant », et la Lichtung, la lumière éclairante, apportée par lui - est complète.» En vérité, le Tournant de 1936 ne crée aucun nouveau « rapport de force» entre les termes de la différence ontologique. L'homme n'est pas porté à la docilité par cette différence. Il ne s'efface pas au profit de l'Etre car la différence ontologique persiste même lorsqu'il se tient dans l'éclaircie de l'Etre. Dans l'ek-stase l'Etre n'absorbe pas l'homme; ce dernier ne devient pas transparent, sans quoi la différence ne serait plus. « Bien plutôt veut-elle dire que l'homme déploie son essence de telle sorte qu'il est le « là », c'est-à- dire l'éclaircie de l' Etre. »2 Le Dasein n'est pas comme éclairé par une source lumineuse, il n'est pas un objet visé par « l'Ïil de l'Etre », de la sorte rendu « subtil » par l'écrasante potence de l'Etre. Il n'est pas non plus néantisé par le déploiement de sa relation à l'Etre (voir à ce sujet le commentaire du § 85). Bien au contraire, l'homme est lui-même le « là », la Lichtung dans son sens premier : la clairière, la percée de lumière. Le « da» indique le lieu où l'Etre s'éclaircit; se tenant en la Lichtung, l'homme n'est pas comme frappé de lumière3, mais plutôt il est sa profusion dans la clairière.

« Ce qui est essentiel, ce n'est pas l'homme, mais l'Etre comme dimension de l'extatique de l'ek-sistence. »4 L'homme reste présent dans ce qu'il y a d'essentiel comme terme de l'ek-sistence. Son humilité ne provient pas de la vanité de cette eksistence5, ni de sa volatilité devant l'inexpugnable vérité de l'Etre6, ni même de l'indigence logico-métaphysique dans laquelle se trouve la pensée aujourd'hui, mais

1 Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, p. 99.

2Lettre sur l'humanisme, §15.

3 Illumination mystique assez impropre à Heidegger.

4Lettre sur l'humanisme, §28.

5 Elle n'est pas vaine: cf. chapitre sur le possible.

6 Un penseur essentiel participe dans son dire de l'histoire de cette vérité.

du fait que « Précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement l 'Etre. »1 Sans Etre, pas de don, de revendication, de relation, d'ek-sistence, d'essence de l'homme : pas d'homme.

C'est le sens même de la dignité humaine qui prend le tournant de l'Ereignis. Car, au sens métaphysique, c'est «à l'avantage de l'homme, pour que brillent par son activité civilisation et culture »2 que son essence se voit gonflée de déterminations diverses Ð dépendantes alors de la civilisation et de la culture dans lesquelles navigue la pensée. Nous l'avons vu déjà: l'humanisme veut faire faire à l'homme ce que son pouvoir laisse deviner. Il s'inscrit toujours dans un mouvement progressiste dont les novations jalonnent à leur tour l'émergence de nouveaux possibles. L'inflation de ces possibles conditionnés par la technique s'appelle «l'arraisonnement ». L'essor de l'homme passe par celui de la société. Aussi, l'homme social se voit ainsi conférer une valeur dite essentielle: la civilité. Il n'est homme que pour autant qu'il s'adonne à l'humanité. Il n'est rien en dehors d'elle, et l'humanisme traitera toujours l'homme comme partie d'un tout. Rapporté à un ensemble, il n'est pas susceptible d' «authenticité » ou d' «inauthenticité» à titre individuel, ces termes n'impliquant « aucune différence morale-existentielle ou «anthropologique». Ils désignent cette relation «extatique» de l'essence de l'homme à la vérité de l 'Etre qui reste encore à penser avant toute autre chose, parce qu'elle est jusqu'ici demeurée celée à la philosophie. »3 Il n'est pas dit, en effet, que l'homme authentique soit en fait l'homme seul. Mais si l'on essaie de penser l'homme seul Ð en vue d'une ontologie fondamentale Ð nous en arrivons à des conclusions fort différentes.

Jamais, de fait, « la philosophie n'a-t-elle pensé l'homme isolément. Le zôon politikon, la créature faite à l'image de Dieu, le sujet porteur de sa propre loi, la loi morale Ð ces définitions de l'homme comme toutes les autres se réfèrent chaque fois à une totalité : celle de la polis, celle de la création, celle des objets soumis à des lois. La métaphysique situe l'homme dans sa relation à la totalité et à la mesure des choses; à plus forte raison quand elle prend son point de départ comme Spinoza dans cette totalité. La phénoménologie en saisissant l'homme comme être-au-monde Ð bien qu'elle pense le monde comme horizon ou réseau de relations et non comme totalité objective Ð ne fait que radicaliser l'approche métaphysique. Pour cette dernière, il n'y a pas là «un abîme de difficultés». Cet abîme ne s'ouvre que lorsque nous n'avons plus affaire à un concept purement ontique de l'homme. L'homme cesse d'être un étant dont on peut faire une étude séparée, cesse d'être l'objet de l'anthropologie, que l'on rangera ou non dans sa totalité. »4

Si rassemblement il devait y avoir, ce ne pourrait être sur le fondement d'une collectivité, mais sur celui de la solitude de l'homme, de sa finitude. La mise en commun n'est pas une vue pratique, une illumination politique, mais la solidarité nécessaire pour que l'homme Ð tous les hommes Ð déploie son essence en vue de son destin.

1Lettre sur l'humanisme, §29. 2Lettre sur l'humanisme, §19. 3Lettre sur l'humanisme, §25. 4 Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, éd. Million, p. 115.

36. L'ek-sistence n'est pas l'existentia (monde et univers environnant)

Dans la conférence Qu'est-ce que la métaphysique ? (Questions I, p. 35), Heidegger écrit : « L'homme seul existe. » « Seul l'homme meurt. » 1 Peut-on assigner à Heidegger un anthropocentrisme à ce point violent que la négligence du reste du vivant, de ce qui en l'homme même est organisme, fait de sa pensée la plus au-delàde-la-physique qui soit? Sommes-nous placés sur le domaine aride qui effraie et déroute?

Das « da» sein, être le « là », d'une part, et das Dasein, l'être-là, d'autre part, ne font qu'un. Si exister devait se comprendre comme la faculté d'être , l'ek-sistence fait de l'homme le même. Etre ne s'entend plus comme la présence d'un être à son milieu, mais comme celui qui se tient dans l'éclaircie de l'Etre. La divinité est plus proche de ce lieu, de l'homme, que toute autre chose (notamment étante). « Il pourrait sembler que l'essence du divin nous fût plus proche que cette réalité impénétrable des être vivants »2 Un fois encore, il est bon d'évoquer le Geviert de l'Etre qui donne comme s'éclairant l'un l'autre le ciel, la terre, les divins et les mortels. La cohésion des Quatre se donne comme « monde ». Dire: « là », c'est désigner tant l'homme que le sacré, c'est-à-dire, en définitive, l'Etre. Ce « là » est monde pour l'homme. Il est le ek en vue duquel sa - sistance west. L'énigme de l'Etre repose au (de-)là.

L'existentia, au contraire, place l'homme dans un univers environnant, au même titre que les autres êtres vivants. « Dans ce mot «univers environnant» se concentre bien plutôt toute l'énigme du vivant. » 3 Celle-ci repose dans l'étant. L'existentia est bien une réponse à la question de savoir si l'homme est réel ou non, mais ne permettra jamais de formuler un propos portant sur son essence, sur le langage, ou bien sur l'Etre. La stérilité de « l'Etre conçu comme actus et potentia, opposition qu'on identifie avec celle d'existentia et d'essentia »4, empêche de comprendre réalité et possible - la question de la réalité intéresse finalement assez peu Heidegger, qui ne s'applique pas à interroger ici le surgissement d'un étant parmi les autres, mais plutôt ce que sont une essence, l'homme et le monde. Rien ne recèle la possibilité de l'ek-sistence, elle n'est pas rendue possible par une quelconque actualisation - ce n'est pas même l'Etre qui rend l'ek-sistence possible, car sans l'ek - sistence il n'y aurait, à la rigueur, pas de possible possible.

La question charnière se situe au niveau de ce que l'on entend par « monde ». Si l'on considère ce monde comme la collection des étants, le milieu du vivant, le trait de l'humanité par excellence, le monde dont l'attribut premier est la réalité, le monde comme ce qui s'oppose au « céleste », au « spirituel », le monde comme le théâtre des causes et de leurs conséquences, le monde comme ce qui vise toute forme de communication, alors nous désignons en fait ce que Heidegger appelle « univers environnant ». Ce concept, loin d'être vide et facilement récusable, recouvre tout ce dans quoi évolue l'animalitas et les étants sous leur jour organique. Cet univers est celui des animaux et des hommes lorsqu'ils sont analysés en termes d'homo animalitas (leur versant mécanique tant au sens moteur qu'au sens logique du mot). Il est ce dans

1 Essais et Conférences, p. 235. 2Lettre sur l'humanisme, §15. 3Lettre sur l'humanisme, §15. 4Lettre sur l'humanisme, §3.

quoi la métaphysique a placé l'homme. A la merci d'une causalité systématique, cet
univers demande une Causa Prima qui, parce qu'elle s'intègre dans cet ordre causal,
est un étant, mais qui, pour autant, ne s'aliène pas dans le divers sensible, le périssable

1

donné matériel : cette cause première e st Dieu. Il est le Transcendant métaphysique incontestable (cf. la métaphysique comme onto-théologie). Mais nous sommes loin de la conception heideggérienne du monde que nous voyons rappelée au §62 de notre Lettre. L'être-au-monde n'est pas la présence d'un étant aux autres étants car «monde ne désigne absolument pas un étant ni aucun domaine de l'étant, mais l'ouverture de l'Etre. » Il est le « ek », «l'au-delà à l'intérieur de l'ek-sistence et pour elle.»

37. L'existentialisme est-il un humanisme ? (18 et 19)

L'humanisme n'est pas seulement une question sur l'essence de l'homme car il met aussi en jeu des notions telles que l'existence, l'agir, la pensée, le langage, etc. il n'est donc pas inutile de bien préciser ce que Heidegger entend par «ek-sistence» avant que ne commencent les révolutions humanistes. Le bref passage des § 18 et 19 est une condamnation sans détour de la lecture que Sartre aura pu faire de Heidegger. Le but n'est pas ici de montrer comment Sartre a pris ses distances par rapport à Heidegger2, mais plutôt comment c'est à tort qu'il s'en est réclamé. Heidegger connaît-il L'existentialisme est un humanisme (prononcé en 1945) lorsqu'il écrit sa Lettre sur l'humanisme (1946)? Il ne semble pas que ce soit le cas - il l'aurait sans doute mentionné. Toujours est-il qu'il y répond, ne serait-ce qu'en se fondant sur

L 'Etre et le Néant. Dans sa lettre à Jean Beaufret du 23 novembre 1945, il écrit: «Je
pressens, pour autant que j'aie pu m'en rendre compte depuis quelques semaines
seulement, dans la pensée des jeunes philosophes de France, un élan extraordinaire qui

1 Chez Saint Thomas, la métaphysique de l'être en tant qu'être culmine dans la distinction de l'essence et de l'existence qui comprend deux moments corrélatifs : d'une part chez l'Etre premier, identité absolue de l'essence et de l'être; de l'autre, chez tout sujet créé, composition d'essence (manière d'être) et d'être au sens d'acte participé. L'acte d'être est une perfection participée et, pour l'homme, un agir d'ordre essentiellement dynamique où l'intellect animateur se subordonne aux formes intelligibles qui viennent l'actuer.

2 Sartre contre la conception du Rien chez Heidegger : « Sans nul doute, Heidegger a raison de d'insister sur le fait que la négation tire son fondement du néant. Mais si le néant fonde la négation, c'est qu'il enveloppe en lui comme sa structure essentielle le non. Autrement dit, ce n'est pas comme vide indifférencié ou comme altérité qui ne se poserait pas comme altérité que le néant fonde la négation. Il fonde la négation comme acte parce qu'il est négation comme être » (L'Etre et le Néant, Paris, 1943, p. 46). Les limites relevées dans la pensée de ce dernier cachent mal les préjugés dont Sartre est encore la victime. «Heidegger voit bien que la réalité humaine, par qui les questions viennent au monde, a affaire au néant, qui se révèle à elle dans l'expérience de l'angoisse. Mais il n'a pourtant de cesse de voiler ce néant. C'est ainsi qu'il décrit le Dasein (existant humain) en termes pseudo-positifs, qui tous masquent l'agissement d'un négatif: Heidegger dira qu'il est « souci », qu'il est « êtredes-lointains », mais jamais que pour pouvoir se soucier, ou être soi à distance de soi, il doit ne pas être ce qu'il est, être ce qu'il n'est pas. Cette éclipse du négatif comme spécificité effective de l'homme ouvre la voie à une conception contemplative et quasi théologique de la pensée, où la « question de l'Etre » ne renvoie pas à une activité du Dasein, mais à l'élection que lui dispense l'Etre, et grâce à laquelle il lui est donné de pouvoir se mettre attentivement à Son écoute. Sartre, lui, insiste au contraire sur le pouvoir de rupture actif et résolument anthropologique qui anime la question: « Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l'isole, Descartes, après les stoïciens, lui a donné un nom : c'est la liberté. » (in L 'Etre et le Néant , p. 59) » (in Gradus Philosophique, p. 680-681). Pour ce qui est de « l'éclipse du négatif» et « l'agissement d'un négatif», nous renvoyons au commentaire des §85 et suivants ; la « conception contemplative » et « activité du Dasein » à l'analyse de l'agir que nous avons déjà donnée; «quasi théologique » à ce que nous venons de dire dans le paragraphe précédent; «la liberté» au commentaire des §82, 6 et suivants: «La liberté contractuelle », ainsi qu'aux diverses rétrospectives historiques touchant bien souvent à cette notion.

montre bien qu'en ce domaine une révolution se prépare. » 1 Mais le cas Sartre se résume à une révolution dans un verre d'eau. La seule digne de ce nom concernerait la métaphysique prise dans son ensemble.

L'existence, au sens où Sartre l'entend, est résolument réelle, en situation. LÕon pourrait aller jusqu'à dire que le seul rapport quÕelle (et non pas la réalité-humaine) entretient avec lÕEtre se joue par l'entremise de l'essence, laquelle n'est pleinement essentielle qu'au jour où s'éteint l'existence, c'est-à-dire la mort. Que reste-t-il donc dÕontico-ontologique dans ce concept d'existence?

L'homme est responsable de son essence, de ce que devient l'homme. Cette responsabilité résonne comme le souvenir du « souci de... », du « souci pour... » chez Heidegger, dans la mesure où l'homme se porte garant du déploiement - il s'agit du déploiement d'une chose en son essence chez Heidegger, et du déploiement d'une existence en vue de lÕes sence chez Sartre. Cette responsabilité revêt nécessairement un tour éthico-politique puisque seule l'action signale son effectuation. L'angoisse, chez Sartre, est toujours liée à un choix: «elle fait partie de l'action même.» C'est parce que mon essence est impliquée, et avec elle celle de tous les hommes, que je m'angoisse. Elle fait retour sur l'être que je suis et dont l'ipséité est en question. Le Dasein a à être dans un monde qui est lui-même contingent dans son être. Sartre tient que la puissance du néant dont l'angoisse témoigne ne peut pas lui être attribuée comme si c'était un corrélat intentionnel de la transcendance elle-même. De plus, comment, dans le cadre heideggérien, rendre compte de la relation entre le néant tel qu'il se manifeste dans l'angoisse et ces « petits lacs de non-être que nous rencontrons à chaque instants au sein de l'être »?2 Sartre vise ici les négations telles qu'elles se rencontrent dans le monde: «Faut-il vraiment dépasser le monde vers le néant et revenir ensuite jusqu'à l'être pour fonder ces jugements quotidiens ? » 3 Mais sÕil nÕy a pas de nature humaine4, pas non plus de morale générale5, quelle vie vise la somme de mes actes ? Pour-quoi, si tout reste à faire, devrai-je m'angoisser? La peur de rater sa vie peut-elle fonder une ontologie dont Sartre se réclame et qu'il pense même parvenir à enrichir avec de pareilles idées? Le projet originel de Sartre ne s'ordonne pas à la mort comme c'est le cas de l'être-pour-la-mort de Heidegger, et l'angoisse s'adresse à la liberté - on pourrait parler d'être -pour-la-vie. La mort est considérée comme un fait qui n'influence pas primordialement l'existence. Aucun destin ne lie la vie à la mort. A coup sûr le renversement du rapport de l'existence à l'essence n'aura-t-il pas tiré la métaphysique du destin dans lequel lÕEtre est pris. Le fond impulsif qu'est le projet originel chez Sartre ne comporte rien qui permette à l'homme d'entretenir avec lÕEtre quelque relation que ce soit (la revendication amoureuse). L'existence ainsi comprise interdit l'engagement de lÕEtre.

«Sur ce plan où il y a seulement des hommes »6, le projet originel crée l'homme, création au sens presque ouvrier que Sartre veut lui donner7. Il s'agit dÕun

1Q.III.p. 130

2 L'Etre et le néant , p. 55.

3 Ibid.

4 L'existentialisme est un Humanisme, p. 49.

5Ibid. p. 46.

6Lettre sur l'humanisme, §29.

7 Dans une revue en ligne du nom de Sens Public (2ème numéro), Gérard Wormser tente de réhabiliter l'entreprise sartrienne et note: «La seule phrase de Sartre citée par Heidegger, extraite de L'existentialisme est un

véritable travail sur l'homme (comme la matérialisme et l'action de l'homme sur la nature). Mais de cette nature, du travail et de la création ainsi supposés, Sartre ne retient que les hommes. Une telle conception de l'existence, si elle pense redonner à l'homme une place centrale, l'isole en vérité de lui-même (de son essence à laquelle il n'accèdera pour ainsi dire jamais). Le projet extatique, au contraire, le place directement dans cette harmonie qui l'amène à penser que l'Etre est. «Mais ce projet ne crée pas l'Etre. » 1 L'homme ne crée rien, il découvre. La vérité de l'Etre, tout comme les vérités éternelles et donc préexistantes chez Platon, n'est pas le fruit de recherches protocolaires (où le résultat est construit de toutes pièces par l'outillage, et s'en trouve plus l'expression qu'une vérité inconditionnée et inconditionnelle - elle

2

relève quasiment du sophisme) . A ce titre le projet n'est pas à l'initiative de l'homme, mais pro-vient (ent) l'Etre. 3

du jet ( Wurf ) deL'homme est jeté dans le projeter par (pro) l'Etre. L'Etre destine, et l'homme projette. Mais ce projet ne varie pas d'un individu à un autre car, de nature extatique, il est l'essence de l'homme. L'on ne choisit pas l'ek-sistence - si c'était

le cas nous devrions également choisir ses moyens et méthodes, et la rendrions protocolaire. Nous ne choisissons pas notre ek-sistence.

L'humilité à laquelle nous invite Heidegger est en vérité bien plus active que l'action selon Sartre, le délaissement et l'angoisse bien plus wesentlich que ce que Sartre leur donne de conséquences sur l'existence. Il s'agit visiblement d'un contresens sur le mot Dasein, que Sartre comprend comme «me voilà!» plus que comme «être-le-là» ou « réalité humaine »4. Il écrit à la page 37 de L'existentialisme est un humanisme : « Lorsqu'on parle de délaissement, express ion chère à Heidegger, nous voulons dire seulement que Dieu n'existe pas. » Le délaissement chez Heidegger ne se résume pas à l'absence de Dieu, c'est une évidence - le destin de l'Oubli de l'Etre ne commence pas avec « Dieu est mort ». Par ailleurs, lorsque Heidegger écrit que Dieu n'existe pas, il indique par là que Dieu ne se tient pas dans l'instance extatique de l'ouverture de l'Etre; non pas qu'il n'est pas de notre monde, bien au contraire - il est, et cela bien plus que ce que l'on ose s'imaginer, et sous des formes bien différentes que celles, folkloriques, données par la canonique chrétienne. Dieu entre dans la métaphysique aux dépends d'auteurs tels Sartre trop heureux de sauter sur cette aubaine nietzschéenne... Et Heidegger de s'élever contre l'utilisation abusive

humanisme, se ré duit au constat selon lequel «nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes », situé dans un contexte évoquant non pas l'ontologie phénoménologique de Sartre, mais se contentant d'expliciter du point de vue de la conscience commune l'attitude interrogative, dubitative, adoptée par la pensée existentielle, par exemple chez Dostoïevski. Heidegger semble donc lire Sartre à travers cette conférence mineure plutôt que dans son exposé principal, qui est sur de nombreux points assez parallèle à celui de Heidegger. Quand ce dernier déclare en 1946 que « l'être vivant est probablement pour nous le plus difficile à penser », parce qu'il est doté d'une Umgebung, d'un univers environnant « sans être jamais librement situé dans l'éclaircie de l'Etre » (L 'Etre et le Néant, p.65), Sartre pourrait aisément se reconnaître.»

On peut lire dans le même article ceci: «Gadamer disait en 1987 à Francfort, au cours d'un vibrant hommage à la pensée de Sartre, que Heidegger n'avait pas lu ce dernier, et lui avait offert sans en avoir coupé plus de quelques pages, l'exemplaire de L 'Etre et le Néant qui lui avait été adressé... et sur lequel il avait calé. »

1 Lettre sur l'humanisme, §33.

2 Cf. §1 «L'élément des sciences et l'expérience. »

3 Peut-on se permettre la compara ison : Mozart, dans ses moments d'inspiration, se sent comme envahi d'évidences qu'il ne s'agit plus alors que de retranscrire le plus fidèlement. Il ne se creuse pas douloureusement, c'est la musique qui vient à lui. Elle se pro-pose et Mozart se trouve jeté dans le projet de l'écrire par sa

«vérité » même.

4Lettre à Jean Beaufret du 23 novembre 1945, in Q. III., p. 130.

de son nom figurant là comme force de vente, argument publicitaire! Car la divinité touche en son fond lÕek-sistence en tant que le Heile est le extatique du Dasein. Qu'il est facile de s'écrier que «Dieu est mort» lorsque n'est pas encore pensée l'essence du sacré !

Lorsque Heidegger écrit: «La «substance» de l'homme est l'existence »1, c'est l'occasion pour lui de s'apercevoir du danger des auteurs ayant le sens de la formule. C'est d'ailleurs pourquoi nous écrivons toujours, dans notre présente étude, «eksistence» lorsqu'il s'agit de lÕin-stance extatique dans la vérité de lÕEtre, et « existence » lorsqu'elle est comprise comme du couple esse existentia-esse essentia. De même, « substance » est entre guillemets dans les formules de Sein und Zeit, et cela pour bien indiquer qu'il s'agit d'une réduction abusive, pour les besoins de la formule, d'une expression plus longue (et donc moins percutante): «la manière selon laquelle l'homme dans sa propre essence est présent à lÕEtre. » De tels énoncés mérites toujours une traduction; c'est l'objet de cette Lettre, et une manière pour Heidegger de se repentir d'avoir usé de son sens de la formule. La formule est comme un piège qui cherche à capter l'attention du lecteur, mais qui l'égare en fait sur les routes de l'inattention. Notons que l'effort entrepris par Heidegger sur la langue s'explique par ce type de méprise ; dès lors qu'on emploie des mots courants (trop courants), lÕon s'expose à la radicalisation publicitaire que le langage effectue sur lui-même, et comme «malgré lui ». C'est afin lui de préserver son innocence que Heidegger puise dans les ressources de la langue allemande et crée de nouveaux mots; ils n'ont pas de «contre » au sens qu'il leur donne.

«Das «WesenÓ des Daseins liegt in seiner Existenz. »2 Une fois remplacé le mot « Existenz », se trouve disculpée la pensée heideggérienne de tout existentialisme. Cette philosophie voudrait, si on la transposait avec le vocabulaire propre à Heidegger, que lÕin-stance extatique dans la vérité de lÕEtre précède l'essence du Dasein, c'est-à- dire la présence à lÕEtre dans son ouverture. Nous voyons bien comment lÕun ne peut précéder l'autre, l'idée de présence rendant impossible l'opposition traditionnelle entre esse existentia et esse essentia . Bien sûr le verbe « liegen » (reposer, résider, mais plus généralement être placé, être situé) n'indique pas l'identité (essence=existence) ; mais si la relation de l'homme à lÕEtre (ek-sistence), et celle de lÕEtre à l'essence de l'homme, s'effectuent par la pensée (essence de l'homme), le langage (maison de lÕEtre et abri de l'homme3)4

stigmatise leur indissoluble con-commitance . L'essence de l'homme ne se déploie pas dans l'exercice répété de lÕek-sistence. Ce n'est pas toutes les fois que j Õek-siste que je me rapproche un peu plus de mon essence déployée. A supposer que la pensée se tienne dans l'éclaircie de la vérité de lÕEtre, état de lieu pour le moins improbable aujourd'hui, et à supposer que je sois un dépositaire de cette pensée, que ce soit par ma bouche que sorte le silence de la langue ciselée de la vérité de lÕEtre, mon essence ne sÕen trouverait pas essentiellement modifiée. Ce ne serait pas non plus une conséquence sur le déploiement de mon essence qui s'est déjà,

1Sein und Zeit, p.42, 117, 212, 314, etc.

2 Sein undZeit, p. 42, etc.

3 Cf. « liegen» au sens de résider.

4Nous utilisons ce mot en mesurant le risque qu'il présente ; mais si c'est un acte que lÕon commet, que l'essence de l'agir est l'accomplir, et que accomplir signifie : déployer une chose dans la plénitude de son essence, nous nous permettrons l'emploi de ce mot. Mais ce quÕil indique d'important ici, c'est l'impossibilité pour lÕek -sistence de précéder l'essence du Dasein.

ce faisant, déployée. LÕek-stase ne cause ni n'est causée. De même que dans un espace euclidien deux droites parallèles jamais ne se rencontreront, de même jamais l'essence de l'homme et lÕek-sistence ne vont-elles inter-agir l'une sur l'autre. Elles vont, ensemble, suivant un destin commun, et l'une serait impensable sans l'autre (car c'est leur destin qui est pensé).

L'essence de l'homme repose dans la relation que ce dernier entretient avec lÕEtre: elle ne peut pas plus avoir de relation avec lÕEtre quÕavec elle-même - une pareille chose supposerait un dédoublement, un sortir de soi que n'effectue pas le « ek» de lÕek-sistance. C'est le Dasein qui se tient dans le , non pas son essence qui s'est fait autre. De même n'est -il pas aisé de demander comment lÕEtre se rapporte à lÕek-sistence1 : parce que celle-ci est un rapport, son rapport à lÕEtre sera également un rapport à un rapport. Le rapport de lÕEtre à lÕek-sistence est lÕEtre lui-même en tant qu'il rap-porte à soi2 lÕek-sistence, et la ramène à soi3 au sein de l'étant. LÕEtre ne se mêle pas d'étant. Il n'entretient de rapport qu'avec le rapport entre lui-même et l'étant remarquable. Parce qu'il est lÕun des termes du rapport qu'est lÕek-sistence, lÕEtre ne peut se rapporter à lÕek -sistence qu'en se rapportant à lui en même temps qu'au Dasein. C'est parce que lÕEtre a un rapport à lÕek-sistence qu'il se destine lui-même (sans quoi il ne pourrait se viser). C'est parce que lÕEtre a un rapport à lÕek-sistence que l'homme le soutient extatiquement, c'est-à-dire l'assume dans le souci.

L'essence du-là4, c'est d'être 5. Le seul rapport qu'entretiennent l'essence et lÕEtre repose dans le . L'essence du Da-sein, c'est lÕek-sistence. Da, ek, et in peuvent, dans certains contextes, se valoir. Nous pourrions fort bien rencontrer le mot da-sistence, par exemple. LÕek- et lÕin-sistance y trouveraient la conjointure que Heidegger cherche à leur donner.

L'existentialisme se base sur une conception très limitée de l'existence dont l'étante quotidienneté ne place jamais la pensée dans son élément, l'homme dans son essence. « Ce qu'on appelle «existence privée» n'est toutefois pas encore l'essentiel, le libre être-homme. »6 Partant, les conceptions de l'homme, de son humanité, de sa dignité, de sa liberté sÕen trouvent également erronées. Qu'il s'agisse d'humanisme ou bien de toute autre chose, ce qui se fonde sur la proposition «l'existence précède l'essence» est comme irrecevable. SÕil s'agit bien pour Sartre de découvrir la liberté humaine à laquelle m'accule le projet originel de mon existence, si je contribue par mes choix à mon essence et celle de l'homme en général, alors nous avons bien affaire à un humanisme, mais un humanisme dans le sens où le mot même ne doit pas être maintenu, un humanisme métaphysique participant lui aussi à l'histoire de l'oubli de lÕEtre. DÕun point de départ métaphysique, tout sera en chaîne métaphysique. Nous ne dirons donc pas que l'existentialisme n'est pas humaniste, car nous utiliserions deux

1Lettre sur l'humanisme, §24.

2LÕEtre.

3 LÕek-sistence.

4 Traduction proposée par Heidegger, Q. III, p. 130: le-là. L'essence de le-là, en français correct du-là. Nous gardons le u en italique pour rappeler qu'il s'agit toujours ici du Dasein et non seulement du da. Le trait d'union va dans le même sens.

5 Se tenir dans l'éclaircie de lÕEtre.

6Lettre sur l'humanisme, §4.

champs lexicaux différents. Ce serait utiliser le mot existentialisme au sens de Sartre, et le mot humanisme au sens où Heidegger l'entend (ou ne l'entend pas...). Or Heidegger renonce à l'emploi justifié de ce mot, et le déchoie donc ainsi à ses tenants - tel Sartre. Lorsque nous disons «humanisme », ce ne peut être que dÕun point de vue métaphysique, jamais de son dépassement, et il n'est que trop vrai que l'existentialisme est un humanisme. Mais, ce disant, lÕek-sistence et lÕhomo humanitas restent encore impensés. L'existentialisme, parce qu'il est métaphysique, ne peut être qu'un humanisme, et réciproquement. C'est pourquoi Heidegger ne dit pas que telle philosophie n'est pas un humanisme véritable (il faudrait alors lui donner une définition), mais il demande si le mot même doit être maintenu.

38. La théologie

Dans Identité et Différence (1957) se trouve un chapitre sur la constitution onto - théologique de la métaphysique faisant échos à la conférence de 1929, Qu'est -ce que la métaphysique? Heidegger y décrit la métaphysique comme ontologie et théologie dans la mesure où celles-ci «sont des «logiesÓ pour autant qu'elles approfondissent l'étant comme tel et qu'elles le fondent en raison dans le Tout. » 1 «La métaphysique pense l'être de l'étant aussi bien dans l'unité approfondissante de ce qu'il y a de plus universel, c'est-à-dire de ce qui est également valable partout, que dans l'unité, fondatrice en raison, de la totalité, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus haut et qui domine tout. Ainsi d'avance l'être de l'étant est pensé comme le fond qui fonde. »2

L'essence, ainsi cantonnée à l'étant, ne peut être déterminée à partir de lÕEtre, mais seulement à partir de lÕesse essentiae ou l'esse existentiae. La métaphysique est théo-logique non pas parce qu'elle intègre Dieu dans le rapport quÕelle établit à l'étant - une métaphysique peut être athée - mais parce qu'elle vise la totalité de l'étant dans son unité, «laquelle unit en sa qualité de fond producteur. » 3 La philosophie, jusqu'alors toujours métaphysique, trouve là le fond encore impensé de son unité, de son homogénéité. Alors seulement se produit l'entrée de Dieu dans la philosophie: «le propos essentiel de la pensée, l'être comme fond (...) se présente à nous comme la Chose primordiale, la causa prima, (...) causa sui . C'est là nommer le concept métaphysique de Dieu. »4

C'est avec raison que Heidegger se défend sur-le-champ d'une interprétation théologique de sa pensée lorsqu'il écrit que «la pire méprise serait de vouloir expliquer cette proposition sur l'essence ek-sistante de lÕhomm e comme si elle était la transposition sécularisée et appliquée à l'homme d'une pensée de la théologie chrétienne sur Dieu (Deus est suum esse) ; car lÕek-sistence n'est pas plus la réalisation d'une essence, qu'elle ne produit ni ne pose elle-même la catégorie de l'essence. »5 LÕEtre, contre toute apparence, ne signe pas l'entrée de Dieu dans la pensée heideggérienne. Pourquoi? Parce qu'il n'est pas le fond qui fonde tout6 - la question de la relation de lÕEtre à la chose ou à l'essence d'une chose reste absente et lÕEtre nÕy

1Q.I.p.293.

2 Q. I. p. 292.

3 Q. I. p. 289.

4 Q. I. p. 294.

5Lettre sur l'humanisme, §16.

6 Lettre sur l'humanisme, §22.

trouve donc pas de place fondatrice. Il n'est pas la urspr·ngliche Sache de l'étant pris dans sa totalité. LÕek-sistence ne pose pas la catégorie de l'essence car son caractère remarquable, unique, ne permet aucune «traduction» pour les autres étants dont l'essence ne saurait consister en la relation entre les termes de la différence ontologique. C'est la différence entre la différence ontologique d'une part, et la différence entre l'être et son étant ou l'étant et son être, d'autre part, différences ne se faisant nullement échos l'une à l'autre, qui empêche à lÕEtre d'étendre son empire sur l'étant comme une onto-théo-logie seule peut le faire. Le §64 dit quÕ « avec la détermination existentiale de l'essence de l'homme, rien n'est encore décidé de lÕ « existence de Dieu» ou de son « non-être », pas plus que de la possibilité ou de l'impossibilité des dieux. Il est donc non seulement précipité, mais erroné dans sa démarche même, de prétendre que l'interprétation de l'essence de lÕhomme à partir de la relation de cette essence à la vérité de lÕEtre est un athéisme. » De même : « Le dieu vit-il ou reste-t-il mort? NÕen décident ni la religiosité des hommes ni, encore moins, les aspirations théologiques de la philosophie et des sciences de la nature. Si dieu est dieu, il advient à partir de la constellation de lÕEtre et à l'intérieur de celle-ci. »1

Que Heidegger s'abstienne de juger de l'existence de Dieu ne l'engage sur aucun sentier religieux, mais laisse ouverte la voie d'une pensée du sacré, préalable à toute considération religieuse. Le premier problème que Heidegger dérive de l'absence de pensée véritable de l'essence du sacré, c'est l'accession de Dieu au statut de valeur (« la plus haute valeur»; c'est là « dégrader l'essence de Dieu. », §61). Chercher à déterminer une existence de Dieu, c'est le ranger parmi les étants, c'est-à-dire faire preuve de cela même que l'athéisme désigne. Heidegger se montre beaucoup moins athée que ceux qui lui en font le reproche.

Si le Dasein était exemplaire à l'époque de Sein und Zeit, il a subi les affres du Tournant pour finalement se retrouver isolé. De fait, « L'homme seul existe. (É) Dieu est, mais il n'existe pas. » 2 L'existence, nous l'avons dit déjà, n'est pas un prédicat

3

portant sur l a réalité d'une chose, mais ce lieu où réside l'essence du Dasein . Non plus le «est» n'indique-t-il la réalité d'une chose. Tout au plus lÕétantité peut-elle faire sens, la question de la réalité ayant perdu toute philosophique 4

pertinence . Car là

où le mot ne faillit pas, la chose est5. Dieu (nom que prend la divinité chez les Chrétiens), au même titre que toutes choses du monde, se trouve exclu de ce mode de lÕEtre particulier; il ne se tient pas ouvert pour l'ouverture de lÕEtre, il ne sÕy tient pas. Dieu ne peut pas se laisser revendiquer par lÕEtre sans quoi il ne serait pas l'instance suprême. Il n'est pas non plus ce vers quoi s'ouvre le ek, car il entretiendrait alors une relation privilégiée avec un étant particulier, relation incompatible à son rôle quant à la totalité et à l'unité de l'étant. C'est ce point précis qui empêche la pensée de Heidegger d'être considérée comme théologie - l'étant ne pouvant être ramené à une unité en raison de l'essentielle et donc indéfectible différence entre lÕhomme et les autres choses du monde - et qui empêche toute onto-théologie de penser lÕEtre.

1Le Tournant, Q.IV, p. 320.

2Q.I.p.35.

3 Sein undZeit, p. 42.

4 Heidegger éclaire le sens que la tradition métaphysique donne au mot existentia § 19 en indiquant entre parenthèses : réalité. Le mot existence une fois redéfini par l'auteur rend très secondaire la notion de réalité. 5Acheminement vers la parole, p. 146.

Si c'est ce théologie qu'il s'agit, alors peut-être faut-il la laisser s'exprimer. Nous prendrons comme ambassadeur de la chrétienté saint Augustin (354-430), dont les Confessions semblent correspondre à l'idée que Heidegger se fait d'elle lorsqu'il écrit que « Le chrétien voit l'humanité de l'homme, l'humanitas de l'homo, dans sa délimitation par rapport à la deitas. Sur le plan du salut, l'homme est homme comme «enfant de Dieu», qui perçoit l'appel du Père dans le Christ et y répond. L'homme n'est pas de ce monde, en tant que le «monde», pensé sur le mode platonicothéorétique, n'est qu'un passage transitoire vers l'au-delà. » 1 L'article d'Isabelle Bochet publié dans le Gradus Philosophique explique que, pour Augustin «La condition actuelle de l'homme est une condition d'errance : il se disperse et s'aliène dans le sensible, il se méconnaît lui-même et ignore Dieu, il éprouve une insatisfaction que rien ne peut combler.» Augustin, se remémorant le vol des poires (livre II, chap.VI, 12), refuse qu'on puisse faire le mal pour le mal : les vices sont des imitations imparfaites des perfections de Dieu. «Tous, ils t'imitent de manière perverse. » Dans le vol, c'est l'affirmation d'une liberté souveraine qui est recherchée. L'on parodie la liberté de Dieu, qui n'est soumis à aucune

loi extérieure à lui (livre II, chap. VII, 14). L'on cherche à affirmer sa liberté en transgressant les lois divines à l'instar d'Adam en mangeant le fruit défendu. L'homme découvre par là qu'il n'est pas naturellement soumis aux lois, mais que sa liberté ne parvient à exister qu'en prenant le contre -pied de l'obéissance. La liberté humaine est faite pour Dieu. L'homme «fait comme s'il pouvait se suffire, alors qu'il ne peut se suffire que de Dieu. Il en résulte une aliénation progressive: en projetant l'infini de son désir sur le fini, l'homme enchaîne sa liberté au créé et devient esclave de la passion. La dispersion dans le sensible le rend à son tour incapable de connaître sa vraie nature et d'avoir de Dieu une idée juste. [É] La grâce est la présence de Dieu, présence aimante qui n'abandonne jamais l'homme. [É] L'initiative divine est toujours première, mais elle sollicite une réponse libre, la foi par laquelle l'homme adhère à la vérité révélée et se conforme à la volonté divine.»

La parenté entre ce qui vient d'être exposé et la pensée heideggérienne ne doit pas laisser le lecteur se méprendre. Il ne serait pas suffisamment pertinent de démontrer qu'il ne s'agit pas, chez Heidegger, de religion. Le participe présent de la présence «aimante» de Dieu (saint Augustin) que nous avons analysé déjà chez Heidegger au sujet de «la force tranquille du pouvoir aimant»; les notions d'appel et de réponse; l'idée suivant laquelle la grâce est ce qui rend à l'homme son librearbitre2; le triomphe de l'homme sur l'attachement désordonné aux créatures qui l'avait enchaîné; l'homme à nouveau ordonné à sa fin transcendante... En vocabulaire heideggérien, on y reconnaîtrait, en un mot, le déploiement de l'homme en son essence, c'est -à-dire précisément l'objet de la lettre que nous étudions présentement et, d'une manière plus générale, le projet qui parcourt l'ensemble du travail de Heidegger.

1 Sommes-nous tentés d'établir un parallèle entre, d'une part, cette idée que l'homme n'appartient pas au monde transitoire qu'est son passage sur Terre car cette collection d'étants n'est pas monde à proprement parler et, d'autre part, la distinction effectuée par Heidegger entre monde et univers environnant? Certes, ces deux attitudes sont-elles le signe d'une sorte de méfiance vis-à-vis de l'existence et de la vanité de la condition humaine. Mais, à la vérité, la Transcendance vers l'au-delà n'est qu'une représentation théorique de ce qui, par défaut, doit être bon, une terre pour le Souvera in Bien dont l'existence ne peut se limiter à ses manifestations humaines. Au contraire, le monde de Heidegger n'est pas transcendant à l'univers environnant, et il n'entre pas avec lui dans un rapport de corrélation. Il n'y a pas de continuité entre ces deux plans tout à fait distincts. Le premier relève de l'ek -sistence, le second de l'existence (au sens sartrien).

2Saint Augustin, Les Confessions, IX, 1.

De même la fascination pour le langage poétique de Heidegger n'est -elle pas étrangère à l'emploi de la métaphore et de la fable dans les écrits bibliques. Mais, comme nous le verrons dans le commentaire des § 64 et suivants, «rien n'est décidé de « l'existence de Dieu », ou de son « non-être », pas plus que de la possibilité des dieux.» Si Heidegger ne pose pas la question de Dieu, c'est parce que, méthodologiquement, nous n'en sommes pas encore arrivés là. Saint Augustin n'aura pas pu penser et dire ce que doit nommer le mot « Dieu » car il ne comprend ni l'essence de la divinité, ni celle du sacré, ni celle de l'Etre. Son entreprise est toute métaphysique, et intéresse l'étant (les Confessions sont une autobiographie, ne l'oublions pas) plus qu'elle ne questionne l'Etre. C'est en cela que cette philosophie sera humaniste : le souci est réel (au sens latin: res), et la réinstauration de l'homme dans son essence relève de la morale (vertus et salut), de l'action. Nous disions qu'il ne serait pas suffisamment pertinent de démontrer qu'il ne s'agit pas, chez Heidegger, de religion, cette dernière n'étant qu'une partie de ce qui est en phase d'être dépassé: la métaphysique. Ce n'est pas le fait religieux en lui-même qui pose problème, mais le fait que l'essence de l'homme y soit déterminée métaphysiquement. Comme nous l'avons vu déjà, l'homme ne retrouve ici sa dignité et sa liberté qu'en se soumettant à un ordre qui le transcende en tant qu'individu. Par contre, et nous examinerons prochainement cette question, le sacré (Heile) constitue une pièce centrale de l'énigme de l'Etre, et son essence préthéologique ne laisse d'être à-penser. Le sacré destine, et nous verrons qu'en ce destin reposent la ruine et la grâce. Ce grand mouvement de « restitution» à l'homme de ce qui lui est primordialement dû constitue le paradigme humaniste. L'homme s'est égaré dans la quotidienneté, et son fond le plus propre doit lui être restitué. Un amour de soi (par Dieu ou bien par l'humanité) termine la boucle de la culture à la nature. C'est de cette dernière que Heidegger cherche à se libérer.

VI. L'heur et l'infortune de l'existence

«C'est en vain, ô hommes, que vous cherchez dans vous-mêmes les remèdes à vos misères.» Pascal, Apologie de la religion chrétienne

39.L'assujétion après la mort de Dieu«

« On a exigé aussi de la philosophie qu'elle ne se contente plus d'interpréter le monde et de se perdre en spéculations abstraites; il s'agirait, au contraire, de transformer le monde. Toutefois la transformation du monde ainsi évoquée suppose d'abord que la pensée se modifie. » 1 Y parvient-elle en tentant d'attaquer le fondement de ce qui, en elle, la constitue comme onto-théologie, à savoir la foi en Dieu - au profit des moyens de productions humains, par exemple? La pensée s'est-elle rapprochée de la possibilité du dire de la vérité de l'Etre, ou bien l'absence de la divinité a-t-elle

1 La thèse de Kant sur l 'Etre, Q. II, p. 379. Heidegger ne parle pas ici de théologie, mais nous détournons délibérément le sens du texte pour l'insérer dans le contexte de l'absence de Dieu. Nous verrons que les conclusions seront les mêmes, à savoir que la manière dont la pensée se modifie n'est pas moins abstraite (ici: qu'elle n'est pas moins théologique).

consacré la philosophie comme onto-théologie finie? Si l'humanisme vise à rendre libre l'homme, il n'est pas inopportun de demander de quoi il doit se libérer, si c'est d'abord de Dieu, ou bien autre chose encore.

Si la tendance est à l'affranchissement, elle recouvre cependant une forme d'assujétion à un autre pouvoir - ne serait-ce que celui de l'homme lui-même. Dans les premiers élans humanistes, nous avons vu comment, l'autorité des Anciens faisant foi, l'ordre nouveau devait s'agencer, et ce dans le respect de la chrétienté (par exemple). Invoquer un humanisme chrétien ou marxiste revient à lier le sort de

1

l'homme à ce qui n'est pas strictement humain, à le relativiser, à l'aliéner de nouveau ,

2

à masquer une contradiction par de nouvelles mythologies . La dignité de l'homme ne se peut se trouver qu'au coeur même de l'assujétion, thème que l'on reconnaît chez Heidegger3. Quoiqu'il en soit, l'humanisme recèle une contradiction interne qui mène inévitablement ses tenants à la déroute de leur système.

A terme, l'humanisme ne peut conduire qu'au blasphème suprême, la négation de Dieu, principe d'une renaissance du discours, d'une reconquête de soi, et pas seulement: il conduit à la destruction future du nouvel ordre qu'il établit. Un humanisme dispose justement de ce contre quoi un humanisme prochain pourra se nourrir: cette rébellion crispée est par essence transitoire et, du coup, ne contient pas de pensée véritable de l'essence de l'homme, mais seulement des dispositions politiques dites «d'opportunité ». L'humanisme n'est, tout au plus, qu'une doctrine morale destinée à supporter l'histoire de l'homme dans ses activités les moins essentielles - les plus techniques.

L'homme, assuré de son existence, inséré dans la réalité de son monde et de son histoire, revenu de l'aliénation religieuse, est redonné à lui-même. La « mort de Dieu» signifie la naissance de l'homme (naissance tardive puisque la Renaissance s'efforçait encore de concilier Dieu avec les nouvelles doléances de l'humanité). En rigueur, l'humanisme est système de l'homme seul brisant tout lien de parenté avec la nature

4

comme avec Dieu. L'homme ne fait pas nombre avec d'autres êtres , il ne s'inscrit pas dans une hiérarchie mais, de par son autarcie absolue, il est sa propre origine et sa propre fin. C'est pourquoi l'humanisme ne peut définir l'homme que par sa liberté radicale, par l'invention de soi. Absolument isolé dans sa parfaite insularité, l'homme est son propre absolu, sa toute grande indépendance. A l'image du Dieu inaccessible et privé d'essence, il échappe aux prises du discours et demeure étranger à ce qui n'est pas lui. Il est vrai que l'homme est multiple et que chacun diffère de chacun.

Mais ces

1 L'on s'aliène à ce qui n'est pas soi, à ce qui nous est étranger et nous fascine. En témoigne la fascination pour le voyage. Le voyage est l'aliénation délibérée à des conditions qui ne sont pas les nôtres.

2 Claude Bruaire, «Absolu et humanisme », in Encyclopédie Universalis.

3 Qu'appelle-t-on penser ?, p. 111 : «Par la hiérarchie, dans une signification essentielle et non pas au simple sens d'une réglementation quelconque qui classifie les données existantes, Nietzsche entend la Mesure qui fait que les hommes ne sont pas pareils, que tous n'ont pas les mêmes dons ni les mêmes droit pour toute chose, et que tout le monde ne peut pas s'ériger dans sa jugeote banale en juge de toute chose. »

4 Heidegger combat également cette idée suivant laquelle l'homme ne serait qu'un étant parmi les autres lorsqu'il critique le point de départ de l'animal rationale, mais il le fait dans une perspective qui ne peut relever de l'humanisme. En effet, la dignité de l'homme ne provient pas de sa « supériorité » par rapport aux autres étants, la différence étant abyssale, ne permettant même pas de comparer l'être d'une plante à celui d'un homme. Chez Heidegger, l'homme ne se « distingue » pas des autres êtres au sens où tel sportif pourrait se distinguer lors de telle compétition. Ce n'est pas à chaque fois qu'il parle que l'homme s'affirme comme supérieur aux autres étants, il n'a rien à prouver mais plutôt l'inverse (laisser l'Etre faire « la preuve de l'homme »). Dans la conférence Qu'est -ce que la métaphysique? (Questions I, p. 35), Heidegger écrit: «L'homme seul existe.»

différences relèvent de la biologie ou d'une psychologie traitant l'homme comme une chose: elles sont extérieures et apparentes. La vérité de la liberté est l'indifférence de l'Unique. L'humanisme s'abreuve de narcissisme; ce qu'il y risque, cÕest de se mordre la queue.

40. Malheur et liberté (8)

L' humanisme est avant tout la plongée dans le scandale de l'agir humain, la juste répartie aux vils comportements de l'homme - avant que d'être la visée dÕun Bien suprême. A toute mise en oeuvre précède le constat d'une urgence, celle-là même qui met Heidegger sur la voie de la pensée de lÕEtre. Mais, si l'enjeu demeure toujours le même, tel n'est pas nécessairement le jeu de l'humanisme. Le «barbare » ne sera pas le même suivant le contexte où lÕon se trouve, la conjecture, l'histoire en question. C'est à dessein que Heidegger écrit que «LÕhomo romanus de la Renaissance s'oppose, à

lui aussi, lÕhomo barbarus. » (8): dans tous les cas, il faut que soit

désigné un homo barbarus. Il prend des visages toujours différents, mais le fond du malfaisant y est toujours semblable. Pour donner un exemple que cite Heidegger, Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) a toujours détesté trois choses: les mathématiques, l'histoire et la métaphysique (quant à la théologie, pour lui elle n'existe même pas). Il ne croit pas que ces trois constructions de l'esprit puissent apporter quelque vérité que ce soit. La nature s'ouvre bien plutôt à qui sait regarder un crâne de mouton, ossement blanchi abandonné sur la plage, ou la plante exubérante dans un coin du jardin public de Palerme. Le tout est d'apprendre à voir et d'exercer ce que les Anciens appelaient intuition c'est-à-dire proprement le «regard ». Se définissant lui-même comme «l'homme du regard» (der Augenmensch), il retrouve et reconnaît enfin l'homme comme un agent de la nature, chargé dÕen prolonger lÕÏuvre. C'est là tout son humanisme.

La loi de l'homme n'est pas de chercher le bonheur et, une fois atteint, de sÕy complaire; sa loi, c'est de faire son métier dÕhomme là où le destin lui en fournit l'occasion et le moyen; la condition de l'homme est de s'accomplir, oui, mais dans le renoncement. Un renoncement qui n'est point ascèse, mais choix délibéré. Être un homme, c'est choisir. À Weimar, comme partout ailleurs, il ne se ressent que comme un hôte de passage; c'est tout de même le lieu où il lui est donné de poursuivre et de parfaire son oeuvre.

L'homme qui parlait avec les pierres était aussi celui qui savait parler aux princes. Toujours impliqué dans le gouvernement du duché de Saxe-Weimar, il se montre non pas conservateur mais... prudent. Il croit à l'évolution bien plus quÕà la révolution, et n'observe les événements de 1789 que de loin. C'est que l'homme vaut plus que ces sauvages s'élançant à la tête du pouvoir, et si l'homme savait retrouver dans la nature toute l'humilité qu'elle exige de lui, il ne s'enverrait pas voler sous les éclats de telles tempêtes.

1

Heidegger évoqueaussi Friedrich von Schiller (1759-1805), qui demeure le poète de l'enthousiasme, de l'amitié et de la liberté. Il exprime le culte de la liberté, la

1 En fait, il « convoque à la barre » ces auteurs, et nÕa de cesse de les accabler en tentant cependant d'obtenir pour eux une mise en liberté conditionnelle.

haine du despotisme, l'interrogation métaphysique et lÕanti-matérialisme, la révolte contre une société livrée aux ambitieux sans scrupules. Le héros des Brigands, Karl Moor, s'insurge contre «la mode», c'est-à-dire tout ce qui contraint la spontanéité de la nature, contre tout ce qu'il y a de factice dans la vie des érudits, des courtisans, des êtres froids et sans âme du genre de Franz, son frère ennemi. Mais, voulant, purger lÕAllemagne par le fer et par le feu, Karl se laisse entraîner aux pires excès du brigandage; il «ébranle l'ordre du monde et la loi morale»; constatant son échec, il se livre à la justice pour expier cette atteinte à «la majesté des lois». Le succès des Brigands fut comparable à celui de Werther de Goethe ; jamais auteur dramatique n'avait exprimé aussi fortement ce qui sommeillait dans les esprits allemands. Schiller affirme son goût pour la nature et les moeurs simples en stigmatisant la vie scandaleuse des cours, les crimes des puissants et aussi la mondanité affectée. Il va s'agir de concilier ces deux tendances contre la laideur: l'idéalisme de la liberté morale et le culte d'une humanité complète sera l'objet de sa philosophie de l'art aussi bien que de ses créa tions poétiques. Dans La Grâce et la Dignité (1793), il définit son esthétique nouvelle, selon laquelle la beauté est le reflet, dans le monde sensible, de la liberté. Puis, dans les Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (Briefe über die sthetische Erziehung des Menschen, 1793-1795), il aborde la morale et la politique, en partant de la Révolution française, qui, selon lui, se solde par un échec: la liberté ne peut pas s'épanouir dans une humanité divisée et artificielle où s'affrontent l'instinct et la raison; le plaisir esthétique seul peut réconcilier l'esprit et les sens et donner naissance à une société d'êtres harmonieux, aptes à vivre sans contrainte intérieure ou extérieure. Les artistes sont les meilleurs artisans du progrès politique, comme de tout progrès (cf. le poème Les Artistes).

L'homme aux prises avec le destin peut en triompher par un acte de volonté libre. Qu'il le fasse ou non, qu'il se laisse entraîner par l'ambition et succombe, comme Wallenstein, qu'il renonce au bonheur et même à la vie, comme Max Piccolomini, pour sortir sans tache du conflit des devoirs, ou qu'il expie librement une faute, comme Marie Stuart, comme Jeanne d'Arc, effleurée par l'amour humain, comme Don Cesar, meurtrier de son frère, de toute façon, le sublime qui caractérise une telle situation nous élève au niveau des idées, au-dessus du déterminisme des passions, nous fait prendre conscience de la dignité humaine et, dans le détachement esthétique, nous entraîne, en quelque sorte, à l'exercice de la liberté morale.

41. Liberté contractuelle

Si l'humanisme, du souci de Dieu 1

une fois défait , désigne originellement la

libération de l'homme par lui-même (éthique), il s'effectue toujours au profit dÕun
ordre nouveau auquel il choisit délibérément de se soumettre pour le Bien commun
(politique). L'idée de révolution sous-jacente à celle d'humanisme2 indique la teneur

1 Remarque importante : nous parlerons volontiers de « défaite de Dieu » - mais c'est l'homme qui s'est défait: l'homme est défait, il a perdu, il est en perte de dieux.

2 Le retour aux Anciens n'est que la forme embryonnaire de ce qui devient ici un retour sur soi-même, c'est-à- dire une révolution - un « soi-même » dont le « soi » est devenu collectif. A la rigueur, nous pourrions distinguer les deux périodes de l'humanisme, suivant qu'il nécessite un retour à l'Antique ou qu'il sÕen passe (l'alternative n'étant plus alors que révolutionnaire). Cf. §9 de la Lettre sur l'humanisme.

de l'erreur de ces hommes «mauvais malgré eux ». D'une manière générale, l'idée que l'on se fait de l'homme correspond assez peu à l'homme tel qu'on le rencontre: l'on s'enquit alors de savoir ce qu'il doit être et comment cela se peut-il faire. En vérité, la question de la réalisation de cet homme qui n'est encore que représenté philosophiquement est essentielle, car s'il s'avérait qu'il n'était pas possible de transformer l'homme conformément à la nature qu'on lui attribue, le discours

1

humaniste se réduirait à un bavardage : le souci de réalisme , c'est l'ambition politique
par excellence. C'est à dessin que Heidegger cite le marxisme et le christia nisme,

2

pensées enrichies de véritables doctrines politiques , puis le temps de la République romaine, pour le coup non plus humanisme politisé, mais politique humaniste. Mais le problème est là: une pensée qui se targue d'être non seulement fondamentale, mais encore de l'être au point qu'elle doive s'exécuter politiquement, n'est pas une pensée authentique: instrumentalisé de la sorte, l'humanisme, de par sa vocation même, ne pense pas.

D'une manière générale, il s'agit dans l'humanisme de rééquilibrer un état de fait, de procéder à un certain nombre de changements négociés sous la forme d'échanges, de contracter auprès de l'humanité des obligations auxquelles le Bien et le bonheur répondent sous la forme de droits - le droit au bonheur. L'humaniste rêve de réaliser ses rêves. Comment organiser la vie en commun pour que chacun y trouve son compte? La théorie du contrat social de Rousseau jette une lumière intéressante sur le projet général de l'humanisme3.

1 Cf. Rousseau, Du Contrat Social, Livre I: « en prenant les hommes tels qu'ils sont, et les lois telles qu'elles peuvent être ».

2 L'on peut d'ailleurs se demander à ce sujet ce qu'il en est de l'Eglise, aujourd'hui privée de sa dimension et au début XX e

politique. La séparation de l'Eglise de l'Etat en France du siècle ne lui aurait-elle pas retiré sa

dimension humaniste, la figeant dans un système incapable de travail ? Ne relève-t-il pas de la nature même d'une religion de pouvoir mettre en place elle-même les dogmes qu'elle produit? L'exécution de la volonté divine doit-elle s'en remettre au bon vouloir des hommes ou bien, au contraire, former corps avec la société et ses moeurs ? La conception de l'homme telle qu'on la trouve décrite dans les évangiles se voit opposer un refus de principe dont l'âge moderne n'a certes pas fini de souffrir.

3 Digression sur Platon et le « barbare ». Dans l'Histoire de la philosophie, p. 504, Jean Wahl rappelle quelques points de la République de Platon. «Ce qui nous paraît le plus important, c'est ce qu'il dit de la destinée et du choix des âmes par elles-mêmes. «Ce n'est pas vous qui serez reçues en partage par un Démon; mais c'est vous qui choisirez un Démon.» Hono rer la vertu ou ne pas l'honorer, voilà ce qui dépend de nous. » Dans La République II/371b et suivants, il est écrit que « Ce qui donne naissance à une cité [É] c'est l'impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu'il éprouve d'une foule de choses ». «Un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d'associés et d'auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons donné le nom de cité ». Une révolution telle que la socialisation de l'homme s'explique ici suivant l'utilité pratique de la réunion, le motif étant constitué par l'insatisfaction des besoins. Mais l'homme ne se soumet à aucune force autre que la sienne et s'il est obligé, il ne l'est que dans la mesure où « il s'agit dans la pensée que l'échange se fait à son avantage. » Aucune visée éthique dans cette réunion, donc : elle n'est même pas encore à proprement parler politique. A noter égalemen t que « Dieu, puisqu'il est bon, n'est pas la cause de tout, comme on le prétend communément; il n'est cause que d'une petite partie de ce qui arrive aux hommes et ne l'est pas de la plus grande, car nos biens sont beaucoup moins nombreux que nos maux, et ne doivent être attribués qu'à lui seul, tandis qu'à nos maux il faut rechercher une autre cause, mais non pas Dieu. » (II/380a). Le fait social est ici décrit comme un événement très spontané, non pas fortuit, mais étranger à toute cause cosmologique, divine, ou humaine (au sens du genre humain). La cité se gonfle petit à petit des nouveaux besoins qu'elles se crée, mais c'est quasiment d'ex nihilo qu'elle émerge. Elle ne vit que par et pour elle-même, ce qui se traduira par les idées d'autarcie et d'autonomie, chères aux Grecs. Les besoins de la cité ne sont plus ceux des hommes - quatre ou cinq auraient suffi (II/369e), mais ceux que la cité elle-même a généré. A ce point, la cité est devenue comme étrangère à l'homme « du départ », désormais siège, au titre de citoyen, de besoins dénaturés. Mais la distinction n'est pas faite en principe entre l'homme seul et le citoyen, puisque les deux

Bien qu'il n'ait pas réellement proposé une conception fondamentalement nouvelle de l'homme, l'effort qu'il fit pour comprendre ses contemporains fut entrepris dÕun point de vue tout à fait original. Les rendre moins égoïstes, moins méchants peut-être... Le projet de Rousseau nÕa pas l'ambition (marxiste, chrétienne, ou romaine) d'une refonte générale du genre humain. Il s'inscrit cependant dans une tradition philanthropique proche des courants humanistes alors en vogue chez les Lumières.

Rousseau se propose comme sujet du livre premier du Contrat Social de rendre légitime le changement s'est opéré et qui a mis partout l'homme dans les fers 1

qui . La

réponse suivant laquelle il faut respecter le contrat social qui donne à l'homme la liberté civile en échange de la liberté naturelle ne semble pas, de prime abord, faire preuve d'humanisme. En effet, pour peu qu'une démocratie soit en place, il ne s'agit plus que d'accepter l'état de fait. Tout état de fait ne peut cependant se trouver justifié (la monarchie, l'esclavage...). Rousseau légitime le pas de la liberté aux fers, et ce au prix d'éventuelles contradictions. Dans lÕ Emile , il écrit que «La société a fait l'homme plus faible »2, et distingue plus loin «deux sortes de dépendances : celles des choses, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté et n'engendre point de vices: la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c'est par elle que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement ». En vérité, ce sont les abus de cette nouvelle condition qui dégradent l'homme souvent au-dessous de celle dont il est sorti3. La critique ne peut venir que de ces abus que cette liberté nouvelle et cette intelligence permettent. La seule solution à ce problème se trouve dans l'éducation; il nÕy a pas lieu de remettre en question le modèle de la démocratie, ultime idée contre laquelle butent les méditations politiques de Rousseau. Comprendre sa liberté et apprendre le respect de cette liberté, de soi-même : la soumission aux lois seule peut faire que chacun « n'obéisse quÕà lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant. »4 Comme chez Platon, on ne peut être que gagnant à s'associer puisqu'on récupère ce que lÕon a perdu avec, en prime, «la force pour conserver ce qu'on a.»

obéissent aux mêmes vecteurs, à savoir la satisfaction des besoins, quels qu'ils soient. Il n'est pas dit que le premier soit purement théorique comme c'est le cas chez Rousseau car, à la rigueur, les vagabonds et les

barbares sont aux frontières de la cité ces « hommes sans cité ». Notons au passage la valeur de cette mesure coercitive que prend alors l'exil: l'homme privé de sa cité n'est plus entier, et il est mis en manque d'autonomie, et se retrouve dans « l'impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même ». Le Bien ne se situe pas à un niveau éthique; ce n'est pas dans son comportement, dans la conformation aux vertus que l'homme trouve son équilibre, mais dans son autonomie. C'est paradoxalement lorsqu'il est seul qu'il est le moins autonome. Ce qu'il importe de retenir, c'est que c'est un état de l'homme, accessoirement les moyens qu'il se donne pour sÕy trouver, qui font de lui un homme véritable. Le concret de son existence quotidienne prend donc le pas sur le monde intelligible qui, en l'occurrence, nÕa rien à expliquer. La lumière au sujet de la constitution de la cité vient dÕen bas : « le bien n'est pas la cause de toute chose ; il est la cause de ce qui est bon et non pas de

ce qui est mauvais. » Voilà rendue à l'homme une part (d'ailleurs majoritaire) de responsabilité dans l'ordre des causes, conformant ainsi entre elles l'autonomie, la responsabilité, et la liberté. Cette dernière ne se paie qu'au prix de la soumission de l'homme à une structure - si tant est que celle-ci soit la structure parfaite, à savoir la cité. Une manière bien originale pour Platon de libérer l'homme du joug de la superstition, et ce dans un cadre

qui reste idéaliste - attitude pour le moins humaniste, si lÕon y entend ce que Heidegger entend par « réfléchir et veiller à ce que l'homme soit humain et non in-humain, «barbare», c'est-à-dire hors de son essence.»

1 Du Contrat Social, Livre I, chap. 1.

2 L'Emile, II, p. 67, Librairie de Firmin-Didot et Cie, 1898.

3 Du Contrat Social, Livre I, chap. 8.

4 Du Contrat Social, Livre I, chap. 6.

Pour en revenir à notre sujet, ce sur quoi nous désirons insister, c'est la coappartenance, la cohésion de la liberté et de la soumission. Le fait d'être «dans les fers » n'est pas un problème en soi tant qu'on arrive à le justifier. La libération de l'homme ne consiste pas en la rupture pure et simple de tout lien à ce qui le contraint, mais en la volonté qu'il a d'être contraint par ceci plutôt que par cela. Veiller à ce que l'homme soit humain, c'est y réfléchir dans le cadre d'une doctrine et proposer de sÕy ranger, c'est-à-dire assumer toutes les conséquences qu'elle peut entraîner (je pense notamment au communisme... 1). Il y a toujours un acte de foi promulgué par l'humaniste, dont tout le travail consiste à savoir ce en quoi il décidera d'avoir confiance, ce à quoi il va s'enchaîner. Et quel acte saurait lier l'humanité toute entière lorsque l'étant n'est déterminé métaphysiquement qu'au fil de l'histoire de l'oubli de lÕEtre ?2

42. Le matérialisme de Karl Marx (7, 39 et 40)

La politisation nécessaire se l'éthique humaniste se fonde en droit sur le matérialisme de Karl Marx. Elle est le fait de lÕagir entendu métaphysiquement. Le § 1 de la Lettre sur l'humanisme dit que nous ne connaissons l'agir «que comme la production dÕun effet dont la réalité est appréciée suivant l'utilité qu'il offre.» Cette remarque s'étend à de nombreuses philosophies, mais vise le matérialisme marxien plus directement. «Avec le retournement de la métaphysique, déjà accompli avec Karl Marx, c'est la plus extrême possibilité de la philosophie qui se trouve atteinte. »3 Immergé dans la question de la technique, le matérialisme exprime cependant clairement quelque chose du destin de l'homme. Quelle est cette extrême possibilité de l'homme, la technique aboutie dans son avènement métaphysique? Dans la Préface de la Contribution, Marx avait résumé «le résultat général qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à [ses] études». Ces formulations allaient constituer plus tard l'exposé «canonique» des principes du matérialisme historique.

«Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles4. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur quoi s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de

1 L'humanisme, c'est la violence de la vérité, la lutte contre le non-humain, cont re l'erreur. Tous les moyens sont bons puisque la vérité justifie tout. En son nom l'autorité prend un visage.

2 Un humanisme ne peut que se heurter à la diversité des interprétations de l'étant que nous sommes, et se voir opposer une résistance tout aussi justifiée -humaniste, elle aussi . Le conflit ne peut que devenir polémique, stérilisé par la foi que ses parties invoquent le plus justement du monde -cette confiance étant la condition sine qua non d'une entreprise humaniste.

3Lafin de la philosophie, Q.IV , p. 283.

4 L'homme ne choisit pas le type de rapport qu'il entretient avec le monde et ses semblables. Le milieu seul détermine l'espace résiduel de liberté qui lui est accordé. Si lÕon voulait s'amuser à transposer cela en langage heideggérien, nous aurions un étant particulier, le Dasein ; un être-au-monde (être-jeté) ; l'agir le plus haut et le simple ne serait pas la production sociale de son existence mais la pensée; son élément non la matière, le milieu social, mais lÕEtre. L'étant (Dasein) sÕen remet à son élément tout comme l'homme aux rapports de production. Les rapports (ontologiques) entre les étants sont indépendants de leur volonté, la liberté se trouvant à un autre niveau, celui de la transcendance.

vie soci ale, politique et intellectuelle en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience1. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des

2

forces productive s qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves . Alors

3

s'ouvre une époque de révolution sociale . Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel des conditions de production économiques - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les de production 4

rapports . Une formation

sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se propose jamais que des tâches qu'elle accomplir 5

peut , car, à y

regarder de plus près, il se trouvera toujours que la tâche elle-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour la remplir existent déjà ou du moins sont en voie de constitution. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du processus de production sociale, non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions d'existence

1 Cette formule pourrait, à quelques termes près, être prêtée à Heidegger lui-même, qui décrit souvent la pauvreté de l'homme ainsi: «ce n'est pas nous quiÉ ». Un exemple parmi tant d'autres, p. 227 de Sein und Zeit: «Ce n'est pas nous qui présupposons la « vérité », c'est elle qui en général rend ontologiquement possible que nous puissions être de telle manière que nous «présupposions » quelque chose ». N'exagérons pas l'analogie, bien sûr. Au-delà de la formule, rien n'indique chez Marx la pauvreté de l'homme devant son être social, son essence en vérité.

2 Comme chez Rousseau, la collaboration dégénère; la réunion des hommes, faite à leur image, fonctionne exactement comme un organisme : naissant, se nourrissant, puis périssant.

3 Un humanisme est nécessairement révolutionnaire: l'Eglise le parut moins puisqu'elle siégeait déjà aux plus hautes instances, mais les innombrables luttes qu'elle engageât (tant à l'intérieur avec l'Inquisition, par exemple, qu'à l'extérieur avec les Croisades) trahissent la volonté d'éradiquer l'homme non-conforme à sa nature (en tout cas suivant les dogmes chrétiens).

4 Les enjeux d'une époque ne s'analysent pas dans sa vie intellectuelle mais matérielle. Toutefois, « toute vraie philosophie est la quintessence de son temps ; quand elle rentre en contact et en interaction avec le monde par l'entremise de la presse, elle cesse d'être un système déterminé, en opposition avec d'autres systèmes, pour devenir la philosophie tout court, face au monde, la philosophie du monde présent. » (Introduction de la compilation Philosophie de Marx). Nous voyons à quel point nous sommes éloignés ici du point de vue de Heidegger sur la question, où la médiatisation d'une pensée l'appauvrit, et où l'essence de l'homme ne se trouve pas dans la technique mais dans la pensée.

5 Cf. Rousseau (L 'Emile, livre II), pour qui une maxime fondamentale serait de ne vouloir que ce que l'on peut.

sociale des individus; cependant les forces productives qui se développent au sein de la
société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre

1

cette contradiction . Avec cette formation sociale s'achève donc la préhistoire de la société humaine.»

Son histoire ne commence évidemment qu'avec la société communiste. Entre un matérialisme naturaliste, où l'histoire humaine apparaît comme le prolongement de l'évolution biologique et même géologique, où les lois de l'histoire sont des cas particuliers d'une dialectique universelle de la nature, dÕune part, et une philosophie humaniste, fondée sur la critique de toutes les aliénations de la société bourgeoise, sur l'idéal éthique d'une libération de l'homme, sur l'irréductibilité créatrice de la pratique historique, d'autre part, Marx détermine systématiquement l'homme comme être social. Dans au Philosophie 2

l'introduction recueil , nous pouvons lire ce

commentaire: «Désormais, à ses yeux, humanisme et matérialisme se fondent en une même philosophie sociale qui constitue la substance théorique du socialisme et du communisme. [É] Sa pensée demeure foncièrement étrangère à toute réflexion spéculative sur les thèmes métaphysiques tels que le rapport de l'esprit et de l'âme, etc., étrangère donc au matérialisme «mécanique» inauguré par Descartes, et qui se prolonge avec la science naturelle française et la physique newtonienne en général. Le matérialisme marxien se nourrit d'une conception sensualiste et pragmatique du monde, fondement d'une éthique sociale dont les thèses se rattachent tant au matérialisme français et anglais du XVIII e siècle quÕà l'anthropologie de Feuerbach et à la critique de la civilisation et de la morale bourgeoise par les utopistes - Fourier, Saint-Simon et Leroux, par exemple, dont il reprend à son compte la finalité émancipatrice.»

La transformation du milieu par la pratique révolutionnaire coïncide avec la transformation des hommes. L'observation et l'analyse empirique des processus sociaux de production et d'échanges matériels sont les outils indispensables de la philosophie marxiste. En effet, il faut que le projet soit réalisable, possible. L'examen des possibilités passe par une caractérisation de la nature de l'homme, ce en quoi « consiste l'humanité de l'homme ». Son essence sociale, que lÕon ne retrouve pas seulement chez Marx, est l'aboutissement d'une réflexion typiquement métaphysique. Quand bien même Marx ne s'occuperait pas de questions traditionnellement métaphysiques, « l'interprétation déjà fixe de la nature, de l'histoire, du monde, du fondement du monde » se joue au sein du monde réel, empirique, « c'est-à-dire de l'étant dans sa totalité. [É] qu'elle le sache ou non, l'interprétation de l'étant sans poser la question portant sur la vérité de lÕEtre, est métaphysique. » 3

1 Le problème génère lui-même sa propre solution, lÕy prépare. La révolution n'est que ce saut, certainement douloureux, de lÕun à l'autre. Mais elle s'impose comme une évidence, problème et solution se renversant lÕun l'autre, se remplaçant. Le communisme sera la solution

de la bourgeoisie et, pendant la révolution (au sens

astronomique du terme : retournement, tour sur soi-même), la nouvelle forme de son problème (déplacé dans sa solution).

2 Karl Marx, Philosophie, Folio Essais, introduction par Louis Janover et Maximilien Rubel, p.XIX. 3Lettre sur l'humanisme, §9.

VII. Heidegger et l'humanisme

1

43. Le mot « humanis me » - question sur l'homme ? (3, 9 et 49)

L'humanisme de la tradition ne parvient à penser la relation de l'homme à l'Etre. Si le mot «humanisme» devait signifier quelque chose, il serait la réinstauration de l'homme en son essence. Le mot ainsi redéfinit s'oppose désormais à son ancienne identité, son jumeau déshérité: la métaphysique. L'histoire se clôt sur ce mot qui depuis sa naissance2 n'avait en vue que ce jour, celui de sa disparition. Mais le

1 L'objection que l'on peut faire à Heidegger serait la suivante: la pensée humaniste n'a pas émis de conjecture sur l'essence de l'homme puisque prise dans l'histoire de l'oubli de l'Etre. L'humanisme n'a pas tiré les mauvaises conséquences de la connaissance de l'essence de l'homme auquel il a donné lieu car il ne s'agit tout simplement pas de l'essence authentique de l'homme. Nous nous situons à un plan totalement différent qui est celui des moeurs humaines, des opinions que l'on a des hommes, de ce qu'on lui assigne en vertu de projets que ses compétences permettent de conjecturer (compétences éclairées par des nouvelles techniques...). Heidegger souligne cette différence qui existe entre essence de l'homme procédant de l'analyse existentiale et de l'ontologie fondamentale d'une part, et nature de l'homme (sa liberté) que l'on forge au gré d'une historialité toute métaphysique d'autre part. Il n'y a effectivement aucun rapport entre l'une et l'autre, et l'on comprend bien pourquoi c'est à contrecoeur que Heidegger entame cette étude sur l'humanisme. Il est presque hors-sujet et s'attaque à des difficultés dont la négation pure et simple est annoncée d'avance.

2 Le mot « humanisme» se définit, pour les historiens, au regard de la Renaissance et de la puissance de transformation qui a alors restructuré l'image du monde et la conception de l'homme qui s'est peu à peu

e

imposée. Mais, chose surprenante, le terme ne date que de la seconde moitié du XIXsiècle ; il désigne pourtant un mouvement dont on peut dire qu'il est XV e

aux XIV et siècles à l'ordre du jour. Pic de la Mirandole (1469-

1494) écrit en 1486 : « J'ai lu, dans les livres des Arabes, qu'on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l'homme. » (De dignitate hominis). Et certes,

c'est un modèle de perfection humaine d'ordre éthique

ou esthétique se diffusant dans tous les domaines de l'activité humaine. En vérité, c'est surtout à la littérature gréco-latine des Anciens que se réfèrent les humanistes de la Renaissance à travers des traductions, des commentaires, des transpositions, des imitations, etc. La pédagogie constitue évidemment le souci premier de ce courant qui vise à dégager l'humanité de son état de nature, de barbarie (De l'éducation libérale des enfants, 1529). La pédagogie est essentielle chez les penseurs de l'humanisme, ainsi que chez les Grecs. Nous pourrions nous étonner de ne pas la voir apparaître dans cette Lettre, et demander pourquoi Heidegger ne prend-il pas la peine de prendre position quant à cette question. Il serait trop aisé de dire que, pensant contre l'humanisme, il pense automatiquement contre la pédagogie, car la position délicate de Heidegger laisse peut-être une place à la pédagogie. Nous verrons donc que s'il ne préconise pas de réforme au sens d'une restructuration du système depuis son intérieur, d'un ordre nouveau accouché de l'ordre métaphysique, que la marche du destin de la vérité de l'Etre ne s'effectue jamais au pas des améliorations de l'homme, de ses compétences nouvelles, de savoirs acquis, il n'en reste pas moins que l'éducation n'est pas totalement absente de l'entreprise heideggérienne. Nous interrogerons : la pédagogie, un souci résiduel de l'humanisme présent chez Heidegger ? Peut-on s'intéresser à tout? La constitution d'un système global n'est-il pas l'écueil par excellence de toute pensée ? Assez

mot perd du coup son utilité même car, des deux humanismes, aucun ne reste ainsi nommé. Celui qui pose la question de l'Etre à l'essence de l'homme sera appelé «pensée », l'autre «métaphysique ». Le mot humanisme peut donc encore avoir un sens (il en a même deux), mais n'a plus lieu d'être précisément à cause de cette ambivalence qui ne peut laisser se produire que des contre-sens'.

Comment expliquer que la nature et la liberté de l'homme aient été aussi restrictivement analysés jusqu'à présent ? Il ne peut s'agir d'une méprise générale sur plus de deux mille ans d'histoire de la pensée. Heidegger a dû changer quelque chose au rapport de l'humaniste à l'homme pour que l'on en arrive à des conclusions aussi diamétralement opposées 2 . Que se joue-t-il en fait dans cette Lettre? S'agit-il même d'une explication3? Les philosophes, s'apercevant d'une disponibilité, d'un possible, d'une capacité en l'homme, vont le lui indexer au compte de son essence. De quoi notre puissance nous permet-elle de disposer? L'humanisme qui ne pose plus cette question du pouvoir de l'homme, mais celle de l'essence de l'homme, perd aussitôt son nom puisqu'il quitte la métaphysique. La « nature» de l'homme et sa « liberté» sont métaphysiques, son essence ne l'est point.

Comment le mot « humanisme» pourrait-il ne pas être maintenu? La tâche de Heidegger va consister à montrer que le mot se contredit lui-même, qu'il est un paradoxe, car celui qui se dit humaniste s'engage ce faisant dans une voie opposée. A la rigueur, le mot humanisme désigne le contraire de ce qu'il voudrait signifier. Le « É isme» en fait une cause perdue qui rend assez décourageante l'entreprise de lui redonner un sens. Il n'est même pas réellement possible de thématiser le mot lui-même à moins de le décomposer. C'est pourquoi Heidegger s'attèle à l'étude du « É isme » (la métaphysique) et de l' « huma... » (l'essence de l'homme) séparément. Le mot est à ce point « lamentable» que Heidegger répugne presque à entamer sa réponse sans ce

paradoxalement, beaucoup d'humanistes négligeaient les sciences telles que l'arithmétique, la géométrie, la physique, la botanique ou la zoologie, et même les langues modernes, au profit exclusif de la grammaire et de la rhétorique. On a même pu prétendre que les grandes découvertes ou inventions scientifiques de l'époque se firent contre l'esprit humaniste, car elles étaient délibérément tournées vers le présent et l'avenir, et contraintes de rompre avec la tradition issue des sources antiques, où les faits positifs étaient souvent entremêlés de croyances mystiques ou religieuses. De fait, ni les explorations au long cours et la découverte du Nouveau Monde, ni les recherches sur la perspective Ð communes aux géomètres et aux artistes Ð, ni les ressources nouvelles de l'algèbre, les travaux anatomiques de Vésale, les recherches minéralogiques de Georges Agricola, l'astronomie nouvelle de Copernic ou l'esprit scientifique de la cosmographie de Mercator, ne semblent avoir modifié, et encore moins troublé, l'univers mental des principaux représentants de l'humanisme.

' Ce qui va distinguer une pensée

humaniste d'une pensée non humaniste n'est ni son projet fondamental (rendre à l'homme sa dignité) ni ses conséquences (politiques, éthiques et morales), mais le terrain sur lequel elle se situe. N'est humaniste (au sens absolu, et non historique du terme) que celui « qui pense le destin de l'essence de

'

l'homme » originellement . A la rigueur, celui qui pense ce destin, même sans la volonté expresse de faire accéder l'homme à son humanité, y parviendra mieux que ceux qui se nomment humanistes.

2 L'ambition de Heidegger peut, en effet, paraître un petit peu présomptueuse. Mais il écrit dans l'introduction à la conférence Qu 'est-ce que la métaphysique?, Questions I, p. 27 : «Mais pourquoi, dès lors, un tel dépassement de la métaphysique est-il nécessaire ? Est-ce seulement pour que cette discipline de la philosophie, qui jusqu'alors était la racine, soit étayée par une plus originelle et remplacée par elle? S'agit-il d'une modification de l'édifice doctrinal de la philosophie ? Nullement. [É] Dans la venue ou le retrait de la vérité de l'Etre, c'est autre chose qui est enjeu: non point la constitution de la philosophie, non point seulement la philosophie elle-même, mais la proximité et l'éloi gnement de Cela d'où la philosophie, en tant que pensée par représentation de l'étant comme tel, reçoit son essence et sa nécessité. »

3 A n'en retenir que le « ex », pourquoi pas?

recul devant « le malheur qu'entraînent les étiquettes ». Mais le mot est là, les gens (le on) s'en servent encore, il ne peut être «annulé ».

Heidegger se montre assez récalcitrant devant la question du sens du mot

1

« humanisme ». Le mot se définit ainsi dans le dictionnaire: « Position philosophique qui met l'homme et les valeurs humaines au-dessus des autres valeurs. » Heidegger s'en tient d'abord à la définition étymologique du mot qui se décompose ainsi: « L'humanum », dans le mot, signale l'humanitas, l'essence de l'homme. L' « Éisme» signale que l'essence de l'homme devrait être prise comme essentielle. C'est ce sens que le mot « humanisme» a en tant que mot. »2 Cette définition, si elle est proche de celle du dictionnaire, va plus loin, plus à la racine du mot: le dictionnaire parle de valeur et place l'humanisme dans un cadre fondamentalement éthique, et met en perspective les valeurs humaines par rapport aux autres - distinction de niveau qui est déjà une considération éthique en soi, puisque le fait de poser l'échelonnage de la valeur en valeurs distinctes les unes des autres comme possible a priori, c'est déjà une considération philosophique. Cette définition laisse floue la question des valeurs qui ne seraient pas humaines; en effet, des valeurs telles que la tradition, telles que la nature peut les former, des valeurs religieuses et mythiques, politiques et économiques, des valeurs esthétiques ou bien artistiques ne sont-elles pas toutes des valeurs humaines? Que serait une valeur non humaine? La définition mathématique du mot valeur recoupe toutes ses autres: l'une des déterminations possibles d'un élément variable. La détermination étant toujours humaine (jugement, évaluation, opinion), une valeur, bien qu'elle recouvre toute l'objectivité qu'on veut bien lui donner, est une conceptualisation spécifiquement humaine. La définition du mot « humanisme » par Heidegger s'en tient beaucoup plus au mot, et l'on ne peut pas lui faire le même reproche: il emploie un vocabulaire qui pourrait laisser dans le vague le mot « humanisme » lorsqu'il parle d'essence de l'homme, mais cette essence, si elle prête à discussion, cherche justement son déploiement (au contraire de la valeur qui s'impose comme préexistante aux actions qui la viseront). C'est sous cette forme seulement que le mot a un sens qui permette de lui en redonner un nouveau. C'est seulement en revenant au plus originel que Heidegger peut emprunter une autre voie que celle de la métaphysique. Le mot épuré de tout connotation, le mot étymologiquement entendu laisse encore une place à la définition plus développée que Heidegger s'apprête à donner. C'est un exemple très caractéristique du soin que Heidegger porte à la langue; il ne se contente pas de dire que la définition du mot est fausse et d'en reproposer une autre, mais il montre comment le sens du mot s'est égaré en chemin, rappelle au mot sa pro-venance, d'où il vient et où il va, et lui indique la bonne marche à suivre avant de le mettre en garde contre les bêtes qui habitent la forêt où ses pas se sont perdus. Le carrefour où l'humanisme a rencontré Heidegger est assez vaste pour être considéré comme une clairière - le , l'éclaircie de l'Etre. Puisque c'est de là que part maintenant la route de l'humanisme, il faut dire avec Heidegger que « L'essence de l'homme repose dans l'ek-sistence. » 3 Si le mot voulait poursuivre sa route, si nous décidions de maintenir le mot (ce que Heidegger ne fait que par charité, si l'on veut), il faut alors le comprendre ainsi : « l'essence de l'homme

1Le Petit Larousse, 2000. 2Lettre sur l'humanisme, §49. 3Lettre sur l'humanisme, §49.

est essentielle pour la vérité de l'Etre, et l'est au point que désormais ce n'est précisément plus l'homme pris uniquement comme tel qui importe. »1

44. Heidegger humaniste ? Oui et non (43 et 50)

Que signifie cela ? Ce n'est pas l'homme qui importe, mais son essence. Il peut paraître trop simple de dire ceci, mais c'est pourtant là toute la difficulté du discours heideggérien: ce qui est essentiel, c'est l'essence. L'existence n'intéresse pas l'eksistence. Nous rappelons que le mot « existence» est utilisé dans notre texte au sens de la réalité de l'ego cogito, la réalité des sujets produisant en commun les uns pour les autres et par là même venant à soi. Le doute que laisse planer parfois le vocabulaire de Sein und Zeit ne laisse plus de confusion possible. L'humanisme ainsi défini s'accorde très bien avec son étymologie (humana... isme) et pourrait trouver place dans le Panthéon de l'histoire de l'humanisme. Heidegger le dit lui-même: sa pensée en est une forme, savoir «l'humanisme qui pense l'humanité de l'homme à partir de la proximité à l'Etre. »2 Il est justement de la nature de l'humanisme de penser l'homme à partir de son essence ; quelque soit la relation que cette essence entretient avec la chose dont elle est essence (ici, l'homme), l'humanisme abandonnera toujours l'homme au profit de son essence, au moins dans un premier temps. Ce premier temps est commun à tous les humanismes, et Heidegger pourrait naturellement « se faire une situation ». Chaque penseur aura son «créneau », et va privilégier tel ou tel aspect en l'homme - en l'occurrence la proximité à l'Etre. Si l'on en restait là, ce qui serait a priori envisageable, nous aurions un humanisme original, sans plus.

Mais ce n'est pas le cas (évidemment...) : Heidegger vient de montrer qu'il pourrait être inscrit sur la liste des humanistes notoires (plusieurs pages y sont consacrées) et, sans trop d'explication, prend position contre l'humanisme (il ne dit que très rapidement au §50 qu'à s'engager dans les courants dominants, la pensée s'asphyxie dans le subjectivisme métaphysique et sombre dans l'oubli de l'Etre). Par contre, il écrit de nombreuses pages sur les justification a posteriori de sa position qui, bien qu'anti-humaniste, n'est pas pour autant barbare, etc.... En vérité, il n'explique que très peu positivement et directement pourquoi il prend cette position. Les raisons de ce choix parcourent l'ensemble de la lettre: que les « ... ismes» soient dangereux, sa définition de l'homme et de son essence trop éloignée de la tradition, que l'humanisme soit métaphysique et cette dernière prise dans le destin de l'oubli de l'Etre ne suffisent pas à expliquer cette position. En fait, un humanisme se décrit en termes éthiques sur un cercle historico-politique, et nous pensons que c'est pour cette raison en particulier que Heidegger ne s'inscrit pas dans l'histoire de l'humanisme. Il a en horreur cette idée que l'on puisse dériver de sa pensée quelque précepte que ce soit, et qu'on puisse le ramener à une philosophie de l'action. Nous pensons notamment à l'épisode national-socialiste et, par exemple, à cette fascination malsaine de ses lecteurs contemporains à ce sujet. L'on va s'intéresser au prodige d'un homme intelligent, qui écrit des livres très compliqués, dont on a compris qu'il était génial par la bouche des rares à l'avoir compris : mais ce qui intéresse, c'est le fait qu'il ait été nazi et qu'il ait dit qu'il était contre l'humanisme. Sa pensée fondamentale ne concerne

1Lettre sur l'humanisme, §49.
2Lettre sur l'humanisme, §43.

en rien ces questions-là, elle est absolument étrangère à toute considération sociopolitique, éthique. Ces questions relèvent d'un ordre personnel, intime, subjectif: qu'elles soient de caractère religieux, politique, éthique, familiale, etc., ces opinions ne dépassent pas barre de la quotidienneté et n'atteindront jamais le stade de pensée. Or l'humanisme donne lieu à des conférences d'opinions, jamais de pensée, et c'est pourquoi Heidegger pense-t-il contre l'humanisme stupide (au sens italien du mot: faible). Une pensée forte qui arrive à s'imposer pour ce qu'elle est doit s'affranchir des controverses ordinaires, des comparaisons faciles ou bien abusives - on peut le dire sans avoir peur de se tromper: Heidegger est incomparable (à la philosophie même). En vérité, s'il pense contre l'humanisme ce n'est pas tant à cause de l'humanisme lui- même qu'en raison des conséquences de son caractère nécessairement métaphysique.

45. In-humain, barbare, nihiliste (50)

Heidegger sait qu'il ne sera pas compris dans sa démarche et, pire encore, que lui-même n'arriverait pas à se justifier jusqu'au bout. Il a appris, lui aussi, le résignement: «peut-être vaut-il mieux supporter quelque temps encore et laisser s'épuiser d'elles-mêmes lentement les inévitables erreurs d'interprétations auxquelles est exposé le cheminement de la pensée dans l'élément d'Etre et d'Etre et Temps. »1 C'est parce que les résistances sont telles qu'il va de soi pour Heidegger de penser contre l'humanisme. Malgré les difficultés qui se présentent, il s'engage tout de même dans ce qu'il est convenu d'appeler des justifications. Heidegger dresse lui-même la liste des torts qui lui sont imputés ; il se défend, mais son discours transpire d'une violence refoulée face à l'incompréhension dont il est encore la victime.

Il est taxé de totalitarisme dans ses méthodes 2

non seulement , mais aussi dans

ce qui est trop facilement dérivable vers la dérive) de pensée 3

(dérivation sa . L'on craint de lui une défense de l'in-humain et une glorification de la brutalité barbare, de l'arbitraire des instincts et des sentiments, de l'irrationalisme, une pensée qui nie la valeur et toute «Transcendance », qui perpétue la «mort de Dieu » dans l'athéisme et qui annonce comme sens de la réalité

le pur néant.4 Ce nihilisme destructeur conduirait

aux pires extrémités de l'homme, et l'on pense notamment à la Shoah.

Sa réponse est forcément délicate. Livrée à la masse du «on », cette pensée mal lue fut réduite, récapitulée, résumée, extrapolée, un mot, incomprise. Les ravages du langage devenu publicitaire ne font pas qu'inquiéter Heidegger: touché de plein fouet et victime de choix, il s'élève contre cette intolérable dégénérescence. Cette pensée qui met en question, parce qu'elle est une rébellion, s'oppose- une mise en question se

1Lettre sur l'humanisme, §50.

2 «L'exercice du prélèvement arbitraire ou sans justification est assurément habituel chez Heidegger ; mais il confine, en la circonstance, à l'absurde. » (Lacoue-Labarthe, présentation de La Pauvreté, p.13).

3 Nous n'avons pas même pris la peine de lire l'ouvrage de Dionys Mascolo, Haine de la philosophie (éd. Jean- Michel Place, 1993), tant sa bêtise est manifeste. Nous reproduisons ici la quatrième de couverture pour l'exemple: «Heidegger tente d'éclaircir la misère inhérente, de nos jours du moins, à la démarche philosophique. Misère malfaisante, faite d'étroitesse, de présomption, de fausseté, et même de fausseté double - à la fois erreur et fourberie - se rencontrant à divers degrés, du dérisoire au scandaleux, dans toute philosophie déclarée. Ce qui est dit de la philosophie est mis en rapport avec la personne et l'Ïuvre de Heidegger, tant la dextérité dialectique n'a d'égal que la bassesse d'âme. Heidegger conduit à une haine de la philosophie en un sens analogue à celui où Georges Bataille parle de haine de la poésie.»

4Ibid. §54.

transforme aussitôt en remise en question. Des concepts tels que lÕ «humanisme », la « logique », les «valeurs », le « monde », « Dieu» se sont imposés à travers l'histoire de la métaphysique dans les esprits des philosophes autant que des masses comme des entités positives, c'est-à-dire dignes dÕun respect inconditionnel, d'une confiance sans mesure. Elles sont le Bien par excellence, et lÕon jure allégeance avant que dÕy toucher. Elles sont le fond sur quoi se dessine l'idée même de «préjugé », ce qui lui donne son contenu, ce de quoi le préjugé s'alimente, et ce vers quoi il est orienté. Campant sur la positivité de ces concepts, le lecteur impatient ne verra pas dans leur remise en question l'intérêt de leur mise en question. Au fond, ce que propose Heidegger est une lecture alternative de ces concepts, «d'autres échappées» comme il le dit page 108. Il s'agace de voir ses contemporains bornés à ce que d'autres qu'eux ont un jour posé comme le positif, le Bien. C'est le fait de ne pas même donner leurs chances aux lectures alternatives de l'histoire du monde et du destin de lÕEtre qui pourrait décourager tristement Heidegger.1 Nous employons le mot «Bien» en sachant pertinemment qu'il est impropre: son sens renvoie à une morale qui nÕa pas sa place ici, mais il s'agit pour nous de chercher à lire en filigrane ce que Heidegger ne dit pas toujours expressément. Les concepts dont il parle se ramènent à des considérations éthiques. Lorsqu'il devient une valeur, et quÕà sa manière le Dieu pénètre cette métaphysique2, l'humanisme est le Bien. Que dire devant une telle proposition? On ne peut pas avancer que l'humanisme est le Mal, le négatif, car cette dernière assertion est logiquement fausse. Or c'est justement le reproche que lÕon adresse à Heidegger: faire du positif le négatif, un amalgame grossier qu'il est tout de même incroyable d'imputer à un penseur dont on espère qu'il a pensé! Il ne faut pas s'étonner que Heidegger ait provoqué l'effroi de certains - il s'indignerait lui aussi,

1 Nous n'insérons cette remarque qu'en note parce qu'elle n'aurait pas sa place dans notre argumentation et parce que ce n'est pas l'objet de notre présent travail. Elle n'est évidemment qu'un avis personnel et ne doit être lue qu'avec la plus grande vigilance. Mais cette Lettre tient une place importante dans le débat concernant Heidegger et le nazisme, et nous développons les points de ce sujet toutes les fois qu'ils se présentent. Dans l'expérience nationale-socialiste de Heidegger, et plus généralement dans l'entreprise gigantesque de l'Allemagne à partir de la fin des années 20, lÕon retrouve cette mise en question et la remise en question révolutionnaire des concepts habituels de l'humanité, notamment de la polarité ancestrale Bien-Mal. La tentative de reformulation de la lecture traditionnelle de l'éthique par les idéologues nazis n'aura pu que plaire à Heidegger non pas sur la base du résultat de cette relecture, mais sur celle de l'effort collectif pour mettre en chantier d'autres échappées«. Le positif n'engendrait plus son négatif systématique puisqu'en expansion l'empire régulait à la demande ses moye ns en fonction de ses fins sans cesse renouvelées. Si le Führer est le positif premier et définitif, les moyens de la préservation de cette positivité ne le seront jamais. Le glissement exponentiel vers l'ultra-violence remodèle, à chaque fois que cette violence est employée, l'équilibre entre ce qui est positif et ce qui est négatif. DÕoù l'abjection des populations d'après -guerre pour ce qui avait en réalité basculé dans la sphère du positif lors du règne de cette positivité absolue qu'incarnait le Führer.

Le silence de Heidegger sur ces questions s'explique peut-être par le respect de cet effort en soi, par- delà les atrocités commises (et qui ne le furent pas encore en 1934, au moment où Heidegger quitte le parti) : que cette entreprise se soit soldée par un échec idéologique et militaire ne fait pas du vainqueur le positif par excellence, mais plutôt par défaut. Qu'arrive à s'imposer à travers le monde un certain modèle de société (libérale) n'implique nullement que ce modèle soit nécessairement positif, mais que les autres soient automatiquement négatifs. Les outils dont nous disposons aujourd'hui s'inscrivent dans le couple opposant le Bien au Mal sans qu'ils ne permettent de juger judicieusement les entreprises alternatives. Ceci peut expliquer le silence de Heidegger, et pas seulement parce qu'il aurait peur d'être incompris de nouveau, mais peut-être aussi parce que lui-même ne propose pas sur le plan de l'éthique autre chose que cette dualité sempiternelle entre Bien et Mal. Pourquoi s'abstient -il? La fascination qu'exerce la nouveauté est capable de soulever des foules,

l'histoire lÕa dit, et ce ne sont pas ses excès qui l'effraient. Nous pensons plutôt qu'il s'agit dÕun enseignement de la pensée même de Heidegger qui, Berger se tenant dans lÕéclairci e de lÕEtre, expérimente le silence gardé.

2 Cf. La métaphysique comme onto-théologie.

avec autant de virulence que ses détracteurs, d'une pensée humaniste du Mal, c'est-à- dire d'une pensée qui basculerait dans la sphère du négatif l'idée du déploiement de l'homme en son essence. Heidegger ne procède pas du tout de la sorte puisqu'en militant contre l'humanisme il évacue dans le même geste le positif et le négatif (la valeur) et ne prend pas position quant à la détermination de ce qui est ainsi suspendu (lÕon s'abstient de juger dans l'effort d'ignorance en vue du retour au primordial, comme dans lÕépoché de Husserl). Heidegger s'oppose sur un terrain qui n'est pas celui de la négation pour cette raison qu'il ne tient pas pour positif ce à quoi il s'oppose. Au premier rang de ce cortège se tient la logique.

46. La logique (60)

La réflexion que produit la logique nÕa pas été préparée par la pensée du logos et de son essence. Des tentatives en ce sens ont bien entendu déjà été faites. Mais en se

1

basant sur leur résultat, et Heidegger se montre en cela très pragmatique et tranchant , on peut dire qu'elle a «consommé sa perte» ( 59). Pourquoi? Une réflexion, Nachdenken, se prépare, Vor-bereiten. Etre prêt-avant ou prêt-devant (Vor-bereit) une pensée (Denken) d'après (Nach), réflexive au sens quasiment moteur du terme (un réflexe «causé» par un stimulus), ce n'est pas seulement être prêt à penser: c'est avoir effectué le retour en vor en vue du nach. Ce vor se situe dans l'essence du logos qui donne lÕEtre comme l'élément de la pensée, lequel est institué par ce retour comme le nach de la pensée (non pas le derrière, l'arrière-plan, mais la pensée «après» le déploiement de son essence : andenken). Le vor et le nach se retrouvent sur le chemin du destin de la vérité (logos) de lÕEtre (élément de la pensée). Ils sont le même lieu qui est l'éclaircie du Da. La pré-paration et la ré-flexion ne sont pas à prendre comme des activités s'échelonnant, se succédant, ni même se complétant, mais comme le même et unique geste qui met la pensée dans son élément. Le Da nÕa pas le sens spatial qu'on lui donne usuellement, de même le vor et le nach n'ont-ils aucune dimension temporelle. Ils sont ensemble dans le destin. Or la logique se passe d'une réflexion sur le logos, du vor, et donc du nach qui place la pensée dans son élément: elle est plus illogique que l'illogisme reproché à Heidegger. Il entend par «pensée rationnelle» celle qui commence par penser la ratio, la «pensée logique» comme celle qui a logiquement procédé pour obtenir ses résultats. Ces définitions ne sont pas abusives mais elles mettent en question le sens du logos et de la ratio, lequel est objet de querelles et rend stérile toute objection. En disant que le fondement de la logique n'est pas le logos, celui du rationalisme la ratio, Heidegger met-il d'abord en question la logique ou bien le logos et la ratio? En fait, le scandale est double car la logique ne pense pas son «élément», le logos, à quoi s'ajoute le fait que le logos sÕen trouve nécessairement réduit, contraint à lÕinessentiel, au fonctionnel - il s'est formé « sur le tas ». En s'abstenant d'une telle réflexion, la logique fait d'une pierre deux coups: elle perd pied et le langage sÕoubli. Le mode sur lequel sont formulées ses propositions crée un ordre qui n'est pas celui de la pensée authentique. Ainsi, lorsque lÕon plaide contre l'humanisme et la logique, cette logique voudrait que lÕon soit barbare et illogique, conséquences inéluctables et sans appel. Ce qui n'est pas noir ne peut être que blanc, comme dans le langage informatique où rien n'existe entre le 1 et le 0. Or

1 C'est noir ou blanc : ou bien l'essence originelle du logos est atteinte ou bien elle ne l'est pas.

une réflexion attentive au sujet du langage et sur son essence montre que la vérité méthodique, conséquente, architecturale et logique ne dit pas grand-chose de son objet, de ce dont elle est la vérité. Ainsi, toutes les objections faites à Heidegger et fondées sur un système logique seront-elles repoussées aux frontières de la stérilité sophistique.

47. La valeur - des hommes, des objets, des faits (61)

Lorsqu'il est parlé de valeur, ce sont notamment les domaines de la culture, de l'art, de la science, de la dignité humaine, de monde et de Dieu qui sont concernés. Pour donner quelques exemples, nous pourrions parler de la structure patriarcale dans nos sociétés, de l'appréciation d'un artiste par les critiques ou bien suivant le prix de vente de ses oeuvres, de l'adhésion de la communauté scientifique à une théorie nouvelle suivant le nombre de ses publications, de ses commentaires, etc., du grandiose d'une action suivant les valeurs héroïques alors en vogue, etc. Il s'agit toujours d'un système de « notation» de l'homme qui, ainsi, n'échappe pas à une hiérarchisation en règle. Dire que l'homme est la somme de ses actes (Sartre), c'est le placer sans cesse dans ce processus d'accumulation de «bons points» dont on fait le total au jour de sa mort. Cette comptabilisation exige un chiffrage, une homogénéisation des différentes actions mises à plat sur un même plan, une traduction en un langage universel : la valeur. Ce procès suit une grammaire bien précise venant se plaquer sur les actes en cause. Comme tout code, cette globalisation par la valeur se réclame d'une certaine objectivité en sachant que «Toute évaluation, là même où elle évalue positivement, est une subjectivation. » (61). Ce phénomène s'observe dans le rapport à autrui, certes, mais aussi, et c'est peut-être cela le plus grave, au sujet de soi- même -je me juge suivant des normes établies et souffre la moindre incartade, je me vexe et me tourmente au nom de ces valeurs. Ma subjectivité propre se trouve blessée par cette objectivité subj ectivée, deux «sujets » se trahissant l'un l'autre au même moment en me laissant seul en ce moi méconnaissable. Cette réduction vaut pour les hommes, mais également dans le rapport de l'homme aux objets.

De nos jours, l'objectivation radicale s'effectue avec l'attribution à une chose d'un prix. Le «Tout est permis» de Dostoïevski marque une crise de la valeur, absorbée dans l'effervescence anarchique de notre société nouvelle. L'essor du modèle capitaliste confirme l'hégémonie d'une seule valeur à laquelle peuvent, en dernière analyse, se ramener toutes les autres: l'argent. Le travail, la force, le temps, l'intelligence, le courage, l'honnêteté sont désormais monnayables. Ce système fonctionne comme une machine infaillible où l'on sait par avance d'une chose à quelle qualité s'attendre en observant son prix. Prenons l'exemple d'un terrain; sa valeur, la fertilité. Un terrain en Haute-Saône peut jouir d'une grande fertilité agricole. Cette caractéristique est humaine dans le sens où c'est l'emploi pour l'homme qui va mesurer la valeur du terrain, mais celui-ci gardera une identité à lui-même (composition des sols, météo, etc.) que l'agriculteur ne pourra jamais changer (pesticides, irrigation, etc.). Au contraire, un terrain en Provence ne permettant aucune culture agricole se voit attribuer une fertilité d'un autre genre: il n'y poussera pas d'arbre, mais une maison avec une vue sur la mer que l'on pourra louer à des touristes en saison. Le terrain est un bien qui, selon sa destination, sera vendu plus ou moins cher. Il n'est plus partie de la surface de la Terre, mais du patrimoine d'un homme. L'homme dévalue la terre, évalue son patrimoine, et se compare aux autres hommes.

C'est ce que Heidegger entend par «faire-valoir ». Le terrain en Provence n'a pour fonction que de faire valoir son propriétaire alors que, et pour le dire comme en riant, l'être-de-l'étant (du terrain) n'a que faire du statut social de son propriétaire.

C'est ce lien de propriété même liant l'homme aux objets du monde qui intéresse vivement notre problème. Il est étonnant que Heidegger n'ait pas thématisé plus explicitement, et sur le rebond matérialiste, ce rapport de propriété juridique. La propriété, si elle n'est pas une personnification de l'objet, est une humanisation; cette pipe est celle de Paul, cette plume appartient à Jacques, qui la tient de son grand-père (une généalogie de l'objet est le commencement de son évaluation, l'ancienneté un gage de fidélité, de fiabilité de l'objet). La propriété étant un rapport complètement fictif (puisque fondé sur des normes), ce n'est que pour autant que l'on se sent propriétaire qu'on ne l'est. Nous pouvons donner un exemple de droit; le possesseur d'un objet réel, celui qui en jouit présentement, est réputé propriétaire de la chose. Dans un litige portant sur la propriété d'une chose, la charge de la preuve incombe à la partie qui se prétend propriétaire contre le possesseur de bonne foi. Ce détail est essentiel, car la bonne foi indique cette croyance en l'existence du lien, une volonté toute orientée vers lui, une foi en l'objectivité de ce qui n'est encore que subjectif (jusqu'au verdict). Le litige va se résoudre par un choix parmi deux objectivités contradictoires; la partie perdante doit alors reconnaître que ce lien qu'elle prétendait entretenir avec l'objet n'était qu'illusion, qu'elle a abusivement objectivé son rapport à l'objet. C'est une subjectivation en règle du statut de l'objet dont la valeur se calcule désormais suivant l'attachement (affectif) de la personne, sa place dans son patrimoine, son utilité dans la vie du propriétaire, etc. (des données toutes subjectives).

L'objet n'est plus rien en dehors des fins que l'homme lui a assigné. Ce phénomène est, à sa manière, une sorte d'anthropocentrisme, puisqu'il ramène à des caractères humains les objets satellitaires de son environnement. Pour les choses de « manufacture naturelle » surtout, ce nombrilisme est une atteinte à leur être même. Dans leur essence comme dans leur existence (si l'on peut se permettre ce terme), leur omnigestion par l'homme a force de loi. Heidegger invoque donc à sa manière un retour au choses mêmes fondé, comme chez Husserl, sur une suspension du jugement, mais en ce sens seulement que le jugement est l'assignation d'une valeur à une chose. L'évaluation ne se produisant pas uniquement lors du jugement, mais aussi dans le rapport ordinaire aux choses que l'on alimente par leur emploi même, le laisser-être heideggérien est beaucoup plus étendu que l'époché husserlienne. Penser contre les valeurs pour toucher le pur objet n'est pas une critique sur le choix des valeurs (la culture, l'art, la science, etc.), ce n'est pas dire que l'objet ne dispose pas de ces valeurs ou que d'autres lui conviendraient mieux. Heidegger ne remplace pas un système par un autre. Il rejette plutôt le pouvoir tentaculaire de ces valeurs s'étendant, depuis notre relation à lui, sur le terrain de son être. Dans un second temps seulement nous pourrons dire que c'est parce que l'objet est contraint dans son être que notre relation à lui est inauthentique. L'évaluation de l'objet inverse la priorité de son être par rapport à sa relation à l'homme. Heidegger nous invite à redonner à l'être sa place première, un respect dont la considération se traduit en souci. Cela fonctionne comme la revendication de l'Etre, mais à moindre échelle. Il s'agit comme d'un début, un exercice propédeutique à l'ek-stase où « apprendre à vivre dans ce qui n'a pas de

nom» serait «apprendre à vivre sans la valeur.» Les enjeux ne sont pas le mêmes, mais le laisser-être trouve ses racines dans le même effort.

Donner une valeur à quelque chose doit devenir essentiellement «Autre Chose» que son object-tité. La valeur, tout comme ces notions métaphysiques (humanisme, pensée, vérité, être, nihil, etc.), peut revêtir un autre sens que celui de « notation» et servir une toute autre fin: elle doit être le rassemblement en la maison de l'Etre de ce qui mérite son soin. Elle est, si l'on veut commencer à penser proprement, non pas jugement, mais la richesse inexprimable du mot. « Evaluer, c'est- à-dire conserver comme pensé dans la mémoire. » 1 Aussi la valeur n'est-elle pas ce que l'on retient d'une chose en vue d'une utilisation à venir, mais la « mise en garde» par la pensée dans le langage. La valeur ainsi définie est ce qui tient-lieu dans le mémorial-pensé. Cette lieu -tenance de la mémoire se déploie sous le regard vigilant de l'Etre.

VIII. Propédeutique à La question de L 'Êthique

«Ce n'est pas vous qui serez reçues en partage par un
Démon; mais c'est vous qui choisirez un Démon.»
(Platon, La République)

48. Appréhender l'éthique (25, 70 à 72)

L'éthique est l'effort que fait une métaphysique, suivant un détour par la philosophie de l'action, pour testifier de son intérêt, pour légitimer son « méta » en montrant qu'elle y vit également, dans le «physique ». L'homme du commun est autant invité à prendre connaissance de ce qu'elle enseigne que le savant, car c'est lui aussi qui est concerné dans sa vie quotidienne. L'éthique est l'ouverture à la plèbe. Elle est ce qui témoigne de son plébiscite. Elle s'intéresse à l'homme tel qu'il agit

1 Qu'appelle-t-on penser ? p.68-69.

conformément à son essence, celle déterminée métaphysiquement. Elle est une interprétation métaphysique d'un homme métaphysique.

Le problème est le même que celui déjà aperçu et mis à profit dans la conférence intitulée Qu'est-ce que la métaphysique ? Nous avons vu comment Heidegger s'autorisait tout de même la thématisation d'une question métaphysique, qu'il y été même contraint, et quels rapports ses analyses entretenaient avec le destin de la vérité de l'Etre. Mais, pour parler d'éthique, il ne met pas son lecteur devant une problématique éthique, un choix du genre que Sartre donne dans L 'existentialisme est un humanisme: le jeune homme qui ne sait pas s'il doit s'engager ou bien rester auprès de sa mère. Appréhender l'éthique pour dire qu'elle est métaphysique sans faire cependant de la métaphysique, ce peut être délicat - surtout lorsqu'on tente un dépassement de la métaphysique et qu'une éthique s'y fait jour.

L'enjeu est pourtant de taille, d'autant que Heidegger reste souvent équivoque. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il est régulièrement amené à recadrer sa lecture et repréciser le sens de certains mots qui prêtent à confusion (et sur lesquels il joue énormément). Il le fait au §25 :

«Sein und Zeit appelle «déchéance» l'oubli de la vérité de l'Etre au profit d'une invasion de l'étant non pensé dans son essence. Le mot ne s'applique pas à un péché de l'homme compris au sens de la philosophie morale et par là même sécularisé, il désigne un rapport essentiel de l'homme à l'Etre à l'intérieur de la relation de l'Etre à l'essence de l'homme. De la même manière, les termes d' «authenticité» et d' «inauthenticité» qui préludent à cette réflexion n'impliquent aucune différence morale- existentielle ou «anthropologique». Ils désignent cette relation «extatique» de l'essence de l'homme à la vérité de l'Etre ».

Si Heidegger ne porte pas jusque sur le terrain de la morale sa pensée de l'Etre, le choix de son vocabulaire mérite tout de même un commentaire. Un auteur qui consacre une telle attention au soin de la langue ne choisit pas au hasard des termes quasiment bibliques (« déchéance » de l'homme chassé du jardin d'Eden, «errance» du peuple juif, etc.). N'est-ce pas précisément pour mettre à profit cette connotation morale que Heidegger fait emploi de pareils mots? Dans quelle mesure peut-on recevoir des éclaircissements qui préviennent certes d'un malentendu, mais qui n'expliquent pas le choix des mots?

Heidegger trouve dans la question de Jean Beaufret un biais qui met en perspective sa pensée avec une partie de la métaphysique, mais sans préciser s'il s'agit d'une ontologie fondamentale ou pas. Cette question est la suivante: « Ce que je cherche à faire, depuis longtemps déjà, c'est préciser le rapport d'une ontologie avec une éthique possible?» (§67). La méthode heideggérienne revient à nouveau à la charge, et l'essentiel de la réflexion se déroule sur la définition du sens des mots « éthique» et « ontologie ». C'est sans surprise que Heidegger annonce son programme au §71 et dit que la relation entre deux disciplines caduques ne permet pas un questionnement productif. La discussion ne portera donc que sur la caducité de ces deux disciplines philosophiques, et non sur le déploiement de leur essence.

49. Héraclite (73 à 78)

Heidegger est un fervent lecteur d'Héraclite, l'Obscur, à qui il a déjà consacré un cours en 1943 (non publié à l'époque) intitulé Alèthéia, et qu'il clôt ainsi: «Mais

l'or, l'éclat sans apparence de la clarté, ne se laisse pas prendre, parce que lui-même ne prend pas, mais est pur événement (das Reine Ereignen). L'éclat sans apparence de la clarté émane du «s'abriter» inviolé, sous la garde, qui se contient, du Dasein. C'est pourquoi l'éclat de la clarté est aussi, en lui-même, le «se-voiler» et, pour autant, la chose la plus obscure. » 1 Il traduit dans ce cours quelques fragments d'Héraclite: « Les ânes prennent la paille plutôt que l'or.» (fragment 9), «Comment quelqu'un pourrait-il demeurer caché devant ce qui ne sombre jamais (É) à celui-ci, c'est-à-dire à la clarté? » (fragment 16). Ces questions concernent le Dasein qui vit à-la-méprise de son essence, et commencent déjà de demander si la pensée peut formuler la question de la remise de l'homme en son essence.

Il peut sembler de prime abord assez étonnant de voir Heidegger citer le fragment 119 d'Héraclite car le rapport de l'ontologie à l'éthique n'y est pas expressément désigné. Heidegger commence par donner sa traduction ordinaire : «Le caractère propre d'un homme est son démon.» Nous sommes loin, en effet, de notre sujet. Nous ne cherchions pas la nature de l'homme. Plutôt que de définir l'ontologie et l'éthique telles qu'elles ont sévi dans la philosophie, il situe leur origine suivant les indications de sa pensée propre qui, nous le savons déjà, s'efforce de prendre toute la distance qui s'impose par rapport à ces deux disciplines. Leur point de départ résume ainsi leur définition, et la partialité de ce choix place Heidegger dans une position peu confortable face à ses détracteurs. Qui plus est, la sentence ne doit pas être comprise dans son sens usuel, celui-là même que ces détracteurs pourraient accueillir, mais suivant sa traduction heideggérienne. Qu'est-ce à dire ? Que sa traduction ordinaire laisserait dériver l'éthique et l'ontologie vers les écueils que Heidegger cherche justement à combattre ? Qu'en désaccord perpétuel Heidegger ne s'entendra-t-il pas même sur le sens des sentences fondamentales qu'il choisit pour développer sa pensée? Ne s'expose -t-il pas ainsi à des reproches aussi facile que, par exemple : Heidegger se méprend sur le sens des auteurs dont il invoque la sagesse et ruine par là même la légitimité de son dire, la cohérence de son discours, il prive sa pensée du fondement qu'elle recherche sur le terrain grec? Nous allons voir comment cette sentence se révèle pertinente, comment elle déploie son sens aux cotés d'une anecdote rapportée par Aristote.

Heidegger donne deux traductions successives de la sentence d'Héraclite, des traductions non pas du Grec à l'Allemand, mais de la langue métaphysique en langue qui tente de penser en direction de l'Etre:

« L'homme habite, pour autant qu'il est homme, dans la proximité du dieu. »2 Puis, au §78, un sens plus heideggérien encore:

3

« Le séjour (accoutumé)est pour l'homme domaine présence 5

le ouvert 4 à la du dieu,
(de l'insolite)6 ».

1 Essais et Conférences, Alèthéia, p. 341. 2Lettre sur l'humanisme, §73.

3 Geheure.

4Das Offene.

5 Die Anwesung.

6 Des Un-geheuren.

Nous savons déjà tout l'intérêt que Heidegger porte à la traduction et à l'altération nécessaire de la langue qui, pour ce qu'elle a à dire, revêt des formes toujours plus étranges. Le défi du mot est de n'en dire ni trop, ni pas assez. Une langue morte telle que le Grec se prête bien à la malléabilité que suppose une pensée cheminante, et sa traduction sera originale dans la mesure de l'originalité de la pensée qui l'invoque.

Il renchérit en rapportant une anecdote de Aristote décrivant la scène du four: «D'Héraclite, on rapporte un mot qu'il aurait dit à des étrangers désireux de parvenir jusqu'à lui. S'approchant, ils le virent qui se chauffait à un four de boulanger. Il s'arrêtèrent, interdits, et cela d'autant plus que, les voyant hésiter, Héraclite leur rend courage et les invite à entrer par ces mots : «Ici aussi les dieux sont présents.» » 1

Vers quoi portent ces deux exemples, sur quelle terre déposent-ils le voyageur ici arrêté? Heidegger interroge l'éthique, et nous voilà mis devant l'opposition classique entre la sagesse du penseur et la brutalité de la masse. L'incompréhension des curieux et la réponse d'Héraclite aident-elles à mieux comprendre le rapport de l'ontologie à l'éthique ? Pourquoi Heidegger choisit-il précisément cette anecdote pour expliquer sa position sur une question si importante et si complexe ? Parce que le défi étant de ne pas rentrer sur le terrain de l'éthique et son eau métaphysique, il faut partir de sa racine pour que, une fois développée, le lecteur s'aperçoive qu'il s'agissait bien du rapport de l'ontologie à l'éthique.

Heidegger s'identifie à Héraclite en ce sens qu'il n'est pas compris par ses visiteurs. La simplicité de la réponse produit pareillement ce vertige qui rebute d'autant plus le visiteur, ou bien donne le ton de la profondeur de ce qui est à penser. Héraclite, comme Heidegger, pense une chose à ce point essentielle, la proximité même, qu'elle paraît la plus éloignée, la plus fantasque. On lit une sorte de frustration de ces auteurs qui tentent d'assumer l'incompréhension des autres, mais s'isolent encore plus lorsque leurs explications restent laconiques (Héraclite) et compliquées (Heidegger), lorsqu'ils essaient de rester fidèles à leur pensée propre. L'on ne peut pas vulgariser l'essentiel qui est déjà à ce point condensé, compact, simple, qu'un résumé serait en vérité plus long que le dire originel. Le problème est le même: comment dire simplement le simple ? En mathématiques, même les évidences sont démontrables. Si l'on se base sur un tel système logique, l'on se condamne à des démonstrations non seulement homériques, mais encore impossibles, dont les épisodes s'enchaîneraient sans terme.

Heidegger décrit l'attitude des étrangers afin de mieux souligner le gouffre qui les sépare du penseur. Cet écart est le même que celui qui sépare l'éthique et l'ontologie telles qu'on les comprend aujourd'hui de ce qu'elles seraient plus originellement. Cette scène se joue en fait sur différents tableaux et stigmatise de nombreuses oppositions; entre un penseur et son public, entre une pensée authentique et une philosophie qui réduit, qui systématise, entre l'ouverture et le préjugé, entre la pensée grecque et ce qu'elle deviendra au cours de son histoire métaphysique, etc. Ce hiatus est le même dont souffre encore la pensée heideggérienne. Cette anecdote met à

1 Partie des Animaux, A5, 645 a 17.

jour lÕun des sens de cette Lettre sur l'humanisme, dont le sujet est en fait une réponse aux méprises sur la pensée de la vérité de lÕEtre.

Ce qui importe dans le dire héraclitéen n'est pas son panthéisme, ni sa place dans la pensée de la mythologie grecque. C'est au contraire le rapport établi entre d'une part, la vie courante, une quotidienneté dans laquelle personne ne se baigne deux fois (Panta rei), l'éthique telle qu'elle se décline alors, sans l'acquisition de brevets moraux ni l'avancement dÕun projet quel qu'il soit et, d'autre part, la pensée qui s'effectue tout de même (malgré l'absence d'éthique au sens moderne du mot), la pensée qui touche à l'essentiel, aux dieux non pas agissant mythologiquement, mais aux dieux comme fond ontologique dÕune pensée venue à bout d'elle-même, c'est-à- dire l'ontologie encore sans nom en-deçà de quoi rien n'est plus pensable.

L'ethos est avant tout un lieu, une tanière dÕoù lÕon s'élance à l'aventure du monde, où lÕon revient nécessairement, une tanière dont lÕon n'oublie pas le chemin, qui reste inscrite en nous quoi que nous fassions. Il est à nous, en nous, et pour nous: c'est ce que signifie le verbe «habiter ». L'homme habite. C'est en dire beaucoup plus long déjà que seulement «le caractère propre de l'homme ». Heidegger dit-il que le caractère propre de l'homme est d'habiter? Non, l'habiter est la propreté (Eigentlichkeit) même. L'habiter n'est pas le plus propre des caractères parmi ceux que lÕon peut lui attribuer, mais ce de quoi l'homme est homme. LÕethos nÕa pas le caractère absolu de la vérité, mais de la Eigentlichkeit. Tout n'est pas déjà pensé dans cet ethos, mais désigne ce qui est à penser. C'est un prodige qui laisse à penser. Où l'homme habite-t-il ? Dans la proximité du dieu (cf. Abri dans la vérité de lÕEtre).

Nous avons déjà analysé le rapport de Heidegger à la religion, mais il mérite ici une nouvelle remarque. Le rapprochement entre lÕEtre et le dieu, et dont Heidegger se défend, est-il vraiment abusif ? Le parallèle entre la proximité du dieu et celle de lÕEtre se fonde sur ce son essence 1

à quoi l'homme appartient dans . Heidegger parle du

même fond et dans les mêmes termes; est-ce à dire que nous avons décelé chez lui un mysticisme refoulé? Non, et c'est l'épisode du four qui va recadrer cette question en expliquant ce que Héraclite entend par « dieu ». Dans la traduction de la sentence 119 après l'épisode du four, c'est-à-dire la sentence encore enrichie dÕun sens de prime abord peu évident, les termes-clefs ne sont plus « homme» (mot répété deux fois dans la première traduction) ni dieu, mais «séjour (accoutumé) », «domaine ouvert », « présence» et « in-solite ». Le jeu de mot entre Geheure et Un-geheure, séjour accoutumé et insolite, n'est pas seulement le signe d'une opposition entre l'ordinaire et l'extraordinaire, mais celui d'une profonde solidarité entre l'éthique et l'ontologie, une racine commune (-heure) qui fait que l'habituel n'est pas si «normal» que cela, que l'insolite n'est pas si improbable qu'on ne le pense. Heidegger ne dit pas que l'insolite ne peut se produire que sur le terrain de l'ordinaire (ce serait une ineptie tout à fait inutile, et ce n'est pas cela qu'il faut retenir). Il éclaire le sens des mots « éthique » et «dieu» comme « séjour de l'homme» et « élément », le mot central étant alors «Das Offene », le domaine ouvert. Heidegger désigne ici ce où est conduite lÕek-sistence. Celui qui veut penser ne doit pas s'attacher à ce qu'il voit, à la quotidienneté, à l'étant, mais à l'ouverture qu'est son séjour, à l'élément de la pensée dont l'accès n'est pas semé d'embûches, mais d'une simplicité essentielle. La présence de lÕin-solite, das Un-geheure (l'élément de la pensée) est l'ouverture, laquelle est le séjour accoutumé,

1 Lettre sur l'humanisme, §73.

das Geheure. L'insolite n'est pas le séjour accoutumé, nous ne sommes pas accoutumé à l'insolite, le Un- ne se résorbe pas dans l'ouverture, mais la présence se produit dans le séjour tant qu'il est domaine ouvert. Heidegger ne fait pas preuve ici de mysticisme, mais tente de comprendre ce qui n'a finalement été réduit qu'à un mysticisme grec, et dont on s'aperçoit maintenant qu'il était un effort pour penser en direction de l'Etre, de la présence de l'in-solite. L'idée de dieu ou de démon chez Héraclite est en fait bien plus proche de celle de l'Etre chez Heidegger que de celle de Dieu chez les Chrétiens. La vérité de l'Etre qu'Heidegger tente de porter au langage n'est pas théologique, et c'est sans hésiter qu'il dit qu'elle n'est pas ontologique non plus. C'est parce qu'elle n'est pas une étude de l'être de l'étant et qu'elle est si difficile à qualifier que Heidegger s'autorise des analogies telles que celle du dieu chez Héraclite. Cet exemple sert à montrer en quoi cette pensée est impossible à qualifier, car l'on est bien embarrassé après cette analyse pour dire si la sentence d'Héraclite est ontologique ou bien théologique, et s'il s'y trouve un contenu éthique au sens onto-théologique du terme. L'éthique comprise au sens originel (Geheure) est intimement liée à l'ontologie (Un-geheure) mais ne sera pas dite ontologique dans la mesure où cette discipline ne

1

désigne plus que la pensée de l'étant dans son être . Privée d'une ontologie originelle et fondamentale, l'éthique perd jusqu'à son nom dont le sens ne désigne plus que ce que l'ontologie métaphysique a pu lui conférer de contenu.

Ce dans quoi l'homme habite n'est pas l'univers environnant, mais le monde. Le séjour de l'homme n'est pas celui qu'il effectue sur Terre, sa vie parmi ses congénères, mais dans la vérité de l'Etre. Le divers sensible importe peu. Le plus proche, en même temps le plus lointain, est de partout dans ce monde sans parts et sans tout, sans dessus et sans dessous. Il n'y a pas de lieu en ce monde où l'homme est plus homme, où la pensée se porte plus loin : c'est en ce monde que pense la pensée. Si l'on s'arrête à ce que l'univers environnant nous laisse voir, nous nous fermons résolument au monde où l'homme habite.

L'éthique n'est donc pas un code où l'homme inter-agit avec son univers environnant, mais un lieu où la pensée pense, où l'homme est homme. Cette éthique ne commence pas avec l'ordre de quitter le niveau de l'homo animalitas pour atteindre celui de l'homo humanus car nulle injonction n'existe dans ce simple état de fait, que deux niveaux existent. L'éthique est seulement l'un de ces deux niveaux, celui de l'homo humanus. Cette conception de l'éthique suppose tout de même une position quant à l'univers environnant dont Heidegger ne parle jamais qu'en termes de rejet, mais dont on peut se demander si elle n'est pas justement l'éthique au sens métaphysique du mot. Nous verrions alors émerger une question fort simple: l'exigence de penser revêt-elle un caractère éthique? La réponse suivant laquelle il en retourne de l'essence de l'homme et que cette destination ne laisse aucun choix à l'homme ne suffit pas à expliquer le comportement du « on ». La description d'une déroute métaphysique est une manière de juger, jugement qui parle la langue de l'étant puisque c'est de lui qu'il s'agit. Nous verrons que Heidegger pose la question d'une éthique sous-jacente à sa critique de la métaphysique, mais qui n'est pas une éthique issue de la pensée. Cette éthique est critique métaphysique de la métaphysique, jamais pensée de la pensée.

1 Lettre sur l'humanisme, §79.

50. La pensée n'est ni théorie ni pratique (79 à 81 et 90)

«Il faut en effet nous demander: cette pensée qui, pensant la vérité de l'Etre, détermine l'essence de l'humanitas comme ek-sistence à l'Etre, reste-t-elle seulement une représentation théorique de l'Etre et de l'homme, ou peut-on en tirer en même temps d'une telle connaissance des indications valables pour la vie pratique et utilisables par elle?

La réponse est celle-ci: cette pensée n'est ni théorique ni pratique. Elle se produit avant cette distinction. Pour autant qu'elle est, cette pensée est la pensée de

1

l'Etre dans l'Etre et rien d'autre.»

L'engagement de l'Etre que nous avons étudié au début de notre travail rappelle que l'engagement par et pour l'Etre n'engage rien, ne produit rien, qu'il n'a pas de conséquences. Il n'est pas une cause car l'ordre causal est celui de l'étant, non pas celui de l'Etre. C'est d'ailleurs pourquoi la logique n'a pas sa place dans la pensée, car elle est l'ordonnancement de cette causalité. Or la pensée «n'a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet. »2 Dire que la pensée est en tant qu'elle pense est loin d'être tautologique car, en même temps que de la limiter à un seul et unique « agissement », c'est lui donner son entièreté et sa simplicité. Il y a quelque chose qui est à-penser, la pensée le pense (elle dit ce qu'il y a à dire). Nous avons déjà dit que ce qui laisse à penser est ce qui est le moins pensé; penser l'Etre, c'est «laisser l'Etre - être ». L'humilité de la pensée qui n'est plus créatrice, mais qui s'apparente bien plus à ce que Platon disait au sujet de la réminiscence, la pauvreté du berger qui accepte la garde, le silence du langage qui conserve et maintient ne laissent rien à penser à l'éthique, tout étant déjà confié à la Simplicité. Lorsque la pensée pense, elle est et ne fait rien être; elle s'est fait être, si l'on veut (l'Etre, lui, est déjà, il est ce qui est avant tout). Mais dans cet agir il n'y a ni avant ni après. L'Etre n'est pas avant que la pensée ne soit; elle ne naît pas (un beau jour) de l'Etre, mais se déploie lorsqu'elle est dans son élément. De cet être-ensemble l'éthique est absente et ne vient pas non plus s'y adjoindre après. La pensée est seule, et ce qui s'y rajoute ne peut être que parasitaire, un corps étranger qui ne la touche pas tant qu'elle reste ce qu'elle est - heureuse.

L'action - comme activité sur quelque chose - se traduit, quand il s'agit de la pensée, par une élévation à la pureté essentielle de toute action : l'activité est le fait même qu'elle soit, qu'elle pense, et ce sur quoi elle agit est elle-même, son essence qu'elle déploie ainsi. Son « objet », si l'on peut encore se permettre ce mot, n'est donc ni théorique ni pratique, c'est la pensée même dont il n'est jamais décidé quoique ce soit et qui ne décide de rien. A la question: à quoi sert la pensée? nous ne pouvons que répondre: à rien. Mais il y a de la pensée. Au demeurant, si l'éthique peut servir quelque chose, nous ne pouvons dire qu'ily a de l'éthique dans la mesure où l'éthique est un produit de l'homme (créé par lui et pour lui) qui n'est pas donné ni ne donne (es gibt) quoi que ce soit. L'éthique vend plus qu'il ne donne suivant une échelle de valeurs qu'il établit seul. La vie pratique n'est pas l'élément de la pensée; sans rapport aucun avec sa quotidienneté, la pensée n'offre aucune prise et ne peut être l'objet d'une «récupération» éthique.

1 Lettre sur l'humanisme, §81 et 81. 2Lettre sur l'humanisme, §82.

La question que pose Heidegger indique avec raison le risque qu'encoure cette pensée, à savoir de rester «seulement une représentation théorique de l'Etre et de l'homme ». Le réflexe logique étant de dire que si une pensée n'est pas pratique, alors elle est théorique, perchée sur des cimes qui ne concernent en rien les hommes que nous sommes réellement, une pensée jonchées d'élucubrations toutes plus folles les unes que les autres. Heidegger analyse plus tard dans notre Lettre les tendances arbitraires ou aventurières de la philosophie, thème qu'il aborde ici suivant un de ses aspects (l'alternative pratique/théorique). Ses contemporains lui ont souvent fait le reproche de n'être qu'extrêmement métaphysique, en décalage complet avec la réalité humaine (décalage qui explique peut-être la traduction malheureuse, mais abandonnée depuis, du mot « Dasein» par «réalité-humaine »; cette tentative pour ramener Heidegger dans l'arène des philosophes de la phénoménologie n'aura visiblement pas porté tous ses fruits...). Sartre incarne bien le contre-pied classique qu'un lecteur de Heidegger prend devant l'étourdissante puissance d'une pensée qui dit ce qu'elle a à dire. Le retour aux préoccupations plus réelles, qu'elles soient de situation, d'éthique, de politique, etc. signale un recul devant la pensée de Heidegger. Il se défend ici non seulement du reproche qui lui est fait (sa pensée n'est pas assez pratique), mais aussi de celui qu'on aurait dû lui faire (sa pensée n'est pas assez théorique). Sa défense est simple : l'on ne peut regretter que sa pensée soit trop peu pratique sans regretter en même temps qu'elle soit trop peu théorique, à moins de ne l'avoir pas bien lu. La pensée se produit avant la distinction entre pratique et théorique; cela ne signifie pas que la distinction soit maintenant opérable, comme si la pensée lui était propédeutique, qu'elle était une prémisse à effectuer patiemment, que le temps ferait les choses. Il n'y a pas d'après à cet avant. La seule distinction qui subsiste n'est ni celle entre théorique et pratique, entre poésie, philosophie et science, entre Antiquité et âge moderne, entre philosophies idéalistes, matérialistes, empiristes, phénoménologiques, etc., mais entre métaphysique et pensée qui pense en direction de la vérité de l'Etre. Une fois encore, Heidegger se justifie derrière ses propres lignes en coupant court à toute nouvelle objection sur cette question - l'herbe sous les pieds de ses adversaires est bien cette distinction entre théorie et pratique, et la disjonction opérée par Heidegger ouvre à d'autres problèmes, notamment celui de la liberté.

La pensée est «un faire qui dépasse d'emblée toute praxis.» (90). Mais il demeure chez Heidegger une réflexion sur la praxis qui ne parvient pas à s'émarger dans sa langue métaphysique. La Lettre sur l'humanisme, comme tout autre texte, reste forclose dans la métaphysique et n'arrive qu'à « indiquer » le lieu où l'éthique n'a plus lieu. Nous verrons prochainement comment «sous-vient» tout de même une éthique dans ces propos, comment une éthique s'y sous-tend irrémmé-diablement.

51.Différences entre praxis, théoria etpoïesis; de l'aliénation du langage (1)

La différence entre la pensée telle qu'on la rencontre (pensée de l'étant dans le double sens du génitif) et la pensée en son essence (pensée de l'Etre) est la même que celle établie entre techné et poïesis. La pensée, jusqu'à présent, n'a pas été déployée dans son essence, ses pétales closes à l'advenir de l'Etre. Son dire ne peut être technique mais, si l'on s'en tient aux distinctions établies par les Grecs, poétique. Reste à savoir si la pensée qui pense en direction de l'Etre conservera ce type de détermination du langage et prendra partie pour l'un ou l'autre de ces genres. Deux

questions émergent ainsi: doit-on maintenir ces distinctions? Si oui, pourquoi la pensée de l'Etre doit-elle être poétique? La qualification technique de la pensée signe sa négativité (elle est ce qu'elle n'est pas, elle n'est pas - ce qu'elle est), et sa détermination théorétique la gêne alors qu'elle n'éprouve pas ce qu'elle «devrait être ». Se débattant devant l'impasse qu'est la métaphysique, elle s'est perdue plus encore devant le succès des sciences qui, elles, sont dans leur élément.

Heidegger rend toutefois l'hommage qui leur est dû aux Grecs, et à Aristote surtout, pour la distinction qu'ils ont su faire entre techné et poïésis. Il regrette seulement que, d'une part, ils n'aient vu qu'il s'agissait de la différence entre pensée et expérience pure de la pensée et, d'autre part, qu'ils aient préféré s'engager dans la première plutôt que dans la seconde. Ce qui importe ici, c'est que les distinctions opérées par l'histoire de la pensée sont authentiques, valables. C'est déjà une aide très précieuse pour le travail de Heidegger, une indication apte à guider la confiance du penseur d'aujourd'hui.

Aristote distingue philosophie théorique, philosophie pratique (éthique et politique) et philosophie poétique (celle qui s'occupe de la production, poïésis, en particulier d'Ïuvres d'art) et subdivise à son tour la philosophie théorique en théologie, mathématiques et physique1. La praxis est l'action immanente, ayant en elle-même sa propre fin, et la poïésis est la production d'une oeuvre extérieure à l'agent2. Cette distinction, apparemment claire, fonde la différence entre sciences pratiques et poétiques. Mais, dans le détail, Aristote oublie souvent cette distinction, et il lui arrive de décrire la structure de l'action (praxis) morale en prenant pour modèle l'activité technique, dont les articulations sont plus visibles. L'amalgame entre poïésis et praxis ne laisse plus qu'un mode possible pour la pensée, la théoria. Nous verrons plus tard quelles conséquences cette confusion a pu avoir sur la métaphysique à venir et le joug qu'était cette distinction entre pratique et théorie pour une pensée qui cherche à se produire avant elle3. Si tant est que la distinction existe encore, c'est certainement sur le mode po étique de la vérité de l'Etre viendrait au langage. Or c'est justement celui-là qui s'est résorbé sous les noms de praxis et de techné, technique qui a ramené sur elle tout l'ordre du langage. Heidegger se propose-t-il de reclarifier cette distinction ? Non, il la laisse au point où Aristote l'a abandonnée afin de laisser libre le langage, laisser-être qui se poursuit avec une libération des liens de la grammaire. C'est uniquement lorsqu'il parle des penseurs et des poètes que Heidegger place le dire de la vérité de l'Etre sur un terrain poétique, mais dont les frontières ne s'arrêtent pas à la forme poétique proprement dite - un terrain bien plus vaste qui n'a besoin d'aucun nom et que l'histoire de la marche du Destin forme au gré de ses ressacs.

Le nom de «logique» n'est pas de Aristote, mais apparaît pour la première fois avec Xénocrate4, successeur de Platon à l'Académie. La logique n'est pas une partie de la philosophie, et l'on est loin d'une logique formelle, impliquant une séparation rigoureuse de la forme du discours et de son contenu, de la façon dont l'entendront les modernes. S'il n'y a pas encore de logique, Aristote s'intéresse déjà au scandale que

1Métaphysique, E, 1, 1026 a 13.

2EthiqueàNicomaque, I,1, 1094a3 ; VI,

5, 1140b6.

3 Cf. commentaire du §82 : «Cette pensée n'est ni théorique ni pratique. Elle se produit avant cette distinction.»

4 Il ramenait le nombre mathématique au Nombre idéal et versait alors dans une sorte de mysticisme dualiste, pour lequel l'Inégal n'était pas seulement l'un des principes du Nombre, mais la racine du Mal. Aristote n'aura de cesse que de réguler ce mathématisme outré.

sont les sophistes et à la manière dont il faut user de la langue (cf. la Rhétorique, les Topiques, les Premiers Analytiques ). Celle-ci est une technique qui s'apprend, qui se comprend, comme toutes les autres techniques, mais qui a la particularité d'être désintéressée. Le problème vient de ce que, ne parvenant plus à rester l'effort purement théorique par rapport au geste pratique de la recherche scientifique, et parce qu'elle se veut une science au moins aussi exacte que les autres, la pensée perd son esprit désintéressé, son autonomie, entre en contradiction avec elle-même et ne peut s'en tirer qu'au prix d'un compromis avec la logique. Le programme de Heidegger est de montrer que, si une distinction doit être opérée, ce n'est pas entre pratique et théorique, ni entre pratique et poésie, mais entre poïésis et techné, et que la pensée relève bien plus de la poïésis que de la techné (dont les penchants pratiques et technoscientiques sont à prévoir). «Cette pensée surpasse toute contemplation parce qu'elle se soucie de la lumière en laquelle seule une vision comme théoria peut séjourner et se mouvoir. »1

Nous ne pensons pas l'agir: la pensée agit en tant qu'elle pense. Heidegger met en perspective deux choses usuellement tenues pour opposées. L'opposition sempiternelle entre philosophie de l'action et philosophie de la contemplation, entre vie active et vie métaphysique est consacrée par Heidegger lui-même qui emploie cette dualité penser -agir. Elle s'explique par la manière usuelle de connaître l'agir. Mais cette opposition ne résiste pas au revers de la pensée de l'Etre qui les assimile. Du coup la question de la liberté est-elle posée différemment: est-elle celle de l'agir en tant qu'il pense ou bien de la pensée en tant qu'elle agit? Si les deux sont ramenés l'un à l'autre, c'est la définition même de ce que peut être un humanisme qui s'en trouve affectée. Heidegger, même s'il généralise ouvertement, ne s'en tient qu'à quelques manifestations de l'humanisme, ce courant générique2 dont cette présente Lettre témoigne l'importance. La définition du mot « humanisme» peut être sujette à controverse « suivant la conception qu'on a de la «liberté» et de la «nature» de l'homme. De même se distinguent les moyens de le réaliser. » 3

52. La liberté libérée - Mal et Bien (82)

« La liberté n'est pas seulement ce que le sens commun aime à faire passer sous ce nom: le caprice qui parfois surgit en nous, de pousser notre choix vers telle ou telle extrémité. La liberté n'est pas une simple absence de contrainte relative à nos possibilités d'action ou d'inaction. Mais la liberté ne consiste pas non plus en une disponibilité à l'égard d'une exigence ou d'une nécessité (et donc d'un étant quelconque). Avant tout cela (avant la liberté «positive» ou «négative») la liberté est l'abandon au dévoilement de l'étant comme tel. La caractère d'être dévoilé de l'étant se trouve préservé par l'abandon ek-sistant; grâce à cet abandon, l'ouverture de

1Lettre sur l'humanisme, §90.

2 Notons au passage qu'une histoire de l'humanisme aurait pu commencer avec les Grecs, dont toute la tradition se réclamera par la suite, mais que dans la perspective heideggérienne les Grecs ne sont pas à ranger au nombre des métaphysiciens qui a uraient manqué le destin de l'essence de l'homme. Pensée commençante, elle est également ce à partir de quoi le grand déclin prend son élan. La pensée grecque a tenté de toucher à la vérité de l'Etre et, chemin faisant, ajeté sur la place les rudiments d'une certaine authenticité. La Grèce antique ne fait pas partie de l'histoire de l'Oubli de l'Etre puisqu'elle n'en est que l'enfance, l'enfance de toute histoire possible.

3 Heidegger, Lettre sur l'humanisme, §8.

l'ouvert, c'est-à-dire la «présence» (Da), est ce qu'elle est. » 1 Dans lÕHistoire de la philosophie, p. 504, Jean Wahl rappelle quelques points de la République de Platon. « Ce qui nous paraît le plus important, c'est ce qu'il dit de la destinée et du choix des âmes par elles-mêmes. «Ce n'est pas vous qui serez reçues en partage par un Démon; mais c'est vous qui choisirez un Démon.» Honorer la vertu ou ne pas l'honorer, voilà ce qui dépend de nous.»

Nous lisons à la fin du paragraphe 81 cette phrase : «Cette obligeance (É) est plus libre.» Remarquons que le sujet de la phrase n'est pas la liberté mais l'obligeance. La question de la liberté chez Heidegger est très délicate et, si elle n'est pas complètement éludée, n'est pourtant jamais élucidée. Dans le « plus libre» nous relevons une certaine relativité de la liberté qui ne se déploie qu'en degrés; capable de plus ou de moins, elle n'est pas un absolu, un point dÕArchimède duquel on part, un attribut de l'homme, un dû qu'on lui donne en guise de cadeau de bienvenue dans la philosophie. Ici la liberté n'est qu'adjective. A quoi? A une obligeance! N'est-ce pas là un paradoxe que de voir des obligations « évaluées » non en fonction des contraintes auxquelles elles lient, mais suivant un degré de liberté plus ou moins élevé? Car le mot « libre» ne désigne pas l'envergure qui reste à la pensée une fois son devoir effectué, un espace résiduel dans lequel la pensée serait enfin ce qu'elle est lorsqu'elle est libre, mais l'obligation même. La pensée est libre dans la mesure où elle se conforme à ce qu'elle a à dire quand elle doit le dire. Qu'elle le dise à un moment historique inadéquat ou bien qu'elle ne le dise pas du tout, elle n'est pas libre. Heidegger ne dit pas même « parce que c'est seulement ainsi qu'elle est absolument libre », mais « parce qu'elle est plus libre (que lorsqu'elle se conforme à la validité des sciences)». On dirait presque que Heidegger fait une concession du bout des lèvres et pour contenter ses lecteurs, pour les rassurer sur la possibilité d'une liberté, et ce surtout parce que nous venons d'aborder la question de l'éthique. La liberté a-t-elle sa place dans la pensée, se tient-elle parmi les choses quÕelle a à dire, ou bien n'est-elle pas plutôt un concept métaphysique étranger au vocabulaire de la vérité de lÕEtre? Pourquoi Heidegger ne thématise-t-il que très peu la liberté dans une Lettre sur

2

l'humanisme , un humanisme pétri de liberté et qui pourrait presque sÕy résumer ? Justement parce qu'il pense contre l'humanisme et que, si sa pensée peut être considérée comme la plus humaniste de toutes, sa conception de la liberté comme celle qui rend à l'homme sa plus grande dignité, il n'est pas prêt à négocier avec la langue son entrée dans la métaphysique, et refuse systématiquement toutes les invitations qu'elle formule au détour de mots tels que « liberté », par exemple, ou ceci: la liberté est l'existence (ek-sistence). Heidegger fait ici l'économie de nouvelles explications quant à la liberté parce qu'elles seraient en tout point semblables à celles que nous recevons déjà au sujet de l'éthique. Le lecteur attentif est donc appelé à se méfier de ce mot « libre» inséré là peut-être rapidement - mais non pas légèrement, la Lettre étant entièrement consacrée à la lecture de ce genre de mots.

Avec toute la prudence nécessaire, nous pouvons avancer dans notre analyse ; ce que nous avons dit précédemment au sujet de la liberté contractuelle chez Rousseau et que lÕon observait en fait dans toutes les formes de l'humanisme, nous le retrouvons

1De l'essence de la vérité, in Q.I, p. 177.

2 «L'humanisme se différencie suivant la conception qu'on a de la «liberté» et de la «nature» de l'homme. », Lettre sur l'humanisme, § 9.

chez Heidegger de manière frappante. Nous avions conclu en disant que la liberté consistait en la soumission à un ordre qui dépasse l'homme, auquel il adhère délibérément et pour son Bien. La liberté se présente sous la forme d'un contrat conclu contre une forme de Mal qui sévit en soi et dans ses relations à autrui. La dignité de l'homme est le pôle positif d'un couple qui revêt nécessairement un visage moral, et l'éthique est la somme des moyens mis à disposition des hommes pour assurer la pérennité de ce contrat, la justice le bras armé de cette liberté, le Bien sa vérité a priori. Qu'elle soit traduite ou pas en termes de Bien ou de Mal, la liberté est l'objet principal de la morale: ces pôles «commettent » l'architecturalisation d'une pensée, pensée qui peut toujours être l'objet d'une morale, et ce même de manière abusive. Ainsi, nous pourrons faire dire à Heidegger que le penseur qui pense en direction de la vérité de l'Etre participe au Bien, le logicien positiviste au Mal. C'est la fonction même du couple Bien/Mal que de pouvoir s'appliquer à tout, d'être poly-valent, poly - sémique et poly-sémantique, de se surajouter à n'importe quel autre couple. Il est le concept (bipolaire) parasitaire par excellence puisque le Bien en soi n'a pas d'objet, qu'il est une idée vide. Il a besoin d'un moule où se glisser et il revient à ce qui est ainsi moralement déterminé de se défendre seul contre une insertion abusive de la morale dans la pensée. Le couple pensée authentique/métaphysique y parvient-il ? Oui, lorsqu'il est dit que ces deux « activités» agissent dans deux éléments différents, qu'elles n'ont pas le même objet, qu'elles vivent à coté sans jamais s'inter-pénétrer, s'inter-prêter. Il n'y a pas de relativité quant à leur détermination comme c'est le cas des affaires humaines (une rupture, une révolution, une condamnation s'estiment suivant la conception du Bien et du Mal qui s'est alors imposée dans la famille, la politique, le droit pénal; un meurtre peut être légitime, une révolution souhaitable ou pas suivant ce que l'on croit bon pour le peuple, etc.). Heidegger ne dit jamais que les sciences sont une erreur, que l'homme ne devrait jamais que penser la vérité de l'Etre, que le reste est une perte de temps, mais seulement que la confusion entre les prétentions de la logique dans les sciences et la métaphysique et la simplicité de la vérité de l'Etre empêche cette vérité de venir au jour. Ily a une vérité de l'Etre et la logique s'est étendue dans de nombreux domaines. Ces deux faits ne peuvent accueillir la bipolarité Bien/Mal. Le désarroi, la détresse ne proviennent pas de l'existence de la logique, mais du fait qu'elle empiète sur un domaine qui n'est pas le sien. De même la pensée n'est pas dans son élément; ce qui ne va pas, ce qui, à la rigueur, pourrait être le Mal, c'est la confusion entre ces deux choses distinctes (le Bien serait alors les choses lorsqu'elles sont à leur place). Le couple moral ne peut donc pas s'appliquer à la pensée (Bien) et la logique (Mal), mais seulement à leur amalgame - rendu impossible désormais par les éclaircissements de Heidegger. La pensée ne peut être articulée autour de ces deux concepts moraux car l'un d'eux disparaîtrait aussitôt (le Mal comme confusion, comme prétention de la logique à la vérité universelle). La morale ne peut s'appliquer de force à la pensée de Heidegger, le Bien n'y est pas la visée de la liberté, et ce d'autant plus que l'auteur nous a prévenu contre toute récupération éthique en aval. La pensée ne produit pas de conséquences et prive tout humanisme de sa nourriture polis-tique.

Il n'en reste pas moins qu'une obligeance est - libre; si ce n'est pas pour le Bien que l'on se soumet, pour-quoi s'oblige-t-on donc? La question: pourquoi? suppose un objet visé, un quoi pour lequel on agit. Ce sera systématiquement le Bien.

Si, comme nous venons de le faire, nous supprimons de la pensée toute considération sur le Bien, que reste-t-il? Rien, justement, qui ne soit l'objet d'un pour quel qu'il soit. La pensée se conforme pour-rien à la revendication de l'Etre. Elle est à l'écoute de l'Etre pour-le-Rien. Sa liberté n'est pas l'accession à un statut plus élevé, ce n'est pas pour sa liberté qu'elle s'engage (la liberté est l'engagement lui-même). La liberté de la pensée ne confère rien de plus à l'homme, il ne se trouve pas enrichi par une trans-action (de la pensée à sa liberté d'une part, de l'Etre à son essence d'autre part). Bien au contraire, ce que l'homme y gagne, c'est la découverte de sa pauvreté fondamentale. La soumission à une entité est l'acte libre par excellence, et c'est en cela que Heidegger touche encore à l'humanisme. L'homme ne trouve sa dignité la plus propre et son essor le plus ambitieux que dans la conformité à un ordre dont l'humanisme se charge de dessiner l'architecture. Mais, parce que la pensée heideggérienne se produit avant toute structuration, avant qu'une stratification logique ne vienne lui dicter les maximes procédurières de sa vérité, ce à quoi la pensée se soumet n'est rien - rien d'autre que la pensée attentive - n'est rien donc l'Etre. Une pensée à l'écoute de l'Etre, de l'Histoire, qui dit ce qu'elle a à dire dans le langage qui est la maison de la vérité de l'Etre est contrainte, en quelque sorte, mais par sa destination seulement qui le dire de la vérité de l'Etre. Lorsqu'elle s'embarrasse des critères logiques de la vérité elle évolue moins librement dans la clairière qu'est son élément. En définitive, la liberté n'est pas l'attribut d'une essence, mais l'effort de conformité d'une chose à son essence. Elle ne peut donc se situer chez Heidegger qu'à la croisée de la pensée et de l'essence de l'homme. Elle se traduit par un laisser-être général (de l'Etre, de la pensée, de l'essence de l'homme) contre le laisser-faire (des objectivations de l'homme qui s'étendent jusqu'aux frontières de la vérité de l'Etre). Elle n'est jamais le but poursuivi par l'homme, mais un simple mot pour désigner la conformité d'une chose à son essence. C'est pourquoi la liberté ne revêt pas chez Heidegger une importance capitale.

PARTIE III : LE DESTIN DE LA

PENSEE

IX. L'absence de patrie

« Wo, wo leuchten sie denn, die fernhintreffende Spr·che? Delphi schlummert und wo tnet das grosse Geschick? »

« Où brillent-ils, les oracles qui portent loin? Delphes somnole - où retentit le grand destin ? »

1

Hölderlin, Pain et vin.

53. La patrie comme le , la proximité « de » l'Etre : habiter (35)

La patrie est la Terre sienne, celle que l'on habite parce que l'on y est né, mais surtout parce que l'on y mourra. L'être-pour-la-mort a comme destin le là. La patrie s'entend comme proximité à l'Etre, le «là» de l'être-là. Elle est ce lieu où chacun est (soi). Sans ce , pas d'être-, et c'est l'ek-sistence même qui est remise en cause. Mais Heidegger ne dramatise pas tant qu'il n'y semble : le Dasein ne succombe pas à l'absence de da. Mais il y a une triste raison à cela : la vérité de l'Etre ne triomphe pas avec Heidegger et Hölderlin, qui ne suffisent à eux deux à restituer à l'homme sa patrie et à l'Etre sa proximité.

Cet appel au retour de la patrie, avec l'histoire qu'on connaît de Heidegger et son adhésion au parti national-socialiste, peut sembler de prime abord dangereux. Mais il s'en prévient immédiatement en indiquant que le mot «patrie» « est ici pensé en un sens essentiel, non point patriotique, ni nationaliste, mais sur le plan de l'histoire de l'Etre. »2 En effet, du «là » à l'idée de nation, c'est bien plus que le gouffre d'un

1 Vers cités par Heidegger dans La provenance de l'art et la destination de la pensée, 1967, in Cahiers de l'Herne Heidegger, p.85.

2Lettre sur l'humanisme, §35.

champs lexical qu'il faut franchir. C'est justement parce que c'est une question de vocabulaire qu'un mot pareil s'intègre dans cette réforme de la langue métaphysique et son dépassement vers une ontologie fondamentale. Le mot délié de son sens (trop) premier prend place dans la pensée de lÕEtre. En même temps, «l'absence de patrie» désigne plus judicieusement le délaissement de l'homme moderne. Si en effet nous disions « absence de lieu », nous dénoterions une spatialité du impropre au Dasein et un ethos (au sens de tanière) indéterminé de l'homme ne cherchant qu'un lieu plutôt que sa négation, un non-lieu, un néant. Or l'homme ne cherche pas un lieu (il est déjà dans l'étant) mais son site, c'est-à-dire sa patrie. La Lichtung qu'est le se dit patrie parce qu'ainsi cette éclaircie est mise sur le plan d'une histoire, savoir celle de lÕEtre. Car, en effet, qu'est-ce qui fait d'une patrie ce qu'elle est? C'est bien entendu son histoire. La cohésion qu'elle incarne n'est pas contre d'autres unités possibles car elle est la seule «en course ». Elle s'oppose à lÕin -cohésion, à l'incohérence. LÕimpropreté, l'inauthenticité sont ce contre quoi la patrie unit. Le rassemblement des hommes en leur essence demeure pour eux dans un retour à cette patrie, le là de lÕêtre-là. C'est pourquoi il ne peut y avoir de nationalisme basé sur cette conception de la patrie. Tous les hommes sont invités à être hommes. La patrie est l'ouverture même. LÕon habite chez soi ; ou plutôt, lÕon habite, lÕon est chez soi. Ne lÕêtre pas, c'est ne pas habiter.

L'homme habite la vérité de lÕEtre.1 C'est cet habiter qui est laisser-être de lÕek - sistence, qui autorise la reconnaissance de ce qui assigne. L'homme y est en-joint à lÕEtre par lÕEtre. Il y dé-couvre la loi en se conformant à lÕappel du destin. Cet habiter seul fait de l'expérience de l'homme un séjour. Or, «ce séjour seul accorde l'expérience de ce qui tient. La vérité de lÕEtre fait don du maintien pour toute contenance. »2 L'homme séjourne dans le - l'animal évolue dans un univers environnant. Il y reçoit l'écoute du pouvoir aimant de lÕEtre qui peut la pensée. La différence ontologique, si lÕon veut, peut se dire aussi la différence entre le désert de la bête et la patrie de l'homme. LÕon n'accède au déploiement de son essence que pour autant que lÕon sÕy conforme. La patrie fait-elle figure de ce que rappelle lÕéducation au sens grec ? La mère prodigue sa vérité aux enfants du site. En retour de cet appel, et pour lÕek-sistence que guide la pensée, l'homme est à la veille : il est le Berger de lÕEtre. La conservation dans le langage, et la mémoire de ce qui y a été porté mérite le soin de l'homme. Car le souci de la convenance demeure en la patrie (il s'agit quasiment de civisme). Pour autant, Heidegger n'entend pas la patrie au sens dÕun site politique où repose la pensée en tant qu'agir. Il est dit maintes fois que ni la politique ni l'éthique ne doivent entrer dans la pensée de lÕEtre. Pourtant, Heidegger analyse le nationalisme dÕun point de vue métaphysique. Etablit-on la proximité entre la pensée et le politique lorsqu'on pense ce dernier?

54. Le destin politique (35 à 41)

«Sur le plan de l'histoire de lÕEtre, il est certain qu'en lui [le communisme] s'exprime une expérience élémentaire du devenir du monde. » 3 Le politique, parce qu'il est la gestion d'une partie de l'étant pris dans une généralité plus ou moins

1 Lettre sur l'humanisme, §83.
2Lettre sur l'humanisme, §89.
3Lettre sur l'humanisme, §40.

établie, et parce qu'il comporte des prémisses anthropologiques, est une forme de métaphysique. Il est plus précisément une métaphysique appliquée, basée sur un matérialisme nécessairement historique. Or toute métaphysique participe de l'histoire de l'Etre. Il est donc possible de placer le politique sur le plan de l'histoire de l'Etre, mais seulement sur le plan de l'histoire, car c'est la manifestation du destin de l'Etre s'historialisant qui touche à l'étant, non l'Etre lui-même. Le politique métaphysique est la mise en oeuvre d'un transcendance citoyenne, de l'orientation de l'existence du citoyen en vue d'un destin. Le politique ne peut donc être analysé en d'

autres termes que ceux du destin. Dans le De republica, Cicéron traite de l'origine des sociétés humaines, des lois de développement des cités et des rapports entre le droit et la raison, la nature et la loi. L'histoire y apparaît comme l'accomplissement du dessein de la divinité, qui est souverainement bon et dont Rome est l'achèvement.1 Dès lors qu'un destin commun est assigné à la communauté des hommes, alors sa politique devient l'affaire de la pensée qui est avant tout pensée du destin.

Dans un « ismeÉ » politique s'exprime donc bien plus que la simple doctrine qu'il désigne : en tant qu'il est une représentation de l'homme et de son destin, il établit un rapport de cet homme à l'Etre - autre que l'ek-sistence, certes, mais déjà destinal. A rappeler que ce n'est pas de l'ontologie fondamentale que s'exprime une assertion politique, mais du rapport que cette ontologie entretient avec la métaphysique. Ainsi Heidegger ne prend-t-il pas position dans sa Lettre sur l'humanisme, mais il est en mesure d'affirmer négativement au sujet du destin politique de l'homme. En vue de quoi le rassemblement de ces hommes est-il advenu? Telle est la question que pose la sur-venance du destin à tous les destins. Une position positive ne peut se fonder sur un rapport à l'homme fondamentalement métaphysique, et constitue à ce titre une régression en deçà de l'analytique existentiale. Pour autant, le travail négatif de Heidegger n'est pas le signe d'un manque d'intérêt; au contraire, on sent l'auteur brûler de s'exprimer. La question que l'on pose est celle du rapport d'un destin politique avec celui de la pensée; elle ne donnera jamais lieu au dire poétique de la vérité de l'Etre puisque, métaphysiquement, elle se propose d'examiner un rapport de cette vérité avec une parcelle d'étant. Cette parcelle n'a pas, dans son essence, le privilège d'être revendiquée par l'Etre. L'homme est le seul étant jouissant de cette insigne charge. La question de son destin par rapport à celui de la vérité de l'Etre peut est proprement pensée; celle du destin politique avec l'indemne ne le peut pas. Ce qui est à penser dans le politique, c'est la proximité ou l'éloignement du destin. Le politique n'est en aucun cas le moyen que se donne la pensée pour exprimer des lois, car le politique ne pense pas. «Et on ne peut tout de même pas l'imposer de force, mais, pour engager un débat, encore faut-il s'y préparer. C'est vers ce seul but qu'est en route la présente recherche. »2 Lorsque Heidegger examine le rapport des

1 L'équilibre entre la monarchie, l'aristocratie et la démocratie donne lieu à la meilleure constitution à la condition que tous les éléments de la cité collaborent harmonieusement (c'est pour cela qu'il faut susciter un petit nombre d'hommes d'élite, les «princes », dont la vertu et l'autorité, fondées sur l'éducation romaine et la sagesse grecque, sauront intervenir en cas de crise). La république, aristocratique sans doute, reste ouverte aux talents ; elle est libérale, fondée sur le respect du droit, de la raison et de la justice; elle est gouvernée par des philosophes éloquents. La réalisation de la liberté passe par l'imprégnation greco-romaine, sa patiente assimilation. L'hellénisme garde une place privilégiée dans cet humanisme (qui n'est pas encore nommé de la sorte) dont une contemplation du Grand -OEuvre est la condition de toute action possible.

2Lettre sur l'humanisme, §47 citant Sein und Zeit, p. 437.

décrets de l'Etre avec les lois humaines, ce n'est pas au regard d'une force coercitive qui s'imposerait comme vérité, mais comme conformité au destin rassemblé de toutes les fortunes.

55. Le nationalisme est une déroute (41)

Il peut être facile d'évoquer l'expérience nationale-socialiste de Heidegger, tout autant de l'ignorer ou de la relativiser. En revanche, la découverte de la Lettre sur l'humanisme comme un écrit hautement politique repose la question différemment. Il ne s'agit plus d'expliquer le nazisme de Heidegger, mais de penser le politique - quel que soit le nom qu'il porte. L 'on pense dès lors une époque qui donne comme ce-quiest-à -penser le politique. C'est cela qui invite Heidegger à évoquer le nationalisme.

Le nationalisme est une manière de déterminer l'homme à partir de soi. Il est égocentrisme, ce à partir de quoi la différence en tant que telle fait jour. Or l'homme n'est déterminé en son essence qu'en tant qu'il est revendiqué par l'Etre. La différence en tant que telle est celle qui met en relation l'homme et l'Etre dans l'Amour. Ce n'est pas l'homme qui crée son essence, comme c'est le cas chez Sartre. Notons le danger d'un existentialisme sartrien exacerbé: si par mes actes j'arrive à faire de l'essence de l'homme ce que mon projet originel s'en représente librement (en l'occurrence: l'homme doit être blanc, ou bien de race aryenne...), je suis un nationaliste légitime. Cette légitimation de mes actes par moi-même et ma liberté constitue une dérive majeure par rapport à l'idée de liberté chez Heidegger. Le déploiement de l'homme en son essence ne passe pas chez ce dernier par une initiative de l'homme mais par une écoute attentive de l'appel de l'Etre. Une politisation se fait nécessairement au prix d'une méconnaissance de l'ek-sistence.

Afin de mieux saisir l'impossibilité d'une aspiration nationaliste dans le retour à la patrie chez Heidegger, nous nous permettons de citer, avec précaution, un passage de Mein Kampf: «Nur ein gen·gend grosser Raum auf dieser Erde sichert einem Volke die Freiheit des Daseins. »1 La représentation de la patrie suivant un espace spatialisé, qui plus est ramené à la question de sa taille seulement, plonge le Dasein dans une quête ek -ek-sistante - comment se tenir à tout prix ailleurs que dans le , c'est-à-dire au-delà du lieu qui est le mien, en-dehors de ma patrie. L'empire de l'espace en vient même à priver le lieu de , et l'espace vital fait de l'homme un être vivant à l'instar du Dasein qu'il est. L'espace de ce peuple n'est pas celui où se tient le Da-sein privé de da: « La dimension toutefois n'est pas ce qu'on connaît comme milieu spatial. Bien plutôt tout milieu spatial et tout espace-temps déploient-ils leur essence dans le dimensional qui est comme tel l'Etre lui-même. »2 Le comme site, ou bien la patrie comme sa jouissance, ne sont ni ici ou ailleurs. Si un peuple a besoin d'assurance (sichern), c'est au niveau de la cohésion et de l'identité (de soi à soi) qu'elle se joue, c'est-à-dire dans le rassemblement de ce qui est le même sous la même égide (bouclier), non dans l'obtention d'un territoire. «La liberté se révèle comme ce qui rend possible à la fois d'imposer et de subir une obligation. Seule, la liberté peut faire que pour le Dasein un monde règne et se mondifie. Welt ist nie, sondern

1 Adolf Hitler, Mein Kampf, Zentralverlag der N.S.D.A.P. Frz. Eher Nachf., M·nchen, 1941, p. 728. 2Lettre sur l'humanisme, §28.

weltet. » 1 Le monde est le berceau pour l'homme de son ek -sistence en vue de cela seul à quoi il peut même être enjoint. En aucun cas le Dasein n'est-il soumis au monde comme à une condition d'existence, car ce qui le détermine est lÕEtre et son destin. La mondification n'est pas lÕobtention dÕun monde supplémentaire, mais dÕun «Autre Monde » que celui de l'univers environnant. La guerre des peuple est le site d'une liberté, mais il faut encore que le Destin sÕy cèle. « La confrontation ne scinde pas l'unité, pas plus qu'elle ne la détruit. En tant qu'elle la crée, elle est rassemblement. »2

Qu'il s'agisse de se poser en s'imposant - mais contre quoi ? Contre les peuples et les terres, en somme les nations afin que la sienne émerge. Une concordance s'effectue spontanément entre lÕobjet du défi et le sujet qui se le propose. Pour que l'Allemagne regagne son rang mondial après la défaite de 1918, ce ne peut être qu'en s'engageant mondialement: la guerre. Comment l'obtention dÕun espace peut-il assurer à un peuple la liberté du Dasein? Le dictateur ne développe pas ces questions dans cet ouvrage finalement peu théorique et pour le moins anti-philosophique - un terme tel que « Dasein » ne figurant là que pour la forme, l'invocation hâtive dÕun auteur qui publie la même année Etre et Temps, ouvrage fondamental dans la philosophie du XXe siècle. Parler de liberté du Dasein, c'est déjà délicat. Comment, l'espace s'étendant, la liberté de mouvement s'accroissant, le Dasein pourrait-il sÕen trouver affecté dans sa liberté qui ne consiste à nÕêtre que le ? Cette idéologie fait une lecture très pauvre du mot «Dasein» en assujettissent sa liberté à une quantité d'étant, quand il devrait s'agir en fait de la transformation de l'univers environnant en monde.3

Ce commentaire livide et hautemen t superficiel ne pouvait être que tel: rien en cette idéologie n'est de taille à se confronter à ce que nomme le mot «pensée ». La philosophie n'est devenue qu'un secteur de la culture, un des « domaines dont les plans nous assurent la possession: domaines, parmi tant d'autres, du «dirigisme» du moment. L'indignation morale de ceux qui ne savent pas encore ce qui est se tourne souvent contre l'arbitraire et les prétentions à la domination des «chefs» (Führer) - forme la plus fatale de l'appréciation que lÕon continue de faire d'eux. Ce qui est propre aux chefs, c'est le dépit condamné à réprimer le scandale dont ils sont la cause, mais seulement en apparence puisqu'ils ne sont pas ceux qui agissent. On pense que les chefs, dans la fureur aveugle dÕun égoïsme exclusif, se sont arrogé tous les droits et ont tout réglé à leur fantaisie. En vérité, ils représentent les conséquences nécessaires du fait que l'étant est passé dans le mode de l'errance, là où s'étend le vide qui exige un ordre et une sécurité uniques de l'étant. DÕoù la nécessité d'une «direction», c'est-à- dire dÕun calcul qui par ses plans mette en sûreté la totalité de l'étant. »4

1L'être-essentiel d'un fondement ou « raison », Q.I , p. 142.

2Introduction à la métaphysique, 1935.

3 Le monde a déjà été suffisamment pensé: « il s'agit désormais de le transformer » (Marx). Son anthropologie nÕa même pas réussi à être humaniste (il aurait suffi dÕun peu de métaphysique) en ce sens que l'homme aryen existe déjà, qu'il dispose déjà dÕun territoire, qu'il ne s'agit plus que d'une question de quantité - quand l'humanisme voudrait élever l'ensemble des hommes à un niveau qualitativement supérieur. Si le national- socialisme était huma-nisme universel (échelle quÕil se donne par ailleurs), il dirait qu'il faut plus d'hommes sur Terre et plus de Terres pour que les Terriens affirment leur puissance devant les Plutoniens.

4Essais et Conférences, Dépassement de la métaphysique, p. 108. Ces lignes ont été écrites entre 1933 et 1946, et témoignent d'une profonde méditation de Heidegger sur la guerre alors en rage. Sa position, si tant est que nous puissions parler de position au sens dÕun engagement, aussi prudent soit-il, est donc claire et sans appel, et ce sur le fondement d'une parfaite clairvoyance, d'une compréhension totale de ce qui s'est constitué sous ses

Le sacré est le destin par excellence. Le nationalisme n'a pas su mettre l'homme sur le chemin de l'indemne. Heidegger a peut-être espéré voir dans l'amour qu'il nourrissait pour sa terre celui d'un peuple pour sa patrie, d'une chose pour son élément, de la pensée pour l'Etre. C'est qu'enfin dans le champ livré à la jachère de la métaphysique un sens, une direction se sont imposés - aperçu main-tenu par l'homme dans la politique des décrets de l'Etre. Mais la fonte d'une race et la ségrégation de la différence ne parviennent pas à exprimer le destin de la pensée et de toutes choses. Voilà l'échec mégalomane le plus notoire qu'aient connu nos civilisations modernes - le pas est aisément franchissable vers l'archi-potence de l'homme destiné, « de droits sacrés ». Mais ce destin, aussi fantastique soit-il, ne place pas l'homme dans son droit de Maître - il est enseigné la Pauvreté.

Un égarement pareil place l'homme devant son errance, en situation de perte. Or «l'Etre supporte et détermine toute condition et situation humaine. » 1 Cette urgence de la pensée n'est pas neuve. Mais le destin qui s'y créa fut celui des hommes, celui des chefs, de ce qu'ils disent, de ce qui en est dit; il n'est pas celui de l'Etre et de l'établissement d'une «direction» comme destin de la vérité de l'Etre, d'un sens enfin donné à la situation (c'est-à-dire la constitution même de la situation comme telle). Nul besoin de s'étonner ou bien de s'indigner d'une idéologie pauvre en tous points, au contraire : sa nullité est de l'ordre de ce que Ver-misst 2

mesure à ce jour la poésie qui

l'habitation de l'homme. Il n'y a pas d' « injustice» dans cette déroute, que personne ne mérite - mais que personne n'assume non plus.

56. Le possible retour du sacré (36 et 65)

Le retour à la patrie signifie que la proximité enfin est proche. Le plus proche, qui était le plus lointain, est la proximité éclaircie (Lichtung) ; de cette lumière (Licht) se retire la nuit. Le retour à la vérité de l'Etre, la tenue dans le , le déploiement de l'ek-sistence donnent lieu à la pensée, et donc à l'authenticité de tout ce-qui-est-àpenser. Entre autres, la vérité de l'Etre dévoile-t-elle la pensée de l'essence du sacré, ce à partir de quoi l'on pense l'essence de la divinité, laquelle découvre enfin le sens du mot « Dieu ». La pensée de la divinité est rendue possible, certes, mais ce n'est pas tout. Elle révèle par ailleurs le destin de l'oubli dans lequel elle s'inscrivait jusqu'alors et, plus important, le possible retour du sacré.

Que dit cette pensée qui part de la vérité de l'Etre? En quoi peut -il «sembler que l'essence du divin nous fût plus proche que cette réalité impénétrable des êtres vivants ; j'entends : plus proche selon une distance essentielle » 3 ? Le divin, comme le Dasein, ne déploie son essence que dans le . Heidegger ne pense pas l'essence du divin comme les Chrétiens ont pu le faire, et lorsqu'il parle de l'absence du divin, il ne pense pas au «Dieu est mort », mais à la décadence qu'est la christianisation et sa pensée de la divinité (suite à l'âge d'or qu'est la mythologie grecque). C'est pourquoi

yeux comme « situation ». Ce qui est répréhensible n'est pas « la fureur aveugle d'un égoïsme exclusif», mais sa situation et la possibilité de son avènement.

1 Lettre sur l'humanisme, § 1.

2 Ici, le mot Ver-m isst n'est plus seulement « mesure-et-aménage », mais indique la douleur affective de la poésie à qui manque la maison de l'Etre et l'abri de l'homme. Dans sa note de la page 234 de Essais et Conférences, « ...l'homme habite en poète... », Heidegger n'indique pas ce sens du mot vermissen, qui pourtant convient ici tout à fait.

3Lettre sur l'humanisme, §15.

Heidegger écrit toujours «le dieu ou les dieux»: il ne vise personne en particulier, mais l'essence du sacré qui nÕa pas encore dit si une religion se doit d'être monothéiste ou polythéiste. Le sacré ne dit pas même sÕil est encore religieux, ou bien si la pensée du sacré sera l'objet dÕun « culte ». Ce nÕest pas une invitation à la foi mais à une possibilisation de la foi. Le retour du divin ne signifie pas le retour des gens dans les églises. Le dieu ou les dieux, comme ce qui est le plus éloigné en même temps que le plus proche de partout, sont le dont la présence est. Un retour du sacré n'est pas un appel aux valeurs traditionnelles chrétiennes contre l'ordre déchéant, car du sacré ne se déduit aucune morale et parce que, de toutes les religions, la Chrétienté est peut -être celle que le sacré désigne le moins.

La différence entre le sacré et le fait religieux se trouve dans la polis-tisation, c'est-à-dire une pensée qui devient doctrine de l'étant. Tournant le dos à l'éclaircie de lÕEtre, elle devient onto-théo-logique. Or l'essence du sacré n'est pas métaphysique. Ce n'est qu'une fois devenue religion que cette dernière produit une morale, une politique, une société avec, au sommet de l'édifice, la monarchie se réclamant la plupart du temps de droits divins. Le fait religieux sÕapplique à l'étant où l'homme ne peut plus être-là. Ainsi les destins de lÕEtre, de l'homme et du sacré sont-ils étroitement liés. Mais le préalable réside dans lÕek-sistence1 sur laquelle se fonde le sacré (et non l'inverse). Pourquoi? Parce que le dieu ou les dieux nÕentretiennent pas avec lÕEtre la relation que ce dernier entretient avec le Dasein. Non plus l'essence de l'homme ne réside-t-elle en un rapport au sacré qui n'est dès lors plus que conséquent à lÕek-sistence. LÕin-stance ex-tatique, en l'union du ek et du in, donne lieu à la proximité où se réconcilient le plus proche et le plus éloigné, où survient finalement le sacré.

Le sacré est ce qui destine et devient le «domaine de toutes les régions »2 Il est le milieu divin, instance médiatrice qui échappe à toute médiation. Mais «la nature apparaît simultanément comme «loi ferme» et comme «chaos sacré». La béance «chaotique» du sacré fonde l'appartenance au monde et l'appartenance réciproque des hommes et des dieux. »3

Le destin du sacré et de la religion n'est pas du ressort de la pensée, dont la mission n'est pas de se prononcer pour ou contre le théisme. Le temps n'est pas encore venu pour la pensée de vendanger ce qui n'est encore quÕà l'état de maturation. Elle n'est que sur le chemin de son humilité, et si Heidegger donne des indications au sujet du sacré, c'est pour deux raisons seulement: réfuter les accusions d'athéisme ou d'indifférentisme, et justifier sa démarche en montrant que le retour à la vérité de lÕEtre touche à tous les domaines que la pensée visite. C'est ainsi la métaphysique qui perd pied, et la question du sacré n'est qu'un exemple de son indigence. Dans le langage se trouve l'insigne possibilité pour le sacré d'advenir. «Le penseur dit lÕEtre. Le poète nomme le sacré. » 4 La difficulté qu'il éprouve alors à nommer le sacré lui apprend le résignement. Car «Das Heilige in seinem Festbleiben ist zu sagen. (Il faut dire le sacré en sa fermeté) (É) Il faut que le dernier mot du poème retourne au

1 Lettre sur l'humanisme, §35.

2Approche de Hölderlin, p.1 14.

3 Jean Greisch, Hölderlin et le chemin vers le sacré, in Cahiers de l 'Herne, p. 412.

4 Qu'est-ce que la métaphysique ?, Q.I, p. 83.

sacré. » 1 Dans cette dernière sentence, c'est aussi le mot «retourne» qui est essentiel. Car le retour au sacré est un retour du dire à l'essence du sacré, retour qui est le destin même, et qu'il nous reste encore à dé-couvrir.

57. La poésie et la mort (38)

Nous demandions si d'une pensée ou d'une poésie le lecteur pouvait tirer quelque « enseignement », et dans quelle mesure une éthique devait ou non être déduite de telles Erfahrungen. L'expérience de la vérité de l'Etre ne «s'entend» pas jusque dans l'étant sur l'ek -sistence qui est tournée en vue de l'Etre. L'étant n'est pas déterminé de la sorte, et le rapport de l'homme à son univers environnant ne s'en trouve pas enrichi. En revanche, le rapport de l'homme au monde ne sera plus expérimenté de la même manière, puisqu'un monde s'est mis au monde. Dans un ordre non causal, la poésie porte bel et bien à conséquence puisque ses lecteurs s'en trouvent affectés dans leur Existenz. A ce monde appartient l'expérience de la mort: « appartenir» se dit en allemand « gehren », et la racine « hren », entendre, indique un rapport bien plus riche que la simple propriété - monde et mort sont à l'écoute - comme à la maison.

« Aussi les jeunes allemands qui avaient connaissance de Hölderlin ont-ils pensé et vécu en face de la mort Autre chose que ce que l'opinion publique a prétendu être le point de vue allemand. »2

L'essence du Dasein étant déployée dans l'ek-sistence par la révélation du ek dans la poésie, son être-pour-la-mort suit conséquemment ce déploiement. Ainsi les jeunes soldats allemands, parce qu'ils ont fait l'expérience de la patrie, de la terre, de l'habiter et de l'Amour dans la poésie de Hölderlin, ont-ils pensé et vécu en face de la mort Autre chose que les autres; l'opinion publique l'a considéré comme de la barbarie, ce point de vue allemand quant à la mort comme une monstruosité. Mais ce point de vue n'était pas celui de tous les Allemands : seulement ceux qui firent lecture de cette poésie vécurent cette expérience Autre. Il s'agissait en vérité d'un rapport beaucoup plus authentique que ce qu'il n'y paru et qui n'est en rien « barbare» ou « malade ». Heidegger pense-t-il à l'affreuse Joie de la Cause, au patriotisme intégriste, aux palpitations d'une mort annoncée? La violence organisée en système exige de ses exécutants une « fidélité » à la mort, fidélité construite à la chaîne par tous les soldats formant ainsi les maillons de cette solidarité, et parachevée par le suicide de leur chef à l'issue de la guerre perdue. Il y a vraiment quelque chose d'incompréhensible dans cette exaltation de la mort et le rapport que cette politique nationale entretint avec elle. Mais de la poésie naquit l'homme. Or « seul l'homme meurt. » Il revient de dire désormais : seul l'Allemand meurt.3

Cet « Autre chose » fut-il pour autant le meilleur rapport à la mort, l'être-pourla-mort comme tel en son authenticité déployé ? La voie du sacré s'étant faite ouverture, la mort y touche-t-elle du doigt le meilleur inconditionné, c'est-à-dire le Bien absolu? Heidegger ne le dit pas et reste assez évasif - dire que c'est le cas, ce

1 Approche de Hölderlin, p. 96.

2Lettre sur l'humanisme, §38.

3 Les autres soldats « disparaissent» et, on peut le dire avec toute la violence qui s'impose et se justifie chez Heidegger: «ils meurent comme des animaux.»

1

serait justifier en définitive le nazisme comme « la » Gelegenheit idéale , la guerre comme le seul véritable terrain pour une mort authentique, la patriotisme (régénération perpétuée de la patrie et de la transcendance de l'homme-soldat) comme l'élément de la mort. Si «la possibilité ontologique dÕun propre pouvoir-être-entier du Dasein ne signifie rien, tant que le pouvoir-être ontique correspondant nÕen a pas fait, à partir du Dasein lui-même, la démonstration »2, c'est en effet par et dans le combat qu'il est donné à l'homme dÕen faire l'épreuve la plus radicale. Dans la « démonstration

» ontique que révèle le risque de la mort, l'affrontement de cette « imminence insigne »3 face à laquelle chacun est ramené à la fois à sa possibilité la plus extrême et au possible anéantissement de soi, le combat se donne ainsi comme le lieu où peut se jouer l'épreuve même de cette puissance de déploiement d'une force, dÕun espace commun, ce « là» qui cèle l'appartenance dÕun peuple à un transcendens qui ouvre la possibilité d'un authentique être-ensemble, d'une communauté de front dont, comme Heidegger le dira dans le cours qu'il consacre à Hölderlin en 1934, « la plus profonde, l'unique raison est que la proximité de la mort en tant que sacrifice a d'abord amené chacun à une identique annulation, qui est devenue la source d'une appartenance absolue à chacun des autres. C'est justement la mort que chaque homme doit mourir pour lui seul et qui isole à l'extrême chaque individu, c'est la mort, et l'acceptation du sacrifice qu'elle exige, qui créent avant tout l'espace de la communauté dont jaillit la camaraderie (É) Si nous n'intégrons pas de force à notre Dasein des puissances qui lient et isolent aussi absolument que la mort comme sacrifice librement consenti, c'est- à-dire qui s'en prennent aux racines du Dasein de chaque individu, et qui résident d'une façon aussi profonde et entière dans un savoir authentique, il n'y aura jamais de «camaraderie» : tout au plus une forme particulière de société »4. Heidegger conçoit ici la guerre comme une, sinon la modalité authentique du devenir dÕun peuple pensé comme rassemblement, l'accomplissement commun, résolu et orienté, d'existences singulières et contingentes. Le peuple est un rassemblement de puissances d'agir, un rassemblement de différences porteuses du maintien d'une puissance unique. « Quel est le genre d'être de son soi -même où il se perd

si bien qu'il a à se reprendre en ne revenant pour ainsi dire qu'après coup de sa dispersion et doit s'inventer pour cet ensemble un principe global d'unification ? La perte dans le on et à même le mondehistorial s'est révélée précédemment être une fuite devant la mort. Cette fuite devant... montre que l'être vers la mort est une détermination fondamentale du souci. »5

Heidegger revient souvent sur un fragment dÕHéraclite (fragment 53) et lui donne une interprétation hautement suggestive dans un cours de 1934: « Le combat est à tout étant celui qui l'engendre, mais aussi son roi; les uns il en fait clairement des dieux, les aut res des hommes, les uns il les rend valets, les autres maîtres. »6 Le Polemos y est pensé comme principe de toutes choses, puissance de génération et de

1 Le mot Gelegenheit est le frère du mot Verlegenheit ; occasion, occurrence, d'une part, et embarras, ou mieux, aporie, d'autre part. La mise en embarras est cela seul qui donne occasion au revendiquer dÕy faire entendre sa voix. Mais son Ver-legen n'est pas loin du Ver-fallen, la déchéance.

2Sein und Zeit, p. 266.

3 Sein undZeit, p. 251.

4 G.A. 39, p. 72, trad., p. 77.

5 Sein und Zeit, p. 390 : nous ne retiendrons de cette citation non pas ce qui est dit de l'être-pour-la-mort, mais ce qui est pensé de l'unification.

6 Hlderlins Hymen « Germanien » und « Der Rhein », G.A. 39, p.123-127.

maintien, nécessité inhérente à l'étant: « Der Kampf als Macht der Erzeugung und Bewahrung : innerste Notwendigkeit des Seienden. »1 Déjà dans Nietzsche, nous trouvons le jugement suivant: «La vie résulte de la guerre, la société elle-même est un moyen de ».2

guerre La guerre donne à l'homme sa meilleure occasion de mourir en

constituant la mort comme un agir au sens le plus haut du terme en vue du Heile. Mais la mort est-elle un agir un sens que nous lui avons donné précédemment?

Au §60 de Sein und Zeit, le thème de l'être-résolu introduit d'emblée une nouvelle critique de l'action. Il s'agit de savoir si l'être-résolu devançant (Vorlaufen : marcher au-devant de) la mort n'a pas une primauté, en tant que possibilité existentiale la plus totale et la plus certaine, sur la possibilité facticielle de la décision. La relation entre la mort et l'agir est loin d'être évidente, et Heidegger demande: «Qu'est-ce que la mort doit avoir de commun avec la «situation concrète» de l'agir? »3

Précisément la «situation », au sens de Sein und Zeit, n'est pas un cadre préétabli ni un ensemble coordonné de circonstances, mais bien plutôt le , à la fois spatial et temporel, où les événements prennent sens, mais seulement à partir de l'êtrerésolu. Il n'y a de situation que pour un Dasein résolu. La situation n'est pas le contenu des événements, mais la façon dont ils peuvent être compris. Elle appartient au possible. La situation, toujours déterminée, relève d'une vérité existentiale qui est elle-même une pure forme.

L'être-résolu modifie la compréhension du monde, et ses possibilités sont autrement rapportées les unes aux autres et au Dasein. Qu'il y ait une possibilité suprême, celle de mourir, crée une autre perspective sur les possibilités et une autre organisation de celles-ci. Le Dasein devient capable de relations authentiques à autrui et aux « événements » - notamment la mort.

Michel Haar dit ceci de l'être-pour-la-mort4: non seulement il libère le Dasein « des contingences du divertissement » (Unterhaltenwerden), mais lui permet de « prendre le pouvoir sur l'existence (der Existenz mchtig zu werden) et de dissiper jusqu'au fond tout-auto-recouvrement fugace ».

Nous préparons d'ores et déjà une réponse qui consiste à dire que l'être-pourla-mort ne fait plus partie de la pensée du second Heidegger, et qu'à ce titre le thème de la guerre ne peut être compris sur la base d'un amalgame entre l'être-pour-la-mort et l'expérience de la mort. L'analyse existentiale fait place à, donne lieu à, situe - l'habiter. La situation de la mort est autre chose que la disparition d'un corps (physique ou politique) : elle est une expérience cruciale.

Ce qui est dit dans le §38 ne porte pas tant sur la politique que sur la poésie: « ...l'homme habite en poète... »5. Il est dit dans cette conférence faite le 6 octobre 1951 sur « la Colline B·hler»: « C'est seulement pour autant que l'homme de cette manière mesure-et-aménage ( Ver-misst, qui implique «une délimitation réciproque des domaines à l'intérieur de la Dimension», précise Heidegger) son habitation qu'il peut être à la mesure de (gemss) son être. L'habitation de l'homme repose dans cette mesure aménageante qui regarde vers le haut, dans cette mesure de la Dimension où le

1 G.A. 36/37, §3a,p. 90.

2 Cité par Richard Wolin, La politique de l'Etre, p. 55.

3 Sein undZeit, p. 302.

4 Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, p. 64.

5 Essais et Conférences, p. 224.

ciel, aussi bien que la terre, a sa place. (É) La poésie est la prise de le mesure (MassNahme) entendue en son sens rigoureux, prise par laquelle l'homme reçoit le mesure convenant à toute l'étendue de son être. L'homme déploie son être (west) en tant que mortel. Il est ainsi appelé parce qu'il peut mourir. Pouvoir mourir veut dire: être capable de la mort en tant que la mort. Seul l'homme meurt - il meurt continuellement, aussi longtemps qu'il séjourne sur cette terre, aussi longtemps qu'il habite. Mais son habitation réside dans la poésie. »1

Le poète, en tant qu'il nomme le sacré, nomme tout. Le sacré est le milieu du réseau de relations existant entre les hommes et les dieux, la terre et le ciel, autrement dit, le Quadriparti. Les penseurs su sacré «ont des songes divins, mais ils ne rêvent pas à un dieu »2. Le dieu n'est qu'une voie du destin. La poésie porte le Dasein au monde, elle apporte la mort au Dasein, elle déporte l'homme hors de son univers environnant, et confine la pensée dans son élément. Le retour ne peut s'effectuer que vers le sacré. La Vernichtung du peuple après la Première Guerre Mondiale est l'absence de patrie cristallisée (au sens que Stendhal donne au mot « cristalliser »). En tant que cristallisation au niveau politique dÕun état de l'histoire de lÕEtre, elle revêt immanquablement une sur-détermination impropre à l'absence de patrie ou de sacré - mais ne l'exprime que plus clairement. Elle exagère: ·ber-treiben , exercer-trop, pratiquer-trop, tout comme la science qui s'exerce au point d'oublier ce pour quoi elle s'exerce et faire de l'exercice la fin de son agir ; elle exa-gère, c'est-à-dire qu'elle gère au-delà de ses limites. Cet écrasement est aveugle à la finitude et, à la limite, on ne peut que regretter que l'homme n'ait dans son agir la finesse de lÕEtre dans son dire. La lecture de Hölderlin met en présence du sacré, de la patrie - ce dans quoi et pour quoi le soldat meurt. Sa mort repose déjà dans le domaine du Heile: la mort sacrée du soldat prodigue à la patrie l'Amour.

X. Le néantiser

La pensée de la négation chez Heidegger est fondamentale car
en elle se cèlent le Rien et le néantiser. La pensée est pensée
de lÕEtre et du Rien en vue du combat, en lÕEtre, de la fureur
et de l'indemne.

58. Pourquoi poser la priorité du Rien sur la négation? (85)

Dire «non» au Rien, au néantiser, comme c'est le cas dans les sciences, qu'estce que c'est? Cela relève du «pouvoir quÕa la subjectivité de se poser elle-même »3 lorsque la négation est celle de l'étant, qu'elle y reste rivée comme un arbre au sol. Mettre dans l'acte dÕun sujet de dire-non l'origine du ne-pas ne confère pas au langage sa force et sa dignité propre - démiurge de la négation, il s'efface derrière le sujet qui parle et l'agir comme action factuelle.

Si la science s'adonne largement à cette pratique, ce ne peut être le cas lorsqu'elle définit son objet négativement par rapport au Rien. Elle s'étend sur tout

1Ibid., p. 234 et 235.

2Approche de Hölderlin, p. 146. 3Lettre sur l'humanisme, §

sauf sur le Rien et démarque en quelque sorte le Rien. La science dit « oui» à l'étant, «non» au Rien. Elle se conforme ainsi au principe de non-contradiction. Mais, nous l'avons vu déjà, le fondement d'une science sur le principe de non-contradiction ne peut fonder ce principe même. Nous ne répèterons pas ce que nous avons déjà dit, mais rappellerons que le protocole scientifique vise toujours un objet qu'il se représente par avance. Tout énoncé suppose donc une précompréhension de ce qui est sur le point d'être découvert. Ce qui n'est pas rien suppose une pensée profonde de ce qu'est le rien. Le «non » de ce vers quoi le «non» ek-siste n'est pas rendu possible par le ne... pas qui ne s'est pas éclairci - ou plutôt, qui n'a pas été rendu l'éclaircie. Avant le «non» au Rien, il faut que soit pensé le néantisant dans l'Etre. C'est pourquoi penser n'est pas d'abord dire oui ou non à ce qu'il y a à penser, mais recevoir cet à-penser comme l'insigne possibilité de tout penser.

Le «ne... pas: Rien» est d'abord pensée du Rien (vérité de l'Etre) avant que d'être celle du non-Rien (l'étant ou l'existant). Il signe donc l'entrée du Rien dans la pensée. Mais plaçant le ne... pas en tête, il ne pense pas. Ces deux temps simultanés sont une discordance. «Ne pas penser le Rien» est un énoncé aussi paradoxal que toute l'histoire des sciences elle-même.

Cela ne constitue-t-il pas un enjeu métaphysique par excellence, une question logique plus logique que toute autre? La généalogie de la négation est-elle une analyse du langage et une propédeutique au dire de la vérité de l'Etre, ou bien n'est-elle pas plutôt déjà une approche de ce dire même? Ces quelques paragraphes de notre Lettre sur l'humanisme ne constituent pas de logique au sens positif du terme. Ils sont au contraire une condamnation sans détour de la tentative pour une science de se fonder elle-même. En effet, la secondarité de la négation retire au principe de non- contradiction sa «valeur» et la construction sur ce principe de toute valeur possible. Ce qui est ainsi visé dans le primat du Rien, c'est la pensée préalable du Rien, et donc de l'Etre. Heidegger poursuit ici son effort de justification et va jusqu'au bout d'une pensée replacée dans son élément.

Si, dans un deuxième temps, cette pensée permet de dire quelque chose de la négation et du «non» tant que du «oui», Heidegger ne s'en prive pas : mais ce n'est jamais que pour signaler leur ek-sistence en vue de la vérité de l'Etre. Ce second temps est en fait un retour au premier, c'est-à-dire au primat du Rien sur la négation, retour voulu par ce que l'ek-sistence est dans son essence. Après l'appel, vient la réponse qui est remise à la vérité de l'Etre. Le passage de Heidegger dans la négation n'est donc en aucun cas une tentative pour lui d'expliquer ce qui se dit de l'étant, mais reste dans l'élément de l'Etre.

L'on s'aperçoit que la revendication n'est pas seulement celle de l'homme par l'Etre, mais peut concerner également des choses telles que le «oui» ou le «non ». Ce peut être troublant pour celui qui s'était déjà représenté cet appel comme l'enjeu de la parole, mais jamais encore comme une parole même.

Qu'est-ce à dire que le néantiser revendique? Comment l'ek-sistence de l'homme peut-elle être une réponse au Rien lorsqu'elle porte au langage ce Rien? Le Rien revendique l'homme, le néantiser le «non ». Etre revendiqué par le Rien ne pouvait signifier: ne pas être revendiqué, car la négation n'est que ce qui est porté au langage par le revendiquer.

Que penser de propositions telles que : «ce n'est pas l'homme qui... mais... »? Si le ne... pas de ce qui est ainsi dit de l'essence de l'homme témoigne en vérité de l'appel du néantiser revendiquant ce «non» en vue de la vérité de l'Etre, la forme négative ne revêt-elle pas une surdétermination dans le sens où, non seulement elle porte une chose au langage, mais en plus elle touche au combat en l'Etre de la fureur et de l'indemne ? Un énoncé négatif n'ek-siste-t-il pas deux fois? Parce que la pensée et le «non» sont ensemble à l'écoute et au service de l'Etre, Heidegger ne retire-t-il pas au dire sa simplicité - ou bien ne prépare-t-il pas déjà ce qui sera l'économie des mots?

59. La négation : faux problème?

Lorsque Rudolf Carnap, au nom du positivisme logique, entreprend «l'élimination de la métaphysique par l'analyse logique du langage » (c'est le titre de l'article de 1931), il s'attaque à la conférence de Heidegger sur Qu'est -ce que la métaphysique ?, ce qui peut s'expliquer par des raisons d'actualité. Il situe donc Heidegger au sein de la métaphysique, et nous pourrons demander si sa lecture de Heidegger a bien été fructueuse... Dans ce texte, il cite les énoncés (les simili- énoncés, écrit-il) concernant le néant, parce qu'il est l'exemple le plus net d'un « terme spécifiquement métaphysiqu e », c'est-à-dire, pour Carnap, sans signification: l'erreur consiste à prendre le mot néant pour le nom d'un objet, parce qu'il est utilisé dans la langue courante pour formuler un énoncé d'existence négatif. Quant à un énoncé tel que: «le néant néantit », il est deux fois dépourvu de signification. Si nous ne le remarquons pas tout de suite, c'est que les énoncés ont la même construction grammaticale que s'ils avaient un sens; la syntaxe grammaticale s'est substituée abusivement, arbitrairement, à la syntaxe logique.

Carnap s'interroge sur la persistance d'une erreur aussi facile à déceler et que le métaphysicien lui-même n'ignore pas. Heidegger ne va-t-il pas jusqu'à écrire: «L'idée même de la logique se dissout dans le tourbillon d'une interrogation plus originaire? » Le métaphysicien se condamne lui-même quand il prétend que «la sobriété et la supériorité qu'on attribue à la science deviennent risibles si celle-ci ne prend pas au sérieux le néant. » Bien entendu, Carnap n'entend pas remettre en cause cette supériorité de la science, ni admettre que la logique ait sa source dans quelque présupposé métaphysique que ce soit. Mais reste toujours à expliquer que l'illusion métaphysique soit aussi tenace.

Pour Bergson aussi, le néant n'est qu'un mot, et les problèmes où il intervient sont de faux problèmes. Comme Carnap, il se réclame de la critique kantienne de l'argument ontologique: l'existence ne s'ajoute pas comme prédicat à un objet pensé. Mais aucune analyse logique ne suffit à rendre compte de la négation qui est, selon Bergson, d'essence pédagogique et sociale. Elle constitue une affirmation au second degré; elle avertit d'avoir à se substituer à une première affirmation autre qui peut d'ailleurs rester indéterminée : dire que la table n'est pas blanche est tout simplement affirmer qu'il faudra lui attribuer une autre couleur non encore précisée. Un esprit ne parvient à la négation que par la déception d'une attente ou la correction d'une insatisfaction, d'un sentiment d'absence non des choses mais de leur utilité, car nous ne percevons jamais que des présences. «La représentation du vide est toujours une représentation pleine qui se résout à l'analyse en deux éléments positifs: l'idée

distincte ou confuse d'une substitution et le sentiment éprouvé ou imaginé d'un désir ou d'un regret. » 1 Cette analyse se veut avant tout psychologique et même physique. Mais sans doute s'agit-il plus de l'impossibilité d'imaginer le néant que de le concevoir.

Bergson dénonce le néant absolu pour se borner à des néants relatifs. Jean-Luc Marion résume la critique bergsonienne de Heidegger dans son ouvrage Réduction et Donation, VI. Le Rien et la revendication (p. 255) :

«Pour passer au néant, nous attribuons à la négation une puissance démesurée, qu'elle n'exerce pas en vérité. La négation effectivement à l'Ïuvre reste partielle (elle ne porte que sur un possible) et faible (elle ne concerne qu'un possible, non un effectif); bien plus, aucune négation n'intervient puisqu'il ne s'agit pas ici de non - effectuation d'un possible prévu, mais bien de l'effectuation d'un possible imprévu. C'est ainsi que, de la substitution d'un possible à l'autre, nous passons à une suppression (du seul possible prévu), puis à l'abolition absolue de ce possible, et enfin à l'abolition de tous les possibles - baptisée «néant absolu». (...) c'est un fait que nous produisons le Rien (du moins comme «idée de néant») par le seul secours de la négation; qu'il s'agisse ou non d'un délire, peu importe, puisque ce délire de négation engendre bel et bien le Rien.»

Devant de telles réticences, que reste-t-il à dire à Heidegger? Que le Rien dont il parle n'est pas rien. Que sa question n'est pas un faux problème, mais la question par excellence. Il y a deux raisons pour lesquelles il faut penser le Rien, la première s'adressant aux penseurs et aux poètes, la seconde aux logiciens et grammairiens: d'une part le Rien revendique l'homme de l'ek-sistence; d'autre part, il est ce qui est reconnu et méconnu dans la négation, le ne-pas qui participe du principe de non- contradiction (il y participe d'ailleurs par deux fois, à savoir dans le «non» et dans la «contradiction» : la non-contradiction est le «ne... pas ne... pas »).

60. Identité de l'Etre et du Rien (de Hegel à Heidegger)

Le rapprochement de l'Etre et du Néant dans les philosophies est un thèmes récurrent que Heidegger reprend à son compte, mais sur des bases bien nouvelles. De quoi et contre quoi part-il donc pour formuler son dire?

La réduction humaniste de la dialectique permettait d'éviter ou d'atténuer le paradoxe des formulations de la Science de la logique. Hegel s'attendait d'ailleurs à des sarcasmes qui n'ont pas manqué. «Cela n'exige pas une grande dépense d'esprit, écrit-il dans la Logique de 1817, de tourner la proposition qu'être et néant sont la même chose et d'avancer des niaiseries en assurant qu'elles sont les conséquences de cette propositions.» Ces reproches sont les mêmes que ceux que Heidegger se voit adressés, et s'il s'est défendu en même temps que Hegel sur la question de la logique, c'est sur d'autres questions qu'ils camperont sur un désaccord inexpugnable.

Sans doute serait-il plus satisfaisant pour le sens commun de s'en tenir à l'unité de l'être et du néant dans chaque réalité particulière, qu'il s'agisse de cent thalers ou d'un grain de poussière, car le néant de ce quelque chose serait alors un néant déterminé. Mais Hegel refuse cette facilité: «Le néant est à prendre comme dans sa simplicité indéterminée (...), il est égalité simple avec lui-même, vacuité parfaite,

1 Bergson, L'évolution créatrice.

absence de détermination et de contenu, état de non-différenciation en lui -même. » Or il nÕy a rien là qui ne puisse se dire tout autant que de l'être, de l'être pur, et Hegel de conclure: «Le néant est donc la même détermination ou plutôt la même absence de détermination et, partant, la même chose que l'être pur. » Chez Heidegger ce n'est pas ce qu'il y a à dire de lÕEtre et du Rien qui les met sur le même plan, car ce que la pensée porte au langage - outre la question de savoir si ce sont là des déterminations ou pas - n'est pas la même chose. Ce n'est pas la proximité de ce qui est à penser qui les place dans la même eau.

Sans d'ailleurs qu'elle soit citée explicitement, la question leibnizienne (pourquoi y a -t-il quelque chose plutôt que rien ?), que Heidegger étudie également, et dont Bergson avait fait l'exemple même du faux problème métaphysique, est maintenant interprétée comme la question du commencement pur: « Rien n'est encore, lit-on dans la Logique de 1812, et il faut que quelque chose soit. Le commencement n'est pas le néant pur mais un néant dont quelque chose doit sortir; l'être est en même temps déjà contenu en lui. Le commencement contient lÕun et l'autre, il est l'unité de l'être et du néant.» De telles formules ne sont possibles que parce que la «logique» hégélienne n'est en rien la logique formelle que Carnap mettait en oeuvre, mais une ontologie qui pose l'être si abstrait, si indéterminé qu'on le pense.

Et la négativité ne survient pas dans l'être comme de l'extérieur: elle est inhérente à la réalité même dont elle rythme le développement. Le concept progresse par le négatif qu'il a en lui-même selon une dialectique qui est, expressément, tout autant une dialectique de la nature que de l'esprit.

Nous remarquons bien que Heidegger a puisé chez Hegel quelques considérations sur le néant et la négativité, bien qu'il sÕen dis -joigne assez rapidement. Il dit que «le lieu où se déploie la proposition hégélienne peut être défini précisément le lieu de l'être conscient ». Le néant est saisi radicalement à partir de la conscience (angoisse chez Heidegger). Dans la dialectique hégélienne, l'absolu se reconnaît comme la substance qui est sujet (dont provient finalement le ne-pas). C'est le point de départ du subjectivisme et de la constitution onto-théologique de la métaphysique.

L'esprit absolu qui se pense lui-même ne peut être fondamentalement différent, selon Hegel, à la fin du développement de l'être pur dont il est l'aboutissement dialectique. Il est « ce qu'il y a de réel en toute réalité» et à la fois « l'être le plus réel de tous », c'est-à-dire Dieu. Ce que nous avons dit au sujet de lÕexistentia et de lÕessentia, de lÕek-sistence et de la réalité phénoménale d'une chose ne sera pas ici répété, mais c'est cela qui est en cause dans ce que Hegel nomme «réalité ».

La proximité de lÕEtre et du Néant (das Nichts : le Rien) ne provient pas de leur indétermination car lÕhistorialisation de lÕEtre ne se fait pas au niveau des déterminations par l'étant de ce qui le transcende. La s ubjectivité du Dasein faite absolue par la dialectique hégélienne est insuffisante à dire lÕek-sistence, donc à penser le néant comme premier à l'étant.

«L'identité de lÕEtre et du Rien, écrit Jean-Luc Marion1, se trouve explicitement établie dès (au moins), l'été 1935 : «Aller dans la question sur l'être expressément jusqu'à la frontière du Rien et en inclure celui-ci dans la question de l'être (dieses in die Seinsfrage einbeziehen), c'est inversement le premier pas et le seul

1 Réduction et Donation, p. 269.

fécond pour un véritable surpassement du nihilisme» (Einf·rhrung in die Metaphysik, §58) (É) Durant l'été 1941, cette identification est non seulement tenue pour allant de soi («Le Rien n 'a pas besoin de l'étant. Mais au contraire le Rien a tout à fait besoin de l'être (É) parce que le Rien n'«est» pas un autre que l'être, mais celui-ci même, sondern dieses selbst»), mais elle se trouve, plus curieusement, attribuée à Was ist Metaphysik? (Grundbegriffe, G.A., 51). » Ce dernier ouvrage dit ainsi que « L'Etre et le Rien sont dans une appartenance réciproque (gehren zusammen) (É), parce que l'être lui-même est fini dans son essence et ne se manifeste que dans la transcendance du Dasein en instance extatique dans le Rien. »1

Ce n'est qu'en 1943, dans le Nachwort zu Was ist Metaphysik?, que l'équivalence est pensée au bout: «cet autre radical (schlechthin Andere) de tout étant est le non-étant. Mais ce néant (d'étant) «siste» comme l'être (dieses Nichts west als das Sein) »2. Le Dasein « apprend à éprouver le Rien dans l'être »3. L'homme est le berger de l'Etre et le lieutenant du Rien. Platzhalter: «lieu-tenant» sans que ne soit connotée l'idée d'un grade militaire, par exemple. «Le mot «Halt» signifie «garde» en notre langue. L'Etre est la garde qui, pour sa vérité, a dans sa garde l'homme en son essence ek-sistante »4. Dire de l'homme qu'il est le berger de l'Etre, c'est dire en même temps qu'il est le lieu-tenant du Rien. Il n'est pas dit qu'il est le berger du Rien ni le lieu-tenant de l'Etre car le revendiquer de l'Etre place l'homme dans l'ek-sistence (souci; soin; berger) avant que l'in-stance (lieu-tenance) dans le Rien n'ait (de) lieu. Proprement: le berger soigne le site où il se tient.

Pourquoi n'est -il pas question d'angoisse dans la Lettre sur l'humanisme? Pourquoi n'est-elle pas présentée comme la Stimmung fondamentale de l'expérience du Rien - la totalité de l'étant dévoilée dans l'ennui, par exemple, opposée au Rien révélé dans l'angoisse? Heidegger ne part plus de la négation de la totalité de l'étant, de sa précompréhension primitive à sa négation. Sans la problématique de l'être-aumonde, le Rien n'est plus l'aboutissement de l'angoisse. Depuis la conférence de 1929 Qu'est-ce que la métaphysique? Heidegger a recadré le néantiser dans un contexte plus propre à la revendication. Le pouvoir ne doit en aucun cas être ramené au Dasein et à ce qui pourrait en définitive le constituer comme sujet, mais ne repose plus que dans le revendiquer. J.-L. Marion développe ainsi la question: «l'angoisse «co upe la parole» au moment même où le Rien annule, par sa mise en équivalence, tout appel et toute décision. Dès lors, comment un appel quelconque pourrait-il encore retentir en situation d'angoisse? Angoisse et Rien, en suspendant respectivement la parole et la distinction, ne mettent-ils pas immédiatement et nécessairement entre parenthèses la possibilité même de la revendication (An-spruch) - de la moindre parole (Sprache) d'un appel différenciant (An-) ? (É)

«L'analytique existentiale de l'angoisse devient au moins insuffisante à manifester le «phénomène d'être», voire totalement superfétatoire. En un mot, le

1 WasistMetaphysik?,p. 115,tr. fr.p. 53.

2 Was ist Metaphysik ?, p. 114, tr. fr. p. 52.

3Nachwort zu Was ist Metaphysik?, G.A., 9, p. 306 et 307.

4Lettre sur l'humanisme, §89.

passage du Rien à lÕEtre relève de lÕEtre, en rien du Rien ni de l'étant; seul lÕEtre peut appeler à lÕEtre. »1

Ici commencent les vendanges de Heidegger qui a préparé le décentrement du Dasein dans cette Lettre. Il récolte sur la question du Rien les fruits de lÕek-sistence, et le pouvoir n'est jamais celui d'une chose susceptible d'être posée comme sujet (même, et surtout, l ÕEtre subj ectivé par l Õonto-théologie et l'idéalisme absolu).

Le Rien est toujours premier à la négation en 1946, et c'est cela que nous retiendrons. Chez Heidegger, la proximité de lÕEtre et du Rien vient de la pensée. C'est parce qu'elle pense selon lÕek -sistence que lÕEtre et le Rien sont sur le même plan: ils sont à vrai dire tous deux un plan, et plus exactement: ils sont le même plan (celui vers quoi ce qui ek-siste ek-siste).

61. La suprématie de l'Etre sur le néantiser

Ce qui est découvert à l'approche de la vérité de lÕEtre, c'est d'abord la revendication. Le dépassement de l'analytique existentiale que la Kehre effectue (sur la métaphysique) révèle le revendiquer avant tout comme un phénomène dÕEtre. Or, si le Rien revendique tout autant que lÕEtre, il est dans lÕEtre dans la mesure où le revendiquer ne donne l 'in-sistance qu'au site de l 'ek-sistence.

«Le néantiser déploie son essence dans lÕEtre lui-même. »2 Cette phrase répétée par deux fois, est d'une importance capitale puisqu'elle institue un rapport de quasi paternité entre lÕEtre et le néantiser. Ce rapport fait -il du Rien une «partie » de lÕEtre? Est-ce ce qui justifie que Heidegger n'ait parlé jusqu'à présent que de lÕEtre, de la vérité de lÕEtre, etc. au détriment d'une vérité du Rien, par exemple, ou bien le rapport de lÕEtre au Rien étant celui de la proximité, de l'identité empêche -t-il qu'il soit dit de lÕEtre deux choses différentes, et quÕà tout prendre, Heidegger aurait choisi lÕEtre plutôt que le Rien ? Le lecteur pourrait effectivement se laisser sur prendre par la survenance dans ce qu'il entend par « Etre » du Rien. Est-ce au même titre que lÕon parle de lÕEtre et du Rien, ou bien lÕEtre nÕa-t-il pas une place privilégiée, et pourquoi ? Telle est la question qui se pose désormais.

Le néantiser est dans un rapport inclusif avec lÕEtre; mais sÕil est ce qui s'est éclairci en Rien, alors lÕEtre et le Rien sont sur un pied d'égalité, notamment en ce qui concerne le «oui» et le « non ». En effet, qu'est-ce qui revendique le «oui» : Heidegger ne le dit pas. Ce ne peut être, en tout état de cause, que lÕEtre. Mais Heidegger écrit au §85 qu'ils sont au service de la vérité de lÕEtre. L'inclusion du néantiser dans lÕEtre rend son service celui de lÕEtre, qui est donc le terme ultime de toute mise au servi ce possible. LÕEtre peut-il être dit l'élément du néantiser? Lorsque nous disons que lÕEtre est l'élément de la pensée, nous excluons cependant la cohabitation en lÕEtre de deux choses différentes. De même, n'est -il pas possible de donner le néantiser à la pensée, de lÕen faire comme le «sujet agissant» car nous avons vu que cela revenait à une descente dans l'étant de l'agir, de la perte en l'agir de la dimension de l'accomplir, c'est-à-dire de son essence. Placer néantiser et pensée dans le même élément, c'est trop rapidement faire du Dasein en tant qu'il pense le lieu du déploiement du néantiser, et le constituer comme ego cogito.

1 Réduction et Donation, p. 278.

2 Lettre sur l'humanisme, §85 et 86.

Ce qui néantise n'est donc pas la pensée ni le Dasein ; le néantiser revendique le «non» qui ek-siste en vue de l'Etre qui néantise. Ainsi le néantiser ne néantise nullement, mais appelle à l'ek -sistence vers ce qui néantise. Ce qui néantise, ce qui a en lui le neÉ pas, c'est l'Etre. Le néantiser se présente donc ainsi: il n'est pas en relation avec l'Etre, mais avec le «non» qui permet d'aborder le neÉ pas qui est en l'Etre. Le neÉ pas ne provient nullement du néantiser, non plus du «non », qui ne sont que des signes du neÉ pas. Le néantiser et ce qu'il revendique proviennent du neÉ pas, de l'Etre. Le néantiser déploie son essence dans l'Etre où est le neÉ pas en revendiquant le « non» en vue de la vérité de l'Etre et du neÉ pas qu'il contient. Le néantiser ne vise nullement le neÉ pas, mais passe par le «non» qui vise la vérité en l'Etre du neÉ pas. La négation par le dire-non que le néantiser revendique est donc nécessairement seconde par rapport au neÉ pas et à sa provenance, par rapport à ce vers quoi cette négation ek-siste : l'Etre.

Mais l'Etre n'est pas seulement le neÉpas. Ce qui en l'Etre est le neÉ pas est le Rien. « L'Etre néantise» est le dire générique de cette proposition plus précise: «Le Rien néantise ». Parce que l'Etre est le Transcendant par excellence, il est par excellence ce vers toute ek-sistence ek-siste. Parce qu'en lui repose l 'ek-sistence, tant celle de l'être-là que celle de la négation, et parce que le néantiser est ek-sistence, l'Etre est ce qui néantise. Ce n'est en fait qu'en raison de l'ek-sistence qu'il est dit que l'Etre néantise. Mais le néantiser repose dans le Rien qui, s'il est pensé en te rmes d'ek - sistence, est l'Etre. Le néantiser déployé dans son essence est ek-sistence; en tant qu' «agir », ce qui néantise est ce en vue de quoi l'accomplir accomplit, le néantiser ek-siste. C'est l'Etre. Mais une fois que le néantiser a été vu comme ek-sistence, alors il est égal de dire que ce vers quoi il ek-siste ou, plus proprement, fait ek-sister, c'est l'Etre ou le Rien. «C'est pourquoi la pensée, parce qu'elle pense l'Etre, pense le Rien. »1

62. Le néantiser pro-vient du combat : Etre et Rien

Le ne-pas n'est pas seulement la négation telle qu'elle est formulée dans la logique, le langage, etc. Il est là où se cèle le lieu du combat. Pour que combat il soit, il faut que le néantiser soit la proximité même - et la même proximité que celle de l'Etre. Le néantiser n'est pas seulement la revendication par le Rien du «non », par exemple, mais ce qui en l'Etre est combat. La manière dont se suivent ces deux phrases: «l'Etre lui-même est le lieu du combat. En lui se cèle la provenance essentielle du néantiser» indique que le combat et la provenance du néantiser se rapportent l'un à l'autre. La seconde phrase fait figure d'explication de la précédente. Ce qui explique le combat, c'est que le néantiser en provienne. Le mot «provenance », s'il n'est pas un rapport de cause à effet, signifie au moins que le néantiser vient du lieu comme combat, qu'il est ce en quoi persiste le combat. Un ne-pas est toujours, d'une certaine manière, une opposition, une révolte contre ce qui est, l'éternel ennemi qui agit de même que ce qui en l'Etre est agir. Le ne-pas éclaircit le néantiser et, par là même, le combat, le lieu du combat, c'est-à-dire l'Etre lui-même - le ne-pas dit est porté dans la maison

de l'Etre au même titre que le reste, même à l'égard de ce dont il

est le ne-pas.

1 Lettre sur l'humanisme, §87.

Mais si le néantiser provient du «deux » qu'institue le combat, il appelle également au «deux» que le ne-pas distingue entre ce dont il est le ne -pas et ce qu'il est ainsi. Il est bien dit que la provenance essentielle du néantiser se cèle en l'Etre en tant que l'Etre lui-même est le lieu du combat , et non en l'Etre comme «la force tranquille du pouvoir aimant », comme «la proximité nue d'une puissance non contraignante »1. Est-ce donner un nouveau visage à l'Etre, un tour que nous ne lui connaissions pas, ou bien Heidegger n'éclaire-t-il pas ici d'une étrange façon ce qu'il entendait par l'Etre comme «dimension de l'extatique de l'ek-sistence »2? L'essence de l'Etre s'est éclaircie lorsqu'il est dit qu'il est lieu du combat. Heidegger dévoile quelque chose de son essence en y décelant le combat d'où pro-vient le néantiser. Ce qui importe donc, ce n'est pas le combat mais ce en quoi le combat appartient à l'essence de l'Etre.

Dans l'Etre est le Rien. Est-ce la présence du Rien qui donne lieu en l'Etre à ce que Heidegger nomme « combat », ou bien le combat qui fait surgir en l'Etre un autre: le Rien ? Le combat est celui de la fureur et de l'indemne. Le Rien est-il la fureur et l'Etre l'indemne? Non, la fureur et l'indemne reposent en l'Etre où «se cèle la provenance essentielle du néantiser. » 3 Le néantiser est-il le fait du combat ou bien est- ce l'inverse? Est-ce le neÉ pas en l'Etre qui est le lieu du combat, est-ce le néantiser qui se révèle combat? Non: ce qui néantise est le lieu du combat. L'issue du combat donne-elle le pas au néantiser si la fureur l'emporte? Non: le conflit ne se résout jamais, il est perpétuel, et ce n'est pas la force de la fureur qui, en l'Etre, néantise.

XI. La grâce et la ruine

1Lettre sur l'humanisme, §26.
2Lettre sur l'humanisme, §28.
3Lettre sur l'humanisme, §85.

«Gleichwohl schafft das Denken nie das Haus des Seins. Das
Denken geleitet die geschichtliche Eksistenz, das heisst die humanitas
des homo humanus, in den Bereich des Aufgangs des Heilen.
«Mit dem Heilen zumal erscheint in der Lichtung des Seins
das Bse. Dessen Wesen besteht nicht in der blo§en Schlechtigkeit des
menschlichen Handelns, sondern es beruht im Bsartigen des
Grimmes. Beide, das Heile und das Grimmige, knnenjedoch im Sein
nur wesen, insofern das Sein selber das Strittige ist. In ihm verbirgt
sich die Wesensherkunft des Nichtens. (É)
«Sein erst gewhrt dem Heilen Aufgang in Huld und Andrang
zu Unheil dem Grimm. »1

63. Que sont la fureur et le malfaisant? (84 à 88)

L'indemne, s'il est ce contre quoi la fureur est com-bat, reste-t-il ce que nous avions jusqu'à présent pensé de lui? Il est situé dans une lumière nouvelle, celle-là même qui éclaire la fureur. Qu'est donc la fureur ? Elle est l'essence du malfaisant. Quelque chose de surprenant réside dans le fait que le malfaisant ait une essence, la malignité de la fureur : placée sur le plan de l'essence le conflit naît entre fureur et indemne. Or l'indemne était opposé au malfaisant dans le domaine où la pensée conduit l'ek-sistence historique. L'essence de l'indemne n'est rien d'autre que l'indemne. Pourquoi ? Parce que l'aube de l'indemne repose déjà dans la vérité de l'Etre. Au contraire, le malfaisant ne déploie son essence que d'une manière plus «compliquée », retirant peut-être déjà à l'Etre sa simplicité, ou du moins lui donnant un sens différent. Le malfaisant est ce où conduit la pensée en même temps que l'indemne. Le malfaisant est un «faire-mal» qui touche à l'agir. La pierre angulaire de la Lettre sur l'humanisme se trouve ici. Ce que Heidegger a développé au sujet de l'agir prend enfin son sens le plus entier. L'agir humain peut certes se révéler comme malfaisant, mais lorsque cet agir est entendu dans son sens le plus haut, lorsqu'il est déployé en son essence et qu'il est accomplir, c'est-à-dire le déploiement d'une chose en son essence, alors le malfaisant n'est plus la même chose: il est la fureur. La malfaisance de l'agir humain n'est qu'une «manifestation» sécularisée de la fureur.

Quelle est cette malfaisance où conduit la pensée? Est-elle celle de la pensée qui ne pense pas, assignée au joug de la technique et de la valeur, ou bien est-elle ce qu'elle touche lorsque la pensée a été déployée dans son essence comme ce qui porte la vérité de l'Etre au langage ? La malfaisance entendue comme l' « unique dam », das Unheil, comme il est écrit au §65:

«Peut-être le trait dominant de cet âge du monde consiste-t-il dans la fermeture de la dimension de l'indemne (das Heile). Peut-être est-ce là l'unique dam (das Unheil).» Dans le passage du §78, Heidegger évoque « la présence» du dieu, die Anwesung des Gottes, et il indique en parenthèses: des Un -geheuren , l'in-solite. La dimension de l'indemne est ouverture à la présence du dieu, autrement dit l'insolite.

La malfaisance est-elle la fermeture à l'indemne ? C'est le cas lors que la pensée montre le cèlement de la vérité de l'Etre. Cette monstration place l'ek-sistence historique dans la fureur. Cette fureur n'est pourtant pas celle qui, avec l'indemne, déploie sans essence dans l'Etre en tant que l'Etre est le lieu du combat. Cet Unheil est

1 Lettre sur l'humanisme, §84, 85 et 88.

d'un agir dont l'essence n'a pas été déployée comme pensée. La modernité est dans le malfaisant plus que dans l'indemne, mais c'est par défaut. A défaut d'indemne, c'est le malfaisant qui prend le pas. Il est ce qui reste à la pensée qui n'est pas en vue de la vérité de l'Etre. Ce malfaisant consiste alors en la malice de l'agir humain car l'agir n'a pas encore été déployé comme celui de la pensée. Das Unheil n'est que l'état «protozoaire» de ce que le malfaisant est lorsqu'il est déployé dans son essence: la fureur.

La fureur est de la pensée. Elle n'est pas la description d'un comportement humain. Elle est ce qui apparaît lorsque la pensée conduit l'ek-sistence historique au domaine où se lève l'aube de l'indemne. La pensée, croyant dire la vérité de l'Etre en tant qu'indemne, dévoile en même temps dans cette vérité l'essence du malfaisant. S'en remettant à l'Etre, la pensée a conduit l'ek-sistence historique au domaine où la fureur court à la ruine. Heidegger dit en quelque sorte que la pensée ne peut pas viser cette fureur, mais jamais que l'indemne. La fureur ne vient qu'ensuite, une fois l'indemne dans la grâce levé. Doit-on penser à St Thomas et son: «Nul n'est méchant volontairement »?

L'indemne porté dans la maison de l'Etre se révèle comme n'étant tel que dans la mesure où il est en conflit avec ce qu'il peut redouter le plus, la fureur. En toute rigueur, l'indemne ne redoute pas la fureur, car elle est ce qui lui donne sa dimension d'indemne, ce en quoi l'indemne peut même dép loyer son essence. C'est-à-dire que l'indemne n'est indemne que dans le combat.

L'indemne ne déploie son essence que dans la mesure où il est partie au combat l'opposant à la fureur. Il n'est donc pas moins «belliqueux» que cette dernière, il n'est pas la pure paix de l'entièreté. Pas plus la fureur n'est-elle la propension en l'Etre au combat.

Le malfaisant et la fureur appartiennent à la vérité de l'Etre. Qu'en est-il du rapport de cette vérité à l'agir humain? C'est une fois encore poser la question de l'éthique. Que la pensée se produise avant toute distinction entre praxis et théoria empêche de demander si la ruine vers laquelle l'Etre accorde à la fureur son élan touche à l'agir humain, rien n'est moins sûr. Que la pensée se produise avant toute distinction entre praxis et théoria, que la pensée soit considérée comme l'agir le plus haut et le plus simple, que cet agir conduise à la ruine, c'est autoriser la question de la ruine, celle du « ruiner» comme un agir - le plus abouti du plus haut et du plus simple des agirs. De même que l'Etre peut la pensée, la fureur peut l'homme. Ce n'est pas dire encore que l'homme peut la malice.

La grâce et la ruine sont-elles en conflit dans l'Etre comme l'indemne et la fureur? Qu'est-ce que cette ruine? Nous avons déjà vu qu'il ne pouvait s'agir de la détresse de l'absence de pensée puisqu'elle est ce vers quoi la pensée authentique pense. La grâce et la fureur tiennent-elles de ce que désignent chez Nietzsche l'apollinien et le dionysiaque? Sont-elles les lieux ultimes vers lesquels l'Etre transcende?

Seul l'indemne touche à la grâce, la fureur à la ruine. C'est dire que la grâce comprise au sens théologique du terme est bien loin de ce lieu que ne touche nul homme, où ne séjourne aucun dieu, mais où se lève l'indemne. L'essence du sacré est éclaircie par le lever de l'indemne dans la grâce. Le possible retour du sacré dont il a

déjà été question revêt sa dimension pleine lorsqu'est pensée la grâce comme le domaine où conduit la pensée, domaine où la ruine est partie prenante.

La pensée conduit à la grâce tout autant qu'à la ruine. La pensée cheminante à conduit l'ek-sistence au domaine vers quoi elle ek-siste, domaine de l'indemne qui touche l'essence du sacré. Le domaine où la lumière du éclaire le sacré est l'indemne. Mais quelle étrange lumière. L'essence du sacré recouvre tant la grâce que la ruine.

Cette ruine et cette grâce, la fureur et l'indemne, s'ils ne sont pas les premiers
mots d'une éthique, ou même ceux d'une politique commençante, que sont-ils donc?
L'Etre accorde le lever dans la grâce et l'élan vers la ruine à ce qui, en lui, est en
combat. Le lieu du combat (l'Etre) est-il le même que le domaine de la grâce ou de la
ruine; le lever dans la grâce et l'élan vers la ruine mettent-ils fin au combat? Non, et
ce pour une raison fort simple: la grâce n'est jamais complètement accomplie,
l'indemne debout dans la grâce, ni la ruine totalement consommée par la fureur qui
n'est jamais qu'en élan, en route vers la ruine. Il n'y a donc pas à proprement parler un
état de grâce et une ruine définitive. Sans cesse, et à propos de la même chose (la
vérité de l'Etre), la grâce et la ruine sont les utopies d'une histoire qui n'est jamais
révolue. Elles sont ce vers quoi tendent l'indemne et la fureur sans que jamais l'un
n'emporte l'autre. C'est pourquoi le conflit est et reste en l'Etre qui, en « équilibrant»
les rapports entre l'indemne et la fureur, se vise lui-même comme lieu du combat. Cela
se passe exactement comme son engagement qui est de l'Etre et pour l'Etre. Sauf que
l'indemne et la fureur n'ek-sistent pas en vue, respectivement, de la grâce et de la
ruine. Ce que l'Etre accorde, le lever et l'élan, n'est à prendre que pour le mouvement
qu'il provoque, et non comme la constitution d'un Transcendant (la grâce et la ruine).
Doit-on y percevoir une résurgence de la philosophie scolastique et de la recherche
d'un principe moteur, un mouvement premier, une Cause Première qui fonde et permet
même la pensée de tout ce qui s'en-suit. Mais, si l'on devait tenter de constituer l'Etre
comme cause première, il faudrait en fait d'abord penser sa prodigalité, c'est-à-dire la
possibilité même qu'il a de donner, d'accorder. Car il est bien écrit que «Seul l'Etre
accorde à l'indemne son lever dans la grâce et à la fureur son élan vers la ruine.»
L'accorder serait donc premier aux mouvements que sont le lever et l'élan. Par
conséquent, nous ne pouvons pas penser le mouvement comme cause première car le
don lui serait premier. Il en ressort que le mouvement ne peut être ni cause ni effet (de
ce don, par exemple), qu'il n'est en rien semblable à ce qui dans la réalité « actionne ».
Le malfaisant est un domaine où la pensée conduit l'homme «malgré elle ».
Qu'est-ce à dire? Que le malfaisant n'est pas toujours là où l'on attendait de le
rencontrer. Le suspense que Heidegger a mis en oeuvre pour rythmer sa lettre trouve ici
sa chute, la surprise qui ébranle tout le scénario. Il a été question d'humanisme, de
doctrines visant justement l'éradication de ce qui est en l'homme malfaisant.
Heidegger les a toutes déconstruites en montrant qu'elles n'atteignaient pas à l'essence
de l'homme et que la pensée n'y conduisait pas son ek-sistence vers ce domaine qui
est le sien. Ce faisant, et sans que cela n'ait été expressément souligné, Heidegger dit
aussi que les humanismes n'ont pas su déceler la provenance essentielle du malfaisant.
Il a été question de barbarie et donc de la forme que prend la fureur lorsqu'elle
est celle de l'agir humain. Heidegger s'est défendu en disant que la barbarie n'est pas

1

la révolte contre les valeurs . Mais qu'apprend-on maintenant? Que le malfaisant, sÕil devait être le fruit de la fureur, existe tout de même (en dehors de toute notion de valeur). Plus encore: la fureur est le domaine incontournable où la pensée authentique conduit. Prêcher contre le malfaisant, c'est non seulement le réduire à quelque chose qu'il n'est pas, mais aussi s'insurger contre la vérité de lÕEtre. Or, contester la vérité de lÕEtre est d'une impossible indigence. Puisqu'elle n'est que ce qu'il y a à-dire, l'évaluation de ce qui est en elle la fureur est non seulement inutile, mais encore un bavardage parasitaire qui entrave le dire même de cette vérité. La simplicité dont il a été question interdit à la glose de la vérité de lÕEtre de pénétrer la maison de lÕEtre. La robustesse de cette maison est mise à l'épreuve sous lÕÏil indulgent de ses ouvriers.

La fureur appartient à la vérité de lÕEtre autant que l'indemne, et c'est son acceptation que Heidegger a préparé dans cette Lettre. Car l'humanisme n'est-il pas la désignation de l'inacceptable ? Cette acceptation se fait dès lors que la pensée est dans son élément, que l'homme est à l'écoute de la revendication de lÕEtre, que le laisser- être s'étend à tout ce qui est. Laisser-être lÕEtre, c'est laisser le lieu du combat être en lÕEtre, et même plus: être à l'écoute de ce combat dans ce qu'il a à dire, notamment lorsqu'en lui le néantiser revendique le dire-non. Le «non» témoigne de l'écoute du néantiser, par là du combat, et donc de la fureur et de l'indemne.

Que les humanistes aient cherché à se rassurer dans l'annulation du Rien témoigne plus que jamais de la fureur agissant en eux. Pour ce qui est de rassurer ses lecteurs, et si cela devait même être nécessaire, Heidegger indique que l'élan vers la ruine n'est jamais que la contrepartie du lever vers la grâce. Que lÕon ne s'inquiète donc pas d'une ruine, car elle n'est que le répondant de la grâce vers laquelle s'élève en même temps l'indemne. Par ailleurs, la ruine n'est pas celle de l'homme, mais le lieu de la fureur. L'homme ne sera donc «touché» que dans la mesure où son essence est déployée aux domaines de la grâce et de la ruine, ek-sistence qui se heurte incessamment au lieu du conflit entre fureur et indemne qu'est lÕEtre.

Que dit Heidegger en fait? Que nous ne devrions jamais espérer toucher à l'indemne sans en même temps courir à la ruine. La peur n'est pas de mise car c'est toujours «proportionnellement» que l'indemne arme et donne contre la ruine. Il ne sera pas comme «pris au dépourvu» par le dépassement en lÕEtre de l'élan de la fureur. Comme en république, la contre-partie des pouvoirs et leur honnête distribution créent comme un équilibre régulateur. La détresse ne provient pas de la force en lÕEtre de la fureur, mais de ce que ni l'indemne ni la fureur ne soient portés aux domaines qui sont les leurs. Lorsque reste éteinte lÕek-sistence, lÕEtre comme lieu du combat demeure sous scellés, et ni la fureur ni l'indemne ne peuvent déployer leur essence. Bien que, de prime abord, la pensée se passe parfaitement bien du déploiement de la

1 Le mouvement révolutionnaire n'est pas une action ordinaire : elle est « be-wegen ». Cela signifie : mouvoir, mettre en chemin. Mais plus précisément sur le chemin. Pour chaque agir, il y a un chemin. Le mouvement est une mise en chemin, la révolte mise sur le chemin. La révolte est mise en destin en tant que le destin est mouvement/chemin. La mise en mouvement est avant tout la pensée de lÕEtre, c'est-à-dire à la vue du domaine où se lèvent l'indemne et la fureur. «Faire bouger les choses », c'est les mettre en route. A son interminable horizon se profilent la grâce et la ruine. En tant qu'agir, la révolution est insolite dans l'insolite. Heidegger pense à la révolution, mais dans la mesure où elle est interminable. Parler de révolution paraît dès lors peu convenable, car il ne se produit pas de retournement dans la mise en chemin. La lente avancée vers lÕavenant n'est plus mouvement, mais le chemin même que suit la Be-wegung. La « mise enÉ » seule est révolutionnaire : mais ce n'est pas à l'homme de la commander. L'écoute de ce qui assigne seule nous incombe. La révolution est: immobile.

fureur en son essence, elle ne peut déployer celle de l'indemne sans que ce déploiement n'ait son lieu. Ce lieu n'est pas d'abord celui du déploiement de l'essence de l'indemne, l'Etre comme élément, mais le lieu d'un combat l'opposant à la fureur. Elles vont ensemble et la pensée qui les isole, qui veut l'une sans l'autre, ne veut rien en réalité (puisqu'elle ne place ce qu'elle pense - ni ne se place - dans son élément).

L'anthropocentrisme qui ramènerait ce conflit en l'Etre aux états d'âme d'un homme, qui expliquerait l'instabilité de l'agir humain par ce qui s'engage dans la pensée - le revendiquer du «oui» et du «non », par exemple - voilerait l'ek-sistence et ce vers quoi elle ek-siste. Ce combat ne peut absolument pas expliquer les conflits humains, ni en l'homme, ni entre hommes. L'Etre ne s'architecturalise pas en structures exemplaires sur lesquelles seraient basées les essences de tout ce qui est. Le combat qui repose en l'Etre ne « descend» pas dans l'étant, pas même dans l'homme en tant qu'il ek-siste. En revanche, l'ek-sistence conduit à deux domaines différents. Est-ce à dire qu'elle est comme «déchirée» par ces deux «fins », qu'en elle se consument deux volontés qui se rongent l'une l'autre? Non, car il est égal de dire qu'elle conduit au domaine où se lève l'aube de l'indemne et de dire qu'elle conduit au domaine où s'élance (le crépuscule de) la fureur. C'est même chose que de penser l 'Etre et le Rien. La distinction en l 'Etre de l'indemne et de la fureur se résout dans la pensée en l'ek-sistence. Celle-ci est simple ; elle n'est pas le lieu où s'agitent la fureur et l'indemne. Elle ne tergiverse pas, mais elle est en vue d'une seule et même chose, la vérité de l'Etre, Etre au sein duquel le conflit se dé-cèle. Il n'y a pas encore de combat tant que n'ek-siste pas la pensée qui révèle ainsi le lieu du combat (avant de révéler le combat lui-même).

En revanche, lorsque l'ek-sistence a permis le découvrement de l'Etre comme lieu d'un combat, l'on peut demander si elle cesse d'ek-sister (ayant atteint son lieu), ou bien si la pensée n'est pas mise comme nez à nez devant une alternative, ayant alors le choix de continuer d'ek-sister en vue de la grâce ou bien en vue de la ruine? La pensée de ce lieu du combat n'a-t-elle pas mené l'ek-sistence à un carrefour ? La poursuite du sentier n'est plus guidée par l'évidence de la vérité, par la clarté de la clairière, car la pensée se trouve déjà dans la proximité de l'Etre. Celle-ci écrase peut- être l'ek-sistence et refoule immédiatement la pensée en rappelant au dire ce qu'est l'Etre : ce qui se retire. Est-ce ce retrait qui empêche la pensée débouchant à la lumière de l'éclaircie de l'Etre sur la croisée des chemins de poursuivre dans un sens ou dans un autre? Il semblerait que ce soit bel et bien le cas, que la pensée ne soit tenue qu'au dire de ce qui sans cesse se cèle. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle Heidegger ne poursuit pas plus avant dans la Lettre sur l'humanisme, que nous avons été les témoins d'une expérience qu'il n'aura eu de cesse de préparer : celle du cèlement de l'Etre. La finitude de la pensée a-t-elle trouvé ici son ultime limite, à savoir l'impossibilité pour elle de se lever dans la grâce ou bien de s'élancer vers la ruine, l'impossibilité même de choisir entre ces deux gestes que l'Etre accorde? Car la question de la liberté comme l'écoute de ce vers quoi ek-siste la pensée serait formulée bien différemment dès lors que deux voix se font entendre, que deux appels s'engagent en des lieux bien différents. Ou bien n'est-ce pas une sorte de pudeur qui retient Heidegger sur les frontières du combat en l'Etre de la fureur et de l'indemne ? Ce n'est évidemment pas à nous d'en décider. Mais peut-être trouverons-nous quelques

indications dans le reste de la Lettre sur l'humanisme qui nous aident à mieux saisir la retenue dont il est visiblement question.

La pensée conduit au domaine où se lève l'aube de l'indemne, c'est-à-dire la grâce et, en même temps, à la ruine. Mais elle se heurte en chemin au lieu où l'indemne et la fureur sont en combat - l'Etre. Mise en présence de ce lieu, elle pense également l'Etre et le Rien. Avant cela, elle pensait en vue de la vérité de l'Etre. S'il devait y avoir un « après -cela », en vue de quoi la pensée penserait-elle? S'il devait s'opérer dans le passage de cette croisée un retournement qui ne verrait plus l'indemne, mais la fureur comme la dimension en laquelle toute ouverture serait ouverture en tant que telle, alors la pensée serait pensée du Rien en vue de la fureur. L'Etre jouerait alors le rôle que le Rien a joué jusqu'à présent, et inversement.

L'agir comme le déploiement de la fureur en son essence serait le «remplaçant» de l'agir comme le déploiement en la pensée de l'essence de l'homme et de sa relation à l'Etre en vue de l'indemne. Les espoirs déçus de la pensée visant l'indemne et y ayant découvert la fureur n'auraient de cesse d'alimenter la malfaisance face à laquelle l'indemne ne se lève plus comme lorsqu'il était ce en vue de quoi la pensée pensait. L'empire du malfaisant ne serait pas plus étendu qu'avant l'êtredécouvert du lieu du combat, mais il pénètrerait l'essence de l'homme dans le sens où sa convenance et la question du destin l'engagerait à ek-sister en vue de la vérité du Rien vers la ruine.

Ce qu'il y aurait de consolant pour celui qui serait encore humaniste, c'est que l'indemne est toujours resté fermé à la pensée contemporaine; il n'y a pas de raison apparente pour qu'il n'en soit pas de même avec la fureur. C'est là une remarque très importante, car le « on» ne serait pas en mesure de distinguer l'ère de l'indemne de celle de la fureur tant la vérité se retire loin. Qu'il s'agisse aussi bien de grâce ou de ruine, le cèlement empêche la pensée de porter au langage quoique ce soit de ce en vue de quoi elle pense. Aussi, le temps de la grâce et de la ruine sont-ils les mêmes - l'on ne peut savoir d'avance en vue duquel des deux la pensée conduit l'ek-sistence.

Remarquons aussi que dans l'acception usuelle que l'on a de ces mots, la ruine et la grâce sont toujours ensemble car c'est au profit de l'un et au détriment de l'autre qu'advient la grâce de l'un ou bien la ruine de l'autre. Déjà leur sens usuel lie la grâce et la ruine : Heidegger les unit plus intrinsèquement encore en les désignant comme le site où l'indemne se lève et où la fureur s'élance, parties au combat qui se tient en l'Etre.

Le «message » heideggérien, si de message nous pouvions parler, se présente-t- il maintenant comme une sentence cynique: prenez garde lorsque vous pensez à toujours parler à la fois en vue de l'indemne et de la fureur, car l'on ne sait jamais à quelle enseigne est logée l'ek-sistence. Heidegger ne dit-il pas qu'il est vain de chercher à évincer en l'homme ses penchants malfaisants quand la fureur est aussi ce en vue de quoi la pensée ek-siste?

N'est-il dès lors pas plus «raisonnable» pour celui qui tient à tout prix à faire usage de la raison de s'en remettre à la fureur autant qu'à l'indemne? L'humaniste qui tenterait de poursuivre la pensée au-delà de ce qui n'est strictement qu'à penser, celui qui chercherait malgré tout à assigner à l'agir humain ce qui est dit de la pensée en tant qu'elle agit, celui qui déjà se montre intempérant dans la pensée, ne doit-il savoir concilier dans son éthique ce qu'il a déduit de force de l'Etre, à savoir la fureur et

l'indemne? Ne serait-il pas dans son intérêt d'écoper de ce combat en l'Etre, de s'en sentir la victime, et de négocier avec ce conflit ce qui peut lui rester d'intérêt? La traduction abusive que l'humaniste effectue bon gré mal gré, que la pensée l'autorise ou non, ne doit-elle pas tenir compte de cette donnée dans ses calculs? Car le lecteur inattentif voudra sans doute retenir une chose vendable de Heidegger: ne limite-t-on pas les dégâts lorsqu'on donne en pâture à la publicité de combat en l'Etre de la fureur et de l'indemne plutôt que ce qui est généralement retenu de la Lettre sur l'humanisme? Que Heidegger pens e contre la logique, contre les valeurs et contre l'humanisme n'est absolument pas l'essentiel dans ce texte. Sa clef se situe dans la découverte du « découvrement » des paragraphes 84 à 88.

Nous nous sommes avancés bien loin sur la route de ce scénario catastrophe, et peut-être serait-il temps pour nous de cesser d'explorer ces fantaisies de la pensée. Notons ceci pour conclure: le centre de gravité de la Lettre se trouve dans sa réflexion sur l'indemne et la fureur, et le reste n'est que la préparation de l'expérience de la grâce et de la ruine.

Une lecture fallacieuse de la Lettre sur l'humanisme ne s'inquiète pas de ce qui, en cette pensée, peut être inquiétant. L'avènement de la ruine est à l'appel comme le lever dans la grâce. Cela seul peut susciter une attitude réfractaire digne de ce nom. Et pourtant, c'est en toute quiétude que la pensée peut penser. Car, tant que «la pensée heureuse trouve sa voie », l'homme con-vient (il vient-avec dans la Joie de l'entente).

Une relecture de cette Lettre permet d'y relever un optimisme au-delà de ce que tout humanisme est même capable d'être, puisqu'il est conforme à la vérité de l'Etre. Peut-être est-il moins prodigue d'ambitions - il est du moins celui d'un séjour.

64. L'essence du malfaisant est dans l'Etre (85)

Heidegger se récrie d'une philosophie qui recherche l'essence du malfaisant humain dans « la pure malice de l'agir humain ». Bien que le malfaisant ne revendique pas à proprement parler l'agir humain mais s'y joue, son essence n'est rien d'étant, comme l'aurait laissé supposer l'agir entendu comme effectuation d'un procès par un sujet sur un objet. Mais l'agir entendu dans son acception la plus haute et la plus simple, savoir la pensée, remet son essence à son élément, l'Etre. L'essence du malfaisant, qu'il soit celui d'un agir au sens trivial ou bien lors de sa plus haute observation, ne relève pas de la malice de l'agir, mais de la malignité de la fureur dont le site se trouve dans l'Etre. La raison en est que la pensée est un agir que l'agir quotidien relève, pour ce qui est de son essence, d'autre chose que de l'étant. Dans son étude sur l'esprit1, Derrida écrit: «Le mal et la méchanceté sont spirituels (geistlich) et non simplement sensibles ou matériels, par simple opposition métaphysique à ce qui est geistig . » Il cite deux passages essentiels de Heidegger:

«Ainsi compris, l'esprit déploie son essence dans la possibilité de la douceur et de la destruction. La douceur ne soumet pas à quelque répression l'être-hors-de-soi de la conflagration, mais la tient rassemblée dans la paix de l'amitié. La destruction provient de l'effrénement qui se consume dans sa propre insurrection et qui presse ainsi le malin. Le mal est toujours le mal d'un esprit. Le mal, et sa malignité, n'est pas le sensible, le matériel. Il n'est pas non plus d'une nature simplement «spirituelle»

1 Jacques Derrida, De l'esprit, Heidegger et la question, p. 167.

(geistiger Natur). Le mal est spirituel (geistlich). (É) Même quand un animal est rusé, malicieux, cette malice reste limitée à un champ tout à fait déterminé, et quand elle se manifeste, c'est toujours en des circonstances très déterminée; alors elle entre en jeu de façon automatique. (É) C'est donc à l'homme qu'est réservé le privilège douteux de pouvoir tomber plus bas que l'animal, tandis que l'animal n'est pas capable de cette Verkehrung des principes. (É) Le fondement du mal réside donc dans la manifestation de la volontédu fond premier.» 1

primordiale (Urwillen)

D'où l'importance capitale des premières pages de la Lettre, dont le sens se révèle enfin : la caractérisation de la pensée comme agir situe le malfaisant de tout agir dans l'élément de l'Etre. Cette situation, le marquage du site du malfaisant, est d'autant plus cruciale que c'est tant l'ek-sistence que l'agir humain qui «pâtirons » de cette dé-couverte. Elle touche tant l'agir que la pensée ! C'est à cause de cela que le malfaisant touche également tant à l'agir qu'à la pensée. L'essence du malfaisant a donc ceci de remarquable qu'elle est ce qui joint la pensée à l'agir: lorsqu'il est à son plus bas degré, le malfaisant est dans les moeurs. Mais lorsque l'agir est à son plus haut degré, qu'il atteint son essence, le malfaisant suit ce déploiement et atteint également son essence qui est la fureur en l'Etre, et apparaît en même temps que l'indemne, domaine atteint par le déploiement dont il vient d'être question. Entre la malice et la fureur, il n'y a finalement que le degré de déploiement de l'essence de l'agir - non pas que la fureur soit l'essence déployée de la malice ou que le déploiement de l'essence de la pensée y soit pour quelque chose. Le lien se tient dans le malfaisant de l'agir dont l'essence est déployée ou non.

Quelle problématique assigner au malfaisant de l'agir qui peut être tant celui des moeurs que la pensée même? Celle, évidemment, de la possibilité d'une éthique. Pourquoi Heidegger nomme-t-il autrement le malfaisant et son essence (la fureur) quand l'indemne reste le même mot, et qu'il n'est d'ailleurs pas question du déploiement de l'indemne en son essence? Nous prévient-il d'une déroute éthicomorale, d'une confusion entre ce qui est du domaine de l'ontologie et de ce qui relève de l'anthropologie, de la sociologie? Y parvient-il lorsqu'il est dit que la pensée conduit tant à la grâce qu'à la fureur? Si elle n'est pas sujette à la malfaisance mais qu'elle est ce à quoi elle conduit en même temps qu'à la fureur, si cette route n'atteindra jamais le terme qu'elle vise mais sera toujours en attente, si Heidegger ne nomme pas expressément la ruine et la grâce comme ce vers quoi la pensée conduit l'ek-sistence historique, n 'en reste-t-il pas moins que la pensée conduit, en passant par

l 'Etre, vers quelque chose qui touche aussi, en tant que la pensée est un agir, les agirs moins élévés qu'elle? Car l'accomplir de la pensée touche à l'essence de l'agir, et donc aussi à l'agir ordinaire, les moeurs, les habitudes, les actions, les ambitions humaines. Un commencement d'éthique ne point-il pas à l'orée du malfaisant? Cette question mérite, si ce n'est sa réponse, au moins sa formulation. Sa préparation a déjà débuté lorsque nous nous sommes penché sur le traduction de l'aphorisme d'Héraclite :

«le séjour (accoutumé)2 est pour l'homme le domaine ouvert3 à la présence1 du dieu, (de l'insolite) 2 ».3

1 Unterwegs zur Sprache (à vérifier), p. 60 et 173; tr. J.-F. Courtine, p. 249.

2 Geheure.

3Das Offene.

Le domaine ouvert est la grâce et la ruine où conduit la pensée lÕek-sistence historique. Le séjour accoutumé est le monde. Le domaine est ouvert au dieu au sens où Héraclite l'entend, et qui ne relève d'aucune théologie. C'est en lui qu'advient

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l'insolite. Pourquoi ne pas traduire à nouveau ce qui vient d'être dit : « Le mondeest la grâce et la ruine ouvertes à l'insolite.» Peut-on aller plus loin encore? Nous pouvons tenter de dire ceci: « L'homme est homme pour autant qu'il habite la grâce et la ruine ouvertes à l'insolite . »

Le qu'est l'être-là est cet insolite en lequel se tient lÕek-sistence du Dasein qui se constitue homme dans l'habiter du domaine où le séjourne. Le n'est plus seulement l'indemne, mais également le malfaisant; il inscrit son habiter dans deux domaines, la grâce et la ruine. SÕil devait surgir de cet être-au-monde une éthique, ce ne pourrait être qu'au jour, à la lumière, de l'habiter. Or il se trouve que c'est précisément ce dont Heidegger parle dans les quelques lignes précédant les § 84 et suivants. Il est dit en effet que: «Cet habiter est l'essence de lÕ«être-au-monde» (cf. Sein und Zeit, p.54). (É) c'est à partir de l'essence de lÕEtre pensée selon ce qu'elle est que nous pourrons un jour penser ce qu'est une «maison» et ce qu'est «habiter». »5 L'habiter constitue l'être-au-monde comme séjour (ethos). La pensée de cet ethos peut-elle être nommée autrement que «éthique»? Loin de ce que nous y entendons habituellement, l'éthique fait encore sens lorsqu'elle est pensée du séjour. Qui plus est, « Le voeu d'une éthique appelle dÕautant plus impérieusement sa réalisation que le désarroi évident de l'homme, non moins que son désarroi caché, s'accroissent au-delà de toute mesure. A cet établissement du lien éthique nous devons donner tous nos soins »6. La cohésion de l'essence de lÕhomme et son déploiement sont les premiers secours face à la détresse en laquelle est plongé l'homme. Heidegger se dit, d'une manière détournée, certes, qu'il est tout à fait prêt à donner une éthique suivant le sens que ce mot recouvre désormais. Il donne d'ailleurs une définition précise de ce qu'est l'éthique: «l'exigence d'une intimation qui le lie [l'homme], et de règles disant comment l'homme, expérimenté à partir de lÕek-sistence de lÕEtre, doit vivre conformément à son destin. » 7 Les règles en question, nous les examinerons sous peu. Avant cela, il convient de montrer que Heidegger conduit son lecteur sur la voie de l'expérience pure de la pensée, de lÕek-sistence de lÕEtre, de l'essence de l'homme, et qu'il éclaire ainsi ce qui réside en son destin. C'est cette «résidence» même en son destin qui est le séjour où l'éthique prend forme de ce qui est à-penser.

Cet «habiter» se pense à partir de la maison de lÕEtre et de l'abri de l'homme : le langage.

Le destin de l'homme où s'épanouit l'être-au-monde, en tant qu'il est ce vers quoi lÕek est conduit, est le domaine de l'indemne et le domaine de la fureur, c'est-à- dire la grâce et la ruine. Que l'homme vive maintenant conformément à son destin, qu'est-ce que cela peut vouloir dire? Que tout agir soit désormais conforme à son essence, et viser tant la grâce que la ruine? Certes non, car la présence du dieu ne se

1Die Anwesung.

2Des Un-geheuren.

3Lettre sur l'humanisme, §78. 4Etnon l'univers environnant. 5Lettre sur l'humanisme, §83. 6Lettre sur l'humanisme, §68. 7Lettre sur l'humanisme, §68.

révèle comme proximité, le monde comme ethos, l'homme comme ek-sistant, que lorsque l'agir est déployé en son essence, que la pensée est en vue de la vérité de l'Etre. Heidegger confie en quelque sorte l'agir à la pensée, et plus précisément aux penseurs et aux poètes. L'éthique qu'il ne postule pas, mais dont il a déjà jeté les bases, ne peut en tout état de cause que concerner ces hommes rares à qui le langage donne. Qu'en est-il cependant du rassemblement de l'homme en son essence? L'homme de la technique n'est-il pas également touché par la conformité au destin de l'homme? La première règle ne serait -elle pas d'habiter? Puisque c'est l'habiter qui entreprend la pensée du séjour, ne faut-il pas d'abord que séjour il y ait avant que ne commence de pérorer celui qui assigne à tout va ? L'impératif premier est la possibilité même du don (vivre conformément au destin: Geschiklich). Il est pré-éthique puisque la grâce et la ruine ne sont pas encore en vue. L'éthique heideggérienne ne commence qu'avec le séjour. Cet impératif ne peut donc être celui de la conformité au destin, mais ne peut venir que de l'étant. En effet, il est du « ressort» de l'homme d'apercevoir son essence, et son destin «ne peut rien » pour l'homme de la technique. C'est pourquoi les invectives de Heidegger ne peuvent -elles jamais être situées sur le plan d'une éthique. Car une éthique digne de ce nom se dispense de tels discours en tant qu'elle est ce qui assigne. L'impératif d'habiter est pourtant ce que toute éthique, tout humanisme, et plus largement ce que toute métaphysique tente d'approcher. Comment donc y parvenir? Dans l'écoute patiente et l'accueil du don. Ceci commence certainement par le renoncement à l'agir ordinaire : ce qui en lui s'analyse en termes de bienfaisance (indemne) et de malfaisance se verrait peu à peu déployé en conflit qui destine. La pensée agissante n'avancerait plus en direction que de l'horizon où se dessinent la grâce et la ruine. Elle y conduirait l'ek-sistence historique de l'homme.

65. L'agir de la pensée et la résurgence morale

Doit-on voir dans le combat en l'Etre de l'indemne et de la fureur une résurgence de la détermination morale par le Bien et le Mal? Que contient la Lettre sur l'humanisme qui puisse prévenir Heidegger d'un simple déplacement de la question du Bien et du Mal en l'Etre?

Ce n'est pas la pensée qui se montre malfaisante ou bien reste indemne lorsqu'elle pense. Ce n'est pas suivant sa manière de penser qu'elle est «bonne» ou «mauvaise» puisqu'il n'existe qu'une seule «manière»: l'ek-sistence qui n'est, du coup, pas une possibilité parmi tant d'autres de penser, l'un de ses modes seulement, mais la pensée même. L'agir qu'est la pensée n'est pas susceptible d'une détermination par ce qu'il n'est que son destin. Elle n'est pas ruine lorsqu'elle conduit à la ruine, grâce lorsqu'elle conduit à la grâce. L'agir humain, non déployé en son essence, était, lui, susceptible de telles caractérisations. Pourquoi ? La description de l'agir humain témoigne en vérité d'une précompréhension de ce vers quoi tend l'essence de l'agir. Cet obscur pressentiment n'est pas entièrement étranger au destin de la pensée, mais l'un ne peut en aucun cas être le fondement de l'autre car le saut dans l'ek -sistence est lui-même ek-statique. Au fond, la fureur et l'indemne ne peuvent être connus dans l'étant. Tout au plus peut -on parler de «traces» dans l'étant de ce que des penseurs et des poètes auraient porté au langage, un dire qui aurait été «récupéré» par le on-dit et affecté à l'étant. De nombreuses interprétations sont

possibles pour expliquer la présence du malfaisant et de l'indemne dans les moeurs, mais ils ne sont jamais ce qui fonde le domaine où la pensée conduit l'ek-sistence.

Une action « sacrée» (heilig) ou bien «malfaisante» n'est pas non plus ce à quoi la pensée a conduit l'homme car «la pensée ne produit ni ne crée rien.» L'évaluation d'une action ne peut se faire comme celle d'un agir car l'agir n'est capable d'aucune valeur. Seule l'action l'est, et ce sur un plan qui n'est en rien celui de l'agir. Ce sont là deux choses radicalement différentes que la distinction entre existentia et ek-sistence, ou bien encore entre essentia et Wesen, éclaire abondamment.

Mais l'agir inessentiel, s'il ne conduit au domaine où se lève l'aube de l'indemne et où s'élance la fureur, s'il ne conduit rien (il ne conduit pas car nul destin ne se profile encore à l'horizon: sa fermeture le prive de la possibilité même d'un horizon, et il s'en tient à l'étant, son univers que constituent l' «ici» et le « maintenant »), s'il n'est pas transcendance, il a toutefois pris à son compte le destin de la pensée. L'aurait-il vite aperçu, comme «par accident»? Car si Heidegger ne fonde pas la grâce et la fureur sur l'agir humain, il faut au moins que soient éclairées la grâce et la fureur lorsque l'agir humain s'en empare. D'où peuvent donc venir ce que la morale nomme Bien et Mal sinon du destin de l'agir le plus haut et le plus simple? Avons-nous mis Heidegger devant une conclusion qui l'offusquerait, ou bien n'avonsnous fait que poursuivre ce que le préalable de la pensée de la vérité de l'Etre a permis? Cette petite généalogie de la morale ne peut être heideggérienne. Il n'en reste pas moins que son silence sur certaines questions exige une réflexion que Heidegger n'a pas ici mené au bout.

Si le malfaisant et l'indemne sont ce de quoi s'inspirent respectivement le Mal et le Bien dans la théologie chrétienne, ils n'ont cependant rien de comparable: rien n'est jamais dans la ruine, rien n'est jamais dans la grâce. Nous ne sommes qu'en marche vers ce destin. Mais plus encore: l'on ne marche pas vers l'un sans l'autre, ils sont une seule et même chose en tant qu'ils sont en com-bat (se battre-ensemble). Au contraire la morale désigne Bien et Mal comme deux pôles alternatifs, et l'on se retrouve finalement au Paradis ou bien en Enfer. Même le Purgatoire maintient cette alternative. C'est de la distinction entre Bien et Mal que naît d'ailleurs l'idée d'un choix possible et la nécessité d'une éthique pour guider ce choix. La liberté consiste en le choix du Bien. Chez Heidegger le choix n'existe pas, et la liberté s'entend comme conformité au destin que contient qui contient tant la grâce que la fureur. L'on ne choisit pas l'un ou l'autre. Les analyses du Bien et du Mal comme l'insécable même ne suffisent à relativiser leur différence : dire qu'on n'a jamais l'un sans l'autre, que le Mal est nourricier du Bien et vice-versa, rappeler que le Diable est un ange déchu et qu'il est donc originellement partie prenante au Bien, que toute action se mêle indéfectiblement tant de bien que de mal, n'empêche pas la morale de se constituer sur la base d'un manichéisme abouti. Chez Heidegger, au contraire, la pensée ne chemine que dans une seule direction. Elle est pensée de l'Unique. Le fait que le domaine où elle conduit revête deux visages n'opère pas de dichotomie en la pensée (ni, afortiori, en l'homme). Il n'y a pas deux destins; le destin n'est pas non plus double. C'est le Même. «La pensée, parce qu'elle pense l'Etre, pense le Rien. »1

La grâce n'est pas le domaine de l'Etre, ni la ruine celui du Rien. L'Etre accorde la grâce et la ruine; leur combat repose dans le Rien. L'on ne pense pas en

1 Lettre sur l'humanisme, §87.

direction de la grâce et de la ruine (lÕEtre) sans penser leur combat (le Rien). LÕEtre a le « deux» en lui. Ce «deux» (combat) est le Rien. LÕEtre n'accorde pas à deux choses deux choses différentes : l'accorder est Un - combat.

La malfaisance de l'agir humain laisse à penser. Si lÕon veut déployer l'essence de cette malice, il faut au moins qu'elle soit abordée comme quelque chose qui est à penser. Or ce qui est ici à penser et dont l'essence demande à être déployée porte un nom et se dit : «Mal». Heidegger n'est-il pas contraint de passer par la morale pour commencer de penser l'essence du malfaisant? SÕil ne recherche pas l'essence du Mal mais qu'il nomme l'essence du malfaisant: fureur en lÕEtre, nÕa-t-il pas dit en même temps quelque chose du Mal et de sa constitution comme essence du malfaisant ? En retirant au Mal ses prérogatives éthico-religieuses, le vidant ainsi de son contenu, nÕat-il pas porté au langage le dire de l'essence du sacré?

LÕindemne comme destin de la vérité de lÕEtre, le comme la proximité de l'insolite, cette aube du Heile, ne témoignent-ils pas d'une expérience de la relation du dieu à l'homme (§65)? Si nous reconnaissons que nous nous sommes approchés de la dimension du sacré comme l'insigne ouverture, qu'est désormais ouvert l'indemne, la grâce et la fureur ne s'imposent-elles pas en tout lieu, le destin n'assigne-t-il pas déjà à

1

ce qu'il destine, l'homme n'est -il pas déjà gouvernépar la maison de lÕEtre en tant qu'elle est son abri ? Mais le langage ne parle pas; il consigne. Consigner signifie ici: garder et promulguer la loi. Les décrets de lÕEtre2 n'enjoignent-ils pas l'homme à la «traduction» des spéculations pseudo-morales qui firent rage tant que l'indemne et la fureur ne furent éclaircis comme ce qui, dans lÕEtre, est en combat ? Le produit métaphysique de la détermination par le Bien et le Mal s'enfonce dans la péremption lorsque sont pensés l'aube de l'indemne et le crépuscule de la fureur. Pour autant, cette distinction n'est pas fausse. Mais, pour peu qu'on la pense, elle se découvre comme la dérive caduque du destin de la pensée et de la non -distinction, en lui, du domaine de la fureur et de l'indemne.

La pensée heideggérienne ne déguise donc pas le Bien et le Mal en lÕEtre comme grâce et fureur, ni ne fonde la morale sur cet horizon (ou inversement). La distinction de l'indemne et de la fureur n'est pas en la pensée mais en lÕEtre; l'agir ne se divise pas lui-même en «bienfaisant» et « malfaisant », mais regarde toujours dans une direction qui est le combat de la fureur et de l'indemne.

66. L'éthique heideggérienne (68, 89, 90)

Heidegger commence ce qu'il est convenu d'appeler une éthique au §89. En effet, le §68 demande : ««Quand écrirez -vous une éthique ?» Là où l'essence de l'homme est pensée de façon aussi essentielle, c'est-à-dire à partir uniquement de la question portant sur la vérité de lÕEtre, mais où pourtant l'homme n'est pas érigé comme centre de l'étant, il faut que s'éveille l'exigence dÕune intimation qui le lie, et de règles disant comme l'homme, expérimenté à partir de lÕek-sistence à lÕEtre, doit vivre conformément à son destin? Le voeu d'une éthique appelle d'autant plus impérieusement sa réalisation que le désarroi évident de l'homme, non moins que son

1Lettre sur l'humanisme, §92.
2Lettre sur l'humanisme, §89.

désarroi caché, s'accroissent au-delà de toute mesure. A cet établissement du lien éthique nous devons donner tous nos soins. »

La Lettre est entièrement consacrée à ce qui vient d'être décrit. Elle tente en effet une pensée de l'essence de l'homme, du dévoilement de son destin; elle a formulé le voeu d'une éthique dans la détresse qu'est l'ère de la technique, et a consacré le soin comme souci. Ne reste plus, pour parachever la constitution d'une éthique, que l'assignation de lois à lÕagir.

Cet agir, lorsqu'il est la pensée, se voit assigner des lois que le §99 énumère. Elles sont au nombre de trois: la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire, l'économie des mots. Elles évoluent dans l'élément de lÕEtre: écoute ententive et attentive, vigilance du Berger de lÕEtre, retenue, pudeur et silence du mot. Ces consignes ne sont en vérité qu'une méthodologie ouvrant à l'homme la pensée en tant qu'elle ek-siste, c'est-à-dire la pensée authentique. Mais le «moment éthique» de la Lettre sur l'humanisme ne repose pas dans ces conseils de méthodologie. Le lecteur ne relègue pas à la pensée les lois de lÕEtre. Ces consignes autorisent l'accession de la pensée à son essence. La conformité et la convenance ne se limitent pas à celle de la pensée à son essence. Elles concernent tout dire, toute pensée, tout agir. Or, ce qui agit est la pensée de la garde de lÕEtre. N'est-on pas déçu de ne voir l'assignation de lÕEtre toucher que la pensée? L'homme n'est-il lié que dans sa manière de penser conformément à son essence - est-ce là ce à quoi se limite le «vivre conformément à son destin» du §68 ? A-t-on le droit de porter plus loin cette assignation à tout ce dont l'essence demande encore à être déployée ? Est-ce que la rigueur, la vigilance, et l'économie ne seraient pas ce que contient l'éthique heideggérienne - si lÕon veut parler d'éthique? Car en effet, si c'est la pensée qui déploie les choses en leur essence, c'est leur déploiement que visent en fait la rigueur, la vigilance et lÕéconomie. Une chose doit donc faire preuve de rigueur, de vigilance et d'économie pour que la pensée lui accorde son déploiement, ce en quoi elle s'accorde à la chose comme ce-qui-est-àpenser. L'émergence d'une chose comme à-penser suppose que son déploiement soit l'espace ouvert à la dimension de la rigueur, de la vigilance et de l'économie. Le déploiement comme espace est «visité» par la pensée en tant que ce qui l'accueille dans ce-qui-est-à-penser, c'est la possibilité pour elle de faire preuve de rigueur dans la réflexion, d'attention vigilante du dire, et d'économie des mots. Dans le déploiement attendent la rigueur, la vigilance et l'économie.

Tout ce qui ek-siste est enjoint par lÕEtre. Heidegger ne parle dans le §99 que de la pensée, mais lÕassignation touche à tout ce qui est pris dans le destin de la vérité de lÕEtre. C'est cela même qu'est lÕek-sistence : l'écoute de lÕEtre au service de lÕEtre, la dépendance (Hrig) à l'égard de ce à quoi lÕon appartient (Als diese Hrigen)1, etc. L'homme ek-siste. Il est sous le coup de l'enjoindre au même titre que tout ce qui eksiste. Il incombe à l'homme la garde de lÕEtre, «une responsabilité qui va bien au-delà de l'ontologie et de son histoire : une responsabilité qu'il faut bien dire, même si Heidegger n'aimait guère le mot, morale. »2

Mais, et c'est là le prodige de ce Dasein , «ces consignes (É) doivent devenir pour l'homme normes et lois. » 3 Qu'est-ce à dire que la consigne «devient» une loi?

1 Lettre sur l'humanisme, §86.

2Pierre Aubenque, Heidegger et l 'enigme de l'être, p. 41.

3Lettre sur l'humanisme, §89.

N'est-elle pas déjà une loi, ou bien est-ce que le décret de lÕEtre doit passer par d'obscures chambres avant d'être promulgué au titre d'une loi? C'est le report dans le vivre-ensemble, la traduction de ces règles en langue « humaine» que Heidegger désigne peut-être iciÉ Car, en effet, si le langage reste une seule et même chose, il est la maison de lÕEtre et n'est que l'abri de l'homme. Heidegger ne laisse-t-il pas ouverte une interprétation du langage comme porté suivant deux voies distinctes? Il est maison de lÕEtre lorsque lÕEtre remet à la pensée, et abri de l'homme quand la pensée présente à lÕEtre la relation de lÕEtre à l'homme (cf. § 1).

Peut-être est-il téméraire de s'avancer si loin dans le texte dÕun penseur qui aurait sans doute pris la peine de formuler ainsi son dire si tel était son dire. Mais avons-nous conduit ce texte de Heidegger en-dehors de sa pensée? Non, car la sobriété de ce que disent ces quelques paragraphes indique justement ce qui se retire et qui est à-penser. Poursuivons donc en rappelant à nous la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire, l'économie des mots.

Le décret qu'adresse lÕEtre à ce qui ek-siste ne touche en lui que lÕek-sistence, et par là seulement ce qui en son essence est déployé en vue de la vérité de lÕEtre. Il appartient donc à l'essence de la chose qui subit sa force tranquille. La pensée qui déploie cette essence porte au langage la convenance.

Mais dès lors que c'est l'homme qui ek-siste, le décret nÕa pas de force coercitive sur ce-qui-est-à-penser. L'homme est seul à décider du laisser-être et du laisser-faire. Il peut donc s'opposer au décret de lÕEtre, ou plutôt l'ignorer, n'être pas à l'écoute de sa vérité. C'est pourquoi l'homme n'habite pas la maison de lÕEtre, mais n'est dans le langage quÕà l'abri. Y demeurent les penseurs et les poètes, c'est-à-dire ceux-là mêmes qui sont en vue du destin de lÕEtre. L'homme est le seul dont l'essence ne pénètrera jamais la maison de lÕEtre.

DÕoù cela vient-il? De ce que son ek-sistence est sans cesse mise en danger - par lÕexistentia. SÕil est possible de penser le déploiement de son essence, ne reste plus que le problème du rassemblement de l'homme en son essence. La disparité des

1

hommes oblige le décret de lÕEtre à s'altérer dans le devenir - des normes et lois . Il faut ainsi que le décret devienne, que l'homme légifère à son tour. Nous entrons de plein pied dans l'éthique. Si le langage nous gouverne2 dans lÕek-sistence, ce gouvernement doit être «reporté» dans l'existence car lÕEtre revendique autant l'homme qui est à l'écoute que celui qui ne lÕest pas.

En vérité, l'éthique est déjà constituée dès lors que l'homme perçoit l'appel de lÕEtre et sÕy conforme. Que devient -elle lorsque cet appel n'est pas entendu, que la force tranquille de lÕEtre s'endort au fond de l'histoire de son oubli, que devient cette éthique sinon une politique ? LÕEtre ne contraint pas, ne s'engage pas de force. Il est ce qu'invoque le Prince pour faire ses lois.3 Mais les lois des penseurs et des poètes peuvent, elles, s'imposer aux hommes et les rassembler à l'abri d'une même égide. La transformation de l'univers environnant en monde peut alors commencer. Là la pensée est devenue politique, car elle sÕatèle au monde de lÕanimalitas, de lÕétantité radicale et

1 Lettre sur l'humanisme, §89. 2Lettre sur l'humanisme, §92.

3 Peut-on faire un parallèle entre ce qui est dit ici et la monarchie de droits divins ? Celle-ci n'est pas fondée sur un produit de la raison humai ne, sur l'empire séculier de l'erreur, mais sur la volonté divine elle-même. La politique n'est plus alors que l'art de l'interprétation de cette volonté divine, et non l'établissement d'une volonté nouvelle, la volonté générale.

fermée - l'éthique n'y est plus de mise. Suivant ainsi l'invitation de Marx à maintenant transformer le monde, la métaphysique est dépassée depuis l'Etre. La loi de l'Etre peut retourner à la garde, la pensée dans son élément. Ne serait-ce pas cela que de « conquérir le monde»? Et le lecteur de penser à l'Allemagne...

La politique de l'Etre est en même temps la politique du Rien. Car si l'enjeu de la politique est alors la remise de la pensée dans son élément, la mise en lumière de la pensée de l'Etre et du Rien, en somme le déploiement de l'homme dans son essence, il voit aussi poindre à l'horizon le domaine où se lève l'aube de l'indemne et la ruine où s'élance la fureur. Que serait une politique à ce point clair-voyante (en vue de la clarté)? Elle se fonderait sur la méconnaissance chez l'autre de sa dimension ek - sistante. Elle serait le rassemblement de l'homme en son essence; ne débuterait-elle pas par le rassemblement des hommes en leur patrie au titre du rassemblement de la pensée dans son élément, le de l'éclaircie de l'Etre ? Ne procèderait-elle pas pour ce faire, d'une part, en acceptant que tout ne s'éclaircisse pas (« Aucune chose ne soit là où le mot faillit. »), et d'autre part en acceptant la proximité du Rien en l'Etre? Le destin de la grâce et de la ruine ne constituerait-il pas l'ultime utopie de cette politique ? Mais quelque chose ressort clairement de l'hypothèse d'une pareille politique (Heil, Kampf, Heim, Heimat). Elle verse dangereusement dans le nazisme.

Une politique pourrait cependant revêtire un visage bien différent si le rassemblement des hommes en leur essence ne devait commencer par celui des hommes semblables - la provenance inessentielle du sang ne dit rien de la rigueur de la réflexion, de l'attention vigilante du dire, de l'économie des mots. La constitution d'une société des penseurs et des poètes serait mieux avenue. Mais ne produirait-elle pas une ghettoïsation de classes ainsi sédimentées ? Ne rendrait-elle pas plus inaccessible encore ce que cette politique tente justement de donner?

Et que dire d'une politique dont le mot d'ordre serait: «laissez-être ! laissez- faire ! » ? Ne court-on pas droit à l'anarchie, le désordre humain par excellence? Le laisser-être peut-il même se conjuguer à l'impératif ? Le décret de l'Etre n'y convient sans doute pas.

En fin de compte, toute tentative pour rassembler les hommes dans leur essence est vouée à l'échec. Mais, et c'est cela qui importe de mille fois répéter, Heidegger n'aurait jamais cherché l'éradication de ce qui fait de la métaphysique un obstacle! Bien au contraire, la métaphysique est la source généreuse d'où puise la pensée ce qui est à-penser. L'on ne peut vouloir, en tant qu'homme, que s'éteigne l'obscurité. En vérité, la métaphysique et son cortège de sourds témoignent au moins de ceci qui appartient à la vérité de l'Etre : elle se retire sans cesse. Comment les consignes de l'Etre, auxquelles restent sourds l'humanisme et la métaphysique, pourraient-elles « produire » des lois là où elles ne sont pas déjà, c'est-à-dire ailleurs que dans une pensée convenable? Il ne peut être question de pourfendre la métaphysique: ne vient- avec que ce qui con-vient. La con-venance va vers son destin qui est la grâce et la ruine. Il n'y a pas de politique possible car elle est l'affaire du compliqué quand la pensée vise pour sa part le simple. La politique ne peut être con-venance. Elle ne peut être dérivée d'une éthique qui est l'art de la convenance à l'Etre. «La pensée se rapporte à l'Etre comme à l'avenant (en français dans le texte). »1

1 Lettre sur l'humanisme, §97.

«Lorsque la pensée, pensant l'Etre historiquement, est attentive au destin de l'Etre, elle s'est déjà liée à la convenance qui est conforme à ce destin. » 1 Pour autant, Heidegger n'enseigne pas la faiblesse de l'homme: apprendre à n'être rien devant la force, se réduire au silence de l'Etre, à la simple présence au temps, au soi ultime dans lequel se confinerait le Dasein, réduit à n'être plus que cela, le . L'humilité et la pauvreté2 sont les maîtres mots de ce que nous nous sommes permis de nommer éthique. La fortune de l'homme le jette dans la pauvreté. L'homme sans destin capitalise inutilement ses biens, son infortune l'abîme dans l'absence.

3

Que penser désormais de la thèse de Jean -Luc Marionqu'il développe dans le chapitre VI. «Le Rien et la revendication» de Réduction et Donation? «Que l'ennui puisse nous désintéresser de la revendication de l'être sur nous, nous rendre sourds à son appel et sans gratitude à sa grâce, c'est ce qu'il faut donc, en esquisse, montrer.» Partant de Pascal, J.-L. Marion décrit l'ennui des profondeurs en le distinguant d'abord du nihilisme, de la négation, de l'angoisse: « il n'estime pas, ni ne déprécie; il ne combat pas, ni ne prédique; il ne manque pas de l'étant, ni ne subit l'assaut du Rien. » Il désamorce l'éclat de tout appel, «désarme le conflit en désertant le champ. » Rien ne fait de différence pour lui. «L'ennui hait: il tire même son nom français de cette haine : ennui provient de est mihi in odio, ce m'est en haine, par le substantif inodium, qui assimile tout objet à l'objet de la haine. Il ne faut pas prendre cette haine comme une passion ou une intention, puisqu'elle suspend toute passion et toute intention. (É) un désert se lève sur les choses du monde. » Le Je s'abandonne comme si de rien n'était. «L'ennui n'offusque-t-il donc pas le «phénomène d'être» que l'angoisse prétendait découvrir? » L'Etre s'expose à l'ennui, mais c'est en fait cela même qui permet l'émerveillement du Dasein , condition du dévoilement de l'Etre, «exactement comme l'écoute de sa revendication; la revendication de l'écoute se redouble d'une revendication de l'attention ». Que le Dasein (se) refuse (à) son être, n'est-ce pas une chimère? L'inauthenticité définit tout autant le Dasein que l'authenticité. Elle est un autre rapport à l'être ; la quotidienneté soigneusement indécidée se dérobe à son destin de Dasein. «Le Dasein n'est pas simplement ce qu'il est; il lui revient, comme un caractère propre de sa manière d'être, d'avoir à être (zu sein hat) ». Mais il joue immédiatement le jeu de l'être.

«Mais cette fois, l'ennui pourrait travailler au nom et en faveur de l'authenticité; car, en désappariant le Dasein de l'être qu'il a à être, l'ennui ne tend qu'à le libérer pour qu'il s'adonne à une propriété plus essentielle - pour la laisser se constituer éventuellement comme (le) , pour une autre instance que l'être de l'étant. Ainsi, en suspendant la revendication par l'être sur le Dasein, l'ennui non seulement s'inscrirait strictement dans les moments de l'analytique existentiale, mais surtout ré- ouvrirait la cause entière du Dasein, en instituant la possibilité qu'un autre, plus propre en tant même que soustrait à la revendication de l'être, tiendrait le , mieux se

1 Lettre sur l'humanisme, §98.

2Lettre sur l'humanisme, § 101.

3 Il faut rappeler ce que dit Jean Grondin dans un paragraphe intitulé « l'irritation des lecteurs » que Jean-Luc Marion a tenté de prendre ses distances par rapport à Heidegger, en fondant notamment une phénoménologie sans l'être. L'idée de donation est jugée plus originelle que celle de l'être. «Tout se passe comme si le tout dernier Heidegger (celui du «es gibt» et de sa donation sans raison) se trouvait alors retourné contre celui qui aurait maintenu la primauté, encore trop métaphysique, de la question de l'être. » (Pourquoi réveiller la question de l'être? In Heidegger, l'énigme de l'être.

tiendrait là. » L'ennui fait apparaître l'appel comme tel. La figure de l'interloqué dans la revendication prend le pas sur la voix blanche de l'Etre qui revendique.

Que penser d'une telle réponse à la surdité de l'homme? La plongée dans l'ennui constituerait-elle donc ce qui ad-vient de l'éthique heideggérienne que nous venons de mettre en lumière? Nous laissons ouverte la question, mais indiquons tout de même que, si Heidegger a fait l'économie dans sa maturité de l'angoisse et de l'ennui de l'analytique existentiale, ce n'est certainement pas pour voir l'ennui resurgir sous une forme plus violente encore. L'ennui ne peut non plus être la sagesse de la vigilance, de l'attention, de la rigueur, de l'économie car il est surdité absolu à tout cela, c'est-à-dire à tout ce qui revendique. On ne peut rapprocher le calme de l'ennui du silence de la parole car ce qui se cache de fureur dans le dire n'est pas la frustration, mais le recueillement du résignement. L'engagement n'est pas frustre, mais tranquille. La force ne repose assurément pas dans cet ennui, mais dans le combat en l'Etre du Heile et du Grimm. J.-L. Marion propose-t-il de combattre le mal par le mal - que l'oubli soit à ce point consommé qu'on en oublie l'oubli lui-même? Ne risque-t-il pas d'encourager la faiblesse de la pensée, ou plutôt de décourager tout ce qui en elle pense encore? N'est -ce pas dire qu'une révolution n'advient que dans le pire le plus extrême, que l'oubli de la vérité de l'Etre n'est encore rien en comparaison de l'ennui des profondeurs? Mais Heidegger ne dit-il pas que l'histoire du temps de l'oubli rend propice l'appel, qu'il est déjà grand temps pour nous de penser - attendre l'ennui des profondeurs ne pourrait que rendre intempestive la pensée de la vérité de l'Etre. Dès lors que l'ennui s'est levé dans son désert, ad-vient-il encore un homme, con-vient-il encore une pensée, pro-vient-il encore une vérité?

67. Qu'advient-il de la simplicité? (91)

Pourquoi, si « L'Etre accorde à l'indemne son lever dans la grâce et à la fureur son élan vers la ruine », n'est-il jamais question que de la grâce? Pourquoi, si «en même temps que l'indemne, dans l'éclaircie de l'Etre apparaît le malfaisant », n'est-il jamais question de l'indemne? Pourquoi, si le combat en l'Etre de la fureur et de l'indemne est le lieu où se cèle la provenance essentielle du néantiser qui revendique la négation, ce combat n'est-il pas plus souvent évoqué ? Pourquoi, si la pensée de l'Etre est aussi pensée du Rien, le Rien n'est-il que secondarisé et l'Etre toujours en tête? Pourquoi, en somme, Heidegger n'a-t-il pas tant insisté sur cet aspect des choses? Il pourrait s'agir d'une sorte d'autocensure, d'une prudence à l'égard de ses lecteurs que dictent l'économie des mots, l'attention vigilante du dire. Mais alors, pourquoi s'étendre autant sur le reste ? Pourquoi ce déséquilibre ? Heidegger cherche peut-être à garder son lecteur de se s'effrayer, et il évite d'utiliser des formules telles que : «La pensée conduit l'ek-sistence historique à la grâce et à la fureur » car une récupération précipitée n'en serait que trop à craindre. Elle est pourtant contenue là, dans les §84 et 87. La pudeur ne suffit à expliquer la retenue de Heidegger.

Il faut plutôt chercher dans la simplicité de ce qui est à-dire la « réduction» de la fureur à l'indemne, de la ruine à la grâce, du Rien à l'Etre. En effet, nommer «insolite » ce qui est en fait le plus proche, c'est risquer de décourager le penseur et le poète, du moins de les dérouter de la vue de la vérité de l'Etre. Car à cet insolite s'accoutume l'ek-sistence dans le séjour. Car, si comme Héraclite, Heidegger se veut encourageant, il doit nommer l'insolite le plus simplement.

Le combat est dans l'Etre, le malfaisant dans son éclaircie, le néantisant dans l'Etre et, par là même, le Rien est dans l'Etre. Ce rapport d'inclusion générale autorise, lorsqu'il s'agit de porter la vérité de l'Etre au langage, que soit simplifié le dire sans que n'en découle une perte nécessaire du sens. Cette « simplification» n'est cependant jamais un effort pour rendre plus accessible la pensée, une méthode visant sa diffusion plus coulante, sa lecture plus facile. Bien au contraire, elle aurait tendance à la rendre plus ardue. Elle n'est pas effectuée à partir d'un dire plus compliqué: le dire est déjà simple. Il ne peut être, en toute rigueur, «simplifié ».

La simplicité de ce qui est remis au langage exige une écoute attentive de ce qui est dit. Aussi, lorsque la pensée pense l'« indemne », elle pense toujours en même temps la fureur. Parce qu'elle pense la grâce, elle pense la ruine. Elles ne sont pas même chose, elles sont pensées pareillement. C'est la pensée qui est la simplicité elle- même (la simplicité n'est pas dans les choses mais dans ce qu'en dira la pensée). La simplicité est la conformité à son destin et la pensée ne s'égare pas en «points de vue» différents, en «manières d'appréhender les choses ». La dispute, mise à l'épreuve de deux discours, n'est pas la pensée. De même la pensée ne se « dispute » pas avec elle-même à savoir si elle pense l'indemne ou bien la fureur. Elle donne les deux dans un même silence:

«La pensée ne porte au langage, dans son dire, que la parole inexprimée de l'Etre. »1

Le domaine de la grâce et de la ruine où conduit la pensée n'entérine pas non plus ce qui en elle est simplicité. Elle ne s'ordonne pas à deux fins distinctes car le destin est l'unique. Elle ne pense pas suivant la grâce ou bien suivant la ruine: elle pense. Elle ne poursuit rien, mais se conforme à son destin qui est seule lumière à mettre à jour ce qu'elle remet à la parole. Il n'y a pas d'éclairages différents, mais une lumière, le destin.

68. Intérêt de l'entreprise

Quel est l'intérêt d'avoir décelé dans la pensée de Heidegger une éthique? Il est ici : qu'une éthique est un humanisme. Ou plutôt qu'un humanisme est une éthique. Le dire de Heidegger ne laisse pas douter d'un tel énoncé. Mais, bien sûr, le sens de l'humanisme a subi la même transformation que celle de l'éthique. Il en résulte que le mot doit effectivement être maintenu - dans le silence. Quelle est cette main qui tient, cela reste encore à dire. Mais, et c'est en cela que cette Lettre sur l'humanisme est un succès, le mot «humanisme » a retrouvé un sens. Heidegger a ramené l'éthique à quelque chose d'à ce point simple que l'humanisme l'est dans la même mesure. Le lecteur a pu parfois se sentir éloigné de la question de l'humanisme, mais son passage dans la vérité de l'Etre, dans l'interrogation du destin, du langage, de la valeur, de l'éthique, des sciences, du néantiser, de la fureur et de l'indemne, ne devait que rendre plus rigoureuse cette pensée, plus attentive son dire. Heidegger a effectivement fait preuve de l'économie des mots qui situe toujours la pensée en sa con -venance.

N'est-il pas glorieux que de déployer l'essence de la pensée suivant cela même qu'est cette pensée déployée? Quelle intuition mystérieuse que celle du penseur

1 Lettre sur l'humanisme, §91.

conforme déjà à ce-qui-est-à-penser! Il s'est passé cela même dont Heidegger s'étonne - presque - au §93 : « Lorsqu'en effet nous pensons proprement cette tournure, au langage destinée: «porter au langage», cette tournure et rien de plus, (É) nous avons porté au langage quelque chose où se déploie l'essence de l'Etre. » C'est la « méthode» récurrente de Heidegger qui fait de son lecteur un «lecteur malgré lui ». En l'occurrence, nous nous sommes déjà soumis à l'éthique heideggérienne pour se mettre en devoir de comprendre tout d'elle - même son rejet.

La Lettre sur l'humanisme est donc bien une lettre sur l'humanisme. En amont de la question sur l'humanisme, et dans l'ordre: celles de l'éthique, du malfaisant, de la valeur, de la pensée, et de l'agir. En aval de cette question (ou plutôt de ces questions), il en demeure certes un nombre. Mais, en toute rigueur, la pensée ne doit - elle pas s'ordonner au destin de l'urgence (Not)? La question de l'humanisme est, dans le destin d e la vérité de l'Etre et l'histoire de son oubli, plus urgente en 1946 que, par exemple, la pensée de la guerre. Est-il jamais possible de penser l'essence de l'humanisme sans penser celle de la guerre ? Le combat que Heidegger évoque entre la fureur et l' indemne n'est-il pas ce qui, en l'humanisme, est vraiment à-penser? La Deuxième Guerre Mondiale n'est-elle pas le site par excellence de l'histoire de l'oubli de la vérité de l'Etre - et celle de la tentative de se la remémorer? Par le détour que Heidegger prend en l'Etre - le combat - il oriente ce qui est à penser en vue de la guerre: la politique. Tandis que rien n'en est encore dit, se prépare la pensée la plus essentielle du XXe siècle. Qu'est -ce qui, dans cette Lettre, a en effet été plus pensé que ce combat - et peut-être, en filigrane, celui de Heidegger contre ses détracteurs?

Une réponse possible à cette interrogation, qui ne satisfera sans doute pas tout le monde, est celle-ci : la pensée se fait d'autant plus pensée qu'elle se conforme à la loi de convenance de la pensée historico-ontologique, notamment lorsqu'elle oeuvre dans l'économie des mots. N'est -ce pas dire que la pensée pense le plus ce qu'elle dit le moins ? Alors, l'essence du combat et de la guerre est, dans cette Lettre, ce qui est le plus pensé. Que Heidegger ne la mentionne même pas, est-ce la montre d'une vigilance extrême, d'une économie totale, ou bien au contraire le signe d'une pensée peu rigoureuse? Ce n'est pas à nous d'en décider. Les indications restent au-pour ce qui demeure encore à-dire.

69. Réflexions sur la guerre (35)

Le combat ne se manifeste pas en «une guerre, mais dans le Polemos qui fait seul apparaître les dieux et les hommes, les libres et les esclaves, dans leur essence respective, et qui conduit à une disputation de l'Etre (barré). En comparaison de cela, les guerres mondiales restent superficielles. Elles sont toujours d'autant moins capables d'apporter une décision qu'elles se préparent de façon plus technique. » 1 La guerre qui vise l'anéantissement de l'ennemi ne fait que conforter la progression du désert qui caractérise le règne du nihilisme comme oubli de l'Etre. Etre le Maître du monde empêche l'homme d'être le Berger de l'Etre et le lieu-tenant du Rien - le Rien lui-même est déserté.

Le combat n'est pas la mise en présence de deux rivaux mais le site où habitent la fureur et l'indemne. Le combat n'est pas la fureur. Il n'est pas l'essence du

1 Zur Seinsfrage, in Wegmarken (G.A. 9), Klostermann, F. am Main, 1976, p. 250.

malfaisant. La guerre n'est pas le déploiement de la malice humaine en son essence.
Une telle analyse de la guerre comme exposition du malfaisant en l'homme est trop

1

rapide. Qu'il est facile d'intituler un livre La politique de l'Etre , ou bien La politique

2

du poème , avec la grandeur emphatique d'un titre qui sonne déjà comme un poème, ou bien Heidegger, la « science allemande » et le national-socialisme3, et d'établir systématiquement les rapports entre l'engagement de Heidegger et ses écrits ! Intéresser le lecteur par une explication méthodique de Sein und Zeit et autres textes à la lumière du discours du rectorat de 1933, y déceler la vision heideggérienne du monde, n'est-ce pas s'user laborieusement et inutilement par et pour une polémique qui ne vise qu'elle-même? Si ces ouvrages ne disent rien de faux, ces compilations de faits ne finalise-t-elle pas la polémique comme la motivation de la recherche et de la publication, au détriment d'une idée nouvelle capable d'éclairer originalement la question de l'Etre? Un tel écrit reste forclos dans la langue de la technique et dans l'acharnement de petits rats de bibliothèque aussi teigneux que bornés. Une pareille entreprise fait de la guerre un pur produit de l'homme, de la loi une création de la raison. Il paraît aujourd'hui incroyable encore que d'une pensée comme celle de Heidegger, l'on recherche le discrédit - s'efforcer de la disqualifier, en tout ou partie, sans pour sa part penser soi-même, est nécessairement hors-de-propos (inutile), d'autant que Heidegger lui-même est revenu sur l'entreprise nazie.

Il l'a qualifiée d'erreur - mais ce qui l'a nourrie, l'être-en-compagnie, l'êtrevers-la-mort, etc. s'est en fait radicalisé depuis, donnant (un) lieu au Tournant. En effet, la maison, l'habiter, l'Ereignis, l'indemne, l'amour, etc. sont des reprises de Sein und Zeit visant à dépasser son échec - par et dans l'échec perpétuel au dire de la vérité de l'Etre. Si, avant la tentative nationale-socialiste, Heidegger portait avec son oeuvre une éthique et une politique, ce n'est ni de Sein und Zeit ni du discours du rectorat qu'il faut tirer sa pensée, car la pensée, en son essence déployée, de la guerre, elle aussi, en son essence

déployée, ne commence qu'avec la vue du destin. Penser la guerre et la concevoir en sa positivité, à savoir en tant qu'elle est elle-même porteuse de sa signification propre, n'est donc pas «se faire le moins du monde le porte-parole de l'in-humain» et glorifier «la brutalité barbare» en prônant un «nihilisme »4 irresponsable et destructeur. Elle se joue d'abord dans la manifestation historique de ce rapport à la transcendance d'une appartenance, voire sur le plan même de l'histoire de l'Etre, cette « autre histoire, cette histoire qui s'ouvre aussi sur le combat »5. La guerre détermine l'étant dans son entier. Il s'agit avant tout d'un combat pour la vérité. Mais si Sein und Zeit donne en 1927 ce lieu comme ce vers quoi le pouvoir-propre du Dasein se pro-jette, la guerre est entièrement repensée dans la Kehre. Le destin destine, le transcendant appelle - il n'est plus du ressort de l'être-là d' « ex-être ». Les possibilités de l'être-au-monde sont remises à l'Etre qui seul peut. Le combat tel qu'il est évoqué à la page 384 de Sein und Zeit relève du destin et de l'aventure d'un Dasein qui, en tant qu'il est jeté, est-en-compagnie. Au contraire, le combat dans la Lettre sur

1 Richard Wolin, La politique de l 'Etre.

2Philippe Lacoue-Labarthe, La politique du poème.

3 Arno Münster, Heidegger, la « science allemande » et le national-socialisme.

4Lettre sur l'humanisme, §51 et suivants.

5Hlderlins Hymen « Germanien » und « Der Rhein », G.A. 39, F. am Main, Klostermann, p. 1, trad. F. Fédier, J. Hervier, p. 12.

l'humanisme un moyen d'être avec autres mais moyenne 1

plus

n'est les la , c'est-à-dire

le milieu de la vérité de l'Etre.

«Les «guerres mondiales» et leur aspect totalitaire sont déjà des conséquences de l'abandon loin de l'Etre. Ils poussent à mettre en sûreté, comme un fonds, une forme d'usure 2

permanente . (É) Au-delà de la guerre et de la paix règne l'errance

pure et simple, dans laquelle l'usure de l'étant permet à la mise en ordre de s'assumer elle-même à partir du vide laissé par l'abandon loin de l'Etre. Changées, ayant perdu leur essence propre, la «guerre» et la «paix» sont prises dans l'errance; devenues méconnaissables, aucune différence entre elles n'apparaissant plus, elles ont disparu dans le déroulement pur et simple des activités qui, toujours davantage, font les choses faisables. (É) La guerre est devenue une variété de l'usure de l'étant, et celle-ci se continue en temps de paix. »3

La pensée de la guerre en vue de la vérité de l'Etre la découvre comme l'affrontement, en un même destin, de la grâce et de la ruine. Le néantiser de la guerre ne provient pas de l'anéantissement de l'ennemi, mais de ce que le combat en l'Etre cèle la négation. La négation n'est pas celle de la fureur, ni l'affirmation celle de l'indemne. La négation se cèle en leur affrontement même (l'affirmation dans le déploiement de leur essence ?). La guerre n'est pas un agir malfaisant mais un combat contre la fureur (et contre l'indemne). Ainsi deux belligérants ne peuvent-ils se constituer indemne ou bien malfaisant, selon leur point de vue, et ne se destiner à la grâce ou bien à la ruine qu'abusivement. Dire de l'ennemi que son idéologie conduit à la ruine, et que la sienne propre conduit à la grâce, c'est retirer la guerre de la pensée. Aussi Heidegger ne voit-il dans l'ambition allemande que ce destin en vue de la grâce et de la ruine - et contre lui l'absence de destin, de combat, de pensée: l'In-fortune Il ne peut s'agir d'un simple destin de la grâce, car la simplicité de l'Etre désirant, accorde également la ruine. Mais l'appel s'étant fait silence, peut-être son écoute ne devait-elle qu'y con-sacrer le retrait. Le retrait qui dans la guerre fait rage, c'est l'Amour.

70.A la lumière de l'Amour (3)

Si la pensée conduit au domaine de la ruine et de la grâce, il est effectivement urgent de prévenir en elle tout élément d'aventure, c'est-à-dire préserver ce qui en elle est émerveillement, étonnement, audace et vérité, mais en lui retirant l'arbitraire néfaste qui voit le philosophe ignorer tandis qu'il détruit. L'aventure va au-devant du danger, l'avenant de la vérité. L'aventure est la fascination pour la grâce ou bien pour la ruine quand l'avenant garde en vue das Strittige. L'aventure défriche l'épaisse forêt qui la contraint dans sa progression tandis que l'avenant laisse venir la clairière dont il écoute la voix blanche4. La forêt se déplace lentement où s'engage l'éclaircie. La pensée ne lutte pas pour la lumière telle une plante en son vouloir-vivre - elle aime

1 Non pas au sens de «moyenne calculée » mais au sens du milieu du combat (aux deux sens du mots milieu: le lieu de l'entre-deux).

2Ist die Nutzung eine Vernutzung. Il faut entendre l' « usure » comme celle d'un vêtement.

3 Essais et Conférences, Dépassement de la métaphysique, p. 106.

4Lettre sur l'humanisme, §97.

1

dÕun amour réciproque.Elle ne peut « abandonner le nom dÕ«amour de la sagesse» et devenir sagesse elle-même sous la forme du savoir absolu. »2 mais, au contraire, ne conserve de la philosophie que la philia, devenir Amour chanté. L'Amour lieu du « deux » est à la vue et en vue du lieu du combat de la fureur et de l'indemne. L'horizon de ce combat est la ruine et la grâce. A-t-on jamais vu d'idylle sans conflit, morne à l'ennui? Ne résulte-t-il pas de la lecture de la Lettre sur l'humanisme le déploiement en son essence de ce qu'il est convenu d'appeler «Amour» ? La relation (entre l'homme et l'Etre) est essentiellement une relation amoureuse. N'est-il pas le sein nourricier au sein duquel pense la pensée, la venue même de lÕEtre ? L'Amour est la profondeur verticale de la pensée dont l'abysse demeure éclairci. L'enceinte de cet amour est la finitude de la pensée qu'elle n'enceint pas : elle est son sein, lÕEtre son élément.

Ce que Heidegger « nomme alors das Wehen (mot qui dit le souffle mais qui n'est jamais loin de la souffrance ou du soupir, de la «spiration» essoufflée ou essoufflante de l'esprit) n'est que le souffle (Hauch) ou l'aspiration de ce qui unit de la façon la plus originaire : l'amour. »3

Comment taire la Lettre sur l'humanisme? Ce ne peut être l'ignorer que de la taire, bien au contraire ; c'est la penser le plus pleinement. Il ne s'agit pas de méthodes pour la dissimuler derrières le monticule métaphysique, ni d'une sorte de distance relativiste à son égard. Nous n'avons pas répondu à la question: comment faire taire Heidegger ? mais conduit son taire jusque dans sa lecture. Comment, si nous voulons penser auprès d'elle, à sa manière, taire ce qu'elle est en tant qu'elle tait ? Non pas : comment taire ce qu'elle tait? Mais : comment taire l'essentiel silence qui enjoint au silence? C'est-à-dire: Comment garder ce que la Lettre garde? Comment taire autant qu'elle ne tait? Comment taire le comment-tu? Seul tait le dire.

Ce que, dans

l'économie des mots, le comment-taire tait, est ceci :

L'Amour est en vue de la ruine et de la grâce.

Nous demandions ce que tient -avec4 la Lettre sur l'humanisme, et avons dévoilé l'Amour mgen indique son essence, de pouvoir (vermgen) 5

que le lorsqu'en qui est ,

il change Liebe 6

de nom (Liebe) . Heidegger a tu le mot mais il emploie le verbe lieben .

« Sich einer «Sache» oder ein «Person» in ihrem Wesen annehmen, das heisst: sie lieben » 7 Il définit ici tant la prise en charge d'une chose ou d'une personne en son essence par le mot « Amour ». L'Amour est ainsi défini : prise en charge d'une chose ou d'une personne en son essence. Ce pouvoir de faire « se déployer» repose en lÕEtre qui « aime la pensée », mais qu'en retour la pensée aime également. Toutefois,

1 Il est devenu claire que la pensée qui ne se conforme pas à son destin est de facto arbitraire, c'est-à-dire métaphysique. Comment prévenir la pensée de l'arbitraire : en la remettant dans son élément en vue de son destin, la grâce et la ruine. La vue de la ruine porte son dire au domaine de la vérité où l'homme s'abrite. Elle est arbitraire lorsqu'elle ne vise que la grâce ou bien seulement la ruine car, se faisant, elle ne vise rien en fait, et elle se prive de destin - de son élément.

2Lettre sur l'humanisme, § 101.

3 Jacques Derrida, De l'esprit, Heidegger et la question, p. 123.

4 Tenir-avec : con-tenir.

5Lettre sur l'humanisme, §3.

6 Peut-être est-ce parce que le jeu de mot entre mgen et vermgen n'était plus visible.

7Lettre sur l'humanisme, §3.

l'amour de la pensée pour lÕEtre n'est pas de même nature car la pensée ne peut pas lÕEtre. Elle ne peut aimer que sa vérité. Son amour nourrit le destin de la vérité de lÕEtre. L'Amour de lÕEtre et de la pensée vivent un destin commun, destin qu'unit la relation de l'homme à lÕEtre et de lÕEtre à l'essence de l'homme rendue réciproque par le déploiement de la pensée dans la plénitude de son essence. Cet Amour est le destin par excellence, c'est-à-dire qu'il excelle lorsqu'il est en vue de la ruine et de la grâce. La revendication conduit la vérité de lÕEtre et l'essence de l'homme au sein d'une pensée destinée. Un proverbe1 dit, pour sauver les ménages d'écueils trop évidents et pour épargner les conjoints de tourmentes inutiles, que l'amour, «c'est regarder ensemble dans la même direction.» Cet adage est, plus que jamais, opportun. L'Amour de lÕEtre et de la pensée, ou bien de la vérité de lÕEtre et de l'homme, regarde vers son destin: le domaine où l'indemne se lève dans la grâce, la fureur s'élance dans la ruine. Telle est l'essence de l'Amour. «LÕEtre accorde »2 la ruine et la grâce (à la fureur et à l'indemne) pour autant qu'il s'engage, qu'il désire, qu'il aime. Cet accorder est dans l'Amour. De même, «la pensée conduit» lÕek-sistence à la ruine et à la grâce pour autant que la pensée aime la vérité. Cet agir est dans l'Amour. L'accorder et l'agir se rejoignent dans l'Amour qui est en vue de la ruine et de la grâce.

« Toute efficience repose dans lÕEtre et de là va à l'étant. » 3 L'efficience est l'agir de l'Amour, ce comment l'Amour déploie son essence, c'est-à-dire qu'elle repose dans lÕEtre, et va dans l'étant qui se voit conféré cette force de l'Amour. Si lÕEtre est l'aimant tranquille, l'homme l'est moins - moins aimant, moins tranquille. Sa «folie » réside là précisément. A lire Heidegger, lÕon pourrait penser que s'établit une sorte de proportionnalité entre l'Amour et le silence, le calme, la retenue. L'Amour de l'homme est certes moins « gratuit » que celui de lÕEtre, puisqu'il n'est pas le ressac perpétuel, ce qui sans cesse se retire. Le premier est efficient tandis que celui de lÕEtre est tranquille. Le premier est finitude, le second pouvoir. Le premier s'ignore, le second se retire. Cet Amour est-il une tragédie? Le jeu qu'il porte au mot une comédie? En retour de l'inconstance, l'homme reçoit l'efficience. C'est une belle proposition qu'il ne s'agirait pas de refuserÉCÕest la force de l'Amour de lÕEtre qui donne à l'homme lÕefficience dont il a aujourd'hui tant besoin. La plus grande pensée que réclame notre temps est la pensée de l'Amour. La pensée déployée est un agir qui trouve sa noble dignité dans l'Amour. L'Amour rend l'être aimé efficient, être qui, en retour de cet Amour, agit-au-monde et pense-aimant.

L'humanisme, en tant qu'amour de l'homme, échoue à penser l'amour et l'homme, et se fonde sur un préjugé erroné de la philosophie qui veut que l'amour de l'homme le conduise à la grâce (uniquement). Il nÕy parvient pas, du moins pas autant que la vue-ensemble de la ruine et de la grâce qui place la pensée de l'homme sur l'horizon de son destin. L'Amour, dont le besoin se fait si urgent en 1946, n'advient que lorsque la pensée est remise dans son élément. La relation d'une chose à son élément est Amour. Comment, dès lors, espérer que l'homme déconfit face front un jour au vide où il se perd, délaissé et sans amour, avant que ne soit pensé lÕélément,

1 La force dÕun proverbe ou dÕun adage vient de l'adhésion par le « on» qu'il a suscitée, adhésion qui supporte à point nommé le développement de notre idée.

2Lettre sur l'humanisme, §88.

3Lettre sur l'humanisme, §1.

avant que ne soit pensée la pro-venance (Her-kunft), avant que ne soit expérimentée la patrie, c'est-à-dire la vérité de lÕEtre?

A ce d'où la pensée provient, sous-vient l'Amour.

L'Amour est la pro-venance archi-essentielle de toute chose. L'Amour survient: mais à la pro-venance, il sous-vient en tant qu'il est par excellence ce qui vient. Là se rassemble le souvenir de tout le mémorial. L'Amour se «sous-vient» à ce qui vient, l'indemne et la fureur. La «sous »-tenance de l'Amour donne au destin l'assise de son histoire. Peut-être avons-nous touché à ce que Jean-Luc Marion tente lorsqu'il place la donation avant « toute autre chose », avant lÕEtre même. Mais cela ne regarde pas la Lettre sur l'humanisme. Ce qu'elle dit, ou plutôt, ce qu'elle tait, c'est la survenance de l'Amour, venance qui sur-destine ce qui est dans le destin de la pensée souvenir. L'Amour est venir-à-ce-avec-quoi-nous-sommes-en-relation. La relation est donc, en toute rigueur, première à l'Amour. Une «phénoménologie sans l'être » n'est donc pas envisageable. Mais la relation déploie son essence d'être-à-deux dans l'Amour. Il devient le pré-essentiel à la relation de l'homme à lÕEtre et de lÕEtre à l'homme. Cela seul peut - sortir l'homme de l'impasse - cela seul

est Amour. On ne peut pas l'Amour, l'Amour est pouvoir1. L'Amour n'est pas un produit créé de l'homme: attendre qu'il surgisse au détour d'une révolte (mai 68, par exemple), d'une terre sécularisée (Utopia, par exemple), d'une politique solidaire (le communisme, par exemple), ou bien d'une entreprise humanitaire, qu'il résulte, en somme, dÕun agir humain, c'est se fourvoyer radicalement. LÕon ne manufacture pas l'Amour. Il n'est pas non plus un comportement humain. Le danger qui guette son avènement, c'est précisément lÕacharnement impatient des hommes à son endroit. Aussi, Heidegger prépare-t-il l'Amour au temps de la détresse. Il faut aimer, mais non point servilement. A la vue de l'aube de la fureur et de l'indemne, cet Amour courtoisement perdure. Le retour poétique à ce qui a lieu2, c'est-à-dire à ce qui connaît son site (sacré), est un retour3 à l'Amour4.

1 En témoigne ce qui en est généralement dit, et qui pressent ce qui vient d'être porté au langage: le pouvoir de lÕAmour nÕa pas de bornes, il permet tout, il est le dépassement des valeurs. Aussi, le meurtre passionnel que commet une personne raisonnable et d'ordinaire mesurée est-il rapidement « compris ». Le commandement divin: «Tu ne tueras point » nÕa pas de valeur devant l'urgence de la jalousie, la mort obligée du rival. L'Amour est toute-puissance mégalomane qui constitue un monde suivant d'autres fondements que ceux du « commun des mortels ». Il étend son empire sur d'autres horizons que cet Amour seul voit - le domaine des Immortels.

2 «Avoir-lieu » peut

se dire aussi «prendre-à-sa-charge-le-là»; avoir, posséder, aimer - le lieu, le site, le là, l'éclaircie de la vérité de lÕEtre. Avoir-lieu et aimer -le-là sont une seule et même chose.

3 Avant de penser « le retour aux choses mêmes », il faut encore avoir pensé le « retour» qui, dans cette Lettre, est porté au langage pour la première fois. Le retour est la croisée des chemins ; nous sommes arrivés, à l'issu de ce travail, à la croisée de l'Amour et de son destin dans l'espoir d'avoir commencé d'entreprendre le Retour. Il est vrai que nous avons dit beaucoup de choses déjà largement répandues, mais c'est là chose naturelle car le retour se fait à pied: sur le chemin, des pas. Les chemins sont nombreux, mais nous avons cherché les empruntes quÕa laissées Heidegger vers la croisée. Nous ne sommes ni les premiers, ni les derniers à sÕy aventurer. Après cette longue marche, c'est satisfait que lÕon peut enfin se reposer dans cette H·tte à la croisée de l'Amour et du destin, à l'orée d'une épaisse forêt dont émane une chaleur crépusculaire.

4L'essence de l'Amour serait: ce qui rassemble, ce qui embrasse (d'une part l'étreinte de l'homme et de l 'Etre, et d'autre part ce qui du regard embrasse le destin de ses amants, la ruine et la grâce).

1

Deux amants se sont aimés à l'aube de la fureur et de la grâce.

1 La forme du passé composé « se sont aimés» indique la possibilité d'un retour à la présence, indication qu'un présent simple aurait méconnue. Le retour n'est toutefois pas retour réactionnaire au passé (ce que pourrait laisser entendre le passé composé) car la nostalgie en en vue du destin propre et à venir. Cette phrase sur laquelle nous terminons notre travail est, nous l'espérons, conforme au souhait de Heidegger : «Il faut que le dernier mot de ce poème retourne au sacré. » Nous n'avons pas écrit de poème et n'espérons pas même porter cette phrase au domaine du sacré ; mais elle indique certainement scolairement le sacré.

CONCLUSION

Avons-nous réussi à dire quelque chose? Rien n'est moins sûr. Mais peut-être avons-nous mis en sûreté quelque pensée heideggérienne. L'heur de la pensée n'est pas de con-vaincre car elle n'a pas d'ennemi à vaincre: il est de se disposer auprès de l'ami. Nul vainqueur ne sort du combat dont elle a la vue. Certainement, la question que la lecture de la Lettre sur l'humanisme formulait au commencement de notre entreprise n'a-t-elle réussi à se formuler. Nous sommes restés vagues sur nombre de points, mais il demeure toutefois quelque chose d'à-propos, nous le souhaitons, dans ce qui a été présenté : que le destin de la pensée n'est pas limpide, mais lucide. Il est en vérité limbes. Ce mot, limbes, est-il pluriel? La ruine et la grâce, si elles sont « deux », ne le sont pas. La difficile simplicité que découvre le pensée et qui dé-couvre (entdecken) la pensée ne peut être portée au langage que par un mot seul: l'Amour. Il est ce qui cèle et décèle la ruine et la grâce, essences du malfaisant et de l'indemne.

Nul ne sort indemne de la guerre car elle a situé l'homme sur le chemin de son destin. Tout regarde l'indemne et la fureur, il n'y a ni vainqueur ni de vaincu. Ce qui est en cette guerre, plus qu'en tout autre temps, sur-venu, c'est la nature simple de l'Amour à deux. Rien n'est plus indemne car tout est malfaisant. De même, rien n'est proprement malfaisant sans que l'indemne ne s'y agite. Le «traumatisme », c'est la découverte de l'être-ensemble de la ruine et de la grâce. La fureur n'est plus le scandale de la guerre, le ressentiment toujours nourri dans la conviction de son droit propre : la fureur est dans l'Etre qui nous destine - et pas seulement en vue de la ruine, mais de la grâce aussi. L'avènement de la paix n'est pas celui de la grâce de civilisations libérées - y demeure encore ce que nulle paix et que nul conflit ne sont encore à même de penser: la grâce et la ruine. Leur vue est dans l'Amour qui, de temps de guerre ou de paix, sur-vient par-delà toute détermination politique de ce qui se donne comme situation. L'Amour, c'est-à-dire la relation de l'homme à l'Etre et de l'Etre à l'homme, ne détermine nullement ses « amants » mais confère la venance. Elle est pure conférence. A cela s'oppose, bien évidemment, l'inférence logique, navrante affliction devant la conférence. Ce pour quoi une chose aime son élément, et l'élément cette chose, c'est l'exaltation de la Joie. Le bonheur de contempler l'homme cultiver son jardin (Platon) et celui d'être chez soi sont, pour l'homme, cet Amour heureux. Car il s'agit bien, au fond, de laisser-être l'élément naturel:

Hebel, L'ami de la maison.1

Les forêts s'étendent
Les torrents s'élancent
Les rochers durent
La pluie ruisselle

Les campagnes sont en attente
Les sources jaillissent

1 Q. III, p. 43.

Les vents remplissent l'espace
La pensée heureuse trouve sa voie.

Quelle est la voie de la pensée heureuse de Heidegger, 1946? Celle de l'Amour de l'Etre qui, déjà, nous aime. L'humanisme fait figure de ridicule dès lors que la pensée heureuse trouve sa voie. A-t-elle encore besoin de l'humanisme ? L'humanisme ? Pourquoi pas : mais pourquoi neÉ pas? L'heur de l'homme est dans la claire- vue du destin de la ruine et de la grâce. Il est temps désormais d'écrire: Destin. Il prévient l'homme de l'Infortune en le jetant dans l'humble Pauvreté. Son Destin est sa Fortune. L'Amour y est décrit comme le résignement à la ruine et la grâce. Si dans ses amours mondains l'homme se sent comme le berger d'une femme, s'il y découvre son destin, s'il veut abusivement s'approprier et rapporter à l'étant l'Ereignis appropriante, si son impératif est de vouloir-vivre de l'espèce, la perpétuation de soi par soi, et s'il ne doit avant tout vivre pour lui même seulement, au profit des avancées technicosociales de son gouvernement, alors doit-il tout de même ap-prendre en premier lieu ce qu'est l'Amour dont il appelle ainsi la voix, véhément. A cet appel de la voix, ne répondra que celle, ténue, de la voie. L'Etre (la voix) et l'Amour (la voie) sont en vue cependant lorsqu'est pris en charge le Destin. Cette prise en charge est divine - dans le sens où le dieu est ce qui destine l'existence, et dans le sens aussi de la décharge de l'homme - dont les pieds sont dans l'étant, mais dont les épaules, qui supportent, comme Sisyphe, le poids du monde, sont dans l'Etre. Nous ne sommes pas sur le point de faire une énième reprise du mythe de Sisyphe, mais il retourne en lui de ce dont l'étant n'est pas la mesure: le sacré. L'Amour-le-demi-dieu est le milieu même de la médiation de l'homme à l'Etre; il place l'homme sur un autre plan, celui désormais clair, du sacré. La poésie est le don de son site et de ce qui, pour l'homme, constitue le monde. Aussi la mort et la joie, l'immaculé et le sang, la vérité et l'égarement, le mâle et la femelle, ne seront-ils plus vécus qu'autrement. Quelle est cette vie promise qui miroite doucereusement derrière le destin de la pensée et devant l'affliction de l'homme, ni la grâce ni la ruine ne le disent. Le plus curieux, c'est qu'elles ne le taisent pas non plus : l'Amour n'est pas dans la maison de l'Etre mais enjoint l'homme et l'Etre «à la maison ». L'Amour est par-delà le dire et le taire, et c'est en cela que son accession au «mot» est impossible, sa dépravation hors-de-question. C'est également pour cette raison qu'il n'est jamais «tenté » par Heidegger: il n'est pas ce qui demeure à tout jamais à-penser, c'est-à-dire à-dire. Mais quelle étrangeté s'offre à notre regard: l'Amour n'est pas ce qui demeure à-penser, c'est-à-dire à-dire? Une telle proposition est, à tous égards, ce qui dans la Lettre sur l'humanisme, reste à tout jamais à-penser. , dans ce «jamais »-là, réside l'énigme de l'Etre et du Rien que notre commentaire à tenté d'approcher sur les traces de Heidegger.

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Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social, L 'Emile, Librairie de Firmin -Didot et Cie, éd. 1898.

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Pic de la Mirandole, De dignitate hominis.

Erasme, De l'éducation libérale des enfants, 1529.

Claude Bruaire, « Absolu et humanisme », in Encyclopédie Universalis. Jean-Claude Margolin, L'humanisme (Collection Que sais-je ?).

NOTES:






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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius